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Comment Jacques Cœur a mis fin à la guerre de Cent ans

La vie de Jacques Cœur, un simple fils de pelletier devenu argentier du roi et dont la devise était « A vaillans cuers, riens impossible », a de quoi nous inspirer aujourd’hui.

Sans attendre la fin de la guerre de Cent Ans (1337-1453), Jacques Cœur, un homme intelligent et énergique mais dont n’existe aucun portrait ni traité, décide de reconstruire une France ruinée, occupée et en lambeaux.

Marchand mais aussi banquier, aménageur du territoire, armateur, industriel, maître de mines dans le Forez, il est le contemporain de Jeanne d’Arc, qui habitera Bourges en 1429, de Gilles de Rais, et le confident d’Agnès Sorel.

En premier lieu, il travaillera avec les papes humanistes de la Renaissance, protecteurs de Nicolas de Cues et de Piero della Francesca. Voyant une Europe menacée d’implosion et de chaos, mettre fin à une guerre interminable et unifier la Chrétienté est leur priorité.

Ensuite, marchant dans les pas de Saint-Louis, Cœur est un des premiers à assumer pleinement la vocation maritime de la France. Enfin, grâce à une politique intelligente de change et en tirant profit des Routes de la soie maritimes et terrestres d’alors, il favorise le commerce international. A Bruges, à Lyon et à Genève, il échange de la soie et des épices contre du drap et des harengs tout en investissant dans la sériciculture, dans la construction navale, dans les mines et la sidérurgie.

Préparant le règne de Louis XI et bien avant Jean Bodin, Barthélémy de Laffemas, Sully et Jean-Baptiste Colbert, son mercantilisme annonce les conceptions d’économie politique perfectionnées par la suite par l’économiste allemand américain Friedrich List ou le premier secrétaire américain au Trésor, Alexander Hamilton.

Nous nous concentrons ici sur sa vision de l’homme et de l’économie et laissons de côté des sujets importants, notamment le procès contre lui, ses rapports avec Agnès Sorel ou encore Louis XI, auxquels de nombreux livres ont été consacrés.

Palais de Jacques Cœur à Bourges, une résidence où il a très peu séjourné.

Jacques Cœur (1400-1454) est né à Bourges où son père, Pierre Cœur, exerce la profession de marchand pelletier. De condition modeste, venu de Saint-Pourçain, ce dernier se marie avec la veuve d’un boucher, ce qui améliore nettement son statut, la corporation des bouchers étant particulièrement puissante.

Guerre de Cent Ans

Ce début du XVe siècle n’est pas particulièrement réjouissant. La « guerre de Cent Ans », oppose le parti des Armagnacs aux Bourguignons alliés à l’Angleterre. Comme lors de la grande faillite systémique des banquiers de la papauté en 1347, les terres agricoles sont pillées ou restent en jachère.

Alors que l’urbanisation avait su prospérer grâce à un monde rural productif, ce dernier est déserté par des cultivateurs qui viendront renforcer les hordes d’affamés peuplant des villes manquant d’eau, d’hygiène et de moyens pour se subvenir. Épidémies et pestes deviennent alors monnaie courante ; égorgeurs, écorcheurs, retondeurs et autres brigands sèment la terreur et rendent impossible toute vie économique véritable.

Jacques Cœur a quinze ans lorsque se déroule chez nous une des plus cuisantes défaites de l’armée française.

La bataille d’Azincourt (1415) (Pas-de-Calais), où la chevalerie française est mise en déroute par des soldats anglais inférieurs en nombre, sonne la fin de l’ère de la chevalerie et le début de la suprématie des armes à distance (arcs, arbalètes, premières armes à feu, etc.) sur la mêlée (corps à corps). Une partie importante de l’aristocratie y est décimée et une part essentielle de territoire passe sous la coupe des Anglais. (voir carte)

Charles VII

Portrait du roi Charles VII par Jean Fouquet.

En 1418, le dauphin, futur Charles VII (1403-1461), que l’on connaît grâce au tableau du peintre Jean Fouquet, échappe à la capture lors de la prise de Paris par les Bourguignons. Il se réfugie à Bourges où il se proclame lui-même régent du royaume de France, eu égard à l’indisponibilité de son père atteint de folie, resté à Paris et tombé au pouvoir de Jean sans Peur, duc de Bourgogne.

Le dauphin est probablement l’instigateur de l’assassinat de ce dernier sur le pont de Montereau le 10 septembre 1419. Avec dérision, on le surnomme « le petit roi de Bourges ». La présence de la Cour donnera un élan à cette ville comme centre des échanges et du commerce.

