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Gand, Quai aux herbes

Gand, le quai aux herbes, Karel Vereycken, eau-forte sur zinc, quatrième état, juin 2019.
Gand, le quai aux herbes, Karel Vereycken, eau-forte sur zinc, deuxième état, mai 2019.
Dans l’atelier
Gand, le quai aux herbes, Karel Vereycken, eau-forte sur zinc, deuxième état, mai 2019.
Gand, le quai aux herbes, Karel Vereycken, eau-forte sur zinc, premier état, mai 2019.
gravure vue sur Gand quai aux herbes
Photo de la plaque de zinc. Karel Vereycken, eau-forte, Gand, le quai aux herbes.
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Le « rêve d’Erasme », le Collège des Trois Langues de Louvain

REVUE DE LIVRE :

Le Collège des Trois Langues de Louvain (1517-1797)

Erasme, les pratiques pédagogiques humanistes et le nouvel institut des langues.

Sous la direction de Jan Papy, avec les contributions de Gert Gielis, Pierre Swiggers, Xander Feys & Dirk Sacré, Raf Van Rooy & Toon Van Hal, Pierre Van Hecke.

Edition Peeters, Louvain 2018.
230 pages, 60 €.

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En Belgique, il y a un an, dans la vieille ville universitaire de Louvain, et ensuite à Arlon, une exposition très intéressante a échappé à notre attention.

Réunissant des documents historiques, gravures et manuscrits de la bibliothèque universitaire ainsi que de nombreuses pièces de l’étranger, du 19 octobre 2017 au 18 janvier 2018, l’évènement a voulu, à l’occasion du 500e anniversaire de sa fondation, retracer l’origine et mettre à honneur l’activité du fameux « Collège Trilingue » érigé en 1517 grâce aux efforts du grand humaniste chrétien Erasme de Rotterdam (1467-1536).

Quand on parle de civilisation européenne, c’est bien cette institution, bien que peu connue et de taille modeste, qui en fut l’un des artisans majeurs.

Car tout comme Guillaume le Taciturne (1533-1584), l’organisateur de la révolte des Pays-Bas contre la tyrannie habsbourgeoise, les visionnaires More, Rabelais, Cervantès et Shakespeare s’inspireront de son combat exemplaire, de sa verve et de son grand projet pédagogique.

Vitrail récent représentant Jérôme de Busleyden devant sa résidence à Mechelen. C’est là qu’il introduisit Erasme auprès de Thomas More.

L’occasion pour les Editions Peeters de Louvain de consacrer à cet anniversaire un beau catalogue et plusieurs recueils, publiés aussi bien en néerlandais, en français, qu’en anglais, réunissant les contributions de plusieurs spécialistes sous l’œil avisé (et passionné) de Jan Papy, professeur de littérature latine de la Renaissance à l’Université de la ville, appuyé d’une « équipe trilingue louvainiste » qui n’a pas épargné ses efforts pour relire attentivement toutes les publications ayant trait au sujet et explorer des sources nouvelles dans diverses archives d’Europe.

L’histoire de cet établissement humaniste en est une non seulement d’une remarquable visée scientifique et pédagogique, mais aussi d’efforts obstinés, voire de combats courageux, couronnés d’un succès international sans précédent. Mettant à profit le legs de Jérôme de Busleyden (1470-1517), conseiller au Grand Conseil de Malines, décédé en août 1517, Érasme s’attela aussitôt à la création d’un collège où des savants de renommée internationale prodigueraient un enseignement public et gratuit du latin, du grec et de l’hébreu. Dans ce collège ‘trilingue’, étudiants-boursiers et professeurs vivaient ensemble.

peut-on lire sur la jaquette du catalogue de plus de 200 pages.

Pour les chercheurs, il ne s’agissait pas de retracer de façon exhaustive l’histoire de cette entreprise mais de répondre à la question :

Quelle fut la ‘recette magique’ qui a permis d’attirer aussi rapidement à Louvain entre trois et six cents étudiants venant de partout en Europe ?

Portrait d’Erasme de 1517 par son ami le peintre anversois Quinten Metsys.

En tout cas, la chose est inédite, car, à l’époque, rien que le fait d’enseigner et en plus gratuitement, le grec et l’hébreu —considéré par le Vatican comme hérétique— est déjà révolutionnaire. Et ceci, bien que, dès le XIVe siècle, initié par les humanistes italiens au contact des érudits grecs exilés en Italie, l’examen des sources grecques, hébraïques et latines et la comparaison rigoureuse des grands textes aussi bien des pères de l’Eglise que de l’Evangile, est la voie choisie par les humanistes pour libérer l’humanité de la chape de plomb aristotélicienne qui étouffe la Chrétienté et de faire renaître l’idéal, la beauté et le souffle de l’église primitive.

Pour Erasme, comme l’avait fait avant lui Lorenzo Valla (1403-1457), en promouvant ce qu’il appelle « la philosophie du Christ », il s’agit d’unir la chrétienté en mettant fin aux divisions internes résultant de la cupidité (les indulgences, la simonie, etc.) et des pratiques de superstition religieuse (culte des reliques) qui infectent l’Eglise de haut en bas, en particulier les ordres mendiants.

Pour y arriver, Erasme désire reprendre l’Evangile à sa source, c’est-à-dire comparer les textes d’origine en grec, en latin et en hébreux, souvent inconnus ou sinon entièrement pollués par plus de mille ans de copiages et de commentaires scolastiques.

Frères de la Vie Commune

Wessel Gansfort, détail d’un portrait posthume peint récemment par Jacqueline Kasemier.


Mes recherches propres me permettent de rappeler qu’Erasme est un disciple des Sœurs et Frères de la Vie commune de Deventer au Pays-Bas. Les figures fondatrices et emblématiques de cet ordre laïc et enseignant sont Geert Groote (1340-1384), Florent Radewijns (1350-1400) et Wessel Gansfort (1420-1489) dont on croit savoir qu’ils maitrisaient précisément ces trois langues.

Le piétisme de ce courant dit de la « Dévotion Moderne », centré sur l’intériorité, s’articule à merveille dans le petit livre de Thomas a Kempis (1380-1471), L’imitation de Jésus Christ. Celui-ci souligne l’exemple personnel à suivre de la passion du Christ tel que nous l’enseigne l’Evangile, message qu’Erasme reprendra.

Rudolphe Agricola.

En 1475, le père d’Erasme, qui maîtrise le grec et aurait écouté des humanistes réputés en Italie, envoie son fils de neuf ans au chapitre des frères de Deventer, à l’époque dirigé par Alexandre Hegius (1433-1498), élève du célèbre Rudolphe Agricola (1442-1485), qu’Erasme a eu la possibilité d’écouter et qu’il appelle un « intellect divin ».

Disciple du cardinal-philosophe Nicolas de Cues (1401-1464), défenseur enthousiaste de la renaissance italienne et des belles lettres, Agricola a comme habitude de secouer ses élèves en leur lançant :

Soyez méfiant à l’égard de tout ce que vous avez appris jusqu’à ce jour. Rejetez tout ! Partez du point de vue qu’il faut tout désapprendre, sauf ce que, sur la base de votre autorité propre, ou sur la base du décret d’auteurs supérieurs, vous avez été capable de vous réapproprier.

Erasme reprend cet élan et, avec la fondation du Collège Trilingue, le portera à des hauteurs inédites. Pour ce faire, Erasme et ses amis appliqueront une nouvelle pédagogie.

Désormais, au lieu d’apprendre par cœur des commentaires médiévaux, les élèves doivent formuler leur propre jugement en s’inspirant des grands penseurs de l’antiquité classique, notamment « Saint Socrate », et ceci dans un latin purgé de ses barbarismes. Dans cette approche, lire un grand texte dans sa langue originale n’est que la base.

Vient ensuite tout un travail exploratoire : il faut connaître l’histoire et les motivations de l’auteur, son époque, l’histoire des lois de son pays, l’état de la science et du droit, la géographie, la cosmographie, comme des instruments indispensables pour situer les textes dans leur contexte littéraire et historique.

L’art et la science au peuple. Le début du XVIe siècle a connu un engouement pour les sciences.

Cette approche « moderne » (questionnement, étude critique des sources, etc.) du Collège Trilingue, après avoir fait ses preuves en clarifiant le message de l’Evangile, se répand alors rapidement à travers toute l’Europe et surtout s’étend à toutes les matières, notamment scientifiques !

En sortant les jeunes talents du monde étroit et endormi des certitudes scolastiques, l’institution devient un formidable incubateur d’esprits créateurs.

