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Mutazilisme et astronomie arabe, deux astres brillants au firmament de la civilisation

Par Karel Vereycken
(Same article in English)

PROLOGUE

« L’encre du savant est préférable au sang du martyr »

« Demandez la science du berceau jusqu’à la tombe. »

« Cherchez le savoir serait-ce jusqu’en Chine, s’il le faut. »


(Paroles généralement attribuées au Prophète)

Nous vivons une époque d’une stupidité cruelle. Alors que l’histoire de la civilisation se caractérise par des apports culturels multiples permettant un infini et magnifique enrichissement mutuel, tout est fait pour nous déshumaniser.

A force de médiatiser les dérives les plus extrêmes, notamment en prétendant que tel ou tel acte abject ou barbare a été commis « au nom de » telle ou telle croyance ou religion, tout est fait pour nous monter les uns contre les autres. Sans réaction de notre part, le fameux « choc des civilisations », conçu par l’islamologue britannique Bernard Lewis (le maître à penser d’Henry Kissinger, de Zbigniew Brzezinski et de Samuel Huntington) comme un outil maléfique de manipulation géopolitique, deviendra alors une prophétie auto-réalisatrice.

INTRODUCTION

Afin de combattre les préjugés et les raccourcis dangereux sur « l’islam » (avec 1,6 milliard de croyants une part non-négligeable de la population mondiale), voici un bref aperçu des apports majeurs de la civilisation arabo-musulmane.

En rappelant l’apport de l’âge d’or de l’Islam, notamment l’astronomie arabe et la philosophie mutaziliste, il s’agit de pleinement reconnaître que —tout comme Memphis, Thèbes, Alexandrie, Athènes et Rome— Bagdad, Damas et Cordoue furent des creusets majeurs d’une civilisation universelle, aujourd’hui la nôtre.

Si, en Europe, on a fini par reconnaître que l’invention de l’imprimerie avait vu le jour en Chine bien avant Gutenberg, et que l’Amérique avait été fréquentée bien avant l’arrivée de Christophe Colomb, certains persistent à affirmer que les Arabes n’ont contribué en rien aux progrès de la science.

Pendant les 1300 ans séparant l’astronome romain, le grec d’Alexandrie Claude Ptolémée (env. 100-178 apr. JC), du Polonais Nicolas Copernic (1473-1543), ce fut, nous dit-on, « un trou noir » en Europe.

Poussant la caricature de l’arrogance occidentale, Alfred Koestler, écrira dans son livre Les Somnanbules (1958) :

Les Arabes n’avaient guère été que des intermédiaires : les légataires universels de cet héritage (des Grecs). Ils avaient fait preuve d’assez peu d’originalité scientifique (…) aux mains des Arabes et des Juifs qui le conservèrent deux ou trois siècles, ce vaste ensemble de connaissances demeura stérile.

Définitivement, il faut être né au bon endroit pour pouvoir entrer dans l’histoire… Etude d’Al-Biruni sur les phases de la Lune.

Or, contrairement à Koestler, Copernic était parfaitement familiarisé avec l’astronomie arabe puisqu’en 1543, dans son De Revolutionibus, il cite toute une série de scientifiques du monde arabo-musulman, plus précisément Al-Battani, al-Bitruji, al-Zarqallu, Ibn Rushd (Averroès) et Thabit ibn Qurra. Copernic se réfère également à al-Battani dans son Commentariolus, un manuscrit publié à titre posthume.

Si Nicolas de Cues (1401-1464) cite Ibn Sina, Johannes Kepler (1571-1630), se réfère à Ibn Al-Haytam pour ses travaux sur l’optique.

En vérité, Copernic et Kepler, dont il ne s’agit pas de nier le génie, ont formulé leurs réponses à partir des questions posées par plusieurs générations d’astronomes arabes dont l’apport reste largement inexploré. A ce jour, avec environ 10 000 manuscrits conservés à travers le monde, dont une grande partie n’a toujours pas fait l’objet d’un inventaire bibliographique, le corpus astronomique arabe constitue l’une des composantes les mieux préservées de la littérature scientifique médiévale.

Science et religion contre esclavage

Bilal ibn-Raba, un esclave affranchi nommé premier muezzin.

Avant d’examiner les apports de l’astronomie arabe, quelques réflexions sur le lien entre l’islam et le développent des sciences.

Selon la tradition, c’est en 622 de notre ère que le prophète Mahomet et ses compagnons quittent La Mecque pour se mettre en route vers une simple oasis qui deviendra la ville de Médine. Si cet événement est connu sous le nom de « l’Hégire », mot arabe pour émigration, rupture ou exil, c’est également parce que Mahomet vient de rompre avec un modèle sociétal établi sur les liens du sang (organisation clanique), en faveur d’un modèle de communauté de destin fondé sur la croyance.

Dans ce nouveau modèle religieux et sociétal, où tous sont censés être « frères », il n’est plus permis d’abandonner le démuni ou le faible comme c’était le cas auparavant.

Les clans puissants de La Mecque vont tout faire pour éliminer cette nouvelle forme de société qui diminue leur influence, car l’égalité entre tous les croyants est proclamée lors de la rédaction de la Constitution de Médine, qu’ils soient libres ou esclaves, arabes ou non-arabes.

Le Coran prône d’ailleurs la stricte égalité entre Arabes et non-Arabes en conformité avec la parole du Prophète :

L’Arabe n’est pas meilleur que le non-Arabe, ou le non-Arabe que l’Arabe, le blanc au-dessus du Noir ou le Noir au-dessus du Blanc, excepté par la piété.

(Rapporté par Al Bayhaqi et authentifié par Cheikh Albani dans Silsila Sahiha n°2700).

Si par la suite, l’esclavage et la traite négrière ont pu être, hélas, une pratique courante dans presque tous les pays musulmans, on ne peut pas accuser le prophète. Zayd Ibn Harithah, nous dit la tradition, après avoir été l’esclave de Khadija, la femme de Mahomet, aurait été affranchi et adopté par ce dernier comme son propre fils.

Pour sa part, Abou Bakr, le compagnon et successeur de Mahomet qui sera le premier calife, affranchira également Bilal ibn-Raba, le fils d’une ancienne princesse abyssine réduite en esclavage. Bilal, qui possédait une voix magnifique, sera même nommé premier muezzin, c’est-à-dire celui qui lance, cinq fois par jour, l’appel à la prière depuis le sommet d’un des minarets de la mosquée.

La mosquée Rawze-i-Sharif en Afghanistan.

La mosquée est bien plus qu’un lieu de culte. Elle sert d’institution sociale et éducative : elle peut le cas échéant s’adjoindre une madrassa (école coranique), une bibliothèque, un centre de formation, voire une université.

Les premiers versets révélés au prophète Mahomet disent :

« Lis ! Au nom de ton Seigneur qui a créé, qui a créé l’homme d’une adhérence. Lis ! Ton Seigneur est le Plus Noble, qui a enseigné par la plume (le calame), a enseigné à l’homme ce qu’il ne savait pas. » (Sourate 96).

Le prophète indique également :

« Le meilleur d’entre vous est celui qui a appris le Coran et l’aura fait apprendre ».

Dans un autre hadith, le Messager d’Allah aurait enseigne l’amour de la science et du savoir aux musulmans en ces termes :

« L’encre du savant est préférable au sang du martyr »
« Demandez la science du berceau jusqu’à la tombe. »
« Cherchez la science, serait-ce jusqu’en Chine s’il le faut. »
.

La mosquée se veut donc l’école de toutes les sciences, où vont se former les savants.

Mosquée de Samarcande (aujourd’hui en Ouzbékistan), ville étape des Routes de la soie.
Les manuscrits de Tombouctou en Afrique présentent à la fois des données mathématiques et astronomiques.

Comme dans la plupart des religions, les fêtes religieuses, les pratiques et les rituels musulmans sont rythmés par des événements astronomiques (années, saisons, mois, jours, heures).

Tout fidèle doit prier cinq fois par jour à des heures qui varieront en fonction de l’endroit où il se trouve : au lever du soleil (Ajr), quand il est au zénith (Dhohr), dans l’après-midi (Asr), lors du coucher du soleil (Magrib) et au début de la nuit (Icha). L’astronomie est omniprésente.

Par ailleurs, pour marquer son importance, le premier jour de l’année lunaire de l’Hégire, correspondant au 16 juillet 622, a été décrété comme le premier jour du calendrier hégirien. Enfin, lors de l’éclipse du soleil, les mosquées accueillent une prière spéciale.

L’islam encourage les musulmans à rechercher leur chemin grâce aux astres. Le Coran énonce en effet :

« C’est lui qui a placé pour vous les étoiles (dans le ciel) afin que vous soyez dirigés dans les ténèbres sur la terre et sur les mers. »

Avec une telle incitation, les premiers musulmans ne tardèrent pas à perfectionner les instruments astronomiques et de navigation, d’où vient qu’aujourd’hui encore, la plupart des étoiles naguère utilisées par les marins portent des noms arabes.

Il était donc naturel que les fidèles essaient constamment d’améliorer les calculs et observations astronomiques.

Le premier motif est le fait que lors de la prière musulmane, le fidèle doit se prosterner en direction de la Kaaba à La Mecque : il doit donc savoir trouver cette direction où qu’il se trouve sur Terre. Et la construction d’une mosquée se décidera en fonction des mêmes données.

Le deuxième motif résulte du calendrier musulman. Le Coran édicte :

Le nombre des mois est de douze devant Dieu, tel il est dans le livre de Dieu, depuis le jour où il créa les cieux et la terre. Quatre de ces mois sont sacrés ; c’est la croyance constante.

En clair, le calendrier musulman se base sur les mois lunaires, d’une durée d’environ 29,5 jours. Or 12 x 29,5 ne fait que 345 jours dans l’année. On est loin des 365 jours, 6 heures, 9 minutes et 4 secondes qui mesurent la durée de la rotation de la Terre autour du Soleil…

Enfin, un dernier défi se posait par l’interprétation du mouvement lunaire. Les mois, dans la religion musulmane, ne commencent pas avec la nouvelle lune astronomique, définie comme l’instant où la lune a la même longitude écliptique que le Soleil (elle est donc invisible, noyée dans l’albédo solaire) ; ils commencent lorsque le croissant lunaire commence à apparaître au crépuscule.

Le Coran dit précisément : « Ils t’interrogeront sur les nouvelles lunes. Dis-leur : Ce sont les époques fixées pour l’utilité de tous les hommes et pour marquer le pèlerinage de la Mecque. » Pour toutes ces raisons, les musulmans ne pouvaient se contenter ni du calendrier chrétien ni du calendrier hébreu, et devaient en créer un nouveau.

Géométrie sphérique

Pour connaître à l’avance les phases de la Lune, il fallut développer de nouvelles méthodes de calcul et mettre au point des instruments aptes à les observer. Le calcul du jour où le croissant lunaire recommence à devenir visible constituait un redoutable défi pour les savants arabes. Pour prédire ce jour, il fallait pouvoir décrire son mouvement par rapport à l’horizon, un problème dont la résolution appartient à une géométrie sphérique assez sophistiquée.

Ce sont la détermination de la direction de la Mecque depuis un lieu donné et l’heure des prières qui ont poussé les musulmans à élaborer une telle géométrie. La résolution de ces problèmes suppose en effet que l’on sache calculer le côté d’un triangle sphérique de la sphère céleste à partir de ses trois angles et des deux autres côtés ; pour trouver l’heure exacte, par exemple, il faut savoir construire le triangle dont les sommets sont le zénith, le pôle nord et la position du Soleil.

Le domaine de l’astronomie a fortement stimulé la naissance d’autres sciences, en particulier la géométrie, les mathématiques, la géographie et la cartographie. Certains aiment rappeler que platoniciens et aristotéliciens se disputaient des concepts assez abstraits, chaque courant estimant que la raison suffisait pour comprendre la nature.

Pour sa part, l’astronomie arabe, en vérifiant les différentes hypothèses grâce à la construction d’instruments de mesure et d’observatoires astronomiques, ainsi qu’à l’enregistrement rigoureux des observations pendant de longues années, a joué un rôle décisif dans l’émergence d’une vraie méthode scientifique.

LE MUTAZILISME

Discussion philosophique entre Socrate et ses disciples. Enluminure du livre Choix de sentences et de fins propos de al-Moubashir, XIIIe siècle, Bibliothèque Topka, Istanbul.

Se pose alors la question de savoir d’où a pu venir, dans une culture qui se concentre sur le fait religieux, cet engouement pour les sciences et l’astronomie ?

Une première réponse vient du fait qu’au VIIIe siècle, peu après l’apparition du sunnisme (656), du kharidjisme (657) et du chiisme (660), mais indépendamment de ces courants, apparaît une école de pensée théologique musulmane fondée par le théologien révolutionnaire Wasil ibn Ata (700-748) ? Surnommé « mutazilisme » (ou motazilisme), se courant est identifié en Occident comme « les rationalistes » de l’Islam.

L’origine de ce nom viendrait du fait que les mutazili ont refusé de prendre part aux conflits internes de l’islam, menés par des factions qui utilisaient des interprétations théologiques pour asseoir leur propre pouvoir, le mot arabe i’tazala signifiant « se retirer ».

Wasil est né à Médine dans la péninsule arabique, et s’installe à Bassorah, actuellement en Irak. De là, il forme un mouvement intellectuel qui se répand dans le monde arabo-musulman. Parmi ses disciples, beaucoup auraient été des marchands et des non-Arabes (mawâlî), issus de familles iraniennes ou araméennes « converties », sujettes à une certaine discrimination faite par les Omeyyades entre les Arabes et les non-Arabes. Hypothèse suffisante pour accréditer la thèse d’une participation mutazilite dans le renversement des Omeyyades.

En nette rupture avec les cosmologies dualistes (mazdéisme, zoroastrisme, manichéisme, etc.), le mutazilisme insiste sur l’unité absolue de Dieu, conçue comme une entité hors du temps et de l’espace. Il y a un rapport étroit entre l’unité de la communauté musulmane (Oumma) et le culte d’adoration du Seigneur. Les mutazilites s’inspirent étroitement du Coran, et il est assez erroné d’en faire « les libres penseurs de l’islam ».

Cependant, « nous rejetons la foi comme seule voie vers la religion si elle rejette la raison », précise l’adage mutazilite. S’appuyant sur la raison (le logos cher aux penseurs grecs Socrate et Platon) qu’il estime compatible avec les doctrines islamiques, le mutazilisme affirme que l’homme peut, en dehors de toute révélation divine, accéder à la connaissance.

Tout comme l’avait souligné Augustin chez les chrétiens, l’homme peut avancer sur le chemin de la vérité, non seulement grâce à l’Evangile (la révélation), mais en lisant « le Livre de la Nature », reflet et avant-goût de la sagesse divine. Déjà, dans la Bible, dans le Livre de la Sagesse (Sg. 13:5) , on peut lire :

Car à travers la grandeur et la beauté des créatures,
on peut contempler, par analogie, leur Auteur.



Les Mutazilites se distinguaient de leurs adversaires par leur enseignement selon lequel Dieu a doté l’homme de la raison spécifiquement pour qu’il puisse connaître l’ordre moral de la création et son Créateur ; c’est à cela que sert la raison. La raison est au cœur de la relation de l’homme à Dieu.

Dans les Principes fondamentaux, le grand théologien mutazilite Abdel al Jabbar Ibn Ahmad (935-1025), dont les textes n’ont été découverts que dans les années 1950 par des chercheurs égyptiens dans une mosquée du Yémen, commence par poser le premier devoir de la raison : « Si on pose la question : Quel est le premier devoir que Dieu t’impose ? Dis-lui : le raisonnement spéculatif qui mène à la connaissance de Dieu, car Dieu n’est pas connaissable par l’intuition ou par les sens. Ainsi, Il doit être connu par la réflexion et la spéculation ».

Par conséquent, pour les Mutazilistes, la raison précède logiquement la révélation. La raison doit d’abord établir l’existence de Dieu avant d’entreprendre la question de savoir si Dieu a parlé à l’homme. La théologie naturelle doit être antérieure à la théologie.

Al Jabbar dit : « Les stipulations de la révélation concernant ce que nous devons dire et faire ne sont pas bonnes tant qu’il n’y a pas de connaissance de Dieu », laquelle connaissance provient de la raison. « Par conséquent, conclut-il, il m’incombe d’établir son existence et de le connaître afin de pouvoir l’adorer, le remercier, faire ce qui le satisfait et éviter la désobéissance à son égard ».

Comment la raison permet-elle alors l’homme de conclure que Dieu existe ? C’est par l’observation d’un univers ordonné que l’homme arrive à savoir que Dieu existe, dit Al Jabbar. En voyant que rien dans le monde n’est sa propre cause, mais est causé par quelque chose d’autre, l’homme arrive à la nature contingente de la création. De là, l’homme raisonne jusqu’à la nécessité d’un Créateur, une cause non causée.

Le concept d’une nature inhérente aux choses (tab’) signifie que Dieu, bien qu’il soit la cause première, agit indirectement par le biais de causes secondaires, telles que la loi physique de la gravité. En d’autres termes, Dieu ne fait pas tout immédiatement ou directement. Il ne fait pas tomber une pierre, c’est la gravité qui s’en charge. Dieu laisse une certaine autonomie à sa création, qui a son propre ensemble de règles, selon la façon dont elle a été créée.

Comme le précise l’auteur et théologien mutazilite Uthman al-Jahiz (765-869), chaque élément matériel a sa propre nature. Dieu a créé chaque chose avec une nature selon laquelle elle se comporte de manière cohérente. Un rocher sans appui tombera toujours là où il y a une force gravitationnelle. Ces lois de la nature ne sont donc pas l’imposition d’un l’ordre de l’extérieur par un commandant-en-chef, mais une expression de celui-ci à partir de l’essence même des choses, qui ont leur propre intégrité. La création est dotée d’une rationalité intrinsèque provenant du Créateur. C’est pourquoi et comment l’homme est capable de comprendre la raison de Dieu telle qu’elle se manifeste dans sa création (Ceci n’exclut pas la capacité de Dieu à supplanter les lois naturelles dans le cas d’un miracle). Du coup, pour l’homme, découvrir la nature de chaque chose ne fait que le rapprocher de Dieu.

Ainsi, le muzatilisme donne à la raison (la faculté de penser) et à la liberté (la faculté d’agir) humaines une place et une importance non seulement inconnues dans les autres tendances de l’Islam mais même dans la plupart des courants philosophiques et religieux de l’époque.

A l’opposé du fatalisme (« mektoub ! » = c’était écrit !), qui fut la tendance dominante dans l’islam, le mutazilisme affirme que l’être humain est responsable de ses actes.

D’une modernité quasi-érasmienne (qui avait bien du mal à se faire entendre en Europe au XVIe siècle), voici les cinq principes de la foi mutazilite décrits par le théologien mutazilite Abdel al Jabbar Ibn Ahmad (935-1025), résumés en 2015 par l’économiste Nadim Michel Kalife :

  • Le monothéisme (Al Tawhïd), dont le concept de Dieu dépasse les capacités de réflexion de l’esprit humain. C’est pourquoi les versets du Coran décrivant Dieu assis sur un trône, ne doivent être interprétés que de façon allégorique et non à la lettre. D’où les mutazilites traitèrent leurs adversaires d’anthropomorphistes cherchant à ramener Dieu l’inconnaissable à une forme humaine. Et ils conclurent que ce seul détail (!) du Coran suffit à prouver que le livre n’est pas « incréé » mais « créé » par l’homme pour le mettre à la portée du croyant, et qu’il doit, par conséquent, pouvoir évoluer et s’adapter aux temps ;
  • La justice divine (Adl) concerne la responsabilité du mal dans ce monde où Dieu est tout-puissant. Le mutazilisme proclame le libre arbitre, le mal étant le fait de l’homme et non de la volonté de Dieu, car Dieu est parfait et ne peut donc pas faire le mal ni déterminer l’homme à le faire. Et, si l’erreur humaine relevait de la volonté de Dieu, la punition perdrait tout son sens puisque l’homme ne ferait que respecter la volonté divine. Cette logique incontestable permit au mutazilisme de réfuter la prédestination et le « mektoub » des écoles sunnites ;
  • Promesse et menace (al-Wa’d wa al-Wa’id) : ce principe concerne le jugement de l’homme à sa mort et celui du jugement dernier où Dieu récompensera les obéissants au paradis céleste, et punira ceux qui lui ont désobéi en les damnant éternellement aux feux de l’enfer ;
  • Le degré intermédiaire (al-manzilatu bayn al-manzilatayn), premier principe opposant le mutazilisme aux écoles sunnites. Un grand pécheur (meurtre, vol, fornication, fausse accusation de fornication, consommation d’alcool, ….) ne doit être considéré ni comme musulman (comme l’établit le sunnisme) ni comme mécréant ou kâfir (comme le pensent les Kharidjites), mais dans un degré intermédiaire d’où il ira en enfer s’il n’est pas racheté par la miséricorde de Dieu ;
  • Ordonner le bien et blâmer le blâmable (al-amr bil ma’ruf wa al-nahy ‘an al munkar) : ce principe autorise la rébellion contre l’autorité quand elle est injuste et illégitime, pour empêcher la victoire du mal sur tous. Ce principe leur attira la haine des oulémas et imams qui y trouvaient un moyen d’affaiblir leur autorité sur les fidèles. Et les Turcs Seldjoukides y virent un grave danger de contestation de leur pouvoir… sur les Arabes.

Le mutazilisme sous les Abbassides

L’Empire abbasside (749-1258).
Calife abbasside avec ses conseillers. Notez le cahier aux mains du conseiller et les têtes de chevaux dépassant la maison. (BnF.)

A Bagdad, c’est avec la prise de pouvoir des Abbassides en 749, que le mutazilisme gagnera en influence, d’abord sous le calife Hâroun al-Rachîd (765-809) (Aaron le bien guidé) et ensuite sous son fils, Al-Ma’mûn (786-833) (Celui en qui on a confiance). Peu avant sa mort en 833, ce dernier fera du mutazilisme la doctrine officielle de l’Empire des Abbassides.

C’en fut trop pour les oulémas (théologiens) et les imams (prédicateurs) conservateurs qui se rebellèrent contre cette vision éclairée ouvrant un espace de laïcité et limitant leur autorité. Face à la révolte, l’administration abbasside (constituée en grande partie de Perses), acquise au mutazilisme, mènera pendant quinze ans, de 833 à 848, une répression impitoyable contre les religieux sunnites (arabes). Cette persécution sanguinaire laissera un goût de plus en plus amer dans les consciences populaires, en particulier lorsque le pouvoir abbasside refuse de faire libérer les prisonniers musulmans aux mains des Byzantins s’ils ne renonçaient pas au dogme de l’« incréation » du Coran…

Enfin, en 848, le calife Jafar al-Mutawakkil (847-861), change totalement de cap et demande aux traditionalistes de prêcher des hadiths selon lesquels Mahomet aurait condamné les mutazilites et leurs soutiens.

La théologie dialectique (Kalâm) fut interdite et les mutazilites écartés de la cour de Bagdad. Ce fut également la fin de l’esprit de tolérance et le retour des persécutions contre les chrétiens et les juifs. Si l’engouement pour les sciences perdura, le mutazilisme disparut avec la chute des Abbassides et la destruction de Bagdad par les Mongols au XIIIe siècle.

Le mutazilisme influencera également le judaïsme. Le Kitab Al-Amanat Wa’l-I’tiqadat – c’est-à-dire le Livre des croyances et des opinions – du savant juif rabbinique du Xe siècle Saadia Gaon (882-942), qui vécut à Bagdad, tire son inspiration de la littérature théologique chrétienne ainsi que de modèles islamiques. Le Kitab al-Tawhid, le Livre de l’unité divine, du contemporain karaïte de Saadia, Jacob Qirqisani (m. 930), est malheureusement perdu.

Ce qui fait dire à l’islamologue allemande Sabine Schmidtke que :

La nouvelle tradition de la pensée rationnelle juive qui a surgi au cours du neuvième siècle était, dans sa phase initiale, principalement informée par la littérature théologique chrétienne, tant dans son contenu que dans sa méthodologie. De plus en plus, des idées islamiques spécifiquement Mutazilites, telles que la théodicée (*1) et le libre arbitre humain, ainsi que l’accent mis sur l’unicité de Dieu (tawhïd) ont résonné parmi les penseurs juifs, dont beaucoup ont finalement adopté l’ensemble du système doctrinal de la Mutazila. La ’Mutazila juive’ désormais émergente domina la pensée théologique juive pour les siècles à venir.

Frères de la Pureté

Un savant, membre des Frères de la Pureté (Miniature de 1287, Épîtres des frères dans la pureté, Bibliothèque Süleymaniye, Istanbul)

A signaler également, les Epitres des Frères en Pureté (Ikwân al-Safâ), une encyclopédie de 52 épitres (mathémathiques, sciences naturelles, sciences rationnelles et sciences théologiques), composée entre le début du IXe et la fin du Xe siècle contenant le savoir commun, que vont s’approprier les Ismaéliens, courant contestataire de l’époque. Réalisé à Bassorah, dans l’actuel Irak, ce livre, d’essence néo-platonicienne, est une œuvre collective. Quant aux auteurs, désignés sous le nom mystérieux de Frères de la Pureté, ils appartenaient à une confrérie de sages et d’intellectuels qui se réunissait régulièrement pour organiser des séances de discussion, de lectures et de récitation. Ses adeptes considéraient que la connaissance du savoir et du monde était une condition indispensable à toute élévation spirituelle et mystique. Souvent brûlée par les oulémas sunnites, le caractère d’avant-garde de l’œuvre se découvre en particulier dans son hymne à la tolérance préconisant une pluralité de voies pour accéder au salut. Certains experts estiment que les Epîtres des Frères en Pureté sont l’œuvre d’un philosophe pythagoricien de haut niveau, disciple du mutaziliste platonicien al-Kindî.

Abstraction faite d’égarements qui ont été bien réels, reconnaissons tout de même que la vision philosophique optimiste du mutazilisme (raison, libre arbitre, responsabilité, perfectibilité de l’homme) a fortement contribué à l’émergence d’un véritable « âge d’or » des sciences arabes.

Enfin, il n’est pas inintéressant de constater qu’aujourd’hui, des courants « néo-mutazilites » apparaissent en réaction aux doctrines obscurantistes et aux actes barbares qu’elles suscitent.

Pour le penseur réformiste égyptien Ahmad Amin,

la mort du mutazilisme a été le plus grand malheur qui a frappé les musulmans ; ils ont commis un crime envers eux-mêmes.

Bagdad

Représentation de la ville de Bagdad lors de sa fondation en 762. Notez le canal traversant la ville et permettant son intégration dans l’infrastructure naturelle du fleuve Tigre. En réalité, les alentours étaient urbanisés.

En 762, le second calife abbasside Al-Mansur (714-775) (« le victorieux ») entreprend la construction d’une nouvelle capitale, Bagdad. Appelée Madinat-As-Salam (cité de la paix), elle abrite le palais de la Cour, la mosquée et les bâtiments administratifs. Construite sur un plan circulaire, elle s’inspire des traditions antérieures, notamment celle qui avait donné naissance à la ville iranienne de Gur (nom actuel : Firouzabad).

Nous sommes au cœur de la fertile Mésopotamie, le « pays entre les fleuves », essentiellement l’Euphrate et le Tigre qui prennent chacun leur source en Turquie. C’est ici que les Sumériens inventèrent, à partir du dixième millénaire av. JC, aussi bien l’irrigation, l’agriculture (céréales et élevage) (*2), que l’écriture (-3400 ans av. JC).

Ville puissante et raffinée, Bagdad régnera sur tout l’Orient et devient la capitale du monde arabe. Traversée par le Tigre, peuplée aujourd’hui de quelque 10 millions d’habitants, elle reste la plus grande ville d’Irak ainsi que la deuxième ville la plus peuplée du monde arabe (après le Caire, en Egypte).

Minaret de la mosquée de Samarra que de nombreux Occidentaux croyaient être la Tour de Babel…

Les villes abbassides sont aménagées sur des sites immenses. Les palais et les mosquées de Samarra, nouvelle capitale à partir de 836, s’étendent sur 40 kilomètres le long des rives du Tigre. Pour correspondre à l’échelle des sites, des bâtiments monumentaux furent érigés, tels que la mosquée Abu Dulaf ou la Grande Mosquée de Samarra, sans équivalent à l’époque. Son curieux minaret hélicoïdal (52 mètres de haut) a inspiré dans les siècles suivants les représentations occidentales de la tour de Babel.

De plus, en se reposant sur une armée originaire du Khorassan (région du nord-est iranien) (*3) extrêmement disciplinée et obéissante, mais aussi sur un système élaboré de diligences et de distribution de courrier, les chefs abbassides parviennent à augmenter leur emprise sur les gouverneurs de province. Ces derniers, qui, du temps des califes omeyyades ne payaient que peu d’impôts sous prétexte qu’ils devaient assurer à leurs frais la défense des frontières du califat, devaient dès lors payer les taxes imposées par le souverain.

