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Enseignement mutuel : curiosité historique ou piste d’avenir ?

Par Karel Vereycken, Paris, France

  1. Introduction
  2. Apprendre et enseigner, une même joie
  3. Précédents
    A. En Inde
    B. En France
  4. Les brigades de Gaspard Monge
  5. Andrew Bell
  6. Joseph Lancaster
  7. Enseignement mutuel, comment ça marche ?
    A. Le local
    B. Maîtres et moniteurs
    C. Fonctionnement
    D. Progresser selon sa connaissance
    E. Les outils
    F. Commandement
  8. Bellistes contre lancastériens
  9. Lorsque ça intéresse les Français
  10. Lazare Carnot à la manœuvre
  11. Enseignement mutuel et chant choral
  12. Le projet pilote de la rue Saint-Jean-de-Beauvais
  13. Jomard, Choron, Francœur et savoirs élémentaires
  14. Rayonnement national
  15. Critiques
  16. Dérive mécaniste ?
  17. Mort de l’enseignement mutuel en France
  18. Conclusion
  19. Quelques ouvrages et textes consultés, en accès libre

« Répondez, mes amis : il doit vous être doux
D’avoir pour seuls mentors des enfants comme vous ;
Leur âge, leur humeur, leurs plaisirs sont les vôtres ;
Et ces vainqueurs d’un jour, demain vaincus par d’autres,
Sont, tour à tour parés de modestes rubans,
Vos égaux dans vos jeux, vos maîtres sur les bancs.
Muets, les yeux fixés sur vos heureux émules,
Vous n’êtes point distraits par la peur des férules ;
Jamais un fouet vengeur, effrayant vos esprits,
Ne vous fait oublier ce qu’ils vous ont appris ;
J’écoute mal un sot qui veut que je le craigne,
Et je sais beaucoup mieux ce qu’un ami m’enseigne. »

Victor Hugo, Discours sur les avantages de l’Enseignement mutuel, 1817.

1. Introduction

Enseigner la lecture et l’écriture à 1000 enfants présents dans une même salle, sans instituteur, sans livres scolaires, sans papier et sans encre, c’est clairement impossible. Et pourtant, cela a été imaginé et mis en pratique avec grand succès ! Chut ! Il ne faut pas en parler, car cela pourrait donner des idées à certains, et pas seulement dans les pays émergents !

Qu’un tel défi puisse être relevé ne pouvait qu’inquiéter l’oligarchie et ses serviteurs. Depuis la nuit des temps ils formatent une « élite » (les grands prêtres de la connaissance, les « experts » et autres sachants) se reproduisant en vase clos au sommet, tout en veillant à ce que la grande masse du peuple d’en bas s’instruise juste assez pour pouvoir livrer des colis, payer ses impôts, se plier aux règles définies par le sommet, et surtout, ne fasse pas (trop) désordre.

Pourtant, comme l’avait compris bien avant nous Hippolyte Carnot, ministre de l’Instruction publique de la IIe République, sans éducation républicaine, c’est-à-dire sans une véritable formation de citoyen dès la maternelle, le suffrage universel devient, assez souvent, une farce tragique capable d’engendrer des monstres.

Au début du XIXe siècle, « l’enseignement mutuel » (parfois appelé système « monitorial » anglais, « système de Madras » ou « système de Lancaster »), se répand comme un feu de brousse en Europe puis à travers le monde.

Si le maître s’adresse à un seul élève, c’est le mode individuel (cas du précepteur) ; s’il s’adresse à toute une classe, c’est le mode simultané ; s’il charge des enfants d’instruire les autres, c’est le mode mutuel. L’alliance des procédés simultané et mutuel est appelée mode mixte.

L’enseignement mutuel est rapidement victime de querelles de personnes et d’enjeux idéologiques, politiques et religieux. Il est vécu comme une agression par les congrégations religieuses qui pratiquent, elles, « l’enseignement simultané », édicté dès 1684 par Jean-Baptiste de la Salle pour les « Frères des écoles chrétiennes » : classes par âge, division par niveau, place fixe et individuelle, discipline stricte, travail répétitif et simultané surveillé par un maître inflexible.

Avec la constitution de petits groupes où les élèves enseignent les uns aux autres, se déplacent dans la salle de classe, l’enseignement mutuel a immédiatement fait naître, assez bêtement, la crainte d’un monde cul par-dessus tête, sortant d’un tableau de Jérôme Bosch. Dans quel monde sommes-nous si l’élève enseigne au maître, l’enfant au parent, le fidèle au prêtre, le citoyen au gouvernement ! Sans chef, que faire, chef ?

Estimant qu’un tel enseignement « affaiblit l’autorité » aussi bien des maîtres que des autorités politiques et religieuses, en 1824, le pape Léon XII (à ne pas confondre avec le bienveillant Léon XIII), le « pape de la Sainte-Alliance », farouche partisan de l’ordre et soupçonnant un vaste complot protestant contre le Vatican, l’interdit.

En France, où dans les années qui suivent la Révolution de 1830, près de 2 000 écoles mutuelles existent, principalement dans les villes, en concurrence avec les écoles confessionnelles, François Guizot, ministre de Louis-Philippe, les fera disparaître.

2. Apprendre et enseigner, une même joie

Un bon tuteur était réservé aux prince : ici, le prince Charles Louis du Palatinat avec son tuteur Wolrad von Plessen, tableau de Jan Lievens.

Le tutorat connaît aujourd’hui un regain d’intérêt dans le cadre des apprentissages scolaires et formations professionnelles. Il s’agit d’un processus « d’assistance de sujets plus expérimentés à l’égard de sujets moins expérimentés, susceptible d’enrichir les acquisitions de ces derniers ». C’est ainsi que le tutorat entre enfants, en particulier entre enfants d‘âges différents, est encouragé dès l’école maternelle, jusqu’à l’université avec l’institutionnalisation au niveau du premier cycle du tutorat méthodologique, en passant par l’école élémentaire et le secondaire qui ont vu se développer depuis les années 1980, tant en France qu’à l’étranger, de nombreuses expériences tutorales.

Or, le tutorat n’est que le pâle héritier de l’enseignement mutuel développé en Angleterre puis en France au XIXe siècle.

Il existe une vérité immuable : l’avenir de l’humanité dépend d’une faculté exclusivement humaine : la découverte de principes physiques universels nouveaux, parfois dépassant de loin les bornes de notre appareil sensoriel, permettant à l’Homme d’accroître sa capacité de transformation de l’univers afin d’améliorer de façon qualitative son sort et celui de son environnement. Or, une découverte n’est jamais le fruit d’une somme ou d’une moyenne d’opinions multiples mais bien celui d’un acte unique parfaitement souverain.

Regarde ce que je viens de découvrir !

Cependant, sans la socialisation de cette découverte, elle ne servira à rien. L’histoire de l’humanité est donc, par sa propre nature, pourrait-on dire, l’histoire d’un « enseignement mutuel ».

Le plus grand plaisir de celui qui vient d’effectuer une découverte, et cela est naturel chez les enfants, n’est-il pas de partager, non seulement ce qu’il ou elle vient de découvrir, mais la joie et la beauté que représente toute percée scientifique ? Et lorsque ceux qui découvrent, enseignent, le plaisir est au rendez-vous. Laissons-donc à nos enseignants professionnels le temps de faire des découvertes, leur enseignement y gagnera en qualité !

3. Précédents

A. En Inde

En 1623, l’explorateur italien Pietro Della Valle (1586-1652), après un voyage en « Indoustan » (Inde), dans une lettre expédiée d’Ikkeri (ville du sud-ouest de l’Inde), rapporte avoir vu :

Pietro della Valle.

« certains jeunes enfants qui y apprenaient à lire d’une façon extraordinaire (…) Ils étaient quatre et avaient pris du maître une même leçon ; afin de l’inculquer parfaitement dans leur mémoire, de répéter les précédentes qui leur avaient été prescrites, de peur de les oublier, l’un d’eux chantait d’un certain ton musical une ligne de la leçon, comme par exemple deux et deux font quatre. En effet, on apprend facilement une chanson. Pendant qu’il chantait cette partie de leçon pour l’apprendre mieux, il l’écrivait en même temps, non pas avec une plume, ni sur du papier. Mais pour l’épargner et n’en pas gâter inutilement, ils en marquaient les caractères avec le doigt sur le même plancher où ils étaient assis en rond, qu’ils avaient couvert pour ce sujet d’un sable très délié. Après que le premier de ces enfants avait écrit de la sorte en chantant, les autres chantaient et écrivaient la même chose tous ensemble (…) Sur ce que je leur demandais qui (…) les corrigeait lorsqu’ils manquaient, vu qu’ils étaient tous écoliers, ils me répondirent fort raisonnablement, qu’il était impossible qu’une seule difficulté les arrêtât tous quatre en même temps, sans pouvoir la surmonter et que pour le sujet ils s’exerçaient toujours ensemble afin que si l’un manquait les autres fussent ses maîtres. »

Dans ce texte apparaissent déjà les grands principes de l’enseignement mutuel, notamment l’apprentissage simultané de la lecture et de l’écriture, l’utilisation du sable pour les exercices d’écriture afin de ne pas gaspiller le papier qui est rare et fort cher, un cours en collectif donné par un maître, puis un travail en sous-groupes dans lequel les élèves apprennent à s’autoréguler, et enfin, une intégration du savoir qui, grâce à l’utilisation du chant, va faciliter la mémorisation.

B. En France

A Lyon, le prêtre lyonnais Charles Démia figure comme l’un des précurseurs de l’enseignement mutuel qu’il a théorisé dès 1688, et qu’il mettait en pratique dans les « petites écoles » pour enfants pauvres qu’il a fondées. D’après le Nouveau dictionnaire de pédagogie et de l’instruction primaire,

« Démia introduisit dans les classes ce qu’on appela plus tard l’enseignement mutuel : il recommande de choisir, parmi les écoliers les plus capables et les plus studieux, un certain nombre d’officiers, dont les uns, sous le nom d’intendants et de décurions, seront chargés de la surveillance, tandis que les autres devront faire répéter les leçons du maître, reprendre les écoliers quand ils se trompent, guider la main hésitante des ‘jeunes écrivains’, etc. Pour rendre possible la simultanéité de l’enseignement, l’auteur des règlements divise l’école en huit classes, dont le maître devra s’occuper tour à tour ; chacune de ces classes peut se subdiviser en bandes. »

A Paris, dès 1747, l’enseignement mutuel est pratiqué avec un grand succès dans une école de plus de 300 élèves, établie par M. Herbault à l’hospice de la Pitié, en faveur des enfants des pauvres. L’expérience, hélas, ne survécut pas à son fondateur.

En 1772, la charité ingénieuse du chevalier Paulet conçut et exécuta le projet d’appliquer une semblable méthode à l’éducation d’un grand nombre d’enfants, que la mort de leurs parents laissaient sans appui dans la société.

4. Les brigades de Gaspard Monge

Enfin, comme le raconte, dans sa biographie de Gaspard Monge, son élève le plus brillant, l’astronome François Arago (1786-1853), lui-même un ami proche d’Alexandre de Humboldt, c’est à l’École polytechnique que Monge va peaufiner son propre système d’enseignement mutuel et de tutorat.

Jugeant qu’il était inacceptable de devoir attendre trois ans pour voir sortir les premiers ingénieurs de l’École polytechnique, Monge décida, afin d’accélérer la formation des élèves, d’organiser des « cours révolutionnaires », une formation accélérée pendant trois mois. Pour cela, il perfectionna le concept de « chefs de brigades », une technique qu’il avait déjà pu tester avec succès à l’école du Génie de Mézières.

Elèves de l’Ecole polytechnique s’efforçant d’imiter les grands hommes, fronton du Panthéon, David d’Angers.
Polytechniciens devant l’Ecole du Génie de Mézières.

François Arago :
« Les chefs de brigade, toujours réunis à de petits groupes d’élèves dans des salles séparées, devaient avoir des fonctions d’une importance extrême, celles d’aplanir les difficultés à l’instant même où elles surgiraient. Jamais combinaison plus habile n’avait été imaginée pour ôter toute excuse à la médiocrité ou à la paresse.

« Cette création appartenait à Monge. A Mézières, où les élèves du génie étaient partagés en deux groupes de dix, à Mézières, où, en réalité, notre confrère fit quelque temps, pour les deux divisions, les fonctions de chef de brigade permanent, la présence, dans les salles, d’une personne toujours en mesure de lever les objections avait donné de trop heureux résultats pour qu’en rédigeant les développements joints au rapport de Fourcroy, cet ancien répétiteur n’essayât pas de doter la nouvelle école des mêmes avantages.

« Monge fit plus ; il voulut qu’à la suite des leçons révolutionnaires, qu’à l’ouverture des cours des trois degrés, les 23 sections de 16 élèves chacune, dont l’ensemble des trois divisions devait être composé, eussent leur chef de brigade, comme dans les temps ordinaires ; il voulut, en un mot que l’École, à son début, marchât comme si elle avait déjà trois ans d’existence.

« Voici comment notre confrère atteignit ce but en apparence inaccessible. Il fut décidé que 25 élèves, choisis par voie de concours parmi les 50 candidats que les examinateurs d’admission avaient le mieux notés, deviendraient les chefs de brigade de trois divisions de l’école, après avoir reçu à part une instruction spéciale. Le matin, les 50 jeunes suivaient, comme tous leurs camarades, les cours révolutionnaires ; le soir, on les réunissait à l’hôtel Pommeuse, près du Palais-Bourbon, et divers professeurs les préparaient aux fonctions qui leur étaient destinées. Monge présidait à cette initiation scientifique avec une bonté, une ardeur, un zèle infinis. Le souvenir de ses leçons est resté en traits ineffaçables dans la mémoire de tous ceux qui en profitèrent. »

Arago cite alors le témoignage d’Edme Augustin Sylvain Brissot (1786-1819), fils du célèbre girondin et abolitionniste, un des 50 élèves :

« C’est là, que nous commençâmes à connaître Monge, cet homme si bon attaché à la jeunesse, si dévoué à la propagation des sciences. Presque toujours au milieu de nous, il faisait succéder aux leçons de géométrie, d’analyse, de physique, des entretiens particuliers où nous trouvions plus à gagner encore. Il devint l’ami de chacun des élèves de l’Ecole provisoire ; il s’associait aux efforts qu’il provoquait sans cesse, et applaudissait, avec toute la vivacité de son caractère, aux succès de nos jeunes intelligences ».

Si une forme d’enseignement mutuel y est pleinement pratiquée, le dévouement total d’un maître aussi fervent que Monge, vient compléter ce qui ne serait autrement qu’un « système ».

5. Andrew Bell

Andrew Bell. (gravure manière noire) par C. Turner.

C’est un Écossais, le pasteur anglican Andrew Bell (1753-1832), qui revendique la paternité de l’enseignement mutuel qu’il a pratiqué et théorisé en Inde, à la tête de l’Asile militaire pour orphelins d’Egmore (Inde orientale). Cette institution, créée en 1789, est chargée d’éduquer et d’instruire les orphelins et les fils indigents des officiers et des soldats européens de l’armée de Madras.

Après sept ans sur place, Bell rentre à Londres et en 1797, il rédige un rapport destiné à la Compagnie des Indes (son employeur à Madras) sur les incroyables avantages de son invention.

Le médecin, naturaliste et inventeur russe Iosif Kristianovich (Joseph Christian) Hamel (1788-1862), membre de l’Académie des Sciences, est chargé par le Tsar de Russie Alexandre Ier, de faire un rapport complet sur ce nouveau type d’enseignement dont toute l’Europe discutait alors.

Il relate, dans Der Gegenseitige Unterricht (1818), ce qu’écrivait Bell dans un de ses écrits :

Ecole de Madras où enseigna Bell.

« Il arriva dans ce temps, qu’en faisant un matin ma promenade ordinaire, je passai devant une école de jeunes enfants Malabares, et je les vis occupés à écrire sur la terre. L’idée me vint aussitôt qu’il y aurait peut-être moyen d’apprendre aux enfants de mon école, à connaître les lettres de l’alphabet, en leur faisant tracer sur le sable. Je rentrai sur-le-champ chez moi, et je donnai ordre au maître de la dernière classe, de faire exécuter ce que je venais d’arranger dans mon chemin. Heureusement, l’ordre fût très mal accueilli ; car si le maître s’y fut conformé à ma satisfaction, il est possible que tout développement ultérieur eût été arrêté, et par là, le principe même de l’enseignement mutuel… »

Accueilli avec froideur en Angleterre, l’enseignement mutuel finit par séduire Samuel Nichols, un des dirigeants de l’école de St-Botolph’s Aldgate, la plus vieille paroisse protestante anglicane de Londres. La mise en œuvre des préceptes de Bell est réalisée avec grand succès et sa méthode est reprise par le docteur Briggs lorsqu’il ouvre une école industrielle à Liverpool.

6. Joseph Lancaster

Joseph Lancaster.

En Angleterre, c’est Joseph Lancaster (1778-1838), un instituteur londonien âgé de vingt ans, qui s’empare de la nouvelle manière d’enseigner, la perfectionne et la généralise à grande échelle.

En 1798, il ouvre une école élémentaire pour les enfants pauvres à Borough Road, un des faubourgs les plus miséreux de Londres. L’enseignement n’y est pas encore totalement gratuit mais 40 % moins cher que dans les autres écoles de la capitale.

Faute d’argent, Lancaster fait tout pour faire baisser encore les coûts de ce qui devient un véritable « système » : emploi de sable et d’ardoises plutôt que d’encre et de papier (Erasme de Rotterdam rapporte en 1528 qu’en son temps il y avait des gens qui écrivaient avec une sorte de poinçon sur des tables recouvertes d’une fine poussière) ; tableaux reproduisant les pages d’ouvrages scolaires suspendus aux murs pour éviter l’achat de livres ; maîtres auxiliaires remplacés par des élèves pour éviter de payer des salaires ; augmentation du nombre d’élèves par classe.

Ecole lancastérienne à Liverpool.

En 1804, son école compte 700 élèves, et douze mois plus tard, un millier. Lancaster, en s’endettant de plus en plus, ouvre une école pour 200 filles. Pour échapper à ses créanciers, il quitte Londres en 1806 et lors de son retour il est enprisonné pour dette. Deux de ses amis, le dentiste Joseph Foxe et le fabricant de chapeaux de paille William Corston, remboursent sa dette et fondent avec lui « La société pour la promotion du système lancastérien pour l’éducation des pauvres ». D’autres quakers viendront alors les soutenir, notamment l’abolitionniste William Wilberforce (1759-1833) que David d’Angers, sur le socle de son célèbre monument commémorant Gutenberg à Strasbourg, fait figurer aux côtés de Condorcet et de l’abbé Grégoire.

A partir de là, comme le relate Joseph Hamel dans son rapport de 1818, la nouvelle approche s’est répandue aux quatre coins du monde : Angleterre, Écosse, Irlande, France, Prusse, Russie, Italie, Espagne, Danemark, Suède, Pologne et Suisse, sans oublier le Sénégal et plusieurs pays d’Amérique du Sud comme le Brésil et l’Argentine et, bien sûr, les États-Unis d’Amérique. L’enseignement mutuel a été adopté comme pédagogie officielle à New York (1805), Albany (1810), Georgetown (1811), Washington D.C. (1812), Philadelphie (1817), Boston (1824) et Baltimore (1829), et la législature de Pennsylvanie a envisagé de l’adopter à l’échelle de l’État.

Première école lancastarienne aux Etats-Unis.

7. Enseignement mutuel, comment ça marche ?

Le principe fondamental de « l’enseignement mutuel », particulièrement pertinent pour l’école primaire, consiste dans la réciprocité de l’instruction entre les écoliers, le plus capable servant de maître à celui qui l’est moins. Dès le début, tous avancent graduellement, quel que soit le nombre d’élèves. Bell et Lancaster, et leurs disciples français, posent en postulat la diversité des facultés, l’inégalité des progrès, des rythmes de compréhension et d’acquisition. Ils sont donc conduits à repartir les élèves en classes différentes suivant les disciplines et suivant le niveau de connaissances des enfants, l’âge n’intervenant aucunement dans cette classification. Les écoliers ainsi réunis prennent part aux mêmes exercices. Leur programme d’étude est identique dans son contenu et dans ses méthodes.

Si l’effectif d’une division est trop élevé dans une discipline, la lecture ou l’arithmétique, par exemple, on constitue des sous-groupes qui évoluent parallèlement, les méthodes et supports de l’enseignement restant identiques.

Comment se présente alors une école du nouveau système ?

A. La salle de classe

Taille d’une école d’enseignement mutuelle élémentaire pour 350 élèves.

Quel que soit le nombre d’élèves — une centaine dans les bourgades françaises, mille dans l’école de Lancaster à Londres, deux cents dans les écoles parisiennes – ceux-ci sont groupés dans une salle unique, rectangulaire, sans cloisons. Jomard qui déploya dans les premières années de l’installation du mode d’enseignement mutuel une extraordinaire et féconde activité, a fixé les normes souhaitables pour des effectifs variant de 70 à 1 000 élèves. Il indique, par exemple, pour 350 élèves la nécessité d’une salle de 18 m de long sur 9 m de large. En Angleterre et dans les campagnes françaises, on utilise souvent une grange pour la nouvelle école. En France, les édifices religieux désaffectés depuis la période révolutionnaire sont nombreux et répondent parfaitement aux normes souhaitées. Ils accueilleront beaucoup d’écoles mutuelles.

B. Maîtres et « moniteurs »

Planning d’une journée d’enseignement mutuel, Alsace.

Le mode mutuel répartit la responsabilité de l’enseignement entre le « maître » et des élèves désignés comme « moniteurs » et considérés comme « la cheville ouvrière de la méthode ». Le moniteur (ou admoniteur) est un élève un peu plus grand et plus avancé dans la discipline. Il de doit point enseigner mais s’assurer que les élèves s’enseignent entre eux. Comme le rappelle Bally, dès 1819 :

« La base de l’enseignement mutuel repose sur l’instruction communiquée par les élèves les plus forts à ceux qui sont les plus faibles. Ce principe qui fait le mérite de cette méthode, a nécessité une organisation toute particulière pour créer une hiérarchie raisonnable, qui pût concourir de la manière la plus efficace, au succès de tous. »

Chaque jour, dans une « classe » réservée aux moniteurs, le maître transmet des connaissances et dispense à ses adjoints les conseils techniques pour la bonne application de la méthode. Au cours de la journée, il reste responsable de la 8e classe (celle de l’achèvement du cursus scolaire), et, à ce titre, se charge de la conduite de leurs exercices. Il procède aux examens périodiques, mensuels ou occasionnels, dans les classes et décide, éventuellement, des changements de classe. C’est lui, enfin, qui, au stade ultime, distribue punitions et récompenses.

C. Fonctionnement

Ainsi, sur une estrade, le bureau du maître avec un large tiroir où sont rangés argent, billets de récompense, registres, modèles d’écriture, sifflets, cahiers des enfants.

Derrière le maître, à côté de l’horloge – instrument essentiel pour organiser la vie de l’enseignement – un tableau noir sur lequel sont écrits sentences et modèles d’écriture.

Au pied de l’estrade, des bancs sont fixés transversalement aux pupitres, de tailles différentes, au milieu de la pièce. Les premières tables, non inclinées, comportent du sable sur lesquelles les petits enfants tracent des signes, les autres tables reçoivent des ardoises ; on trouve également, sur les dernières d’entre elles, des encriers de plomb et du papier, des baguettes pour indiquer les mots ou les lettres à lire.

À l’extrémité de chaque table sont fixés les « tableaux de dictées » ainsi que des signaux télégraphiques indiquant les moments de la leçon, tel par exemple « COR » pour « correction » ou « EX » pour « examen du travail ». Des modèles de table demi-circulaire ont été ensuite proposés afin de faciliter le travail des moniteurs.

D. Progresser en fonction de sa connaissance

La première école pilote d’enseignement mutuel, rue Saint-Jean-de-Beauvais à Paris en 1820, lithographie de Marlet.

A l’origine, le programme de l’école mutuelle est limité aux trois disciplines fondamentales : lecture, écriture, arithmétique, et à l’enseignement de la religion. S’y ajouteront rapidement, la géographie, la grammaire, la rédaction, le chant et le dessin. Les groupements d’élèves, souples, mobiles, différenciés, sont fonction de la nature des matières d’étude et des activités pratiquées dans la discipline.

Chaque matière enseignée dans les écoles mutuelles repose sur un programme précis et codifié. Ce programme est découpé en 8 degrés hiérarchisés, qui doivent être parcourus successivement. Chaque degré s’appelle « classe » et c’est ainsi que l’on parle de 8 classes d’écriture ou d’arithmétique. Ce terme de « classe » est totalement exclusif de la notion d’architecture ou de local. Il ne s’entend que par rapport aux acquisitions et aux connaissances, la 1ere classe étant celle des débutants et la 8e celle de l’achèvement du cursus scolaire. Les rythmes d’apprentissages et les acquisitions varient suivant les élèves et suivant la discipline.

Ainsi, au bout de six mois de présence, tel élève pourra se trouver en 4e classe de lecture, en 5e classe d’écriture et en deuxième classe d’arithmétique. Comme nous l’avons dit, l’affectation dans la classe se décide en fonction du niveau de connaissance et non pas en fonction de l’âge.

Mais cette première répartition s’assortit, au sein de chaque classe et dans chaque discipline, de la constitution de groupes restreints établis selon les activités qui doivent y être pratiquées. En arithmétique, par exemple, des travaux écrits se font sur l’ardoise. Ils ont lieu, assis, sur les bancs réservés à cet usage, avec 16 à 18 élèves au maximum par banc, selon les normes établies par Jomard.

Les exercices oraux, en lecture, en arithmétique ou en dessin linéaire, à l’aide d’un tableau noir, se font debout, par groupes de 9 au maximum, les élèves se tenant côte à côte et formant un demi-cercle. De là, d’ailleurs, l’appellation donnée à ce genre d’activité : « travail au cercle ».

Ainsi, dans une école mutuelle ayant 36 élèves en 3e classe d’arithmétique, le travail aux bancs se fera en deux groupes avec deux moniteurs et les exercices au tableau noir avec 4 groupes et 4 moniteurs. Les effectifs des classes pourront donc varier suivant les écoles et tout au cours de l’année, la seule limitation étant imposée par l’étendue du local.

D. Les outils

Le souci d’économie est l’une des caractéristiques fondamentales du nouvel enseignement. Le mobilier reste donc très sommaire.

  • Les bancs et pupitres sont faits de planches très ordinaires, fixées avec de gros clous. Les bancs n’ont pas de dossier : c’est un luxe superflu !
  • L’estrade est nettement surélevée : 0,65 m environ. On accède par plusieurs marches au bureau du maître. Celui-ci règne sur la collectivité enfantine autant par sa position matérielle que par son ascendant personnel.
  • La pendule est notée comme « indispensable », l’enseignement et les manœuvres étant strictement minutés.
  • Les demi-cercles, encore appelés cercles de lecture, donnent aux écoles mutuelles un aspect typique et original. Ce sont, généralement, des cintres de fer, demi-circulaires, qui peuvent se lever ou s’abaisser à volonté. Parfois, la matérialisation est simplement portée sur le plancher : rainures, gros clous ou bandes tracées en forme d’arc.
  • Les tableaux noirs ont été systématiquement utilisés pour le dessin linéaire et l’arithmétique. Ils mesurent 1 m de long sur 0,70 m de large et portent à leur partie supérieure un mètre mobile. On les place à l’intérieur de chaque demi-cercle.
  • Les télégraphes. Lorsque le travail a lieu aux tables, l’écriture par exemple, on se sert de signaux permettant la liaison et la communication entre le moniteur général et les moniteurs particuliers : ce sont les télégraphes. Une planchette, fixée à l’extrémité supérieure d’un bâton rond de 1,70 m de haut, est installée à la première table de chaque classe, grâce à deux trous percés en haut et en bas du pupitre. Sur l’une des faces est inscrit le numéro de la classe (de 1 à 8) ; sur l’autre, la mention EX (examen) remplacée vers 1830 par COR (correction). Ces télégraphes sont transportables. On les déplace en cas d’augmentation ou de diminution du nombre d’élèves. Le maître et le moniteur général ont ainsi la composition exacte de chaque classe et le nombre de tables occupées par chacune d’elles. Dès qu’un exercice est terminé, le moniteur de classe fait tourner le télégraphe et présente vers le bureau la face EX. Tous les moniteurs font de même. Le moniteur général donne l’ordre de procéder à l’inspection et de faire des corrections éventuelles. Celles-ci achevées, on présente de nouveau le numéro de la classe. Et les exercices reprennent. Près des télégraphes se trouvent aussi, à l’occasion, les porte-tableaux.
  • Les baguettes des moniteurs. Elles servent à indiquer sur les tables les lettres ou mots à lire, le détail des opérations à effectuer, les tracés à reproduire. Elles n’existent généralement dans les écoles rurales que grâce à la bonne volonté et à l’ingéniosité des moniteurs qui se les procurent dans les bois avoisinants.
  • Le sable (pour l’écriture) puis les ardoises sont constamment utilisés dans toutes les disciplines. C’est là une innovation essentielle du mode mutuel, les autres écoles n’en faisant pas usage.
  • Tableaux à la place de livres. La première raison est d’ordre pécuniaire, un seul tableau suffisant jusqu’à neuf élèves. Mais les motifs pédagogiques ne sont pas moindres. Le format permet une lecture aisée et un rangement facile. Le souci de présentation et de valorisation de certains caractères s’accompagne d’un souci de mise en page différent de ceux des manuels.
  • Les livres sont réservés à la huitième classe, de même que les plumes, l’encre et le papier.
  • Des registres, couramment en service, garantissent une saine gestion des établissements. L’un d’eux mérite une mention particulière : c’est « Le grand livre de l’école », avant tout un cahier- matricule. On y inscrit le nom, le prénom et l’âge de l’enfant, la profession et l’adresse des parents. Le maître y porte la date précise de l’entrée et de la sortie de chaque enfant, dans chaque classe, y compris pour les cours de musique et le dessin linéaire.