Certes, cela peut étonner le lecteur français pour qui Erasme n’est qu’un littéraire comique qui se serait perdu dans une dispute théologique sans fin contre Luther. Si l’on admet généralement que sous Charles Quint, les Pays-Bas et l’actuelle Belgique ont apporté leurs contributions à la science, peu nombreux sont ceux qui comprennent le lien unissant Erasme avec la démarche d’un mathématicien tel que Gemma Frisius, d’un cartographe comme Gérard Mercator, d’un anatomiste comme André Vésale ou d’un botaniste comme Rembert Dodoens.

Or, comme l’avait déjà documenté en 2011 le professeur Jan Papy dans un article remarquable, en Belgique et aux Pays-Bas, la Renaissance scientifique de la première moitié du XVIe siècle, n’a été possible que grâce à la « révolution linguistique » provoquée par le Collège Trilingue.

Car, au-delà de leurs langues vernaculaires, c’est-à-dire le français et le néerlandais, des centaines de jeunes, étudiant le grec, le latin et l’hébreu, accèderont d’un coup, à toutes les richesses scientifiques de la philosophie grecque, des meilleurs auteurs latins, grecs et hébreux. Enfin, ils purent lire Platon dans le texte, mais aussi Anaxagore, Héraclite, Thalès, Eudoxe de Cnide, Pythagore, Ératosthène, Archimède, Galien, Vitruve, Pline, Euclide et Ptolémée dont ils reprennent les travaux pour les dépasser ensuite.

Vestiges de l’ancienne muraille de Louvain. Au premier plan, la tour Jansénius, au deuxième, la tour Juste Lipse.


Comme le retracent en détail les œuvres publiées par les Editions Peeters, dans le premier siècle de son existence, le collège dut traverser des moments difficiles à une époque fortement marquée par des troubles politiques et religieux.

Le Collège Trilingue, près du Marché aux poissons, au centre de Louvain, a notamment dû affronter de nombreuses critiques et attaques de la part d’adversaires « traditionalistes », en particulier certains théologiens pour qui, en gros, les Grecs n’étaient que des schismatiques et les Juifs les assassins du Christ et des ésotériques. L’opposition fut telle qu’en 1521, Erasme quitte Louvain pour Bâle en Suisse, sans perdre contact avec l’institution.

En dépit de cela, la démarche érasmienne a d’emblée conquis toute l’Europe et tout ce qui comptait alors parmi les humanistes sortait de cette institution. De l’étranger, des centaines d’étudiants y accouraient pour suivre gratuitement les cours donnés par des professeurs de réputation internationale. 27 universités européennes ont nommé dans leur corps professoral d’anciens étudiants du Trilingue : Iéna, Wittenberg, Cologne, Douai, Bologne, Avignon, Franeker, Ingolstadt, Marburg, etc.

Le Wentelsteen, l’escalier du Collège Trilingue. Crédit : Karel Vereycken


Comme à Deventer chez les Frères de la Vie Commune, un système de bourses permet à des élèves pauvres mais talentueux, notamment les orphelins, d’accéder aux études. « Une chose pas forcément inhabituelle à l’époque, précise Jan Papy, et entreprise pour le salut de l’âme du fondateur (du Collège, c’est-à-dire Jérôme Busleyden) ».

En contemplant les marches usées jusqu’à la corde de l’escalier tournant en pierre (Wentelsteen), l’un des rares vestiges du bâtiment d’alors qui a résisté à l’assaut du temps et du mépris, on imagine facilement les pas enthousiastes de tous ses jeunes élèves quittant leur dortoir situé à l’étage. Comme l’indiquent les registres des achats de la cuisine du Collège Trilingue, pour l’époque, la nourriture y est excellente, beaucoup de viande, de la volaille, mais également des fruits, des légumes, et parfois du vin de Beaune, notamment lorsque Erasme y est reçu.

Avec le temps, la qualité de son enseignement a forcément variée avec celle de ses enseignants, le Collège Trilingue, dont l’activité a perduré pendant longtemps après la mort d’Erasme, a imprimé sa marque sur l’histoire en engendrant ce qu’on qualifie parfois de « petite Renaissance » du XVIe siècle.

Erasme, Rabelais et la Sorbonne

Quitte à nous éloigner du contenu du catalogue, nous nous permettons d’examiner brièvement l’influence d’Erasme et du Collège Trilingue en France.

A Paris, chez les chiens de garde de la bienpensance, c’est la méfiance. La Sorbonne (franciscaine), alarmée par la publication d’Erasme sur le texte grec de L’Evangile de Saint Luc, fait interdire dès 1523 l’étude du grec en France. En Vendée, à Fontenay-le-Comte, les moines du couvent de Rabelais confisquent alors sans vergogne ses livres grecs ce qui incitera l’intéressé à déserter son ordre mais pas ses livres. Médecin, Rabelais traduit par la suite Galien du grec en français. Et, comme le démontre la lettre de Rabelais à Erasme, le premier tient le second en haute estime.

L’Abbaye de Thélème, gravure au burin, d’après la description donnée par Rabelais dans Gargantua, son conte philosophique.

Dans son Gargantua (1534), esquissant les contours d’une Eglise du futur, Rabelais évoque le Collège Trilingue sous le nom d’abbaye de Thélème (Thélème = désir en grec, peut-être une référence à Désiré, prénom d’Erasme), un magnifique bâtiment hexagonal à six étages, digne des plus beaux châteaux de la Loire où l’on puisse retrouver, « les belles grandes librairies, en Grec, Latin, Hébrieu, François, Tuscan et Hespaignol, disparties par les divers estaiges selon langaiges », référence on ne peut plus claire au projet érasmien.

Marguerite de Valois, reine de Navarre. Soeur de François Ier, femme de lettres, poétesse, lectrice d’Erasme et protectrice de Rabelais.

Contre la Sorbonne, en 1530, le Collège Trilingue d’Erasme servira explicitement de modèle pour la création, à l’instigation de Guillaume Budé (ami d’Erasme), du « Collège des lecteurs royaux » (devenu depuis le Collège de France) par François Ier, avec les encouragements de sa sœur Marguerite de Valois reine de Navarre (1492-1549) (grand-mère d’Henri IV), poétesse, femme de lettres et lectrice d’Erasme.

Dans le même élan, en 1539, Robert Estienne est nommé imprimeur du roi pour le latin et l’hébreu, et c’est à sa demande que François Ier fit graver par Claude Garamont une police complète de caractères grecs dits « Grecs du Roi ».

Pour les mettre à l’abri des foudres des sorbonagres et des sorbonicoles, François Ier déclare alors les lecteurs royaux conseillers du roi. A l’ouverture, il s’agit de chaires de lecture publique pour le grec, l’hébreu et les mathématiques mais d’autres chaires suivront dont le latin, l’arabe, le syriaque, la médecine, la botanique et la philosophie. Aujourd’hui, il aurait sans doute ajouté le chinois et le russe.

Ce qui n’empêche pas qu’à peine un an après sa publication, en 1532, Pantagruel, le conte philosophique de Rabelais déchaîne les foudres de la Sorbonne. Accusé d’obscénité, en sus d’apostasie, Rabelais s’en tire de justesse grâce à l’un de ses anciens condisciples, Jean du Bellay (1498-1560), diplomate et évêque de Paris, qui l’emmène à Rome à titre de médecin.

A son retour, les esprits calmés, la bienveillance de François Ier et de Marguerite de Navarre, lui permettent de retrouver son poste à l’Hôtel-Dieu de Lyon.

Si certains historiens de l’Eglise estiment qu’Erasme, à Louvain en particulier, a exagéré et parfois même suscité des réactions hostiles de la part de certains théologiens à son encontre, rappelons tout de même que lors du Concile de Trente (1545-1563), l’œuvre complète d’Erasme, taxée d’hérésie, fut interdite de lecture pour les catholiques et mise à l’Index Vaticanus en 1559 où elle restera jusqu’en 1900 !

Si Thomas More, en qui Erasme voyait son « frère jumeau », a été béatifié en 1886 par le pape Léon XIII, canonisé par Pie XI en 1935 et fait saint patron des responsables de gouvernement et des hommes politiques par Jean-Paul II en l’an 2000, pour Erasme, il va falloir attendre.

Interrogé en 2015 au sujet d’un geste éventuel de réhabilitation en faveur d’un chrétien qui a tant fait pour défendre le christianisme, sa Sainteté le pape François, dans sa réponse écrite, a vivement remercié l’auteur pour ses réflexions.

Reconstruisons le Collège Trilingue !

Reconstitution sous forme d’image numérique, sur la base de documents historiques, du Collège Trilingue de Louvain. Crédit : Visualisations Timothy De Paepe

Ce qui reste du Collège Trilingue aujourd’hui : au fond d’une cour, entourée de bâtiments plus récents et sans intérêt, une petite porte donnant sur la salle d’escalier et une façade refaite au début du XVIIe siècle.

Dans le catalogue de l’exposition, le professeur Jan Papy retrace également le destin qu’ont connu les bâtiments qui abritaient jadis le Collège Trilingue.