Considéré comme un homme des plus industrieux et des plus ingénieux, Jacques Coeur, se marie en 1420 avec Macée de Léodepart, fille d’un ancien valet de chambre du duc de Berry, devenu prévôt de Bourges. Sa belle-mère étant la fille d’un maître des monnaies, par son mariage, Jacques Cœur, se retrouve en 1427, avec deux associés, en charge d’un des douze bureaux de change que compte la ville. Sa position suscitera bien des jalousies. Après avoir été accusé de ne pas respecter la quantité de métal précieux contenu dans les pièces qu’il fabrique, il est arrêté et condamné en 1428, mais bénéficie rapidement d’une grâce royale.

Yolande d’Aragon devant la Vierge et l’enfant.

Bien que le traité de Troyes (1420) déshérite le dauphin du royaume de France au profit d’un cadet de la maison des Plantagenêts, Charles VII ne s’en proclame pas moins roi de France à la mort de son père le 21 octobre 1422. Chef de fait du parti armagnac, replié au sud de la Loire, il voit sa légitimité et sa situation militaire nettement s’arranger grâce à l’intervention de Jeanne d’Arc (1412-1431), opérant sous la protection bienveillante de la belle-mère du dauphin : Yolande d’Aragon (1384-1443), duchesse d’Anjou, reine de Sicile et de Naples. (Note 1)

Jeanne participe à la levée du siège d’Orléans et fait sacrer Charles VII, en juillet 1429, comme roi de France à Reims. Yolande d’Aragon noue des contacts avec les Bourguignons préparant la paix et introduit Jacques Coeur à la cour royale. (Note 2)

Une chronique de l’époque dit d’elle qu’elle était considérée « comme la plus sage et la plus belle princesse de la chrétienté ». Selon son petit-fils Louis XI, elle avait « un cœur d’homme dans un corps de femme ».

Voyage au Levant

En 1430, Jacques Cœur, déjà réputé comme un homme « plein d’industrie et de haut engin, subtil d’entendement et haut comprendre ; et toutes choses, si haut fussent-elles, sachant conduire par son travail » (Note N° 3), se lance dans le commerce en créant, avec Barthélémy et Pierre Godard, deux notables de Bourges,

« une société en tout fait de marchandise et mesmement au fait du roy notre seigneur, de monseigneur le dauphin et autres seigneurs, et en toutes autres choses dont ilz pourraient faire proufitt ».

En 1431, Jeanne d’Arc, livrée aux Anglais par les Bourguignons, est brûlée vive à Rouen. Un an plus tard, en 1432, Jacques Cœur se rend au Levant. Diplomate et humaniste, Cœur y va en tant qu’observateur des coutumes ainsi que de la vie économique et politique.

Son navire, cabotant d’un port à l’autre, en longeant la côte d’Italie aussi près que possible, contourne la Sicile et arrive à Alexandrie en Egypte, à l’époque une ville imposante de 70 000 habitants où s’agitent des milliers de navires syriens, chypriotes, génois, florentins et vénitiens.

Port d’Alexandrie au XVIe siècle.

Au Caire, il découvre des trésors inconnus chez nous arrivant de Chine, d’Afrique et d’Inde par la mer Rouge. Autour du Palais du Sultan, des marchands arméniens, géorgiens, grecs, éthiopiens et nubiens proposent des pierres précieuses, de la soie, des parfums, des soieries et des tapis. Les rives du Nil sont plantées de cannes et les entrepôts regorgent de sucre et d’épices.

Vendre de l’argent à prix d’or

« Gros de roi », dit de Jacques Coeur. Pièce en argent, fabriquée à Lyon, émise en 1447.

Pour comprendre la stratégie financière de Jacques Cœur, quelques mots sur le bimétallisme. A l’époque, chez nous, contrairement à la Chine, la monnaie papier n’était pas d’usage. En Occident, tout se payait en pièces métalliques, et avant tout en or.

D’après Hérodote, c’est au VIe siècle avant J.-C., que Crésus aurait émis une monnaie d’argent et une monnaie d’or pur. Sous l’Empire romain, cette pratique avait perduré. Cependant, en Occident, si l’or se faisait rare, les mines de plomb argentifère y étaient prospères.

A cela s’ajoute qu’au Moyen Âge, l’Europe connaît une augmentation considérable des quantités d’argent métal en circulation du fait de nouvelles mines découvertes en Bohême. Le problème, c’est qu’en France, la production nationale ne suffisait point pour satisfaire les besoins du marché intérieur. Par conséquence, elle se voyait obligée d’utiliser son or pour acheter ce qui manquait à l’étranger, ce qui faisait partir l’or hors des frontières.