La Route du papier

Grâce à du papier d’excellente qualité, le travail des astronomes arabes a été conservé. Notez que les deux tiers des noms d’étoiles sont d’origine arabe. « Catalogue d’étoiles » d’al–Soufi (903–986). (BnF).

Après la victoire militaire contre les Chinois lors de la bataille de Talas (ville de l’actuel Kirghizistan), en 751, année qui marqua l’avancée la plus orientale des armées abbassides, Bagdad s’ouvre aux cultures chinoise et indienne.

Les Abbassides assimileront rapidement un certain nombre de techniques chinoises, en particulier la fabrication du papier, un art développée à Samarcande (capitale de la Sogdiane, aujourd’hui en Ouzbékistan), autre ville étape des Routes de la soie.

Les artisans de cette ville lissaient le papier à l’aide d’une pierre d’agate. La surface extrêmement lisse et brillante obtenue absorbait moins d’encre et les deux faces d’une même feuille étaient donc utilisables. Les Chinois, qui avaient inventé le papier de soie, n’avaient pas besoin de lisser leur papier parce qu’ils écrivaient avec des pinceaux et non avec des plumes.

Hâroun al-Rachîd s’intéresse fortement à la production industrielle du papier. Il ordonnera l’usage du papier dans toutes les administrations de l’Empire, plus facile à transporter que les tablettes en argile et plus intéressant que la soie, car on peut difficilement effacer ce qui y est écrit. Il développe des manufactures de papier à Samarcande et en fera construire du même type à Bagdad, Damas et à Tibériade vers 1046 (on parle alors de papier de Tripoli ou de Damas, dont la qualité est considérée comme supérieure à celle du papier de Samarcande), et au Caire avant 1199, où il est utilisé pour emballer des marchandises, et au Yémen au début du XIIIe siècle.

Dans le même temps, plusieurs fabriques de papier s’installent à leur tour en Afrique du Nord. On recense ainsi à Fès, au Maroc, 104 fabriques de papier avant 1106, et 400 meules à fabriquer du papier entre 1221 et 1240. Elles apparaîtront en Andalousie, en Espagne, à Jativa, près de Valence, en 1054 et à Tolède en 1085.

Révolution agro-industrielle

Moulin de l’Albolafia à Cordoue (Andalousie, Espagne).

Du modèle omeyyade reposant sur le tribut, le butin ou la vente d’esclaves, les premiers califes abbassides mènent la transition économique vers une économie basée sur l’agriculture, les manufactures, le commerce et les impôts.

L’introduction de technologies et de formes d’énergie plus denses (pour l’époque), vont révolutionner l’irrigation et l’agriculture :

Un moulin-navire utilisé sur le Tigre au Xe siècle. En immobilisant le bateau grâce à des câbles attachés aux deux rives, l’eau coulant sous le bateau actionne des roues à aubes faisant tourner le moulin.
  • Construction de canaux assurant l’irrigation et limitant les inondations ;
  • Construction de barrages et l’exploitation de l’énergie mécanique qu’ils produisent ;
  • Construction de moulins à eau ;
  • Utilisation de l’énergie marémotrice ;
  • Construction de moulins à vents ;
  • Distillation du kérosène. Connu en Occident comme le « pétrole lampant », il s’agit de la « première source de lumière efficace, abondante et pas chère dont ait jamais disposé l’humanité » (*4) ;

Les utilisations industrielles des moulins à eau dans le monde islamique remontent au VIIe siècle. À l’époque des croisades, toutes les provinces du monde islamique avaient des moulins en activité, d’al-Andalus et de l’Afrique du Nord au Moyen-Orient et à l’Asie centrale.

Les plus anciens moulins à vent au village de Nashtifân situé à Khâf, province du Khorassan (Iran).

Lorsque Cervantès nous dépeint son Don Quichote s’attaquant aux moulins à vents, il se moque du culte de la chevalerie, mais également des croisades.

L’irrigation, héritée du monde antique —crues du Nil en Égypte, canaux en Mésopotamie, puits à balancier (chadouf), roue mue par des animaux (noria), barrages en Transoxiane, au Khuzistan et au Yémen, galeries souterraines au pied des montagnes en Iran (qanat) ou au Maghreb (khettaras) — se met en place grâce à une solide organisation communautaire et l’intervention de l’État.

Les artisans et ingénieurs abbassides développent des machines (telles que des pompes) incorporant des vilebrequins et utiliseront des engrenages dans des moulins et des mécanismes d’élévation de l’eau. Ils se serviront également des barrages pour fournir une puissance supplémentaire à ces moulins et machines.

Ces avancées permettront la mécanisation de nombreuses tâches agricoles et industrielles et libéreront la main d’œuvre pour un travail plus créateur.

A son apogée du Xe siècle, Bagdad comptait 400 000 à 500 000 habitants. Sa survie alimentaire dépendait entièrement d’un ingénieux système de canaux pour l’irrigation des cultures et la gestion des crus récurrents de l’Euphrate et du Tigre. Exemple : le canal de Nahrawan, parallèle au Tigre, qui permettait de dévier les eaux du Tigre pour mettre la capitale à l’abri des inondations.

La production agricole se diversifie : céréales (blé, riz), fruits (abricots, agrumes), légumes, huile d’olive (Syrie et Palestine), de sésame (Irak), de rave, de colza, de lin ou de ricin (Égypte), viticulture (Syrie, Palestine, Égypte), dattes, bananes (Égypte), canne à sucre.

L’élevage reste important pour la nourriture, la fourniture de matières premières (laine, cuir) et pour le transport (chameaux, dromadaires, chevaux). Le mouton est présent partout mais l’élevage du buffle se développe (marais du bas Irak ou de l’Oronte). Les petits élevages de volailles, de pigeons et d’abeilles correspondent à une demande importante. La nourriture du peuple est essentiellement végétarienne (galette de riz, bouillie de blé, légumes et fruits).

Un certain nombre d’industries émergeront de cette révolution agro-industrielle, y compris les premières brasseries de bière, les manufactures de textile, la fabrication de cordes, de soie et, comme indiqué précédemment, de papier. Enfin, le travail des métaux, la verrerie, les céramiques, l’outillage et l’artisanat connaîtront des niveaux élevés de croissance au cours de cette période.

Charlemagne, Bagdad et la Chine

Enluminure représentant Charlemagne (à droite) réceptionnant les présents d’Hâroun al-Rachîd, dont le célèbre éléphant.

Au VIIIe et IXe siècle, cherchant à contrer les Omeyyades et l’Empire byzantin, Abbassides et Francs carolingiens nouent à plusieurs reprises des ententes et des coopérations.

Trois ambassades sont envoyées par Charlemagne à la cour d’Hâroun al-Rachîd et ce dernier lui en envoie au moins deux. Le calife lui fait parvenir de nombreux présents, comme des aromates, des tissus, un éléphant et une horloge automatique, décrite dans les Annales royales franques de 807. Les heures sont marquées par des boules de cuivre tombant sur une plaque à chaque heure, tandis que douze cavaliers apparaissent chacun à leur tour.

Le calife enverra également une mission diplomatique à Chang’an (appelé aujourd’hui Xi’an), capitale chinoise sous la dynastie des Tang. Etant aussi le terminus de la Route de la soie, son marché ouest devient centre du commerce mondial. Selon le registre de l’Autorité Six des Tang, Chang’an avait des relations commerciales avec plus de 300 nations et régions.

Route de la soie maritime

Ces relations diplomatiques avec la Chine sont contemporaines de l’expansion maritime du monde musulman dans l’océan Indien, et jusqu’en Extrême-Orient. En dehors du Nil, du Tigre et de l’Euphrate, les fleuves navigables sont rares, le transport par mer est donc très important.

Les navires du califat ont commencé à naviguer de Siraf, le port de Bassorah, vers l’Inde, le détroit de Malacca et l’Asie du Sud-Est. Les marchands arabes domineront le commerce dans l’océan Indien jusqu’à l’arrivée des Portugais au XVIe siècle. Ormuz était un centre important pour ce commerce. Il existait également un réseau dense de routes commerciales en Méditerranée, permettant aux pays musulmans de commercer entre eux et avec des puissances européennes telles que Venise et Gênes.

À cette époque, Canton (Khanfu en arabe), un port de 200 000 habitants du sud de la Chine, compte une forte communauté de commerçants venant des pays musulmans.

Et lorsque l’Empereur chinois Yongle décide à envoyer une flottille de navires en Afrique, il choisit l’amiral Zheng He (1371-1433), eunuque à la cour et d’origine musulmane. Et lorsqu’en 1497 le capitaine portugais Vasco de Gama atteint la ville kényane de Malindi, il s’y procure un pilote arabe qui le conduit directement à Kozhikode (Calicut) en Inde. En clair, un navigateur sachant naviguer sur les étoiles.

Renaissance scientifique et culturelle

Vue d’artiste de la vie culturelle à la Cour des Abbassides de Bagdad.

Sous le califat d’Hâroun al-Rachîd et de son fils Al-Ma’mûn, Bagdad et les Abbassides connaîtront un véritable âge d’or, aussi bien dans les sciences (philosophie, astronomie, mathématiques, médecine, etc.) que dans les arts (architecture, poésie, musique, peinture, etc.).

Pour l’écrivain britannique Jim Al-Khalili,

la fusion du rationalisme grec et l’islam mutazilite fera naître un mouvement humaniste d’un type qu’on ne verra guère avant l’Italie du XVe siècle.

Un sage explique le songe du Roi. Illustration de Kalila et Dimna.

Dans le domaine des sciences s’opère très tôt une assimilation des doctrines astronomiques hellénistiques, indiennes et perses antérieures. On vit la traduction de plusieurs écrits sanskrits (*5) et pehlevis (*6) en arabe.

Des ouvrages indiens de l’astronome Aryabhata (476-560), savant de premier plan de la Renaissance Gupta en Inde, et du mathématicien Brahmagupta (590-668) sont cités très tôt par leurs homologues arabes. Une célèbre traduction en arabe paraîtra vers 777 sous le titre de Zij al-Sindhind (ou Tables astronomiques indiennes).

Les sources disponibles révèlent que ce texte fut traduit après la visite d’un astronome indien à la cour du calife abbasside Al-Mansur en 770. Les Arabes adopteront également les tables de sinus (héritées des mathématiques indiennes) qu’ils préfèrent aux tables des cordes employées par les astronomes grecs. De la même époque date un recueil de chroniques astronomiques compilées sur deux siècles dans la Perse des Sassanides et connu en arabe sous le nom de Zij al-Shah (ou Tables Royales).

Dans le domaine de la musique, on peut citer entre autres le musicien arabe d’origine perse Ishaq al-Mawsili (767-850). Compositeur d’environ deux cents chansons, ce chanteur fut également un virtuose du oud (sorte de luth à manche court mais dépourvu de frettes). On lui attribue le premier système de codification de la musique arabe savante.

Mort de Mahomet, enluminure du Siyar-i Nabi, Istanbul, 1595.

Dans le domaine de la peinture, précisons d’abord que, contrairement à l’opinion dominante, le Coran n’interdit pas les images figuratives. Il n’existe aucune « interdiction » expressément déclarée et universellement acceptée, des images dans les textes légaux islamiques. Par contre, tout comme d’autres grandes religions, l’Islam condamne l’adoration d’idoles.

Du VIIIe au XVe siècle, de nombreux textes historiques et poétiques, sunnites autant que chiites, dont bon nombre ont été conçus dans des contextes turcs et persans, incluent d’admirables représentations du prophète Mahomet.

L’objectif de ces images n’était pas seulement de louer et rendre hommage au Prophète, elles représentaient aussi des occasions et des éléments centraux pour la pratique de la foi musulmane.

A ce titre, le livre de l’historien d’art allemand Hans Belting, au titre accrocheur Florence & Bagdad, l’art de la Renaissance et la science arabe (2011) est non seulement mensonger mais proprement scandaleux. Belting y présente « l’islam » comme une foi aniconique (bannissant toute représentation humaine ou animale) alors que les images figuratives représentent une partie essentielle de l’expression artistique islamique, à coté d’une calligraphie exquise et de motifs géométriques en quête d’infini.

A cela s’ajoute que d’autres religions ont connu de fortes poussées d’iconoclasme. Par exemple, et c’est une des raisons pour laquelle on sait si peu de la peinture grecque ancienne, entre 726 et 843, l’Empire byzantin a ordonné la destruction systématique des images représentant le Christ ou les saints, qu’il s’agisse de mosaïques ornant les murs des églises, d’images peintes ou d’enluminures de livres.

Dès lors, Belting, pour qui l’islam est par essence une civilisation aniconique, a bien du mal à démontrer ce qu’il annonce dans le titre : l’influence des recherches arabes (notamment Ibn al-Haytam sur la vision humaine) sur la Renaissance à Florence (en particulier sa théorisation de « la » perspective géométrique).

Dans les faits, se présentant comme un érudit, Belting conforte la thèse belliqueuse d’un supposé « choc » des civilisations, tout en prétendant le contraire.

Fresques du château du désert de Qusair Amra (VIIIe siècle, Jordanie actuelle).

Les premières manifestations de l’art pictural dans le monde arabo-musulman remontent à l’époque omeyyade (660-750). C’est de cette époque que datent les célèbres « châteaux du désert », comme celui de Qusair Amra, dans le désert de l’Est jordanien.

Couverts de peintures murales, ces palais reflètent un apport des modes de représentation byzantins, mais également perses sassanides. Ainsi, dans le palais de Qusair Amra, utilisé comme lieu de villégiature par le calife ou ses princes pour le sport et le plaisir, les fresques décrivent des constellations du zodiaque, des scènes de chasse, des fruits et des femmes au bain.

Dans le domaine des lettres, Al-Rachîd constitue une vaste bibliothèque comprenant une collection de livres rares ainsi que des milliers de livres que les rois et les princes de l’ancien monde lui ont offerts. Ces livres sont traduits et illustrés.

Illustration d’une traduction arabe des fables indiennes Kalila et Dimna.

Par exemple, Kalila et Dimna, également connu sous le nom de Fables indiennes de Bidpaï, une des œuvres les plus populaires de la littérature mondiale. Compilées en sanskrit il y a près de deux mille ans, ces fables animalières, dont Esope et La Fontaine puiseront, ont été traduites de la Chine à l’Ethiopie.

Traduites en arabe vers 750 par Ibn al-Muqaffa, elles seront richement illustrées dans le monde arabe, persan et turc. La plus ancienne copie arabe illustrée a sans doute été produite en Syrie dans les années 1200. Le paysage est symbolisé par quelques éléments : une bande d’herbe, des arbustes aux feuilles et aux fleurs stylisés. Hommes et bêtes sont représentés avec des couleurs vives et des traits simplifiés.

Véritable manuel d’éducation pour les rois, une des fables évoque l’idée

de créer une université affectée à l’étude des langues, anciennes et modernes, et à la préservation, sous des formes renouvelées, du patrimoine du genre humain…

Et à la fin de son récit, le sage Bidpaï met en garde le jeune roi Dabschelim :

Je dois insister sur ce dernier point : mes histoires ne demandent, à ce stade, aucun commentaire, aucune élucubration, aucune analyse de votre part, de la mienne ou de quiconque. De toutes les habitudes, la pire serait d’en gaspiller la substance active en recettes de comportement. Il faut résister obstinément à la tentation de les assortir de gentilles petites rationalisations, de formules percutantes, de résumés analytiques, de marques symboliques ou toute autre commodité de classement. L’encapsulage mental pervertit le remède et le rend inopérant. Il revient en fait à court-circuiter le véritable but du conte, car expliquer, c’est oublier. C’est aussi une forme d’hypocrisie – quelque chose de toxique, un antidote à la vérité. Ainsi, laissez les histoires dont vous vous souviendrez agir d’elles-mêmes par leur diversité même. Familiarisez-vous avec elles, mais n’en faites pas un jouet…

A noter également, Les séances du poète et homme de lettres Al-Hariri (1054-1122 (*7), rédigé à la fin du Xe siècle et qui connaît une formidable diffusion à travers tout le monde arabe. Le texte, qui raconte les aventures du brigand Abu Zayd, se prête tout particulièrement à l’illustration.

Al-Ma’mûn et les Maisons de la Sagesse (Bayt al-Hikma)

Les Maisons de la Sagesse, lieu et mouvement d’éducation populaire.

Après une violente dispute avec son frère qui cherchait à l’écarter du pouvoir, Al-Ma’mûn, le fils cadet d’al-Rachîd, devient en 813 le huitième calife abbasside. Il s’intéresse particulièrement aux travaux des savants, surtout ceux qui connaissent le grec. Il réunit à Bagdad des penseurs de toutes croyances, qu’il traite somptueusement et avec la plus grande tolérance. Tous écrivent en arabe, langue qui leur permet de se comprendre mutuellement. Il fit venir de Byzance des manuscrits pour enrichir la vaste bibliothèque de son père.

Ouverte aux savants, traducteurs, poètes, historiens, médecins, astronomes, scientifiques et philosophes, ce qui deviendra la première bibliothèque publique sera la base des Bayt Al-Hikma (les « Maisons de la Sagesse ») associant des activités de traduction, d’enseignement, de recherche et même de santé publique, et ceci bien avant les universités occidentales. C’est là que furent regroupés pour l’étude tous les manuscrits scientifiques connus de l’époque, en particulier les écrits grecs.

A Bagdad, ce bouillonnement culturel ne restera pas confiné à la Cour mais descendra dans la rue comme en témoigne cette description de Bagdad d’Ibn Aqul (mort en 1119) :

Il y a d’abord le grand espace nommé place du Pont. Puis le marché des Oiseaux, un marché où l’on peut trouver toutes les sortes de fleurs et sur les côtés duquel se trouvent les boutiques élégantes des changeurs. (…) Puis celui des traiteurs, celui des boulangers, celui des bouchers, celui des orfèvres, sans égal pour la beauté de son architecture : de hauts bâtiments avec des poutres de teck, supportant des pièces en encorbellement. Puis il y a le marché des libraires, immense, qui est aussi le lieu de rassemblement des savants et des poètes, puis le marché de Rusafa. Sur les marchés de Karkh et de la porte de l’Arche, les parfumeurs ne se mélangent pas avec les marchands de graisse et de produits aux odeurs désagréables ; de même les marchands d’objets neufs ne se mélangent pas avec les brocanteurs.

La Perse, les nestoriens et la médecine

Vestiges de Gondichapour, Iran.

Comme modèle de ces Maisons de la Sagesse, on évoque souvent l’influence et les précédents perses. Il est vrai que les Barmécides, famille d’origine perse (*8), avaient une grande influence auprès des premiers califes abbassides. D’ailleurs, le précepteur d’Al-Ma’mûn était Jafar ben Yahya Barmaki (767-803), un membre de cette famille et le fils du vizir persan de son père al-Rachîd. L’élite perse qui conseillait les califes abbassides portait un vif intérêt aux œuvres des Grecs, dont la traduction avait commencé lors du règne du roi sassanide Khosrô Ier Anushirvan (531-579). Ce dernier fonda l’Académie de médecine de Gondichapour (aujourd’hui en Iran). De nombreux scribes et savants nestoriens (chrétiens) (*9) s’y étaient réfugiés après le Concile d’Éphèse de 431. La langue liturgique des nestoriens était le syriaque, un dialecte sémitique (*10).

Comme les juifs, ces chrétiens nestoriens possédaient une culture cosmopolite et une connaissance des langues (le syriaque et le persan) qui leur permit d’agir en tant qu’intermédiaires entre l’Iran et ses voisins. Et grâce à leur accès à la sagesse de la Grèce ancienne, ils furent souvent employés comme médecins. (*11)

L’Académie de médecine de Gondichapour (*12) avait connu son apogée au Ve siècle grâce aux savants syriaques chassés de la ville d’Edesse. Dans cette école, on enseignait la médecine à partir des traductions du savant et médecin grec vivant à Alexandrie, Claude Galien. Ces enseignements étaient mis en pratique dans un grand hôpital, tradition reprise dans le monde musulman.

Cette école était un lieu de rencontre entre savants grecs, syriaques, perses et indiens, dont l’influence scientifique était réciproque. Héritière du savoir médical grec d’Alexandrie, l’école de Gondichapour forma plusieurs générations de médecins à la cour des Sassanides et plus tard à celle des Abbassides musulmans.

Dès 765, le calife abbasside Al-Mansur, qui règne de 754 à 775, consulte le chef de l’hôpital de Gondichapour, Georgios ben Bakhtichou, en l’invitant à Bagdad. Ses descendants travailleront et y enseigneront la médecine. Bien après l’implantation de l’islam, les élites arabes continueront à envoyer leurs fils à cette école nestorienne chrétienne.

En arabe, la médecine s’appelle al-tibb et un médecin tabib. Le mot « toubib » s’est introduit très tôt en français grâce aux voyageurs.

La première décision du Patriarche nestorien Timothée Ier fut le transfert du siège catholicosal de Séleucie-Ctésiphon à Bagdad, où il devait rester jusqu’à la fin du XIIIe siècle, nouant ainsi des liens privilégiés entre les catholicos nestoriens et les califes abbassides.

Céramique chinoise d’un marchand sogdien sur les Routes de la soie.

Timothée Ier (727-823) fut le patriarche chrétien de l’Église d’Orient (« nestorienne ») entre 780 et 823. Sa première décision fut d’installer le siège de son église à Bagdad, où elle devait rester jusqu’à la fin du XIIIe siècle, nouant ainsi des liens privilégiés entre les nestoriens et les califes abbassides.

Ayant une bonne maîtrise du syriaque, de l’arabe, du grec et éventuellement du pehlevi, Timothée jouit de la considération des califes abbassides Al-Mahdi, Al-Rachîd et Al-Ma’mûn.

Durant ses quarante-trois ans de pontificat, l’Église d’Orient vécut en paix. Par ailleurs, les nestoriens ont joué un rôle majeur dans la diffusion du christianisme en Asie centrale jusqu’en Chine par la Route de la soie.

En Asie centrale, avant l’arrivée de l’islam, c’était le sogdien, (langue iranienne de la Sogdiane et sa capitale Samarcande) qui servait de lingua franca sur la Route de la soie. (*13)

Traduire, comprendre, enseigner, perfectionner

Lecture et commentaire de texte dans une bibliothèque à Bassorah, Al-Maqâmât (Les Séances) de Al-Harîrî (1054-1122), Copié et peint par Yahyâ b. Mahmûd al-Wâsitî, Bagdad, 1236, 1236. BnF, Manuscrits, arabe 5847, f° 5v°, © BnF

A Bagdad et Bassorah, dans les Maisons de la Sagesse, furent traduits et mis à la disposition des savants, les histoires et les textes recueillis après l’effondrement de l’empire d’Alexandre le Grand, textes collationnés et traduits du syriaque en persan sous l’égide des empereurs sassanides.

L’historien et économiste arabe Ibn Khaldoun (1332-1406), issue d’une grande famille andalouse d’origine yéménite, rendra hommage à cet effort de préservation et de diffusion du patrimoine grec :

Que sont devenues les sciences des Perses dont les écrits, à l’époque de la conquête, furent anéantis par ordre d’Omar ? Où sont les sciences des Chaldéens, des Assyriens, des habitants de Babylone ?… Où sont les sciences qui, plus anciennement, ont régné chez les Coptes ? Il est une seule nation, celle des Grecs, dont nous possédons exclusivement les productions scientifiques, et cela grâce aux soins que prit Al-Ma’mûn de faire traduire ces ouvrages.

Planche du Livre des mécanismes ingénieux, inventaire de nouvelles technologies, écrit par les frères Banou Moussa pour les Maisons de la Sagesse à Bagdad.

Ces premières traductions rendent alors accessibles au monde arabo-musulman des centaines de textes de philosophie, de médecine, de logique, de mathématiques, d’astronomie, de musique grecs, pehlevis, syriaques, hébreux, sanskrits, etc., dont ceux d’Aristote, de Platon, de Pythagore, de Sushruta, d’Hippocrate, d’Euclide, de Charaka, de Ptolémée, de Claude Galien, de Plotin, d’Aryabhata et de Brahmagupta.

Elles s’accompagnaient de réflexions, de commentaires, et ont donné lieu à une nouvelle forme de littérature. Selon le patriarche nestorien Timothée Ier, c’est à la demande du calife al-Mahdi, qu’il traduisit Les Topiques d’Aristote du syriaque en arabe. Il écrivit aussi un traité d’astronomie intitulé le Livre des étoiles, aujourd’hui perdu.

Féru d’astrologie et d’astronomie, Al-Ma’mûn posa un jour comme condition de paix avec l’Empire byzantin la remise d’une copie de l’Almageste, l’œuvre principale de Ptolémée supposée résumer tout le savoir grec en astronomie.

En 829, dans le quartier le plus élevé de Bagdad, il fait construire le premier observatoire permanent au monde, l’Observatoire de Bagdad, permettant à ses astronomes, qui avaient traduit le Traité d’astronomie du grec Hipparque de Nicée (190-120 av. JC.), ainsi que son registre d’étoiles, de surveiller méthodiquement le mouvement des planètes.

Voici ce que nous dit Sâ’id al-Andalusî (1029-1070) au sujet de l’intérêt pour l’astronomie d’al-Ma’mûn et de ses efforts pour la faire progresser :

Dès que Al-Ma’mûn devint calife, sa noble âme fit tout pour accéder à la sagesse et pour ce faire il s’occupa en particulier de philosophie ; par ailleurs, les savants de son temps étudièrent en profondeur un livre de Ptolémée et comprirent les schémas d’un télescope qui y était dessiné. C’est ainsi qu’Al-Ma’mûn rassembla tous les grands savants présents à travers les régions du califat, et il leur demanda de construire le même genre d’instrument afin qu’ils observent les planètes à la manière dont Ptolémée l’avait fait et ceux qui l’avait précédé. L’objet vit donc le jour, et les savants l’amenèrent dans la ville d’al-Chamâsiyya qui se trouvait dans la région de Damas dans le Châm, et ce, en 214 de l’Hégire (829) ; à travers leurs observations ils déterminèrent la durée précise d’une année solaire ainsi que l’inclinaison du soleil, la sortie de son centre et la situation de ses diverses faces, ce qui leur permit de connaître l’état et les positions des autres planètes. Puis la mort du calife al-Ma’mûn en 218 de l’Hégire (833) mit fin à ce projet, mais ils achevèrent néanmoins la lunette astronomique et la nommèrent ’le télescope ma’mûnique’

Voici quelques astronomes, mathématiciens, penseurs, lettrés, savants et traducteurs ayant fréquenté les Maisons de la Sagesse :

  • Al-Jahiz (776-867). La démarche encyclopédique de ce mutazilite est conçue comme « un collier réunissant des perles » ou encore comme un jardin qui, avec ses plantes, son organisation harmonieuse et ses fontaines, représente en miniature l’univers entier. Il anticipe le principe d’une évolution des espèces ;
  • Al-Khwârizmî (780-850), (en latin Algoritmi). Ce mathématicien et astronome perse, zoroastrien converti à l’islam selon certains, aurait été un adepte du mutazilisme. Il est surtout connu pour avoir inventé la méthode de résolution des problèmes mathématiques, appelée algorithme, laquelle est toujours utilisée de nos jours. Il a étudié pendant un certain temps à Bagdad mais il est également rapporté qu’il fit un voyage en Inde. Al Khawârizmî inventa le mot algèbre (signifiant, en arabe « réduction d’une fracture », « réunion (des morceaux) », « reconstruction », « connexion », ou encore « restauration »), présenta le système numérique indien au monde musulman, institutionnalisa le système décimal en mathématiques et formalisa la vérification des hypothèses scientifiques à partir d’observations ;
  • Sahl Rabban al-Tabari (786-845), astronome et médecin juif dont le nom veut dire « Le fils du rabbin du Tabaristan ». Son fils Ali sera le précepteur d’Al-Razi (865-925) (francisé en Rhazès). Alchimiste devenu médecin, il aurait isolé l’acide sulfurique et l’éthanol dont il fut parmi les premiers à prôner l’utilisation médicale. Il a largement influencé la conception de l’organisation hospitalière en lien avec la formation des futurs médecins. Il fut l’objet de nombreuses critiques pour son opposition à l’aristotélisme ;
  • Al-Hajjaj (786-823) rédigea la première traduction arabe des Éléments d’Euclide depuis le grec. Il traduisit également l’Almageste de Ptolémée ;
  • Al-Kindi (801-873) (Alkindus), considéré le père de la philosophie arabe était un mutaziliste. Auteur prolifique (environ 260 livres), il explore tous les domaines : géométrie, philosophie, médecine, astronomie, physique, arithmétique, logique, musique et psychologie. Avec ses collègues, Al-Kindi est chargé de la traduction des manuscrits de savants grecs. Après la mort d’Al-Ma’mun en 833, il est considéré comme trop mutaziliste, tombe en disgrâce et sa bibliothèque est confisquée ;
  • Les frères Banou Moussa (« enfants de Moïse »), trois jeunes fils d’un astrologue décédé, ami du calife. Mohammed travaillera sur l’astronomie ; Ahmed et Hassan sur les canaux reliant l’Euphrate au Tigre, gage de la maîtrise et de l’optimisation de leurs crues respectives. Ils publieront le Livre des mécanismes ingénieux, un inventaire des nouvelles techniques et machines (*14) ;
  • Hunayn ibn Ishâk (808-873) (dit Iohannitius). Ce chrétien nestorien fut chargé par Al-Ma’mun de veiller à la qualité des traductions ; lui-même médecin, il traduisit certaines œuvres du médecin grec Claude Galien ;
  • Thabit ibn Qurra (836-901), un astronome, mathématicien, philosophe et musicologue syrien ;
  • Qusta ibn Luqa (820-912), un médecin byzantin grec, également philosophe, mathématicien, astronome, naturaliste et traducteur. Chrétien de l’Église melkite, il parlait aussi bien le grec (sa langue maternelle) que l’arabe, et aussi le syriaque. Considéré avec Hunayn ibn Ishâq, comme l’un des personnages-clefs de la transmission du savoir grec de l’Antiquité au monde arabo-musulman. Traducteur d’Aristarque de Samos pour qui la Terre tournait autour du Soleil et auteur d’un traité sur l’astrolabe ;
  • Ibn Sahl (940-1000), dans les pas d’Al-Kindi, écrit vers 984 un traité sur les miroirs ardents et les lentilles, en exposant comment ils peuvent focaliser la lumière en un point. Ses travaux furent perfectionnés par Ibn Al-Haytam (965-1040) (nom latin : Alhazen), dont les écrits arrivèrent jusqu’à Léonard de Vinci, en passant par les Commentaires de Lorenzo Ghiberti. Chez Ibn-Sahl, on trouve la première mention de la loi de la réfraction redécouverte plus tard en Europe sous le nom de loi de Snell-Descartes.