E. Le commandement

Pour conduire et faire évoluer correctement des dizaines ou centaines d’élèves et éviter toute perte de temps, les responsables de l’enseignement mutuel ont prévu des ordres précis, rapides, immédiatement compréhensibles :

  • La voix intervient peu. Les injonctions transmises de cette manière s’adressent généralement aux moniteurs, parfois à une classe tout spécialement.
  • La sonnette attire l’attention. Elle précède une information ou un mouvement à exécuter.
  • Le sifflet est à double usage. Il permet des interventions dans l’ordre général de l’école, « imposer le silence », par exemple, et il commande le début ou la fin de certains exercices au cours de la leçon, «faire dire par cœur, épeler, cesser la lecture ». Le maître est seul habilité à s’en servir.
  • Quant aux signaux manuels, ils ont été beaucoup utilisés. Destinés à évoquer l’acte ou le mouvement à accomplir, ils attirent le regard et doivent apporter le calme dans la collectivité.

Bellistes contre lancastériens

Alors que les deux écoles, celle de Bell et celle de Lancaster sont très proches l’une de l’autre, tant sur le plan des contenus d’enseignement que des méthodes et de l’organisation, elles s’opposeront violemment sur le rôle et la place de l’enseignement religieux. Toutes les autres divergences liées au programme sont affaires de goût, d’habitude ou de circonstances locales.

Comme le précisent Sylvian Tinembert et Edward Pahud dans Une innovation pédagogique, le cas de l’enseignement mutuel au XIXe siècle (Editions Livreo-Alphil, 2019), Lancaster, en tant qu’adepte du mouvement dissident quaker,

« reconnaît le christianisme mais professe que la croyance appartient à la sphère personnelle et que chacun est libre de ses convictions. Il prône également l’égalitarisme, la tolérance et défend l’idée que, dans le pays, il y a une telle variété de religions et de sectes qu’il est impossible d’enseigner toutes les doctrines. Par conséquent, il faut rester neutre, limiter cet enseignement à la lecture de la Bible, en évitant toute interprétation, et laisser l’instruction religieuse fondamentale aux diverses Églises en s’assurant que les élèves suivent les offices et les enseignements de la confession à laquelle ils appartiennent ».

N’empêche que Bellistes et Lancastériens vont s’écharper. Pour les Lancastériens, Bell n’a rien inventé et ne fait que décrire ce qu’il a vu en Inde. Pour les Bellistes, furieux que Lancaster trouve un répondant positif de la part de certains membres de la famille royale, il est dépeint comme le diable, un « ennemi » de la religion anglicane officielle, lui qui admet dans ses écoles des enfants de toutes les confessions !

9. Lorsque la méthode intéresse les Français

A Londres, l’association de Lancaster sera rejointe par de nombreuses personnalités de haut rang, aussi bien anglaises qu’étrangères. On y retrouve notamment le physicien genevois Marc Auguste Pictet de Rochemont (1752-1825), l’anatomiste et paléontologue français Georges Cuvier (1769-1832) et ses compatriotes, l’agronome Charles Philibert de Lasteyrie et le futur traducteur de Lancaster, l’archéologue Alexandre de Laborde (1773-1842).

Après la paix de 1814, de nombreux pays, notamment l’Angleterre, la Prusse, la France tout comme la Russie, rendus exsangues par les guerres napoléoniennes qui provoquèrent la perte de milliers de jeunes enseignants et cadres qualifiés sur les champs de bataille, font de l’éducation leur priorité notamment pour être à la hauteur de la révolution industrielle qui vient les bousculer.

A cela il faut ajouter que le nombre d’orphelins en Europe est devenu un problème majeur pour tous les États, d’autant plus que les coffres sont vides. Pour occuper les enfants de la rue, il faut des écoles, beaucoup d’écoles à construire avec très peu d’argent et beaucoup de professeurs… inexistants. Apprenant le succès retentissant de l’enseignement mutuel, plusieurs Français se rendent alors outre-Manche pour y découvrir la nouvelle méthode.

De Laborde en rapporte un « Plan d’éducation pour les enfants pauvres, d’après les deux méthodes (du docteur Bell et de M. Lancaster) », et Lasteyrie son « Nouveau système d’éducation pour les écoles primaires ». En 1815, le duc de la Rochefoucauld-Liancourt (1747-1827), publie son livre sur le « Système anglais d’instruction de Joseph Lancaster ».

Depuis 1802, il existait à Paris la « Société d’encouragement pour l’industrie nationale », dont le secrétaire général était le linguiste Joseph-Marie de Gérando (1772-1842) et dont Laborde était un des fondateurs. Sans surprise, Gérando avait été élevé par les Oratoriens et se destinait initialement à l’Église.

Le 1er mars 1815, Lasteyrie, Laborde et Gérando proposent à la Société d’encouragement la création d’une association qui aurait pour objet

« de rassembler et de répandre les lumières propres à procurer à la classe inférieure du peuple le genre d’éducation intellectuelle et morale le plus approprié à ses besoins ».

Gérando.

Dans son rapport présenté le 20 mars 1815 devant la Société d’encouragement, Gérando propose de solliciter le tout nouveau ministre de l’Intérieur Lazare Carnot (du 20 mars au 22 juin 1815) pour qu’il favorise « l’adoption des procédés propres à régénérer l’instruction primaire en France », c’est-à-dire le système d’enseignement mutuel.

L’intérêt politique et social ne sont pas seuls en jeu. L’économie française aussi doit tirer profit du développement de l’instruction. Qu’espérer, dit Carnot en 1815,

« si l’homme qui conduit la charrue est aussi stupide que les chevaux qui la tirent ? »

Gérando propose également la création d’une société dédiée spécifiquement à sa propagation en soulignant les avantages de la nouvelle approche : avantage économique d’abord, puisqu’il s’agit d’« employer les enfants eux-mêmes, les uns vis-à-vis des autres, comme auxiliaires de l’enseignement » et qu’un seul maître suffit pour 1000 élèves ; avantage éducatif ensuite, puisqu’il est possible « d’enseigner, en deux ans, tout ce que les enfants des conditions inférieures ont besoin de savoir et beaucoup plus qu’ils n’apprennent aujourd’hui par des procédés bien plus longs » ; avantage moral et social enfin, dans la mesure où les enfants « se pénètrent de bonne heure du sentiment du devoir, sentiment qui garantira un jour leur obéissance aux lois et leur respect pour l’ordre social ».

L’ingénieur-géographe et polytechnicien Edme-François Jomard (1777-1862), pour qui l’instruction du peuple est une obligation de la société vis-à-vis d’elle-même, ne disait rien d’autre: « Comment exiger d’infortunés, dénués de toutes lumières, qu’ils connaissent le pacte social et s’y soumettent ? ou comment pourrait-on, sans être insensé, compter sur leur invariable et aveugle soumission ? »

La Société d’encouragement valida alors les conclusions de son rapport en souscrivant pour une somme de 500 francs en faveur de l’association nouvelle et en décidant qu’elle mettrait à la disposition de celle-ci, outre son influence morale, les divers moyens d’exécution qui pouvaient lui appartenir.

10. Lazare Carnot à la manœuvre

Suite au Concordat entre Napoléon et le Vatican, l’Empereur, par son décret du 15 août 1808 sur l’éducation, décide que les écoles doivent désormais suivre les « principes de l’Église catholique ».

Les « Frères des écoles chrétiennes » (ou Lasalliens), partisans inconditionnels de « l’enseignement simultané », théorisé par leur fondateur Jean-Baptiste de La Salle, s’occuperont désormais de l’enseignement primaire et formeront les instituteurs.

Dispersés lors de la Révolution, ils reprennent leurs fonctions en 1810. Encouragés à se développer pour contrer l’influence des jésuites, autorisés en 1816 à revenir en France, ils se développent rapidement dans toute la France.

Mais la situation de l’éducation est pitoyable. C’est ce que constatent des hauts fonctionnaires français lorsqu’ils se rendent dans les territoires annexés par l’Empire, notamment l’Allemagne du Nord et la Hollande. La comparaison avec la France les fait rougir de honte.

« Nous aurions peine, écrit en 1810 le naturaliste Georges Cuvier dans son rapport, à rendre l’effet qu’a produit sur nous la première école primaire où nous sommes entrés en Hollande. »

Enfants, maîtres, local, méthodes, enseignement, tout est d’une tenue parfaite : « Plusieurs préfets ont assuré qu’on ne trouverait pas aujourd’hui dans leur département un seul jeune garçon qui ne sût lire et écrire. » Devant un tel contraste, qui ne tournait pas à l’avantage du conquérant, l’Université impériale, comme la Rome antique, se mit à l’école du pays conquis. Dans son décret du 15 novembre 1811 l’Empereur décide : « Le conseil de notre Université Impériale nous présentera un rapport sur la partie du système établi en Hollande pour l’instruction primaire qui serait applicable aux autres départements de notre Empire. »

L’Empereur abdique le 4 avril 1814 avant qu’une décision ait été prise pour régénérer les « petites écoles » françaises. Du moins l’Université Impériale avait-elle, par ses rapports, étalé au grand jour leur misère, attirant sur elles l’attention de l’opinion.

Nommé ministre de l’Intérieur, et donc en charge de l’Education lors des Cent-Jours, Lazare Carnot est persuadé du potentiel d’excellence de « l’enseignement mutuel ».

Il crée, le 10 avril 1815, un Conseil d’industrie et de bienfaisance, à la première séance duquel il donne lui-même communication du rapport de Gérando ;

Le 27 avril 1815, Lazare Carnot fait un rapport à l’Empereur où il dit :
« Il y a en France, 2 millions d’enfants qui réclament l’éducation primaire, et, sur ces 2 millions, les uns en reçoivent une très imparfaite, tandis que les autres en sont complètement privés. »

Il recommande alors l’enseignement mutuel :
« Elle a pour objet de donner à l’éducation primaire le plus grand degré de simplicité, de rapidité et d’économie, en lui donnant également le degré de perfectionnement convenable pour les classes inférieures de la société et aussi en y portant tout ce qui peut faire naître et entretenir dans le cœur des enfants le sentiment du devoir, de la justice, de l’honneur et le respect pour l’ordre établi ».

Il fait signer le même jour à l’empereur le décret suivant :
« Article 1er. – Notre ministre de l’Intérieur appellera près de lui les personnes qui méritent d’être consultées sur les meilleures méthodes d’éducation primaire. Il examinera ces méthodes, décidera et dirigera l’essai de celles qu’il jugera devoir être préférées.
« Art. 2. – Il sera ouvert, à Paris, une École d’essai d’éducation primaire, organisée de manière à pouvoir servir de modèle et à devenir école normale, pour former des instituteurs primaires.
« Art. 3. – Après qu’il aura été obtenu des résultats satisfaisants de l’École d’essai, notre ministre de l’Intérieur nous proposera les mesures propres à faire promptement jouir tous les départements des nouvelles méthodes qui auront été adoptées ».

Pour Carnot, en rupture avec ceux qui ne pensaient qu’en termes de philanthropie, il n’y avait plus d’enfants riches ou pauvres. En tant que citoyens, tous devraient désormais pouvoir disposer de la meilleure éducation possible.

Le conseil consultatif constitué par Carnot comprend ses amis Laborde, Jomard, l’abbé Gaultier, puis Lasteyrie et Gérando, c’est-à-dire les promoteurs mêmes ou les premiers fondateurs de la Société en formation.

Ainsi naîtra, le 17 juin 1815 (c’est-à-dire la veille de la défaite de Waterloo) la Société pour l’instruction élémentaire (SIE), toujours sous l’impulsion de Carnot bien décidé à gagner la guerre pour l’instruction. La première assemblée générale de la SIE se tient dans les locaux de la Société d’encouragement. À sa tête, on retrouve plusieurs protagonistes de la commission ministérielle : Jomard devient l’un des secrétaires de la nouvelle société, aux côtés de Gérando (président), Lasteyrie (vice-président) et Laborde (secrétaire général).

Avant l’ordonnance de 1816, le nombre d’enfants qui suivaient les petites écoles était de 165 000 dans toute la France, et il se trouve porté à 1 123 000 à la fin de 1820.

Lazare Carnot a clairement voulu pérenniser son offensive lancée durant les Cent-Jours en faveur de la propagation de l’enseignement mutuel à travers le pays et, ce faisant, en participant au développement rapide de l’instruction de tous les enfants de la Patrie.

Après sa création, les souscriptions pour la SIE affluent, et en peu de temps 150 noms s’ajoutent à ceux des fondateurs pour promouvoir et organiser l’enseignement mutuel en France. L’un de ces souscripteurs est forcément Lazare Carnot.

Au cours de sa première année d’existence, la SIE recueille l’adhésion de près de 700 membres, dans un premier temps des enseignants de l’École polytechnique (Ampère, Berthollet, Chaptal, Guyton de Morveau, Hachette, Mérimée, Thénard), et ensuite une trentaine d’anciens élèves, dont environ la moitié est issue de la première promotion (1794) de l’École polytechnique. Parmi ces derniers, un camarade de Jomard à l’Ecole des géographes, Louis-Benjamin Francœur, professeur d’algèbre supérieure à la Faculté des sciences de Paris, des camarades de la campagne d’Egypte ou encore Chabrol de Volvic, préfet de la Seine depuis 1812.

Tous n’ont qu’un seul espoir : que les méthodes géniales de Monge, brigades et enseignement mutuel, diminuées et interdites depuis que Napoléon a transformé Polytechnique en une simple école militaire sous la direction du mathématicien Pierre-Simon Laplace (1749-1827), puissent profiter au plus grand nombre et organiser un redressement national.

De Paris, la sollicitude de la SIE s’étend à la province ; elle y encourage la fondation de sociétés filiales, à qui elle offre « de leur envoyer des maîtres, de leur communiquer les renseignements dont elles pourraient avoir besoin, de leur donner au prix coûtant les tableaux et les livres… ».

La SIE se mobilise également pour l’éducation publique des filles (art. 10). Elle met sur pied, pour s’occuper d’elles, un comité de dames : présidente, la baronne de Gérando ; vice-présidente, la comtesse de Laborde. Des filles, le mouvement gagne les adultes sans instruction, si nombreux alors.

Le 1er mai 1816 la Société créait une commission pour l’établissement d’écoles d’adultes. Elle s’occupe aussi des casernes, dont on veut faire des écoles pour militaires ; des prisons, prisons d’enfants surtout; des habitants des colonies, que l’on pense élever par le développement de l’instruction.

Enfin les membres de la Société, attribuant une valeur humaine et générale à leur mission, rêvent de fonder des filiales à l’étranger. En novembre 1818, Laborde demande la création d’un comité spécial pour les écoles étrangères.

La Société enfin, ne bornant pas son activité à la simple création d’écoles, organisait des inspections, des examens. Elle assurait la publication d’ouvrages (ouvrages relatifs à la méthode mutuelle, livres élémentaires de lecture, de grammaire et d’arithmétique). Elle distribuait des récompenses aux meilleurs maîtres et moniteurs. Elle demandait aux maîtres, après promulgation de l’ordonnance du 29 juillet 1818 autorisant les sociétés de Caisse d’Epargne, de confier à ces Caisses une partie de leurs gages pour assurer leurs vieux jours. Donnant l’exemple, elle déposait à la Caisse des fonds pour les maîtres des écoles créées par elle.

La SIE, dont le siège est un local spécialement construit pour elle, situé au 6, rue du Fouarre à Paris 5e, reste aujourd’hui la plus ancienne et la plus grande association laïque d’enseignement primaire que nous possédons en France.

Façade de la Société pour l’Instruction Elémentaire, 6, rue du Fouarre, Paris. Dans les médaillons, de gauche à droite, entourant les  » Arts « , la  » Morale  » et les  » Sciences « , les portraits de quelques-uns de ses principaux fondateurs et dirigeants : Larochefoucauld-Liancourt, Francoeur, Jomard et Leroy.

11. Le projet pilote de la rue Saint-Jean-de-Beauvais

Après son voyage en Angleterre, Jomard, dont le portrait figure en médaillon sur la façade de la SIE est lui aussi acquis au nouveau système. Faisant part de ses « réflexions sur l’état de l’industrie anglaise », il écrit, après s’être enthousiasmé pour diverses inventions observées outre-Manche :

« Il y a cependant quelque chose de plus extraordinaire encore : ce sont des écoles sans maîtres : rien, pourtant, n’est plus réel. On sait à présent qu’il existe des milliers d’enfants enseignés sans maître proprement dit, et sans qu’il n’en coûte rien à leur famille, ni à l’État : admirable méthode qui ne peut tarder à se propager en France. »

Jomard.

Polytechnicien, Jomard est l’homme idéal pour piloter l’organisation matérielle de l’école d’essai, s’attachant notamment à faire réaliser le mobilier et imprimer les supports pédagogiques conformément aux principes anglais. Il supervise également la formation au rôle de « moniteur » d’un petit noyau d’élèves – ils sont une vingtaine – avant l’ouverture en septembre 1815 de l’école proprement dite, prévue pour 350 élèves : une modalité qui n’est pas sans rappeler les « chefs de brigade » de la première promotion de l’École polytechnique.

Cependant, très rapidement, les membres de la SIE se rendent à l’évidence qu’il faut former des formateurs. Les Anglais accueillent alors plusieurs Français pour les former à l’enseignement mutuel. Un pasteur cévenol, François Martin (1793-1837), après sa formation comme « moniteur » en Angleterre, est appelé par Lasteyrie pour diriger la première école mutuelle, qui ouvre ses portes le 13 juin 1815, rue Saint-Jean-de-Beauvais à Paris. Il s’agit de l’école modèle qui doit permettre l’ouverture d’autres écoles mutuelles grâce à la formation de « moniteurs » compétents. Rapidement, elle ne peut plus faire face à la demande de centaines de communes qui envisagent d’y envoyer l’un des leurs pour se former à la nouvelle méthode.

Le pasteur Paul-Emile Frossard, lui aussi formé par les Anglais, prend la tête d’une école parisienne rue Popincourt, Bellot en dirige une autre. En juillet, Martin rend son rapport. La classe modèle accueille une quinzaine d’élèves destinés à devenir moniteurs et directeurs d’écoles élémentaires qui comptent jusqu’à 350 enfants. Martin rapporte qu’en six semaines, ils lisent, écrivent, calculent et « savent exécuter les mouvements qui forment la partie gymnastique du nouveau système d’éducation ».

12. Enseignement mutuel et chant choral

Or, comme le documente amplement Christine Bierre dans son article « La musique et formation du citoyen à l’ère de la Révolution française » (1990),

Alexandre Choron.

« C’est à cette école de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, sous la direction d’une Commission comprenant Gérando, Jomard, Lasteyrie, Laborde et l’abbé Gaultier, que fut testée pour la première fois, l’application de l’enseignement mutuel à l’apprentissage du solfège et du chant.

Alexandre Choron, qui depuis 1814 avait ouvert deux écoles de musique de garçons et de filles, faisait également partie de la Commission.

Il n’est donc pas étonnant de découvrir que ce fut à l’initiative du baron de Gérando, que l’idée d’introduire le chant dans l’instruction primaire a été adoptée. ‘Quant Monsieur le baron de Gérando vous a fait la proposition d’introduire le chant élémentaire dans les écoles de premier degré’, dit Jomard dans un rapport présenté au Conseil d’administration de la Société pour l’Enseignement mutuel, ‘vous avez tous été frappés de la justesse des vues développées par notre collègue (…) Il a fait voir l’influence heureuse que pourrait avoir une pareille pratique, et la connexion réelle qui existe entre un bon emploi du chant et le perfectionnement de la morale, but final de l’instruction et de tous nos efforts. Non seulement, l’application de l’enseignement mutuel à la musique était révolutionnaire en elle-même, mais ce qui l’était tout autant, c’est le fait que les enfants apprenaient à lire et à écrire, de façon presque aussi intensive. Les enfants étudiaient le chant, à raison de quatre à cinq heures par semaine ! »

En réalité, c’est Lazare Carnot lui-même qui a voulu introduire la musique dans les écoles d’enseignement mutuel. Dans cette intention, il rencontre plusieurs fois Alexandre Choron, qui réunit un certain nombre d’enfants et leur fait exécuter en sa présence plusieurs morceaux appris en fort peu de leçons. Carnot connaît Wilhem depuis dix ans. Il entrevoit donc la possibilité d’introduire, par lui, le chant dans les écoles, et tous deux visitent ensemble celle de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, école pilote gratuite d’enseignement mutuel ouverte à Paris à trois cents enfants.

L’article récent de Michael Werner, « Musique et pacification sociale, missions fondatrices de l’éducation musicale (1795-1860) » dans la revue Gradhiva (N° 31/2020), vient en écho confirmer les recherches initiées par Christine Bierre en 1990.

Wilhem.

Extrait :
« L’un des domaines où les résultats de la pédagogie mutualiste sont bien visibles est précisément l’éducation musicale. Plusieurs acteurs y ont joué un rôle décisif et méritent qu’on s’y attarde un moment. Le premier est Guillaume-Louis Bocquillon, dit Wilhem. Fils d’officier et lui-même issu d’une formation militaire, il s’est ensuite consacré à la composition et à l’enseignement musicaux, en particulier au lycée Napoléon (ultérieurement collège Henri-IV). Son ami Pierre Jean de Béranger le met en contact avec Joseph-Marie de Gérando et François Jomard, grands animateurs de la SIE. Par leur intermédiaire, il prend connaissance de l’enseignement mutuel et comprend immédiatement les apports de cette méthode à l’éducation musicale. En 1818, la municipalité de Paris lui permet de monter une première expérience à l’école élémentaire de la rue Saint-Jean-de-Beauvais.

Wilhem élabore une méthode, le matériel pédagogique nécessaire (sous forme de tableaux) et instruit les élèves moniteurs choisis. Les résultats sont, aux dires de Jomard, spectaculaires. Au terme d’un enseignement de quelques mois, les élèves ont non seulement acquis les notions de base du solfège et de la notation musicale, les gammes chromatiques, les intervalles et mesures, mais exécutent aussi des chants collectifs à plusieurs voix (Jomard 1842 : 228 sq.).

La réussite conduit la SIE à proposer au préfet et au ministre de l’Intérieur d’introduire la musique dans l’enseignement des écoles élémentaires de la ville de Paris, ce qui sera officiellement entériné en 1820. Wilhem lui-même est nommé professeur titulaire d’enseignement musical à Paris et les cours de musique se généralisent dans un grand nombre d’écoles de la ville avant de se répandre dans les départements et en région. En même temps, la municipalité ouvre deux écoles normales chargées de former les futurs professeurs de chant.

Le deuxième acteur à intervenir très tôt dans le débat est le compositeur Alexandre Choron. Membre, comme Jomard et Francœur, de la première promotion de l’École polytechnique (1795), compositeur et ami d’André Grétry, il s’est dès 1805 préoccupé du dépérissement du chant choral consécutif à la suppression des maîtrises. Adversaire du Conservatoire dont il critique l’académisme et le désintérêt pour l’enseignement du chant choral, il est chargé par le ministère en 1812 d’une mission de « réorganisation du chœur et des maîtrises de musiques des églises de France ». Il élabore une méthode d’enseignement appelée « méthode concertante », mais reste également attaché à la vocation sociale de la musique chorale. Choron fait par ailleurs partie des membres fondateurs de la SIE en 1815, signe de son engagement dans les questions éducatives. Pendant la Restauration, il se tourne davantage vers les chants religieux qu’il considère comme le cœur historique de la pratique de la chorale.

(…) Enfin, il fonde, avec l’appui du roi l’Institution royale de musique classique et religieuse, concurrençant avec succès le Conservatoire dans l’enseignement de l’art vocal. Pour le grand public, il fait exécuter, à grand renfort de chanteurs issus de son école, des oratorios, requiem et cantates dans quelques églises spacieuses, assurant ainsi à la musique sacrée une nouvelle présence sur la scène parisienne. Pour certains de ces concerts, il lui arrive de mobiliser des élèves chanteurs des écoles élémentaires et des écoles des pauvres qu’il n’a jamais cessé de suivre tout au long de sa carrière. 

« (…) Ce qui a favorisé cette expansion de l’enseignement de la musique à destination des jeunes et des couches populaires à partir de 1820 était bien une volonté politique partagée par un large spectre de responsables et d’intervenants. Du côté des libéraux qui constituaient le noyau de la SIE, on continuait de s’inscrire dans la mission émancipatrice de l’éducation, fixée par la Convention. En pointant à la fois la formation intérieure de l’âme et l’épanouissement d’une conscience collective, la musique, et en particulier le chant, devient un terrain de choix pour l’éducation populaire. Les libéraux insistent donc sur les bienfaits moraux de la musique. Ainsi, dans sa proposition d’introduire le chant dans les écoles primaires, Gérando remarque-t-il : ‘Ceux d’entre nous qui ont visité l’Allemagne ont été surpris de voir toute la part qu’a une musique simple aux divertissements populaires et aux plaisirs de famille, dans les conditions les plus pauvres, et ont observé combien son influence est salutaire sur les mœurs.’

« Et Joseph d’Ortigue constate de façon lapidaire : ‘Un peuple qui chante est un peuple content, et par conséquent un peuple moral.’ Cette mise en avant des bienfaits sociaux de l’activité musicale correspond bien à l’idée d’une ‘éducation universelle’, héritée des Lumières et au fondement des pédagogies de Lancaster en Angleterre ou de Johann Heinrich Pestalozzi en Suisse. 

« Le chant, après l’essai fait à l’école St-Jean-de-Beauvais en 1819, pénètre très rapidement dans toutes les écoles mutuelles. Wilhem est à la fois le créateur et l’artisan du développement de cet enseignement qui gagne bientôt les cours d’adultes et d’apprentis. Des réunions périodiques d’enfants initiés à la musique vocale furent organisées. Ainsi naquit la première œuvre post-scolaire française : l‘Orphéon qui, après Wilhem, compte parmi ses directeurs Charles Gounod et Jules Pasdeloup. »

Dans un discours de 1842 devant la SIE, Hippolyte Carnot (fils de Lazare Carnot) affirme que Wilhem « a élevé la musique au rang d’une institution civique » et que « l’ennoblissement » de l’âme individuelle doit s’accomplir dans le nouvel ordre collectif de la nation réunie.

13. Jomard, Choron, Francoeur et savoirs « élémentaires »

Volvic.

L’article très complet de Renaud d’Enfert, publié sur le site de la Société de la bibliothèque et de l’histoire de l’Ecole polytechnique (SABIX), permet de compléter le tableau en faisant un gros plan sur l’action de Jomard et Francoeur dont les portraits figurent d’ailleurs en médaillon sur la façade du siège de la SIE rue du Fouarre à Paris.

Dès le début de la Seconde Restauration, la SIE reçut l’adhésion et l’appui du préfet de la Seine, Gaspard Chabrol de Volvic (1773-1843). Ce dernier va nommer dès l’été 1815 Jomard, le linguiste en contact avec les frères Humboldt qui a fait partie de l’éphémère commission sous Carnot et qui l’a protégé pendant les Cent-Jours, « chef de bureau d’instruction publique et arts », poste qu’il occupe jusqu’en 1823.

Par un arrêté du 3 novembre 1815, Volvic, afin d’arrêter « les mesures nécessaires pour étendre le bienfait de l’instruction à toutes les familles pauvres domiciliées dans l’étendue de la préfecture » et de développer « le nouveau système d’instruction élémentaire » dans l’ensemble du département de la Seine, crée, « pour étendre les bienfaits de l’instruction gratuite au département de la Seine » un comité de onze personnes, et y fait entrer tous les membres influents de la SIE (Jomard, Gérando, Laborde, Doudeauville, Lasteyrie, Gaultier, etc.).

Dans ces fonctions, Jomard est chargé de trouver des sites pour établir de nouvelles écoles. Celles-ci se multiplient rapidement dans la capitale et ses environs : en 1818, il comptabilise 18 écoles mutuelles gratuites et 32 payantes couvrant l’ensemble des arrondissements de la capitale, ainsi que 13 écoles dans les arrondissements de Sceaux et de Saint-Denis. De ce travail, il tire son « Abrégé des écoles élémentaires » (1816), sorte de guide pratique dans lequel il réunit tout ce que doit savoir, du point de vue de l’organisation matérielle, tout citoyen décidé à fonder une école mutuelle.

Sur le plan pédagogique, Jomard est l’auteur, en 1816, d’une méthode de lecture réalisée en collaboration avec le compositeur et musicien Alexandre Choron qui avait publié dès 1802 une méthode pour apprendre à lire et à écrire, et l’abbé Gaultier, un pédagogue qui avait développé une méthode d’enseignement sous le nom de « jeux instructifs » et s’était rendu à Londres pour étudier les méthodes anglaises.

Conçue pour la nouvelle école normale élémentaire de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, où Choron a été nommé comme enseignant de musique, elle rompt avec la méthode traditionnelle d’épellation. Au lieu de dire « b-o-n = bon », elle part des sonorités musicales de la langue pour dire « b-on = bon ».

Jomard fait également paraître, en 1821-1822, une « Arithmétique élémentaire », destinée à pallier les faiblesses constatées de la méthode d’arithmétique de Lancaster : celle-ci est en effet accusée de « faire contracter aux enfants une simple habitude routinière et mécanique » au lieu de servir « à fortifier leur attention et à les former au raisonnement ». Dans l’intervalle, il a mis au point avec Francœur et Lasteyrie, au sein d’une « Commission de calligraphie » de la SIE, les principes qui doivent guider l’apprentissage de l’écriture dans les écoles mutuelles, une écriture voulue « nationale », afin de remplacer les modèles anglais.