Selon les historiens, lors de son voyage en Egypte, Cœur observa que les femmes s’y habillaient des draps les plus fins et portaient des chaussures ornées de perles ou de joyaux d’or. En plus, elles adoraient ce qui était à la mode ailleurs, notamment en Europe. Par ailleurs, Cœur connaissait l’existence de mines d’argent et de cuivre mal exploitées dans le Lyonnais et ailleurs en France.

L’historien George Bordonove, dans « Jacques Cœur, trésorier de Charles VII », estime que l’argentier, ancien agent de change, a dû rapidement constater que les Egyptiens, préféraient «  bizarrement, l’argent à l’or, troquant l’un contre l’autre à poids égal », alors qu’en Europe, le taux de change établissait 15 volumes d’argent contre un volume d’or…

En clair, il se rendit à l’évidence que la région « regorgeait d’or » et que la cote de l’argent y était très avantageuse. L’opportunité d’enrichir son pays en obtenant un prix « en or » pour l’argent et le cuivre extrait des mines françaises, a dû lui apparaître comme une simple évidence.

A cela s’ajoute qu’en Chine, seul l’argent a cours. En d’autres termes, le monde arabo-musulman a l’or, mais manque d’argent pour son commerce avec l’Extrême-Orient, d’où son intérêt à s’en procurer en Europe…

Liban, Syrie, Chypre

Mosquée des Omeyyades à Damas.

Cœur se rend ensuite, via Beyrouth, à Damas en Syrie, à l’époque de loin le plus gros centre de commerce entre l’Orient et l’Occident.

La ville est réputée pour ses soieries à figures (les damas), ses voiles de gaze légers, ses confitures et ses essences de rose. Les tissus d’Orient eurent beaucoup de succès, dans les vêtements de luxe.

L’Europe se fournissait en mousseline de soie et d’or venant de Mossoul, de damasquins aux motifs tissés venant de Perse ou de Damas, de soies à décor de figurines nommées baldacchino, de draps à fond rouge ou noir ornés d’oiseaux bleus et or, venant d’Antioche, etc…

Par la « Route de la soie » arrivent également les tapis perses et les céramiques d’Asie. Le voyage se poursuit vers un autre grand entrepôt maritime des Routes de la soie : Chypre, une île dont le cuivre avait offert une prospérité exceptionnelle aux civilisations minoenne, mycénienne et phénicienne.

Tout ce que l’Occident produisait de meilleur se troquait ici contre l’indigo, la soie et les épices.

Gênes et Venise

Lors de son voyage, Cœur va également découvrir les empires maritimes de Venise et de Gênes, chacun disposant de protections d’un Vatican dépendant de ces puissances financières.

Les premiers, pour justifier leur juteux trafic avec les Musulmans affirmaient que « avant d’être chrétien », ils étaient Vénitiens…

Comme l’Empire britannique par la suite, les Vénitiens promouvaient le libre échange total pour soumettre leurs victimes, tout en appliquant un dirigisme féroce chez eux et des taxes prohibitives aux autres. Tout artiste ou personne divulguant un savoir faire vénitien subissait des conséquences terribles.

Venise, avant poste de l’Empire byzantin et fournisseur de la Cour de Constantinople, une ville de plusieurs millions d’habitants, développe la teinture des étoffes, fabrique des soieries, des velours, des articles de verre et de cuir, sans oublier les armes. Son arsenal fait travailler seize mille ouvriers.

Port de Gênes.

Sa rivale, Gênes, disposant de marins très capables et des techniques financières d’avant garde, avait colonisé le Bosphore et la mer Noire d’où affluaient des trésors de Perse et de Moscovie. Elles pratiquaient en plus, sans vergogne, la traite des esclaves, une pratique qu’ils transmettront aux Espagnols et surtout aux Portugais en position de monopole sur le commerce avec l’Afrique.

Évitant l’affrontement direct avec de telles puissances, Cœur se montre fort discret. La difficulté était triple : suite à la guerre, la France manquait de tout ! Elle n’avait ni numéraire, ni production, ni armes, ni navires, ni infrastructures !

A tel point que le grand axe commercial d’Europe s’était déplacé vers l’Est. Au lieu d’emprunter l’itinéraire du Rhône et de la Saône, les marchands passaient par Genève, et remontaient le Rhin pour se rendre à Anvers et Bruges. A cela s’ajoutera bientôt une autre difficulté : une ordonnance royale interdira l’exportation de métaux précieux ! Mais quels immenses profits pouvait tirer le Royaume de l’opération.

Les Conciles

Concile de Constance (1414-18).

Dès son retour du Levant, l’histoire de France s’accélère. Tout en préparant les réformes économiques qu’il souhaite, Jacques Cœur s’implique dans les grands enjeux de l’époque. Par son frère Nicolas Cœur, le futur évêque de Luçon, il jouera un rôle important dans le processus entamé par les humanistes visant, face à la menace turque, à unifier l’église d’Occident.