Ces savants travailleront souvent en équipe dans un esprit totalement interdisciplinaire. Al-Ma’mûn, constatant les contradictions apparues suite aux traductions des sources grecques, perses et indiennes, fixera avec les savants les grands défis scientifiques à relever :

  • obtenir, grâce à des observatoires astronomiques plus performants, des tables d’éphémérides astronomiques (*15) plus précises que celles de Ptolémée ;
  • calculer avec précision la circonférence de la Terre avec des méthodes plus avancées que celle de l’astronome grec Ératosthène ;
  • produire une mappemonde intégrant les dernières connaissances géographiques concernant les distances entre les villes et la taille des continents ;
  • déchiffrer les hiéroglyphes égyptiens qu’Al-Ma’mûn avait entrevus lors de son voyage dans ce pays.

Traduction de Platon

A gauche, Socrate, le maître de Platon, perdu dans ses pensées, et deux disciples enturbannés à la mode arabe qui l’interrogent. (Bibliothèque Topkapi, Istanbul.)

En affirmant que c’est la redécouverte d’Aristote et sa méthode purement empiriste qui a fait avancer la science à cette époque, on oublie l’apport majeur que fut la redécouverte de Platon, dont la méthode dialectique et d’hypothétisation est bien plus essentielle.

L’implication intense d’Al-Kindi dans la tradition platonicienne se traduit par la rédaction de résumés de l’Apologie et du Criton, et par ses propres œuvres qui paraphrasent le Phédon ou s’inspirent du Ménon et du Banquet. Pour sa part, Ibn al-Bitriq, un Syrien membre du cercle d’Al-Kindi, a traduit le Timée.

Le médecin Hunayn ibn Ishaq et son cercle traduisirent surtout des commentaires du médecin grec Claude Galien sur le Timée, notamment Sur ce que Platon a dit dans le Timée de manière médicale ainsi que Sur les doctrines d’Hippocrate et de Platon. Et d’après les propres œuvres de Hunayn, nous savons que certains de ses élèves ont traduit les résumés perdus de Galien sur le Cratyle, le Sophiste, le Parménide, l’Euthydème, La République et Les Lois. Enfin, le médecin al-Razi a présenté et commenté le traité de Plutarque Sur la génération de l’âme dans le Timée.

Dialogue interreligieux :
possible pour les uns, compliqué pour les autres

En Occident, le nom d’Al-Kindi est surtout connu en association avec L’Apologie d’Al-Kindi, un texte anonyme de l’époque. Il s’agit sans doute d’un dialogue fictif entre deux fidèles, l’un musulman (Abdallah Al-Hashimi), l’autre chrétien (Al-Kindi), chacun faisant l’apologie de sa religion et invitant l’autre à le rejoindre ! Ce dialogue aurait eu lieu à l’époque du calife Al-Ma’mûn. Ce que l’on sait de l’ouverture d’esprit du Calife ne vient pas contredire cette assertion. Le plus ancien commentaire sur cette Apologie appartient à Al-Biruni (973-1048).

Le manuscrit de L’Apologie d’Al-Kindi fut traduite en latin en 1142 à la demande de Pierre le Vénérable (1092-1156), abbé de l’abbaye de Cluny, la plus puissante et la plus importante de l’Europe latine. La même année, après avoir visité Tolède, il conçoit l’idée d’une réfutation systématique de la religion musulmane qu’il considère comme hérétique et errante.

Voici comment il explique la traduction qu’il vient d’ordonner du Coran (la Lex Mahumet pseudoprophete) par une équipe de traducteurs (dont un Arabe) constituée à l’occasion :

Qu’on donne à l’erreur mahométane le nom honteux d’hérésie ou celui, infâme, de paganisme, il faut agir contre elle, c’est-à-dire écrire. Mais les latins et surtout les modernes, l’antique culture périssant, suivant le mot des Juifs qui admiraient jadis les apôtres polyglottes, ne savent pas d’autre langue que celle de leur pays natal. Aussi n’ont-ils pu ni reconnaître l’énormité de cette erreur ni lui barrer la route. Aussi mon cœur s’est enflammé et un feu m’a brûlé dans ma méditation. Je me suis indigné de voir les Latins ignorer la cause d’une telle perdition et leur ignorance leur ôter le pouvoir d’y résister ; car personne ne répondait, car personne ne savait. Je suis donc allé trouver des spécialistes de la langue arabe qui a permis à ce poison mortel d’infester plus de la moitié du globe. Je les ai persuadés à force de prières et d’argent de traduire d’arabe en latin l’histoire et la doctrine de ce malheureux et sa loi même qu’on appelle Coran.

Accusée donc « la langue arabe qui a permis à ce poison mortel (l’islam) d’infester plus de la moitié du globe »

Cette déclaration de guerre était sans doute essentielle pour motiver les troupes. Rappelons que Eudes de Châtillon, le grand prieur de l’abbaye de Cluny, qui deviendra le pape Urbain II en 1088, sera, en 1095, à l’origine de la première croisade, conduisant les bandits qui ravageaient la France à aller guerroyer ailleurs.

Le déclin et Al-Ghazali

Enluminure du Kitab Mukhtar al-Hikam wa-Mahasin al-Kilam d’Al-Mubashir – XIIIe s.
Ms Ahmed III N° 3206, Bibliothèque Topkapi, Istanbul. Le philosophe semble plus regarder son doigt que l’astrolabe dont il est supposé expliquer l’emploi aux élèves, situation qui inquiète ces derniers.

Revenons aux Abbassides. Comme nous l’avons dit, avec l’arrivée au pouvoir d’Al-Mutawakkil en 847, le mutazilisme est écarté du pouvoir et les Maisons de la Sagesse réduites en simples bibliothèques. Ce que n’empêcha pas un voyageur, décrivant sa visite à Bagdad en 891, de rapporter que la ville renfermait plus de cent bibliothèques publiques. Suivant le modèle Bayt Al-Hikma, des petites bibliothèques furent fondées à chaque coin de rue de la cité…

Empêtrée dans des débats théologiques sans fin entre experts et gagné par le sectarisme, l’élite mutaziliste se coupe d’un peuple qui perd confiance et finira par accueillir avec un sentiment de soulagement la doctrine obscurantiste acharite d’Al-Ghazâlî (1058-1111) (nom latin : Algazel), le pire ennemi des mutazilites.

Al-Ghazâlî propose une solution radicale : la philosophie n’est dans le vrai que lorsqu’elle s’accorde avec la religion – ce qui, d’après lui, est rare. Cela le conduit donc à radicaliser sa position, et à attaquer de plus en plus la philosophie gréco-arabe, coupable, à ses yeux, de blasphème.

Là où quelqu’un comme le perse Ibn Sina (980-1037) (nom latin : Avicenne), auteur des Canons ou Préceptes de médecine (vers 1020), croisait philosophie grecque et religion musulmane, Al-Ghazâlî veut désormais filtrer la première par la seconde.

D’où son ouvrage le plus célèbre et le plus important, L’incohérence des philosophes, rédigé en 1095. Il y dénonce « l’orgueil » des philosophes qui prétendent « réécrire le Coran » à travers Platon et Aristote. Leur erreur est avant tout une erreur logique, comme l’indique le titre même de l’ouvrage qui souligne leur « incohérence » : ils veulent compléter le Coran par la philosophie grecque alors que, venant après elle dans l’histoire, le Coran n’a nul besoin d’être complété. Il promeut ainsi une approche beaucoup plus littérale du texte coranique, alors que Ibn Sina en défendait, prudemment il est vrai, une approche métaphorique. En vérité, c’est l’aristotélisme et le nominalisme qui triomphent. La doctrine s’opposant au mutazilisme sera l’Acharisme.

Pour les Ascharites, parler de la justice et de la rationalité de Dieu est un double blasphème, parce que cela revient à limiter sa toute-puissance. Si Dieu était, comme le disent les mutazilites, contraint de vouloir ce qui est bon, alors il serait … contraint, ce que les Ascharites trouvent théologiquement inacceptable. Par conséquent, les croyants ne doivent pas admettre l’idée que Dieu veut le bien, mais se soumettre au principe que tout ce qu’Il veut est bien parce qu’Il le veut.

De même, il est blasphématoire de chercher dans la nature des « causes secondes », c’est-à- dire des lois scientifiques. Le monde existe parce que Dieu, à chaque instant, veut qu’il existe. Toute recherche scientifique, toute tentative d’appliquer la raison et l’analyse, est une offense à la toute-puissance divine.

Pour Sébastien Castellion, le rejet de la raison par l’école ascharite – et à sa suite par une grande partie de la civilisation musulmane – ne fut pas un processus implicite et souterrain, mais une décision explicite fondée sur des principes théologiques. Le grand juriste Ibn Hanbal, dont l’école est prédominante aujourd’hui en Arabie Saoudite, disait ainsi que « tous ceux qui se livrent à des raisonnements par analogie et à des opinions personnelles sont des hérétiques (…). Acceptez seulement, sans demander pourquoi et sans faire de comparaisons ».

La chute de Bagdad

A partir du XIe siècle, les Abbassides, dont l’Empire se morcelle, feront appel aux princes turcs seldjoukides pour les protéger contre les Chiites, soutenus par le califat fatimide du Caire.

Progressivement, les troupes turques et mongoles, venues d’Asie centrale, finissent par régenter la sécurité du calife abbasside, tout en le laissant exercer son pouvoir religieux.

Puis, en 1258, ils destitueront le dernier calife et confisqueront son titre de successeur du Prophète, ce qui leur donnera le pouvoir religieux sur les quatre écoles du sunnisme. Pour soumettre les populations arabes et perses, les Turcs seldjoukides créeront la madrasa (école coranique) où l’on enseigne la doctrine conservatrice du sunnisme acharite, à l’exclusion de la théologie dialectique mutazilite, considérée comme une menace idéologique pour l’autorité turque sur les Arabes.

L’empire abbasside déclinera sous l’effet de l’incurie administrative, de l’abandon de la maintenance des canaux, des disettes provoquées par les inondations, des injustices sociales, des révoltes d’esclaves et des tensions religieuses entre chiites et sunnites. A la fin du IXe siècle, les Zendj, esclaves noirs (de Zanzibar) qui travaillent dans les marais du bas-Irak, se révoltent à plusieurs reprises, jusqu’à occuper Bassorah et menacer Bagdad. Le calife rétablira l’ordre au prix d’une répression d’une violence inouïe. Les révoltés ne seront écrasés qu’en 883 au prix de très nombreuses victimes, mais l’empire ne s’en remettra pas.

En 1019, le calife interdit toute nouvelle interprétation du Coran, s’opposant radicalement à l’école mutazilite. C’est un coup d’arrêt brutal au développement de l’esprit critique et aux innovations intellectuelles et scientifiques dans l’empire arabe dont les conséquences se font sentir jusqu’à nos jours.

ASTRONOMIE

Depuis la nuit des temps (c’est le cas de le dire), l’homme a essayé de comprendre l’organisation des astres dans l’environnement proche de la Terre.

Des installations comme Stonehenge (2800 av. JC) en Angleterre permettaient aux premiers observateurs d’identifier les cycles qui déterminent l’endroit et le jour exact où se lèvent certains astres. Toutes ces observations posaient des paradoxes : autour de nous, la terre apparaît relativement plate, mais la Lune ou le Soleil que nous percevons avec les mêmes yeux nous semblent sphériques. Le Soleil « se lève » et « se couche », nous disent nos sens, mais où est la réalité ?

Il semblerait que Thalès de Milet (625-547 av. JC) ait été le premier à s’être réellement posé la question de la forme de la Terre. Il pense alors qu’elle a la forme d’un disque plat sur une vaste étendue d’eau. Ce sont ensuite Pythagore et Platon qui imaginent une forme sphérique jugée plus belle et plus rationnelle. Enfin Aristote rapporte quelques preuves observationnelles comme la forme arrondie de l’ombre de la Terre sur la Lune lors des éclipses.

Le scientifique grec Ératosthène, libraire-en-chef de la bibliothèque d’Alexandrie, calcule ensuite la circonférence terrestre. Il avait remarqué qu’à midi, le jour du solstice d’été, il n’y avait aucune ombre du côté d’Assouan. En mesurant l’ombre d’un bâton planté à Alexandrie au même moment et en connaissant la distance qui sépare les deux cités, il déduit la circonférence de la Terre avec une précision assez étonnante : 39 375 kilomètres contre quelque 40 000 kilomètres pour les estimations actuelles.

Entre l’Almageste de Ptolémée et le De Revolutionibus de Copernic, nous l’avons dit, l’astronomie arabe constitue « le chaînon manquant ».

Le titre original de l’œuvre de Ptolémée est « La composition mathématique ». Les Arabes, très impressionnés par cet ouvrage, le qualifièrent de « megiste », du grec signifiant « très grand », auquel ils ajoutèrent l’article arabe « al », pour donner « al megiste » qui devint Almageste.

Il est important de savoir que Ptolémée n’a jamais eu l’occasion de relire son traité comme un tout. Après avoir écrit le premier des treize livres de son œuvre, celui sur « Les postulats fondamentaux de l’astronomie », Ptolémée le passe aux copistes qui le reproduisent et le diffusent largement sans attendre l’achèvement des autres douze livres…

Après l’Almageste, Ptolémée, confronté à des observations remettant en cause ses propres observations et afin de rectifier ses erreurs, écrira une autre œuvre intitulée les « Hypothèses planétaires ». Astrolabe d’al-Shali (Tolède-1067) – Musée archéologique national de Madrid.

L’auteur y revient sur les modèles présentés dans son précédent ouvrage tout en apportant des modifications concernant les mouvements moyens (des planètes) pour tenir compte de nouvelles observations.

Pour autant, ses Hypothèses planétaires allaient au-delà du modèle mathématique de l’Almageste pour présenter une réalisation physique de l’univers comme un ensemble de sphères imbriquées, dans lesquelles il utilisait les épicycles de son modèle planétaire pour calculer les dimensions de l’univers.

Enfin, l’Almageste contient également une description de 1022 étoiles regroupées en 48 constellations. Ptolémée y présente la projection stéréographique inventée par Hipparque, la base théorique dont se serviront ensuite les astronomes arabes pour construire l’astrolabe.

Aristarque de Samos utilisa la trigonométrie pour tenter de mesurer les distances entre la Terre, la Lune et le Soleil. Ce grand mathématicien fut le premier à affirmer que le Soleil était le centre de l’Univers. Archimède disait de lui : « Aristarque avance l’hypothèse que le Soleil et les étoiles fixes sont stationnaires, que la Terre est entraînée sur une orbite circulaire autour du Soleil… et que la sphère des étoiles fixes, avec son centre au Soleil, a une extension si grande que l’orbite terrestre se trouve à la distance des étoiles comme le centre de la sphère à sa surface ».

Au IXe siècle, lorsque les Arabes s’ intéressent à l’astronomie, la connaissance repose sur les principes suivants résumés dans l’œuvre de Ptolémée :

  • Ignorant les affirmations d’Aristarque de Samos (310-230 av. JC) pour qui la Terre tournait autour du Soleil, Ptolémée reprend au IIe siècle de notre ère la thèse d’Eudoxe de Cnide (env. 400-355 av. JC) et surtout d’Hipparque (180 à 125 av. JC) affirmant que la Terre est une sphère immobile placée au centre de l’univers (géocentrisme) ;
  • Ptolémée s’accorde avec Platon, qui s’inspirait de Pythagore, pour affirmer que le cercle étant la seule forme parfaite, les autres corps tournant autour de la Terre le font selon des trajectoires circulaires et uniformes (sans accélération ni ralentissement) ;
  • Tous savent pourtant que certaines planètes ne suivent pas ces règles parfaites. Au VIe siècle, le philosophe néo-platonicien Simplicius, écrit dans son Commentaire à la Physique d’Aristote : « Platon pose alors ce problème aux mathématiciens : quels sont les mouvements circulaires uniformes et parfaitement réguliers qu’il convient de prendre pour hypothèses, afin que l’on puisse sauver les apparences que les astres errants présentent ? » ;
  • Afin de rendre compte de la rétrogradation apparente de Mars, Hipparque introduira d’autres figures parfaites secondaires, encore des cercles. L’articulation et l’interaction de ces « épicycles » donnaient l’apparence de coller avec les faits observés. Ptolémée reprend cette démarche ;
  • Cependant, plus la précision des mesures astronomiques s’améliore, plus on découvre des anomalies et plus il faut multiplier ces épicycles imbriqués, ce qui devient vite très compliqué et inextricable ;
  • L’Univers se divise en une région sublunaire où tout est créé et donc périssable, et le reste de l’univers, supra-lunaire, qui est impérissable et éternel.

Hipparque de Nicée

L’Almageste de Ptolémée (reprenant les épicycles d’Hipparque), traduit en arabe.

Les astronomes arabes, pour les raisons aussi bien religieuses qu’intellectuelles que nous avons évoquées en début d’article, vont initialement découvrir et ensuite, sur la base d’observations de plus en plus poussées, contester les hypothèses d’Hipparque à la base du modèle ptoléméen.

Hipparque, dont Ptolémée est l’exécuteur testamentaire, imagine un système de coordonnées des astres basé sur les longitudes et les latitudes. On lui doit également l’usage des parallèles et des méridiens pour le repérage sur la Terre ainsi que la division de la circonférence en 360° héritée du calcul sexagésimal (qui a pour base le nombre 60) des Babyloniens.

En astronomie, ses travaux sur la rotation de la Terre et des planètes sont nombreux. Hipparque explique le mécanisme des saisons en constatant l’obliquité de l’écliptique : inclinaison de l’axe de rotation de la Terre. En comparant ses observations avec d’autres plus anciennes, il découvre la précession des équinoxes due à cette inclinaison : l’axe de rotation de la Terre effectue un mouvement conique de l’Orient vers l’Occident et de révolution complète tous les 26 000 ans. Ainsi dans quelques millénaires, le pôle Nord ne pointera plus vers l’étoile polaire mais vers une autre étoile, Véga.

D’Hipparque, les Arabes reprennent, en l’améliorant, un instrument de mesure de positions important : l’astrolabe. Ce « joyau mathématique » permet de mesurer la position des étoiles, des planètes, de connaître l’heure sur Terre. Plus tard, l’astrolabe sera remplacé par des instruments plus précis et plus simples d’emploi, comme le quadrant, le sextant ou l’octant.

Avec les manuscrits dont ils disposaient dans les Maisons de la Sagesse et les observatoires de Bagdad et de Damas, les astronomes arabes eurent des textes d’une incroyable richesse mais souvent en contradiction flagrante avec leurs propres observations des mouvements de la Lune et du Soleil. C’est de cette confrontation que naîtront les découvertes ultérieures. Les Arabes introduiront abondamment les mathématiques pour résoudre les problèmes, en particulier la trigonométrie et l’algèbre.

Les astronomes arabes

Afin de présenter les principaux astronomes arabes et leurs contributions, voici un extrait de l’article remarquable de J. P. Maratray L’astronomie arabe.