Francoeur.

Pour sa part, Louis-Benjamin Francoeur (1773-1849) fournit, selon Jomard, « une longue suite de rapports lumineux sur les traités d’arithmétique, de poids et mesures, de chant et d’art musical, de dessin et de géométrie, qu’il serait bien trop long de rapporter ou de citer ».

Comblant un manque, Francœur publie en 1819 « Le dessin linéaire », une méthode de dessin basée sur le dessin à main levée des figures géométriques qui rompt avec les modalités traditionnelles d’enseignement et d’apprentissage du dessin, inspirées de pratiques académiques.

Pour Jomard et Francoeur, il s’agit, avec l’enseignement mutuel, d’élargir le nombre des matières de l’instruction primaire au-delà du traditionnel « lire, écrire, compter » : outre le dessin, des matières comme le chant, la gymnastique, la géographie ou la grammaire font ainsi leur apparition dans les écoles primaires via l’enseignement mutuel. Le dessin linéaire n’en apparaît pas moins comme un savoir élémentaire à part entière, au même titre que la lecture, l’écriture et l’arithmétique.

Présentant la méthode de Francœur à la Société d’encouragement, Jomard déclare ainsi :

« L’utilité que l’industrie en peut retirer un jour est si grande et si visible, qu’il serait superflu d’y insister. Ce n’est pas sans raison qu’on a regardé ce résultat comme aussi précieux pour le peuple, que la connaissance de la lecture et de l’écriture. »

Modèle tiré du manuel de dessin linéaire de Francoeur.

Enfin, pour Jomard, l’apprentissage généralisé de la lecture, de l’écriture, du calcul, du dessin linéaire et du chant, est le préalable obligé à l’éducation scientifique du peuple :

« On a dans ces derniers temps, avec grande raison, insisté sur l’utilité de l’enseignement des éléments des sciences physiques et mathématiques à la classe ouvrière. C’est de là que dépend l’avancement de l’industrie et de l’agriculture, qui, malgré tous leurs progrès, sont encore arriérées chez nous sous plusieurs rapports. Ce n’est que par la possession de ces notions élémentaires que les ouvriers perfectionneront leurs procédés, leurs moyens, leurs instruments, leurs produits, et pourront devenir d’habiles contremaîtres et de bons chefs d’ateliers. Mais comment arriver à ce résultat, quand la masse de la population est encore si ignorante.

« Comment, sans l’art de lire et d’écrire, pourrait-elle, non pas comprendre un seul mot des arts chimiques et mécaniques, mais seulement en sentir l’avantage et consentir à se livrer à des études pénibles ? Quoi ! 15 millions de Français et plus peut-être, ne savent pas faire les deux premières règles de l’arithmétique, et l’on se flatterait de propager parmi eux les premiers principes de la mécanique et de la géométrie ! La base de cette amélioration est évidemment l’instruction primaire rendue plus générale ou même universelle. »

14. Rayonnement au niveau national

Les résultats de l’enseignement mutuel sont spectaculaires et rapides, qu’il s’agisse de la durée des apprentissages ou de la qualité des acquis. Alors que dans les écoles des Frères il fallait 4 années pour apprendre à lire, ce temps est réduit à une année et demie dans les établissements mutuels !

Les Français de 1815, à l’enthousiasme si prompt, et à l’imagination si vive, virent dans ce système d’enseignement, une véritable panacée. Il présentait certes d’incontestables avantages. D’abord il est économique puisqu’il exige peu de maîtres, et permet d’instruire à peu de frais un nombre considérable d’enfants. On estime qu’il suffisait de 4000 à 5000 fr. par an pour entretenir une école de 1000 enfants : 4 francs par élève ! Jamais l’instruction n’aura été donnée à si bas prix. Il permettait aussi d’assurer un développement rapide de l’enseignement primaire puisque l’on n’était plus arrêté désormais par la pénurie de maîtres. Chiffres à l’appui, on calculait qu’il suffirait d’une douzaine d’années pour étendre à la France entière les bienfaits de l’instruction primaire !

A ces avantages indiscutables, ceux qui avaient visité l’Angleterre en 1815 ajoutaient des arguments qualitatifs. Ils estimaient l’enseignement des instructeurs supérieur à celui des maîtres :

« Il ne sait pas sa leçon mieux que le maître, écrivait Laborde, mais il la sait autrement ».

L’enfant instructeur (moniteur) a plaisir à communiquer à ses camarades ses connaissances nouvellement acquises, il fait son travail

« avec autant de charme qu’un précepteur y trouve de dégoût » (Laborde).

D’autre part, étant enfant lui-même, il connaît mieux que le maître les difficultés de la tâche, les embûches de la leçon, sur lesquelles il vient juste de trébucher. Il conduira donc ses camarades plus lentement, plus sûrement, sera pour eux un meilleur guide.

Mais l’enseignement ne sera pas seul à profiter du système mutuel ; la discipline de l’école et la morale y trouveront aussi leur compte. L’enfant, soumis à son camarade, lui obéira plus volontiers qu’au maître, puisque le jeune instructeur ne doit sa supériorité qu’à son mérite. Enfin l’enfant, avec son camarade qui le connaît bien puisqu’il vit avec lui, n’aura pas, comme avec le maître, la ressource de mentir pour cacher ses pensées intimes ou ses fautes ; et la dissimulation, fléau social que l’on apprenait dès les bancs de l’école, disparaîtra ainsi des établissements mutuels. Et Laborde concluait son apologie de la méthode par ce chant de triomphe : dans les nouvelles écoles,

« le travail est pour eux un jeu, la science une lutte, l’autorité une récompense ».

Les bienfaits de cet enseignement ne devaient d’ailleurs pas se limiter au cadre de l’école : les enfants rentrés chez eux exerçaient à leur tour sur leurs parents une heureuse influence ; ils devenaient des « missionnaires », à la fois de la morale et de la vérité dans leur famille.

« Et que de mauvais esprits n’aillent pas dire qu’il s’agit là de rêveries et d’utopies d’idéalistes ! » écrit Gontard en 1956. Des preuves existent, et irréfutables, de la valeur de la méthode. Regardez l’Ecosse. C’était à la fin du XVIIe siècle une terre de mendicité et de misère, vivant sans loi, sans religion, sans morale, les hommes buvant, les femmes blasphémant, tous se battant. En 1815, grâce à la baguette magique de l’école mutuelle, l’Ecosse est devenue un paradis.

«Il n’est pas rare de trouver en Ecosse un berger lisant Virgile… mais il est presque inconnu d’y rencontrer un malfaiteur », renchérit Laborde. Que l’on développe la méthode en France et celle-ci, en 1850, sera une terre de prospérité et de bonheur, d’où seront bannis l’immoralité, le fanatisme, les révolutions, les troubles sociaux, tous fils et filles de l’ignorance.

En 1818 Joseph Hamel, dans son rapport à l’Empereur de Russie, constate que

« la méthode d’enseignement mutuel s’est introduite dans toute la France avec une rapidité et un succès fort supérieur à ce qu’on pouvait raisonnablement en attendre, et, en moins de trois années, on a déjà fondé plus de 400 écoles. Tout porte donc à espérer que, dans un temps peu éloigné, plus de 2 millions d’enfants qui restaient dans l’ignorance la plus complète, pourront recevoir chaque année les bienfaits d’un enseignement gratuit, suffisant pour leur vocation ultérieure ».

D’emblée, toute la France s’y met ! A titre d’exemple, le récit de l’arrivée à Amiens et dans le département de la Somme.

Elèves de Polytechnique, fronton du Panthéon, David d’Angers.

A Amiens et dans la Somme

Après beaucoup de méfiance et bien des hésitations, la mairie d’Amiens fonde, le 15 mai 1817, une société d’encouragement de l’instruction élémentaire dans le département. Plus que l’ennoblissement de l’âme des élèves, pour le recteur, il s’agit,

« en donnant aux enfants de ces ouvriers l’instruction élémentaire, [de les préparer] non seulement à l’habitude de l’ordre et de la subordination que l’on puise dans les écoles d’enseignement mutuel et qu’ils reportent dans les ateliers, mais encore que cela les mette en état de servir plus utilement dans l’intérieur des fabriques comment pouvoir étudier les procédés industriels dont la conservation et le perfectionnement sont si essentiels à la prospérité nationale ».

Pour le recteur, la rapidité d’acquisition est un gage de succès de la nouvelle méthode par rapport à la « méthode simultanée » :

« Qu’une instruction primaire qui enlève pendant des années entières les enfants à un travail nécessaire à la subsistance de la famille devienne pour les pauvres une charge très onéreuse ; mais que l’expérience apprenne au père de famille que quelques mois suffiront pour procurer à ses enfants un avantage dont il a regretté tant de fois dans le cours de la vie de n’avoir pas pu jouir lui-même, on doit espérer qu’il ne balancera pas pour faire un léger sacrifice pour obtenir un résultat important ».

Ce sont principalement des écoles de garçons. Il existe quelques écoles de filles et des cours du soir pour adultes. Elles accueillent surtout des enfants de petits artisans : teinturier, employé d’octroi, cabaretier, contremaître, tailleur, garçon meunier, apprêteur, tonnelier, couturier, serrurier, boucher, fileur, repasseur, ouvrier, chargeur de voiture, menuisier, bouquiniste, allumeur de réverbère, coutelier, relieur, etc.

La classe manuelle, tableau de 1891. École de filles (Finistère).

À son apogée, en 1821, l’enseignement mutuel comporte dans le département de la Somme non pas une école mais 25 dont 4 (payantes) pour des filles : près de la moitié sont situées en ville. Il en comportera encore 16 en 1833. Le réseau se réduira considérablement ensuite, toutefois, il ne disparaîtra pas complètement. Les deux dernières écoles d’Amiens fermeront involontairement leurs portes en 1879 et celle d’Abbeville en 1880 : jusqu’à cette date, elle jouera un rôle important dans la préparation des candidats aux examens.

L’école modèle d’Amiens – la première école modèle d’enseignement mutuel de province – prépare les futurs instituteurs à la pratique de l’enseignement mutuel. Elle est fondée le 26 mai 1817. Elle accueille plus de 200 élèves. Dès 1818, 6 instituteurs de la Somme en sortaient. La plupart des maîtres de l’Aisne, de l’Oise et du Pas-de-Calais y font un séjour avant de prendre leur fonction. C’est dire son importance, au point d’ailleurs que lorsque le préfet a créé l’école normale de garçons en 1831, elle s’appelle « école normale primaire d’enseignement mutuel ». Elle servit d’abord d’école d’application : les élèves maîtres devaient se rendre une fois par semaine dans ses locaux afin d’observer et de pratiquer, en s’exerçant, la méthode mutuelle.

Après les remaniements de 1817-1818, plusieurs membres de la SIE accèdent à des ministères importants : Mathieu Molé (1778-1838) à la Marine, Laurent Gouvion-Saint-Cyr (1764-1830) à la Guerre, Elie Decazes (1780-1860) surtout, à l’Intérieur, ministère dont dépend l’enseignement primaire. Le soutien gouvernemental devient alors systématique.

Le ministre de l’Intérieur soutient la SIE de Paris et ses filiales par des subventions pour fondation ou entretien d’écoles. Il invite les préfets à concourir par tous moyens au développement de la méthode. Les préfets prennent l’initiative de constituer des sociétés locales, ils interviennent auprès des assemblées pour solliciter des subventions.

Des conseils généraux et municipaux, en nombre croissant, votent des crédits pour l’établissement d’écoles mutuelles. L’école fondée, les autorités locales, préfet, maire, la visitent, et président sa distribution des prix. De son côté, la commission d’instruction publique, qui depuis 1815 remplace le Grand Maître de l’Université, décide le 22 juillet 1817 d’établir dans les chefs-lieux des douze Académies de France une école modèle pour l’enseignement mutuel, pépinière des futurs maîtres. Les autres ministres, chacun dans leur sphère, soutiennent la méthode.

Mathieu Molé, chargé de colonies, fonde des écoles d’enseignement mutuel au Sénégal.

En 1818, Laurent Gouvion-Saint-Cyr établit à Paris, dans la caserne Babylone, une véritable école normale militaire d’enseignement mutuel. Chaque régiment de Paris et de province doit y envoyer un officier et un sous-officier qui, de retour après quelques mois de stage, dispenseront à la troupe les bienfaits de l’instruction primaire.

En 1817-1818, l’enseignement mutuel triomphe. Un enthousiasme irrésistible porte la France vers lui. Le réseau des écoles ne cesse de s’étendre. De trimestre en trimestre, toujours plus nombreux, arrivent à Paris les comptes-rendus de la province, dénombrant les écoles et leurs élèves.

C’est un chant de victoire que peut entonner Jomard à la séance de la SIE de janvier 1819. Sur les 81 départements que compte la France, 5 seulement sont dépourvus d’école mutuelle ; les 76 autres groupent 687 écoles, fréquentées par plus de 40 000 élèves. On compte en outre 105 écoles régimentaires, 5 écoles d’adultes, 4 écoles de prisons, 2 ou 3 écoles au Sénégal.

Exemplaire de ce qui devient alors un nouveau paradigme prométhéen d’optimisme scientifique, le 15 décembre 1821, lors d’une réunion à l’hôtel de ville de Paris, est fondée la Société de géographie par 217 personnalités dont les plus grands savants de l’époque, notamment Jomard, Champollion, Cuvier, Chaptal, Denon, Fourier, Gay Lussac, Berthollet, von Humboldt, Chateaubriand. Parmi ses membres illustres, on peut citer également Jean-Baptiste Charcot, Dumont d’Urville, Élisée Reclus et Jules Verne.

La collecte et l’étude des données géographiques de nombreux continents vont permettre à certains membres, comme Gustave Eiffel et Ferdinand de Lesseps, de proposer de grands projets d’infrastructure, notamment le canal de Suez et le canal de Panama.

15. Critiques

Les premières critiques contre l’éducation mutuelle ne proviennent pas de son échec mais de son succès. Le premier « risque » venait du fait que les enfants, ayant appris trop efficacement et trop vite (de 2 à 3 fois plus rapidement), allaient retourner dans la rue trop tôt, n’ayant pas encore l’âge d’aller travailler !

Les enfants n’étaient pas « enfermés » à l’école assez longtemps, et donc l’enseignement mutuel troublait l’ordre social existant. Ainsi entendit-on au sein du Conseil général du Calvados en 1818 :

« Le plus grand service à rendre à la société serait peut-être d’imaginer une méthode qui rendît l’instruction destinée à la classe inférieure et indigente de la société plus difficile et plus longue »…

Le deuxième « risque » était qu’en continuant à utiliser l’enseignement mutuel, ces nouvelles personnes instruites, pour la plupart issues des classes les plus pauvres, deviennent trop intelligentes, trop « éveillées », et commencent à exprimer des revendications politiques ou sociales, et notamment que chacun ait les mêmes droits que les classes sociales les plus aisées.

Imaginez le chaos si l’ordre social est remis en question ! L’urbaniste et sociologue Anne Querrien remarque qu’en effet, une majorité des organisateurs du mouvement ouvrier à l’époque sont issus de l’école mutuelle au sein de laquelle ils avaient bien sûr appris à lire, à écrire, à compter, mais aussi à se faire confiance et à faire confiance à leurs camarades. L’école mutuelle pousse ses élèves à réfléchir, et notamment à réfléchir à l’organisation de la société, société qui leur assignait alors un destin de soumission et d’obéissance.

Pour l’influent théologien et homme politique breton, Félicité Robert de Lamennais (1782-1854),

« Les écoles à la Lancaster sont la folie du jour. Toutes les autorités de ce pays, et surtout le Préfet, en sont engouées au-delà de toute expression. La haine pour les prêtres entre pour beaucoup dans cette manie. Le fait est que tout ce qu’il y a de bon dans cette méthode, était pratiqué depuis plus d’un siècle par les Frères des Écoles chrétiennes ; le reste est pur charlatanisme. On parle d’apprendre à lire et à écrire en quatre mois aux enfants : d’abord ce serait un grand malheur, car que faire de ces enfants si bien instruits, et à qui leur âge ne permettrait pas encore de travailler ? En second lieu, rien n’est plus faux que ces résultats merveilleux ».

S’il faut « se prononcer entre l’instruction de l’abbé de La Salle et celle de Lancaster, la question est bien simple ; il s’agit de choisir entre la société et l’anarchie ».

Son frère, le vicaire Jean-Marie de la Mennais (1780-1860) prendra alors la tête de ce qu’il faut bien qualifier de chasse aux sorcières. Il dit :

« L’enseignement mutuel fut introduit en France par des protestants, dans les funestes cent jours. M. Carnot était alors ministre de l’Intérieur ; sous ses auspices, la société d’encouragement, établie pour propager cette méthode, tint sa première séance le 16 mai 1815 ».

Il se démène pour prouver que « la méthode lancastérienne est défectueuse dans ses procédés, dangereuse pour la religion et les mœurs dans ses résultats » et dans une brochure, De l’Enseignement mutuel, publiée en 1819 à Saint-Brieuc, il attaque vigoureusement ce mode d’enseignement.

Il n’est pas faux que la remise en question de l’autorité et de l’ordre établi est en soi inhérente à l’enseignement mutuel. L’école « simultanée » se base sur le postulat que pour transmettre un savoir il faut être diplômé (être le professeur). À l’inverse, au sein de l’école mutuelle, le professeur n’est plus le dépositaire du savoir, chaque élève pouvant expliquer à ses camarades.

Un autre souci pour les élites était lié au fait qu’avec cette méthode, les enfants ne sont plus qu’instruits et non pas « éduqués », qu’aucune éducation morale chrétienne ne leur est transmise.

Enfin, l’enseignement mutuel s’appuyait sur un nombre d’encadrants plus faible, du fait du rôle des élèves comme créateurs, transmetteurs et porteurs de savoirs. Certains ont peut-être eu peur pour leur poste…

Ecole des Frères, à Paris.

Joseph Hamel, en 1818, dans son rapport à l’Empereur de Russie, répond aux principaux adversaires des mutualistes, les « Frères des écoles chrétiennes », qu’ils ignorent presque entièrement ce qu’ils dénoncent. Hamel rappelle également qu’il y a 40 000 communes à prévoir des écoles primaires et que le nombre d’écoles des Frères ne « s’élève pas à plus de 100 dans le royaume… »

Du côté négatif, ce qui frappe, lorsqu’on examine les incriminations, c’est qu’on dise une chose le matin et son contraire l’après-midi. Le matin on dit que l’enseignement mutuel brouille les esprits en diluant l’autorité des maîtres, l’après-midi on affirme qu’il « militarise » à outrance l’éducation par une structure de commandement totalement hiérarchisée ! Allez comprendre…

Sur la question de la moralité, jamais Lazare Carnot n’aurait cautionné une éducation ruinant l’esprit chrétien et encore moins la notion d’autorité légitime, tout en combattant avec vigueur celle qui en manquait, comme par exemple celle de la Monarchie de droit divin ou du Consulat à vie imposé par Napoléon. De la même façon, le matin on accuse le système mutualiste de ne pas transmettre « la morale » chrétienne, l’après-midi on y voit un complot protestant…

Or, l’élan national en faveur de « la patrie » et des générations futures, a justement réussi à unir, dans un même effort, des personnalités de tout bord politique et religieux. Cuvier (protestant) et Gérando (catholique), tous deux fervents républicains et promoteurs du mode mutuel, ainsi que l’inspecteur général de l’Université, Ambroise Rendu (1778–1860, catholique), participent même à la rédaction de l’ordonnance du 29 février 1816 promulguée par Louis XVIII et le ministre de l’Intérieur, de Vaublanc (1756–1845).

Suite aux pressions massives des congrégations, les enseignants mutualistes Martin, Frossard et Bellot, tous trois protestants, se voient contraints de quitter leur direction d’école. Martin se rendra fort utile dans d’autres pays européens, notamment à Bruxelles où il organise, en 1820, une école mutuelle aux Minimes.

16. Dérive mécaniste ?

Sans appréhender l’état d’esprit et l’enthousiasme que pouvaient avoir des jeunes polytechniciens pour l’éclosion d’une culture industrielle et les merveilles du machinisme, les défenseurs d’une France cul-terreuse et féodale n’y voient qu’une « vision foncièrement mécaniste », lorsque Jomard compare la méthode mutuelle à une machine, avec ses rouages et ses ressorts, dont le maître n’est qu’un simple opérateur :

« Une fois l’école disposée et garnie de tout le mobilier qui lui est nécessaire, il ne s’agira plus que d’introduire les élèves et le maître, et de mettre ensuite en mouvement tous les ressorts de cette espèce de mécanisme, au moyen des nouvelles pratiques ».

Alors que Victor Hugo y évoquait un « essaim heureux », on accuse Laborde de dérive « mécaniste » lorsqu’il compare le bourdonnement produit par l’activité des élèves dans les écoles mutuelles anglaises au bruit des machines dans les filatures de coton.

La communication, disent-ils, y est « toute mécanique et entièrement hiérarchisée ». Elle ne s’exerce « que du maître ou du moniteur général vers les moniteurs et vers les élèves, non dans l’autre sens. C’est un moyen d’action, non un moyen d’échange. »

Admettons que toute approche pédagogique, peu importe laquelle, érigée en système et postulant qu’il suffit de l’appliquer mécaniquement à une personne humaine, peut faire dans l’horreur. Facile donc d’accuser l’enseignement mutuel de tous les maux dont souffraient, peut-être bien plus, ceux qui l’en accusaient.

A l’école mutuelle, les châtiments corporels sont bannis. C’est une décision courageuse qu’Octave Gréard (1828-1904) ne manquera de souligner :

« C’est l’un des titres des fondateurs des écoles mutuelles à la reconnaissance publique d’avoir proscrit les peines corporelles, férules et fouets, qui étaient encore en usage, et l’on ne saurait trop leur savoir gré d’avoir cherché à remplacer dans le cœur des élèves le sentiment de la crainte par le sentiment de l’honneur, ou, comme disait M. de Laborde, le sentiment de la honte bien administrée. »

Connaissant l’immense bonheur des milliers d’enfants qui ont accédé rapidement à un minimum d’instruction publique et qui ont connu la joie indescriptible d’instruire leurs camarades, on ne peut que soupçonner la plume des congrégations jalouses derrière ce poème se désolant faussement du malheur des pauvres petits :

« Ce système, dit l’un, né de l’anglomanie,
Contraste horriblement avec notre génie.
Là, tout est mécanisme et nos tristes enfants
Semblent une machine, au milieu de leurs bancs ;
Leur discipline absurde, et sans doute funeste,
Règle même les pas, l’attitude ou le geste :
On peut, dès aujourd’hui, prophétiser le sort
De ce peuple automate ainsi mu par ressort ».

17. Mort de l’enseignement mutuel en France

« Progrès des lumières », estampe, 1819.

En 1815, après Waterloo, Louis XVIII, qui avait fui, revient le 8 juillet 1815. Contrairement à son frère, le futur Charles X, chef des ultra-royalistes, il a pleinement conscience que l’on ne peut effacer les pages de l’histoire de la Révolution. Il constate que la France ne peut plus redevenir un pays de « sujets » et qu’elle est devenue une Nation. D’où la « Charte constitutionnelle » qu’il promulgue, et qui a valeur de constitution. Dans le même esprit, face à la popularité de l’enseignement mutuel, il lui accorde ses faveurs (subsides, création d’écoles modèles, protection du ministère de l’Intérieur).

L’enseignement mutuel va rapidement perdre ses protecteurs, la commission ministérielle créée par le décret du 27 avril ne survivant pas à la chute de Napoléon en juin 1815.

Dès l’automne 1816, alimentées par les congrégations, les critiques pleuvent. Le Grand Aumônier de France, cardinal de Talleyrand-Périgord, archevêque de Reims (ville natale de Jean-Baptiste de La Salle…), s’adressa de son côté au Roi pour lui faire connaître les alarmes des catholiques.

Si, en 1820, la SIE possède déjà un réseau de 1 500 écoles mutuelles groupant, grâce à une audacieuse pédagogie collective, plus de 170 000 élèves, le mutualisme subit les coups de bélier des ultras qui l’estiment trop libéral, trop favorable à l’autonomie des enfants et incapable « d’élever la jeunesse dans des sentiments religieux et monarchiques ».

L’enfant sortant de cette école, disent-ils,

« est un perroquet savant, sans idée religieuse, sans valeur morale, plus dangereux que l’ignorant pour l’ordre politique et social puisque l’instruction a développé en lui de nouveaux besoins, toujours prêt à s’engager dans de nouvelles scènes de révolution ou de déchristianisation. Ah, Carnot, le conventionnel régicide, le patron de l’enseignement mutuel, savait ce qu’il préparait en l’introduisant en France par le décret de 1815 ! »

Saint-Jean Baptiste de La Salle, musée du Vatican, Rome.

Partisan farouche de l’ordre et soupçonnant un vaste complot protestant contre le Vatican, le pape Léon XII, le « pape de la Sainte-Alliance » décide dans Quod Divina Sapientia, sa bulle papale du 28 août 1824 (art. XXVII, 299), que

« les écoles publiques d’instruction mutuelle seront supprimées et abolies dans tous les États pontificaux. Les évêques poursuivront ceux qui continueront à utiliser cette méthode d’enseignement ou qui tenteront de l’introduire dans leurs diocèses ».

Comme on l’a dit plus haut, en France, l’enseignement mutuel est perçu comme une agression par les congrégations religieuses qui pratiquent « l’enseignement simultané », codifié dès 1684 par Jean-Baptiste de La Salle (1651-1719) pour les Frères des Écoles Chrétiennes (Latin : Fratres Scholarum Christianarum ; Italien : Fratelli delle Scuole Cristiane, en abrégé FSC) : classes par âge, division par niveau, places fixes et individuelles, discipline stricte, travail répétitif et simultané supervisé par un maître inflexible.

Et les mérites des écoles des FSC et de « l’enseignement simultané », confirmés depuis leur création, sont considérés en totale opposition avec ceux de l’enseignement mutuel, la « manie du moment », et considéré comme l’œuvre de « charlatans » spéculant sur l’enseignement primaire.

Anticipant la bulle papale par l’ordonnance d’avril 1824, l’enseignement mutuel est placé chez nous sous la stricte tutelle de l’Église traditionnelle qui s’empare de l’ensemble de la question éducative. En août, donc après la bulle de Léon XII, un ministère des « Affaires ecclésiastiques et de l’Instruction publique », dont l’appellation dit bien le retour de l’Eglise aux affaires, est créé. L’accession de Charles X, ne fera qu’aggraver cette situation. L’Église d’alors aime les Lumières, mais avant tout celles des bougies…

École catholique de Versailles, peinture de d’Antoinette Asselineau, 1839.

Dès lors, le bilan de la scolarisation tourne au drame. En 1828, sur les 39 381 communes :

  • environ 24 000 sont pourvues d’écoles de garçons, recevant 1 070 000 enfants ;
  • le nombre des jeunes filles qui fréquentent les écoles primaires est au plus de 430 000 ;
  • 15 381 communes sont sans écoles de garçons ;
  • et peut-être 20 000 sans écoles de filles ;
  • 1 680 000 garçons et 2 320 000 jeunes filles, soit 4 millions au total, ne fréquentent aucune école.

Malgré une embellie entre 1828 et 1829, le mutuellisme est rejeté, ses écoles fermées les unes après les autres (leur nombre diminua des trois-quarts par rapport à 1820) bien que le poids électoral des ultras diminue d’élections en élections. Cependant, les éducateurs du peuple résistent.

Dans les années qui suivent la révolution de 1830, encore plus de 2 000 écoles mutuelles fonctionnent, principalement dans les villes, en concurrence avec les écoles confessionnelles promues par le régime. Officiellement, l’école mutuelle n’était pas garante de la moralité et on affirmait qu’elle était « industrielle », inhumaine.

François Guizot.

Arrive alors le fameux « moment Guizot ». Alors qu’il avait milité initialement pour le développement de l’enseignement mutuel au sein de la SIE, François Guizot (1787-1874), à partir de 1832 ministre de l’Instruction publique de Louis-Philippe, donnera le coup de grâce en France à l’enseignement mutuel en faisant entériner le mode simultané comme unique méthode pédagogique officielle. Les écoles adoptant l’enseignement mutuel ne sont alors plus subventionnées, elles ne reçoivent plus aucun soutien du gouvernement ni de l’Église. Devant les difficultés matérielles, une majorité des élèves admis gratuitement jusqu’alors doivent payer une rétribution. Beaucoup de parents, dans le besoin, les retirent pour les mettre à l’école gratuite des Frères ou des Sœurs qui vient d’ouvrir ses portes. L’Église calomnie, jette le doute sur la moralité des maîtres, s’efforce d’éloigner de l’école « du Diable » les enfants des familles catholiques, persécute et menace de les écarter du catéchisme et de la communion. Elle veut briser l’enseignement mutuel. Les maîtres, pour la plupart, abandonnent la méthode pour se rallier à l’enseignement simultané. Plus d’élèves, plus de maître, les écoles mutuelles disparaissent peu à peu.

C’est encore Guizot qui donne le dernier coup de marteau pour clouer le cercueil de l’enseignement mutuel en créant en 1867 l’École normale des instituteurs pour former les futurs professeurs de l’école de Jules Ferry à la méthode simultanée.

Le jeune Hippolyte Carnot adhère lui aussi à la SIE afin de renouer, post mortem, avec son père. Il tentera en 1847, lorsqu’il est ministre de l’Instruction publique sous la IIe République, de faire renaître cet enseignement mutuel que son père Lazare Carnot chérissait, mais, bien que son œuvre fût grande, ses ennemis furent nombreux et son mandat fort court.