En effet, depuis 1378, il y avait deux papes, le premier à Rome, et le second à Avignon. Plusieurs conciles tentent alors de surmonter les divisions. Nicolas Cœur y assiste. D’abord, celui de Constance (1414 à 1448), suivi de celui de Bâle (1431) qui, après des interruptions, sera transféré, et ne se clôtura qu’à Florence (1439) établissant une « union » doctrinale entre les églises d’Orient et d’Occident avec un décret qui est lu en grec et en latin, le 6 juillet 1439, dans la cathédrale Santa Maria del Fiore, c’est-à-dire sous la coupole du dôme de Florence, construite par Brunelleschi.

Le panneau central du polyptyque de Gand (1432) peint par le peintre diplomate Jan Van Eyck sur le thème du Lam Gods (l’Agneau de Dieu ou Agneau mystique), symbole du sacrifice du fils de Dieu pour la rédemption des hommes et capable de réunifier une église déchirée par des différences internes. D’où la présence, à droite, des trois papes, ici unis devant l’agneau. Van Eyck exécuta également le portrait du cardinal Niccolo Albergati, un des instigateurs du Concile de Florence ainsi que celui du Chancelier Rolin, un des artisans de la Paix d’Arras en 1435.

La paix d’Arras

Proclamation, à Reims, de la Paix d’Arras.

Pour y arriver, les humanistes se concentrent sur la France. D’abord ils vont réveiller Charles VII. Après les victoires arrachées par Jeanne d’Arc, le temps n’est-il pas venu de reconquérir les territoires perdus sur les Anglais ? Cependant, Charles VII sait qu’une paix avec les Anglais, passe d’abord par une réconciliation avec les Bourguignons. Il entame donc des négociations avec Philippe le Bon, duc de Bourgogne.

Celui-ci n’attend plus rien des Anglais et souhaite se consacrer au développement de ses provinces. La paix avec la France est pour lui une nécessité. Il accepte donc de traiter avec Charles VII, ce qui ouvre, en 1435, la voie à la conférence d’Arras.

Celle-ci est la première conférence européenne sur la paix. Outre le Royaume de France, dont la délégation est menée par le duc de Bourbon, le maréchal de La Fayette et le connétable Arthur de Richemont, et la Bourgogne, conduite par le duc de Bourgogne en personne et le Chancelier Rolin, elle réunit l’empereur Sigismond de Luxembourg, le médiateur Amédée VIII de Savoie, une délégation anglaise, ainsi que les représentants des rois de Pologne, de Castille et d’Aragon. Bien que les Anglais quittent les pourparlers avant la fin, grâce à l’habilité du savant Aenéas Silvius Piccolomini (futur pape Pie II) ainsi que celle d’un cardinal de Chypre, porte-parole du Concile de Bâle, la signature du Traité d’Arras de 1435 permet la conclusion d’un accord de paix entre les Armagnacs et les Bourguignons, c’est-à-dire à la première étape mettant fin à la guerre de Cent Ans.

Entre-temps, le Concile de Bâle, qui s’était ouvert en 1431, va traîner en longueurs sans aboutir et le 18 septembre 1437, le pape Eugène IV, conseillé en cela par le cardinal philosophe Nicolas de Cues et arguant de la nécessité de tenir un concile d’union avec les orthodoxes, transfère le concile de Bâle à Ferrare et ensuite Florence. Seuls restent à Bâle les prélats schismatiques. Furieux, ils « suspendent » Eugène IV et désignent comme nouveau pape le duc de Savoie, Amédée VIII, sous le nom de Félix V. Cet « antipape » obtient peu de soutien politique. L’Allemagne reste neutre et en France, Charles VII se limite à assurer à son royaume un grand nombre de réformes décrétées à Bâle par la Pragmatique Sanction de Bourges du 13 juillet 1438.

Argentier du roi et grand commis d’Etat

Un des couloirs du Palais Jacques Cœur à Bourges. Le toit, sous forme de coque de navire, témoigne de sa grande passion pour les affaires maritimes.

En 1438, Cœur devint Argentier de l’hôtel du roi. L’Argenterie ne s’occupait pas des finances du Royaume. C’était plutôt une sorte d’économat chargé de répondre à tous les besoins du souverain, de ses serviteurs et de la Cour, pour leur vie quotidienne, leur habillement, leur armement, les armures, les fourrures, les tissus, les chevaux, etc.

Cœur va approvisionner la Cour avec tout ce qu’on ne pouvait ni trouver ni fabriquer chez nous, mais qu’il pouvait faire venir d’Alexandrie, de Damas et de Beyrouth, à l’époque des points nodaux majeurs de la Route de la soie terrestre et maritime où il installe ses agents commerciaux, ses « facteurs ».