Il mentionne notamment la tentative d’un des recteurs de l’Université Catholique de Louvain, de récupérer l’édifice en 1909, un projet qui échoua malheureusement à cause de la Première Guerre mondiale.

Le bâtiment est ensuite transformé en dépôt et en logements sociaux. « Dans la chapelle du Collège Trilingue, on fume alors le hareng et la salle de cours sert d’usine à glace… »

Aujourd’hui, à part l’escalier, rien n’évoque la splendeur historique de cette institution, ce qui fut forcément ressentie lors des commémorations de 2017.

Jan Papy regrette, bien que l’Université ait célébré les 500 ans avec « tout le faste académique requis », que l’ « on ne peut cependant s’empêcher d’éprouver des sentiments équivoques à la pensée que cette même Université n’a toujours pas pris à cœur le sort de cet institut qu’Erasme avait appelé de ses vœux et pour lequel il avait tant œuvré ».

Les restes du bâtiment, certes, dans leur état actuel, n’ont pas grande « valeur », du point de vue « objectif ». Ce n’est qu’en fonction de l’attention subjective que nous leur attribuons, qu’elles ont une valeur inestimable et précieuse comme témoignage ultime d’une partie de notre propre histoire.

Passage actuel (Busleydengang), à partir du Marché à poissons, vers le Collège Trilingue au centre de Louvain.

A cela s’ajoute que reconstruire le bâtiment, dont il ne reste pas grand-chose, coûterait à peine quelque petits millions d’euros, c’est-à-dire pas grand-chose à l’aube des milliards d’euros que brassent nos banques centrales et nos marchés financiers. Des mécènes privés pourraient également s’y intéresser.

Demain ? Reconstitution du portail d’origine donnant sur Collègue Trilingue à partir du marché à poissons. Crédit : Visualisations Timothy De Paepe

De notre point de vue, la reconstruction effective du Collège Trilingue dans sa forme originale, qui constitue en réalité une partie du cœur urbanistique de la ville de Louvain, serait une initiative souhaitable et incontestablement « un énorme plus » sur la carte de visite de la ville, de son Université, des Flandres, de la Belgique et de toute l’Europe. N’est-il pas un fait regrettable, alors que tous les jeunes connaissent les bourses Erasmus, que la plupart des gens ignorent les idées, l’œuvre et le rôle qu’a pu jouer un si grand humaniste ?

Des images en trois dimensions, réalisées dans la cadre de l’exposition sur la base des données historiques, permettent de visualiser un bel édifice, du même type que ceux construit par l’architecte Rombout II Keldermans à l’époque (Note), apte à remplir des missions multiples.

Crédit : Visualisations Timothy De Paepe

Enfin, chaque époque est en droit de « ré-écrire » l’histoire en fonction de sa vision de l’avenir sans pour autant la falsifier. Rappelons également, bien qu’on tende à l’oublier, que la Maison de Rubens (Rubenshuis) à Anvers, un Musée qui attire des milliers de visiteurs chaque année, n’est pas du tout le bâtiment d’origine ! Comme le reconnaît le site du Musée actuel :

La maison de Rubens reste sans doute inchangée jusqu’au milieu du 18e siècle, après quoi elle est entièrement transformée. Les façades sur la rue sont démolies et reconstruites selon le goût de l’époque. La demeure du XVIe siècle est aussi en grande partie remplacée par une bâtisse neuve. Le bâtiment est confisqué par les Français en 1798 et devient une prison pour les religieux condamnés au bannissement. La maison est rachetée par un particulier après l’époque napoléonienne. L’idée de faire de la maison un monument naît dans le courant du XIXe siècle. La Ville d’Anvers en fait l’acquisition en 1937. Les années suivantes seront mises à profit pour rendre autant que possible à la demeure son aspect à l’époque de Rubens. Le musée Maison Rubens ouvre ses portes en 1946. C’est la maison que vous visitez aujourd’hui.

L’annonce officielle d’une reconstruction du bâtiment pourrait éventuellement se faire le 18 octobre 2020, date anniversaire du jour où le Collège Trilingue ouvrait ses portes. Moi j’y serais !


Note: On pense à la Cour de Busleyden et le Palais de Marguerite d’Autriche à Malines ou à la Cour des marquis (Markiezenhof) de Bergen-op-Zoom

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L’ange Bruegel et la chute du cardinal Granvelle

La chute des anges rebelles, tableau de Pieter Bruegel l’ancien (1562).

A propos du livre de Tine Luk Meganck, Pieter Bruegel the Elder, Fall of the rebel angels, Art, Politics and Knowledge at the eve of the Dutch Revolt, (Pierre Bruegel l’Ancien, La chute des anges rebelles, art, savoirs et politique à la veille de la révolte des Pays-Bas) (2014, Editions Silvana Editoriale, Collection des Cahiers des Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique).


Ayant pu régulièrement admirer ce tableau à ce qui s’appelait encore le Musée royal d’Art ancien lors de ma formation à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles, la Chute des anges rebelles de Pieter Bruegel l’Ancien méritait bien qu’on lui consacre un jour une recherche approfondie.

C’est désormais chose faite avec l’étude de Tine Luk Meganck, docteur en histoire de l’art diplômée par l’Université de Princeton et chercheure attachée au Musée de Bruxelles, dont les recherches furent publiées en anglais en 2014 dans la Collection des Cahiers des Musées Royaux des Beaux Arts de Belgique.

Si ce livre, qu’il faut saluer, en rappelant aussi bien le milieu culturel que la situation politique exerçant une influence sur la démarche du peintre, permet de mieux « lire » l’œuvre paradoxale du peintre flamand, l’étude, en évitant certains détails précieux tout en faisant des gros plans sur d’autres, nous laisse sur notre faim quant à l’essentiel.

Pire, à force d’étoffer ce qui ne reste que des simples hypothèses, Mme Meganck a bien du mal à résister à la tentation de vouloir nous faire partager d’office des conclusions qui n’ont pas lieu d’être mais qui lui permettraient de conforter une hypothèse déjà ancienne disant que le cardinal Granvelle, figure plus qu’ambigu du pouvoir impérial espagnol, aurait pu être un des commanditaires de Bruegel. Avant de répondre à cette question, revenons au tableau.

La Chute des anges rebelles, vaste tableau (117 x 162) peint sur bois de chêne par Pieter Bruegel l’Ancien en 1562, reprend une vieille thématique chrétienne qui cherche à répondre aux interrogations des croyants :

Si Dieu était le créateur de tout ce qui existe, a-t-il également créé le mal ?

La chute des anges rebelles, miniature d’un maître anonyme, Livre des bonnes mœurs de Jacques Legrand, Bourgogne, XVe siècle. (Crédit : BNF)

Bien avant la Théodicée du philosophe allemand Leibniz (1646-1716) qui répond en profondeur à cette question, Augustin d’Hippone (354-430), en rompant avec le manichéisme pour qui l’histoire n’était qu’une lutte incessante entre le « bien » et le « mal », souligne que le mal n’a aucune légitimité et n’est que simple « absence » du bien. En clair, si l’homme fait le choix de faire le bien, le mal, sans vecteur de propagation, est obligé de battre en retrait.

Une autre allégorie fut ajoutée pour expliquer l’origine du mal, celle de l’ange déchu. Le poète anglais John Milton (1608-1674), dans son célèbre Paradis perdu (1667) ainsi que le poète néerlandais Joost Van den Vondel (1587-1679), dans son Lucifer (1654) brodent sur ce thème. Lorsque Dieu créa l’homme à son image, avancent-ils, les anges qui l’entouraient, succombaient à la jalousie. Le Seigneur les chargea d’observer le comportement des hommes qu’il avait créé à son image. Constatant la beauté et l’harmonie de l’existence humaine, les anges furent pris de panique : avec des humains si près et tant aimés de Dieu, qu’allons-nous devenir ?

L’évêque Irénée de Lyon (130-202), affirma que l’ange

à cause de la jalousie et de l’envie qu’il éprouvait à l’égard de l’homme pour les nombreux dons que Dieu lui avait accordés, fit de l’homme un pécheur en le persuadant de désobéir au commandement de Dieu, provoqua sa ruine.

Découvrant la déchéance de certains anges, Dieu ordonna leur expulsion.

Plusieurs prophètes annoncent, après une guerre féroce, le triomphe de l’archange Michel et de sa milice céleste d’anges sur Lucifer, prince des lumières. Ce n’est plus une lutte éternelle mais la victoire du bien et de Dieu sur le mal annonçant le Royaume de Dieu dans l’univers.

D’après le livre de l’Apocalypse de l’apôtre Jean (chapitre 12, verset 7-9),

Il y eut guerre dans le ciel : Michel et ses anges sont allés à la guerre avec le dragon. Et le dragon et ses anges. Et il a réussi, ni était un endroit pour eux dans le ciel. Et le grand dragon fut précipité, le serpent ancien, appelé le diable et Satan, qui trompe le monde entier, a été jeté à la terre, et ses anges furent précipités avec lui.