18. Conclusion

L’enseignement est en crise. Le dossier La désintégration contrôlée de l’éducation – Ce que tout parent et enseignant devrait savoir (S&P, mars 2023) documente en détail comment tout ce qui a été en grande partie accompli par Lazare Carnot et son fils Hippolyte, repris bien sûr par la suite, notamment dans le plan Langevin-Wallon, a été systématiquement mis en pièce par les nouvelles congrégations de notre temps, adorateurs du veau d’or : l’oligarchie financière, transhumaniste et décadente, après avoir conduit le monde au bord du gouffre, toujours déterminée à sauver ses privilèges en organisant la ruine physique et morale de l’humanité.

Pour reconstruire une instruction digne de ce nom, nous en sommes convaincu, l’éducation mutuelle, sous condition de l’adapter à notre époque et de ne pas en faire un système déshumanisant, est une piste extrêmement prometteuse. Plusieurs pays africains ne nous ont pas attendu. Bien que dépourvus de moyens suffisants, ils s’en inspirent déjà. Il ne s’agit donc nullement d’une relique du passé, mais bien un outil concret pour construire l’avenir.

En France, Vincent Faillet, un jeune professeur de SVT, docteur en sciences de l’éducation et de la formation en région parisienne, dont le travail est évoqué dans cette vidéo, semble bien décidé à ouvrir le dossier :

19. Quelques ouvrages et textes consultés

Merci de partager !

Victor Hugo et le réveil du colosse


Portrait de Victor Hugo (1802-1885) par Nadar (1884).

Comme l’affirme d’emblée Christophe Hardy sur le site L’Eléphant (avril 2014), dans un article dont je me suis largement inspiré, l’auteur des Misérables passe, à juste titre, pour un homme qui, dans ses textes et ses engagements, a « défendu la cause du peuple ».

Nourri d’un humanisme chrétien et de l’amour d’autrui, Victor Hugo est mis au défi par le peuple et la misère dans laquelle il se trouve, sans pour autant être conduit à s’en faire une vision idéalisée ou romantique. Et lorsqu’il voit ce peuple s’éveiller, Hugo prend la mesure de sa puissance colossale, pour le bien comme pour le mal.

Dans son poème Au peuple (Les Châtiments, Livre VI), il utilise la puissante métaphore de l’Océan pour caractériser cette force. En l’évoquant, Hugo s’adresse au peuple :

« Il te ressemble ; il est terrible et pacifique. (…)
Sa vague, où l’on entend comme des chocs d’armures,
Emplit la sombre nuit de monstrueux murmures,
Et l’on sent que ce flot, comme toi, gouffre humain,
Ayant rugi ce soir, dévorera demain. »

Durant la première moitié de son existence, Hugo fut témoin de plusieurs soulèvements populaires. Les années 1830 sont particulièrement agitées.

Des émeutes et des grèves se déclenchent dans les grandes villes, à Paris, Lyon, Marseille, provoquées par la dureté de la vie qu’aggrave la moindre crise de la production agricole.

D’une manière générale, la rigueur des conditions de travail découle des mécanismes absurdes du marché : face à l’effondrement des prix industriels (1817-1851), les entrepreneurs décident purement et simplement de diminuer les salaires.

La paupérisation explose et les ouvriers s’insurgent contre cette baisse dramatique de leurs revenus. A Paris, Hugo a sous les yeux le spectacle d’une masse laborieuse, venue de la province s’entasser dans le centre de la capitale, déracinée, vivant dans l’insalubrité et la précarité, exposée aux épidémies (choléra en 1832), prompte à l’émeute (février et septembre 1831, juin 1832, avril 1834).

Cependant, le monde ouvrier, qui ne représente qu’une petite minorité dans un pays largement agricole et paysan, peine à faire valoir ses revendications, notamment sur la diminution des journées de travail. Pas encore structuré, son morcellement l’empêche de se doter d’une véritable conscience de classe solidaire. Cette masse malmenée, agitée régulièrement de secousses brutales, effraye les notables et les possédants, qui la voient comme une classe dangereuse menaçant leurs privilèges.

L’amour plus fort que la pitié

Hugo a très tôt conscience que la misère du peuple est la principale « question sociale ». Cette sensibilité au sort des plus pauvres n’est pas celle de la dame charitable hypocrite, elle est le fond de son âme. Et lorsque, élu député, il l’évoque à l’Assemblée, les conservateurs dont il se croyait proche jusqu’en 1849, se mettent à hurler.

« Toute ma pensée, dira-t-il,
je pourrais la résumer en un seul mot.
Ce mot, le voici :
haine vigoureuse de l’anarchie,
tendre et profond amour du peuple ! »

La misère des classes populaires, l’écrivain la connaît pour être allé à sa rencontre, en avoir rendu compte : misère de la prison (visite de la Conciergerie, dans Choses vues, septembre 1846), misère de la vie ouvrière (visite des caves de Lille en février 1851, discours non prononcé qui inspirera le poème des Châtiments « Joyeuse vie »). Il est persuadé qu’elle peut être vaincue.

Contredisant les conservateurs, les classes laborieuses ne sont pas, à ses yeux, des « classes dangereuses ». Elles sont même en danger, et ce danger menace la stabilité de la société tout entière :

« Je vous dénonce la misère,
qui est le fléau d’une classe et le péril de toutes !
Je vous dénonce la misère
qui n’est pas seulement la souffrance de l’individu,
qui est la ruine de la société. »

(Discours du 9 juillet 1849.)

S’il abandonne ses convictions de jeune royaliste pour devenir un républicain de progrès passionné, Hugo craint le chaos et le sang versé inutilement.

Même s’il n’a pas vécu 1793 et la Terreur, il est obsédé par le souvenir des jours sanglants de la Révolution française, où la guillotine travaillait à plein régime.

Rendant compte de l’insurrection, en 1832, plus que la violence en tant que telle, il dénonce les extrémistes qui, par calculs personnels et non pour lutter contre l’injustice, excitent les masses à la révolte et annoncent pour la fin du mois « quatre belles guillotines permanentes sur les quatre maîtresses places de Paris ».

Hugo considère cette stratégie comme une impasse politique (« Ne demandez pas de droits tant que le peuple demandera des têtes »), tout en en comprenant la légitimité :

« Il est de l’essence de l’émeute révolutionnaire,
qu’il ne faut pas confondre avec les autres sortes d’émeutes,
d’avoir presque toujours tort dans la forme
et raison dans le fond. »

Avec ironie, il signale aux puissants que

« le plus excellent symbole du peuple, c’est le pavé.
On marche dessus jusqu’à ce qu’il vous tombe sur la tête. »
(Choses vues, 1830 à 1885.)

Comme le poète allemand Friedrich Schiller, Hugo a la conviction que le rôle de l’artiste et du poète est d’élever le débat. L’art, telle l’étoile polaire brillant dans la nuit pour les marins perdus sur l’océan, est essentiel pour guider le peuple à bon port.

Magnanime

Politiquement, afin de poser les bases d’un destin futur, pacifique et harmonieux, il affirme que la compassion et le pardon doivent prévaloir sur la haine et la vengeance.

« Tel a assassiné sur les grandes routes qui,
mieux dirigé, eût été le plus excellent serviteur de la cité.
Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la, défrichez-la,
arrosez-la, fécondez-la, éclairez-la, moralisez-la, utilisez-la ;
vous n’aurez pas besoin de la couper. »
(Claude Gueux, roman, 1834.)

Lucide, le poète déclare qu’« ouvrir une école, c’est fermer une prison », car « quand le peuple sera intelligent, alors seulement le peuple sera souverain ».

C’est le traitement appliqué à Jean Valjean, héros principal des Misérables : le pauvre voleur, bagnard évadé, finira par devenir la grande âme que son hôte d’un soir, monseigneur Myriel, avait su déceler en lui alors que le reste de la société s’avérait incapable de l’identifier…

Les Gueux

Hugo passera sa vie à dédiaboliser « les gueux », c’est-à-dire le peuple. En 1812, dans sa chanson Les gueux, le chansonnier populaire Pierre-Jean de Béranger*, qu’il admirait, entonnait :

« Des gueux chantons la louange.
Que de gueux hommes de bien !
Il faut qu’enfin l’esprit venge
L’honnête homme qui n’a rien. »

Dans un de ses plus grands discours (en juillet 1851, sur la réforme de la Constitution), Hugo réclame pour le peuple (et pour tous) le droit à la vie matérielle (travail assuré, assistance organisée, abolition de la peine de mort) et le droit à la vie intellectuelle (obligation et gratuité de l’enseignement, liberté de conscience, liberté d’expression, liberté de la presse).

Bref, en embryon, la vision d’un Jaurès et d’un De Gaulle qu’on retrouvera dans « Les Jours heureux », le programme du Conseil national de la Résistance (CNR), et l’antithèse de la mondialisation financière qu’on nous inflige aujourd’hui.

Lanceur d’alerte

En 1527, dans une lettre à son ami Thomas More, l’humaniste Erasme de Rotterdam avait prévenu les puissants : si l’Eglise de Rome n’adopte pas les mesures de réforme progressive et pacifique que lui, Erasme, propose, ils seront coupables d’avoir provoqué un siècle de violence !

Dans Les années funestes (1852), connaissant la puissance du colosse (Fig. 1), Victor Hugo aura, lui aussi, mis l’oligarchie en garde. Un avertissement qui garde son actualité :


Il Colosse, tableau de Goya (1808). Lorsque le colosse se lève, tous s’enfuient en courant.
Le seul qui reste immobile, c’est l’âne (symbolisant le roi d’Espagne Carlos IV, qui refusait de prendre en compte les aspirations du peuple).

« Vous n’avez pas pris garde au peuple que nous sommes.
Chez nous, dans les grands jours, les enfants sont des hommes,
Les hommes des héros, les vieillards des géants.
Oh ! Comme vous serez stupides et béants,
Le jour où vous verrez, risibles escogriffes,
Ce grand peuple de France échapper à vos griffes !
Le jour où vous verrez fortune, dignités,
Pouvoirs, places, honneurs, beaux gages bien comptés,
Tous les entassements de votre orgueil féroce,
Tomber au premier pas que fera le colosse !
Confondus, furieux, cramponnés vainement
Aux chancelants débris de votre écroulement,
Vous essaierez encore de crier, de proscrire,
D’insulter, et l’Histoire éclatera de rire. »

Victor Hugo, Les années funestes (1852)

NOTE:

*Christine Bierre, « Pierre-Jean de Béranger : la chanson, une arme républicaine » dans Nouvelle Solidarité N°07/2022.

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Albrecht Dürer contre la Mélancolie néo-platonicienne


EN version pdf: Albrecht Dürers fight against neoplatonic melancholy


Albrecht Dürer, autoportrait, 1500.

Par Karel Vereycken, 2007.

Fais en sorte par tous tes efforts
Que Dieu te donne les huit sagesses.
On appellera facilement homme sage
Celui qui ne se laisse aveugler
Ni par la richesse ni par la pauvreté.
 
Celui qui cultive une grande sagesse
Supporte également plaisir et tristesse.
Est aussi un homme sage
Celui qui supporte la honte
Comme la gloire.
Celui qui se connaît soi-même et s’abstient du mal,
Cet homme est sur le chemin de la sagesse
Qui en place de vengeance
Prend son ennemi en pitié.
Il s’éloigne par sa sagesse des flammes de l’enfer
 
Celui qui sait discerner la tentation du diable et
Sait y résister par la sagesse que Dieu lui octroi.
Celui qui en toute circonstance garde son cœur pur
A choisi le couronnement de la sagesse.
Et celui qui aime vraiment Dieu
Est un chrétien pur et pieux.
Albrecht Dürer, 1509

Nuremberg, berceau de génies

Figure 1. Albrecht Dürer, autoportrait à l’âge de treize ans (1484)

L’autoportrait (1484) d’Albrecht Dürer (1471-1528) « fait devant un miroir », à l’âge de treize ans (Fig. 1) nous montre un enfant émerveillé. Son père, qui le guide dans cet effort, est un orfèvre d’origine Hongroise installé à Nuremberg et formé à la technique de dessin à la pointe d’argent « auprès des grands maîtres » flamands, spécialisés dans cette technique complexe.

Centre commercial, minier et sidérurgique qui fournissait la cour de Prague, Nuremberg, en 1500 est une ville riche de 50 000 âmes et attire, tel un aimant, tous les talents d’Allemagne et d’Europe. (Fig. 2) Grande ville de l’imprimerie naissante, Anton Koberger (v. 1445-1516) y fait tourner jusqu’à 24 presses à lui seul avec une centaine de compagnons. Friedrich Peypus, imprimeur des humanistes, y publie le grand platonicien Erasme de Rotterdam (1469-1536).

On produit des écrits ésotériques et des bibles, mais aussi tout ce que l’Italie peut fournir comme auteurs humanistes, avec les écrits scientifiques de Nicolas de Cuse (1401-1464) ou les lettres d’Enea Silvio Piccolomini (le pape anti-obscurantiste Pie II). Astronomes, géographes, mathématiciens, artisans, sculpteurs (Veit Stoss et Adam Kraft, entre autres), orfèvres, architectes et poètes y fleurissent. Le médecin Hartman Schedel (1440-1515) y rédige et imprime sa fameuse Chronique, illustrée de 1809 gravures. Martin Behaim (1459-1509), dont la maison familiale avoisine celle de Dürer, y fabrique les premiers globes terrestres.

Fig. 2: La maison de Dürer à Nuremberg, près des remparts.

Profitant de cet environnement intellectuel, culturel et scientifique exceptionnel, il va sans dire que Dürer, tout comme Rabelais, était un enfant de la « génération Erasme » [1]. Toute analyse de l’œuvre de Dürer nécessite donc une lecture d’Erasme, ce géant à l’origine du décloisonnement des esprits et des métiers ; son impulsion demeure incontournable pour circonscrire l’humanisme qui anime l’artiste. Cependant, c’est un autre géant, scientifique celui-ci, qui donne à Albrecht Dürer un atout supplémentaire.

De Bessarion à Dürer, en passant par Regiomontanus

Figure 3. Portrait de Regiomontanus, ici avec astrolabe.

Car en 1471, année de naissance de Dürer, le géographe, mathématicien et astronome Johannes Müller (1436-76), dit Regiomontanus (Fig. 3) , décide d’élire domicile à Nuremberg. Il est certain d’y trouver ce qu’il cherche : des érudits comme lui et des artisans hautement qualifiés, spécialisés dans la fabrication d’instruments scientifiques de précision, en particulier pour l’astronomie.

A la mort du mathématicien viennois Georg Peuerbach (1423-61), son mentor, Regiomontanus fait sienne la mission que ce dernier avait reçu du cardinal Jean Bessarion [2] (1403-1472) : re-traduire et publier l’abrégé de l’Almageste de l’astronome grec Claude Ptolémée (90-168), supposé donner une explication cohérente aux mouvements des planètes du système solaire. Ce travail, achevé en 1463 et imprimé pour la première fois en 1496 sous le titre Epitoma in Amagestum Ptolomei (avec des illustrations de Dürer) suscite de grandes controverses, reprises par des astronomes tels que Copernic, Galilée et Kepler.

Au service de Bessarion, Regiomontanus parcourt l’Italie de 1461 à 1467. Il fabrique un astrolabe, écrit sur la trigonométrie et la sphère armillaire. A l’université de Padoue il expose les idées d’al-Farghani et écrit une critique du Theorica Planetarum attribué à Gérard de Crémone.

A partir de ses propres observations, comme il le stipule dans une lettre à l’astronome Giovanni Bianchini, Regiomontanus constate que ni Ptolémée, ni aucune science astronomique connue à son époque ne réussissent à expliquer les phénomènes observés. C’est avec son appel pour une collaboration internationale capable d’y parvenir, que Regiomontanus apparaît comme l’homme qui fixa l’agenda pour une révolution théorique en astronomie, qu’accomplira ensuite Johannes Kepler.

De surcroît, dans ses bagages, Regiomontanus amène à Nuremberg une collection exceptionnelle de manuscrits. Il projette notamment d’y fonder sa propre imprimerie et de publier ses manuscrits, référencés dans un « prospectus » établi vers 1473. Cette collection rare et prestigieuse est alors sans pareil par sa teneur scientifique : on y trouve les œuvres d’Archimède (par Jacobus Cremonsis), quatre codex euclidiens (dont une version des Eléments ayant appartenu à Bessarion et traduite au début du XIIème siècle par Abelard de Bath), le De arte mensurandi (de Jean de Murs), De la Quadrature du Cercle de Nicolas de Cuse où encore le De speculis cimburrentibus (d’Alhazen) parmi beaucoup d’autres.

Poursuivant sa correspondance avec Paolo Toscanelli [3] (1397-1482), Regiomontanus et son élève Bernhardt Walther (1430-1504), élaborent et font imprimer à Nuremberg les fameuses éphémérides pour la période 1475-1506, qui, de pair avec la fameuse carte de Toscanelli, permettent à d’intrépides navigateurs, tel Christophe Colomb, d’élargir les horizons de l’humanité grâce à une nouvelle science : la navigation astronomique. [4]

Bien que très doué pour le dessin, le jeune Dürer est formé comme artisan et métallurgiste dans l’orfèvrerie de son père. En 1486, âgé de 15 ans, il entre dans l’atelier de Michael Wolgemut (1434-1519), un graveur qui illustre des publications de Regiomontanus.

Après le décès de ce dernier en 1476, c’est son disciple Walther qui hérite de sa riche bibliothèque et poursuit les recherches. En 1501 Walther achète la maison de Regiomontanus – qu’en 1509 Dürer acquiert à son tour, devenu membre du Grand Conseil de Nuremberg – et aménage le pignon sud en plate-forme d’observations astronomiques.

Figure 4. Albrecht Dürer, portrait de Pirckheimer.

Cependant, Dürer, dépourvu d’une connaissance suffisante en latin et grec pour déchiffrer ces trésors, se voit obligé de passer des soirées entières avec le turbulent correspondant d’Erasme, le patricien Willibald Pirckheimer [5] (1470-1530) (Fig. 4) et d’autres humanistes de son entourage. Dans le cercle de Pirckheimer, l’artiste fait certainement connaissance avec le neveu du duc de Milan, Galeazzo de San Severino, un camarade d’université de Pirckheimer, réfugié à Nuremberg après 1499. Il faut savoir que c’est dans les écuries de Galeazzo que Léonard de Vinci étudie les proportions des chevaux, de plus, il est établi que plusieurs dessins anatomiques de Dürer sont des copies pures et simples de Léonard. En géométrie, on pense que Dürer a pu bénéficier du conseil et des explications d’un autre membre du cercle de Pirckheimer, le prêtre astronome et mathématicien Johannes Werner [6] (1468-1528), réputé pour aimer échanger et partager son savoir avec les artisans.

Comme on le découvre en explorant son environnement social immédiat : Dürer , ami d’un correspondant d’Erasme, est initié à la gravure par un proche collaborateur d’un grand scientifique, Regiomontanus et de plus, s’installe dans la maison qui abrite probablement la plus riche collection de manuscrits dont on peut rêver à l’époque, rassemblés par Bessarion et Nicolas de Cuse !
On peut bien dire qu’avant d’aller découvrir la Renaissance en Italie, le meilleur de la Renaissance du Quattrocento italien est venu à sa rencontre.

« Melencolia », ou Platon contre le néoplatonisme

Bien que Dürer tienne l’essentiel de sa réputation à des très nombreuse gravures à thème biblique sur bois et sur cuivre (Apocalypse, Petite Passion, Grande Passion, etc.), aujourd’hui on l’admire surtout pour ses études minutieuses de la nature (Le lièvre, La grande touffe d’herbe, etc.).

Nous avons choisi ici de traiter l’aspect plus énigmatique de son travail dans lequel il aborde un des défis majeurs de son époque et qui reste d’une brûlante actualité : comment donner aux penseurs, chercheurs et autres artistes, l’entière et saine maîtrise des processus créateurs de l’esprit humain, en évitant tout autant les procédés formels et stérilisants que les dérapages ésotériques et irrationnels, fuites confortables vers une douce folie ? Voyant sombrer son meilleur ami et tuteur Pirckheimer, exposé aux théories « néo-platoniciennes » très en vogue à l’époque, Dürer fait appel au « vrai » Platon pour élaborer en 1514, avec une grande ironie, sa gravure Melencolia I. La joie de découvrir cette œuvre nous livre d’emblée l’antidote au type de mélancolie qu’il dénonce.

Trois gravures, connues sous le nom de Meisterstiche [chefs-d’œuvre gravés] nécessitent d’être juxtaposées pour mieux comprendre cette œuvre. Des témoignages d’époque rapportent que Dürer offre souvent plusieurs gravures de cette série.

Figure 5. Albrecht Dürer, Le Chevalier, la mort et le diable (1513), gravure au burin.

Il s’agit du Chevalier, la mort et le diable (qui date de 1513), Saint Jérôme dans sa cellule ( 1514), et de Melencolia I (également de 1514). (Fig. 5, 6 et 7)

D’abord Le Chevalier, la mort et le diable pose d’une façon brutale le défi de l’existence humaine. Le chevalier passe son chemin sans se laisser impressionner par un diable presque ridicule et la mort qui lui présente un sablier. Crâne et os ne représentent pas tant la mort que le passage inexorable du temps assimilé tout naturellement à un memento mori (« Souviens-toi que tu dois mourir »), invitation à une vie de raison qui ne doit pas être gaspillée.

Saint-Jérôme

Fig. 6: Albrecht Dürer, Saint-Jérôme dans sa cellule.

Ensuite, loin d’une vie contemplative et retirée du monde, Saint Jérôme dans sa cellule rayonne d’une activité débordante. Plus encore que le crâne et le sablier, c’est le potiron géant accroché au plafond qui nous interpelle. En raisons de ses nombreux pépins, il est symbole d’abondance et de fécondité, image métaphorique de nourriture d’immortalité. Un dicton chinois pose la question du sens de la vie : « Suis-je une calebasse qui doit rester pendue sans qu’on la mange ? »

Enfin, l’énigmatique Melencolia I. On remarque dans une pénombre troublée par la chute d’une comète et d’un arc en ciel, une figure, qui bien qu’ailée, semble clouée au sol, assise au pied d’un monument érigé devant un plan d’eau, et une ville en arrière-plan. La créature porte une couronne de feuilles et une robe richement brodée. Elle exhibe une bourse bien remplie et un trousseau de clefs. Elle est entourée d’une collection d’objets et d’instruments ayant un rapport à la géométrie (un compas, une règle, une sphère, un polyèdre), au travail artisanal (un rabot, un gabarit pour moulures, un marteau, des clous, des tenailles, une scie, un creuset, une échelle, une balance, un sablier avec un cadran solaire), aux nombres (un carré magique), à la littérature (un encrier, un livre fermé) et à la musique (une cloche). On remarque aussi au centre un angelot ayant l’air bien inspiré, assis sur un tapis recouvrant partiellement une meule. Ce putto se concentre sur son activité d’écriture tandis qu’à terre repose un chien un peu misérable. Une chauve-souris, exhibant un écriteau avec le texte Melencolia I semble vouloir se jeter hors du tableau.

Pour comprendre cette œuvre, procédons par étapes.

Figure 7. Albrecht Dürer, Melencolia I (1514), gravure au burin.

La mélancolie, un virus aristotélicien

Point besoin d’avoir pénétré toutes les significations secrètes des objets et des attitudes pour constater le sens général de l’œuvre. La figure qui incarne la mélancolie semble ici peu satisfaite de sa propre inaction ; elle jette un regard jaloux sur le petit ange si travailleur et si heureux !

Les études de l’historien d’art Erwin Panofsky, reprenant ceux de Karl Giehlow de 1903, résument bien l’historique du thème : la mélancolie (du grec mélas signifiant le noir, et choler l’humeur), n’est qu’une forme aggravée de l’acedia [l’ennui]. L’acedia, cette apathie spirituelle décrite dès le quatrième siècle par le moine Evagrius Pontus comme la maladie des moines fut parfois appelée démon de midi. Le diable, sûr de lui, n’hésitait pas à opérer en plein jour, en particulier à midi, lorsque les moines, après une petite nuit et un long labeur matinal, manifestaient les premières signes de faiblesses…

Cette « torpeur de l’esprit qui ne peut entreprendre le bien » n’était pas une simple paresse au sens de fainéantise, et était considéré par les chrétiens comme un grave péché. [7] De nombreux chapiteaux de l’art roman font figurer le péché Désespoir sous forme d’un diable se suicidant, en opposition avec la vertu Espérance.

Si les chrétiens considéraient cette affection comme un grave péché, les médecins de l’antiquité n’y voyaient en général qu’une maladie. Ils considéraient la mélancolie comme l’une des quatre humeurs (sanguine, cholérique, mélancolique, lymphatique), tempéraments qui affectent tout les êtres humains. Mais si une d’entre elles domine trop, elle peut nous conduire au vice et même à la folie.

A la Renaissance, cette conception antique refait surface. Comme le souligne Erasme, ces humeurs ont certes des défauts, mais chez un homme « bien tempéré », elles laissent la place à d’autres qualités qui peuvent compenser les défauts de caractère : « Il arrive parfois que la nature, comme si elle faisait balance entre deux comptes, compense une maladie de l’âme par quelque sorte de qualité contraire : tel individu est sans doute plus porté à la volupté, mais nullement colérique, nullement jaloux ; un autre est d’une chasteté incorruptible, mais un peu bien hautain, plus porté à la colère, plus regardant à ses sous. » (Enchiridion f.46)

Figure 8. Représentation de l’Acedia. Détail des Tempéraments, (vers 1490)

En art, la représentation moyenâgeuse de la mélancolie se construit donc à partir de celle de l’ennui (acedia), présentée parfois comme une fileuse ayant cessé de filer la quenouille (dérouler le fil de la vie). Par sa passivité, elle se rend vulnérable au diable. (Fig. 8)

Dürer lui-même traite d’une façon semblable ce thème dans une gravure non datée, Le songe du Docteur. [8] (Fig. 9)

Figure 9. Albrecht Dürer, Le songe du docteur
gravure non daté.

Une étude récente démontre d’une façon convaincante que le docteur endormi derrière son fourneau vers lequel le diable actionne un soufflet, n’est pas en proie à un rêve luxurieux. Il s’agit selon toute probabilité d’une polémique contre les alchimistes, qui, à force d’attendre devant leur athanor que le plomb se transforme en or, sont dans l’incapacité de répondre aux invitations de dame fortune.

Cependant, Melancolia I n’a rien à voir avec cette paresse dangereuse. Nous sommes ici devant quelque chose de radicalement différent : la figure ailée n’est pas dans un état de somnolence mais bien plutôt en état de super-éveil. Son visage sombre et son regard fixe expriment une quête intellectuelle, intense mais stérile. Elle a suspendu son travail, non par indolence, mais parce qu’il est devenu, à ses yeux, privé de sens. Comme le formule Panofsky : « Ce n’est pas le sommeil qui paralyse son énergie, c’est la pensée. »

Marsile Ficin à l’origine du romantisme ?

Figure 10. Le mélancolique Marsile Ficin.

Cette interprétation « moderne » de la mélancolie arrive avec ce qu’on nomme abusivement les idées néo-platoniciennes. Il s’agit en réalité d’une attaque perverse contre l’essence de la pensée platonicienne menée par la personne, l’oeuvre et les disciples de Marsile Ficin (1433-1499), (Fig. 10) lui-même adepte des néo-platoniciens d’Alexandrie (Plotin, Porphyre…).

Comme Giehlow, Panofsky note, bien avant nous, que, cette personnalité dominante de l’académie néo-platonicienne de Florence a inversé le concept de Mélancolie. Que Dürer ait été confronté à ces idées nouvelles semble entièrement établit. Pirckheimer, encore étudiant à Pavie, envoie à son père une copie d’un écrit du Ficin. Notons aussi qu’Anton Koberger, le parrain de Dürer, imprime en 1497 à Nuremberg la correspondance de Ficin et que ses œuvres circulaient dans toute l’Allemagne. Il y a donc peu de doutes que son cercle en discute.

Observons d’abord que, dans sa Septième lettre, le Ficin reprend la belle métaphore de Platon où il conte que notre âme, après avoir contemplé les idées (justice, beauté, sagesse, harmonie) à l’état pur dans les cieux, se retrouve dégradée par les désirs des choses terrestres.
Pour y échapper, l’âme peut s’envoler grâce à deux ailes (deux vertus) : la justice qu’on obtient grâce à un comportement moral (actif) et la sagesse (contemplatif). On peut y voir Le Chevalier et Saint Jérôme. Le fait que Dürer représente sa Mélancolie avec des ailes trouve donc tout son sens. Quand l’âme voit une forme belle, elle « est enflammé par cette mémoire et, en secouant ses ailes, par degrés se purge du contact avec les corps et la saleté et devient possédée par la fureur divine ». (…)

Cependant, insiste le Ficin, « Platon nous dit que ce type d’amour naît de la maladie humaine et est remplie de troubles et d’angoisses, et qu’il se manifeste dans ces hommes dont l’esprit est tellement couvert de noirceur que ça n’a rien d’exalté, rien d’exceptionnel, rien d’au-delà de la faible image du petit corps. Il n’y a rien qui regarde les étoiles, parce que dans sa prison, les volets sont clos. »

Pour le Ficin, « l’âme immortelle de l’homme est en malheur constant dans le corps », ou elle « dort, rêve, délire et souffre », emplie d’une nostalgie infinie qui ne connaîtra nul repos avant qu’enfin elle ne « retourne d’où elle est venue ».

Ensuite, dans De Vita triplici (Les trois livres de la Vie, 1489), le Ficin reprend les idées de l’ennemi numéro un de Platon : Aristote. Ce dernier, dans son Problemata XXX, 1, définit le « mélancolique de nature » comme quelqu’un d’une sensibilité particulière que oscille tellement entre la paralysie et l’hyperactivité de ses pensées et ses émotions qu’il peut basculer dans la folie, le délire ou la faiblesse d’esprit, connu de nos jours comme le syndrome maniaco-dépressif ou encore les troubles bipolaires.