  • Al-Khwârizmî (783-850) dit Algoritmi
    Mathématicien, géographe et astronome d’origine perse, il est membre des « Maison de la Sagesse ». C’est l’un des fondateurs des mathématiques arabes, en s’inspirant des connaissances indiennes, en particulier du système décimal, des fractions, des racines carrées… On lui doit le terme « algorithme ». Les algorithmes sont connus depuis l’antiquité, et le nom d’Al-Khwârizmî (Algoritmi en latin) sera donné à ces suites d’opérations élémentaires répétées. Il est aussi l’auteur du terme « algèbre », qui est le titre de l’un de ses ouvrages traitant du sujet. Il est aussi le premier à utiliser la lettre x pour désigner une inconnue dans une équation. Il est surnommé « le père de l’algèbre ». Il écrit le premier livre d’algèbre (al-jabr) dans lequel il décrit une méthode systématique de résolution d’équations du second degré et propose un classement de ces équations. Il introduit l’usage des chiffres que nous utilisons encore aujourd’hui. Ces chiffres « arabes » sont en fait d’origine indienne, mais furent utilisés mathématiquement par Al-Khwârizmî. Il adopte l’utilisation du zéro, inventé par les Indiens au Ve siècle, et repris par les Arabes par son intermédiaire. Les Arabes traduiront le mot indien « sunya » par « as-sifr », qui devient « ziffer » et « zephiro ». Ziffer donnera « chiffre », et zephiro, « zéro ». Al-Khwârizmî établit des tables astronomiques (position des cinq planètes, du Soleil et de la Lune) basées sur l’astronomie hindoue et grecque. Il étudie la position et la visibilité de la Lune et ses éclipses, du Soleil et des planètes. C’est le premier ouvrage astronomique totalement arabe. Un cratère de la Lune porte son nom.
  • Al-Farghani (805-880) dit Alfraganus.
    Né à Ferghana dans l’actuel Ouzbékistan, il écrit en 833 les Eléments d’astronomie, basés sur les connaissances grecques de Ptolémée. Il est l’un des plus remarquables astronomes au service de Al-Ma’mûn, et membre de la Maison de la Sagesse. Il introduit des idées nouvelles, comme le fait que la précession des équinoxes doit affecter la position des planètes, et pas seulement celle des étoiles. Son ouvrage sera traduit en latin au XIIe siècle, et aura un grand retentissement dans les milieux très fermés des astronomes d’Europe occidentale. Il détermine le diamètre de la Terre qu’il estime à 10500 km. On lui doit également un ouvrage sur les cadrans solaires et un autre sur l’astrolabe.
  • Al-Battani (850-929) dit Albatenius.
    Il observe le ciel depuis la Syrie. On le surnomme parfois « le Ptolémée des Arabes ». Ses mesures sont remarquables de précision. Il détermine la durée de l’année solaire, la valeur de la précession des équinoxes, l’inclinaison de l’écliptique. Il constate que l’excentricité du Soleil est variable, sans aller jusqu’à interpréter ce phénomène comme une trajectoire elliptique. Il rédige un catalogue de 489 étoiles. On lui doit la première utilisation de la trigonométrie dans l’étude du ciel. C’est une méthode beaucoup plus puissante que celle, géométrique, de Ptolémée. Son œuvre principale est Le livre des tables. Il est composé de 57 chapitres. Traduit en latin au XIIe siècle par Platon de Tivoli (en 1116), il influencera beaucoup les astronomes européens de la Renaissance.
  • Al-Soufi (903-986) dit Azophi.
    Astronome perse, il traduit des ouvrages grecs dont l’Almageste et améliore les estimations des magnitudes d’étoiles. En 964, il publie Le livre des étoiles fixes, où il dessine des constellations. Il semble avoir été le premier à rapporter une observation du grand nuage de Magellan (une nébuleuse), visible au Yémen, mais pas à Ispahan. De même, on lui doit une première représentation de la galaxie d’Andromède, probablement déjà observée avant lui. Il la décrit comme « un petit nuage » dans la bouche de la constellation arabe du Grand Poisson. Son nom (Azophi) a été donné à un cratère de la Lune.
  • Al-Khujandi (vers 940- vers 1000).
    Il est astronome et mathématicien perse. Il construit un observatoire à Ray, près de Téhéran, comportant un énorme sextant, fabriqué en 994. C’est le premier instrument apte à mesurer des angles plus précis que la minute d’angle. Il mesure avec cet instrument l’obliquité de l’écliptique, en observant les passages au méridien du Soleil. Il trouve 23° 32’ 19’’. Ptolémée trouvait 23° 51’, et les indiens, bien plus tôt, 24°. Jamais l’idée de la variation naturelle de cet angle ne vint aux Arabes. Ils dissertèrent longtemps sur la précision des mesures, ce qui fit avancer leur science.
  • Ibn Al-Haytam (965-1039) dit Alhazen.
    Mathématicien et opticien né à Bassorah dans l’Irak actuel, il est sollicité par les autorités égyptiennes pour résoudre le problème des crues du Nil. Sa solution était la construction d’un barrage vers Assouan. Il renonça devant l’énormité de la tâche (le barrage fut construit en 1970 !). Devant cet échec, il feignit la folie jusqu’à la mort de son patron. Il fait un bilan critique des thèses de Ptolémée et de ses prédécesseurs, et écrit Doutes sur Ptolémée. Il dresse un catalogue des incohérences, sans toutefois proposer de solution alternative. Parmi les incohérences qu’il relève, on peut citer la variation du diamètre apparent de la Lune et du Soleil, la non uniformité des mouvements prétendument circulaires, la variation de la position des planètes en latitude, l’organisation des sphères grecques … et, observant que la Voie Lactée n’a pas de parallaxe, il place cette dernière très éloignée de la Terre, en tous cas plus loin que la sphère sublunaire d’Aristote. Malgré ses doutes, il conserve la place centrale de la Terre dans l’univers. Ibn Al-Haytam reprend les travaux des savants grecs, d’Euclide à Ptolémée, pour lesquels la notion de lumière est étroitement liée à la notion de vision : la principale question étant de savoir si l’œil a un rôle passif dans ce processus ou s’il envoie une sorte de fluide pour « interroger » l’objet. Par ses études du mécanisme de la vision, Ibn Al-Haytam montra que les deux yeux étaient un instrument d’optique, et qu’ils voyaient effectivement deux images séparées. Si l’œil envoyait ce fluide, on pourrait voir la nuit. Il comprit que la lumière du soleil se reflétait sur les objets et ensuite entrait dans l’œil. Mais pour lui, l’image se forme sur le cristallin… Il reprend les idées de Ptolémée sur la propagation rectiligne de la lumière, accepte les lois de réflexion sur un miroir, et pressent que la lumière a une vitesse finie, mais très grande. Il étudie la réfraction, déviation d’un rayon lumineux au passage d’un milieu à un autre, et prévoit une modification de la vitesse de la lumière à ce passage. Mais il ne put jamais calculer l’angle de réfraction. Il trouve que le phénomène du crépuscule est lié à la réfraction de la lumière solaire dans l’atmosphère, dont il tente de mesurer la hauteur, sans y parvenir. Déjà connue dans l’antiquité, on lui doit une description très précise et l’utilisation à des fins d’expériences, de la chambre noire (camera obscura), pièce noire qui projette une image sur un mur en passant par un petit trou percé sur le mur d’en face. Le résultat de toutes ces recherches optiques est consigné dans son Traité d’optique qu’il mit six ans à écrire et qui fut traduit en latin en 1270. (*16) En mécanique, il affirme qu’un objet en mouvement continue de bouger aussi longtemps qu’aucune force ne l’arrête. C’est le principe d’inertie avant la lettre. Un astéroïde porte son nom : 59239 Alhazen.
  • Al-Biruni (973-1048).
    Certainement l’un des plus grands savants de l’islam médiéval, originaire de Perse ; il s’intéresse à l’astronomie, à la géographie, à l’histoire, à la médecine et aux mathématiques, et à la philosophie en général. Il rédige plus de 100 ouvrages. Il sera aussi percepteur des impôts, et un grand voyageur, en particulier en Inde, où il étudie la langue, la religion et la science. A l’âge de 17 ans, il calcule la latitude de sa ville natale de Kath (en Perse, actuellement en Ouzbékistan). A 22 ans, il a déjà écrit plusieurs ouvrages courts, dont un sur la cartographie. En astronomie, il observe les éclipses de Lune et de Soleil. Il est l’un des premiers à évaluer les erreurs sur ses mesures et celles de ses prédécesseurs. Il constate une différence entre la vitesse moyenne et la vitesse apparente d’un astre. Il mesure le rayon de la Terre à 6339,6 km (le bon chiffre est 6378 km), résultat utilisé en Europe au XVIe siècle. Lors de ses voyages, il rencontre des astronomes indiens partisans de l’héliocentrisme et de la rotation de la Terre sur son axe. Il sera toujours sceptique, car cette théorie implique le mouvement de la Terre. Mais il se posera la question : « Voilà un problème difficile à résoudre et à réfuter ». Il estime que cette théorie n’entraîne aucun problème sur le plan mathématique. Il réfute l’astrologie, arguant que cette discipline est plus conjecturale qu’expérimentale. En mathématiques, il développe le calcul des proportions (règle de trois), démontre que le rapport de la circonférence d’un cercle à son diamètre est irrationnel (futur nombre Pi), calcule des tables trigonométriques, et met au point des méthodes de triangulations géodésiques.
  • Ali Ibn Ridwan (988-1061).
    Astronome et astrologue égyptien, il écrit plusieurs ouvrages astronomiques et astrologiques, dont un commentaire d’un autre livre de Claude Ptolémée, la Tetrabible. Il observe et commente une supernova (SN 1006), sans doute la plus brillante de l’histoire. On estime aujourd’hui sa magnitude, d’après les témoignages qui nous sont parvenus, à -7,5 ! Elle est restée visible plus d’un an. Il explique que cette nouvelle étoile avait deux à trois fois le diamètre apparent de Vénus, un quart de la luminosité de la Lune, et qu’elle se trouvait bas sur l’horizon sud. D’autres observations occidentales corroborent cette description, et la place dans la constellation du Loup.
  • Du XIe au XVIe siècle.
    Après une première phase, des observatoires plus importants sont construits. Le premier d’entre eux, modèle des suivants, est celui de Marâgha, dans l’Iran actuel. Leur but est d’établir des modèles planétaires, et de comprendre le mouvement des astres. (…) L’école ainsi constituée aura son apogée avec Ibn Al-Shâtir (1304-1375). D’autres observatoires suivront, comme celui de Samarcande au XVe siècle, Istanbul au début du XVIe siècle, et, en Occident, celui de Tycho Brahé à Uraniborg (Danemark d’alors) à la fin du XVIe. Les nouveaux modèles ne sont plus d’inspiration ptoléméenne, mais restent géocentriques. La physique de l’époque refuse toujours de mettre la Terre en mouvement et de l’enlever du centre du monde. Ces modèles s’inspirent des épicycles grecs, en conservant les cercles, mais en les simplifiant. Par exemple, Al-Tûsî propose un système comprenant un cercle roulant à l’intérieur d’un autre cercle de rayon double. Ce système transforme deux mouvements circulaires en un mouvement rectiligne alternatif, et explique les variations de la latitude des planètes. En outre, il rend compte des variations des diamètres apparents des astres. Mais pour aller plus loin, il faudra changer de système de référence, ce que les Arabes se sont refusés de faire. Ce changement interviendra avec la révolution copernicienne, à la Renaissance, dans laquelle la Terre perd son statut de centre du monde.
  • Al-Zarqali (1029-1087) dit Arzachel.
    Mathématicien, astronome et géographe né à Tolède en Espagne, il discute la possibilité du mouvement de la Terre. Comme d’autres, ses écrits seront connus des Européens du XVIe et XVIIe siècle. Il conçoit des astrolabes, et établit les Tables de Tolède, qui furent utilisées par les grands navigateurs occidentaux comme Christophe Colomb, et serviront de base aux Tables alphonsines. Il établit que l’excentricité du Soleil varie, plus exactement que le centre du cercle sur lequel tourne le Soleil s’éloigne ou se rapproche périodiquement de la Terre. Un cratère de la Lune porte son nom, ainsi qu’un pont de Tolède sur le Tage.
  • Omar Al-Khayyam (1048-1131).
    Connu pour sa poésie, il s’intéresse aussi à l’astronomie et aux mathématiques. Il devient directeur de l’observatoire d’Ispahan en 1074. Il crée de nouvelles tables astronomiques encore plus précises, et détermine la durée de l’année solaire avec une grande précision, au vu des instruments utilisés. Elle est plus exacte que l’année grégorienne, créée cinq siècles plus tard en Europe. Il réforme le calendrier persan en y introduisant une année bissextile (réforme Djelaléenne). En mathématiques, il s’intéresse aux équations du troisième degré en démontrant qu’elles peuvent avoir plusieurs solutions (il en trouve certaines géométriquement). Il écrit plusieurs textes sur l’extraction des racines cubiques, et un traité d’algèbre.
  • Al-Tûsî (1201-1274).
    Astronome et mathématicien, né à Tus dans l’Iran actuel, il fit construire et dirigea l’observatoire de Maragha. Il étudie les travaux de Al-Khayyam sur les proportions, s’intéresse à la géométrie.Côté astronomie, il commente l’Almageste et le complète, comme plusieurs astronomes (Al-Battani…) avant lui. Il estime l’obliquité de l’écliptique à 23°30’.
  • Al-Kashi (1380-1439).
    Mathématicien et astronome perse, il assiste à une éclipse de Lune en 1406 et rédige plusieurs ouvrages astronomiques par la suite. C’est à Samarcande qu’il passe le reste de sa vie, sous la protection du prince Ulugh Beg (1394-1449) qui y a fondé une université. Il devient le premier directeur du nouvel observatoire de Samarcande. Ses tables astronomiques proposent des valeurs à 4 (5 selon les sources) chiffres en notation sexagésimale de la fonction sinus. Il donne la manière de passer d’un système de coordonnées à un autre. Son catalogue contient 1018 étoiles. Il améliore les tables des éclipses et de visibilité de la Lune. Dans son traité sur le cercle, il obtient une valeur approchée de Pi avec 9 positions exactes en notation sexagésimale, soit 16 décimales exactes ! Un record, puisque la prochaine amélioration de l’estimation de Pi date du XVIe siècle avec 20 décimales. Il laisse son nom à une généralisation du théorème de Pythagore aux triangles quelconques. C’est le théorème d’Al-Kashi. Il introduit les fractions décimales, et acquiert une grande renommée qui fait de lui le dernier grand mathématicien astronome arabe, avant que l’occident ne prenne le relai.
  • Ulugh Beg (1394-1449).
    Petit fils de Tamerlan, prince des Timourides (descendants de Tamerlan). Vice-roi dès 1410, il accède au trône en 1447. C’est un remarquable savant et un piètre politicien, charge qu’il délègue pour s’adonner à la science. Son professeur est Qadi-zadeh Roumi (1364-1436) qui développe chez lui le goût pour les mathématiques et l’astronomie. Il fait bâtir plusieurs écoles dont une à Samarcande en 1420 où il enseigne, et un observatoire en 1429. Il y travaille avec quelque 70 mathématiciens et astronomes (dont Al-Kashi) pour rédiger les Tables sultaniennes parues en 1437 et améliorées par Ulugh Beg lui-même peu avant sa mort en 1449. La précision de ces tables restera inégalée pendant plus de 200 ans, et elles furent utilisées en occident. Elles contiennent les positions de plus de 1000 étoiles. Leur première traduction date d’environ l’an 1500, et fut réalisée à Venise.
  • Taqi Al-Din (1526-1585).
    Après une période où il est théologien, il devient astronome officiel du sultan à Istanbul. Il y construit un observatoire dont le but est de concurrencer ceux des pays européens, dont celui de Tycho Brahé. L’observatoire est ouvert en 1577. Il dresse les tables « Zij » (La perle intacte). Il est le premier à utiliser la notation à virgule, plutôt que les traditionnelles fractions sexagésimales en usage. Il observe et décrit une comète, et prévoit qu’elle est le signe de la victoire de l’armée ottomane. Cette vision se révèle fausse, et l’observatoire est détruit en 1580… Il se consacre ensuite à la mécanique, et décrit le fonctionnement d’un moteur à vapeur rudimentaire, invente une pompe à eau, et se passionne pour les horloges et l’optique.

L’astronome Taqi Al-Din (1525-1585) et ses collègues dans l’observatoire d’Istanbul. Manuscrit de 1581, Bibliothèque Topka, Istanbul.

La destruction de l’observatoire d’Istanbul marque la fin de l’activité astronomique arabe du moyen-âge. Il faudra attendre la révolution copernicienne pour voir de nouveaux progrès, et quels progrès ! Copernic et ses successeurs se sont certainement fortement inspirés des résultats des Arabes par l’entremise de leurs ouvrages. Les voyages et les contacts directs entre scientifiques de l’époque étaient rares.

Les occidentaux ne comprenant pas l’arabe, ce sont les traductions en latin qui ont probablement influencé l’Occident, avec, il faut le reconnaître, les ouvrages de certains philosophes grecs qui avaient remis en cause la position centrale de la Terre, comme Aristarque de Samos l’avait proposé vers -280.

Les observatoires arabes

Maquette de l’Observatoire de Samarcande construit en 1420 par Ulugh Beg. A l’intérieur, avec un rayon de 40 mètres, le plus grand quadrant de 90° jamais vu. Profondément enroché afin de réduire les conséquences des séismes, l’arc est constitué de deux parapets de marbre gradués en degrés et en minutes. Il se prolongeait à l’origine jusqu’au sommet d’un édifice de trois étages.

L’observatoire moderne, dans sa conception, est un digne successeur des observatoires arabes de la fin du moyen-âge.

A l’inverse de l’observatoire privé des philosophes grecs, l’observatoire islamique est une institution astronomique spécialisée, avec ses propres locaux, du personnel scientifique, un travail d’équipes avec observateurs et théoriciens, un directeur et des programmes d’études.

Ils ont recours, comme aujourd’hui, à des instruments de plus en plus grands, afin d’améliorer constamment la précision des mesures.

Le premier de ces observatoires est construit à sous le règne d’Al-Ma’mûn (la Maison de la Sagesse) en Irak actuel au IXe siècle. Nous avons déjà parlé de l’observatoire de Ray, proche de Téhéran et deuxième ville de l’Empire abbasside après Bagdad, avec son monumental sextant mural datant de 994. Il faut y ajouter les observatoires de Tolède et Cordoue en Espagne, de Bagdad, d’Ispahan.

Enfin, celui de Marâgha au nord de l’Iran actuel, construit en 1259 avec les fonds prélevés pour entretenir les hôpitaux et les mosquées. Al-Tusi y travailla. Vint ensuite l’ère de l’observatoire de Samarcande, construit en 1420 par l’astronome Ulugh Beg (1394-1449), dont les vestiges ont été retrouvés en 1908 par une équipe russe.

Site de l’Observatoire de Marâgha aujourd’hui.

Conclusion

Destruction de Bagdad par les Mongols en 1258. Détail d’une miniature.

Bien plus que les croisades, ce seront les offensives mongoles qui ravageront des pans entiers de la civilisation arabo-musulmane.

A la grande satisfaction de certains Occidentaux, Gengis Khan (1155-1227, détruira les royaumes musulmans du Khwarezm (1218) et de la Sogdiane avec Boukhara et Samarcande (1220). La grande ville de Merv en 1221. En 1238, son fils s’emparera de Moscou, puis de Kiev. En 1240, la Pologne et la Hongrie seront envahies. En 1241, Vienne sera menacée. Avant de provoquer la chute de la Dynastie des Song du Sud en Chine (1273), les Mongols s’en prendront aux Abbassides. Ainsi, les Maisons de la Sagesse connurent une fin brutale le 12 février 1258 avec l’invasion des Mongols à Bagdad conduite par Hulagu (le petit fils de Gengis Khan), qui tua le dernier calife abbasside Al Mu’tassim (malgré sa capitulation) et détruisit la ville de Bagdad et son héritage culturel. Hulagu ordonna aussi de massacrer toute la famille du calife et tout son entourage.

Le mutazilisme fut interdit et la magnifique collection de livres et de manuscrits de la Maison de la Sagesse de Bagdad fut jetée dans l’eau boueuse du Tigre, qui devint noire pendant plusieurs jours à cause de l’encre des livres et manuscrits.

Les Mongols exterminèrent 24 000 savants et un nombre incalculable de livres furent perdus. Du mutazilisme, on ne connaissait plus sa doctrine que par les textes des théologiens traditionalistes qui l’avaient attaqué. Au XIXe siècle, la découverte des volumineux ouvrages d’Abdel al Jabbar Ibn Ahmad permirent de mieux comprendre l’importance de ce courant de pensée dans la formation de la théologie musulmane actuelle, qu’elle soit sunnite ou chiite.

Plus proche de nous, la guerre d’Irak de 2003 : jusqu’à cette date, ce pays était le plus grand éditeur mondial de publications scientifiques en langue arabe. A la suite du chaos provoqué par une guerre menée « pour la démocratie » et « contre le terrorisme », la Bibliothèque comme les Archives nationales furent pillées et incendiées.

Idem pour la Bibliothèque centrale des legs pieux, la Bibliothèque de l’université irakienne des Sciences, ainsi que de nombreuses bibliothèques publiques à Bagdad, Mossoul et Bassorah. Il en fut de même pour les trésors archéologiques du Musée irakien et sa bibliothèque.

Il faut croire que certains ont déclaré la guerre à la civilisation.

1917. Alors que Français et Allemands s’entre-tuent dans les tranchés, les troupes de sa Majesté s’emparent de Bagdad et surtout des hydrocarbures dont le contrôle était incontournable pour préserver l’hégémonie d’Empire Britannique.

Chronologie sommaire :

  • 310-230 av. JC., vie de l’astronome grec Aristarque de Samos ;
  • 190-120 av. JC., vie de l’astronome grec Hipparque de Nicée ;
  • v. 100-160 après J.-C. : vie de l’astronome romain Claude Ptolémée ;
  • 700-748 : vie de Wasil ibn Ata, fondateur du mutazilisme ;
  • 750 : début de la dynastie des Abbassides ;
  • 751 : victoire abbasside contre les Chinois à la bataille de Talas (Kirghistan) ;
  • 763 : fondation de Bagdad par le calife Al-Mansur ;
  • 780 : Timothée Ier, patriarche de l’église nestorienne chrétienne à Bagdad ;
  • 780-850 : vie du mathématicien arabe al-Kwarizmi ;
  • 786 à 809 : califat pendant 23 ans d’Haroun al-Rachîd, héros légendaire des contes des Mille et Une Nuits. Développement du mutazilisme ;
  • 801-873 : vie du philosophe mutaziliste et platonicien Al-Kindi ;
  • 805-880 : vie d’Al-Farghani , traité sur l’Astrolabe ;
  • 813-833 : califat d’Al-Ma’mûn (20 ans) ;
  • 829 : création du premier observatoire astronomique permanent à Bagdad suivi par celui de Damas ;
  • 832 : création de la bibliothèque publique et création des Maisons de la Sagesse ;
  • 833 : peu avant sa mort, Al-Ma’mûn décrète le Coran créé et fait adopter le mutazilisme comme doctrine officielle des Abbassides ;
  • 836 : transfert de la capitale à Samarra ;
  • 848 : les mutazilites écartés de la cour de Bagdad ;
  • 858-930 : vie d’Al-Battani, dit Albatenius ;
  • 865-925 : vie du traducteur et médecin Sahl Rabban al-Tabari ;
  • 869-883 : révolte des Zanj (esclaves noirs de Zanzibar) ;
  • 892 : retour de la capitale des Abbassides à Bagdad ;
  • 965-1039 : vie d’Ibn Al-Haytam, dit Alhazen ;
  • 973-1048 : vie d’Al-Biruni ;
  • 1095 : première croisade ;
  • 1258 : Bagdad saccagée par les Mongoles ;
  • 1259 : création de l’Observatoire astronomique de Marâgha (Iran) ;
  • 1304-1375 : vie d’Ibn Al-Shâtir ;
  • 1422 : création de l’Observatoire astronomique de Samarcande, capitale de la Sogdiane ;
  • 1543 : l’astronome polonais Nicolas Copernic publie son De Revolutionibus ;
  • 1917 : entrée des troupes britanniques à Bagdad ;
  • 2003 : pillage et destruction par des incendies systématiques des bibliothèques et musées lors de la guerre d’Irak.

Bibliographie :

  • Mutazilisme, site de l’Association pour la renaissance de l’islam mutazilite (ARIM) ;
  • Antoine Le Bail, Qui sont les mutazilites, parfois appelés les « rationalistes » de l’islam ?, site de l’Institut du Monde Arabe (IMA), Paris ;
  • Richard C. Martin, Mark R. Woodward with Dwi S. Atmaja, Defenders of Reason in Islam, Mu’tazilism from Medieval School to Modern Symbol, Oneworld, Oxford, 1997 ;
  • Robert R. Reilly, The Closing of the Muslim Mind, How Intellectual Suicide Created the Modern Islamist Crisis, ISI, Deleware, 2011;
  • Nadim Michel Kalife, Les lumières des premiers siècles de l’islam, sur le site de financialafrik.com, 2019 ; 
  • Mahmoud Azab, Une vision de l’universalité de la civilisation arabo-islamique, Université Oberta de Catalunya, www.uoc.edu ;
  • Sabine Schmidke, The People of Monotheism and Justice : Mutazilism in Islam and Judaism, Institute for Advanced Study, 2017 ;
  • Malek Chebel, L’esclavage en terre d’Islam, Fayard, Paris 2012 ;
  • Jacques Cheminade, Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja ;
  • Jacques Cheminade, Propositions pour un dialogue inter-religieux ;
  • Hussein Askary : Baghdad 767-1258 A.D., Melting Pot for a Universal Renaissance, Executive Intelligence Review, 2013 ;
  • Hussein Askary : La beauté de la Renaissance islamique, l’horloge éléphant, site de S&P;
  • Dr Subhi Al-Azzawi, La Maison de la Sagesse des Abbassides à Bagdad ou les débuts de l’Université, pdf sur internet ;
  • Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe. Le mouvement de traduction gréco-arabe à Bagdad et la société abbasside primitive (IIe-IV/VIIIe-Xe siècles), Aubier, Paris 2005 ;
  • Jim Al-Khalili, The House of Wisdom, How Arab Science Saved Ancient Knowledge and Gave Us the Renaissance, Pinguin, Londres 2010 ;
  • Jonathan Lyons, The House of Wisdom, How the Arabs Transformed Western Civilization, Bloomsbury, Londres 2009 ;
  • Pasteur Georges Tartar, Dialogue islamo-chrétien sous le calife Al-Ma’mûn, Les épitres d’Al-Hashimi et d’Al-Kindî, Nouvelles Editions Latines, Paris, 1985 ;
  • Al-Kindî, On First Philosophy, State University of New York Press, Albany, 1974 ;
  • Marie Thérèse d’Alverny, La transmission des textes philosophique et scientifiques au Moyen Âge, Variorum, Aldershot 1994 ;
  • Danielle Jacquart, Françoise Micheau, La médecine arabe et l’Occident médiéval, Maisonneuve, Paris 1990 ;
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  • Karen Armstrong, Islam, A Short History, Phoenix, London, 2002 ;
  • Muriel Mirak Weisbach, Andalousie, une porte vers la Renaissance ;
  • Régis Morelon, L’astronomie arabe orientale entre le VIIIe et le XIe siècle, dans Histoire des sciences arabes, sous la direction de Roshdi Rashed, Vol. 1, Astronomie, théorique et appliqué, Seuil, Paris, 1997 ;
  • George Saliba, Les théories planétaires en astronomie arabe après le XIe siècle, dans Histoire des sciences arabes, sous la direction de Roshdi Rashed, Vol. 1, Astronomie, théorique et appliqué, Seuil, Paris, 1997 ;
  • Roshi Rashed, L’optique géométrique, dans Histoire des sciences arabes, sous la direction de Roshdi Rashed, Vol. 2, Mathématiques et physique, Seuil, Paris, 1997 ;
  • Jean-Pierre Verdet, Une histoire de l’astronomie, Seuil, Paris, 1990 ;
  • J. P. Maratray, L’astronomie arabe, sur le site Astrosurf.com ;
  • Jean-Pierre Luminet, Ulugh Beg – L’astronome de Samarcande, 2018 ;
  • Kitty Ferguson, Pythagoras, His Lives and the Legacy of a Rational Universe, Walker publishing Company, New York, 2008 ;
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  • A. Papadopoulo, L’Islam et l’art musulman, L’art des grandes civilisations, Mazenod, Paris, 1976 ;
  • Olag Grabar, Art et culture dans le monde islamique, Arts & Civilisations de l’Islam, Köneman, Cologne, 2000 ;
  • Christiane Gruber, Les images de Mahomet dans l’Islam, Afkar/Idées, Printemps 2015 ;
  • Hans Belting, Florence & Baghdad, Renaissance art and Arab science, Harvard University Press, 2011 ;
  • Dominique Raynaud, Ibn al-Haytham sur la vision binoculaire : un précurseur de l’optique physiologique, Arabic Sciences and Philosophy, Cambridge University Press (CUP), 2003, 13, pp.79-99 ;
  • Jonathan M. Bloom, Paper Before Print : The History and Impact of Paper in the Islamic World, Yale University Press, 2001 ;
  • Karel Vereycken, Jan Van Eyck, un peintre flamand dans l’optique arabe, site de S&P ;

NOTES:

  1. Une théodicée ou « justice de Dieu ») est une explication de l’apparente contradiction entre l’existence du mal et deux caractéristiques propres à Dieu : sa toute-puissance et sa bonté.
  2. Sumer. Le milieu naturel du pays sumérien n’était pas vraiment favorable au développement d’une agriculture productive : des sols pauvres avec une teneur élevée en sels néfastes à la croissance des plantes, des températures moyennes très élevées, des précipitations insignifiantes, et des crues des fleuves venant à l’automne, au moment des moissons, et non pas au printemps quand les graines en auraient besoin pour germer, comme c’est le cas en Égypte. Ce sont donc l’ingéniosité et l’incessant labeur des agriculteurs mésopotamiens qui permirent à ce pays de devenir l’un des greniers à céréales du Moyen-Orient antique. Dès le VIe millénaire, les communautés paysannes élaborèrent un système d’irrigation qui progressivement se ramifia jusqu’à couvrir un grand espace, profitant par là de l’avantage que leur offrait le relief extrêmement plat du delta mésopotamien, où il n’y avait aucun obstacle naturel à l’extension des canaux d’irrigation sur des dizaines de kilomètres. En régulant le niveau des eaux dérivées des cours d’eau naturels pour l’adapter aux besoins des cultures, et en mettant au point des techniques visant à limiter la salinisation des sols (lessivage des champs, pratique de la jachère), il fut possible d’obtenir des rendements céréaliers très élevés.
  3. Le Khorassan est une région située dans le nord-est de l’Iran. Le nom vient du persan et signifie « d’où vient le soleil ». Il a été donné à la partie orientale de l’empire sassanide. Le Khorassan est également considéré comme le nom médiéval de l’Afghanistan par les Afghans. En effet, ce territoire englobait l’Afghanistan actuel, ainsi que le sud du Turkménistan, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan.
  4. Au Xe siècle, dans son Livre des secrets, le savant perse Mohammad Al-Razi décrit la distillation du pétrole permettant d’obtenir du pétrole d’éclairage.
  5. Le sanskrit est une langue de l’Inde, parmi les plus anciennes langues indo-européennes connues (plus ancienne même que le latin et le grec). C’est notamment la langue des textes religieux hindous et, à ce titre, elle continue d’être utilisée comme langue culturelle, à la manière du latin aux siècles passés en Occident.
  6. Le pehlevi ou moyen-perse est une langue iranienne qui était parlée à l’époque sassanide. Elle descend du vieux perse. Le moyen perse était habituellement écrit en utilisant l’écriture pehlevi. La langue était aussi écrite à l’aide du script manichéen par les manichéens de Perse.
  7. Abu Muhammad al–Qasim ibn ’Ali al–Hariri (1054–1122), homme de lettres, poète et philologue arabe, naquit près de Bassora, en Irak actuel. Il est connu pour ses Serments et ses maqâmât (littéralement modes, souvent traduits par assemblées ou séances), recueil de 50 courts récits mêlant le commentaire social et moral aux expressions éclatantes de la langue arabe. Si le genre de la maqâmat fut créé par Badi’al–Zaman al–Hamadhani (969–1008), ce sont les séances d’al–Hariri qui le définissent le mieux. Écrites dans un style de prose rimée appelée saj’ et entrelacées de vers raffinés, les histoires se veulent divertissantes et éducatives. Chacune des anecdotes se déroule dans une ville différente du monde musulman à l’époque d’Al-Hariri. Elles racontent une rencontre, généralement lors d’un rassemblement de citadins, entre deux personnages fictifs : le narrateur al-Harith ibn Hammam et le protagoniste Abu Zayd al-Saruji. Au fil des siècles, l’ouvrage fut copié et commenté à de nombreuses reprises, mais seuls 13 exemplaires existant encore aujourd’hui possèdent des enluminures illustrant des scènes des histoires. Les miniatures, reconnues pour leur représentation saisissante de la vie musulmane au XIIIe siècle, sont considérées comme les peintures arabes les plus anciennes créées par un artiste dont l’identité est connue. La popularité quasi immédiate des maqâmât parvint jusqu’à l’Espagne arabe, où le rabbin Juda al-Harizi (1165-vers 1225) traduisit les séances en hébreu sous le titre Mahberoth Itiel et composa par la suite ses propres Tahkemoni, ou séances hébraïques.
  8. Les Barmécides ou Barmakides sont les membres d’une famille de la noblesse persane originaire de Balkh en Bactriane (au nord de l’Afghanistan). Cette famille de religieux bouddhistes (paramaka désigne en sanskrit le supérieur d’un monastère bouddhiste) devenus zoroastriens puis convertis à l’islam a fourni de nombreux vizirs aux califes abbassides. Les Barmécides avaient acquis une réputation remarquable de mécènes et sont considérés comme les principaux instigateurs de la brillante culture qui se développa alors à Bagdad.
  9. La thèse christologique de Nestorius (né vers 381 — mort en 451), patriarche de Constantinople (428-431), a été déclaré hérétique et condamnée par le concile d’Éphèse. Pour Nestorius, deux hypostases, l’une divine, l’autre humaine, coexistent en Jésus-Christ. A partir de l’Église d’Orient, le nestorianisme est une des formes historiquement les plus influentes du christianisme dans le monde durant toute la fin de l’Antiquité et au Moyen Âge, jusqu’en Inde, en Chine et en Mongolie.
  10. Le syriaque (une forme d’araméen, la langue du Christ) est à côté du latin et du grec la troisième composante du christianisme ancien, ancrée dans l’hellénisme mais également descendante de l’antiquité proche-orientale et sémitique. Dès les premiers siècles, dans un mouvement symétrique à celui de la tradition chrétienne gréco-latine vers l’ouest, le christianisme syriaque s’est développé vers l’est, jusqu’en Inde et en Chine. Le syriaque est toujours aujourd’hui, la langue liturgique et classique (un peu comme le latin en Europe) des Églises syriaque orthodoxe, syriaque catholique, assyrienne, chaldéenne et maronite, au Liban, en Syrie, en Irak et en Inde du sud-ouest. Enfin, c’est la branche du christianisme la plus en contact avec l’islam au sein duquel il a continué à vivre.
  11. En Asie du Sud-Ouest, l’influence grecque restait vivace dans plusieurs villes sous influence chrétienne : Edesse (devenue Urfa en Turquie), à l’époque capitale du comté d’Edesse, l’un des premiers Etats latins d’Orient, le plus avancé dans le monde islamique ; Antioche (devenue Antakya en Turquie) ; Nisibe (aujourd’hui Nusaybin en Turquie) ; Al-Mada’in (c’est-à-dire « Les villes »), une métropole irakienne sur le Tigre, entre les villes royales Ctesiphon et Séleucie du Tigre ; Gondichapour (aujourd’hui en Iran) dont restent les ruines. A cela il faut ajouter les villes de Lattaquié (en Syrie) et d’Amed (aujourd’hui Diyarbakir en Turquie) où existaient des centres jacobites (chrétiens d’Orient, mais membres de l’Église syriaque orthodoxe, à ne pas confondre avec les Nestoriens).
  12. L’Académie de Gondischapour était située dans l’actuelle province du Khuzestan, dans le sud-ouest de l’Iran, près de la rivière Karoun. Elle proposait l’enseignement de la médecine, de la philosophie, de la théologie et des sciences. Le corps professoral était versé non seulement dans les traditions zoroastriennes et perses, mais enseignait aussi les langues grecques et indiennes. L’Académie comprenait une bibliothèque, un observatoire, et le plus ancien hôpital d’enseignement connu. Selon les historiens le Cambridge de l’Iran, c’était le centre médical le plus important de l’ancien monde (défini comme le territoire de l’Europe, de la Méditerranée et du Proche-Orient) au cours des VIe et VIIe siècles.
  13. Le sogdien est une langue moyenne iranienne parlée au Moyen Âge par les Sogdiens, peuple commerçant qui résidait en Sogdiane, la région historique englobant Samarcande et Boukhara et recouvrant plus ou moins les actuels Ouzbékistan, Tadjikistan et nord de l’Afghanistan. Avant l’arrivée de l’arabe, le sogdien fut la lingua franca de la Route de la Soie. Les commerçants sogdiens s’installent en Chine et les moines sogdiens sont parmi les premiers à y diffuser le Bouddhisme. Dès le VIe siècle, les dirigeants chinois ont fait appel à l’élite sogdienne pour résoudre les problèmes diplomatiques, commerciaux, militaires et même culturels, ce qui a incité de nombreux Sogdiens à migrer d’Asie centrale et des régions frontalières de la Chine vers les grands centres politiques chinois.
  14. Le Livre des machines ingénieux contient une centaine de machines ou d’objets, la plupart dus aux frères Banou Moussa ou adaptés par eux : entonnoir, vilebrequin, vannes à boisseau conique, robinet à flotteur et autres systèmes de régulation hydraulique, masque à gaz et soufflet de ventilation pour les mines ; drague, fontaines à jet variable, lampe-tempête, lampe à arrêt automatique, à alimentation automatique ; instruments de musique automatiques dont une flûte programmable.
  15. Ephémérides astronomiques : registres de positions d’astres à intervalles réguliers.
  16. Ibn Al-Haytam. En 2007, lors d’une conférence à la Sorbonne, j’ai exploré l’emploi, par le peintre flamand Jan Van Eyck (début du XVe siècle), d’une perspective géométrique bifocale, qualifiée à tort de « primitive », d’erronée et d’intuitive, en réalité inspirée des travaux et des expériences binoculaires du savant arabe Ibn Al-Haytam (Alhazen). Ce dernier s’appuya sur les travaux de ses prédécesseurs Al-Kindi, Ibn Luca et Ibn Sahl. Alhazen fut largement connus en Occident grâce aux traductions des franciscains de l’Université d’Oxford (Grosseteste, Bacon, etc.). Voir biographie sommaire.