Depuis Origène (185-253), la chute de l’ange provient du péché d’orgueil. Reprenant le Livre d’Isaïe (versets 12 à 14), Origène affirme :

Comment Lucifer est-il tombé du ciel, lui qui se levait le matin ? Il s’est brisé et abattu sur la terre, lui qui s’en prenait à toutes les nations. Mais toi, tu as dit dans ton esprit : Je monterai au ciel, sur les étoiles du ciel je poserai mon trône, je siégerai sur le mont élevé au-dessus des monts élevés qui sont vers l’Aquilon. Je monterai au-dessus des nuées, je serai semblable au Très Haut. Or maintenant tu as plongé dans la région d’en bas et dans les fondements de la terre.

Aux Quatre Vents

La chute des anges rebelles de Frans Floris, 1554.


Bruegel va y ajouter son imagination et la philosophie érasmienne qu’il a rencontré en travaillant à Anvers dans l’atelier Aux Quatre Vents du graveur Jérôme Cock, fils de Jan Wellens Cock, un disciple de Jérôme Bosch.

Dans cet atelier, il a pu croiser le graveur néerlandais Dirck Volckertszoon Coornhert (1522-1590), formé par le jeune secrétaire d’Erasme, Quirin Talesius (1505-1575), lui-même traducteur d’Erasme en néerlandais et futur secrétaire d’Etat du prince d’Orange, Guillaume le Taciturne (1533-1585) le grand dirigeant humaniste qui souleva les Pays-Bas contre l’Empire espagnol.

Dirck Volkertszoon Coornhert, portrait de Maarten Van Heemskerk.

Coornhert s’occupe de graver l’œuvre du peintre Maarten van Heemskerk et de Frans Floris, lui aussi l’auteur en 1554 (donc huit ans avant Bruegel) d’un tableau sur le thème de la Chute des anges rebelles. En 1560, lorsque Coornhert devient éditeur, son élève s’appelle Philippe Galle qui grava plusieurs dessins de Bruegel pour l’éditeur Jérôme Cock.

Pour l’atelier de Cock, Bruegel élabora deux séries de gravures : les « Sept péchés capitaux » et les « Sept vertus ».

Comme le note Mme Meganck, Bruegel, renouant avec une vieille tradition qui date du moyen-âge, place à coté de chaque péché un animal symbolisant le coté bestial de la chose : à coté de la rage, un ours ; à coté de la paresse, un âne ; à coté de l’orgueil, un paon ; à coté de l’avarice, un crapaud ; à coté de la gourmandise, un sanglier ; à coté de la jalousie, une dinde et enfin, à coté de la luxure, un coq.

La Fortitude, gravure au burin de la série Les Sept Vertus, réalisée par Jérôme Cock d’après un dessin de Bruegel l’ancien. La légende dit : « Vaincre ses impulsions, pour retenir sa rage ainsi que d’autres vices et émotions, voila ce qui est la vraie fortitude (force) ».

Déjà, dans sa gravure la Fortitude qui fait partie des Sept vertus et qui anticipe d’une certaine façon la Chute des anges rebelles, Bruegel montre une armée d’hommes tabassant un ours (la rage), tuant le sanglier (la gourmandise), égorgeant le paon (l’orgueil), frappant le crapaud (l’avarice), etc. Sous la gravure on peut lire en latin :

Vaincre ses impulsions, pour retenir sa rage ainsi que d’autres vices et émotions, voila ce qui est la vraie fortitude (force).

Or, chez Bruegel, les anges rebelles, dans leur chute, ne se transforment pas en démons à cornes mais en oiseaux plumés, en crapauds, en singes et autres cochons sauvages —qui font tous plus rire que trembler— ratiboisés par des anges restés fidèles et annonçant, à coup de buisines, leur triomphe.

Homme au turban, de Jan Van Eyck, 1433.

Et lorsque Mme Meganck affirme sans hésitation qu’un des cochons avec un bonnet rouge est une référence au peintre et diplomate humaniste flamand Jan Van Eyck, pour la raison toute simple qu’il était connu pour avoir porté un turban rouge, je ne sais plus s’il faut rire ou pleurer…

Il n’existe d’ailleurs aucune preuve formelle permettant de conclure que le portrait d’un homme avec un turban rouge, peint sans doute par Van Eyck en 1433 est un autoportrait.

En tout cas, pour le courant humaniste augustinien que nous évoquions, le mal n’est pas systématiquement quelque chose d’extérieur à l’homme mais également une chose à surmonter par chaque homme en lui-même en faisant le choix du bien. Rappelons que déjà, dans le polyptyque du Jugement dernier de Roger Van Der Weyden à l’Hospice de Beaune, ce n’est nullement le diable qui tire l’homme en enfer, mais d’autres hommes et femmes !

Ce qui est incontestable, c’est que lorsque Bruegel peint La chute des anges rebelles, il vise directement l’orgueil de ceux qui « se prennent pour Dieu » ou se croient même au-dessus de lui.

Reste alors à savoir à qui il s’adresse ? Pense-t-il comme le cardinal Granvelle aux Luthériens contestant l’autorité de l’Eglise de Rome ? Ou pense-t-il aux Catholiques espagnols dont l’absolutisme répressif et orgueilleux en défense de leur pouvoir terrestre, allait totalement à l’encontre de la vraie « philosophie du Christ » telle qu’elle fut défendue par Guillaume le Taciturne, lecteur d’Erasme et de Rabelais ?

C’est là, où notre analyse diffère radicalement de celle de Mme Meganck.

Le palais du Coudenberg à Bruxelles au XVIe siècle, à l’époque la capitale des Pays-Bas bourguignons.

En 1562, en effet, Bruegel s’installe à Bruxelles où il se marie l’année suivante avec Mayken Coeck, fille de son maître Pieter Coecke van Aelst. La Cour de Bruxelles avec celle de Madrid, est alors l’endroit où se joue aussi bien le destin des Flandres que celui des Habsbourg.

Or, à cette époque, l’Empire espagnol qui règne sur les Pays-Bas bourguignons, en dépit des arrivages d’or du Nouveau monde, subira les conséquences dramatiques de quatre faillites d’État : 1557, 1560, 1575 et 1596. Or, comme aujourd’hui, pour faire perdurer la valeur de plus en plus fictive de certains titres financiers, il faut, y compris par la force de l’épée, extorquer la richesse physique des populations qui sont sommées à régler la facture.

Ainsi, comme l’a fort bien analysé feu l’historien d’art Michael Gibson, lorsque Bruegel peint Le dénombrement de Bethléem (1566, année où commence le mouvement iconoclaste), il peint l’occupant espagnol collectant la dîme et lorsqu’il peint Le massacre des innocents (1565), pour figurer les troupes romaines, il peint les sinistres tuniques rouges (les Rhoode Rox) de la gendarmerie impériale de Philippe II qu’on retrouve également dans Le portement de croix (1564). Et lorsqu’il peint la Tour de Babel (1563), où défile le Pape à un des étages supérieurs, il dénonce l’orgueil d’un pouvoir terrestre s’estimant, péché suprême, au-dessus de celui de son Seigneur.

Antoine Perrenot de Granvelle

En tant que fils d’un notable influent, Antoine Perrenot de Granvelle (1517-1586), sans être d’origine aristocratique, a eu une carrière fulgurante.

Dès l’âge de 21 ans il est appelé à se mettre au service des Habsbourg en tant qu’évêque d’Arras. Après le décès de son père, il devient le garde des Seaux et le secrétaire d’État de l’Empereur Charles Quint.

A Bruxelles il fait ériger un palais grandiose style Renaissance et il se fait peindre son portrait par le Titien.

Il est à la manœuvre pour marier Philippe II avec Marie Tudor et œuvre comme diplomate, notamment lors du traité de Cateau-Cambrésis (1559). Granvelle sera le conseiller principal de Philippe II dans les années précédent la révolte des Pays-Bas.

Réticent à titre personnel devant la répression, sa loyauté quasi-religieuse au Roi l’amena à appliquer sans état d’âme les mesures les plus extrêmes de l’Inquisition et de Philippe II.

Lorsque ce dernier rentre à Madrid, Granvelle, en contact permanent avec le Roi, imposa sa politique à la jeune Margarite de Parme, la régente.

La Consulta, un cabinet secret de seulement trois personnes assure sa tutelle : Charles de Berlaymont, un administrateur dévoué, Wigle van Aytta (Viglius), un ex-érasmien ayant perdu tout courage pour s’imposer face à un Granvelle omnipuissant. Lorsque la ville d’Anvers devient une poudrière luthérienne, Granvelle fait multiplier les diocèses et se fait nommer en 1561 cardinal-archevêque de Malines obtenant ainsi une voix au Conseil d’État.