Pour Aristote, aucun doute : « tous les êtres véritablement hors du commun, que ce soit dans le domaine de la philosophie, de la conduite de l’Etat, de la poésie ou des arts, sont des mélancoliques -certains même au point qu’ils souffrent de troubles provoqués par la bile noire » puis déclare élégamment que, si le mélancolique réussit à marcher sur cette crête étroite séparant génie et folie, « le comportement de son anomalie devient admirable d’équilibre et de beauté ».

Le Ficin, lui-même proie d’une grave mélancolie s’efforce d’étoffer et d’amplifier cette affirmation. Après des arguments pseudo médicaux, il conclut que l’humeur noire « doibt estre autant cherchée et nourrie » que la blanche, car, si correctement exploitée, elle peut fournir une force formidable à l’âme : « Et tout ce qu’elle [l’âme mélancolique] recherche, aisément elle l’invente, le perçoit clairement, en juge sincèrement, et retient longtemps ce qu’elle a jugé. Adjoustez-y que comme cy dessus nous avons démonstré, que l’Ame par tel instrument qui convient en quelque sorte avecques le centre du monde, et (pour ainsi dire) qui recueille l’Ame comme en son centre, tend toujours au centre de toutes choses, et y pénètre au plus profond. En outre il convient avec Mercure et Saturne l’un desquels est le plus hault des Planètes qui élève l’homme de recherche aux plus hauts secrets. De là viennent les Filosophes singuliers, principalement quand l’ame est ainsi abstraite des mouvements externes et du propre corps, et que fort proche des divins, elle est faite instrument des choses divines. Donques estant remplie de divines influences et des oracles d’enhault, elle invente tousjours quelque chose de nouveau, et non usité, et prédit les choses futures. Ce qu’afferment non seulement Democrite et Platon : mais aussi Aristote au livre des Problèmes et Avicenne au livre des choses divines, et au livre de l’Ame le confessent. » (traduction française de Guy Le Fèvre de la Boderie, 1581).

Cette confusion permanente entre folie et génie apparaît une fois de plus dans De furore poetico (1482), la préface du Ficin pour sa traduction du dialogue de Platon Ion.

Dans ce dialogue, pour taquiner le rhapsode, Socrate affirme que « le poète est une chose légère, ailée et sacrée, qui ne peut composer avant d’être inspiré par un dieu, avant de perdre la raison, de se mettre hors d’elle-même. Tant qu’un homme reste en possession de son intellect, il est parfaitement incapable de faire œuvre poétique et de chanter des oracles ». Quand Socrate constate que le rhapsode Ion veut seulement être l’esclave des divinités [534d], et qu’il est avide de récompenses pécuniaires [535e], il le traite de Prothée [sophiste égyptien] [541e].

Pour Platon, l’inspiration divine doit conduire au perfectionnement de la raison souveraine et donc à la liberté. A contrario, dans Les Lois, VII, 790d, Platon évoque le « mal des Corybantes », ces prêtres mythiques qui honoraient la déesse-mère Cybèle par des danses frénétiques.

Mais dans sa préface, le Ficin, après avoir affirmé qu’une première forme de délire fait tomber l’homme « au dessous de l’apparence humaine et (…) en quelque sorte ramené à la bête », le florentin affirme, imitant en cela Plotin, qu’il existe une autre forme de délire, celui-ci divin (extase mystique).

Par ce stratagème, les néo-platoniciens de Florence reprirent à leur compte la doctrine aristotélicienne pour qui la furor melancolicus constitue le fondement scientifique de la conception platonicienne d’une furor divinus, la belle frénésie du poète ! Bien que le processus de créativité humaine, parfois qualifié d’agonie créatrice, implique de fortes tensions résultant de l’épuisement d’un niveau donné d’hypothèses, le plaisir de la découverte, que l’on éprouve par des sauts qualitatifs vers des géométries supérieures, renforce l’émotion fondamentale de joie et d’amour généreux envers l’humanité.

Voilà l’essence de l’identité d’un individu réellement adulte, ce que Platon appelle les « âmes d’or ». La nature de l’émotion fondamentale qui constitue son identité est agapique et non érotique.

Si ce processus dépasse la rationalité simple, il obéit néanmoins à une légitimité harmonieuse, diamétralement opposée à une crise existentialiste. Prétendre que la « souffrance » soit l’unique vivier de la créativité humaine est non seulement une escroquerie intellectuelle, mais une démarche visant à plonger le créateur dans un narcissisme infantile le rendant susceptible d’être manipulé.

Il apparaît ainsi que vouloir établir une équivalence automatique entre folie et créativité n’est qu’un instrument raffiné de l’oligarchie pour promouvoir une pensée irrationnelle, destructrice tant des arts que des sciences.

Ayant donc retrouvé son lustre grâce à ce mélange trompeur, la mélancolie, jusqu’à là tenue dans le mépris, s’auréola du sublime. (*9) Cette mélancolie sublime est l’essence même d’une grave maladie culturelle dont souffre encore le monde aujourd’hui : le romantisme. (*10)

Agrippa, Trithème et Zorzi

L’influence grandissante d’Erasme de Rotterdam et de Thomas More, disciples de Saint Socrate, engagés dans une réforme de la société civile et des pratiques religieuses, provoqua l’ire de l’oligarchie alors basée dans le centre du pouvoir financier et du renseignement : Venise.

Avant l’apparition de Luther, cette dernière fera tout pour promouvoir l’alchimie et l’occultisme pour confondre l’esprit des élites lettrés et érudits.


Ainsi, Johannes Reuchlin (1455-1522), passionné de Grec et d’hébreux, bascule dans l’ésotérisme cabalistique après sa rencontre avec le Ficin et Pic de la Mirandole. Erasme le défend quelque temps contre l’inquisition – car, obsédée, elle brûle tout les livres juifs – alors qu’à cette période où il marche dans les pas de Saint-Jérôme, il vise avec son projet de Collège Trilingue, avec les originaux grecs, latins et hébreux à offrir au monde une nouvelle traduction de l’évangile, espérant ainsi prévenir les guerres de religion.

Figure 11. Pieter Breughel l’Ainé, L’alchimiste, (1558).

Les réseaux érasmiens sont prompts à dénoncer ces déploiements alchimistes. Erasme, dans l’Eloge de la Folie écrit en 1511 : « Ceux qui par des pratiques nouvelles et mystérieuses essaient de changer la nature des éléments et en recherchent un cinquième, à savoir la quintessence, à travers la terre et les mers… Ils ont toujours à l’esprit quelques inventions merveilleuses qui les égarent et l’illusion leur est si chère qu’ils s’y perdent tout leurs biens et n’ont plus de quoi construire un dernier fourneau. » Il écrit également une préface pour De Re Metallica (publié en 1556) de Georg Agricola (1494-1555), pour stimuler les recherches scientifiques sur les processus géologiques, les fossiles, les minerais et leurs transformations utiles pour l’humanité.
D’autres de son entourage dénoncent l’alchimie, notamment Sébastien Brant (1458-1521) dans la « Nef des Fous » pour lequel Dürer grava des illustrations, ou encore Pierre Breughel l’aîné dans son dessin l’Al-ghemist([tout raté) de 1558. (Fig. 11)

Figure 12. Portrait d’Agrippa de Nettesheim.

Au centre de l’offensive alchimiste on trouve Agrippa de Nettesheim (1486-1535) (Fig. 12). En 1510, il s’était rendu avec le jeune médecin suisse Paracelse (1493-1541) à Prague chez l’abbé bénédictin Trithème (1462-1516) (Fig. 13). Avec ce dernier, il fonde à Paris d’abord puis à Londres, une société internationale secrète, la « Communauté des Mages ».

Comme beaucoup d’autres « astrologues » et alchimistes de cette époque, Agrippa sert d’ambassadeur, d’espion et d’agent d’influence. Il travaille d’abord pour l’empereur Maximilien I, ensuite pour Charles V et pour la France. Dans ses fonctions d’ambassadeur de Maximilien I, on le retrouve à Londres où il est en contact avec le moine franciscain et ambassadeur de Venise, Francesco Giorgio (ou Zorzi). Pendant qu’en surface la hiérarchie Vaticane fait de Luther son ennemi officiel, les réseaux clandestins font tout pour promulguer en sous-main « l’hérésie » protestante anti-érasmienne, repoussoir confortable pour garder leur pouvoir « spirituel » devenu système terrestre. Convié à s’exprimer comme docteur de la loi sur le divorce de Henry VIII, Zorzi encourage vivement Henry VIII à rompre avec Rome, selon une stratégie forgée par les « jeunes » loups de Venise voulant faire de l’Angleterre la « Venise du Nord » idéalement située entre le nouveau et l’ancien monde.
Ce réseau, sous le masque de l’érudition, s’installe au plus près des élites humanistes. Agrippa lui-même tente de développer une correspondance avec Erasme et séjourne en Angleterre chez l’ami de celui-ci, John Colet (1469-1519), également en contact avec le Ficin et Pic de la Mirandole. Zorzi, maintient aussi des relations avec Guillaume Postel (1510-1581), le super espion ésotérique de François Ier.

Figure 13. Portrait de l’abbé Trithème

Dans De Harmonia Mundi (1525), œuvre majeure de Zorzi dédiéee au pape Clement VII, on retrouve les thèmes hermétiques classiques des sept sphères, de l’angéologie et de l’influence des planètes, complétés par une approche kabbalistique. En réalité, il s’agit bien d’un retour au paganisme, présenté comme parfaitement compatible avec la doctrine chrétienne !
Cette offensive ésotérique ramène le sujet de la mélancolie au centre de l’actualité. Un premier écrit d’Agrippa : De l’incertitude et de la vanité de toutes sciences en arts aborde déjà le sujet. Initialement écrit pour faire semblant de nier les convictions kabbalistiques de son auteur et lui permettre d’échapper à l’Inquisition, De vanitate apparaît comme le livre d’homme déprimé ou suprêmement habile, écrivant que rien n’a de sens, tout est vain, même la métaphysique.

Comme Panofsky le note, Agrippa fait, dans le chapitre 60 (LX) de son livre De occulta philosophia (1510), l’éloge de la mélancolie d’Aristote, via Le Ficin. L’œuvre, qui lui apporta sa renommée d’occultiste, se construit avec des échantillons d’Hermès Trismégiste, de Picatrix, de Marsile Ficin, de Pic de la Mirandole et de Johannes Reuchlin. Il nous parle des vertus occultes de « l’âme du monde », c’est-à-dire des théories néoplatoniciennes de Plotin, caricaturalement reprises par le Ficin. L’occultiste anglais John Dee (1527-1609) et d’autres feront de De Occulta Philosophia d’Agrippa leur livre de chevet pour lancer la Rose-Croix (d’or) et la franc-maçonnerie naissante.

Mais alors ? Enfin tout s’explique !

Une lecture symboliste, et pourquoi pas alchimiste, de la gravure semble donc pouvoir « tout » expliquer !

Figure 14. détail du carré magique
Albrecht Dürer, Melencolia I (1514)

Le carré magique (Fig. 14) dans la gravure de Dürer intègre la date de la gravure et de la mort de la mère de l’artiste, décédée quelques mois auparavant (le 17-5-1514 : 5 (mai) +15+14=34 ; 34 étant le chiffre qui englobe un carré magique de 4×4 cases, dont les sommes des chiffres additionnés en diagonale, à l’horizontale et à la verticale donnent chaque fois 34). Dürer n’est-il pas lui-même géomètre et grand architecte ?

A gauche, ne voit-on pas le creuset et les pincettes de l’alchimiste qui purifie la matière impure, métaphore du processus spirituel en cours chez le génie mélancolique ? Le visage noir de la Mélancolie ne fait-il pas penser à la nigredo, l’œuvre noir qui constitue la première phase de l’œuvre alchimique ? Les objets présents ne sont-ils pas les objets qui attendent le réveil du génie souffrant ?

Figure 15. L’échelle de Jacob. L’échelle (à sept marches) n’est-elle pas une allégorie d’un parcours ascensionnel ?

L’échelle (à sept marches) n’est-elle pas une allégorie d’un parcours ascensionnel de l’âme à travers les sphères planétaires qu’on retrouve déjà dans la Genèse (XXVIII, 11) ? « Voici qu’était dressée sur terre une échelle dont le sommet touchait le ciel ; des anges de Dieu y montaient et y descendaient ». (Fig. 15)

Les deux ailes, ne sont elles pas les deux vertus que le Ficin a trouvé chez Platon ?
Et si l’on tient compte du fait que le nom du père de Dürer était Ajto (du hongrois signifiant « porte »), germanisé en Thür (pour devenir Dürer) et si on arrange les lettres du mot « Melencolia », on peut trouver « limen caelo » (*11), ou « porte vers le ciel », image que l’on retrouve sur le blason familiale de Dürer (Fig. 16)

Figure 16. La « porte vers le ciel »
image que l’on retrouve sur le blason familiale de Dürer

Mais Dürer n’est-il pas lui-même aussi mélancolique que le Ficin ? Ses premiers autoportraits le montrent fortement affecté et triste, le visage soutenu par sa main. (Fig. 17).

Figure 17. Albrecht Dürer, autoportrait avec un bandage, (v.1491)

Un autre dessin qu’il envoya à un médecin le montre pointant du doigt un endroit précis de son corps : la bile… (*12) (Fig. 18).

Fig. 18: dessin envoyé par Dürer à un médecin où il se montre pointant du doigt un endroit précis de son corps : la bile…

Melanchthon, dirigeant son école à Nuremberg mentionne lui aussi « la très excellente mélancolie de Dürer. »

Toutes les conditions « objectives » font apparaître un « faisceau de suspicions » donnant crédit à l’existence d’un artiste mélancolique.

Et puisque Dürer évoque lui-même « les idées platoniciennes » dès 1510, et puisque Trithème est de surcroît un ami de Pirckheimer, on pourrait être tenté de croire, comme malheureusement Erwin Panofsky et bien d’autres, que Melencolia I « est, dans un sens, un autoportrait spirituel de Dürer » ; celui d’un artiste adepte, disciple ou du moins fortement contaminé par l’air du temps pollué par Agrippa de Nettesheim et son réseau vénitien.

Car, comme nous l’avons vu, tout, ou presque tout, semble cohérent, à part le fait qu’on explique mal comment quelqu’un d’aussi croyant, d’aussi chrétien et surtout fortement attaché à l’émancipation du peuple, puisse nous offrir une œuvre aussi « occulte ».

C’est oublier un détail essentiel de la gravure : son auteur.

Platon contre les néo-platoniciens

Mais récemment, un historien d’art londonien, Patrick Doorly a jeté un pavé dans la mare Panofskyienne. En lisant l’un des premiers dialogues de Platon, Hippias Majeur, il constate de fortes similitudes entre les images employées par le philosophe et la gravure de Dürer. (*13)

Hippias d’Elis (vers 450 avant JC), l’un des pires sophistes de la place, est mis au pied du mur par Socrate qui l’interroge sur la véritable nature du beau. En réponse, le sophiste aligne alors une série de choses auxquelles la beauté peut être attribuée (une vierge [287e], l’or [289e], être riche [291d], être puissant [296a], un discours persuasif [304a], etc.), mais sans jamais vouloir accepter le niveau conceptuel posé par la question du beau en lui-même.

A un certain point Socrate, sans s’énerver, lui lance : « Car c’est ce qu’est le beau lui-même, cher homme, que je te demande, et je suis incapable de me faire mieux entendre que si tu étais assis devant moi comme une pierre, et même comme une meule sans oreille ni cervelle ! » [292d]

Voilà ce qui soudain donne un sens à cette meule sur laquelle est assis l’angelot ! Cette nouvelle piste d’une mélancolie personnifié par Hippias est peut-être encore plus convaincante parce qu’au lieu d’invalider les hypothèses antérieures sur certains détails, elles leur donne un nouveau sens, à un meilleur niveau.

Ici, la mélancolie semble bien être une pique ironique contre les disciples d’Agrippa (connu pour son chien noir nommé Monsieur) et leur croyance en l’angéologie.

Le fait que Dürer dénonce un état maladif se trouve confirmé par le fait que la couronne de feuilles, simulacre d’une couronne de lauriers qu’on offrait aux grands poètes, est ici formée par les feuilles de deux plantes aquatiques : la renoncule d’eau et le cresson de fontaine !

Ironie sur laquelle les tenants du symbolisme feront l’impasse, car souvent eux-mêmes fortement en panne d’humeur humoristique. En effet, la mélancolie étant souvent associée avec l’élément du feu, et de nature sèche, les médecins antiques conseillaient l’application de plantes aquatiques pour rééquilibrer le malade…

L’Hippias majeur et l’Hippias mineur font également état de la richesse matérielle du sophiste, ce qui expliquerai la belle robe vénitienne brodée (Hippias fabriquait ses vêtements), sa bourse bien remplie, symbole de richesse, et le trousseau de clefs, symbole de pouvoirs multiples. (*14)

Le polyèdre troublant et l’héritage de Piero della Francesca

L’on peut dire que c’est l’hypothèse de l’Hippias Majeur qui donne son véritable sens (ironico-métaphorique et non mystico-symbolique) à cet étrange polyèdre situé au milieu de la composition ; qu’il en soit même le centre ressort clairement de l’étude préparatoire (Fig. 19).

Figure 19. Albrecht Dürer, étude préparatoire du polyèdre pour Melencolia I, carnet de croquis de Dresden, 1514

A première vue, on dirait un polyèdre formé de surfaces pentagonales irrégulières, sujet de conjectures sans fin. En 1509, le livre de Luca Pacioli, De Divina Proportione, établit que le pentagone n’est constructible qu’avec cette proportion (la proportion d’or). Le dodécaèdre, volume formé de 12 pentagones, se révèle comme le volume « limite » dans lequel les quatre autres solides réguliers peuvent s’inscrire, comme l’indique Platon dans le Timée.
Mais bizarrement, le volume que nous présente Dürer ne figure guère dans l’œuvre de Pacioli, et l’on se demande donc de quel type de polygone et donc de quel polyèdre il peut s’agir ?

Dürer semble avoir délibérément choisi de troubler nos sens, et donc nos certitudes, une tromperie dont Platon accuse les peintres dans La République [602d]. Egalement, dans l’Hippias mineur [sur la tromperie], il dit que « s’il existe un homme qui trompe à propos des figures géométriques, c’est bien celui-ci, le bon géomètre, car c’est lui qui en est capable » [367e].

Fig. 20: Un cube partiellement tronqué.

Figure 21. Un rhomboèdre partiellement tronqué

Si on tente de construire physiquement ce polyèdre, on a l’impression qu’il s’agit d’un volume « impossible », qui n’existe qu’à la limite d’un cube partiellement tronqué (Fig. 20) et d’un rhomboèdre partiellement tronqué (Fig. 21).

Déjà, en forçant le trait du raccourcissement perspectif d’un cube (*15) qui, vu d’un certain angle s’avère assez difficile à différentier d’un rhomboèdre (surtout quand il s’agit d’un rhomboèdre avec des losanges dont les angles aigus avoisinent les 80 degrés, c’est-à-dire proche des 90 degrés du carré), Dürer crée un entre-deux géométrique identifié en géométrie avec le point de vue instable ou non-générique. (*16)

Dürer sélectionne ici un angle de vision et une perspective très particulière (*17) où l’image des deux volumes « se frotte », tant ils se ressemblent ; à moins que ce frottement ne provienne directement du choix des caractéristiques des losanges du rhomboèdre.

Ce « frottement » trouve aussi son origine dans la similitude entre le carré partiellement tronqué, le losange partiellement tronqué et le pentagone. (Fig. 22)

Figure 22: Ce « frottement » trouve aussi son origine dans la similitude entre le carré partiellement tronqué, le losange partiellement tronqué et le pentagone.

Les deux premiers peuvent se présenter comme des coupes d’un cône de vision montrant l’image projetée d’un pentagone, incliné vers l’avant ou vers l’arrière (Fig. 23).

L’emploi de l’ambiguïté géométrique en perspective est l’apport original de Piero della Francesca dans l’art italien. (*18)

Pour Piero, ce type de paradoxe, qui pousse nos sens aux limites du visible, est incontournable pour une véritable œuvre d’art, car seul capable de communiquer des idées de l’ordre de l’incommensurable, c’est-à-dire du divin. Une géométrie simple, qui ne fait pas intervenir le domaine complexe, condamne l’homme à un enfermement dans un système mesurable, mais fini et donc « mort ».

Selon certains, anticipant l’élaboration du calcul infinitésimal, Dürer reprend ici l’idée platonicienne qu’en tronquant les angles et en les remplaçant par des facettes, on peut générer des corps de plus en plus complexes capable de fournir une bonne approximation pour les corps délimitées par des courbes quelconques, y compris le corps humain. Pacioli envisagea même de continuer ce procédé de troncature à l’infini.

Car, tout comme en science, le vrai message découle ici de la métaphysique. Dürer semble nous dire : beauté et vérité ne sont qu’une et même substance dans l’Un. Agrippa et ses adeptes, le sophiste Hippias, vivent dans un déni de réalité et se rendent donc inapte à comprendre ce que sont réellement la beauté et la réalité tout simplement.

Eventuellement, ceci explique pourquoi l’échelle se trouve derrière le monument et non devant : en se fixant sur la numérologie et les symboles, on se trompe d’angle d’approche !

La conclusion du dialogue de Platon pose une terrible exigence : « Et comment sauras-tu alors (…) quel discours est produit de belle manière ou non, et de même à propos de tout autre action, puisque tu ne connais pas le beau ? Et tant que tu seras dans cet état, crois-tu qu’il soit meilleur pour toi de vivre plutôt que de mourir ? » [304d].

Figure 23: Les coupes d’un cône de vision montrant l’image projetée d’un pentagone, incliné vers l’avant ou vers l’arrière

Ainsi Melencolia, prisonnière des sens, bien que perdu dans sa rêverie, ne peut mesurer que le visible, et à moins d’accepter de se transformer, n’accèdera jamais à l’invisible.

L’idée géniale de Dürer, consistant à faire coïncider dans une seule image une dame Fortuna ailée descendu de sa sphère, un ange personnifiant la Géométrie et l’Hippias de Platon afin d’attaquer la folie d’Agrippa et de son réseau, ne manque guère d’hubris (mot grec pour démesure) !

La comète fait apparaître, dans son éclat, un arc en ciel annonciateur d’une nouvelle alliance entre Dieu et l’homme, comme celle conclue après le déluge. Sa lumière est suffisante pour chasser hors du tableau la vespertilio, la chauve-souris à queue de lézard, symbole d’un être maléfique opérant la nuit, qui porte ici l’insigne « Melencolia I ».

Il existe beaucoup de spéculations sur le pourquoi du « I ». On oublie le petit signet qui sépare les deux, un espèce de « & ». Ainsi, le titre serait « la mélancolie et l’un », le Un étant le sujet philosophique principal des néo-platoniciens, mais également l’Un chrétien, Dieu, mesure de toute chose, « fons et origo numerorum ». Après tout, l’origine du mot religion vient du latin religare : relier l’homme (le multiple) au divin (Un).

Si la musique peut également soigner la mélancolie, c’est au spectateur de saisir la corde qui fera sonner la cloche…car comme le dit Socrate pour conclure l’Hippias Majeur : « il me semble que je comprends ce que peut signifier le proverbe qui dit que ‘les belles choses sont difficiles’ » [304e].

Notes:

  1. Erasme qui admire son ami Dürer lui demande à plusieurs reprises de lui faire son portrait. Il dit, avec raison, que « Dürer, (…) sait rendre en monochromie, c’est-à-dire en traits noirs [en gravure] – que ne sait il rendre ! Les ombres, la lumière, l’éclat, les reliefs, les creux, et… (la perspective). Mieux encore, il peint ce qu’il est impossible de peindre : le feu, le tonnerre, les éclairs, la foudre et même, comme on dit, les nuages sur le mur, tous les sentiments, enfin toute l’âme humaine reflétée dans la disposition du corps, et presque la parole elle-même. » La dernière gravure de la main de Dürer est un portrait d’Erasme, l’un des premiers aussi a recevoir une copie de son manuel de géométrie.
  2. Né en 1403 à Trébizonde (Turquie actuelle), au bord de la Mer Noire, Jean Bessarion est l’un des personnages clef pour le succès du grand Concile Œcuménique de Florence, en 1438, qu’il organise avec Traversari, Nicolas de Cuse et le pape Eugène IV.
  3. Paolo Toscanelli del Pozzo (1397-1482), un des plus grands esprits scientifiques de son temps, est simultanément l’ami de l’architecte du dôme de Florence, Brunelleschi, du peintre ingénieur Léonard de Vinci, et du cardinal philosophe Nicolas de Cuse.
  4. Karel Vereycken, « Percer les mystères du dôme de Florence », Fusion N°96, mai/juin 2003, p. 18-19.
  5. Pirckheimer, helléniste cultivé après sa formation à Padoue et Pavie, auteur de quelques 35 traductions d’écrivains classiques dont Cicéron, Lucien, Plutarque, Xénophon, ou Ptolémée. Militaire de haut rang et l’un des responsables politiques de la ville, il anime un cercle lettré de renommée internationale. Erasme y est invité à plusieurs reprises mais n’a jamais l’occasion de s’y rendre.
  6. Werner publie en 1522 un traité sur les sections coniques, suivi d’une discussion du problème de la duplication du cube et des onze solutions qu’ont pu y apporter les anciens, si l’on en croit Eutocius. Werner avait traduit le traité des Coniques d’Apollonius, dont une copie existait dans la bibliothèque de Regiomontanus. L’influence de Werner est avérée dans le manuel de géométrie de Dürer, le problème de la duplication du cube y étant évoqué dans le livre IV, 44-51a.
  7. Notamment par Saint Thomas d’Aquin (1224-1275), dans la Somme Théologique (Question 35).
  8. Claude Makowsky, dans son essai Albrecht Dürer, Le songe du Docteur et La Sorcière (Editions Jacqueline Chambon/Slatkine 2002).
  9. L’école d’Athènes de Raphaël nous montre un Héraclite avec ce qu’on croit être le visage de Michel-Ange avec une pose mélancolique. Michel-Ange utilise la pose après 1519 pour son Pensieroso du tombeau de Laurent de Medici ; Rodin l’utilisera pour son Penseur, un agrandissement de la figure assise devant sa Porte de l’enfer ; Goya nous met en garde contre la mélancolie dans Le sommeil de la raison engendre des monstres.
  10. Le néoplatonisme en esthétique fera prévaloir que toute beauté provenant de la grâce des formes visibles est forcément le reflet des vérités invisibles, respectables chacune dans son domaine. Cette doctrine sera popularisé par Pietro Bembo dans ses poèmes, les Asolani, et par Balthasar Castiglione dans son livre, Le Courtisan. Elle fera glisser l’art de la Belle Manière vers le Maniérisme. Le Romantisme, art officiel de la restauration monarchique imposé par le Congrès de Vienne en 1815, enfantera le Symbolisme qui accouchera dans les métastases de sa chute finale de deux autres rejetons : l’art moderne et l’art contemporain, imposé dans l’après-guerre à coup de dollars par l’opération du Congrès pour la Liberté de la Culture (CLC) dirigé par Alan Dulles à l’époque à la tête de la CIA. Une seule constante : on fera du culte du cœur souffrant et mélancolique l’essence même de l’artiste maudit. Gérard de Nerval parlait du « soleil noir de la mélancolie », tandis que Victor Hugo ironisait : « La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste. »
  11. Hypothèse avancée par David R. Finkelstein, dans The relativity of Albrecht Dürer, April 24, 2005.
  12. On pense aujourd’hui que Dürer contracta une infection paludéenne dans des marécages lors d’un voyage aux Pays-Bas dans l’espoir d’y retrouver une baleine rejetée sur le littoral hollandais.
  13. Patrick Doorly, « Durers Melencolia I : Plato’s abandoned search for the beautiful », The Art Bulletin, June 2004. L’auteur se trompe lourdement. Il croit que Dürer, comme Socrate, qu’il voit dans Hippias (sic), renonce à l’idée qu’on puisse connaître le beau. En bref, il plaque la thèse moderniste d’Emmanuel Kant dans sa Critique de la Faculté de juger : le beau est indéfinissable, car entièrement relatif. Doorly prend des citations de Dürer hors contexte pour faire « coller » sa thèse.
  14. Dürer écrit sur un dessin préparatoire : bourse = richesse et clefs = pouvoir. Notons aussi le fait que le Ficin a écrit une lettre Quinque Platonicae Sapientiae Claves, [Les cinq clefs de la théologie platonicienne].
  15. Un des points de fuite du polyèdre semble coïncider avec le lieu d’arrivée de l’échelle : au ciel.
  16. Voir K. Vereycken, dans « Quand l’ambiguïté devient science géométrique en peinture », Fusion n°105, juin/juillet 2005, p. 42-43.
  17. Le traité de Jean Pèlerin Viator, De Artificiali Perspectiva, imprimé en 1505, avait introduit une perspective à deux points de fuite. Elle fait en sorte qu’un carré (quadrangle), vu en perspective se transforme nécessairement en losange. Gérard Desargues bâtira toute sa science géométrique sur cette démarche. La Présentation au temple de Dürer, reprend une salle à colonnades présente dans Viator, (fol.21, v.).
  18. Les sections du cône visuel donneront la science des anamorphoses, que Léonard de Vinci explore dans le Codex Atlanticus et qui sera poussée à son paroxysme par Holbein dans son tableau Les ambassadeurs (1533).


La Géométrie de Dürer :
« Mettre au grand jour et enseigner », le savoir utile aux ouvriers, « tenu secret par les érudits ».

A la fin de l’hiver 1506, Dürer revient de Venise décidé à élaborer un grand traité destiné à la formation de l’artiste et de l’artisan, véritable « nourriture pour peintres apprentis » [speisen der malerknaben]. Son but : rendre accessible au plus grand nombre les plus belles connaissances de l’humanité et dénoncer les oligarchies qui veulent confisquer le savoir.