Suite à cela, en 1439, après avoir été nommé maître des monnaies de Bourges, Jacques Cœur, devient, suite à la reprise de cette ville, maître des monnaies à Paris, et enfin, en 1439, l’argentier du Roi. Son rôle consiste alors à assurer les dépenses quotidiennes du souverain, ce qui le conduit à consentir des avances au Trésor et à contrôler les circuits d’approvisionnement de la Cour.

Ensuite, pour y lever l’impôt, le Roi le nomme, en 1441, commissaire aux États de Languedoc. Souvent, Cœur établit l’impôt sans jamais plomber la dynamique de la reconstruction. Et en cas de difficulté extrême, il prêtera même de l’argent, à taux bas et à long terme, à ceux qui doivent l’acquitter.

Anobli, Cœur devient en 1442 le conseiller stratégique du Roi. Il acquiert un terrain au centre de Bourges pour y construire sa « grant’maison », le Palais de Jacques Cœur. Cet édifice magnifique, doté de cheminées dans toutes les pièces et d’une étuve pour la toilette, a survécu aux siècles mais Coeur y a peu résidé.

Cœur est un véritable commis d’État investi de larges pouvoirs : recouvrir impôts et taxes et négocier pour le compte du roi des accords politico-économiques. Arrivé au sommet, Cœur est désormais dans la position idéale pour étendre son projet longuement mûri.

Gouverner la finance

Le 25 septembre 1443, la Grande Ordonnance de Saumur, promulguée à l’instigation de Jacques Cœur, assainira les finances de l’État.

Comme le relate Claude Poulain dans sa biographie Jacques Coeur :

« En 1444, après l’affirmation du principe fondamental que le roi seul disposait du droit de lever des impôts, mais que ses finances propres ne devaient pas être confondues avec celles du royaume, était édicté un ensemble de mesures qui touchait les Français à tous les niveaux ».

Parmi celles-ci :

« les roturiers, possesseurs de fiefs nobles, se voyaient contraints de payes des indemnités ; les nobles ayant reçu des seigneuries appartenant préalablement au domaine royal, seraient désormais contraints de participer aux charges de l’Etat, sous peine, là encore, de saisie ; enfin, on organisait les services financiers du royaume avec à leur tête un comité du budget formé de fonctionnaires de hauts grades, ’Messieurs des Finances’. »

Or, le Conseil du roi de 1444, dirigé par Dunois, est composé presque exclusivement de roturiers (Jacques Coeur, Jean Bureau, Étienne Chevalier, Guillaume Cousinot, Jouvenel des Ursins, Guillaume d’Estouteville, Tancarville, Blainville, Beauvau et le maréchal Machet). La France se relève et connaît la prospérité.

Si les finances se redressent, c’est avant tout grâce aux investissements stratégiques dans les infrastructures, l’industrie et le commerce. C’est la relance de l’activité, qui permet de faire entrer l’impôt. En 1444 il installe le nouveau Parlement du Languedoc en relation avec l’archevêque de Toulouse et, au nom du Roi, préside les États Généraux.

Un plan d’ensemble

En réalité, les différentes opérations de Jacques Cœur, parfois considérées à tort comme motivées exclusivement par sa cupidité personnelle, forment un plan d’ensemble qu’on qualifierait de nos jours de « connectivité » et au service de « l’économie physique ».

Il s’agit d’équiper le pays et son territoire, notamment grâce à un vaste réseau d’agents commerciaux opérant aussi bien en France qu’à l’étranger à partir des grandes cités marchandes d’Europe (Genève, Bruges, Londres, Anvers, etc.), du Levant (Beyrouth et Damas) et de l’Afrique du Nord (Alexandrie, Tunis, etc.), afin de favoriser des échanges gagnant-gagnant, tout en veillant au réinvestissement d’une partie des bénéfices dans l’amélioration de la productivité nationale : mines, métallurgie, armes, construction navale, formation, ports, routes, fleuves, sériciculture, filature et teinture d’étoffes, papier, etc.

Les mines

Sites miniers autour de Lyon.

Il s’agissait des mines d’argent de Pampailly, à Brussieu, au sud de l’Arbresle et de Tarare, à 25 kilomètres à l’ouest de Lyon, acquis et exploité dès 1388 par Hugues Jossard, un juriste Lyonnais. Elles étaient très anciennes, mais leur exploitation normale avait été fortement perturbée pendant la guerre. A cela s’ajoutait celles de Saint-Pierre-la-Palud et de Joux, ainsi que la mine de Chessy dont le cuivre servira aussi la production d’armement.