La révolte des nobles

En mai 1561, constatant leur mise à l’écart dans l’exercice du pouvoir, dix membres de l’Ordre de la Toison d’or, c’est-à-dire des membres de la noblesse, notamment le comte Lamoral d’Egmont, Philippe de Montmorency comte de Hornes et huit autres seigneurs se réunissent alors chez le Prince Guillaume d’Orange (le « Taciturne »), pour former une « Ligue contre Granvelle » exigeant son départ et celui des troupes espagnoles. Sous la pression, le roi finit par retirer les troupes en 1561 et renvoi Granvelle en Franche-Comté en 1564. Trop peu et trop tard pour aplanir les tensions entre la noblesse et Madrid. Egmont tente alors de plaider la cause à Madrid mais revient avec des promesses assez vagues.

Guillaume d’Orange, dit le Taciturne, lecteur d’Erasme et fondateur de la République des Pays-Bas.

Reprenant à son compte la thèse qui prétend que l’origine de la révolte des Pays-Bas fut un conflit entre d’un coté la noblesse « de robe », du type du cardinal Granvelle et de l’autre, la « noblesse d’épée » comme Guillaume d’Orange, Mme Meganck affirme que

la raison pour la détérioration des relations entre Granvelle et Orange n’était pas tellement un conflit idéologique mais un conflit pour des positions de pouvoir.

Or rien n’est plus faux et méprisant pour ce dirigeant hors du commun. Il serait fastidieux ici de résumer en quelques lignes la biographie très documentée d’Yves Cazaux, Guillaume le Taciturne (Fond Mercator, Albin Michel, Anvers 1973). Le prince d’Orange, tout comme Erasme dès 1517, estimait que si le Vatican persistait à faire de Luther son ennemi principal, les guerres de religions risquaient de ravager l’Europe pendant un siècle et de diviser gravement la chrétienté. Ancien conseiller des Finances, Guillaume savait aussi que la présence des troupes espagnoles, que Granvelle cherchait à renforcer, ne pouvait qu’accélérer le pillage des populations et donc accélérer la désunion.

Dans un moment relativement unique, aux Pays-Bas, aussi bien la noblesse que le peuple voyait leur liberté religieuse, économique et culturelle menacé. Alors que pour Granvelle la défense de son pouvoir personnel et sa richesse coïncidait avec la défense de l’absolutisme espagnol, Guillaume d’Orange défendait, essentiellement en engageant sa fortune personnelle, l’idéal de l’unité et du bien commun.

Notons que l’acte de la Haye (dit « acte d’abjuration ») de 1581, qui formalise l’indépendance des Pays-Bas, souligne que « le prince est là pour ses sujets, sans lesquels il n’est point prince ».

Le même texte utilise le terme néerlandais « verlatinghe » (abandon). Car pour les fondateurs de la République néerlandaise, c’était Philippe II d’Espagne, par ses exactions et en violation de l’intérêt général, qui a abandonné les Dix-sept Provinces, non pas le contraire.

Parlant de Granvelle, grand ami du sanguinaire duc d’Albe chargé de mettre de l’ordre dans le pays après Granvelle, Yves Cazaux estime que

ce prélat ambitieux, distingué, humaniste et jouisseur n’était sans doute pas le plus assoiffé de sang et il a pu écrire avec une certaine vraisemblance qu’il avait tempéré la répression autant qu’il avait pu. On trouve aussi dans ses papiers, sa doctrine et son programme politique pour les Pays-Bas : il avait conseillé au Roi d’incorporer tous les pays ‘en un seule royaume et s’en faire couronner roi absolu’. Au roi absolu de Granvelle, le prince d’Orange opposait la Généralité dans la liberté et la conception érasmienne de la souveraineté nationale. A la croisade de toute la catholicité, vœu de Granvelle et des Guise, le prince opposait la tolérance et la liberté religieuse. Les deux hommes étaient faits pour s’affronter en combat mortel, sans peut-être avoir perdu toute estime pour l’autre.

Chambres de Rhétorique

En 1561, lors du Landjuweel d’Anvers (concours public en plein air de poésie, de chansons, de théâtre et de farces), une pièce de théâtre mettait en scène comment —éclairées par la lumière—, la paix, la charité et la raison, avec l’aide de la prudence, de la rhétorique et de l’inventivité, chassaient la rage, la jalousie et la discorde.

Apport nouveau et important de Mme Meganck, l’influence des Chambres de Rhétorique et le Landjuweel d’Anvers de 1561 sur Bruegel, une piste dont me parla déjà Michael Gibson et qu’il développa dans son livre Le portement de croix (Éditions Noêsis, Paris 1996) qui servira par la suite à la réalisation du film « Bruegel, le moulin et la croix ».

Montrant à quel point la population voyait venir l’orage, en 1562, lorsqu’une Chambre de Rhétorique posa la question : « Qu’est-ce qui permettrait le maintien de la paix ? », les réponses qui prévalaient étaient « la sagesse », « l’obéissance », « la crainte de Dieu » et « l’unité ». Détail intéressant évoqué par Mme Meganck, 4 des 70 réponses évoquaient la chute de Lucifer et les anges rebelles, tellement le thème était populaire.

Un rhétoricien de la Chambre du Saint Esprit de Geraardsbergen ajouta par ailleurs que

La sagesse est également un bien en politique, car la sagesse n’est ni l’orgueil ni le rejet, mais l’amour tendre qui amène les bergers à diriger la communauté, pas avec des préjugés mais avec un cœur joyeux, sans penser à eux-mêmes ou être assoiffé de pouvoir, mais en cherchant le bien-être du peuple, comme un père le fait pour ses enfants : voilà les bon dirigeants pour la communauté laïque.

Alors que ces expressions culturelles étaient une soupape de sécurité inestimable permettant d’éviter l’explosion de la cocotte-minute sociétale, dès la moindre critique des ecclésiastiques, la répression frappait.

Scène d’une procession à Anvers. Tableau d’Erasmus de Bie.

Après qu’une Chambre de rhétorique avait ironisé en 1560 sur le clergé et le saint Esprit, et après une enquête approfondie à propos de ces « pièces scandaleuses » menée par Granvelle en personne, un placard ordonna qu’à partir de là, toutes les chansons et poèmes, avant d’être chantés ou récités, nécessitaient une autorisation préalable par les autorités religieuses et temporelles.

Commanditaire ?

Granvelle, peint par Frans Floris.

Lorsque Mme Meganck écrit (p. 155) que « L’hypothèse que Granvelle aurait commandité la Chute des anges, ou que Bruegel aurait adressé son invention spécifiquement à lui, permettrait de jeter une nouvelle lumière sur le cœur de son iconographie », je peux souscrire à la deuxième partie de son énoncé.

Cependant, lorsqu’elle poursuit « Dans le contexte de la révolte de la noblesse locale des Pays-Bas contre Granvelle, l’intention du tableau semble extrêmement pertinent : ceux qui se rebellent contre l’ordre établi finiront en ruine », on ne la suit plus. Car rien n’est plus juste, de contester une autorité illégitime (mais parfois légale), au nom d’une autorité supérieure fondée sur le bien, le vrai et le beau, comme l’a fait le général De Gaulle contre l’occupation Nazie et un régime collaborationniste qui le condamna à mort ! Si l’on appliquait ce raisonnement à la France de 1940, De Gaulle aurait été Lucifer !

Pour sa défense, Mme Meganck, qui récuse « la propagande de la révolte néerlandaise » pour qui Granvelle aurait été « un monstre assoiffé de sang », rapporte que ce dernier, un collectionneur passionné de tableaux et de curiosités de toutes sortes, artificielles et naturelles, et disposant d’un nain à son service, s’intéressait aussi bien à l’œuvre de Jérôme Bosch qu’à celle de Bruegel. Philippe II aurait même retardé son redéploiement à Besançon tellement il approvisionnait la cour de Madrid avec toutes sortes d’objets extravagants.

Mme Meganck rappelle que l’inventaire de la collection de Granvelle, une collection enrichie après sa mort par sa famille, comprenait en 1607 La fuite en Égypte, une œuvre de Bruegel l’Ancien datée de 1563. En 1575, plusieurs années après la mort de Bruegel, l’évêque de Tournai Maximilien Morillon, son confident, signale à Granvelle que les prix des tableaux du peintre ont nettement augmenté.

Mme Meganck, se contredisant, nous dit qu’il est regrettable qu’aucune preuve formelle n’existe pour affirmer que Granvelle aurait commandité une œuvre auprès de Bruegel tout en disant, page 146 :

Granvelle est un des rares amateurs d’art connu qui a probablement possédé des peintures de Bruegel durant la vie de l’artiste.

Collectionneur érudit

Etude d’insectes divers, anonyme, vers 1550.