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Comment Jacques Cœur a mis fin à la guerre de Cent ans

La vie de Jacques Cœur, un simple fils de pelletier devenu argentier du roi et dont la devise était « A vaillans cuers, riens impossible », a de quoi nous inspirer aujourd’hui.

Sans attendre la fin de la guerre de Cent Ans (1337-1453), Jacques Cœur, un homme intelligent et énergique mais dont n’existe aucun portrait ni traité, décide de reconstruire une France ruinée, occupée et en lambeaux.

Marchand mais aussi banquier, aménageur du territoire, armateur, industriel, maître de mines dans le Forez, il est le contemporain de Jeanne d’Arc, qui habitera Bourges en 1429, de Gilles de Rais, et le confident d’Agnès Sorel.

En premier lieu, il travaillera avec les papes humanistes de la Renaissance, protecteurs de Nicolas de Cues et de Piero della Francesca. Voyant une Europe menacée d’implosion et de chaos, mettre fin à une guerre interminable et unifier la Chrétienté est leur priorité.

Ensuite, marchant dans les pas de Saint-Louis, Cœur est un des premiers à assumer pleinement la vocation maritime de la France. Enfin, grâce à une politique intelligente de change et en tirant profit des Routes de la soie maritimes et terrestres d’alors, il favorise le commerce international. A Bruges, à Lyon et à Genève, il échange de la soie et des épices contre du drap et des harengs tout en investissant dans la sériciculture, dans la construction navale, dans les mines et la sidérurgie.

Préparant le règne de Louis XI et bien avant Jean Bodin, Barthélémy de Laffemas, Sully et Jean-Baptiste Colbert, son mercantilisme annonce les conceptions d’économie politique perfectionnées par la suite par l’économiste allemand américain Friedrich List ou le premier secrétaire américain au Trésor, Alexander Hamilton.

Nous nous concentrons ici sur sa vision de l’homme et de l’économie et laissons de côté des sujets importants, notamment le procès contre lui, ses rapports avec Agnès Sorel ou encore Louis XI, auxquels de nombreux livres ont été consacrés.

Palais de Jacques Cœur à Bourges, une résidence où il a très peu séjourné.

Jacques Cœur (1400-1454) est né à Bourges où son père, Pierre Cœur, exerce la profession de marchand pelletier. De condition modeste, venu de Saint-Pourçain, ce dernier se marie avec la veuve d’un boucher, ce qui améliore nettement son statut, la corporation des bouchers étant particulièrement puissante.

Guerre de Cent Ans

Ce début du XVe siècle n’est pas particulièrement réjouissant. La « guerre de Cent Ans », oppose le parti des Armagnacs aux Bourguignons alliés à l’Angleterre. Comme lors de la grande faillite systémique des banquiers de la papauté en 1347, les terres agricoles sont pillées ou restent en jachère.

Alors que l’urbanisation avait su prospérer grâce à un monde rural productif, ce dernier est déserté par des cultivateurs qui viendront renforcer les hordes d’affamés peuplant des villes manquant d’eau, d’hygiène et de moyens pour se subvenir. Épidémies et pestes deviennent alors monnaie courante ; égorgeurs, écorcheurs, retondeurs et autres brigands sèment la terreur et rendent impossible toute vie économique véritable.

Jacques Cœur a quinze ans lorsque se déroule chez nous une des plus cuisantes défaites de l’armée française.

La bataille d’Azincourt (1415) (Pas-de-Calais), où la chevalerie française est mise en déroute par des soldats anglais inférieurs en nombre, sonne la fin de l’ère de la chevalerie et le début de la suprématie des armes à distance (arcs, arbalètes, premières armes à feu, etc.) sur la mêlée (corps à corps). Une partie importante de l’aristocratie y est décimée et une part essentielle de territoire passe sous la coupe des Anglais. (voir carte)

Charles VII

Portrait du roi Charles VII par Jean Fouquet.

En 1418, le dauphin, futur Charles VII (1403-1461), que l’on connaît grâce au tableau du peintre Jean Fouquet, échappe à la capture lors de la prise de Paris par les Bourguignons. Il se réfugie à Bourges où il se proclame lui-même régent du royaume de France, eu égard à l’indisponibilité de son père atteint de folie, resté à Paris et tombé au pouvoir de Jean sans Peur, duc de Bourgogne.

Le dauphin est probablement l’instigateur de l’assassinat de ce dernier sur le pont de Montereau le 10 septembre 1419. Avec dérision, on le surnomme « le petit roi de Bourges ». La présence de la Cour donnera un élan à cette ville comme centre des échanges et du commerce.

Considéré comme un homme des plus industrieux et des plus ingénieux, Jacques Coeur, se marie en 1420 avec Macée de Léodepart, fille d’un ancien valet de chambre du duc de Berry, devenu prévôt de Bourges. Sa belle-mère étant la fille d’un maître des monnaies, par son mariage, Jacques Cœur, se retrouve en 1427, avec deux associés, en charge d’un des douze bureaux de change que compte la ville. Sa position suscitera bien des jalousies. Après avoir été accusé de ne pas respecter la quantité de métal précieux contenu dans les pièces qu’il fabrique, il est arrêté et condamné en 1428, mais bénéficie rapidement d’une grâce royale.

Yolande d’Aragon devant la Vierge et l’enfant.

Bien que le traité de Troyes (1420) déshérite le dauphin du royaume de France au profit d’un cadet de la maison des Plantagenêts, Charles VII ne s’en proclame pas moins roi de France à la mort de son père le 21 octobre 1422. Chef de fait du parti armagnac, replié au sud de la Loire, il voit sa légitimité et sa situation militaire nettement s’arranger grâce à l’intervention de Jeanne d’Arc (1412-1431), opérant sous la protection bienveillante de la belle-mère du dauphin : Yolande d’Aragon (1384-1443), duchesse d’Anjou, reine de Sicile et de Naples. (Note 1)

Jeanne participe à la levée du siège d’Orléans et fait sacrer Charles VII, en juillet 1429, comme roi de France à Reims. Yolande d’Aragon noue des contacts avec les Bourguignons préparant la paix et introduit Jacques Coeur à la cour royale. (Note 2)

Une chronique de l’époque dit d’elle qu’elle était considérée « comme la plus sage et la plus belle princesse de la chrétienté ». Selon son petit-fils Louis XI, elle avait « un cœur d’homme dans un corps de femme ».

Voyage au Levant

En 1430, Jacques Cœur, déjà réputé comme un homme « plein d’industrie et de haut engin, subtil d’entendement et haut comprendre ; et toutes choses, si haut fussent-elles, sachant conduire par son travail » (Note N° 3), se lance dans le commerce en créant, avec Barthélémy et Pierre Godard, deux notables de Bourges,

« une société en tout fait de marchandise et mesmement au fait du roy notre seigneur, de monseigneur le dauphin et autres seigneurs, et en toutes autres choses dont ilz pourraient faire proufitt ».

En 1431, Jeanne d’Arc, livrée aux Anglais par les Bourguignons, est brûlée vive à Rouen. Un an plus tard, en 1432, Jacques Cœur se rend au Levant. Diplomate et humaniste, Cœur y va en tant qu’observateur des coutumes ainsi que de la vie économique et politique.

Son navire, cabotant d’un port à l’autre, en longeant la côte d’Italie aussi près que possible, contourne la Sicile et arrive à Alexandrie en Egypte, à l’époque une ville imposante de 70 000 habitants où s’agitent des milliers de navires syriens, chypriotes, génois, florentins et vénitiens.

Port d’Alexandrie au XVIe siècle.

Au Caire, il découvre des trésors inconnus chez nous arrivant de Chine, d’Afrique et d’Inde par la mer Rouge. Autour du Palais du Sultan, des marchands arméniens, géorgiens, grecs, éthiopiens et nubiens proposent des pierres précieuses, de la soie, des parfums, des soieries et des tapis. Les rives du Nil sont plantées de cannes et les entrepôts regorgent de sucre et d’épices.

Vendre de l’argent à prix d’or

« Gros de roi », dit de Jacques Coeur. Pièce en argent, fabriquée à Lyon, émise en 1447.

Pour comprendre la stratégie financière de Jacques Cœur, quelques mots sur le bimétallisme. A l’époque, chez nous, contrairement à la Chine, la monnaie papier n’était pas d’usage. En Occident, tout se payait en pièces métalliques, et avant tout en or.

D’après Hérodote, c’est au VIe siècle avant J.-C., que Crésus aurait émis une monnaie d’argent et une monnaie d’or pur. Sous l’Empire romain, cette pratique avait perduré. Cependant, en Occident, si l’or se faisait rare, les mines de plomb argentifère y étaient prospères.

A cela s’ajoute qu’au Moyen Âge, l’Europe connaît une augmentation considérable des quantités d’argent métal en circulation du fait de nouvelles mines découvertes en Bohême. Le problème, c’est qu’en France, la production nationale ne suffisait point pour satisfaire les besoins du marché intérieur. Par conséquence, elle se voyait obligée d’utiliser son or pour acheter ce qui manquait à l’étranger, ce qui faisait partir l’or hors des frontières.

Selon les historiens, lors de son voyage en Egypte, Cœur observa que les femmes s’y habillaient des draps les plus fins et portaient des chaussures ornées de perles ou de joyaux d’or. En plus, elles adoraient ce qui était à la mode ailleurs, notamment en Europe. Par ailleurs, Cœur connaissait l’existence de mines d’argent et de cuivre mal exploitées dans le Lyonnais et ailleurs en France.

L’historien George Bordonove, dans « Jacques Cœur, trésorier de Charles VII », estime que l’argentier, ancien agent de change, a dû rapidement constater que les Egyptiens, préféraient «  bizarrement, l’argent à l’or, troquant l’un contre l’autre à poids égal », alors qu’en Europe, le taux de change établissait 15 volumes d’argent contre un volume d’or…

En clair, il se rendit à l’évidence que la région « regorgeait d’or » et que la cote de l’argent y était très avantageuse. L’opportunité d’enrichir son pays en obtenant un prix « en or » pour l’argent et le cuivre extrait des mines françaises, a dû lui apparaître comme une simple évidence.

A cela s’ajoute qu’en Chine, seul l’argent a cours. En d’autres termes, le monde arabo-musulman a l’or, mais manque d’argent pour son commerce avec l’Extrême-Orient, d’où son intérêt à s’en procurer en Europe…

Liban, Syrie, Chypre

Mosquée des Omeyyades à Damas.

Cœur se rend ensuite, via Beyrouth, à Damas en Syrie, à l’époque de loin le plus gros centre de commerce entre l’Orient et l’Occident.

La ville est réputée pour ses soieries à figures (les damas), ses voiles de gaze légers, ses confitures et ses essences de rose. Les tissus d’Orient eurent beaucoup de succès, dans les vêtements de luxe.

L’Europe se fournissait en mousseline de soie et d’or venant de Mossoul, de damasquins aux motifs tissés venant de Perse ou de Damas, de soies à décor de figurines nommées baldacchino, de draps à fond rouge ou noir ornés d’oiseaux bleus et or, venant d’Antioche, etc…

Par la « Route de la soie » arrivent également les tapis perses et les céramiques d’Asie. Le voyage se poursuit vers un autre grand entrepôt maritime des Routes de la soie : Chypre, une île dont le cuivre avait offert une prospérité exceptionnelle aux civilisations minoenne, mycénienne et phénicienne.

Tout ce que l’Occident produisait de meilleur se troquait ici contre l’indigo, la soie et les épices.

Gênes et Venise

Lors de son voyage, Cœur va également découvrir les empires maritimes de Venise et de Gênes, chacun disposant de protections d’un Vatican dépendant de ces puissances financières.

Les premiers, pour justifier leur juteux trafic avec les Musulmans affirmaient que « avant d’être chrétien », ils étaient Vénitiens…

Comme l’Empire britannique par la suite, les Vénitiens promouvaient le libre échange total pour soumettre leurs victimes, tout en appliquant un dirigisme féroce chez eux et des taxes prohibitives aux autres. Tout artiste ou personne divulguant un savoir faire vénitien subissait des conséquences terribles.

Venise, avant poste de l’Empire byzantin et fournisseur de la Cour de Constantinople, une ville de plusieurs millions d’habitants, développe la teinture des étoffes, fabrique des soieries, des velours, des articles de verre et de cuir, sans oublier les armes. Son arsenal fait travailler seize mille ouvriers.

Port de Gênes.

Sa rivale, Gênes, disposant de marins très capables et des techniques financières d’avant garde, avait colonisé le Bosphore et la mer Noire d’où affluaient des trésors de Perse et de Moscovie. Elles pratiquaient en plus, sans vergogne, la traite des esclaves, une pratique qu’ils transmettront aux Espagnols et surtout aux Portugais en position de monopole sur le commerce avec l’Afrique.

Évitant l’affrontement direct avec de telles puissances, Cœur se montre fort discret. La difficulté était triple : suite à la guerre, la France manquait de tout ! Elle n’avait ni numéraire, ni production, ni armes, ni navires, ni infrastructures !

A tel point que le grand axe commercial d’Europe s’était déplacé vers l’Est. Au lieu d’emprunter l’itinéraire du Rhône et de la Saône, les marchands passaient par Genève, et remontaient le Rhin pour se rendre à Anvers et Bruges. A cela s’ajoutera bientôt une autre difficulté : une ordonnance royale interdira l’exportation de métaux précieux ! Mais quels immenses profits pouvait tirer le Royaume de l’opération.

Les Conciles

Concile de Constance (1414-18).

Dès son retour du Levant, l’histoire de France s’accélère. Tout en préparant les réformes économiques qu’il souhaite, Jacques Cœur s’implique dans les grands enjeux de l’époque. Par son frère Nicolas Cœur, le futur évêque de Luçon, il jouera un rôle important dans le processus entamé par les humanistes visant, face à la menace turque, à unifier l’église d’Occident.

En effet, depuis 1378, il y avait deux papes, le premier à Rome, et le second à Avignon. Plusieurs conciles tentent alors de surmonter les divisions. Nicolas Cœur y assiste. D’abord, celui de Constance (1414 à 1448), suivi de celui de Bâle (1431) qui, après des interruptions, sera transféré, et ne se clôtura qu’à Florence (1439) établissant une « union » doctrinale entre les églises d’Orient et d’Occident avec un décret qui est lu en grec et en latin, le 6 juillet 1439, dans la cathédrale Santa Maria del Fiore, c’est-à-dire sous la coupole du dôme de Florence, construite par Brunelleschi.

Le panneau central du polyptyque de Gand (1432) peint par le peintre diplomate Jan Van Eyck sur le thème du Lam Gods (l’Agneau de Dieu ou Agneau mystique), symbole du sacrifice du fils de Dieu pour la rédemption des hommes et capable de réunifier une église déchirée par des différences internes. D’où la présence, à droite, des trois papes, ici unis devant l’agneau. Van Eyck exécuta également le portrait du cardinal Niccolo Albergati, un des instigateurs du Concile de Florence ainsi que celui du Chancelier Rolin, un des artisans de la Paix d’Arras en 1435.

La paix d’Arras

Proclamation, à Reims, de la Paix d’Arras.

Pour y arriver, les humanistes se concentrent sur la France. D’abord ils vont réveiller Charles VII. Après les victoires arrachées par Jeanne d’Arc, le temps n’est-il pas venu de reconquérir les territoires perdus sur les Anglais ? Cependant, Charles VII sait qu’une paix avec les Anglais, passe d’abord par une réconciliation avec les Bourguignons. Il entame donc des négociations avec Philippe le Bon, duc de Bourgogne.

Celui-ci n’attend plus rien des Anglais et souhaite se consacrer au développement de ses provinces. La paix avec la France est pour lui une nécessité. Il accepte donc de traiter avec Charles VII, ce qui ouvre, en 1435, la voie à la conférence d’Arras.

Celle-ci est la première conférence européenne sur la paix. Outre le Royaume de France, dont la délégation est menée par le duc de Bourbon, le maréchal de La Fayette et le connétable Arthur de Richemont, et la Bourgogne, conduite par le duc de Bourgogne en personne et le Chancelier Rolin, elle réunit l’empereur Sigismond de Luxembourg, le médiateur Amédée VIII de Savoie, une délégation anglaise, ainsi que les représentants des rois de Pologne, de Castille et d’Aragon. Bien que les Anglais quittent les pourparlers avant la fin, grâce à l’habilité du savant Aenéas Silvius Piccolomini (futur pape Pie II) ainsi que celle d’un cardinal de Chypre, porte-parole du Concile de Bâle, la signature du Traité d’Arras de 1435 permet la conclusion d’un accord de paix entre les Armagnacs et les Bourguignons, c’est-à-dire à la première étape mettant fin à la guerre de Cent Ans.

Entre-temps, le Concile de Bâle, qui s’était ouvert en 1431, va traîner en longueurs sans aboutir et le 18 septembre 1437, le pape Eugène IV, conseillé en cela par le cardinal philosophe Nicolas de Cues et arguant de la nécessité de tenir un concile d’union avec les orthodoxes, transfère le concile de Bâle à Ferrare et ensuite Florence. Seuls restent à Bâle les prélats schismatiques. Furieux, ils « suspendent » Eugène IV et désignent comme nouveau pape le duc de Savoie, Amédée VIII, sous le nom de Félix V. Cet « antipape » obtient peu de soutien politique. L’Allemagne reste neutre et en France, Charles VII se limite à assurer à son royaume un grand nombre de réformes décrétées à Bâle par la Pragmatique Sanction de Bourges du 13 juillet 1438.

Argentier du roi et grand commis d’Etat

Un des couloirs du Palais Jacques Cœur à Bourges. Le toit, sous forme de coque de navire, témoigne de sa grande passion pour les affaires maritimes.

En 1438, Cœur devint Argentier de l’hôtel du roi. L’Argenterie ne s’occupait pas des finances du Royaume. C’était plutôt une sorte d’économat chargé de répondre à tous les besoins du souverain, de ses serviteurs et de la Cour, pour leur vie quotidienne, leur habillement, leur armement, les armures, les fourrures, les tissus, les chevaux, etc.

Cœur va approvisionner la Cour avec tout ce qu’on ne pouvait ni trouver ni fabriquer chez nous, mais qu’il pouvait faire venir d’Alexandrie, de Damas et de Beyrouth, à l’époque des points nodaux majeurs de la Route de la soie terrestre et maritime où il installe ses agents commerciaux, ses « facteurs ».

Suite à cela, en 1439, après avoir été nommé maître des monnaies de Bourges, Jacques Cœur, devient, suite à la reprise de cette ville, maître des monnaies à Paris, et enfin, en 1439, l’argentier du Roi. Son rôle consiste alors à assurer les dépenses quotidiennes du souverain, ce qui le conduit à consentir des avances au Trésor et à contrôler les circuits d’approvisionnement de la Cour.

Ensuite, pour y lever l’impôt, le Roi le nomme, en 1441, commissaire aux États de Languedoc. Souvent, Cœur établit l’impôt sans jamais plomber la dynamique de la reconstruction. Et en cas de difficulté extrême, il prêtera même de l’argent, à taux bas et à long terme, à ceux qui doivent l’acquitter.

Anobli, Cœur devient en 1442 le conseiller stratégique du Roi. Il acquiert un terrain au centre de Bourges pour y construire sa « grant’maison », le Palais de Jacques Cœur. Cet édifice magnifique, doté de cheminées dans toutes les pièces et d’une étuve pour la toilette, a survécu aux siècles mais Coeur y a peu résidé.

Cœur est un véritable commis d’État investi de larges pouvoirs : recouvrir impôts et taxes et négocier pour le compte du roi des accords politico-économiques. Arrivé au sommet, Cœur est désormais dans la position idéale pour étendre son projet longuement mûri.

Gouverner la finance

Le 25 septembre 1443, la Grande Ordonnance de Saumur, promulguée à l’instigation de Jacques Cœur, assainira les finances de l’État.

Comme le relate Claude Poulain dans sa biographie Jacques Coeur :

« En 1444, après l’affirmation du principe fondamental que le roi seul disposait du droit de lever des impôts, mais que ses finances propres ne devaient pas être confondues avec celles du royaume, était édicté un ensemble de mesures qui touchait les Français à tous les niveaux ».

Parmi celles-ci :

« les roturiers, possesseurs de fiefs nobles, se voyaient contraints de payes des indemnités ; les nobles ayant reçu des seigneuries appartenant préalablement au domaine royal, seraient désormais contraints de participer aux charges de l’Etat, sous peine, là encore, de saisie ; enfin, on organisait les services financiers du royaume avec à leur tête un comité du budget formé de fonctionnaires de hauts grades, ’Messieurs des Finances’. »

Or, le Conseil du roi de 1444, dirigé par Dunois, est composé presque exclusivement de roturiers (Jacques Coeur, Jean Bureau, Étienne Chevalier, Guillaume Cousinot, Jouvenel des Ursins, Guillaume d’Estouteville, Tancarville, Blainville, Beauvau et le maréchal Machet). La France se relève et connaît la prospérité.

Si les finances se redressent, c’est avant tout grâce aux investissements stratégiques dans les infrastructures, l’industrie et le commerce. C’est la relance de l’activité, qui permet de faire entrer l’impôt. En 1444 il installe le nouveau Parlement du Languedoc en relation avec l’archevêque de Toulouse et, au nom du Roi, préside les États Généraux.

Un plan d’ensemble

En réalité, les différentes opérations de Jacques Cœur, parfois considérées à tort comme motivées exclusivement par sa cupidité personnelle, forment un plan d’ensemble qu’on qualifierait de nos jours de « connectivité » et au service de « l’économie physique ».

Il s’agit d’équiper le pays et son territoire, notamment grâce à un vaste réseau d’agents commerciaux opérant aussi bien en France qu’à l’étranger à partir des grandes cités marchandes d’Europe (Genève, Bruges, Londres, Anvers, etc.), du Levant (Beyrouth et Damas) et de l’Afrique du Nord (Alexandrie, Tunis, etc.), afin de favoriser des échanges gagnant-gagnant, tout en veillant au réinvestissement d’une partie des bénéfices dans l’amélioration de la productivité nationale : mines, métallurgie, armes, construction navale, formation, ports, routes, fleuves, sériciculture, filature et teinture d’étoffes, papier, etc.

Les mines

Sites miniers autour de Lyon.

Il s’agissait des mines d’argent de Pampailly, à Brussieu, au sud de l’Arbresle et de Tarare, à 25 kilomètres à l’ouest de Lyon, acquis et exploité dès 1388 par Hugues Jossard, un juriste Lyonnais. Elles étaient très anciennes, mais leur exploitation normale avait été fortement perturbée pendant la guerre. A cela s’ajoutait celles de Saint-Pierre-la-Palud et de Joux, ainsi que la mine de Chessy dont le cuivre servira aussi la production d’armement.

Jacques Cœur les rendra fonctionnelles. A proximité des mines, des « martinets », c’est-à-dire des hauts fourneaux chauffés au charbon de bois, transforment le minerai en lingots. Cœur fait venir des ingénieurs, et des ouvriers qualifiés d’Allemagne, à l’époque une région très en avance sur nous dans ce domaine. Cependant, sans système de pompage, l’exploitation des mines n’est pas une sinécure.

Sous la direction de Jacques Cœur, les ouvriers bénéficient de salaires et d’un confort absolu­ment uniques à l’époque. Chaque couchette avait son lit de plumes ou son matelas de laine, un oreiller, deux paires de draps de toile, des couvertures, un luxe alors plus qu’insolite. Les dortoirs étaient chauffés.

La nourriture était d’une rare qualité : pain contenant quatre cinquièmes de froment pour un cinquième de seigle, viande en grande quantité, œufs, fromages, poissons et le dessert comprenait des fruits exotiques : figues et noix par exemple. Un service social était organisé : hospitalisation gratuite, soins dispensés par un chirurgien de Lyon qui tenait « en cure » les victimes d’accidents. Chaque dimanche, un curé des environs venait spécialement célébrer une messe pour les mineurs. En revanche, les ouvriers étaient tenus à une discipline draconienne, faisant l’objet d’une réglementation en cinquante trois articles, qui ne laisse rien au hasard.

Les ports de Montpellier et de Marseille

Dès son retour du Levant, en 1432, Jacques Coeur avait choisi de faire de Montpellier le centre névralgique de ses opérations.

En principe, il était interdit aux Chrétiens de commercer avec les Infidèles.

Mais Montpellier, grâce à une bulle du pape Urbain V (1362-1370) avait obtenu le droit d’envoyer chaque année des « nefs absoutes » en Orient. Jacques Cœur obtiendra du pape qu’elle s’étende à l’ensemble de ses navires. Eugène IV, par la dérogation du 26 août 1445, lui accordera cet avantage, permission renouvelée en 1448 par le pape Nicolas V.

Il faut savoir qu’à l’époque, seul Montpellier, au milieu de l’axe est-ouest reliant la Catalogne aux Alpes (la voie domitienne romaine) et dont les avant-ports s’appelaient Lattes et Aigues-Mortes, dispose d’un hinterland (arrière-pays) doté d’un réseau conséquent de routes à peu près carrossables, une situation exceptionnelle pour l’époque.

En 1963, on a découvert qu’à l’emplacement du village de Lattes (17000 habitants), à 4 km au sud de l’actuelle Montpellier et sur le fleuve Lez, se trouva dès l’Antiquité une cité portuaire étrusque du nom de Lattara, selon certains le premier port d’Europe occidentale.

Cette cité s’érige au cours du dernier tiers du VIe siècle av. JC. Sont alors construites à la fois une enceinte et des maisons en pierre et en brique. Des objets originaux et des graffitis en langue étrusque — les seuls connus en France — ont suggéré l’hypothèse que des courtiers venus d’Étrurie auraient joué un rôle dans la création et l’urbanisation rapide de l’agglomération.

Maquette du port étrusque de Lattara, fondé au VIe siècle avant JC et selon certains le premier port d’Europe occidentale. (Aujourd’hui commune de Lattes, à 4 km au sud de Montpellier).

Commerçant avec les Grecs et les Romains, Lattara est un port gaulois très actif jusqu’au IIIe siècle après JC. Puis les accès maritimes changent et la ville va connaître un engourdissement.