Jacques Cœur les rendra fonctionnelles. A proximité des mines, des « martinets », c’est-à-dire des hauts fourneaux chauffés au charbon de bois, transforment le minerai en lingots. Cœur fait venir des ingénieurs, et des ouvriers qualifiés d’Allemagne, à l’époque une région très en avance sur nous dans ce domaine. Cependant, sans système de pompage, l’exploitation des mines n’est pas une sinécure.

Sous la direction de Jacques Cœur, les ouvriers bénéficient de salaires et d’un confort absolu­ment uniques à l’époque. Chaque couchette avait son lit de plumes ou son matelas de laine, un oreiller, deux paires de draps de toile, des couvertures, un luxe alors plus qu’insolite. Les dortoirs étaient chauffés.

La nourriture était d’une rare qualité : pain contenant quatre cinquièmes de froment pour un cinquième de seigle, viande en grande quantité, œufs, fromages, poissons et le dessert comprenait des fruits exotiques : figues et noix par exemple. Un service social était organisé : hospitalisation gratuite, soins dispensés par un chirurgien de Lyon qui tenait « en cure » les victimes d’accidents. Chaque dimanche, un curé des environs venait spécialement célébrer une messe pour les mineurs. En revanche, les ouvriers étaient tenus à une discipline draconienne, faisant l’objet d’une réglementation en cinquante trois articles, qui ne laisse rien au hasard.

Les ports de Montpellier et de Marseille

Dès son retour du Levant, en 1432, Jacques Coeur avait choisi de faire de Montpellier le centre névralgique de ses opérations.

En principe, il était interdit aux Chrétiens de commercer avec les Infidèles.

Mais Montpellier, grâce à une bulle du pape Urbain V (1362-1370) avait obtenu le droit d’envoyer chaque année des « nefs absoutes » en Orient. Jacques Cœur obtiendra du pape qu’elle s’étende à l’ensemble de ses navires. Eugène IV, par la dérogation du 26 août 1445, lui accordera cet avantage, permission renouvelée en 1448 par le pape Nicolas V.

Il faut savoir qu’à l’époque, seul Montpellier, au milieu de l’axe est-ouest reliant la Catalogne aux Alpes (la voie domitienne romaine) et dont les avant-ports s’appelaient Lattes et Aigues-Mortes, dispose d’un hinterland (arrière-pays) doté d’un réseau conséquent de routes à peu près carrossables, une situation exceptionnelle pour l’époque.

En 1963, on a découvert qu’à l’emplacement du village de Lattes (17000 habitants), à 4 km au sud de l’actuelle Montpellier et sur le fleuve Lez, se trouva dès l’Antiquité une cité portuaire étrusque du nom de Lattara, selon certains le premier port d’Europe occidentale.

Cette cité s’érige au cours du dernier tiers du VIe siècle av. JC. Sont alors construites à la fois une enceinte et des maisons en pierre et en brique. Des objets originaux et des graffitis en langue étrusque — les seuls connus en France — ont suggéré l’hypothèse que des courtiers venus d’Étrurie auraient joué un rôle dans la création et l’urbanisation rapide de l’agglomération.

Maquette du port étrusque de Lattara, fondé au VIe siècle avant JC et selon certains le premier port d’Europe occidentale. (Aujourd’hui commune de Lattes, à 4 km au sud de Montpellier).

Commerçant avec les Grecs et les Romains, Lattara est un port gaulois très actif jusqu’au IIIe siècle après JC. Puis les accès maritimes changent et la ville va connaître un engourdissement.

Au XIIIe siècle, sous l’impulsion des Guilhem, seigneurs de Montpellier, le port de Lattes reprend de l’activité pour retrouver sa splendeur lorsque Jacques Cœur y installe ses entrepôts au XVe siècle.

Quant au port d’Aigues-Mortes, aménagé de fond en comble par Saint-Louis au XIIIe siècle pour les départs en croisades, il fut également un des premiers de France. Et pour relier l’ensemble, Saint-Louis creusa le canal dit « de la Radelle » (aujourd’hui canal de Lunel), qui, partait d’Aigues-Mortes, traversait l’étang de Mauguio jusqu’au port de Lattes. Cœur remettra en état de fonctionnement cet ensemble fluvio-portuaire, notamment en construisant Port Ariane à Lattes.

La voie domitienne.

Tous ces éléments disparates deviendront les siècles suivants un réseau efficace articulé autour du Canal du Rhône à Sète, prolongation naturelle du Canal de Midi entrepris par Jean-Baptiste Colbert. (voir carte)

Coeur intéressera les municipalités à son entreprise et tira Montpellier de sa léthargie séculaire. A l’époque la ville ne dispose pas de marché ni de bâtiments couverts pour la vente. Font défaut également : des changeurs, des armateurs et autres négociants de draps et toiles.