Le livre de Mme Meganck constate également que le tableau de Bruegel grenouille (c’est le cas de le dire) de références à des objets exotiques qui commençaient à faire la fierté des collectionneurs érudits tel que Granvelle : papillons, oiseaux et poissons exotiques, cadrans solaires et instruments de musique, pièces d’armures, casques et calices.

Par exemple, Mme Meganck épingle dans son livre un beau papillon qui aurait pu faire partie de ce genre de collections et qu’on le retrouve au centre de La chute des anges rebelles.

Vanité, de Jan Sanders Van Hemessen (vers 1540).

Notez que ce type de papillon figure également dans la Vanité (1540) de Jan Sanders Van Hemessen comme métaphore du caractère éphémère de l’existence humaine, une thématique qui ne pouvait qu’intéresser l’érasmien qu’était Bruegel. Bruegel aurait-il voulu séduire Granvelle en étalant de tels objets exotiques ? tente l’auteure.

Tout au contraire, notre Bruegel, Pierre le drôle, semble bien avoir cherché à montrer comment des individus comme Granvelle, des possédants possédés par leurs possessions, finiraient bien par emporter leurs riches collections luxueuses dans leur chute.

Un dernier détail, un des rares qui semble bizarrement avoir échappé à l’auteure, conforte plutôt notre hypothèse tout en mettant à mal la sienne : en bas au milieu du tableau quelques unes des sept têtes couronnées de couronnes du dragon de l’Apocalypse (Note 1) symbolisent de façon métaphorique le pouvoir absolutiste si cher à Granvelle. Le commanditaire serait donc plutôt à chercher du côté de Guillaume le Taciturne.

Soulignons que c’est lorsqu’en juin 1580 Philippe II signe un édit promettant à quiconque tuerait Guillaume d’Orange, l’anoblissement et 25 000 écus, que Balthazar Gérard, un franche-comtois fanatisé (Note 2), se rend à Delft aux Pays-Bas et l’abat de trois balles de pistolet.

Pour conclure, précisons également que Mme Meganck n’a pas trouvé l’endroit propice dans son texte pour rapporter l’affirmation de Karel Van Mander, auteur du Schilderboeck de 1604, que peu avant sa mort et au moment où chaque famille bruxelloise se voit contrainte par l’occupant d’accueillir chez elle des soldats espagnols sans solde, Bruegel ordonna à sa femme de brûler ses lettres et œuvres sur papier par crainte des ennuis qu’elles pourraient lui procurer à elle et ses enfants.

La bonne nouvelle, c’est que la Chute des anges rebelles, certes un livre ouvert pour ceux qui voudront bien le lire, gardera encore pour un certain temps ses mystères.


NOTES:

*1: Dans le Livre de l’Apocalypse 13:1 et 13:2, il est dit : « Et il se tint sur le sable de la mer. Puis je vis monter de la mer une bête qui avait dix cornes et sept têtes, et sur ses cornes dix diadèmes, et sur ses têtes des noms de blasphème. La bête que je vis était semblable à un léopard ; ses pieds étaient comme ceux d’un ours, et sa gueule comme une gueule de lion. Le dragon lui donna sa puissance, et son trône, et une grande autorité.… »

*2: Le village natal de l’assassin, Vuillafans, à 42 km de Besançon (ville natale du cardinal Granvelle) dans le Doubs, conserve fièrement sa maison et une rue porte son nom…

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Kasteel van Horst

horst

Château de Horst, Belgique, aquarelle de Karel Vereycken, sur papier Saunders Waterford, juillet 2018.

Horst kast

Sur place: l’ombre a bougé avec la lumière !

 

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Le pêcheur de crevettes d’Oostduinkerke

Pêcheur de crevettes d’Oostduinkerke, gravure sur zinc, 5e état.

4e état

3e état

2e état

1er état

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Entre l’Europe et la Chine: le rôle du jésuite flamand Ferdinand Verbiest

Pittem

Statue du père Ferdinand Verbiest devant l’église de son village natal Pittem en Flandres (Belgique).

Le jésuite flamand Ferdinand Verbiest (1623 – 1688), né à Pittem en Belgique, a passé 20 ans à Beijing comme astronome en chef à la Cour de l’Empereur de Chine pour qui il élabora des calendriers, des tables d’éphémérides, des montres solaires, des clepsydres, un thermomètre, une camera obscura et même un petit charriot tracté par un machine à vapeur élémentaire, ancêtre lointain de la première automobile.

Verbiest, dont la volumineuse correspondance en néerlandais, en français, en latin, en espagnol, en portugais, en chinois et en russe reste à étudier, dessina également des cartes et publia des traités en chinois sur l’astronomie, les mathématiques, la géographie et la théologie.

Parmi ses œuvres en chinois :

  • Yixiang zhi (1673), un manuel pratique (en chinois) pour la construction de toutes sortes d’instruments de précision, ornée d’une centaine de schémas techniques ;
  • Kangxi yongnian lifa (1678) sur le calendrier de l’empereur Kangxi et
  • Jiaoyao xulun, une explication des rudiments de la foi.

En latin, Verbiest publia l’Astronomie européenne (1687) qui résume pour les Européens les sciences et technologies européennes qu’il a promu en Chine.

Bien que les jésuites d’Ingolstadt en Bavière travaillaient avec Johannes Kepler (1571-1630), Verbiest, pour éviter des ennuis avec sa hiérarchie, s’en tient aux modèle de Tycho Brahé.

Son professeur, le professeur de mathématiques André Taquet, qui correspondait avec le collaborateur de Leibniz Christian Huyghens, affirmait qu’il refusait le modèle copernicien comme l’église l’exigeait, mais uniquement par fidélité à l’église et non pas sur des bases scientifiques.

Jusqu’en 1691, l’Université de Louvain refusait d’enseigner l’héliocentrisme.

Reconstruction de la mini-automobile à vapeur inventé par Verbiest.

Dans son traité, à part l’astronomie, Verbiest aborde la balistique, l’hydrologie (construction des canaux), la mécanique (transport de pièces lourdes pour les infrastructures), l’optique, la catoptrique, l’art de la perspective, la statique, l’hydrostatique et l’hydraulique. Dans le chapitre sur « la pneumatique » il discute ses expériences avec une turbine à vapeur. En dirigeant la vapeur produite par une bouilloire placé sur un petit charriot vers une roue à aubes, il rapporte d’avoir réussi à créer une auto-mobile rudimentaire. « Avec ce principe de propulsion, on peut imaginer pas mal d’autres belles applications », conclut Verbiest.

observatoire verbiest

L’observatoire astronomique de la Cour impériale à Beijing, totalement rééquipé par le père Verbiest.

L’observatoire d’astronomie de Beijing, rééquipé par Verbiest avec des instruments dont il décrit le fonctionnement et les méthodes de fabrication, fut sauvé en 1969 par l’intervention personnelle de Zhou Enlai. Depuis 1983, cet observatoire qu’on nomme en Chine « le lieu où l’Orient et l’Occident se rencontrent », est ouvert à tous.

Évangélisation et/ou dialogue des cultures ?

Lorsqu’à partir du XIVe siècle la religion catholique cherchait à s’imposer comme la seule « vraie religion » dans les pays qu’on découvrait, il suffisait en général de quelques armes à feu et le prestige occidental pour convertir rapidement les habitants des pays nouvellement conquis.

Convertir les Chinois était un défi d’une toute autre nature. Pour s’y rendre, les missionnaires y arrivaient au mieux comme les humbles accompagnateurs de missions diplomatiques. Ils y faisaient aucune impression et se faisaient généralement renvoyer dans les plus brefs délais. L’estime pour la civilisation chinoise en Orient était telle que lorsque le jésuite espagnol Franciscus Xaverius se rend au Japon en 1550, les habitants de ce pays lui suggéraient : « Convertissez d’abord les Chinois. Une fois gagnés les Chinois au christianisme, les Japonais suivront leur exemple ».

Les trois grandes figures d’un siècle de missions jésuites en Chine : de gauche à droite : Matteo Ricci, Von Schall et Verbiest.

Parmi plusieurs générations de missionnaires, trois jésuites ont joué le temps d’un siècle un rôle décisif pour obtenir en 1692 la liberté religieuse pour les chrétiens en Chine : l’Italien Mattéo Ricci (1552-1610), l’Allemand Johann Adam Schall von Bell (1591 – 1666) et enfin le Belge Ferdinand Verbiest (1623 – 1688).

Pour conduire les Chinois vers le catholicisme, ils décidèrent de gagner leur confiance en les épatant avec les connaissances astronomiques, scientifiques et techniques occidentales les plus avancées de leur époque, domaine où l’Occident l’emportait sur l’Orient. Par ce « détour scientifique » qui consistait à faire reconnaitre la supériorité de la science occidentale, on espérait amener les Chinois à adhérer à la religion occidentale elle aussi jugé supérieure. Comme le formulait Verbiest :

Comme la connaissance des étoiles avait jadis guidés les mages d’Orient vers Bethléem et les jeta en adoration devant l’enfant divin, ainsi l’astronomie guidera les peuples de Chine pour les conduire devant l’autel du vrai Dieu !