De grands progrès restent à accomplir dans ce domaine. Si la plupart des artistes gardent jalousement leurs « secrets d’ateliers », beaucoup d’écrits restent aussi à l’état de simples manuscrits (Toscanelli, Léonard de Vinci) tandis que d’autres sont publié dépourvu de la moindre illustration, tel le fameux traité sur la perspective d’Alberti De Pictura (1432), ou le De Sculptura de Pomponio Gaurico, imprimé à Florence en 1504.

Le premier traité imprimé sur la perspective fut celui de l’ancien secrétaire de Louis XI, le chanoine Jean Pèlerin, dit Viator [1] (av.1445-1524), De Artificiali Perspectiva, publié à Toul en 1505, et en ce qui concerne la géométrie, il est établi que Dürer a pu puiser dans la Geometria Deutsch de Matthaüs Roritzer, imprimé en allemand en 1498.

Suite à une situation politique quasi-insurrectionnelle et la répression contre la réforme [2] , Dürer est obligé, comme Erasme, de quitter les Pays-Bas au début de l’été 1521. Il retourne alors à Nuremberg où il rassemble toutes ses recherches pour élaborer le grand traité qu’il souhaite terminer. Finalement, son travail ne débouchera que sur trois ouvrages, rédigés en allemand, dont un manuel de géométrie : l’Unterweysung der Messung [Instructions pour la mesure à la règle et au compas des lignes, plans et corps solides réunies par Albrecht Dürer et imprimées avec les figures correspondantes à l’usage de tous les amateurs d’art, en l’an 1525], un traité sur les fortifications (1527) et les fameux Quatre livres sur la proportion de l’homme, publié en 1528 par ses proches peu après sa mort.

L’origine de sa passion réside peut-être dans un évènement de sa vie. Le 20 avril 1500, un peintre vénitien Jacopo de Barbari (v.1445-1515), alors résident à Nuremberg, montra à Dürer « un homme et une femme qu’il avait fait d’après des proportions », tout en lui refusant la moindre indication sur la manière de procéder. Critiqué en Italie pour dessiner des figures maladroites [3], Dürer se penchera, comme Léonard de Vinci, sur Les dix livres d’Architecture, de l’architecte romain Vitruve (premier siècle av. JC) qui livre des indications à ce sujet.

Figure A. Portrait du moine franciscain Luca Pacioli.

Lors de son voyage en Italie, Dürer a très certainement rencontré le moine franciscain Luca Pacioli [4] (v.1445-1517) (Fig. A), professeur itinérant en mathématiques. C’est à l’époque le plus grand expert du mathématicien grec Euclide (325-265 av. J.C.), donton confondait alors le nom avec Euclide de Mégare (v. 450 – v.380 av.J.C.), un élèvede Platon. Pacioli, élève de Piero della Francesca (1420-1492)et collaborateur de Léonard de Vinci(1452-1519)àlacourdeMilan,estau fait desgrandesconquêtesscientifiques,mathématiqueset intellectuelles du Quattrocento italien. Dans son livre De Divina Proportione (1509), il démontre que la proportion d’or est un cas spécifique de la moyenne géométrique, divisant une droite en extrême et moyenne raison, comme l’indique Euclide dans les Eléments. En contact avec l’architecte Leon Battista Alberti (1404-1472) à Rome, Pacioli intègre les contributions de Piero dans son traité, dont la première copie est illustrée par Léonard de Vinci. A Milan, Pacioli assiste Léonard de Vinci dans la lecture des Elémentsd’Euclide et Dürer, comme d’autres à l’époque, envisage de le traduire en allemand.

Synthèse encyclopédique de recettes d’atelier, de traités italiens, français et allemands, enrichi par ses propres contributions originales, l’Unterweysung fait œuvre de pédagogie. Pour être accessible à tous, l’exposé est évolutif : partant de lignes droites et courbes, on développe les surfaces,les volumes et polyèdres, pour passer ensuite aux ombres et à la perspective.

piero pingendi

Figure B: En bas au centre : Dürer , double projection d’une sélection elliptique d’un cône [Livre I, fig.34] ; En haut à gauche : Dürer, schéma d’une tête dans les Quatre Livres de la proportion de l’homme ; En haut, à droite : Piero della Francesca, schéma d’une tête dans De prospectiva pingendi.

Citons l’excellent travail de Jeanne Peiffer [5] quand elle dit : « Ceux qui ont étudié les Eléments d’Euclide n’y trouveront rien de neuf, croit-il bon d’avertir au début. Pourtant, c’est tout autre chose qu’une compilation de propositions euclidiennes qu’on trouve dans le corps de son ouvrage. Sa géométrie n’est pas démonstrative, mais constructive. Le but de Dürer est de construire des formes utiles aux artisans, par des procédés faciles à exercer à l’aide des instruments couramment utilisés, la règle et le compas notamment, et aisément répétables. Il n’y a aucun calcul d’aire ou de volume, si caractéristique des géométries pratiquées à l’époque. Dürer y obtient ses résultats les plus originaux, lorsqu’il applique des méthodes d’atelier à des objets mathématiques abstraits.

livre 3

Figure C. L’Unterweysung der Messung, [Livre III, fig.10]

Ainsi, en appliquant la méthode de la double projection (Fig. B), familière aux maçons, tailleurs de pierre et architectes, aux sections coniques, il en obtient une construction très originale, dont Gaspard Monge codifiera la méthode, à la fin du XVIIIeme siècle, dans sa géométrie descriptive. Concevant, dans la partie consacrée à l’architecture, une colonne torse, Dürer en vient de considérer explicitement l’enveloppe des sphères de rayon constant en ayant leur centre sur une courbe. » [Livre III, fig.10] (Fig. C)

(…) « Ou encore, Dürer indique la construction originale d’une courbe inconnue par ailleurs [une conchoïde, ou courbe de coquillage] dite utile aux architectes et qui lui sert, d’après des dessins conservés à Dresde, à obtenir le galbe voulu des tours Renaissance. La loi de formation de cette courbe est explicitée : Un segment de longueur constante (c) se déplace avec l’une de ses extrémités le long d’un axe vertical, de telle sorte qu’un élément de longueur de la courbe qu’engendre sa seconde extrémité soit proportionnel à la distance parcourue sur l’axe vertical. » (Fig. D)

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Figure D: La conchoïde (courbe de coquillage) de Dürer, avec Fig.151 du Livre des croquis de Dresden, (dans Annexe 4 de J. Peiffer).

L’exemple de la duplication du cube, et l’usage qui en est fait, sont particulièrement révélateurs de l’orientation pratique que Dürer veut donner à sa géométrie, mais aussi du style de travail du peintre. Il est conscient de l’ancienneté du problème, qui plonge ses racines dans la légende – puisque c’est à la demande d’Apollon et pour sauver la cité de la peste que les Athéniens sont dits avoir voulu doubler le volume de l’autel cubique. Il répète ce récit, en rendant hommage à Platon pour avoir su indiquer la bonne solution, puis écrit :

doublement du cube

Figure E. L’Unterweysung der Messung, [Livre IV, fig.44]

« Comme ce savoir est très utile aux ouvriers, et comme par ailleurs il a été tenu caché et au grand secret par les érudits, je me propose de le mettre au grand jour et de l’enseigner. » En quoi ce savoir est-il utile ? Dürer l’indique : « On pourra faire fondre des bombardes et des cloches, les faire doubler de volume et les agrandir comme on veut, tout en conservant les justes proportions et leur poids. De même on pourra agrandir tonneaux, coffres, jauges, roues, chambres, tableaux, et tout ce que l’on veut. » Il donne trois solutions du problème, connues dans la littérature classique sous les noms de Sporus, Platon et Héron, et pour cette dernière, fait même une démonstration. » (Fig. E)

Notes

1. Jean Pèlerin aurait été en contact avec Alberti, Piero della Francesca et pourrait être le « maestro Giovanni Francese » évoqué par Léonard dans le Codex Atlanticus. Il était l’un des animateurs du Collège Vosgien, pépinière d’humanistes et de scientifiques à Saint Dié.

2. Suite aux placards de Charles V du 8 mai 1521, toute personne qui imprimait, illustrait ou même simplement lisait la bible, était considérée comme un « hérétique ».

3. Dürer écrira à Pirckheimer, le 7 février 1506 : « J’ai, parmi les Italiens, bon nombre de bons amis qui me mettent en garde de boire ou de manger avec les peintres d’ici. Beaucoup de ces peintres me sont hostiles ; ils copient mes œuvres dans les églises ou ailleurs, après quoi ils les dénigrent, arguant que, n’étant pas faites d’après l’antique, elles ne sauraient être bonnes. »

4. Bien que Dürer maîtrise déjà la perspective, il écrit dans sa lettre de Venise du 13 octobre 1506 à Pirckheimer : « Après quoi j’aimerais me rendre à Bologne pour apprendre l’art secret de la perspective que quelqu’un s’est proposé de m’enseigner. J’y resterai huit ou dix jours avant de repasser par Venise. »

5. Extrait de « La Géométrie de Dürer, un exercice pour la main et un entraînement pour l’œil », dans Alliage, numéro 23, 1995. Voir aussi Jeanne Peiffer, « Dürer géomètre », dans Albrecht Dürer, Géomètre, Editions du Seuil, Novembre 1995, Paris, et sa conférence en 2001à Lille « La géométrie d’Albrecht Dürer et ses lecteurs » devant la journée nationale de l’association des professeurs de mathématiques de l’enseignements public. Sa contribution, qui consistait à simplement reconnaître l’apport de Dürer à l’histoire des sciences, fut violemment critiqué par André Cauty, un professeur pinailleur de Bordeaux, scandalisé que l’on puisse voir en Dürer un précurseur de Gaspard Monge.


Figure F: Marsile Ficin (à gauche) avec ses disciples Cristoforo Landino, Angelo Poliziano et Demetrios Chalkondyles. Détail d’une fresque (1486-1490) de la chapelle Santa Maria Novella à Florence.

Le Ficin : un aristotélicien déguisé en platonicien !

Marsilio Ficino (1433-99) est médecin et fils du médecin de Côme de Médicis (1389-1464), un banquier, industriel, mécène et fondateur de la célèbre dynastie florentine. Lors du Concile de Florence en 1438, ce dernier, fut très impressionné par le discours de Georges Gémiste Pléthon (1355-1450) venu dans la suite de Jean Paléologue de Byzance.

Pléthon, violemment opposéàAristote est un acteur du Concile. Entre les sessions, il enthousiasme les florentinsen leur faisant découvrir Platon, mais aussi les néoplatoniciens d’Alexandrie [1]. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit suspecté de dériver vers le paganisme parce qu’il évoque, face à un monde essentiellement centré sur le christianisme, l’existence d’autres croyances (judaïsme, zoroastrisme, islam, oracles chaldéennes, etc.), lesquelles ne sont pas forcément toutes bonnes à prendre.

En tout cas, Pléthon enthousiasme Côme de Médicis et le décide à faire traduire l’œuvre complète de Platon, alors peu ou partiellement connu en occident. Néanmoins, Côme semble avoir quelques doutes sur les aptitudes du traducteur qu’il sélectionne pour ce travail : le jeune Marsile Ficin. Car, quand ce dernier lui offre en 1456 sa première traduction Les institutions platoniciennes,il le prie de ne pas la publier et lui conseille d’apprendre d’abord le grec ! Mais, sentant venir sa fin, Côme finit, malgré tout, par lui confier la tâche. Pour cela, il lui accorde une rente annuelle et une villa à Careggi, à deux pas de Florence, où le Ficin organise une « académie platonicienne » avec quelques dizaines de disciples parmi lesquels Ange Politien (1454-94), Pic de la Mirandole (1463-1494)et Cristofore Landino(1424-1498).(Fig. F)

La nature anti-humaniste de l’entreprise apparaît clairement quand on sait qu’aucune réunion n’a lieu sans la présence de l’ambassadeur vénitien à Florence, le très influent oligarque Bernardo Bembo (1433-1519), futur historien officiel de la Sérénissime.
En 1462, avant de traduire Platon et à la demande de Côme, le Ficin porte ses efforts sur les Hymnes d’Orphée, les Dictons de Zoroastre et le Corpus Hermeticum d’Hermès Trismégiste [2]. l’Egyptien (entre 100 et 300 de notre ère), un manuscrit apporté par un moine venu de Macédoine.

Ce n’est qu’en 1469 que le Ficin complète ses traductions de Platon suite à une grave dépression, décrite par son biographe comme une « profonde mélancolie ». En 1470, reprenant le titre d’une œuvre de Proclus, il commence la rédaction de la Théologie Platonicienne ou de l’immortalité de l’âme.

Trois ans plus tard, bien que pénétré d’un néoplatonisme ésotérique, il se fait prêtre et écrit La religion chrétienne, tout en continuant une série de traductions de néoplatoniciens anti-chrétiens d’Alexandrie : Plotin (54 livres) (Fig. G) et Porphyre et avant de mourir, Jamblique.

Plotin, fondateur d’une lignée de néo-platoniciens anti-chrétiens.

Ainsi, l’académie néoplatonicienne florentine de Ficin est une opération delphique : défendre Platon pour mieux le détruire ; en faire l’éloge en des termes qui le discréditent. Et surtout, détruire son influence en opposant la religion à la science, alors même que Nicolas de Cuse et ses disciples humanistes réussissent le contraire. N’est-il pas remarquable que le nom de Nicolas de Cuse n’apparaisse pas une seule fois dans l’œuvre du Ficin, ni dans celle de Pic de la Mirandole, pourtant si confit d’omniscience. Le Ficin entretient des échanges épistolaires avec les élites de son époque. A Venise, c’est l’Académie Aldine, le cercle de l’imprimeur Alde Manuce qui en est l’extension. Selon son biographe Giovanni Corsi, le Ficin est également l’auteur principal de la thématique symboliste du peintre florentin Sandro Botticelli, mariage sensuel entre paganisme et christianisme. Son influence néfaste sur Raphaël, Michel-Ange et Titien est également établie.

Notes

1. Les néoplatoniciens d’Alexandrie furent également appelés « école d’Athènes », car ce courant opérait simultanément à Alexandrie en Egypte et à Athènes en Grèce. Plotin (205-270), né et formé en Egypte, en est le fondateur, essentiellement actif à Rome. On le tient responsable d’avoir réduit le Platonisme « à une religiosité qui chosifie les réalités spirituelles ». Défendant, à partir du Parménide de Platon, un Un qui n’est pas multiple, mais qui engendre la multiplicité, il est néanmoins le grand architecte d’une concorde entre Platon, Aristote et les stoïciens. Dans une démarche essentiellement intériorisante, Plotin se détache de tout engagement terrestre pour améliorer le sort de l’espèce humaine et se concentre sur une volonté individuelle de « pénétrer le système, voire le Principe ». Plotin pense que c’est en nous qu’il faut apprendre à découvrir le monde spirituel, car « c’est aux dieux de venir à moi, non à moi de monter vers eux ». A cette procession (de l’un à la matière) répond une ascension (conversion) vers le Un, qui opère par un travail de l’âme agissant sur l’âme. Cet « immanentisme » conduit Plotin à s’opposer aux rites religieux axés sur « l’extériorité », y compris à ceux des chrétiens.

Son disciple Porphyre de Tyr (234-v.310) va beaucoup plus loin. Imposant une lecture de plus en plus symboliste de Platon, il dénonce le christianisme, suivi en cela par Jamblique (250-330). Ce néoplatonisme est si délicieusement païen que l’empereur Julien l’Apostat tente de l’utiliser pour remplacer le christianisme.

A Athènes, l’école néo-platonicienne trouve un nouvel élan au cinquième siècle, grâce à Proclus (412-485), où l’académie néo-platonicienne est fermée par l’empereur Justinien en 529. Très étudié par Nicolas de Cuse, traducteur de Proclus, on peut envisager qu’une telle lecture « mélancolique » des néoplatoniciens ait pu servir de source d’inspiration pour Nietzsche (Zoroastre=Zarathoustra), Hannah Arendt, Heidegger et Léo Strauss.

2. Ficin, se référant à saint Augustin, fait d’Hermès Trismégiste le premier des théologiens : son enseignement aurait été transmis successivement à Orphée, à Aglaophème, à Pythagore, à Philolaos et enfin à Platon. Par la suite, Ficin place Zoroastre en tête de ces prisci theologi, [premiers théologiens] pour finalement lui attribuer, avec Mercure, un rôle identique dans la genèse de la sagesse antique : Zoroastre l’enseigne chez les Perses en même temps que Mercure l’enseigne chez les Égyptiens. Ficin souligne le caractère prophétique des écrits d’Hermès : il aurait prédit « la ruine de la religion antique, la naissance d’une nouvelle foi, l’avènement du Christ, le Jugement dernier, la Résurrection, la gloire des élus et le supplice des méchants ». La traduction d’Hermès Trismégiste par le Ficin, imprimée dès 1471, est le point de départ d’une véritable renaissance de l’hermétisme philosophique. Ainsi, c’est par une citation de l’Asclepius [un autre écrit de Trismégiste] que Pic de la Mirandole ouvre son Oratio de hominis dignitate [Oraison sur la dignité humaine] et qu’en 1488, une étonnante représentation du Trismégiste, attribuée à Giovanni di Stefano, est gravée dans le pavement même de la cathédrale de Sienne.

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Rembrandt et la lumière d’Agapè

English version of this article: Rembrandt light of Agapè

Rembrandt Harmenszoon van Rijn. Ne comptez pas sur nous pour vous raconter ici sa vie en quelques lignes ! 1

De prime abord il semble que depuis l’époque romantique, tout, et presque trop, ait été dit et écrit au sujet de ce maître hollandais de la lumière, tombé dans l’obscurité par un néoclassicisme à la dérive.


La tâche qui nous incombe est donc celle d’un Appelle, ce peintre grec qui, mis au défi, s’appliqua à peindre une ligne encore plus fine sur la très fine ligne peinte par son rival. Pour tracer cette ligne, nous dessinerons les horizons de la bataille politique et philosophique de l’époque afin de mettre en lumière trois aspects généralement ignorés permettant de jeter un regard inattendu sur la démarche de notre peintre-philosophe.

Tout d’abord, nous allons montrer que Rembrandt (1606-1669) est un peintre de la « Guerre de Trente Ans » (1618-1648), qui se déroule pendant une partie importante de sa vie et définira son engagement politique, philosophique et religieux en faveur de la paix et de l’unité.

Ensuite, nous chercherons à identifier l’origine de cette vision du monde. Rembrandt a-t-il connu l’œuvre et la personne de l’humaniste tchèque Jan Amos Komensky (Comenius) (1592-1670), un des acteurs politiques impliqué dans la révolte de la Bohème. Ce militant pour la paix, précurseur de Leibniz, se rend souvent aux Pays-Bas et s’installe définitivement à Amsterdam en 1656.

De fait, une forte communion d’idées unit le peintre et ce grand pédagogue morave. Aussi, n’est-il pas étonnant que les Traités de Westphalie, qui mirent fin à cette guerre, soient basés sur cette notion de repentir et de pardon si cher à Comenius que Rembrandt évoquera sublimement dans sa peinture.

Enfin, nous comparerons la vie et l’œuvre de Rembrandt à celle d’un peintre du parti de la guerre : Pierre-Paul Rubens (1577-1640). Rembrandt, allergique à toute quête de gloire terrestre, ne pouvait qu’inscrire son œuvre en faux contre celle de ce peintre-courtisan flamand à la mode qui mobilisa tout sa virtuosité au service de la croisade de la Contre-Réforme et le fanatisme conquérant des Jésuites de cette époque.

Ainsi, ce que Rembrandt affirmait au sujet de ses tableaux s’applique aussi pour une vue sur sa vie : le nez collé sur la toile, les odeurs toxiques nous irritent le nez et nos yeux picotent, mais avec un peu de recul, une beauté sublime nous envahit pour rester gravée en nous pour toujours.

Quel art ?

Depuis le triomphe de la thèse moderniste d’Emmanuel Kant , la Critique de la faculté de juger, il n’est pas « politiquement correct » d’affirmer que l’art possède une dimension politique. Et pour cause ! Si l’art peut infléchir le cours de l’histoire et la façonner par son pouvoir, c’est qu’il est vecteur d’idées ! Une impossibilité selon la thèse Kantienne, car l’art est un acte gratuit, libre de tout, y compris de sens. Voilà l’ultime liberté ! On aime où on n’aime pas, c’est uniquement une question de goût.

Reprenant ici le flambeau du poète allemand Friedrich Schiller, nous nous efforcerons de vous convaincre du contraire et d’abolir la tyrannie du goût. Pour nous, l’art est un acte éminemment politique, bien que l’œuvre d’art n’ait rien de commun avec un simple manifeste politique et que l’on ne puisse aucunement réduire l’artiste à un « activiste » ordinaire. Son domaine, celui du poète, du musicien ou de l’artiste plastique, c’est d’être un guide pour les hommes. Leur permettre d’identifier en eux ce qui les rend humain, c’est-à-dire conforter cette parcelle d’âme, de créativité divine qui les place entièrement au zénith de leur responsabilité pour la création toute entière. Pour y parvenir, et nous le développerons ici, ce qui compte dans l’art c’est quelle conception d’amour il communique. En rendant sensible un universel, un art sublime rend accessible les plus hautes conceptions d’amour. Cet art là, celui qui nous fait réfléchir, mobilisera surtout des énigmes, des ambiguïtés et des ironies pour nous faire accéder à l’idée située au-delà du visible. Car un art se limitant à la théâtralité et à la beauté des formes, sombre dans un amour érotique et romantique, privant l’homme de son humanité et donc de son pouvoir révolutionnaire.

Rubens est l’ambassadeur virtuose de grandes impuissances de son époque : la gloire de l’empire et le pouvoir de l’argent incarné par « la bulle des tulipes ». En bref, l’oligarchie. Rembrandt, lui, est l’ambassadeur des dépossédés : les faibles, les malades, les humiliés, les réfugiés, en bref il sera à l’image du Christ un ambassadeur de l’humanité.

Il peut sembler bizarre de qualifier Rembrandt de « peintre de la guerre de trente ans ». Mais c’est peut-être seulement face à de très grands défis que l’homme trouve en lui-même la motivation et les ressources pour mobiliser son génie. Bien que Henry Kissinger et Javier Solana veuillent nous faire entrer dans une ère « post-Westphalienne », nous ferons tout pour empêcher leur« Nouvelle guerre de trente ans ». Rembrandt sera une de nos armes.

Le contexte historique

Avant d’aborder l’œuvre de Rembrandt, il est indispensable de connaître les enjeux de la « Guerre de trente ans ». Ce nom fait référence au dernier épisode d’une longue période de « Guerres de religion » qui embrasèrent l’ensemble du monde au seizième siècle, bien que le conflit se soit principalement déroulé en Europe centrale et en Allemagne. La révolte de la Bohème en 1618 en marque le début et la paix de Westphalie, en 1648, la fin. C’est une guerre qui, au-delà des enjeux religieux, marque surtout la fin de l’utopie impériale des Habsbourg et la naissance de l’Europe moderne.


Les traités de Westphalie :
une révolution du droit international

Les traités de Westphalie, signés en 1648, et les accords de paix séparés entre la France et les Pays-Bas avec l’Espagne mettront en pièces le fondement juridique d’empire. Comme l’avaient déjà souhaité Henri IV et Sully avec leur concept de « Grand Dessein », l’Etat-nation souverain deviendra la plus haute autorité du droit international. Si l’Etat-nation devient la base de l’ordre juridique, alors les petits pays obtiendront les mêmes droits que les grands et la notion de grand = fort, et petit = faible s’estompera. Plutôt qu’une relation dominant/dominé, la coopération d’Etat à Etat devient la règle de la vie politique internationale. La République suisse est ainsi reconnue et les Pays-Bas, en guerre depuis presque quatre-vingt ans pour leur indépendance sont reconnu par l’Espagne suite à la Paix de Westphalie.

Ensuite, et c’est sans doute l’aspect le plus révolutionnaire des accords, l’essence même de la paix est constituée par le pardon mutuel.

Le paragraphe II des accords stipule explicitement que : « Il y aura d’une part et d’autre, un état d’oubli perpétuel, une amnistie, et un pardon de tout ce qui a été commis depuis le début de ces troubles, peu importe dans quel endroit ou de quelle façon ces hostilités ont été commises ; de telle façon que personne, sous aucun prétexte quelconque, ne commettra des actes d’hostilité, entretiendra l’inimitié ou provoquera des troubles aux autres ».

Plusieurs paragraphes (XIII, XXXV, XXXVII, etc.) stipulent (sauf quelques exceptions) l’annulation générale des dettes et des engagements financiers créateurs d’une logique de revanche perpétuelle : « Que les dettes liées à des achats, des ventes, des revenus ou peu importe leurs noms, qu’ils soient extorqués par la violence par une des parties de la guerre, et si les créditeurs montrent et prouvent qu’un versement a réellement eu lieu, cette dette ne sera plus redevable, avant que ces transactions soient ajustées. Les créditeurs seront obligés de formuler leurs exigences dans une période de deux ans suite à la déclaration de la paix, sous peine d’être condamné au silence perpétuel. » (Paragraphe XXXIX).

Ceux qui ont pratiqué l’usure sont également pardonnés !

En réalité, la paix de Westphalie représente la naissance d’un nouvel ordre politique fondé sur la mise en règlement judiciaire de l’ensemble du système financier impérial en faillite. C’est un de ces rares moments où le futur a déterminé le présent. Pour l’obtention d’un bien plus grand défini, éclairé par l’intérêt général, on renonce à quelques petits avantages mesquins immédiats. Tous sont perdants et gagnants au même titre, car il n’y ni vainqueur, ni vaincu. Cet ordre de co-développement pacifique va de pair avec une « tolérance » religieuse à l’intérieur de chaque Etat-nation. Catholicisme, luthéranisme et calvinisme se trouvaient finalement sur un pied d’égalité œcuménique.

Pour saisir l’origine de ces guerres, il faut remonter au début du seizième siècle. Lors du Concile de Trente (1545-1563) l’église Catholique romaine avait écarté d’une main les réformes préconisées par Erasme de Rotterdam pour mettre fin aux troubles. Comme il l’avait prédit, Rome, en choisissant comme adversaire principal le démagogue radical et impuissant Luther, s’enfonçait dans un dogmatisme stérile et intolérant permettant chaque jour à la Réforme de gagner du terrain.

Bien que la paix d’Augsbourg de 1555 ait réussi à calmer temporairement la situation, les dispositions ambiguës de ce traité portaient en germe les conflits futurs. Tout d’abord, la paix ne s’applique qu’aux catholiques et aux luthériens. Les Jésuites se feront un malin plaisir de jouer la division dans le camp des réformés en dressant les luthériens contre les calvinistes. Ainsi en Allemagne, ils prétendent tout simplement que le calvinisme est interdit parce que non expressément cité dans l’accord.

Ensuite, les peuples n’obtiennent pas de réelle liberté confessionnelle, car les sujets doivent adopter la confession de leur seigneur, qui lui, a la liberté de choix (cujus regio, ejus religio). Pour se défendre, les princes protestants se réunissent dès 1608 sous la direction de l’électeur palatin Frédéric V pour former « l’Union évangélique ». Ils placent leur espoir en la France d’Henry IV, pays où l’Edit de Nantes de 1598 a mis fin aux guerres de religion. Suite à l’assassinat du roi en 1610, ils s’allient avec la Suède et l’Angleterre. Côté catholique, Maximilien de Bavière constitue dès 1609 une Sainte Ligue avec le soutien de l’Espagne.

Au-delà des étiquettes religieuses et politiques des deux camps, on peut identifier un véritable parti de la guerre de chaque coté. Les nuées qui portent l’orage jettent l’ombre de la guerre sur une Europe coupée en deux.

La révolte de la Bohème

Ainsi, après l’interminable révolte des Pays-Bas, l’insurrection de la Bohème fait craindre le pire aux Habsbourg, car si elle devient une deuxième Hollande, d’autres pays, comme par exemple la Pologne, pourraient basculer dans le camp de la réforme et porter atteinte à l’équilibre géopolitique impérial.

Depuis 1576, la couronne de Bohème appartient à Rudolf II, qui bien qu’ayant un penchant pour l’ésotérisme, sera le protecteur de Tycho Brahé et de Johannes Kepler, à Prague. En 1609, les protestants de Bohème arrachent à ce monarque catholique une « lettre de majesté » qui leur accorde certains droits en matière de religion. Après sa mort en 1612, son frère Matthias laisse la direction du pays à Kleszl, l’un des cardinaux de la Contre-Réforme qui en refuse l’application.

C’est ainsi que se produisit la fameuse « défenestration de Prague » résultant d’une négociation très chaude qui vit les protestants jeter les deux représentants impériaux par la fenêtre, lesquels atterrirent sur un tas de fumier. Ce fut le signal d’une révolte générale et suite à la mort de Matthias, les insurgés prirent comme souverain, l’électeur palatin Frédéric V, plutôt que d’accepter le choix des Habsbourg. Un noble protestant, Charles de Zerotin et un pasteur morave, Jan Amos Komensky « Comenius » étaient les éminences grises de cette révolte, comme le montre notamment le fait que Frédéric V soit couronné en 1619 par Jan Cyrill, confesseur de Zerotin dont Comenius épousera la fille. (Encadré 2)


Comenius :
enseigner tout à tous et toutes

Jan Amos Komensky (Comenius) (1592-1670) était avant tout un homme de terrain et un inspirateur pour le bien. Un an après sa mort, en 1670, Leibniz écrivait « il viendra le temps, Komensky, où les honneurs seront rendus à tes œuvres, à tes espoirs, et même aux objets de tes désirs ».