Au XIIIe siècle, sous l’impulsion des Guilhem, seigneurs de Montpellier, le port de Lattes reprend de l’activité pour retrouver sa splendeur lorsque Jacques Cœur y installe ses entrepôts au XVe siècle.

Quant au port d’Aigues-Mortes, aménagé de fond en comble par Saint-Louis au XIIIe siècle pour les départs en croisades, il fut également un des premiers de France. Et pour relier l’ensemble, Saint-Louis creusa le canal dit « de la Radelle » (aujourd’hui canal de Lunel), qui, partait d’Aigues-Mortes, traversait l’étang de Mauguio jusqu’au port de Lattes. Cœur remettra en état de fonctionnement cet ensemble fluvio-portuaire, notamment en construisant Port Ariane à Lattes.

La voie domitienne.

Tous ces éléments disparates deviendront les siècles suivants un réseau efficace articulé autour du Canal du Rhône à Sète, prolongation naturelle du Canal de Midi entrepris par Jean-Baptiste Colbert. (voir carte)

Coeur intéressera les municipalités à son entreprise et tira Montpellier de sa léthargie séculaire. A l’époque la ville ne dispose pas de marché ni de bâtiments couverts pour la vente. Font défaut également : des changeurs, des armateurs et autres négociants de draps et toiles.

Montpellier : résidence de Jacques Cœur, actuellement Hôtel des Trésoriers de la Bourse.

Tout un quartier marchand et d’entrepôts lui doit sa création, c’est la Grande Loge des Marchands, sur le modèle de ce qui se faisait à Perpignan, Barcelone ou Valence.

De nombreuses maisons de Béziers, Vias ou Pézenas lui appartiennent également, mais aussi des demeures à Montpellier, dont l’Hôtel des Trésoriers de France qui, dit-on, était surmonté d’une tour si haute que Jacques Cœur pouvait y voir arriver ses navires au Port de Lattes.

Pourtant, vieille cité marchande et industrielle, Montpellier hébergeait depuis longtemps des Italiens, des Catalans, des musulmans et des juifs qui bénéficiaient d’une tolérance et d’une compréhension rare à l’époque. L’on comprend mieux pourquoi François Rabelais, au XVIe siècle, s’y sentait tellement chez lui. Port de Marseille.

Port de Marseille.

L’arrière-pays y était riche et laborieux. L’on y produisait du vin et de l’huile d’olive, c’est-à-dire des denrées exportables. De ses ateliers sortaient des cuirs, des couteaux, des armes, des émaux et surtout des articles de draperie.

A partir de 1448, confronté aux limites du dispositif et à l’envasement constant des infrastructures portuaires, Cœur installa l’un de ses fondés de pouvoir, le navigateur et diplomate Jean de Villages, son neveu par alliance, dans le port voisin de Marseille, c’est-à-dire en dehors du royaume, chez le Roi René d’Anjou, là où les opérations portuaires étaient plus aisées, un port profond, protégé du Mistral par des collines, des magasins au bord de l’eau et surtout des avantages fiscaux.

L’essor que Jacques Cœur avait donné à Montpellier, Jean de Villages, pour le compte de Coeur, le donna aussitôt à Marseille.

Hôtel de Varenne à Montpellier.

La construction navale

Qui dit bons ports, dit navires de haute mer !

Or, à l’époque, la France sait au mieux construire quelques chalands fluviaux et des bateaux de pêche.

Pour se doter d’une flottille de navires hauturiers, Cœur commande une « galéasse » (modèle perfectionné de « galère » antique, à trois mâts et avant tout conçu pour l’abordage) aux arsenaux de Gênes.

Les Génois, qui n’y voyaient qu’un profit immédiat, découvrent rapidement que Cœur fait copier les formes et dimensions de leur navire par les charpentiers locaux d’Aigues Mortes !

Furibards, ils débarquent sur le chantier naval et le récupèrent, faisant valoir que les marchands languedociens n’avaient pas le droit d’armer des navires et de commercer sans l’accord préalable du Doge de Venise !

Vitrail d’un navire (une caraque) au Palais de Jacques Cœur à Bourges.

Après des négociations compliquées, mais avec l’appui de Charles VII, Cœur récupère son bateau. Cœur laisse alors passer la tempête durant quelques années. Plus tard, sept grands navires sortiront du chantier d’Aigues-Mortes, dont « La Madeleine » sous le commandement de Jean de Villages, un grand marin et son fidèle lieutenant.

A en juger par le vitrail et le bas-relief au Palais de Cœur à Bourges, il s’agit plutôt de caraques, navires des mers du Nord dotés d’une grande voile carré et d’un tonnage nettement supérieur aux galéasses. Ce n’est pas tout !

Ayant parfaitement compris que la qualité d’un navire dépend de la qualité du bois avec lequel on le construit, Cœur, avec l’autorisation du Duc de Savoie, fera venir son bois de Seyssel. Les grumes sont acheminées par le Rhône, en flottage, puis dirigées vers Aigues-Mortes par le canal qui reliait cette ville au fleuve.

Les équipages

Restait à résoudre un dernier problème : celui des équipages. La solution qu’y apporta Jacques Cœur apparut comme révolutionnaire ; par privilège du 22 janvier 1443, il obtint de Charles VII l’autorisation d’embarquer de force, moyennant juste salaire, les « personnes oiseuses vagabondes et autres caïmans », qui rôdaient dans les ports.

Pour comprendre à quel point une telle institution était bienfaisante à l’époque, il faut se rappeler que la France était mise à feu et à sang par des bandes de pillards, les routiers, les écorcheurs, les retondeurs, jetés sur le pays par la guerre de Cent Ans. Comme toujours, Cœur se comporte non seulement selon son intérêt personnel, mais selon l’intérêt général de la France.

Route de la soie

Citadelle du Caire.

Disposant maintenant d’une puissance financière, de ports et de navires, Cœur, en organisant des échanges commerciaux gagnant-gagnant, fera participer à sa façon la France à la Route de la soie terrestre et maritime de l’époque. En premier lieu, il organise « une détente, une entente et une coopération » avec les pays du Levant.

Après que des incidents diplomatiques avec les Vénitiens aient conduit le Sultan d’Égypte à confisquer leurs biens et à fermer son pays à leur commerce, Jacques Cœur, bon seigneur, mais aussi en charge d’un Royaume qui reste dépendant de Gênes et Venise pour leurs fournitures en armes et en matières premières stratégiques, fera intervenir ses agents sur place pour clore l’incident.

Voyant venir d’autres conflits potentiels capables de perturber sa stratégie, et éventuellement inspiré par les grandes missions diplomatiques chinoises de l’amiral Zheng He en Afrique à partir de 1405, il convainc le roi d’envoyer un ambassadeur au Caire en la personne de Jean de Villages, son fidèle lieutenant.

Ce dernier remet alors au Sultan les diverses lettres dont il était porteur. Flatté, ce dernier lui remet une réponse au roi Charles VII :

« Ton ambassadeur, homme d’honneur, gentilhomme, lequel tu nommes Jean de Villages, est venu à la mienne Porte Sainte, et m’a présenté tes lettres avec le présent que tu m’as mandé, et je l’ai reçu, et ce que tu m’as écrit que tu veux de moi, je l’ai fait. Ainsi ai-je fait une paix à tous les marchands pour tous mes pays et ports de la marine, comme ton ambassadeur m’a su demander… Et je mande à tous les seigneurs de mes terres, et spécialement au seigneur d’Alexandrie, qu’il fasse bonne compagnie à tous les marchands de ta terre, et sur tous les autres ayant liberté en mon pays, et qu’il leur soit fait honneur et plaisir ; et quand sera venu le consul de ton pays, il sera à la faveur des autres consuls bien haut… je te mande, par ledit ambassadeur, un présent, c’est à savoir du baume fin de notre sainte vigne, un beau léopard et trois écuelles (coupes) de porcelaine de Chine, deux grands plats de porcelaine décorée, deux bouquets de porcelaine, un lave-mains, un garde-manger de porcelaine décorée, une jatte de fin gingembre vert, une jatte de noyau d’amendes, une jatte de poivre vert, des amandes et cinquante livres de notre fin bamouquet (baume fin), un quintal de sucre fin. Dieu te mène à bon sauvement, Charles, Roy de France. »

La Syrie a été pionnière en termes de sériciculture à telle point qu’on nomme « damas » toute étoffe de soie, de couleur monochrome avec une armure satin, faisant ressortir un contraste de brillance entre le fond et le dessin formé par le tissage.
  • Vers l’Orient, Cœur exporte des fourrures, des cuirs, et surtout des draps de toute sorte, notamment les draps de Flandre et les toiles de Lyon. Ses « facteurs » proposent aussi aux égyptiennes des robes, des manteaux, des coiffures, des parures et des joyaux sortis de nos ateliers. Viennent ensuite les vanneries de Montpellier, l’huile, la cire, le miel et des fleurs d’Espagne pour la fabrication de parfums.
  • Du Proche-Orient, il recevait des soies de Damas (Syrie) ramagées à figures d’animaux, des étoffes de Boukhara (Ouzbékistan) et de Bagdad (Irak) ; du velours ; des vins des îles ; du sucre de canne ; les métaux précieux ; l’alun ; l’ambre ; le corail ; l’indigo de Bagdad ; la garance d’Egypte, la gomme laque, des parfums que lui rapportaient l’essence des fleurs qu’il avait exportées, des épices – poivre, gingembre, girofle, cannelle, des confitures, des noix de mus­cades, etc.
  • De l’Extrême-Orient, par la mer Rouge ou par des caravanes venues de l’Euphrate et du Turkestan, lui parvenaient : l’or du Soudan, la cannelle de Madagascar, l’ivoire d’Afrique, les soie d’Inde, les tapis de Perse, les parfums de l’Arabie – que plus tard évoquera Shakespeare dans Macbeth -, les pierres précieuses des Indes et d’Asie centrale, le lapis-lazuli, les perles de Ceylan, les porcelaines et le musc de Chine, les plumes d’autruche du noir Soudan.

Les manufactures

Comme on l’a vu dans le cas des mines, Cœur n’hésite pas à attirer en France des étrangers possédant un savoir-faire précieux pour y lancer des projets, mettre en œuvre des procédés innovants et surtout former du personnel. A Bourges, il s’associe avec les frères Balsarin et Gasparin de Très, des armuriers originaires de Milan. Après les avoir convaincus de quitter l’Italie, il leur installa des ateliers à Bourges leur permettant de former une main-d’œuvre qualifiée. La région de Bourges reste à ce jour un centre majeur de production d’armements.

Alors que ce n’est que le tout début de l’imprimerie en Europe, à Rochetaillée, sur la Saône et près de Lyon, Cœur achète un moulin à papier.

Le livre des propriétés des choses, Teinturiers au travail, manuscrit copié et peint à Bruges, achevé en 1482. Londres, British Library © The British Library Board/Leemage.

A Montpellier, il s’intéresse aux teintureries, naguère réputées (en raison de la culture de la garance, cette plante s’étant acclimatée en Languedoc) qui périclitaient. L’on comprend plus facilement pourquoi Cœur fait acheter par ses agents de l’indigo, des graines de kermès et autres substances colorantes. Il s’agit de relancer la fabrication des draps, notamment ceux d’écarlate naguère très recherchés.

C’est dans ce but qu’il fait construire, à proximité de l’enceinte, une fontaine, la Font Putanelle, au service de la population et des teinturiers.

A Montpellier, pour les expéditions maritimes, il s’associe également à des affréteurs florentins installés dans la ville.

Par leur intermédiaire, Coeur, en se rendant personnellement à Florence en 1444, fait enregistrer, aussi bien son associé Guillaume de Varye, que son propre fils Ravand, comme membres de « L’Art de la soie », cette prestigieuse corporation florentine dont seuls les membres sont autorisés à produire de la soie à Florence.

Coeur s’associe, comme souvent il le fit en France, cette fois à Niccolo Bonnacorso et aux frères Marini (Zanubi et Guglielmo). La manufacture, dans laquelle il possède la moitié des parts, fabrique, organise et contrôle la production, les filatures, le tissage et la teinture des toiles de soie.

L’on croit savoir que Coeur était également copropriétaire d’une fabrique de draps d’or à Florence, associé dans certaines affaires avec les Médicis, les Bardi, les Bucelli, banquiers et marchands. Il l’était également avec des genevois et des brugeois.

Une force agissante

Pour écouler ses marchandises en France et sur le continent européen, Jacques Cœur organise un vaste réseau de distribution. A une époque où les routes praticables sont extrêmement rares, ce n’est pas tâche facile. La plupart des chemins ne sont guère que des sentiers élargis ou des pistes peu fonctionnelles remontant aux Gaulois.

Cœur, qui se dote de ses propres écuries pour le transport terrestre, rénove et élargit le réseau, supprime les péages intérieurs sur les routes et les fleuves, tout en rétablissant la collecte (abandonnée pendant la guerre de Cent Ans) des impôts (la taille, le fouage, la gabelle) permettant de renflouer les finances publiques.

Le réseau de Jacques Cœur est essentiellement piloté à partir de Bourges. A partir de là, au niveau français, l’on pouvait parler de trois axes majeurs : le nord-sud étant Bruges-Montpellier, l’est-ouest étant Lyon-Tours. A cela s’ajoutait la vieille route romaine reliant l’Espagne (Barcelone) aux Alpes (Briançon) en passant par le Languedoc.

De Bourges, par exemple, on avait transféré l’Argenterie, au service de la Cour, à Tours. Normal, puisque, à partir de 1444, Charles VII se fixe dans un petit château à côté de Tours, celui de Plessis-les-Tours. Ainsi, c’est à l’Argenterie de Tours qu’on va stocker les produits exotiques dont la Cour était friande. Cela n’empêchait pas ces marchandises de repartir vers Bruges, vers Rouen ou d’autres villes du Royaume.

Des comptoirs existaient aussi à Orléans, à Loches, au Mans, à Nevers, à Issoudun et à Saint-Pourçain, berceau de la famille Cœur, mais également à Fangeaux, Carcassonne, Toulouse, Bordeaux, Limoges, Thouars, Saumur, Angers et Paris.

A Orléans et à Bourges, on stockait le sel en provenance de Guérande, du marais vendéen et de la région rochelaise. A Lyon, celui de la Camargue et des salines languedociennes. Les transports fluviaux (sur la Loire, le Rhône, la Saône et la Seine) doublaient les charrois routiers.

La grande grue de Bruges. Miniature du début du XVIe siècle.

Jacques Coeur va relancer et favoriser les foires. Lyon, en raison de sa croissance rapide, de sa situation géographique et de sa proximité avec les mines de plomb argentifère et de cuivre, était un comptoir spécialement actif. Les marchandises y partaient pour Genève, l’Allemagne et les Flandres.

Montpellier recevait les produits du Levant. Cependant, des comptoirs étaient installés tout le long de la côte, de Collioure (à l’époque en Catalogne) à Marseille (chez le Roi René d’Anjou), et, dans l’arrière-pays, jusqu’à Toulouse, et le long du Rhône, en particulier à Avignon et à Beaucaire.

Pour le trafic du sel et, très certainement dans la perspective d’une extension du trafic maritime, un comptoir avait été créé à La Rochelle. Jacques Cœur avait également des « facteurs » à Saint-Malo, à Cherbourg et à Harfleur. Après la libération de la Normandie, ces trois centres prirent de l’importance et s’y joindra celui d’Exmes.

Dans le Nord-est, Reims et Troyes doivent être signalés. On y fabriquait des draps et des toiles. A l’étranger, le comptoir de Genève était de premier ordre, les foires et marchés de cette grande cité ayant déjà acquis un caractère international.

Cœur avait aussi une succursale à Bruges, où l’on ramenait les épices et les soieries du Levant, d’où l’on expédiait des draps et du hareng.

Villes membres de la Ligue Hanséatique.

La fortune de Bruges, comme de nombreuses villes de Flandres vient de l’industrie du drap. La cité est florissante, la puissance des marchands drapiers est considérable. Au XVe siècle, Bruges est un des poumons de la Ligue hanséatique qui réunit les villes portuaires du Nord de l’Europe.

La place de la bourse à Bruges au XVe siècle. A gauche, la factorie des Génois, à droite, en face, celle des Florentins.
Hof Blandelin à Bruges. Construit en 1435, l’édifice abrita dès 1466 la filiale de la Banque Médici

C’est à Bruges que sont traitées les relations d’affaires, que sont rédigés les contrats de prêts et d’assurance maritime. Après le drap, ce sont les industries de luxe qui lui assurent sa prospérité, avec les tapisseries. Par voie terrestre, on rallie Bruges à Montpellier en passant par Paris, en moins de trois semaines.

Entre 1444 et 1449, lors de la trêve de Tours pendant le conflit opposant la France aux Anglais, Jacques Cœur va essayer de bâtir la paix en nouant des liens commerciaux avec l’Angleterre.

Coeur y dépêche son représentant Guillaume de Mazoran. Son autre associé de confiance, Guillaume de Varye se fait livrer des draps de Londres en février 1449, un début de commerce. Il achète également du cuir, des draps et de la laine en Écosse. Une partie ira à La Rochelle, l’autre à Bruges.

A l’international, Cœur poursuit son expansion avec des antennes à Barcelone, à Naples, à Gênes où se forme un parti pro-français et à Florence.

En 1451, lors de son arrestation, Jacques Coeur dispose d’au moins 300 « facteurs » (associés, agents commerciaux, mandataires financiers et fondés de pouvoir), chacun responsable dans sa propre région de son comptoir respectif, mais également animant sur place des « factoreries », favorisant les rencontres et échanges de savoirs-faire entre tous les acteurs de la vie économique. Plusieurs milliers de personnes s’associent et coopèrent avec lui dans les affaires.

Réforme militaire et libération nationale

La création, par l’ordonnance du 8 avril 1448 des Francs-Archers par Charles VII, une armée populaire, mobilisable en cas de guerre.

Le bénéfice de ce commerce très lucratif, Cœur le mettra au service de son pays. Lorsqu’en 1449, à la fin de la trêve, les troupes anglaises sont livrées à elles-mêmes et survivent en pillant les zones qu’elles occupent, Agnès Sorel, la maîtresse du roi, Pierre de Brézé, le chef militaire ainsi que Jacques Cœur, incitent le roi à lancer l’offensive militaire pour libérer enfin l’ensemble du territoire.

Ce dernier déclare alors sans ambages :

« Sire, sous ombre de vous, je reconnais que j’ay de grands proufis et honneurs, et mesme, au pays des Infidèles, car, pour votre honneur, le souldan m’a donné sauf-conduit à mes galées et facteurs… Sire, ce que j’ai, est vôtre. »

On n’est plus en 1435, quand le roi n’avait pas un kopeck pour faire face aux défis stratégiques. Jacques Coeur, contrairement à d’autres grands seigneurs, selon un récit d’époque,

« offrit spontanément de prêter au roi une masse d’or et lui fournit une somme montant, dit-on, à 100 000 écus d’or environ pour l’employer à ce grand et nécessaire usage ».

Sous le conseil de Jacques Coeur et d’autres, Charles VII va procéder à une réforme militaire décisive.

Le 2 novembre 1439, aux États généraux réunis depuis octobre de la même année à Orléans, Charles VII ordonne une réforme de l’armée à la suite de la plainte des États généraux par rapport aux écorcheurs et leurs actions. Comme avait tenté de le faire Charles V (le sage) avant lui, il met en place un système d’armée permanente qui engagerait ces écorcheurs à plein temps contre les Anglais. La noblesse se met en travers de l’ordonnance du roi. En effet, elle a souvent recours aux compagnies d’écorcheurs pour ses propres intérêts et refuse que le roi seul soit à la base du recrutement de l’armée.

En février 1440, le roi découvre que les nobles complotent contre lui. Les contemporains ont donné le nom de Praguerie à cette révolte, en référence aux guerres civiles de la Bohême hussite, à Prague.

Ensuite, le 26 mai 1445, une ordonnance va discipliner et rationaliser l’armée sous la forme d’unités de cavaliers regroupées dans des Compagnies d’Ordonnances.

Il s’agit d’environ 10000 hommes organisés en 15 compagnies d’Ordonnance, confiées à des capitaines éprouvés. Ces compagnies, se subdivisaient en détachements de dix à trente lances que l’on affectait dans des garnisons, afin de protéger les habitants des villes et de patrouiller dans les campagnes.

Arbalétrier chargeant son arme.

Sur un territoire pareillement quadrillé par les précurseurs de notre gendarmerie moderne, le brigandage et la rapine cessa rapidement.

Bien que toujours issue de la noblesse, cette nouvelle formation militaire, constitue la première armée permanente à la disposition du roi de France. Auparavant, quand il voulait faire la guerre, le roi faisait appel à ses vassaux selon la coutume féodale du ban. Mais ses vassaux n’étaient obligés de le servir que pendant quarante jours. S’il voulait poursuivre la guerre, le roi devait recruter des compagnies de mercenaires, une plaie contre laquelle Machiavel mettra par la suite ses lecteurs en garde. Quand la guerre prenait fin, les mercenaires étaient congédiés. Ils se mettaient alors à piller le pays. C’est ce qui s’est passé au début de la guerre de Cent Ans, après les victoires de Charles V et Du Guesclin.

Ensuite, l’Ordonnance du 8 avril 1448, va mettre sur pied le corps des Francs-Archers. Le modèle des « francs archiers » royaux fut probablement pris sur la milice d’archers que les ducs de Bretagne levaient, par paroisse, depuis 1425. L’Ordonnance dispose que chaque paroisse ou groupe de cinquante ou quatre-vingts feux (foyers) doit armer, à ses frais, un homme équipé (arc ou arbalète, épée, dague, jaque et salade) qui doit s’entraîner chaque dimanche au tir à l’arc. En temps de paix, il reste chez lui et ne perçoit pas de solde, mais en temps de guerre, on le mobilise et il reçoit 4 francs par mois. Les Francs-Archers forment donc une armée de réserve, de caractère vraiment national.

Dans le même temps, le grand-maître de l’artillerie Gaspard Bureau et son frère Jean (Note N° 4), développent l’artillerie, avec des canons en bronze capables de tirer des boulets en fonte, des canons à main plus légers, ancêtres du fusil, et des canons très longs ou couleuvrines que l’on peut traîner sur des chariots et amener sur le champ de bataille.

Du coup, quand sonne l’heure de l’offensive, l’armée se met en ordre de bataille. De tout le pays, les Francs-Archers, composés de roturiers formés dans chaque région de France et non plus des nobles, se mettent à converger vers le Nord.

La guerre est lancée, et cette fois-ci, « la bourrasque changeait de coté ».

Sans merci, l’armée française, avec un armement au plus haut niveau, bousculait l’adversaire. C’est notamment le cas lors de la bataille de Formigny près de Bayeux, le 15 avril 1450.

C’est en quelque sorte un Azincourt à rebours puisque les pertes anglaises se montent à 80 % des effectifs engagés avec 4000 tués et 1500 prisonniers. Enfin, villes et places fortes rentrent dans le giron du Royaume !

Au secours d’un pape humaniste

Comme nous l’avons évoqué plus haut, le Concile de Bâle s’était conclu dans la discorde. D’un côté, avec l’appui de Charles VII et Jacques Cœur, Eugène IV est élu pape à Rome en 1431. De l’autre, à Bâle, une assemblée de prélats réunie en concile, cherche à veut s’imposer comme l’unique autorité légitime à diriger la Chrétienté. En 1439, le Concile prononcera la déchéance d’Eugène IV et désignera « son » propre pape : le duc de Savoie, Amédée VIII, qui avait abdiqué et s’était retiré dans un monastère. Il devient pape sous le nom de Félix V.

Son élection ne reposa que sur le soutien de théologiens ou docteurs des Universités mais sans celui d’une grande partie des prélats et des cardinaux.

En 1447, le roi Charles VII chargera Jacques Cœur d’intervenir pour le retour d’Eugène IV et le renoncement de Félix V. Avec une délégation, il se rendit alors à Lausanne auprès de Félix V. Alors que les entretiens se déroulent bien, Eugène IV décède. Alors que Félix V ne voit plus d’obstacles à son pontificat, le Conseil pontifical à Rome procède rapidement à l’élection d’un nouveau pape, le savant humaniste, Nicolas V (Tommaso Parentucelli).

Pour faire valoir l’intérêt de la France auprès de lui, Charles VII envoi Jacques Cœur à la tête d’une vaste délégation. Avant de pénétrer dans la ville éternelle, les Français forment un cortège.

Le défilé est somptueux : plus de 300 cavaliers, vêtus de couleurs vives et chatoyantes, portant armes et bijoux étincelants, montés sur des chevaux richement caparaçonnés, éblouissent et impressionnent tout Rome, à part les Anglais qui se verront doublés par les Français pour servir la mission du pape. Dès les premiers entretiens, Nicolas V fut charmé par Jacques Cœur. Légèrement malade, Cœur sera soigné par le médecin du pape. Grâce aux renseignements obtenus auprès du Pontife, notamment sur les limites des concessions à faire, la délégation de Cœur obtiendra par la suite le retrait de Félix V avec qui Cœur restera en bons termes.

Le Pape humaniste Nicolas V, fresque de Fra Angelico, un des peintres qu’il protégea. Fresque de la Chapelle Nicoline au Vatican.

Nicolas V, rappelons-le, fut une heureuse exception. Surnommé le « pape humaniste », il a connu à Florence, dans l’entourage de Cosme de Médicis, Leonardo Bruni (Note N° 5), Niccolò Niccoli (Note N° 6) et Ambrogio Traversari. (Note N° 7) Avec ce dernier et Eugène IV, dont il fut le bras droit, Nicolas V est l’un des artisans du fameux Concile de Florence qui avait scellé une « Union doctrinale » entre l’Eglise d’Occident et d’Orient. (Note N° 8)

Elu pape, Nicolas V augmentera considérablement la taille de la Bibliothèque vaticane. A sa mort, la bibliothèque renfermera plus de 16 000 volumes, soit plus que toutes les autres bibliothèques princières.

Il accueillera à sa Cour l’humaniste érudit Lorenzo Valla en tant que notaire apostolique. Les œuvres d’Hérodote, Thucydide, Polybe et Archimède seront réintroduites en Europe occidentale sous son patronage. L’un de ses protégés, Enoch d’Ascoli, découvrira un manuscrit complet des Opera minora de Tacite dans un monastère d’Allemagne. Outre ces derniers, il appellera à sa cour toute une série de savants et d’humanistes : l’érudit et ex-chancelier de Florence Poggio Bracciolini, l’helléniste Gianozzo Manetti, l’architecte Leon Battista Alberti, le diplomate Pier Candido Decembrio, l’helléniste Giovanni Aurispa, le cardinal-philosophe Nicolas de Cues, fondateur de la science moderne et Giovanni Aurispa le premier à avoir traduit l’œuvre complète de Platon du grec au latin.

Nicolas V donnera également des gages à ses puissants voisins : à la demande du roi Charles VII, Jeanne d’Arc sera réhabilitée.

Plus tard, dans les mauvais moments, lorsqu’il va se réfugier à Rome, Jacques Cœur sera reçu par Nicolas V comme un membre de sa famille.

Le coup d’Etat contre Jacques Coeur

La vie aventureuse de Jacques Cœur se termina comme dans un roman de cape et d’épée. Le 31 juillet 1451, Charles VII donna l’ordre d’arrêter son argentier. Il saisira ses biens, sur lesquels il préleva cent mille écus pour guerroyer.

S’ouvre alors l’un des plus scandaleux procès de l’histoire de France. La seule raison de ce procès est d’ordre politique. Par ailleurs, les haines des courtisans, surtout des nobles, s’étaient accumulées. En faisant de chacun d’eux un débiteur, Cœur, croyant s’en être fait des alliés, s’en fit de terribles ennemis. En lançant certaines productions nationales, il mit à mal les empires financiers génois, vénitiens mais aussi florentins qui voulurent éternellement s’enrichir en exportant les leurs, notamment la soie, vers la France. Un des plus acharnés, Otto Castellani, un marchand florentin, trésorier des finances de Toulouse mais installé à Montpellier et un des accusateurs que Charles VII nomma commissaire pour poursuivre Jacques Coeur, pratiqua la magie noire et transperça d’aiguilles une figurine en cire de l’argentier !

Enfin, sans doute Charles VII redoutait-il une collusion entre Jacques Cœur et son fils, le dauphin Louis, futur Louis XI, qui suscitait contre lui intrigue sur intrigue.

En 1447, suite à une altercation avec Agnès Sorel, le Dauphin avait été chassé de la Cour par son père et il ne le reverra jamais. Jacques Cœur prêtera de l’argent au dauphin avec lequel il gardera le contact par l’intermédiaire de Charles Astars qui s’occupait des comptes de ses mines.