Bien que Leibniz montrait un grand intérêt pour les missions des pères en Chine avec lesquelles il était en contact, il ne partagea pas la finalité de leur démarche (voir article de Christine Bierre sur L’Eurasie de Leibniz, un vaste projet de civilisation).

Ce qui est délicieusement paradoxale, c’est qu’en offrant le meilleur de la civilisation occidentale « à des païens », les pères jésuites, peu importe leurs intentions, ont de facto convaincu leurs intermédiaires qu’Orient et Occident pouvaient accéder à quelque chose d’universel dépassant de loin les religions des uns et des autres. Leur courage et leurs actions ont jeté une première passerelle entre l’Orient et l’Occident. A nous aujourd’hui d’en faire un « pont terrestre eurasiatique ».

Matteo Ricci

Mattéo Ricci (1552-1610)

Après avoir été obligé de rebrousser chemin dans plusieurs villes chinoises où il tentait d’engager l’évangélisation chrétienne, le père italien Matteo Ricci (1552-1610) se rendait à l’évidence que sans la coopération et la protection des plus hautes instances du pays, sa démarché était condamné à l’échec. Il se rend alors à Beijing pour tenter d’y rencontrer l’Empereur Wanli à qui il offre une épinette (petit clavecin) et deux horloges à sonnerie. Hélas, ou faut il dire heureusement, à peine quelques jours plus tard les horloges cessent de battre et l’Empereur appelle d’urgence Ricci à son Palais pour les remettre en état de marche. C’est seulement ainsi que ce dernier devient le premier Européen à pénétrer dans la Cité interdite. Pour exprimer sa gratitude l’Empereur autorise alors Ricci avec d’autres envoyés de lui rendre honneur. Mais à la grande déception du jésuite, il est seulement autorisé à s’agenouiller devant le trône vide de l’Empereur. Pour capter l’attention de l’Empereur, Ricci comprend alors que seule la clé de l’astronomie permettra d’ouvrir la porte de la muraille culturelle chinoise.

L’étude des étoiles et l’astrologie occupe à l’époque une place importante dans la société chinoise. L’Empereur y était le lien entre le ciel et la terre (comparable à la position du Pape, représentant de Dieu sur terre) et responsable de l’harmonie entre les deux. Les phénomènes célestes n’influent pas seulement les actes du gouvernement mais le sort de toute la société. A cela s’ajoute que l’histoire de la Chine est parsemée de révoltes paysannes et qu’une bonne connaissance des saisons reste la clé d’une récolte réussie. En pratique, l’Empereur était en charge de fournir chaque année le calendrier le plus précis possible. Sa crédibilité personnelle dépendait entièrement de la précision du calendrier, mesure de sa capacité de médier l’harmonie entre ciel et terre. Ricci, avec l’aide des Portugais, se concentre alors sur la production de calendriers et sur la prévision des éclipses solaires et lunaires et finit par se faire apprécier par l’Empereur. Le Pei-t’ang, l’église du nord, était la résidence de la Mission catholique à Beijing et deviendra également le nom de la bibliothèque de 5 500 volumes européens créé par Ricci.

Lorsque le 15 décembre 1610, quelques mois après le décès de Ricci, une éclipse solaire dépasse de 30 minutes le temps anticipé par les astronomes de la Cour, l’Empereur se fâche. Les astronomes chinois, qui avaient eu vent des travaux sur l’astronomie des Jésuites, demandent alors qu’on traduise d’urgence dans leur langue leurs œuvres sur la question. Un chinois converti par Ricci est alors chargé de cette tâche et ce dernier engage quelques pères comme ses assistants. De façon maladroite certains Jésuites font savoir alors leur opposition à des rites chinois ancestraux qu’ils jugent imprégnés de paganisme. Suite à une révolte de la population et des mandarins, en 1617 les Jésuites se voient estampillés ennemis du pays et doivent de se réfugier à Canton et Macao.

Adam Schall von Bell

Adam Schall von Bell (1591 – 1666)

C’est seulement cinq ans plus tard, en 1622, que le père Adam Schall von Bell (1591 – 1666), un jésuite de Cologne qui arrive à Macao en 1619, arrive à s’installer dans la maison de Ricci à Beijing.

Attaqué au nord par les Mandchous, les Chinois, non dépourvus d’un fort sens de pragmatisme, feront appel aux Portugais de Macao pour leur fournir des armes et des instructeurs militaires. Du coup, les pères Jésuites se retrouvent protégés par le ministère de la défense comme intermédiaires potentiels avec les Portugais et c’est à ce titre qu’ils obtiennent des droits de résidence. Lorsqu’en 1628, les calculs pour l’éclipse lunaire s’avèrent une fois de plus erronés, Schall est nommé à la tête de l’Institut impérial d’astronomie.

Tant de succès ne pouvait que provoquer la fureur et la jalousie des astronomes chinois et musulmans qui furent éloigné de la Cour et dont les travaux étaient discrédités. Ils feront pendant des années campagne contre Schall et les jésuites. Au même temps Schall se faisait tancer par ses supérieurs à Rome et les théologiens du Vatican pour qui un prêtre catholique n’avait pas à participer dans l’élaboration de calendriers servant l’astrologie chinoise.

Vu le faible nombre d’individus – à peine quelques milliers par an – que les pères jésuites réussissaient à convertir au christianisme, Schall se résout à tenter de convertir l’Empereur en personne. Ce dernier, qui découvre que Schall a des bonnes notions de balistique, le charge en 1636 de produire des canons pour la guerre contre les Mandchous, une tache que Schall accompli uniquement pour préserver la confiance de l’Empereur. Les Chinois perdent cependant la bataille et le dernier Empereur des Ming met fin à sa vie par pendaison en 1644 afin de ne pas tomber aux mains de l’ennemi.
Les Mandchous

Les Mandchous reprennent sans sourciller les meilleures traditions chinoises et en 1645 Schall est nommé à la tête du bureau des mathématiques. L’Empereur le nomme également comme mandarin. En 1646 Schall reçoit et commence à utiliser les « Tables rudolphines », des observations astronomiques envoyés par Johannes Kepler à la demande du jésuite suisse missionnaire Johannes Schreck (Terrentius) lui aussi installé en Chine. Avec l’aide d’un élève chinois, ce dernier fut le premier à tenter de présenter au peuple chinois les merveilles de la technologie européenne dans un texte intitulé « Collection de diagrammes et d’explications des machines merveilleuses de l’extrême ouest ».

En 1655 un décret impérial ordonne que seules les méthodes européennes soient employées pour fixer le calendrier.

En Europe, les dominicains et les franciscains se plaignent alors amèrement des Jésuites qui non seulement pratiquent « le détour scientifique » pour évangéliser mais se sont livrés selon eux à des pratiques païens. Suite à leurs plaintes, par un décret du 12 septembre 1645, le pape Innocent X menace alors d’excommunication tout chrétien se livrant aux Rites chinois (culte des anciens, honneurs à Confucius). Après le contre-argumentaire du Père jésuite Martinus Martini, un nouveau décret, émis par le Pape Alexandre VII le 23 mars 1656, réconforte de nouveau la démarche des missionnaires jésuites en Chine.

Ferdinand Verbiest

Ferdinand Verbiest (1623 – 1688).

Ce n’est en 1658, qu’après un voyage rocambolesque que le Père Ferdinand Verbiest arrive à son tour à Macao. En 1660, Schall, déjà âgé de 70 ans, fait venir Verbiest – dont il connait les aptitudes en mathématiques et en astronomie — à Beijing pour le succéder. Les controverses alors se déchainent. L’Empereur Chun-chih était décédé en 1661 et en attendant que son successeur Kangxi atteigne la majorité, quatre régents gèrent le pays.

Ces derniers n’étaient pas très favorables aux étrangers. Les envieux chinois attaquent alors Schall, non pas pour son travail en astronomie, mais pour le « non-respect » des traditions chinoises, notamment la polygamie. Un des détracteurs dépose plainte au département des rites, et alors que Schall, ayant perdu la voix suite à une attaque vasculaire cérébrale, a bien du mal à se défendre, Schall, Verbiest et les autres pères se font condamner pour des « crimes religieux et culturels ». Schall est condamné à mort.