Comenius est en effet un des précurseurs de Leibniz. Tout d’abord il s’oppose à la pétrification de la pensée de son époque résultant de l’hégémonie de l’aristotélisme : « Peu après cette union du Christ et d’Aristote, l’Eglise connut un état affligeant et se remplit du vacarme des querelles théologiques. »

Défenseur ardant de la notion de libre-arbitre qu’il ne voit pas s’opposer à une certaine prédestination bien comprise, il se sent plus proche de la démarche de Jan Hus que celle de Calvin, bien qu’on le range généralement dans le rang des calvinistes.

Pour lui, comme pour Leibniz, une physique sans métaphysique se condamne à la stérilité. Grâce à cette inclusion de la transcendance, il ne conçoit plus la nature comme un simple agrégat défini par un système de lois (vision qu’il reprochera violemment à Bacon, Galilée et Descartes), mais comme un processus dynamique et comme un devenir. Ce devenir n’est pas répétition éternelle du même, mais progression et potentialisation : il y a dans la nature une tendance au développement qui est en même temps une tendance vers l’accomplissement et l’harmonie.

En 1608, Comenius fait son entrée à l’école latine de Prérov (Moravie), école réorganisée à la demande de Charles de Zerotin sur le modèle de l’école calviniste de Sankt Gall en Suisse. Zerotin est une des figures clefs de la noblesse de Bohème, zélateur de la petite Eglise de l’Unité des Frères, organisateur de l’enseignement populaire et éminence grise de la résistance anti-Habsbourg à l’échelle internationale. Il prête, par exemple, une forte somme d’argent à Henri IV en 1589 et le rencontre devant Rouen en 1593. La conversion de Henri IV au catholicisme (« Paris vaut bien une messe ! ») ruine tous les espoirs de Zerotin pour rapprocher les frères de l’Unité avec les Huguenots français.

Ami de Théodore de Bèze (Bezius), le futur confesseur de Jeanne d’Albret, qu’il fréquente lors de ses études à Bâle et Genève, Zerotin envoie Comenius étudier à l’Université de Herborn, dans le Nassau. Cette université fut fondée en 1584 par Louis de Nassau, frère de Guillaume le Taciturne, l’organisateur de la révolte des Pays-Bas contre l’Espagne. Louis de Nassau était en contact suivi avec le dirigeant huguenot français Gaspard de Coligny et avec Walsingham, le chancelier d’Elisabeth I, en Angleterre ; c’est-à-dire au centre de la conspiration anti-Habsbourg. Instigateur avec Zerotin de la révolte de la Bohème et après une brève période chez les maquisards, pour lesquels il dessine une carte de Moravie, Comenius s’exile, à la tête de son église, « l’Unité des Frères de Bohème ».

Jusqu’à sa mort il est l’âme de la résistance bohème, gardien de la langue tchèque et tête pensante de la diaspora.

Pour lui, les guerres ne sont possibles que si une vaste majorité de la population sombre dans l’ignorance. A l’opposé du système jésuite qui réserve l’éducation aux élites, Comenius, partant de la conviction que chaque homme est créé à l’image de Dieu, imagine une éducation de très haut niveau, accessible à tous, qu’il élabore dans La Grande Didactique (1638). Suivant les préceptes d’Erasme et de Vivés, Comenius abolit les punitions corporelles et établit la mixité des classes. Des écoles gratuites s’installent dans chaque village et deviennent de véritables ateliers prototypes des Ecoles Polytechniques et des Arts et Métiers, portées par une véritable joie de la découverte.

Le réseau international d’académie des sciences de Leibniz trouve son origine dans les groupes d’amis de Comenius. Véritable fondateur de la pédagogie moderne, il est un des premiers à comprendre que l’enfant est un être de sensibilité avant d’être un être de raison.

Jusque là, l’ignorance était souvent vu comme une manifestation du diable. Le cardinal français Pierre de Bérulle (1575-1629), pourtant fondateur de la Congrégation de l’Oratoire, écrivait par exemple que « l’enfance est l’état le plus vil et le plus abject de la nature humaine après celui de la mort ».

Pour rendre la connaissance accessible à chacun, quelle que soit son origine sociale, sa race, son sexe ou sa religion, Comenius révolutionne les a priori de la pensée éducative.

Ainsi, dans de belles salles de classe, bien tenues et remplies d’images et de cartes, on donne des cours de moins d’une heure, couvrant tous les domaines que l’on trouve autour de Comenius dans la gravure qui illustre l’édition latine de ses œuvres complètes : travaux manuels, musique, astronomie, géométrie, botanique, imprimerie, construction, peinture et sculpture.

Bien que Comenius enseigne lui-même le latin, il pense qu’avant tout chaque élève doit maîtriser sa langue maternelle. Car jusque là, l’enseignement du latin se fait en latin, temps pis pour ceux qui ne comprennent rien ! Il introduit aussi des manuels scolaires illustrés (Le Monde Sensible en images, 1653), stupidement banni de l’éducation pour « ne pas inviter les sens à venir troubler la pensée ». Pour Comenius, l’image accompli la même fonction qu’un télescope qui amène dans le champ de la perception ce qui est naturellement situé hors de ses limites.

Ses idées, et les résultats des écoles qui s’inspiraient de cette démarche séduisirent toute l’Europe, et plus encore. Vers 1642, Comenius est embauché par Johan Skytte (1577-1645), l’influent chancelier de l’Université d’Uppsala pour mettre en œuvre son nouveau système d’éducation en Suède. Skytte, un érudit inspiré par Platon et Erasme, sera le tuteur du roi Gustave Adolphe et son fils Bengt Skytte sera l’un des précepteurs de Leibniz.

Avant cette offre, Comenius avait déjà écarté une proposition que Richelieu formula peu avant sa mort pour qu’il se mette à l’œuvre en France, et une autre provenant d’Amérique de la part de John Winthrop (junior) pour diriger l’Université d’Harvard, nouvellement fondée dans la Massachusetts Bay Colony de Cotton Mather. Si Comenius opte alors pour la Suède, c’est qu’il cultive l’espoir qu’un jour la Bohème sera libérée de l’occupant habsbourgeois, avec l’aide de ce pays.

Les insurgés furent défaits à la bataille de Montagne Blanche en 1620 par une coalition catholique, composée des troupes espagnoles de retour des Flandres et des Bavarois de Maximilien. Avec eux, René Descartes, venu sur ses propres frais, entra dans Prague à la recherche des instruments astronomiques de Kepler. 2

Comenius, l’un des premiers à être proscrit et sous le coup d’un mandat d’arrestation, et Zerotin, échappent à la répression. Tous les résistants sont arrêtés et certains décapités sur la place publique.

On installe leur tête sur des piques pour les exposer sur le pont Saint Charles. Parmi eux, le recteur de l’Université de Prague, Jan Jessenius, auteur de la première dissection publique dans cette même ville en 1600 et ami de l’astronome danois Tycho Brahé. Comme avertissement à ceux qui se servent de discours pour encourager les hérésies, on lui arrache la langue avant de le décapiter, de l’écarteler et de l’empaler. Trente mille personnes s’exilent et Frédéric V, « le roi d’hiver », et sa cour trouverons refuge à la Haye, aux Pays-Bas, là où Comenius l’a rencontré lors du retour de ses noces avec Elisabeth Stuart en Angleterre en 1613, noces pour lesquelles Shakespeare avait fait jouer La Tempête.

Une guerre mondiale

1618 marque l’embrasement général du continent européen. La volonté affichée et la poussée politique et militaire des Habsbourg pour unifier l’ensemble du continent derrière un seul empereur et sous la bannière d’une seule religion, déclenchent une guerre générale. Dès 1625, avec des subsides anglais et français, le Danemark de Christian IV, puis la Suède de Gustave Adolphe interviennent par le nord contre les Habsbourg en Allemagne. La France ouvre elle-même un autre front à l’ouest en 1635. Richelieu, qui avait défait les huguenots à La Rochelle en 1628 (car il « combattait leurs droits politiques, mais non leurs droits religieux ») les soutient activement hors du territoire français, car il estime qu’ « il est certain que si le parti protestant est tout à fait ruiné, l’effort de la maison d’Autriche retombera sur la France ».

En 1633, Les Misères et malheurs de la guerre, célèbre série de gravures du lorrain Jacques Callot donnent une bonne idée de cette guerre, qui, avec son cortège de misère, de famines, d’épidémies et de désolation, ravage l’Europe. On estime qu’au niveau de la superficie de l’Allemagne d’aujourd’hui, la population passa d’environ 15 millions à moins de 10 millions d’âmes.

Des centaines de villes furent réduites à de simples villages et des milliers de bourgades furent tout simplement effacées de la carte. La guerre se répercuta dans l’ensemble des colonies des puissances engagées dans le conflit. Les pirates anglais et hollandais n’hésitaient pas à en découdre avec les vaisseaux espagnols et portugais à l’autre bout du globe. Concernant l’Espagne, fidèle pilier des Habsbourg, 250 millions de ducats furent utilisés dans les dépenses de guerre (entre 1568 et 1654), malgré une faillite d’Etat en 1575. Cette somme représente le double des revenus provenant du nouveau monde (or, épices, esclaves, etc.) qui se chiffraient à 121 millions de ducats !

Rembrandt et Comenius

Que Rembrandt soit interpellé par la situation de guerre générale qui bouleverse toute l’Europe ressort déjà fortement dans l’un de ses premiers autoportraits [FIG1].

Fig. 1 : Rembrandt, Autoportrait, 1629, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg.

Il se peint, jeune homme partagé entre deux choix. Une épaule sous un fragment d’armure fait ressortir l’appel aux armes pour les hommes de son âge, en particulier après l’attaque des troupes espagnoles sur Amersfoort en août 1629.

L’autre épaule est nonchalamment caressée par une liefdelok (une cadenette), cette longue mèche de cheveux que se laissaient pousser les jeunes amoureux. Que choisir ? L’amour de la patrie ou l’amour pour sa bien-aimée ?

De plus en plus souvent fâché avec Constantin Huygens, le puissant secrétaire du stadhouder qui l’a fait venir à Amsterdam, sa pensée s’approfondit et son activité se densifie.

Dix ans plus tard, la mort de Saskia, en 1642, année de La ronde de nuit, le plonge dans une crise, et petit à petit, il abandonne ses autoportraits où on le voit souvent tel un courtisan « à l’italienne », gant à la main et chaîne en or pour affirmer son statut social à la Cour. Tout l’or du monde ne permet pas de racheter la vie de ceux qui nous sont chers.

Rembrandt, affirmant qu’il n’a pas besoin de faire le traditionnel voyage en Italie car on trouve toute l’Italie sur le marché d’art d’Amsterdam, nous laisse subitement des dessins montrant les portes de Londres au début des années 1640, alors que Comenius y est en voyage, et qu’un ami de Rembrandt, le rabbin Menessah Ben Israel, tuteur de Spinoza, tente de négocier l’entrée des juifs en Angleterre.

De timides hypothèses concernant l’influence de Comenius sur Rembrandt existent, cependant, une recherche approfondie pourrait nous livrer des perles.

Bien que Rembrandt évolue dans l’environnement de la communauté Mennonite, des anabaptistes pacifiques bien loin d’un quelconque engagement politique, son engagement pour « la cause Bohème » nous semble se manifester de la façon la plus convaincante dans La Conspiration nocturne de Claudius Civilis dans le Schakerbos [FIG2].

Fig. 2 : Rembrandt, La conspiration de Claudius Civilis dans le Schakerbos, 1661-62, Nationalmuseum, Stockholm.

Prévu dans un ensemble de plusieurs tableaux destinés au nouvel Hôtel de Ville d’Amsterdam, la série célèbre la révolte des Bataves face aux romains. Sur la base des écrits de Tacite, cette histoire est distillée au service du patriotisme néerlandais, et le parallèle entre les romains et l’Espagne est évident. Pour des raisons peu connues, le tableau de Rembrandt fut retiré assez rapidement après son acceptation. Pour dénoncer la lâcheté des dirigeants, Rembrandt semble avoir transposé cette scène à son époque. Un historien suédois pense que le dirigeant de la conspiration n’est pas Claudius Civilis, général qui avait perdu un œil dans la guerre, mais un autre général qui perdit également un œil en situation de guerre, le général « hussite » Zirka !3

Rappelons que Comenius et la révolte de Bohème s’inspiraient de Jan Hus. Le Claudius Civilis de Rembrandt se présente effectivement avec des habits d’Europe centrale. De gauche à droite on voit d’abord un patricien hollandais. S’agit-il du républicain Jan de Wit ?

On voit ensuite un moine, sans arme, posant sa main sur celle de Claudius. S’agit-il de l’Eglise des Frères de Bohème de Comenius ? Selon les historiens, les deux calices, un large, l’autre étroit, peuvent représenter la communion sous les deux espèces, l’une des revendications de Jan Hus. On voit aussi un rabbin qui participe au complot. Bizarre, tout cela pour de simples bataves !

Que les notables d’Amsterdam soient mécontents de voir leur idole historique figurée comme un géant cyclope est probable. Qu’ils soient interpellés sur leur indifférence pour la cause Bohème, est autre chose.

Comenius arrive à Amsterdam, sur invitation de la famille de Geer, en août 1656, année de la mise en banqueroute de Rembrandt.4

Louis de Geer, surnommé « roi de l’acier » ou « Fugger du Nord » et son fils Laurent seront les mécènes à vie de Comenius dont ils paieront l’enterrement et pour lequel ils feront construire une chapelle à Naarden. Cette famille calviniste intransigeante, originaire de Liège, en Belgique, mais installée à Amsterdam, mettra sur pied l’ensemble des industries du fer et du cuivre suédois. Elle fera venir trois cents familles wallonnes qui travaillaient à la manière hollandaise, et pour lesquelles elle fit construire hôpitaux, écoles, lotissements et magasins. En Angleterre, De Geer finançait également John Dury et Samuel Hartlib, deux amis actifs de Comenius. En guerre contre la Royal Society et Francis Bacon, Hartlib voulait rendre les connaissances scientifiques accessibles à l’ensemble de la population. C’est à Hartlib que John Milton dédia son traité « De l’éducation ».

Louis de Geer et Skytte inviteront Comenius à travailler pour la Suède, jugeant ses réformes de l’éducation un excellent investissement permettant d’accroître le travail productif de l’économie physique. Ces liens avec la famille de Geer nous conduisent à Rembrandt, car la sœur de Louis de Geer, Margareta était, elle, marié avec Jacob Trip, également actionnaire des mines de cuivre en Suède, et ce couple installé à Dordrecht se fera portraiturer par Rembrandt, lui fournissant ainsi une commande bien rémunérée pendant des années difficiles.

Fig. 3 : Rembrandt, Portrait d’un vieillard, vers 1660, Offices, Florence.

La ville d’Amsterdam octroya une pension annuelle à Comenius, l’incitant à publier l’ensemble de son œuvre pédagogique, et lui confia la clef de la bibliothèque de la ville. Il fera aménager sa famille et ses assistants et installera une bibliothèque et une imprimerie derrière la Westerkerk, l’église où Rembrandt est enterré. En allant chaque jour de son domicile à son imprimerie, Comenius croisait ainsi la rue où Rembrandt vivait ses derniers jours.

Depuis le début du vingtième siècle, les conservateurs tchèques estiment que le Portrait d’un vieillard au musée des Offices de Florence [FIG3] est en réalité un portrait de Comenius.5

Rappelons que Rembrandt exigeait de chacun de ses modèles quatre heures de pose pendant au moins trois mois, exercice assez difficile pour un Comenius âgé. Ce qui est certain, c’est qu’un des élèves de Rembrandt, Juriaen Ovens, a peint le portrait de Comenius à cette époque.

La paix de Westphalie et la Via Lucis

Bien que la Bohème n’ait pas obtenu pas son indépendance lors de la Paix de Westphalie, on ne peut pas sous-estimer l’influence de Comenius sur les négociations qui aboutirent aux accords de paix. La Cesta Pokoje (Chemin vers la paix) de 1630, un premier écrit en tchèque est décrit comme « un écrit éthico-religieux dans lequel l’amour, la foi et la compréhension mutuelle sont posés comme les seul fondements éthiques d’une paix possible ». De 1641 à 1642, immédiatement avant les pourparlers de paix, Comenius écrivit la Via Lucis, (la Voie de la lumière), qui a pu servir de mémorandum aux négociateurs.

Cette « voie de la lumière » était-elle un mysticisme millénariste, comme on l’a souvent prétendu ? Lorsqu’on demanda à Comenius quelle espérance attendre et quand adviendrait un changement majeur, il répondit que l’espérance consistait en la venu d’un temps où le Gospel du Royaume serait prêché dans le monde entier et une paix universelle établie. Ce changement qu’on peut espérer résultera d’une lumière vers laquelle seront tournés non seulement les yeux des chrétiens, mais ceux du monde entier. Elle « proviendra de la combinaison des lanternes de la conscience humaine, d’une considération rationnelle des œuvres de Dieu ou de la nature, et de la loi, ou volonté, divine ». Pour lui, « l’entreprise humaine peut, à travers la prière et les considérations d’hommes pieux imaginer les voies possibles pour réunir ces rayons, les faire irradier sur toute l’espèce humaine et répandre des pensées similaires dans les esprits des autres ».6

C’est bien ce concept que l’on retrouve dans l’eau-forte de Rembrandt, utilisé maladroitement par Goethe qui le copia comme frontispice pour son Fausten 1790.7

Loin d’être un homme qui scelle un pacte avec le diable, le sujet de la gravure est la lumière (miroir du Christ) éclairant la vie et l’esprit des hommes. Bien avant Voltaire et les « lumières », Comenius et Rembrandt avaient investit la métaphore de la lumière.

Pour se faire une idée de la démarche pacificatrice de Comenius, on peut lire un autre mémorandum : Angelus Pacis,(l’Ange de la Paix) « envoyé aux ambassadeurs de paix anglais et hollandais à Breda pour être de là envoyé à tous les chrétiens de l’Europe et ensuite à toutes les nations du monde entier afin qu’elles s’arrêtent, qu’elles cessent de se battre ». Comenius constate laconiquement que les deux pays ne se battent même plus sous un prétexte religieux, mais ouvertement pour des possessions matérielles ! Pour s’en sortir, il leur propose une nouvelle amitié :

« Mais de quelle manière inaugurez-vous cette amitié nouvelle (ou plutôt ce rétablissement de votre amitié) ? Ne sera-ce pas par le pardon général que vous vous accorderez les uns aux autres ? Les sages ont toujours regardé l’oubli des injures reçues comme le plus sûr chemin menant à la paix. Toucher trop rudement les blessures, c’est raviver la douleur et fournir à la blessure elle-même une occasion de s’irriter. Que si cela est vrai, il faut souhaiter que la rivière d’Aa, dont les eaux très paisibles arrosent Breda, se changeât pour l’heure en ce fleuve de Léthé dont les poètes nous ont conté que quiconque y buvait, oubliait tout le passé. Celui qui a été fauteur de troubles, Dieu le trouvera, même si par amour de la paix les hommes le ménagent. Que le juste commence par s’accuser lui-même ; cela veut dire que celui que sa conscience accuse d’avoir rompu l’amitié et témoigné de l’inimitié devra selon la justice être le premier et le plus ardent à rétablir l’amitié. Si la partie offensante néglige ce devoir de justice, ce sera à la louange de la partie de l’offensé d’assumer ce rôle d’honneur, selon le mot du philosophe. »8

Rembrandt et le pardon

Exprimer ce moment où l’amour amène le pardon sera précisément un des sujets chers à Rembrandt. Ce n’est probablement pas un hasard s’il nomma son fils Titus, car à l’époque on croyait que l’empereur romain Titus avait montré une grande clémence envers les chrétiens. Rembrandt était également fasciné par la figure de Saint-Paul, personnage qui, par sa conversion, a montré la transformation possible de chaque humain en homme de bien. L’autoportrait comme Saint-Paul du Rijksmuseum [FIG. 4], où l’on voit Rembrandt avec un poignard sur la poitrine, pourrait le représenter tel Saint-Paul (défendant la foi avec la bible d’une main et le glaive dans l’autre), bien que le poignard (car il ne s’agit nullement d’un glaive) puisse être aussi une référence au « poignard chrétien », nom utilisé pour désigner L’Enchiridion, le manuel du soldat chrétien d’Erasme.

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Fig. 4 : Rembrandt, Autoportrait comme Saint-Paul, 1661, Rijksmuseum, Amsterdam.

Un de ses derniers tableaux, le Retour du fils prodigue [FIG. 5], bien que complété par un élève après la mort du peintre, traite magnifiquement le sujet du pardon. Le tableau, d’importante dimension (262 x 205 cm) possède une très grande expressivité. Le père, les yeux pincés dans une vision intérieure et regardant le chemin par lequel son fils est arrivé, semble douter de son bonheur, car son fils « qui était mort » est « revenu à la vie ». Ce dernier place sa tête de bagnard sur le ventre de son père et se livre entièrement, dans un acte de repentir. Le père pose ses mains sur les épaules de son fils et lui accorde son pardon, tandis que les frères, jaloux de tant d’attention envers celui « qui a mangé le bien paternel avec des prostituées », sont fortement troublés.

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Fig. 5 : Rembrandt, Retour du fils prodigue, 1667, ermitage, Saint-Petersbourg.

Trois observations confortent l’hypothèse d’une forte inspiration Coménienne. D’abord, selon tous les portraits disponibles, le visage du père montre une forte ressemblance avec celui de Comenius, que Rembrandt semble fréquenter à l’époque, et qui est connu comme le grand philosophe de la paix fondée sur le repentir et le pardon.

Ensuite, le fils ne semble pas être de type européen, mais négroïde, ce qui ferait de Rembrandt un contestataire de l’esclavagisme alors largement pratiqué par les puissances européennes.

Pour conclure, on pourrait interpréter la parabole du retour du fils prodigue dans un sens beaucoup plus large. Et s’il s’agissait d’un retour de l’homme, enfant de Dieu, qui retourne vers son père, après avoir erré dans le pêché ? Comenius, dans un moment de quasi-désespoir utilise ce cheminement dans son livre Le labyrinthe du monde et le paradis du cœur (1623).

L’homme, se perd dans la multiplicité du monde qui l’amène à sa perte. Mais après une crise, l’homme se résout à regagner l’unité divine.

Rubens et les Philistins

Il est temps maintenant de nous pencher sur le cas de Rubens, mais d’abord nous avons encore un bref rendez-vous avec notre jeune ami de Leyden.

Bien que le jeune Rembrandt reflète l’immense élan intellectuel de cette pépinière d’humanisme qu’est alors l’Université de Leiden, sa carrière fulgurante le propulse dans une position qui ferait tourner la tête à beaucoup. En effet, Constantijn Huygens, le secrétaire du stadhouder (le lieu-tenant), « découvre Rembrandt » en 1629 dans sa petite boutique de Leiden, où ce fils de meunier œuvre avec Jan Lievens, et lui demande de venir travailler à Amsterdam.9

Huygens affirme néanmoins sans hésitation dans Mijn Jeugd (ma jeunesse) que Pierre-Paul Rubens, le peintre baroque flamand est « une des sept merveilles du monde ». Rubens est avant tout le « porte-drapeau »talentueux de la Contre-Réforme et de son armée jésuite ; l’admiration que suscite son œuvre provoque un profond malaise chez Rembrandt.

Fig. 6 : Rembrandt, Samson aveuglé par les philistins 1636, Städelsches Kunstinstitut, Francfort.

Comment ce peintre virtuose pouvait-il être apprécié comme le plus bel astre du firmament de la peinture ? Rembrandt fut tellement irrité par la bêtise de Huygens qu’il lui offrit un énorme tableau représentant Samson aveuglé par les Philistins [FIG. 6]. L’œuvre, un pastiche du style violent « à la Rubens » montre Samson se faisant crever les yeux par des soldats. Voulait-il inférer que la république et ses responsables se laissaient aveugler par leur propre philistinisme ?

Un petit page devenu grand Leporello

Rembrandt traduit bien le sentiment de révulsion que pouvait ressentir un authentique patriote hollandais envers Rubens. Les élites ont-elles oublié que le père de Pierre-Paul, Jan Rubens, échevin calviniste d’Anvers replié à Nassau avec la direction de la révolte du pays au moment des troubles, a porté gravement atteinte à l’intégrité du père de la nation néerlandaise, en nouant une liaison extraconjugale avec l’instable épouse de Guillaume le Taciturne, Anne de Saxe ? Humiliée, la mère de Rubens se bat becs et ongles pour sortir son mari de prison. Elle fait de Pierre-Paul l’instrument programmé de sa vengeance contre les protestants et l’outil indispensable pour racheter le blâme pesant sur la famille. Ainsi à douze ans, Pierre-Paul entre à l’école Latine de Romualdus Verdonck, une institution privée formant les troupes de choc de la Contre-Réforme. Il est ensuite placé comme page à la petite cour de Marguerite de Ligne, comtesse de Lalaing, à Oudenaarde.

Enfant, il copie les images bibliques des gravures sur bois de Holbein et du graveur suisse Tobias Stimmer. On imagine bien qu’après deux vagues iconoclastes (1566 et 1581), la Contre-Réforme soit très demandeuse « d’imagiers » capables de ramener les masses de brebis égarées au bercail, bien que ceci ne puisse se faire qu’avec une réglementation stricte, spécifiée lors de la dernière session du Concile de Trente, en 1563. 10

Après un bref passage chez l’un des piliers de la Contre-Réforme, Abraham van Noort, en 1592 Rubens monte dans l’ascenseur social et entre dans l’atelier d’Otto van Veen. Né à Leyden en 1556, formé par les Jésuites, Venius est le fils naturel du duc de Brabant. Il fut l’élève du maître-courtisan Federico Zuccari à Rome, le peintre de la cour de Philippe II d’Espagne et le fondateur de l’Accademia di San Luca.

Allant de cour en cour, Venius réussira à séduire Alexandre Farnèse, le malicieux gouverneur espagnol en charge de l’occupation des Flandres, organisateur de l’assassinat de Guillaume le Taciturne en 1584 qui va le nommer peintre de sa cour et ingénieur des armées royales. Venius est l’homme qui va ouvrir l’esprit de Rubens sur l’Antiquité, lisant et commentant avec lui les classiques en latin. Surtout, il lui montre que l’artiste, s’il veut atteindre la gloire de son vivant, doit attendre un peu de son talent, mais beaucoup des puissants.

In Italia

Fig. 7 : Rubens, Cercle d’amis à Mantoue 1602, Wallraf-Richartz Museum, Cologne.

En mai 1600, Rubens se rend à Venise. En juin, lors du carnaval, il entre en contact avec le duc de Mantoue, Vincent de Gonzague, cousin de l’Archiduc Albert, aux commandes des Pays-Bas avec Isabelle depuis 1598. Vincent de Gonzague, oligarque de ce type que Mozart dépeint dans son Don Giovanni et Verdi dans Rigoletto, est heureux à l’idée d’ajouter un fiamminghi(flamand) à son écurie.

La cour de Mantoue, rivalisant de magnificence avec Milan, Florence et Ferrare, employa naguère le peintre Mantegna, l’architecte Leon Battista Alberti et le codificateur de la vie de cour Baldassare Castiglione. Elle entretient, à l’époque de Rubens, le poète Torquato Tasso et le musicien Monteverdi qui compose Orphée et Ariane en 1601. Galilée en fut brièvement l’hôte en 1606. Surtout, le duc posséde l’une des plus vastes collections d’œuvres d’art de l’époque, et ses agents, en Italie et de par le monde, sont chargés de lui signaler les œuvres dignes de figurer dans sa galerie.

Un inventaire de 1627 relève 3 Titien, 2 Raphaël, 1 Véronèse, 1 Tintoret, 11 Giulio Romano, 3 Mantegna, 2 Corrège et 1 Andrea del Sarto, parmi d’autres. Mais le duc est à la recherche d’un peintre capable de remplir « une galerie de portraits de belles femmes ».

Ainsi, suivant en cela l’exemple de Giulio Romano, cet élève de Raphaël instrumentalisé par le diabolique maître chanteur Pietro Aretino, notre flamand devient un Leporello, un valet complaisant au service du duc.

En tout cas, l’autoportrait avec son Cercle d’amis à Mantoue [FIG7], nous montre un homme craintif, quelqu’un « devenu quelqu’un » parce qu’entouré « de gens bien », c’est-à-dire reconnu par l’oligarchie de l’époque.

In Espagna

Immédiatement, le duc le charge d’une tache herculéenne : transporter de Mantoue à Madrid un cadeau sophistiqué pour le roi Philippe III et son premier ministre, le duc de Lerme. En plus d’un petit char conçu pour la chasse et de caisses remplies de flacons de parfum, il s’agit de quarante peintures, répliques des plus belles pièces de la collection du duc, notamment des Raphaël et des Titien. Rubens sur son chemin doit peindre « les plus belles femmes d’Espagne » (encore Don Giovanni…). Arrivé sur place, Rubens déploie son pouvoir de séduction à la cour d’Espagne, alors que le duc de Mantoue l’implore de rentrer.

De retour en Italie, il se rend à Rome, où il semble arriver au moment opportun, car on y juge Barocci trop âgé, Guido Reni encore trop jeune et Annibale Carracci hors service, car souffrant d’apoplexies mélancoliques, tandis que le Caravage se cache dans les propriétés de ses patrons, les Colonna, accusé de meurtre. Rubens est propulsé dans la ville Sainte par un génois, le cardinal Giacoma Serra, fortement impressionné par les splendides portraits de femmes que le peintre réalise pour la dynastie Spinola-Doria, à Gênes. Mais, apprenant le décès imminent de sa mère, Rubens accourt à Anvers où, après bien des hésitations, il décide de s’installer, loin du pouvoir, mais proche des avantages fabuleux que les régents Albert et Isabelle d’Espagne lui proposent.