« Commerce avec les infidèles », « Lèse majesté » « exportation de métaux », et bien d’autres prétextes, les motifs avancés pour le jugement et la condamnation de Jacques Cœur n’ont guère d’intérêt. Ils ne constituent qu’une façade judiciaire. La procédure s’ouvre sur une dénonciation qui fut presque ­aussitôt reconnue calomnieuse.

Tombeau d’Agnès Sorel, Collégiale Saint-Ours à Loches.

Une certaine Jeanne de Mortagne accuse Jacques Cœur d’avoir empoisonné Agnès Sorel, maîtresse et favorite du roi, décédée le 9 février 1450. Cette accusation est invraisemblable et dénuée de tout fondement sérieux ; car, marquant toute sa confiance à Jacques Cœur, elle venait de le désigner comme l’un de ses trois exécuteurs testamentaires.

Cœur est emprisonné pour une dizaine de motifs tout aussi contestables. Lorsqu’il refuse d’admettre ce qu’on lui reproche, on le menace de « la question » (la torture). Confronté aux bourreaux, l’accusé, tremblant de peur, avance qu’il « s’en remet » aux dires des commissaires chargés de le faire craquer.

Une miniature d’époque figurant le Christ (devant le Palais Jacques Cœur à Bourges) en route vers le Mont du Calvaire…

Sa condamnation est prononcée le même jour que la chute de Constantinople, le 29 mai 1453. Ce n’est que grâce à l’intervention du Pape Nicolas V qu’il a la vie sauve. Il s’évade de sa prison de Poitiers, avec la complicité de ses amis, et cheminant la route des couvents dont celui de Beaucaire, il rejoint Marseille pour Rome.

Le Pape Nicolas V le reçoit comme un ami. Le pontife meurt et son successeur le remplace. Jacques Cœur, affrète alors une flotte au nom de son illustre hôte, et s’en va combattre les infidèles. Jacques Cœur, nous dit-on, serait mort le 25 novembre 1456 sur l’île de Chios, une possession génoise, lors d’un combat naval avec les Turcs.

Le grand roi Louis XI, fils mal-aimé de Charles VII, comme le prouvent ses ordonnances en faveur de l’économie productive, continuera le redressement de la France amorcé par Jacques Cœur. De nombreux collaborateurs de Cœur se mettront rapidement à son service, y compris Geoffroy, son fils qui, en tant qu’échanson, sera l’homme de confiance de Louis XI.

Charles VII, par lettres patentes datées du 5 août 1457, restitue à Ravant et Geoffroy Cœur une faible partie des biens de leur père. Ce n’est que sous Louis XI, que Geoffroy obtient la réhabilitation de la mémoire de son père et des lettres de restitution plus complètes.


NOTES:
1. Pendant les cinq années qui s’écoulent entre les premières apparitions de Jeanne d’Arc et son départ pour Chinon, plusieurs personnes attachées à la Cour séjournent en Lorraine, dont René d’Anjou, fils puîné de Yolande d’Aragon. Tandis que Charles VII reste indécis, sa belle-mère accueille La Pucelle avec une sollicitude toute maternelle, lui ouvre les portes, fait pression sur le roi jusqu’à ce qu’il daigne la recevoir. Lors du procès de Poitiers, quand il faut s’assurer de la virginité de Jeanne, c’est elle qui préside le conseil des matrones chargé de l’examen. Elle lui apporte également une aide financière, l’aide à réunir son équipement, lui ménage des étapes sûres sur la route d’Orléans, rassemble des vivres et des secours pour les assiégés. Pour cela, elle n’hésite pas à ouvrir largement sa bourse, allant jusqu’à vendre ses bijoux et sa vaisselle d’or. Ce soutien sera récompensé le 30 avril 1429 par la délivrance d’Orléans, puis le 17 juillet par le sacre du roi à Reims.

2. Georges Bordonove, Jacques Coeur, trésorier de Charles VII, p. 90, Editions Pygmalion, 1977).

3. Description donnée par le grand chroniqueur des Ducs de Bourgogne, Georges Chastellain (1405-1475), dans Remontrances à la reine d’Angleterre.

4. Jean Bureau était le grand maître de l’artillerie de Charles VII. À l’occasion de son sacre en 1461, Louis XI le fait chevalier et membre du Conseil du Roi. Louis XI loge dans la maison des Porcherons de Jean Bureau, dans le nord-ouest de Paris, après son entrée solennelle dans la capitale. La fille Isabelle de Jean Bureau s’est marié avec Geoffroy Coeur, le fils de Jacques.

5. Leonardo Bruni a succédé à Coluccio Salutati à la chancellerie de Florence après avoir fait partie de son cercle de lettrés qui comprenait, entre autres, Poggio Bracciolini et l’érudit Niccolò Niccoli, pour discuter des œuvres de Pétrarque et de Boccace. Il fut un des premiers à étudier la littérature grecque et il a contribué grandement à l’étude du latin et du grec ancien, en proposant la traduction d’Aristote, de Plutarque, de Démosthène, de Platon et d’Eschyle.

6. Niccolò Niccoli a constitué une bibliothèque, l’une des plus célèbres de Florence, des plus prestigieuses de la Renaissance italienne. Il était assisté d’Ambrogio Traversari pour ses travaux sur les textes en grec (langue qu’il ne maîtrisait pas). Il a légué cette bibliothèque à la république florentine à la condition de la mettre à disposition du public. Cosme l’Ancien de Médicis fut chargé de mettre en œuvre cette condition et la bibliothèque fut confiée au couvent dominicain San Marco. Cette bibliothèque fait aujourd’hui partie de la bibliothèque Laurentienne.

7. Prieur général de l’ordre des Camaldules, Ambrogio Traversari est, avec Jean Bessarion, un des auteurs du décret d’union des Églises. Selon l’historien de la cour d’Urbino, Vespasiano de Bisticci, Traversari réunissait dans son couvent de S. Maria degli Angeli près de Florence le cœur du réseau humaniste : Nicolas de Cuse, Niccolo Niccoli, qui possédait une immense bibliothèque de manuscrits platoniciens, Gianozzi Manetti, orateur de la première Oration sur la dignité de l’homme, Aeneas Piccolomini, le futur pape Pie II et Paolo dal Pozzo Toscanelli, le médecin-cartographe, futur ami de Léonard de Vinci, que Piero della Francesca aurait également fréquenté.

8. Philosophiquement parlant, rappeler à toute la Chrétienté l’importance primordiale du concept du filioque, littéralement « et du fils », signifiant que le Saint-Esprit (l’amour divin) ne procédait pas uniquement du Père (le potentiel infini) mais également du Fils (sa réalisation, à travers son fils Jésus, à l’image vivant duquel chaque être humain avait été créé), était une révolution. L’Homme, la vie de chaque femme et homme, est précieuse car animée par une étincelle divine qui la rend sacrée. Cette haute conception de chaque individu, se traduisait dans les relations entre les humains et leurs relations avec la nature, c’est-à-dire, l’économie physique.

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La Route de la soie maritime, une histoire de 1001 coopérations

Reconstruction à l’identique d’un des navires figurant sur les bas-reliefs du temple bouddhiste de Bonobudur datant du VIIIe siècle en Indonésie.

Il est de bon ton aujourd’hui de présenter les enjeux maritimes dans le cadre d’une l’idéologie géopolitique britannique moribonde dressant les pays et les peuples les uns contre les autres.

Cependant, comme le démontre cette brève histoire de la Route de la soie maritime, tirée pour l’essentiel d’un document de l’organisation internationale du tourisme, l’océan a été avant tout un lieu fantastique de rencontres fertiles, de brassages culturels et de coopérations mutuellement bénéfiques.

Les anciens Chinois ont inventé beaucoup de choses que nous utilisons de nos jours, notamment le papier, les allumettes, les brouettes, la poudre à canon, la noria (élévateur), les écluses à sas, le cadran solaire, l’astronomie, la porcelaine, la peinture laque, la roue de potier, les feux d’artifice, la monnaie de papier, la boussole, le gouvernail d’étambot, le tangram, le sismographe, les dominos, la corde à sauter, les cerfs-volants, la cérémonie du thé, le parapluie pliable, l’encre, la calligraphie, le harnais pour animaux, les jeux de cartes, l’impression, le boulier, le papier peint, l’arbalète, la crème glacée, et surtout la soie dont nous aller parler ici.

Soie chinoise.

Origine de la soie

Avant de parler des « routes » de la soie, deux mots sur les origines de la sériciculture, c’est-à-dire l’élevage de vers à soie.

Comme le confirment des découvertes archéologiques récentes, la production de la soie représente un savoir-faire ancestral. La présence du mûrier pour l’élevage du ver à soie a été constatée en Chine autour du fleuve jaune chez la culture de Yangshao lors du néolithique moyen chinois de 4500 à 3000 av. JC.

En général, on préfère retenir la légende qui affirme que la soie a été découverte vers 2500 ans avant J.C., par la princesse chinoise Si Ling-chi, lorsqu’un cocon tomba accidentellement dans son bol de thé. En essayant de le retirer, elle s’aperçut que le cocon ramolli par l’eau chaude déployait un fil délicat, doux et solide pouvant être dévidé et assemblé. Ainsi serait née l’idée de confectionner des étoffes. La princesse décida alors de planter de nombreux mûriers blancs dans son jardin pour élever des vers à soie.

Cycle de reproduction du ver à soie.

Les vers à soie (ou bombyx) et les mûriers furent divinement bien soignés par la princesse (les vers à soie se nourrissent uniquement de feuilles de mûriers blancs).

La production de soie est un processus long qui nécessite une grande surveillance. Les papillons de soie pondent environs 500 œufs au cours de leurs vies, qui est de 4 à 6 jours. Après éclosion des œufs, les bébés vers se nourrissent de feuilles de mûrier dans un environnement contrôlé. Ils ont un féroce appétit et leur poids peut considérablement augmenter. Après avoir emmagasiné suffisamment d’énergie, les vers sécrètent par leurs glandes de la soie une gelée blanche et s’en servent pour réaliser un cocon autour d’eux.

Après huit ou neuf jours, les vers sont tués et les cocons sont plongés dans de l’eau bouillante afin d’assouplir les filaments de protection qui sont enroulés sur une bobine. Ces filaments peuvent être de 600 à 900 mètres de long. Plusieurs filaments sont assemblés pour former un fil. Les fils de soie sont alors tissé pour former une toile ou utilisée pour de la broderie fine ou encore le brocart, riche tissu de soie rehaussé de dessins brochés en fils d’or et d’argent.

Le début du commerce de la soie

Sous la menace de la peine capitale, la sériciculture resta un secret bien gardé et la Chine conservera durant des millénaires son monopole sur la fabrication.

Ce n’est que sous la dynastie des Zhou (1112 av. JC.), qu’une Route de la soie maritime va desservir à partir de la Chine le Japon et la Corée car le gouvernement décide d’y envoyer, depuis le port situé dans la baie de Bohai (de la Péninsule de Shandong), des Chinois chargés de former les habitants à la sériciculture et l’agriculture. C’est ainsi que les techniques d’élevage du vers à soie, du bobinage et du tissage de la soie ont, peu à peu, été introduites en Corée via la mer Jaune.

Lorsque l’empereur Qin Shi Huang unifie la Chine (221 av. JC.), de nombreuses personnes des États de Qi, Yan et Zhao s’enfuient vers la Corée en emportant, avec eux, des vers à soie et leur technique d’élevage. Ceci va accélérer le développement de la filature de la soie dans ce pays.

Pour les relations internationales de la Chine, la Corée a joué un rôle central en particulier comme un pont intellectuel entre la Chine et le Japon. Son commerce avec la Chine a également permis la divulgation du bouddhisme et des méthodes de fabrication de la porcelaine.

Bien qu’initialement réservé à la Cour impériale, la soie s’est répandu à travers toute la culture asiatique, aussi bien géographiquement que socialement. La soie devient rapidement le tissu de luxe par excellence que la terre entière désire.

A l’époque des dynasties Han (206 av. JC à 220), un canevas dense de routes commerciales fait exploser les échanges culturels et commerciaux à travers l’Asie centrale et impacte profondément la dynamique civilisationnelle. La dynastie des Han continue la construction de la grande muraille et crée notamment la commanderie de Dunhuang (Gansu), poste clé de la Route de la soie. Son commerce s’étend, plus de deux siècles av. JC, jusqu’à la Grèce puis Rome où la soie est réservée aux élites.

Au IIIe siècle, l’Inde, le Japon et la Perse (Iran) réussissent à percer le secret de la fabrication de la soie et deviennent d’importants producteurs.

La soie arrive en Europe

L’élevage du ver à soie, dit-on, aurait débuté en Europe au VIe siècle grâce à deux moines du Mont Athos, envoyés par l’empereur byzantin Justinien. Ils ont rapporté de Chine ou d’Inde, des œufs de vers à soie cachés dans leur bâton de pèlerin en bambou creux. Une autre version prétend que ce serait l’empereur Han Wu (IIe siècle) qui envoya des ambassadeurs, munis de présents tel que la soie, vers l’occident. L’élevage se répandit d’abord dans l’empire byzantin qui en conserva le secret.

Au VIIe siècle, la sériciculture se répand en Afrique et en Sicile où, sous l’impulsion de Roger Ier de Sicile (v. 1034-1101) et de son fils Roger II (1093-1154), le ver à soie et le mûrier furent introduits dans l’ancien Péloponnèse.

Au Xe siècle, l’Andalousie devient l’épicentre de la fabrication de la soie avec Grenade, Tolède et Séville. Lors de la conquête arabe, la sériciculture passa en Espagne, en Italie (Venise, Florence et Milan) et en France.

Les plus anciennes traces françaises d’une activité séricicole remontent au XIIIe siècle, notamment dans le Gard (1234) et à Paris (1290).

Au XVe siècle, face à l’importation ruineuse de la soie (brute ou manufacturée) italiennes, Louis XI essaye de créer des manufactures de soieries, d’abord à Tours sur la Loire, en ensuite à Lyon, une ville au carrefour des routes nord-sud où les émigrants italiens pratiquaient déjà le commerce de soieries.

Au XIXe siècle, la production de la soie a été industrialisée au Japon mais au XXe siècle, la Chine reprend sa place comme le plus grand producteur mondial. Aujourd’hui, l’Inde, le Japon, la République de Corée, la Thaïlande, le Vietnam, l’Ouzbékistan et le Brésil ont des grosses capacités de production.

Brassage culturel

Autant que la soie elle-même, le transport de la soie par voie maritime remonte à des âges immémoriaux.

Pour les Chinois, il existe deux principales routes : la Route de la Soie de la Mer orientale de Chine (vers la Corée et le Japon) et la Route de la Soie de la Mer méridionale de Chine (via le détroit de Malacca vers l’Inde, le golfe Persique, l’Afrique et l’Europe). Royaume du Fou-Nan

Au Vietnam, le musée de Hanoï possède une pièce de monnaie datant de l’an 152 arborant l’effigie de l’empereur romain Antonin le Pieux. Cette pièce a été découverte dans les vestiges d’Oc Eo, une ville vietnamienne située au sud du delta du Mékong, qu’on pense avoir été le port principal du Royaume du Fou-nan (Ier au IXe siècle).

Ce royaume, qui couvrait le territoire du Cambodge actuel et de la région administrative vietnamienne du delta du Mékong, a prospéré du Ier au IXe siècle. Or, la première mention du royaume du Fou-nan, apparait dans le compte rendu d’une mission chinoise qui s’y est rendue au IIIe siècle.

Les Founamiens furent à la gloire de leur puissance lorsque l’hindouisme et le bouddhisme furent introduits en Asie du Sud-Est.

Ensuite, à partir de l’Egypte, des marchands grecs ont atteint la baie de Bengale. Des quantités considérables de poivre atteignent alors Ostia, le port d’entrée de Rome. Toutes les preuves historiques démontrent que le commerce est-ouest fleurissait dès notre premier millénaire.

Perses et Arabes en Asie

Empire des Sassanides.

Du coté occidental, à l’entrée de la baie de Koweït, à 20 kilomètres au large de la ville de Koweït City, non loin du débouché de l’estuaire commun du Tigre et de l’Euphrate dans le golfe Persique, l’île de Failaka a été l’un des lieux de rendez-vous où la Grèce, Rome et la Chine échangeaient leurs marchandises.

Sous la dynastie des Sassanides (226-651), les Perses ont développé leurs routes commerciales jusqu’en Asie du Sud-est en passant par l’Inde et le Sri Lanka. Cette infrastructure commerciale fut reprise ensuite par les Arabes lorsqu’en 762 ils déplacèrent la capitale Omeyyade de Damas à Bagdad.

Les présidents chinois et indien, Xi Jinping et Narendra Modi, explorant le fonctionnement de la roue à tisser, fruit des échanges entre Arabes, Indiens et Chinois.
Dhow arabe.

Ainsi, la ville de Quilon (Kollam), la capitale du Kerala en Inde, voit cohabiter dès le IXe siècle des colonies de marchands arabes, chrétiens, juifs et chinois.

Du coté occidental, les navigateurs perses et ensuite arabes ont joué un rôle central dans la naissance de la route de la soie maritime. A la suite des routes sassanides, les Arabes poussaient leurs dhows, c’est-à-dire les boutres ou voiliers arabes traditionnels, de la mer Rouge aux côtes chinoises et jusqu’aux confins de la Malaisie et de l’Indonésie.

Ces marins apportèrent avec eux une nouvelle religion, l’islam qui s’étendra en Asie du Sud-Est. Si initialement le pèlerinage traditionnel (le hajj) vers la Mecque ne fut qu’une aspiration pour de nombreux musulmans, il leur deviendra de plus en plus possible de l’effectuer.

Lors de la mousson, la saison où les vents sont favorables à la navigation vers l’Inde dans l’océan Indien, les missions commerciales semestrielles se transformaient en véritables foires internationales offrant du même coup une occasion pour transporter par la mer une grande quantité de marchandises dans des conditions (abstraction faite des pirates et de l’imprévisibilité du temps) relativement moins exposées aux dangers du transport par voie terrestre.

Chine : la Route de la soie maritime
sous les dynasties Sui, Tang et Song

Le pont de Luoyang, un chef-d’œuvre d’architecture ancienne à Quanzhou.

C’est sous la dynastie Sui (581-618), qu’en partance de Quanzhou, ville côtière dans la province du Fujian, dans le sud-est de la Chine, la Route de la soie maritime trace ses premiers itinéraires commerciaux.

Riche de sa panoplie d’endroits pittoresques et de sites historiques, Quanzhou a été proclamée « point de départ de la Route de la Soie maritime » par l’UNESCO.

C’est à cette époque que les premières méthodes d’imprimerie font leur apparition en Chine. Il s’agit de blocs de bois permettant d’imprimer sur du textile. En 593, l’Empereur Sui, Wen-ti, ordonna l’impression des images et des écrits bouddhiques. Un des plus anciens textes imprimés est un écrit bouddhiste datant de 868 retrouvé dans une grotte près de Dunhuang, une ville étape de la Route de la soie.

Sous la dynastie Tang (618-907), l’expansion militaire du Royaume apporta de la sécurité, du commerce et des idées nouvelles. Le fait que la stabilité de la Chine des Tang coïncide avec celle de la Perse des Sassanides, permet alors aux routes de la soie terrestres et maritimes de prospérer. La grande transformation de la route de la soie maritime aura lieu à partir du VIIe siècle lorsque la Chine s’ouvre de plus en plus aux échanges internationaux.
Le premier ambassadeur arabe y prend ses fonctions en 651.

Fresque murale exécuté en 706, du tombeau de l’Empereur Tang, avec des émissaires diplomatiques à la Cour impériale. Les deux figures à droite, soigneusement habillés, y représentent la Corée, celui au milieu, (un moine ?) sans couvre-chef et avec « un gros nez » l’Occident.

La Dynastie Tang choisit comme capitale la ville de Chang’an (appelé aujourd’hui Xi’an). Elle adopte une attitude ouverte vis-à-vis des différentes croyances. Des temples bouddhistes, taoïstes et confucéens y coexistent pacifiquement avec des mosquées, des synagogues et des églises nestoriennes chrétiennes.

Chang’an étant le terminus de la Route de la Soie, le marché ouest de Chang’an devient le centre du commerce mondial. Selon le registre de l’Autorité Six des Tang, plus de 300 nations et régions avaient des relations commerciales avec Chang’an.

Presque 10 000 familles de pays étrangers de l’ouest vivaient dans la ville, spécialement dans la zone autour du marché ouest. Il y avait beaucoup d’auberges étrangères dont le personnel était des servantes étrangères choisies pour leur beauté. Le poète le plus célèbre dans l’histoire Chinoise, Li Bai, flânait souvent parmi elles. La nourriture étrangère, les costumes, la musique étaient la mode de Chang’an.

Après la chute de la dynastie Tang, les Cinq dynasties et la période des dix royaumes (907-960), l’arrivée de la dynastie Song (960-1279) va inaugurer une nouvelle période faste caractérisée par une centralisation accrue et un renouveau économique et culturel. La route maritime de la soie retrouve alors de son allant. En 1168 une synagogue est érigée à Kaifeng, capitale de la dynastie Song du Sud, pour servir aux marchands de la route de la soie.

Durant la même période, de pair avec l’expansion de l’islam, des comptoirs commerciaux vont apparaître tout autour de l’océan Indien et dans le reste de l’Asie du Sud-est.

La Chine incite alors ses marchands à saisir les occasions qu’offre le trafic maritime, notamment la vente du camphre, une plante médicinale très recherchée. Un véritable réseau commercial se développe alors dans les Indes orientales sous les auspices du Royaume de Sriwijaya, une cité-Etat du sud de Sumatra en Indonésie (voir ci-dessous) qui fera pendant près de six siècles la jonction entre d’un coté les marchands chinois et de l’autre les Indiens et les Malais. Une route commerciale émerge alors réellement méritant le nom de « route de la soie » maritime.

Des quantités de plus en plus importantes d’épices passent alors par l’Inde, la mer Rouge et Alexandrie en Egypte avant d’atteindre les marchands de Gênes, Venise et les autres ports occidentaux. De là, ils repartiront vers les marchés du nord de l’Europe de Lübeck (Allemagne), Riga (Lituanie) ou encore Tallinn (Estonie), qui deviendront, à partir du XIIe siècle, des villes importantes de la Ligue hanséatique.

Après sept années de fouilles, plus de 60 000 objets en porcelaine datant de la Dynastie Song (960-1279) ont été découverts sur le navire Nanhai (mer de Chine méridionale) qui était resté sous l’eau depuis plus de 800 ans.
Jonque du XVe siècle de la dynastie Ming.

En Chine, sous le règne de l’empereur Song, Renzong (1022-1063), beaucoup d’argent et d’énergie furent dépensés pour réunir les savoirs et les savoir-faire. L’économie fut la première à en bénéficier.

En s’appuyant sur le savoir-faire des marins arabes et indiens, les navires chinois deviennent alors les plus avancés du monde.

Les Chinois, qui avaient inventé la boussole (au moins depuis l’an 1119), dépassèrent rapidement leurs concurrents au niveau de la cartographie et l’art de naviguer alors que la jonque chinoise devient le vraquier par excellence.

Dans son traité géographique, Zhou Qufei, en 1178, rapporte :

« Les gros navires qui croisent la Mer du sud sont comme des maisons. Lorsqu’ils déplient leurs voiles, on dirait d’énormes nuages. Leur gouvernail est long de plusieurs dizaines de pieds. Un seul navire peut abriter plusieurs centaines d’hommes. A bord, il y a de quoi manger pour un an ».

Des fouilles archéologiques confirment cette réalité comme par exemple l’épave d’une jonque datant du XIVe siècle, retrouvée aux larges de la Corée, dans laquelle on a découvert plus de 10 000 pièces de céramique.

Lors de cette période, le commerce côtier passe graduellement des mains des marchands arabes aux mains des marchands chinois. Le commerce s’étend, notamment grâce à l’inclusion de la Corée ainsi que l’intégration du Japon, de la côte indienne de Malabar, du golfe Persique et de la mer Rouge dans les réseaux commerciaux existants.

La Chine exporte du thé, de la soie, du coton, de la porcelaine, des laques, du cuivre, des colorants, des livres et du papier. En retour, elle importe des produits de luxe et des matières premières, notamment des bois rares, des métaux précieux, des pierres précieuses et semi-précieuses, des épices et de l’ivoire.

Des pièces de monnaie en cuivre de la période Song ont été découvertes au Sri Lanka, et la présence de la porcelaine de cette époque a été constatée en Afrique de l’Est, en Egypte, en Turquie, dans certains Etats du Golfe et en Iran, tout comme en Inde et en Asie du Sud-est.

L’importance de la Corée et du Royaume de Silla

Pendant le premier millénaire, la culture et la philosophie ont fleuri dans la péninsule Coréenne. Un réseau marchand bien organisé et bien protégé avec la Chine et le Japon y opérait.

Sur l’île japonaise d’Okino-shima on trouve de nombreuses traces historiques témoignant des échanges intenses entre l’archipel japonais, la Corée et le continent asiatique.

Des fouilles effectuées dans des tombeaux anciens à Gyeongju, aujourd’hui une ville sud-coréenne de 264 000 habitants et capitale de l’ancien Royaume de Silla (de 57 av. JC à 935) qui contrôlait la plus grande partie de la péninsule du VIIe au IXe siècle, démontrent l’intensité des échanges de ce royaume avec le reste du monde, via la route de la soie.

L’Indonésie, une grande puissance maritime au coeur de la Route de la soie maritime

En Indonésie, en Malaisie et dans le sud de la Thaïlande, le Royaume de Sriwijaya (VIIe au XIIIe) a joué le rôle majeur de comptoir maritime où furent entreposées des marchandises de forte valeur de la région et au-delà en vue de leur commercialisation ultérieure par voie maritime. Sriwijaya contrôlait notamment le détroit de Malacca, le passage maritime incontournable entre l’Inde et la Chine.

A l’apogée de sa puissance au XIe siècle, le réseau des ports et des comptoirs sous domination Sriwijaya échangèrent une vaste palette de produits et de productions : du riz, du coton, de l’indigo et de l’argent de Java, de l’aloès (une plante succulente d’origine africaine), des résines végétales, du camphre, de l’ivoire et des cornes de rhinocéros, de l’étain et de l’or de Sumatra, du rotin, des bois rouges et d’autres bois rares, des pierres précieuses de Bornéo, des oiseaux rares et des animaux exotiques, du fer, du santal et des épices d’Indonésie orientale, d’Inde et d’Asie du Sud-est, et enfin, de Chine, des porcelaines, des laques, du brocart, des tissues et de la soie.

Avec comme capitale la ville de Palembang (à ce jour 1,7 million d’habitants) sur la rivière Musi dans ce qui est aujourd’hui la province méridionale de Sumatra, ce royaume d’inspiration hindouiste et bouddhiste, qui a prospéré du VIIIe au XIIIe siècle, a été le premier royaume indonésien d’importance et la première puissance maritime indonésienne.

Dès le VIIe siècle, il règne sur une grande partie de Sumatra, la partie occidentale de l’île de Java et une partie importante de la péninsule malaise. Avec une étendue au Nord jusqu’en Thaïlande, où des vestiges archéologiques de cités Sriwijaya existent encore.

Le musée de Palembang — une ville où communautés chinoises, indiennes, arabes et yéménites, chacun avec ses institutions particulières, co-prospèrent depuis plusieurs générations — raconte à merveille comment la Route de la soie maritime a engendré un enrichissement culturel mutuel exemplaire.

Madagascar, le sanskrit et la Route de la cannelle

Carte de l’expansion des langues austronésiennes.

Aujourd’hui, Madagascar est habitée par des noirs et des asiatiques. Des tests ADN ont confirmé ce que l’on savait depuis longtemps : de nombreux habitants de l’île descendent de marins malais et indonésiens qui ont mis pied sur l’ile vers l’année 830 lorsque l’Empire Sriwijaya étend son influence maritime vers l’Afrique.

Autre élément de preuve de cette présence, le fait que la langue parlée sur l’île emprunte des mots sanskrits et indonésiens.

Sans surprise, la carte de l’expansion des langues austronésiennes est quasiment superposable à celle de la Route de la cannelle (ci-dessus).

Bas-relief du temple bouddhiste de Borobudur (VIIIe siècle, Indonésie).

Pour démontrer la faisabilité de ces voyages maritimes, une équipe de chercheurs a navigué en 2003 d’Indonésie jusqu’au Ghana en passant par Madagascar à bord du Borobudur, la reconstruction d’un des voiliers figurant dans plusieurs des 1300 bas-reliefs décorant le temple bouddhiste de Borobudur sur l’île de Java en Indonésie, datant du VIIIe siècle.