La « providence divine » fait alors en sorte que plusieurs phénomènes naturels jouent en leur faveur. Etant donné qu’une éclipse solaire s’annonçait pour le 16 janvier 1665, les régents mettent aussi bien les accusateurs de Schall que Schall lui-même au défi de la calculer. Schall et Verbiest emportent la bataille haut la main ce qui fait naître le doute chez les régents. Le procès fut rouvert et renvoyé devant la cour suprême. Cette dernière confirma hélas le verdict du tribunal. Nouvelle intervention de dame nature : une comète, un tremblement de terre et un incendie du Palais impériale inspirent les pires craintes chez les Chinois qui finissent par relâcher les pères de prison sans pour autant les innocenter.

A l’exception des « quatre de Beijing » (Schall, Verbiest, de Magelhaens, Buglio) qui restent en résidence surveillé, tous sont forcés à l’exil. Schall meurt en 1666 et Verbiest travaille sur des nouveaux instruments astronomiques.

L’Empereur Kangxi

L’Empereur chinois Kangxi (1654-1722)

C’est en 1667 que le jeune Empereur Kangxi prend enfin les commandes. Dynamique, il laisse immédiatement vérifier les calendriers des astronomes chinois par Verbiest et oblige Chinois et étrangers de surmonter leurs oppositions en travaillant ensemble. En 1668 Verbiest est nommé directeur du bureau de l’Astronomie et en 1671 il devient le tuteur privé de l’Empereur ce qui fait naitre chez lui l’espoir de pouvoir un jour convertir l’Empereur au Christianisme.

Comme Schall, Verbiest sera en permanence sous attaque des « marins restés à quai » à Rome. Pour se défendre, Verbiest envoi son coreligionnaire, Philippe Couplet (1623-1693) en 1682 en Europe. Ce dernier s’y rend accompagné d’un jeune mandarin converti, Shen Fuzong qui parlait couramment le latin, l’italien et le portugais. C’est un des premiers Chinois à visiter l’Europe. Il suscite la curiosité à Oxford, où on lui pose de nombreuses questions sur la culture et les langues chinoises.

L’audience à Versailles est particulièrement fructueuse. A la suite de l’entrevue qu’il a avec Couplet et son ami chinois, Louis XIV décide d’établir une présence française en Chine et en 1685, six jésuites*, en tant que mathématiciens du roi et membres de l’Académie des Sciences, seront envoyés en Chine par Louis XIV.

C’est avec eux que Leibniz, lui-même à l’Académie des Sciences de Colbert, entrera en correspondance.

Dans son Confucius Sinarum philosophus, le collaborateur de Verbiest Couplet se montre enthousiaste : « On pourrait dire que le système éthique du philosophe Confucius est sublime. Il est en même temps simple, sensible et issu des meilleures sources de la raison naturelle. Jamais la raison humaine, ici sans appui de la Révélation divine, n’a atteint un tel niveau et une telle vigueur. »

A Paris, Couplet publie en 1687 le livre (dédié à Louis XIV) qui le fait connaître partout en Europe : le Confucius Sinarum philosophus. Couplet est enthousiaste :

On pourrait dire que le système éthique du philosophe Confucius est sublime. Il est en même temps simple, sensible et issu des meilleures sources de la raison naturelle. Jamais la raison humaine, ici sans appui de la Révélation divine, n’a atteint un tel niveau et une telle vigueur.

Verbiest diplomate

A la demande de l’Empereur, Verbiest apprend la langue Mandchou pour lequel il élabore une grammaire. En 1674 il dessine une mappemonde et, comme Schall, s’applique à produire avec les artisans chinois des canons légers pour la défense de l’Empire.

Verbiest sert également de diplomate au service l’Empereur. Par leur connaissance du latin, les Jésuites serviront d’interprètes avec les délégations portugaises, hollandaises et russes lorsqu’elles se rendent en Chine dès 1676. Ayant appris le chinois, le jésuite français Jean-Pierre Gerbillon est envoyé en compagnie du jésuite portugais Thomas Pereira, comme conseillers et interprète à Nertchinsk avec les diplomates chargés de négocier avec les Russes le tracé de la frontière extrême-orientale entre les deux empires. Ce tracé est confirmé par le traité de Nertchinsk du 6 septembre 1689 (un an après la mort de Verbiest), un important traité de paix établi en latin, en mandchou, en mongole, en chinois et en russe, conclu entre la Russie et l’Empire Qing qui a mis fin à un conflit militaire dont l’enjeu était la région du fleuve Amour.

C’est lors de son séjour en Italie, de mars 1689 à mars 1690, que Leibniz s’entretient longuement avec le jésuite Claudio-Philippo Grimaldi (1639-1712) qui résidait en Chine mais était de passage à Rome. C’est lors de leurs entretiens qu’ils apprennent la mort de Verbiest. Ce dernier était tombé de son cheval en 1687 avant de mourir en 1688 faisant de Grimaldi son successeur à la tête de l’Institut impérial d’astronomie.

Comme Schall avant lui, la Chine offre à Verbiest des funérailles d’Etat et sa dépouille mortelle reposera aux cotés de Ricci et Schall à Beijing et en 1692, L’Empereur Kanxi, sans doute en partie pour honorer pour Verbiest, décrète la tolérance religieuse pour les chrétiens.

La querelle des Rites

La réponse du Vatican fut parmi les plus stupides et le mandement de 1693 de Monseigneur Maigrot fait exploser une fois de plus la « Querelle des Rites ». Il propose d’utiliser le mot « Tian-zhu »** pour désigner l’idée occidentale d’un Dieu personnifié, concept totalement étranger à la culture chinoise, d’interdire la tablette impériale*** dans les églises, interdire les rites à Confucius, et condamne le culte des Ancêtres. Et tout cela au moment même où Kangxi décrète l’Édit de tolérance.

Parmi les Jésuites et les autres ordres de missionnaires, les avis sont partagés. Ceux qui admirent Ricci et sont en contacts avec les élites sont plutôt favorables au respect des rites chinois. Les autres, qui essayent de combattre toutes sortes de superstitions locales, sont plutôt favorables au mandement.

Ce qui est certain, c’est que les Chinois n’apprécient guère que des missionnaires s’opposent à leurs rites et traditions. Un décret de Clément XI en 1704 condamnera définitivement les rites chinois. Il reprend les points du Mandement. C’est à ce moment qu’est instauré par l’empereur le système du piao : pour enseigner en Chine, les missionnaires doivent avoir une autorisation (le piao) qui leur est accordée s’ils acceptent de ne pas s’opposer aux rites traditionnels. Mgr Maigrot, envoyé du pape en Chine, refuse de prendre le piao, et est donc chassé hors du pays.

L’empereur Kangxi, qui s’implique dans le débat, convoque l’accompagnateur de Mgr Maigrot et le soumet à une épreuve de culture. Ce dernier ne réussit pas à lire des caractères chinois et ne peut discuter des Classiques. L’empereur déclare que c’est son ignorance qui lui fait dire des bêtises sur les rites. De plus, il lui prête plus l’intention de brouiller les esprits que de répandre la foi chrétienne. Et lorsque l’Empereur Yongzheng succède à Kangxi, il fait interdire le christianisme en 1724. Seuls les Jésuites, scientifiques et savants à la cour de Pékin, peuvent rester en Chine.

C’est contre la querelle des rites que Leibniz dirigea une grande partie de ces efforts. Cette fragilité d’une entente globale entre les peuples du continent eurasiatique à de quoi nous faire réfléchir aujourd’hui. Est-ce que la nouvelle querelle des Rites provoqué par Obama et les anglo-américains contre la Russie et la Chine servira une fois de plus au parti de la guerre de semer la discorde ?

Les tombes des jésuites venus en Chine sont localisées au Collège Administratif de Pékin (qui forme les cadres du Parti communiste de la ville). Les tombes de 63 missionnaires ont été réhabilitées, 14 portugais, 11 italiens, 9 français, 7 allemands, 3 tchèques, 2 belges, 1 suisse, 1 autrichien, 1 slovène et 14 chinois. Les trois premières sont celles de Matteo Ricci, Adam Schall von Bell et Ferdinand Verbiest.

L’auteur, Karel Vereycken, dans la cour du Collège Ferdinand Verbiest à Leuven en Belgique.


* Jean-François Gerbillon (1654-1707), Jean de Fontaney (1643-1710), Joachim Bouvet (1656-1730), Louis Le Comte (1655-1728), Guy Tachard (1648-1712) et Claude de Visdelou (1656-1737).

** Peut-on désigner le Dieu des chrétiens par les termes tianzhu (du bouddhisme) ou tiandi (du confusianisme) ? Est-ce que pour les Chinois le mot Ciel (tian) contient également l’idée d’un principe suprême ?

*** Les Chinois plaçaient dans leurs églises, en symbole de sa protection, des tablettes calligraphiées offertes par l’Empereur.

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Croquis de vache

vache

Croquis de vache, Karel Vereycken, dessin, Steenokkerzeel, 1976, Belgique.

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Schoten Deuzeld, duivenmelkers

 

 

 

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