In Antwerpia

Ces avantages sont tels que les conspirationnistes y trouveront des arguments étoffant l’hypothèse d’un complot contre la peinture flamande chrétienne et érasmienne : d’abord Rubens touchera 500 florins par an, sans aucune obligation de travail en dehors du double portrait des souverains, toute œuvre supplémentaire étant payée en sus.

Ensuite, il échappe aux règles de la Guilde de Saint-Luc, particulièrement à la règle qui limite le nombre d’élèves et ce qu’on peut leur faire payer ; et puisque beaucoup n’est jamais assez, Rubens est exempt d’impôts à Anvers ! Comme un grand, il y fait construire son palais. Rasée depuis fort longtemps, peu importe les raisons, il faut constater que ce n’est qu’au moment de la collaboration de certains nationalistes flamands avec l’Allemagne hitlérienne (de 1938 à 1946) que sa demeure de style génois, ressuscitée initialement à Bruxelles pour l’exposition universelle de 1910, fut entièrement reconstruite d’après des gravures de Jacobus Harrewijn de 1692, décorée et parée de mobilier ancien.11

Il est vrai que son enthousiasme pour les blondes opulentes et l’action violente fut interprété comme de la sympathie pour les races nordiques, et son énergie visuelle comme l’antithèse d’un art dégénéré et surcérébral. A Anvers, le culte de Rubens n’est peut-être pas étranger au phénomène de l’extrême-droite politique dans cette ville.

Un génie de la propagande

L’exploit de Rubens fut de synthétiser l’ensemble des goûts de l’oligarchie de son époque. Comme Leni Riefenstahl sous Hitler, Rubens sera le génie de leur propagande. Brillant dessinateur et enfant précoce, il passe des heures et des heures dans les collections italiennes et dans les ruines de Rome à dessiner la statuaire romaine. Car depuis l’avènement du pape guerrier Jules II et de Léon X, c’est la dictature du goût romain. Ces huit années, de 1600 à 1608, passés entre Gênes, Mantoue, Florence et Rome, sans oublier Madrid, avec libre accès à toutes les collections d’antiquités et de peintures des grandes familles, lui permettent de se constituer une « base de données » qui fera sa fortune.

Les spécialistes vous citeront sans peine l’intarissable fleuve de copier/coller visuelles identifiées dans son œuvre : un groupe de Michelange dans le Baptême du Christ (Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers), une pose de l’Aristote de l’Ecole d’Athènes dans le Saint-Grégroire avec Saint Domitilla, Saint Maurus et Papianus (Gemäldegalerie, Berlin) ou une madone de Raphaël dans La chute de l’homme, (Rubenshuis, Anvers), sans oublier une tête du Laocoon dans L’Elévation de la Croix (Cathédrale, Anvers) ou encore un déhanché d’une Vénus tout droit sorti de la statuaire romaine dans L’union de la terre et de l’eau (Ermitage, Saint-Pétersbourg).

Il faut savoir qu’à l’opposé du canon grec, repris de l’Egypte, qui régulait les proportions du corps humain (le Doryphore de Polyclète stipule que la hauteur d’un homme soit sept fois et demie la dimension de sa tête), les romains, comme Léonard le constate amèrement en retravaillant Vitruve, agrandissaient la taille du corps à huit têtes, voire plus. En accentuant ainsi la musculature, cette tricherie permet de donner l’illusion d’un héroïsme hors pair, d’un homme « biologique ». Connaissant maintenant cette différence des canons des proportions, ceci vous permettra d’identifier l’inspiration de votre artiste : humaniste grec ou oligarque romain ? Que Rubens ait choisi Rome plutôt qu’Athènes ne fait aucun doute, en particulier dans son amour pour Sénèque.

La tulipe, Sénèque plus ultra

A travers son éducation et sous l’influence de son frère Philippe, Pierre-Paul Rubens est un adepte fanatique du philosophe romain néo-stoïcien Sénèque (4 BC-65 AC). Dans les Quatre philosophes, Rubens se peint debout en s’associant une fois de plus à la gloire « des autres » (qui eux, occupent une place assise autour de la table). Devant le Palatin, considéré comme le symbole de Rome, il peint son frère Philippe, juriste de renom, le grand idéologue stoïcien de l’époque, Justus Lipsius et son élève Woverius, tous sous le regard d’un buste de Sénèque perché dans une niche et honoré par quatre tulipes, dont deux sont ouvertes et deux fermées.

Originaire de Perse, le bulbe de tulipe fut ramené de Turquie vers 1560 par un diplomate anversois. Sa culture évoluera d’un passe-temps exotique pour gentleman botaniste à l’immense folie collective connu sous le nom de « bulle des tulipes », Windhandel (commerce de vent) une gigantesque bulle spéculative qui explosera à Haarlem, le 2 février 1637. Peu avant la crise, une tulipe vice-roy se vendait pour deux mille cinq cent florins, soit l’équivalent de deux lastes (unité de poids) de blé et quatre de seigle, quatre veaux gras, huit porcs, une douzaine de moutons, deux cargaisons de vin, quatre tonnes de beurre, mille livres de fromages, un lit et une timbale en argent.12

Que Rubens se soit intéressé à cette activité lucrative, son tableau Rubens dans son jardin avec Hélène Fourment [FIG8] en témoigne.

Fig. 8 : Rubens, Rubens dans son jardin avec Hélène Fourment, 1631, Alte Pinakothek, Münich.

Derrière le maître et sa compagne, on aperçoit discrètement le fond d’un jardin rempli de tulipes ! Mais ici, dans Les quatre philosophes, la tulipe n’est qu’une métaphore faisant référence à La brièveté de la vie, une œuvre de Sénèque. Rubens et son frère, sur les traces de Justus Lipsius, reprennent le flambeau du néo-stoïcisme de Sénèque. Celui-ci, tuteur de Néron, ne faisait que prôner la forme romaine d’un cynisme aigu, connu sous le label de fatum : pour accéder à la grandeur (romaine), l’homme doit se résigner. Par un repli actif de soi sur soi et par une tenace dénégation d’un monde menaçant et absurde, l’homme découvre son moi surpuissant. Puissance qui s’accroît encore, si ce moi est capable de décider que la mort n’est rien. A l’opposé de Socrate, qui accepta de mourir pour la vérité, Sénèque fait de son suicide l’acte existentiel principal. En attendant son heure, il gère l’ennui entre plaisirs et douleurs dans un monde où le bien et le mal n’ont plus de sens.

Comme chez Aristote, cette philosophie, où « art de vivre » nous ramène dans l’enfer d’une déchirure qui sépare la raison, domaine dont il faut bannir toute émotion, et les forces puissantes des sens, dépourvues de brides, de l’intellect. Dans les deux cas, l’homme se coupe de la liberté véritable. Rubens crie haut et fort sa philosophie avec son tableau Silène ivre [FIG9].

Fig. 9 : Rubens, Silène ivre, 1618, Alte Pinakothek, Münich.

L’excès d’alcool évacue la raison et ramène l’homme (le silène) à son état bestial que Rubens considère comme naturel. Au lieu d’être polémique, ce tableau révèle toute la complaisance d’un peintre-courtisan, avec l’idée de l’homme esclave de ses passions aveugles ; au lieu de combattre ce dualisme, comme le poète Friedrich Schiller l’exigera explicitement dans ses Lettres sur l’Education esthétique de l’homme, il le cultive et s’en réjouit. Au spectateur, le peintre offre le plaisir de partager son intime conviction.

La paix et la guerre

Comme exemple « d’allégorisme », regardons un moment L’allégorie de la paix et la guerre [FIG10].

Fig. 10 : Rubens, « L’allégorie de la paix et la guerre », 1629, National Gallery, Londres.

Avant tout, ce tableau n’est rien d’autre qu’une brillante carte de visite. Rubens, devenu diplomate grâce à son carnet d’adresses, vient de conclure avec succès un traité de paix (qui ne tiendra que quelques années) entre l’Angleterre et l’Espagne. Répétant que pour lui « la paix » est fondée sur la capitulation unilatérale des Pays-Bas (la réunification du Sud catholique avec un Nord qui renonce à son protestantisme), il réussit à entrer dans le service diplomatique espagnol, chose totalement exceptionnelle pour un flamand, particulièrement depuis la révolte des Pays-Bas. Suite à son succès diplomatique, Rubens est triplement anobli : par la cour de Madrid, auprès de qui il va solliciter la nationalité espagnole en 1631 ; ensuite à Bruxelles et en Angleterre pour finir !

Avant de quitter le pays, il présente son tableau au roi Charles. Mars y est repoussé par la sagesse, présentée comme Minerve, la déesse protectrice de Rome. La Paix y est symbolisée par une femme qui oriente le jet de lait giclant de son sein vers la bouche d’un petit Pluton, cependant qu’un satyre aux pattes de bouc étale une corne d’abondance. Dans le fond à gauche, un ciel bleu entre en scène alors qu’à droite des nuages glissent comme les décors en carton d’un théâtre. Son argument choc pour la paix n’est pas un désir de justice, mais l’accroissement des plaisirs et des jouissances découlant des biens matériels que la paix permettra d’accumuler. Ironiquement, on pourrait dire que vu la cupidité des élites hollandaises, état de cupidité aigue que Rembrandt ne cessa de dénoncer, le manifeste de Rubens aurait peut-être pu convaincre la classe marchande hollandaise d’échanger la République pour une poignée de tulipes. Si seulement son art eut été autre chose que de l’autoglorification !

Ici, le style n’est que pur didactisme, copié du maniérisme italien : au lieu d’employer des métaphores capables de faire penser et découvrir des idées, il s’agit simplement d’illustrer des allégories symbolisées. Jamais la beauté d’une idée invisible ne peut ressurgir de cette démarche iconographique. Par ailleurs, ce « style » est tellement impersonnel que des dizaines d’assistants, véritables tâcherons, sont mobilisés pour l’expansion de l’entreprise. Le médecin du roi Christian IV du Danemark lors d’une visite chez Rubens en 1621 raconte :

« Nous rendîmes visite au très célèbre et éminent peintre Rubens que nous trouvâmes à l’œuvre et, tout en poursuivant son travail, se faisant lire Tacite et dictant une lettre. Nous nous taisions, par crainte de le déranger, mais lui, nous adressant la parole, sans interrompre son travail, et tout en faisant poursuivre la lecture et en continuant à dicter sa lettre, répondait à nos questions, comme pour nous donner la preuve de ses puissantes facultés. Il chargea ensuite un serviteur de nous conduire par son magnifique palais et de nous faire voir ses antiquités et les statues grecques et romaines qu’il possédait en nombre considérable. Nous vîmes donc une vaste pièce sans fenêtre, mais qui prenait le jour par une ouverture pratiquée au milieu du plafond. Là se trouvaient réunis un bon nombre de jeunes peintres occupés chacun d’une œuvre différente dont M. Rubens leur avait fourni un dessin au crayon, rehaussé de couleurs par endroits. Ces modèles, les jeunes gens devaient les exécuter complètement en peinture, jusqu’à ce que, finalement, M. Rubens y mit la dernière main par des retouches. Tout cela passait ensuite pour une œuvre de Rubens, et cet homme, non content d’amasser de la sorte une immense fortune, s’est vu combler par les rois et les princes d’honneurs et de riches présents. ».13

On sait par exemple qu’entre 1609 et 1620 pas moins de soixante trois autels sortirent de « Rubens, S.A ». En 1635, dans une lettre à son ami Pereisc, alors que la guerre de trente ans fait trembler l’Europe, Rubens dira cyniquement « laissons la charge des affaires publiques à ceux dont il est leur travail ». Le peintre, lui, obtient la décharge de toutes ses responsabilités publiques cette même année, et se retire pour vivre sa vie avec sa jeune compagne.

Peintre d’Agape contre peintre d’Eros

Rembrandt avait donc mille raisons et mille fois raison de s’irriter contre Rubens. Celui-ci n’était pas seulement du « mauvais côté » d’un point de vue politique, mais répandait un art n’inspirant que bassesses : des portraits qui ne cherchent qu’à flatter l’orgueil des puissants et font briller des minables et des fils à papa. Ces scènes d’histoire ne sont que l’apologie du fascisme romain, alliant le culte de la froide raison et la violence des forces de la nature que Rubens nous sert sous un vernis pseudo-catholique. Derrière « l’art de vivre » de Sénèque on trouve les méthodes brutales et manipulatrices du parfait courtisan décrit par Baldassare Castiglione, autre habitué de la cour de Mantoue. Pour la Cour, tout est forcément dans la repartie (la sprezzatura) et les apparences, derrière les « belles » formes se cachent des pulsions de séduction, de possession et de rapports de force.

A l’opposé, Rembrandt est le pionnier de l’intériorité, de la souveraineté créatrice de chaque individu. Pour la faire apparaitre, pourquoi pas souligner la laideur extérieure afin d’évoquer une beauté intérieure ? Dans le Le vieillard et l’enfant de Domenico Ghirlandaio (Louvre, Paris) une forme imparfaite reflète un individu doté d’une beauté splendide. Le vieillard possède un nez fort incommodant, mais l’échange des regards entre cet homme et l’enfant montre une qualité d’amour qui transcende les personnages. A l’opposé de Sénèque, ils ne contemplent pas la « brièveté de la vie », mais « l’immortalité de l’âme ».

Martin Luther King tente, dans un sermon, de définir ces différentes qualités d’amour.14

Après avoir défini érôs (amour charnel) et philia (amour fraternel) il dit :

« Le grec emploie encore un autre mot, agapè. Agapè est plus qu’érôs et plus que philia ; dans l’agapè il y a une bonne volonté pour tous les hommes, compréhensive, créatrice, rédemptrice. C’est un amour qui n’attend rien en retour. Un amour débordant, que les théologiens appelleraient l’amour de Dieu travaillant au cœur des hommes. Atteindre ce niveau permet d’aimer les hommes, non en raison de leur caractère aimable, mais parce que Dieu les aime. Voir tout homme et l’aimer parce que Dieu l’aime. Même si c’est la pire personne que vous ayez connue. »

Il montre ensuite comment cet amour intervient dans le domaine politique quand il affirme :

« Si je vous frappe et que vous me frappiez, et que je vous frappe en retour et que vous répliquiez, et ainsi de suite, cela se poursuit indéfiniment ! Cela n’en finit pas. Or, quelque part, quelqu’un doit avoir un peu de bon sens, et c’est la personne forte, c’est-à-dire celle qui est capable de rompre cette chaîne de la haine : elle ne se rompt pas. Quelqu’un doit avoir assez de foi pour rompre la chaîne et injecter au cœur de l’univers cet élément fort et puissant qu’est l’amour. »

Vous l’avez bien compris : dans sa lutte Martin Luther King vivait dans la même « éternité temporelle » que Rembrandt et Comenius défiant la Guerre de Trente ans. Voilà l’incroyable réalité : l’arme politique la plus puissante du monde est cet amour universel qui transforme. Rembrandt et Comenius l’avaient bien compris.

La petite pelisse

Voici une comparaison de deux tableaux qui vous permettra d’identifier encore mieux cette différence fondamentale entre éros et Agapè : La petite pelisse de Rubens [FIG11] et Hendrickje se baignant dans une rivière de Rembrandt [FIG12].

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Fig. 12 et 13 à gauche : Rubens, La petite pelisse, 1638, Kunsthistorisches Museum, Vienne. A droite : Rembrandt, Hendrickje se baignant dans une rivière, 1654, National Gallery, Londres.

Dans les deux cas il s’agit du portrait de la deuxième jeune compagne de chacun des peintres. Agé de 53 ans, Rubens est remarié avec Hélène Fourment (16 ans) et Rembrandt à 43 ans a pris comme compagne Hendrickje Stoffels (22 ans).

Hélène Fourment, qui nous regarde droit dans les yeux, tout en effectuant un geste de pseudo-chasteté sans espoir, s’enveloppe sans rien nous cacher dans une fourrure noire. Spécialité du peintre et touche de dramatisme baroque : le puissant contraste de cette fourrure avec la chaire pâlotte, par sa couleur et sa matière provoque inévitablement les instincts primaires. Que les collectionneurs aient baptisé ce tableau « la petite pelisse » n’est guère étonnant.

Paradoxalement, Hendrickje, qui pourtant lève sa jupe, ne suscite aucun frisson érotique ! Sa démarche hésitante dans l’eau fraîche s’accompagne d’un sourire confiant. Le spectateur n’est pas un voyeur ou un intrus, mais quelqu’un d’invité à partager un moment de bonheur.

Pour devenir arme politique, cet amour universel, l’agapè, ne peut se limiter à une vague idée sentimentale ou romantique. Pour cela, les ailes de la philosophie doivent lui fournir hauteur et raison, et la force de s’y maintenir.

Suzanne et les vieillards

Fig. 13 : Rubens, Suzanne et les vieillards, 1612, Nationalmuseum, Stockholm.

Autre exemple utile : l’histoire de Suzanne et les vieillards. Comenius, qui l’utilisa souvent, en était tellement ému qu’il nomma sa fille Zuzanna en 1643, et son fils Daniel en 1646. Cette parabole de la Bible (Daniel 13) reprend le concept grec de justice, déjà présent dans des tragédies grecques comme Antigone de Sophocle, où une jeune femme, au nom d’une loi supérieure, défie les lois de la cité.

Loin des regards, la belle Suzanne, se fait surprendre pendant sa baignade par deux juges qui lui font un chantage : soit tu couches avec nous, soit nous t’accusons d’avoir eu une relation avec un jeune homme qui s’est enfuit ! Suzanne se met à crier et refuse d’entrer dans leur jeu. Accusé devant les siens par les juges (les plus forts), Daniel, un jeune convaincu de son innocence, prend la défense de Suzanne et démontre le faux témoignage des juges qui subiront la peine prévue pour Suzanne.

Chez Rubens, (Suzanne et les vieillards) [FIG13] une voluptueuse Suzanne jette un regard désespéré en l’air pour réclamer l’aide du ciel. Le tableau incarne l’idéologie dominante de la Contre-Réforme : comme pour les protestants les plus radicaux, le libre arbitre n’existe pas.

Chez les protestants, l’âme est prédestinée au bien ou au mal, et quelles que soient leurs actions, cela ne change rien ; chez les Contre-Réformés catholiques, c’est la même chose, mais là on peut toujours tenter d’invoquer la clémence de Dieu dans le cadre des rites (et en payant des indulgences) : « Hors de l’église, point de salut ! ».

Fig. 14 : Rembrandt, Suzanne et les vieillards, 1647, Berlin.

D’une façon spectaculaire, chez Rembrandt (Suzanne et les vieillards) [FIG14], une chaste Suzanne lance un regard perçant vers le spectateur et le prend à témoin de son malheur. Seras-tu le nouveau Daniel ? Auras-tu le courage d’intervenir contre les lois de la Cité afin de défendre une justice « divine » ? Ainsi l’agapè est aussi un amour infini pour la justice et la vérité.

Platon contre Aristote

Que Rembrandt fut un philosophe est généralement contesté, voire démenti. Puisque l’inventaire (lors de sa mise en faillite forcée par ses ennemis) de 1654 ne mentionne aucun livre en dehors d’une grosse bible, les écrivains romantiques nous ont souvent dépeint un Rembrandt « poète maudit », génie narcissique, fils de meunier peu instruit faisant fi de la littérature et de la philosophie. Aristote contemplant le buste d’Homère [FIG15] nous démontre le contraire.

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Fig. 15 : Rembrandt, Aristote contemplant le buste d’Homère, 1653, Metropolitan, New York.

Commandité par l’aristocrate italien Don Antonio Ruffo, le tableau représente Aristote costumé en courtisan idéal : chemise ample, large chapeau noir et surtout décoré d’une pesante chaîne d’or, bref, habillé comme Castiglione, l’Arétin, le Titien et Rubens… Rembrandt démontre ici une connaissance très fine des ennemis du républicanisme, ayant compris que l’aristotélisme est la quasi-religion de l’oligarchie depuis Aristote. Le tableau se moque violemment d’un savoir empirique esclave de la perception des sens. Avec Erasme de Rotterdam, Rembrandt semble affirmer que « l’expérience est l’école des fous ! ». Incapable de voir avec des yeux vides de lumière, Aristote tâtonne d’une main incertaine le crâne du buste d’Homère dont il est supposé être un commentateur réputé. Homère, le poète grec devenu aveugle, le regarde avec les yeux ouverts de l’esprit. Cette inversion des rôles est renforcée dans la composition par la source de lumière, située tangentiellement derrière le buste du poète. Sous le chapeau d’Aristote, des reflets lumineux créent une image fantôme d’oreilles d’ânes, symbole renaissant des âneries scolastiques d’Aristote.

Fig. 16 : Rembrandt, Siméon avec l’enfant Jésus dans le temple, 1669, Nationalmuseum, Stockholm.

Il est utile d’opposer à l’aveuglement aristotélicien la clairvoyance de Siméon que l’on voit dans le tableau de Rembrandt retrouvé sur son chevalet après sa mort Le Vieillard Siméon avec l’enfant Jésus dans le temple [FIG16].

Toute sa vie, Siméon avait espéré voir le Christ de ses propres yeux. Mais, en vieillissant, son espoir s’estompa de pair avec sa vue. Se rendant quotidiennement au temple, un jour Marie lui demanda de tenir son enfant dans ses bras. Une joie immense envahit alors Siméon, qui, bien qu’aveugle, voyait le Christ bien mieux que quiconque.

Rembrandt a voulu nous léguer cette conviction : ne croyez pas ce que vous voyez, mais croyez et agissez dans un dessein divin et vous le verrez. Sur les mains du peintre on voit un ensemble de tâches qui pourraient former une boule en cristal, renforçant le coté prophétique du sujet.

 La Pièce aux cents florins

Cette philosophie se manifeste également dans l’eau-forte connue sous le nom de Pièce aux cents Florins (Le Christ prêchant aux infirmes) [FIG17].

Fig. 17 : Rembrandt, La pièce aux cent florins eau-forte.

Pendant plus de six ans, Rembrandt y travailla d’arrache-pied. Rien que pour sculpter le visage du Christ, fils de Dieu et fils des hommes et donc sujet excessivement difficile, il n’exécuta pas moins de six portraits à l’huile de jeunes rabbins d’Amsterdam. Une comparaison avec La Cènede Léonard de Vinci dévoile que la fresque de Léonard fut le point de départ pour la composition. Rembrandt l’étudia, et en fit des croquis d’après des reproductions de l’époque. Surtout, l’analyse des rayures de la plaque de cuivre montre que la position des mains du Christ était à l’origine identique à celles de la Cène de Léonard.

Loin des coups de projecteurs qui caractérisent l’univers théâtral et illusionniste qui va du Caravage à Hitchcock, l’œuvre évoque le « mythe de la caverne » de Platon, et l’on y retrouve le Christ bénissant des malades au centre d’un sombre caveau. Transfigurés, et un peu aveuglés, tels les prisonniers dans l’opéra Fidelio de Beethoven, ils marchent vers le Christ. Touchés par sa lumière divine, ils deviennent des philosophes. On reconnaît, entre autres, Homère et Aristote (qui lui, se détourne du Christ), Erasme de Rotterdam et Saint-Pierre figuré (selon certaines sources) avec les traits de Socrate (qu’Erasme appelle « Saint-Socrate »).

La gravure réunit dans un même instant plusieurs séquences décrites dans le chapitre XIX de l’Evangile selon Saint Mathieu : « Laissez venir à moi les petits enfants et ne les empêchez point, car le Royaume des cieux est à ceux qui sont comme eux ». Ainsi d’un geste puissant, le Christ écarte même le meilleur « savoir savant » au profit de l’amour quand Pierre tente de barrer la route aux enfants que les femmes présentent à Jésus.

Tout près est assise la figure méditative du jeune homme riche qui chercha la vie éternelle mais hésita à vendre toutes ses possessions pour en donner le produit aux pauvres. Lorsqu’il fut parti, Jésus songeur, constata tristement qu’il est plus aisé pour un chameau (représenté sous l’arche d’entrée, à droite) de passer par le chas d’une aiguille que pour un homme riche d’entrer au royaume éternel.

Dans un espace qui se situe au-delà de la succession d’instants éphémères, l’action se déroule dans « le temps de tous les temps », dans un instant de l’éternité où les esprits se mesurent à l’universel, dans une espèce de « Jugement dernier » de la conscience divine et philosophique.

La guérison des malades est le point de rupture articulant les deux univers, la souffrance et le bonheur, les ténèbres et la lumière. Le Christ, par son amour, métaphorisé en lumière, guérit et transforme les malades pour en faire des rois-philosophes. Ces philosophes deviennent ainsi des apôtres assis à ses cotés et à la même hauteur que les apôtres dans la Cène de Léonard.

Par sa lumière, le Christ élève les hommes à son image vivante et ses élèves deviennent eux-mêmes source de lumière, capable de rayonner.

Cette « lumière d’Agapè » est le seul fondement philosophique à l’origine de la révolution technique de Rembrandt : au lieu de commencer l’œuvre sur un fond blanc ou de couleur claire (ce qu’on appelle une « impression »), toute l’œuvre tardive est peinte sur une impression sombre, voire noire ! Ensuite, le travail en pâte épaisse, grâce à l’utilisation de la térébenthine de Venise et l’incorporation dans la matière picturale de cire d’abeilles, ramène Rembrandt à des techniques proches de l’encaustique décrites par Pline l’ancien, comme celle employée par Appelles sous Alexandre le Grand et par les peintres du Fayoum en Egypte. Par l’inversion de la gamme de couleurs et une grande économie de moyens, réduisant la palette à moins de six couleurs, Rembrandt fera du peintre un « sculpteur de lumière ». Johannes Vermeer, à sa façon, reprendra cette démarche.15

Privée de gloire terrestre après leur disparition, Rembrandt et Comenius furent immédiatement condamné à l’oubli par le système oligarchique. Mais leurs vies représentent une victoire importante pour l’humanité. Leur bataille politique, philosophique, éducationnelle et esthétique contre l’oligarchie et ses valets, tel Rubens, les fait entrer dans l’éternité. Ils sont et resteront une source inépuisable d’inspiration pour les combats d’aujourd’hui et de demain.

Notes :


1 Karel Vereycken, Rembrandt, bâtisseur de nations, Nouvelle Solidarité, 10 et 17 juin 1985.
2 Olivier Cauly, Comenius, note de bas de page p. 77, Editions du Félin, Paris, 1995.
3 Brochure sur ce tableau du Nationalmuseum de Stockholm.
4 Pour en finir avec des années de harcèlement financier provenant de la famille de Saskia van Uylenburgh, mais avec des vues politiques précises : faire taire le peintre ; Rembrandt demande le 14 juillet 1656 à la Haute Cour de Hollande une cessio bonorum(cession de biens au bénéfice des créanciers).
5 Henriette L.T. de Beaufort, Rembrandt, p. 105, HDT Willinck Zoon, Haarlem, 1957.
6 Samuel Hartlib and Universal Reformation, p. 358, Cambridge University Press, 1994.
7 Bob van den Bogaert, Goethe Rembrandt, p. 12-13, Amdsterdam University Press, Amsterdam 1999.
8 Marcelle Denis, Comenius, pédagogies pédagogues, p.25, PUF, 1994.
9 Constantijn Huygens (1596-1687), était un érudit d’une précocité exceptionnelle. Homme politique, scientifique, moraliste, compositeur de musique, il jouait du violon à l’âge de six ans et écrivait des poèmes en Néerlandais, Latin, Français, Italien, Espagnol, Anglais et Grec. Sa satire ‘T Kostelick Mal (la folie chère) (à l’opposé du Profijtelijk Vermaak= l’amusement profitable) se moque des caprices de la Cour et de la mode « beaumondiste » alors en vogue. C’est le père de Christiaan Huyghens, brillant scientifique et collaborateur de Leibniz à l’Académie des Sciences de Paris.
10 Concile de Trente : « le Saint concile statue qu’il n’est permis à personne, dans aucun lieu ou église, même exempte, de placer ou de faire placer une image inhabituelle, à moins que celle-ci n’ait été approuvée par l’évêque. » « enfin toute indécence sera évitée, en sorte que les images ne soient ni peintes, ni ornées d’une beauté provocante » P.1575-1577, t. II-2, dans G. Alberigo, Les Conciles œcuméniques, repris par Alain Tallon (p.132) dans Le concile de Trente, Editions du CERF, Paris, 2000.
11 Simon Schama, Rembrandt’s eyes, p. 172, Knopf, New York, 1999.
12 Simon Schama, L’embarras de richesses, La culture hollandaise au Siècle d’Or, p. 471, Gallimard, Paris, 1991.
13 Otto Sperling, le médecin de Christian IV, cité par Marie-Anne Lescouret dans Pierre-Paul Rubens, p. 117, JCLattès, Paris, 1990.
14 Martin Luther King, Aimer vos ennemis, sermon de Montgomery (Alabama), en la Baptist Church de Dexter Avenue, le 17 novembre 1957. Repris dans Martin Luther King, Minuit, quelqu’un frappe à la porte, p. 63, Bayard, Paris, 2000.
15 Johannes Vermeer de Delft était un ami de Karel Fabritius, de loin le meilleur élève de Rembrandt, mort dans l’explosion d’une poudrière à trente-quatre ans. Vermeer en sera l’exécuteur testamentaire. A son tour, Anthonie van Leeuwenhoeck, l’inventeur du microscope et correspondant de Leibniz sera l’exécuteur testamentaire de Johannes Vermeer, tâche qu’on attribua toujours à quelqu’un de très proche. Cette filiation ne fait que démontrer l’interconnexion constante entre le monde de la science et celui des arts plastiques. L’école « intimiste » hollandaise, dont Vermeer est le représentant le plus accompli, n’est que l’expression d’une transcendance « métaphysique » dans la beauté « divine » des scènes du quotidien.

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« Portrait de Saskia avec une fleur »
d’après Rembrandt

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