Montpellier : résidence de Jacques Cœur, actuellement Hôtel des Trésoriers de la Bourse.

Tout un quartier marchand et d’entrepôts lui doit sa création, c’est la Grande Loge des Marchands, sur le modèle de ce qui se faisait à Perpignan, Barcelone ou Valence.

De nombreuses maisons de Béziers, Vias ou Pézenas lui appartiennent également, mais aussi des demeures à Montpellier, dont l’Hôtel des Trésoriers de France qui, dit-on, était surmonté d’une tour si haute que Jacques Cœur pouvait y voir arriver ses navires au Port de Lattes.

Pourtant, vieille cité marchande et industrielle, Montpellier hébergeait depuis longtemps des Italiens, des Catalans, des musulmans et des juifs qui bénéficiaient d’une tolérance et d’une compréhension rare à l’époque. L’on comprend mieux pourquoi François Rabelais, au XVIe siècle, s’y sentait tellement chez lui. Port de Marseille.

Port de Marseille.

L’arrière-pays y était riche et laborieux. L’on y produisait du vin et de l’huile d’olive, c’est-à-dire des denrées exportables. De ses ateliers sortaient des cuirs, des couteaux, des armes, des émaux et surtout des articles de draperie.

A partir de 1448, confronté aux limites du dispositif et à l’envasement constant des infrastructures portuaires, Cœur installa l’un de ses fondés de pouvoir, le navigateur et diplomate Jean de Villages, son neveu par alliance, dans le port voisin de Marseille, c’est-à-dire en dehors du royaume, chez le Roi René d’Anjou, là où les opérations portuaires étaient plus aisées, un port profond, protégé du Mistral par des collines, des magasins au bord de l’eau et surtout des avantages fiscaux.

L’essor que Jacques Cœur avait donné à Montpellier, Jean de Villages, pour le compte de Coeur, le donna aussitôt à Marseille.

Hôtel de Varenne à Montpellier.

La construction navale

Qui dit bons ports, dit navires de haute mer !

Or, à l’époque, la France sait au mieux construire quelques chalands fluviaux et des bateaux de pêche.

Pour se doter d’une flottille de navires hauturiers, Cœur commande une « galéasse » (modèle perfectionné de « galère » antique, à trois mâts et avant tout conçu pour l’abordage) aux arsenaux de Gênes.

Les Génois, qui n’y voyaient qu’un profit immédiat, découvrent rapidement que Cœur fait copier les formes et dimensions de leur navire par les charpentiers locaux d’Aigues Mortes !

Furibards, ils débarquent sur le chantier naval et le récupèrent, faisant valoir que les marchands languedociens n’avaient pas le droit d’armer des navires et de commercer sans l’accord préalable du Doge de Venise !

Vitrail d’un navire (une caraque) au Palais de Jacques Cœur à Bourges.

Après des négociations compliquées, mais avec l’appui de Charles VII, Cœur récupère son bateau. Cœur laisse alors passer la tempête durant quelques années. Plus tard, sept grands navires sortiront du chantier d’Aigues-Mortes, dont « La Madeleine » sous le commandement de Jean de Villages, un grand marin et son fidèle lieutenant.

A en juger par le vitrail et le bas-relief au Palais de Cœur à Bourges, il s’agit plutôt de caraques, navires des mers du Nord dotés d’une grande voile carré et d’un tonnage nettement supérieur aux galéasses. Ce n’est pas tout !

Ayant parfaitement compris que la qualité d’un navire dépend de la qualité du bois avec lequel on le construit, Cœur, avec l’autorisation du Duc de Savoie, fera venir son bois de Seyssel. Les grumes sont acheminées par le Rhône, en flottage, puis dirigées vers Aigues-Mortes par le canal qui reliait cette ville au fleuve.

Les équipages

Restait à résoudre un dernier problème : celui des équipages. La solution qu’y apporta Jacques Cœur apparut comme révolutionnaire ; par privilège du 22 janvier 1443, il obtint de Charles VII l’autorisation d’embarquer de force, moyennant juste salaire, les « personnes oiseuses vagabondes et autres caïmans », qui rôdaient dans les ports.

Pour comprendre à quel point une telle institution était bienfaisante à l’époque, il faut se rappeler que la France était mise à feu et à sang par des bandes de pillards, les routiers, les écorcheurs, les retondeurs, jetés sur le pays par la guerre de Cent Ans. Comme toujours, Cœur se comporte non seulement selon son intérêt personnel, mais selon l’intérêt général de la France.

Route de la soie

Citadelle du Caire.