Beaucoup pensent que ce navire est une représentation de ceux que les marchands indonésiens utilisaient autrefois pour traverser l’océan jusqu’en Afrique. Les navigateurs indonésiens utilisaient habituellement des bateaux relativement petits. Pour en assurer l’équilibre, ils les équipaient de balanciers, aussi bien doubles (ngalawa) que simples.

Leurs bateaux, dont la coque était taillée dans un seul tronc d’arbre, étaient appelés sanggara. Dans leurs traversées vers l’est, les marchands de l’archipel indonésien pouvaient jadis se rendre jusqu’à Hawaii et la Nouvelle-Zélande, à une distance de plus de 7 000 km.

Sur la Route de la cannelle, le navire a fait le trajet d’Indonésie jusqu’à Accra au Ghana, en passant par Madagascar.

En tout cas, le bateau des chercheurs, équipé d’un mât de 18 mètres de haut, a réussi à parcourir la route Jakarta – Maldives – cap de Bonne-Espérance – Ghana, une distance de 27 750 kilomètres, soit plus de la moitié de la circonférence de la Terre !

L’expédition visait à refaire une route bien précise : celle de la cannelle, qui a conduit les marchands indonésiens jusqu’en Afrique pour vendre des épices, dont la cannelle, une denrée très recherchée à l’époque. Elle était déjà très prisée dans les régions du bassin méditerranéen bien avant l’ère chrétienne.

Sur les murs du temple égyptien de Deir el-Bahari (Louksor), une peinture représente une expédition navale importante dont il est dit qu’elle aurait été ordonnée par la reine Hatshepsout, qui régna de 1503 à 1482 avant JC.

Autour de cette peinture des hiéroglyphes expliquent que ces navires transportaient diverses espèces de plantes et d’essences odorantes destinées au culte. Une de ces denrées est la cannelle. Riche en arôme, elle était une composante importante des cérémonies rituelles dans les royaumes d’Egypte.

Or, la cannelle poussait à l’origine en Asie centrale, dans l’est de l’Himalaya et dans le nord du Vietnam. Les Chinois méridionaux l’ont transplantée de ces régions dans leur propre pays et l’ont cultivée sous le nom de gui zhi.

Carte de la route de la cannelle.

De la Chine, le gui zhi s’est répandu dans tout l’archipel indonésien, trouvant là une terre d’accueil très fertile, en particulier dans les îles Moluques. De fait, le commerce international de la cannelle était alors un monopole tenu par les marchands indonésiens. La cannelle d’Indonésie était appréciée pour son excellente qualité et son prix très compétitif.

Les Indonésiens parcouraient donc à la voile de grandes distances, jusqu’à plus de 8 000 km, traversant l’océan Indien jusqu’à Madagascar et le nord-est de l’Afrique. De Madagascar, les produits étaient transportés à Rhapta, dans une région côtière qui prit par la suite le nom de Somalie. Au-delà, les marchands arabes les expédiaient vers le nord jusqu’à la mer Rouge.

Le détroit de Malacca

Pour la Chine, le détroit de Malacca a toujours représenté un intérêt stratégique majeur. À l’époque où le grand amiral chinois Zheng He mène la première de ses expéditions vers l’Inde, le Proche-Orient et l’Afrique de l’Est entre 1405 et 1433, un pirate chinois du nom de Chen Zuyi a pris le contrôle de Palembang. Zheng He défait la flotte de Chen et capture les survivants. Du coup, le détroit est redevenu une route maritime sûre.

Selon la tradition, un prince de Sriwijaya, Parameswara, se réfugie sur l’île de Temasek (l’actuelle Singapour) mais s’établit finalement sur la côte ouest de la péninsule malaise vers 1400 et fonde la ville de Malacca, qui deviendra le plus grand port d’Asie du Sud-est, à la fois successeur de Sriwijaya et précurseur de Singapour.

Suite au déclin de Sriwijaya, c’est le Royaume de Majapahit (1292-1527), fondé à la fin du XIIIe siècle sur l’île de Java, qui dominera la plus grande partie de l’Indonésie actuelle.

C’est l’époque où les marins arabes commencent à s’installer dans la région.

Le royaume de Majapahit noua des relations avec celui le Royaume de Champa (192-1145 ; 1147-1190 ; 1220-1832) (Sud Vietnam), du Cambodge, du Siam (la Thaïlande) et du Myanmar méridional.

Le royaume de Majapahit envoyait également des missions en Chine. Alors que ses dirigeants étendirent leur pouvoir sur d’autres îles et mirent à sac les royaumes voisins, il chercha avant tout à augmenter sa part et son contrôle sur le commerce des marchandises transitant par l’archipel.

L’île de Singapour et la partie la plus au sud de la péninsule malaise fut un carrefour clé de l’ancienne Route de la soie maritime. Des fouilles archéologiques entrepris dans l’estuaire du Kallang et le long du fleuve Singapour, ont permis de découvrir des milliers d’éclats de verre, des perles naturelles ou en or, des céramiques et des pièces de monnaie chinoises de la période des Song du nord (960-1127).

La montée de l’Empire mongol au milieu du XIIIe siècle va provoquer l’accroissement du commerce par la mer et contribuer à la vitalité de la Route de la soie maritime. Marco Polo, après un voyage terrestre qui dura 17 ans, vers la Chine reviendra par bateau. Après avoir été témoin d’un naufrage, il passa de la Chine à Sumatra en Indonésie avant de remettre pied à terre à Ormuz en Perse (Iran).

Sous les dynasties Yuan et Ming

Sous la dynastie des Song, on exporte, vers le Japon, une quantité importante d’articles de soie. Sous celle des Yuan (1271-1368), le gouvernement instaure le Shi Bo Si, bureau en charge des échanges commerciaux, dans de nombreux ports comme, notamment, Ningbo, Canton, Shanghai, Ganpu, Wenzhou et Hangzhou, permettant, ainsi, l’exportation des soieries vers le Japon.

Durant les dynasties des Tang, Song et Yuan, et au début de celle des Ming, on assiste, dans chaque port, à la création d’un département océanique de négoce pour gérer l’ensemble des échanges commerciales extérieures maritimes.

Le commerce avec les sud de l’Inde et du golfe Persique fleurit. Le commerce avec l’Afrique de l’Est se développe également en fonction de la mousson et apporte de l’ivoire, de l’or et des esclaves. En Inde, des guildes commencent à contrôler le commerce chinois sur la côte du Malabar et au Sri Lanka. Les relations commerciales se formalisent tout en restant soumises à une forte concurrence. Cochin et Kozhikode (Calicut), deux grandes villes de l’Etat indien du Kerala, rivalisent alors pour dominer ce commerce.

Les explorations maritimes de l’amiral Zheng He

Carte des expéditions maritimes de l’amiral Zheng He.

Les explorations maritimes chinoises connaitront leur apogée au début du XVe siècle sous la dynastie Ming (1368-1644) qui, pour diriger sept expéditions diplomatiques navales, choisira un eunuque musulman de la cour, l’amiral Zheng He.

Financées par l’Empereur Ming Yongle, ces missions pacifiques en Asie du Sud-est, en Afrique de l’Est, dans l’Océan indien, dans le golfe Persique et en Mer Rouge, viseront avant tout à démontrer le prestige et la grandeur de la Chine et de son Empereur. Il s’agit également de reconnaître une trentaine d’Etats et de nouer des relations politiques et commerciales avec eux.

En 1409, avant une des expéditions, l’amiral chinois Zheng He demanda à des artisans de fabriquer une stèle en pierre taillée à Nanjing, actuelle capitale de la province du Jiangsu (est de la Chine). La stèle voyagea avec la flottille et fut laissée au Sri Lanka comme cadeau à un temple bouddhiste local. Des prières aux divinités en trois langues -chinois, persan et tamoul- furent gravés sur la stèle. Elle fut retrouvé en 1911 dans la ville de Galle, dans le sud-ouest du Sri Lanka et une réplique se trouve aujourd’hui en Chine.

L’armada de Zheng était composée de vraquiers armés, le plus modeste étant plus grand que les caravelles de Christophe Colomb. Les plus vastes atteignaient une longueur de 100 et une largeur de 50 mètres. D’après les chroniques Ming de l’époque, une expédition pouvait comprendre 62 navires avec 500 personnes à bord chacun. Certains d’entre eux transportaient la cavalerie militaire et d’autres des réservoirs d’eau potable. La construction navale chinoise était en avance. La technique de cloisons hermétiques, imitant la structure interne du bambou, offrait une sécurité incomparable. Elle fut la norme pour la flotte chinoise avant d’être copiée par les Européens 250 ans plus tard. A cela s’ajoutait l’emploi de la boussole et celui de cartes célestes peintes sur soie.

La synergie qui a pu exister entre marins arabes, indiens et chinois, tous des hommes de mer qui fraternisent face à l’adversité de l’océan, a de quoi nous impressionner. Par exemple, certains historiens estiment qu’il n’est pas exclu que le nom « Sindbad le marin », qui apparaît dans la fable d’origine perse qui conte les aventures d’un marin du temps de la dynastie des Abbassides (VIIIe siècle) et fut intégrée dans les Contes des Mille et Une Nuits, dérive du mot Sanbao, le surnom honorifique donné par l’Empereur chinois à l’amiral Zheng He, signifiant littéralement « Les trois joyaux », c’est-à-dire les trois vertus capitales indissociables communes aux principales philosophies que sont l’Eveil (qui permet d’apprendre), l’Altruisme (qui permet la compréhension de l’autre) et l’Equité (qui invite à partager avec lui).

Statue de l’amiral Zheng Ho devant une mosquée construite en son honneur en Indonésie.

Aussi bien en Chine (à Hong-Kong, à Macao, à Fuzhou, à Tianjin et à Nanjing) qu’à Singapour, en Malaisie et en Indonésie, des musées maritimes mettent les expéditions de l’amiral Zheng en valeur.

Soulignons cependant qu’au moins douze autres amiraux ont effectué des expéditions similaires en Asie du Sud-est et dans l’océan Indien. En 1403, l’amiral Ma Pi a conduit une expédition jusqu’en Indonésie et en Inde. Wu Bin, Zhang Koqing et Hou Xian en ont fait d’autres. Après que la foudre avait provoqué un incendie de la Cité interdite, une dispute éclata entre la classe des eunuques, partisans des expéditions, et des mandarins lettrés, qui obtiendront l’arrêt d’expéditions jugées trop onéreuses. Le dernier voyage a eu lieu entre 1430 et 1433, c’est-à-dire 64 ans avant que l’explorateur portugais Vasco da Gama ne se rende sur les mêmes lieux en 1497.

Le Japon, de son coté, de façon similaire, a restreint ses contacts avec le monde extérieure lors de la période Tokugawa (1600-1868) bien que son commerce avec la Chine ne fut jamais suspendu. Ce n’est qu’après la restauration Meiji en 1868 qu’un Japon ouvert au monde a ré-émergé.

Dans un repli sur eux-mêmes, le commerce aussi bien la Chine que du Japon tomba aux mains de comptoirs maritimes comme Malacca en Malaisie ou Hi An au Vietnam, deux villes aujourd’hui reconnues par l’Unesco comme patrimoine de l’humanité. H ?i An était un port étape majeur sur la route maritime reliant l’Europe et le Japon en passant par l’Inde et la Chine. Dans les épaves de navires retrouvées à Hi An, les chercheurs ont retrouvé des céramiques qui attendaient leur départ pour le Sinaï en Egypte.

Histoire des ports chinois

Au fil des années, on assiste à une évolution en ce qui concerne les principaux ports de la Route maritime de la Soie. A partir des années 330, Canton et Hepu étaient les deux ports les plus importants.

Cependant, Quanzhou se substitue à Canton, de la fin de la dynastie des Song à celle des Yuan.

A cette époque, Quanzhou, dans la province du Fujian et Alexandrie en Egypte étaient considérés comme les plus vastes ports du monde. A cause de la politique de fermeture sur le monde extérieur imposée à partir de 1435 et de l’influence des guerres, Quanzhou a été, progressivement, remplacé par les ports de Yuegang, Zhangzhou et Fujian.

Dès le début du IVe siècle, Canton est un important port de la Route maritime de la Soie. Peu à peu, il devient le plus vaste mais, également, le port d’Orient le plus renommé à travers le monde sous les dynasties des Tang et des Song. Durant cette période, la route maritime reliant Canton au golfe persique en passant par la Mer de Chine méridionale et l’océan Indien est la plus longue du monde.

Bien que plus tard supplanté par Quanzhou sous la dynastie des Yuan, le port de Canton demeurera le second plus grand port commercial de Chine. Par comparaison avec les autres, on le considère comme étant un port durablement prospère au cours des 2000 ans d’histoire de la Route maritime de la Soie.

Le système tributaire de 1368

La dernière dynastie impériale chinoise, celle des Qing, a régné de 1644 à 1912. Depuis l’arrivée de la dynastie Ming, les échanges commerciaux maritimes avec la Chine s’organisaient de deux façons :

Né sous les Ming en 1368, et le « système tributaire » atteindra son apogée sous les Qing. Il prend alors la forme raffinée d’une hiérarchie inclusive mutuellement bénéfique. Les Etats qui y adhèrent faisaient preuve de respect et de reconnaissance en présentant régulièrement à l’Empereur un tribut composé de produits locaux et en exécutant certaines cérémonies rituelles, notamment le « kowtow » (trois génuflexions et neuf prosternations). Ils demandaient également l’investiture de leurs dirigeants par l’Empereur et adoptaient le calendrier chinois. Outre la Chine, on y retrouvait le Japon, la Corée, le Vietnam, la Thaïlande, l’Indonésie, les îles Ryükyü, le Laos, le Myanmar et la Malaisie.

Paradoxalement tout en occupant un statut culturel central, le système tributaire offrait à ses vassaux un statut d’entité souveraine et leur permettait d’exercer leur autorité sur une aire géographique donnée. L’Empereur gagnait leur soumission en se préoccupant vertueusement de leur bien-être et en promouvant une doctrine de non-intervention et de non-exploitation. En effet, d’après les historiens, en termes financiers, la Chine ne s’est jamais enrichie d’une façon directe avec le système tributaire. En général, tous les frais de voyage et de séjour des missions tributaires étaient couverts par le gouvernement chinois. En plus des coûts de fonctionnement du système, les cadeaux offerts par l’Empereur avaient en général beaucoup plus de valeur que les tributs qu’il recevait. Chaque mission tributaire avait en effet le droit d’être accompagnée par un grand nombre de commerçants et une fois le tribut présenté à l’Empereur, le commerce pouvait commencer.

Il est à noter que, lorsqu’un pays perdait son statut d’Etat tributaire suite à un désaccord, ce dernier essayait à tout prix et parfois de façon violente d’être à nouveau autorisé à payer le tribut.

Le système de Canton de 1757

Port de Canton en 1850 avec les missions commerciales américaines, françaises et britanniques.

Le deuxième système concernait les puissances étrangères, principalement européennes, désireuses de faire du commerce avec la Chine. Il passait par le port de Guangzhou (à l’époque appelé Canton), le seul port accessibles aux Occidentaux.

Ainsi, les marchands, notamment ceux de la Compagnie britanniques des Indes orientales, pouvaient accoster, non pas dans le port mais devant la côte de Canton, d’octobre à mars, lors de la saison commerciale. C’est à Macao, à l’époque une possession Portugaise, que les Chinois leur fournissait le cas échéant une permission à cet effet. Les représentants de l’Empereur autorisaient alors des marchands chinois (les hongs) de commercer avec des navires étrangers tout en les chargeant de collecter les droits de douane avant qu’ils ne repartent.

Cette façon de commercer s’est amplifiée à la fin du XVIIIe siècle, notamment avec la forte demande anglaise de thé. C’est d’ailleurs du thé chinois de Fujian que les « insurgés » américains ont jeté à la mer lors de la fameuse « Boston Tea Party » de décembre 1773, un des premiers événements contre l’Empire britannique qui déclenchera la Révolution américaine. Des produits en provenance de l’Inde, en particulier le coton et l’opium furent échangés par la Compagnie des Indes orientales contre du thé, de la porcelaine et de la soie.

Les droits de douane collectés par le système de Canton étaient une source majeure de revenus pour la dynastie des Qing bien qu’elle bannira l’achat d’opium en provenance de l’Inde. Cette restriction imposée par l’Empereur chinois en 1796 conduira au déclenchement des guerres de l’Opium, la première dès 1839. En même temps, des rebellions éclatèrent dans les années 1850-60 contre le règne affaibli des Qing, doublées de guerres supplémentaires contre des puissances européennes hostiles.

Sac du Palais d’été par les Britanniques et les Français en 1860.

En 1860, l’ancien Palais d’été (parc Yuanming), avec un ensemble de pavillons, de temples, de pagodes et de librairies, c’est-à-dire la résidence des empereurs de la dynastie Qing à 15 kilomètres au nord-ouest de la Cité interdite de Pékin, fut ravagée par les troupes britanniques et françaises lors de la Seconde guerre de l’opium. Cette agression reste dans l’histoire comme l’un des pires actes de vandalisme culturel du XIXe siècle. Le Palais fut mis à sac une deuxième fois en 1900 par une alliance de huit pays contre la Chine.

Aujourd’hui, on peut y admirer une statue de Victor Hugo et un texte qu’il avait écrit pour s’élever contre Napoléon III et les destructions de l’impérialisme français, pour rappeler que cela était non pas le fait d’une nation, mais celui d’un gouvernement.

A la fin de la première guerre mondiale, la Chine disposait de 48 ports ouverts où les étrangers pouvaient commercer en suivant leurs propres juridictions. Le XXe siècle fut une ère de révolutions et de changements sociaux. La fondation de la République populaire de Chine en 1949 engendra un repli sur soi.

Ce n’est qu’en 1978 que Deng Xiaoping annonça une politique d’ouverture sur le monde extérieur en vue de la modernisation du pays.

Initiative chinoise des Nouvelles Routes de la soie terrestres et maritimes.

Au XXIe siècle, grâce à l’Initiative une ceinture (économique) une route (maritime) lancée par le Président Xi Jingping, la Chine ré-émerge comme une grande puissance mondiale offrant des coopérations mutuellement bénéfiques au service d’un meilleur avenir partagé pour l’humanité.

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Bagdad, Damas, Cordoue : creuset d’une civilisation universelle

  Sommaire  

La statue d’al-Mansur, fondateur de Bagdad, détruite par une bombe en 2005.

Avant-propos

Avec les attaques terroristes à répétition, les nouvelles « guerres de religion » et les caricatures provocantes ornant la presse du monde « libre », l’image du monde arabo-musulman, donc d’une partie des Français, se trouve gravement entachée.

Pour éviter les amalgames, malentendus et confusions, il est urgent de rappeler la dette de l’humanité envers 400 ans de Renaissance islamique, celle qui, de Cordoue à Bagdad en passant par Damas et Le Caire, sous le règne des Abbassides, a décoré la couronne de la sagesse humaine avec ses perles de savoir et de beauté. (*)

Les Abbassides

C’est en 750 que la dynastie des Abbassides prend le pouvoir au détriment des Omeyyades de Damas. D’après les historiens, Abu Jafar al-Mansur (714-775), deuxième calife abbasside, se leva un matin de 762 – à l’endroit où il fera ériger Bagdad –, et dit :

Voici un site idéal : d’un côté le Tigre, qui nous permet de recevoir des marchandises de Chine et d’Inde mais aussi d’Anatolie, d’Arménie et des alentours ; de l’autre, l’Euphrate, par lequel nous recevons des biens de Syrie, de l’Est méditerranéen et des environs.

En quatre ans, 100 000 ouvriers construiront la nouvelle capitale du califat, Bagdad (Madinat as-Salam ou « Cité de la paix »), une ville cosmopolite et haute en couleurs. Son nom figurait déjà deux siècles avant dans le Talmud.

Le Bagdad des Abbassides est une cité circulaire d’un diamètre d’environ deux kilomètres. Sa muraille, protégée par un fossé de vingt mètres de large et d’une double enceinte, possède quatre portes : la porte de Syrie au nord-ouest (vers la Méditerranée), la porte de Bassora au sud-ouest (vers le golfe Persique, l’Inde et la Chine), la porte de Koufa au sud-est et celle de Khorasan au nord-est (vers l’Iran et le nord de l’Europe).

C’est là qu’un islam progressiste et ouvert au monde verra le jour. Pour al-Mansur, la mission est claire : aller chercher la connaissance partout et jusqu’en Chine s’il le faut, comme le Coran l’ordonne à tout musulman et encore plus à ses dirigeants !

La médecine

Dès 770, le calife, atteint d’une maladie grave, fait venir de Perse un médecin chrétien du nom de Georges Bakht-Yashua. Lorsque ce dernier, à la demande du souverain, s’installe avec femme et enfants à Bagdad pour y construire des hôpitaux et former des médecins, les sciences médicales prennent leur envol, à Bagdad, à Damas et dans tout l’Empire abbasside. Des auteurs grecs comme Ptolémée et Euclide, mais surtout Galien et Hippocrate, sont alors traduits en arabe.

Sous al-Mansur, puis sous son fils Muhammad al-Mahdi (746-785) et surtout son petit-fils Haroun al-Rachid (763-809) (surnommé le « calife des Mille et une nuits »), théologie, droit, poésie, astronomie, géométrie, médecine, histoire et architecture fleuriront comme jamais à Bagdad. Ville étape de la Route de la soie, la cité abbasside offre, avec Damas, un rayonnement culturel et scientifique qui transformera ces voies commerciales en vastes corridors de développement, irriguant le continent de leurs lumières.

Haroun al-Rachid

Le calife abbasside Haroun al-Rachid (à droite), partenaire stratégique de Charlemagne. (Crédit : Une miniature persane).

Le calife abbasside Haroun al-Rachid (à droite), partenaire stratégique de Charlemagne. Crédit : Une miniature persane.

Le calife abbasside Haroun al-Rachid nouera quant à lui un « partenariat stratégique » avec Charlemagne, lui aussi un véritable chef d’Etat, déterminé à bâtir des écoles et des canaux en Europe pour ouvrir le monde des esprits et du commerce.

Très tôt, en 650, un compagnon de Mahommet se rend en Chine et obtient de l’Empereur Tang l’ouverture d’une première mosquée à Huaisheng, car ce dernier juge l’islam « compatible avec les enseignements de Confucius ».

C’est sous le règne d’Haroun al-Rachid que Bagdad va devenir la cité la plus remarquable de l’univers. Alors que ses poètes chantent le vin et l’amour, ses théologiens et ses savants élaborent une culture de premier plan. Sa population, en trois ou quatre générations, s’élève à deux millions d’habitants, ce qui en fait la plus grande métropole de l’époque.

Elle offre alors l’exemple d’une civilisation raffinée, dont le livre des Mille et une Nuits nous conservent le souvenir, en nous contant les aventures de tous les peuples œuvrant le long de la Route de la soie. Ainsi Aladin est un Chinois et Sinbad un Indien !

Sur le plan commercial, Bagdad adopte les techniques persanes. Les lettres de change sécurisent les transports et un chèque émis au Caire est encaissable aussi bien à Bagdad qu’à Cordoue, à 4000 km de là.

En 2011, des pièces d’argent frappées par Bagdad au IXe siècle ont été retrouvées en Scandinavie, où les commerçants abbassides venaient acheter de l’ambre pour leurs bijoux !

La Maison de la sagesse

Détail d’une miniature du XVIe siècle montrant des astronomes arabes de l’Observatoire de Galata, fondé par le sultan Soliman.
(Crédit : Bibliothèque de l’université d’Istanbul, Turquie).

Détail d’une miniature du XVIe siècle montrant des astronomes arabes de l’Observatoire de Galata, fondé par le sultan Soliman. Crédit : Bibliothèque de l’université d’Istanbul (Turquie).

Ensuite, c’est sous le calife Abu al-Abas al-Mamoun (786-803) (Celui en qui on a confiance), fils d’Haroun, que l’Etat islamique atteint l’apogée de son épanouissement culturel. Car il est d’une immense culture : il fonde en 833 à Bagdad la « Maison de la sagesse » (bayt al-hikma), qui, construite au cœur de la cité circulaire, est à la fois une bibliothèque, un observatoire astronomique et un centre universitaire pluridisciplinaire.

On y traduit des manuscrits grecs en arabe, en pehlvi (alphabet perso-arabe), en persan et en syriaque. Des jeunes savants accourent alors du monde entier, facilitant l’introduction de la science perse, grecque et indienne dans le monde arabo-musulman.

Ils ne doivent pas seulement traduire mais surtout comprendre, enseigner et ré-expérimenter le savoir et les connaissances qu’ils ont la charge de transmettre.

Astronomes, mathématiciens, penseurs, lettrés, traducteurs, fréquentent la Maison de la sagesse. Parmi eux l’inventeur de l’algèbre, al-Kwarizmi (d’où le nom d’algorithme), Al-Jahiz, al-Kindi, Al-Hajjaj ibn Yusuf ibn Matar et Thabit ibn Qurra.

Ils introduisent le zéro, un concept d’origine indienne, calculent la durée de l’année solaire, définissent le zénith et adoptent des Hindous les chiffres de 1 à 9, qu’on appelle aujourd’hui « arabes ».

En étudiant l’anatomie humaine et les auteurs grecs, ils font progresser la science de l’optique et produisent des lentilles convexes et concaves. (**)

Le papier vecteur de progrès

C’est à Samarkand, ville mythique sur la Route de la soie que papetiers chinois et arabes ont développé au VIIIe siècle la production industrielle du papier.

C’est à Samarkand, ville mythique sur la Route de la soie que papetiers chinois et arabes ont développé au VIIIe siècle la production industrielle du papier.

La production de papier, mise au point en Chine plusieurs siècles avant l’imprimerie, se développe d’abord à Boukhara et à Samarkand avant de connaître un développement fulgurant à Bagdad, Damas et Cordoue sans oublier Le Caire.

La constitution d’archives permet d’organiser un État centralisé à la tête d’une administration efficace. Le support papier, bien moins coûteux que le parchemin, accélère la transmission des savoirs et des religions.

Très tôt, on y imprime le Coran mais aussi le Timée de Platon, les Eléments d’Euclide et aussi des auteurs indiens et perses comme Avicenne (Ibn-Sina), dont le Canon de la Médecine guidera les médecins durant des siècles, y compris en Occident.

Alors que la plus grande bibliothèque d’Europe, celle de Paris, dénombre environ 3000 manuscrits, celle de Cordoue en Espagne, sous le calife Al-Hakem II (règne de 961 à 976), en comptait 400 000 !

Les livres n’y sont pas enfermés dans un monastère mais accessibles à tous, aussi bien aux musulmans qu’aux juifs et aux chrétiens.

Renaissance

Un moulin-navire utilisé sur le Tigre au Xe siècle. En immobilisant le bateau grâce à des câbles attachés aux deux rives, l’eau coulant sous le bateau actionne des roues à aubes faisant tourner le moulin.

Cette politique d’éducation de masse entraîne une véritable renaissance. Un artisanat prospère se développe dans tout l’empire abbasside, mais aussi à Cordoue et au Maroc, dont le souvenir subsiste à travers les mots : cordonnier vient de Cordoue, mousseline de Mossoul, produits damasquinés (orfèvrerie à la feuille d’or) de Damas, maroquinerie de Maroc, etc.

Les arabes améliorent les anciens systèmes d’irrigation autour de la Méditerranée. Comme Charlemagne en Europe, à Bagdad, les disciples de la Maison de la sagesse construisent des canaux de jonction permettant d’aménager les grands fleuves pour la navigation et l’agriculture.

Grâce à la Route de la soie, à travers ses liens avec la Perse, l’Extrême-Orient et l’Asie du Sud, le monde arabo-musulman introduit en Occident de nouvelles cultures : riz, haricot, chanvre, canne à sucre, mûrier, abricotier, asperge, artichaut, etc.

La chute

Certes, Bagdad fut déjà ravagée une première fois au XIIIe siècle par les hordes mongoles (guidées d’ailleurs par la main de Venise).

Mais aujourd’hui, attaquée aussi bien de l’intérieur par des mouvances terroristes alimentées par les « alliés » de l’Occident (Arabie saoudite, Turquie, pétromonarchies du Golfe), que par les invasions militaires anglo-américaines sans lendemain (en Irak, en Libye et aujourd’hui en Syrie), la grande culture et la civilisation arabo-musulmane sont menacées de mort.

Que cet article puisse contribuer à mettre fin à cet enfer du choc des civilisations que l’on tente de nous imposer !


NOTES:

*Cet article a été inspiré et nourri par plusieurs articles historiques de notre ami Hussein Askary, parus dans la revue Executive Intelligence Review (EIR).

**Plus tard, Léonard de Vinci, en lisant les Commentaires de Ghiberti, accède aux travaux d’optique d’Ibn al-Haytam étudiés avant lui par les peintres flamands et les théologiens d’Oxford.

Histoire de Bagdad

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