Disposant maintenant d’une puissance financière, de ports et de navires, Cœur, en organisant des échanges commerciaux gagnant-gagnant, fera participer à sa façon la France à la Route de la soie terrestre et maritime de l’époque. En premier lieu, il organise « une détente, une entente et une coopération » avec les pays du Levant.

Après que des incidents diplomatiques avec les Vénitiens aient conduit le Sultan d’Égypte à confisquer leurs biens et à fermer son pays à leur commerce, Jacques Cœur, bon seigneur, mais aussi en charge d’un Royaume qui reste dépendant de Gênes et Venise pour leurs fournitures en armes et en matières premières stratégiques, fera intervenir ses agents sur place pour clore l’incident.

Voyant venir d’autres conflits potentiels capables de perturber sa stratégie, et éventuellement inspiré par les grandes missions diplomatiques chinoises de l’amiral Zheng He en Afrique à partir de 1405, il convainc le roi d’envoyer un ambassadeur au Caire en la personne de Jean de Villages, son fidèle lieutenant.

Ce dernier remet alors au Sultan les diverses lettres dont il était porteur. Flatté, ce dernier lui remet une réponse au roi Charles VII :

« Ton ambassadeur, homme d’honneur, gentilhomme, lequel tu nommes Jean de Villages, est venu à la mienne Porte Sainte, et m’a présenté tes lettres avec le présent que tu m’as mandé, et je l’ai reçu, et ce que tu m’as écrit que tu veux de moi, je l’ai fait. Ainsi ai-je fait une paix à tous les marchands pour tous mes pays et ports de la marine, comme ton ambassadeur m’a su demander… Et je mande à tous les seigneurs de mes terres, et spécialement au seigneur d’Alexandrie, qu’il fasse bonne compagnie à tous les marchands de ta terre, et sur tous les autres ayant liberté en mon pays, et qu’il leur soit fait honneur et plaisir ; et quand sera venu le consul de ton pays, il sera à la faveur des autres consuls bien haut… je te mande, par ledit ambassadeur, un présent, c’est à savoir du baume fin de notre sainte vigne, un beau léopard et trois écuelles (coupes) de porcelaine de Chine, deux grands plats de porcelaine décorée, deux bouquets de porcelaine, un lave-mains, un garde-manger de porcelaine décorée, une jatte de fin gingembre vert, une jatte de noyau d’amendes, une jatte de poivre vert, des amandes et cinquante livres de notre fin bamouquet (baume fin), un quintal de sucre fin. Dieu te mène à bon sauvement, Charles, Roy de France. »

La Syrie a été pionnière en termes de sériciculture à telle point qu’on nomme « damas » toute étoffe de soie, de couleur monochrome avec une armure satin, faisant ressortir un contraste de brillance entre le fond et le dessin formé par le tissage.
  • Vers l’Orient, Cœur exporte des fourrures, des cuirs, et surtout des draps de toute sorte, notamment les draps de Flandre et les toiles de Lyon. Ses « facteurs » proposent aussi aux égyptiennes des robes, des manteaux, des coiffures, des parures et des joyaux sortis de nos ateliers. Viennent ensuite les vanneries de Montpellier, l’huile, la cire, le miel et des fleurs d’Espagne pour la fabrication de parfums.
  • Du Proche-Orient, il recevait des soies de Damas (Syrie) ramagées à figures d’animaux, des étoffes de Boukhara (Ouzbékistan) et de Bagdad (Irak) ; du velours ; des vins des îles ; du sucre de canne ; les métaux précieux ; l’alun ; l’ambre ; le corail ; l’indigo de Bagdad ; la garance d’Egypte, la gomme laque, des parfums que lui rapportaient l’essence des fleurs qu’il avait exportées, des épices – poivre, gingembre, girofle, cannelle, des confitures, des noix de mus­cades, etc.
  • De l’Extrême-Orient, par la mer Rouge ou par des caravanes venues de l’Euphrate et du Turkestan, lui parvenaient : l’or du Soudan, la cannelle de Madagascar, l’ivoire d’Afrique, les soie d’Inde, les tapis de Perse, les parfums de l’Arabie – que plus tard évoquera Shakespeare dans Macbeth -, les pierres précieuses des Indes et d’Asie centrale, le lapis-lazuli, les perles de Ceylan, les porcelaines et le musc de Chine, les plumes d’autruche du noir Soudan.

Les manufactures

Comme on l’a vu dans le cas des mines, Cœur n’hésite pas à attirer en France des étrangers possédant un savoir-faire précieux pour y lancer des projets, mettre en œuvre des procédés innovants et surtout former du personnel. A Bourges, il s’associe avec les frères Balsarin et Gasparin de Très, des armuriers originaires de Milan. Après les avoir convaincus de quitter l’Italie, il leur installa des ateliers à Bourges leur permettant de former une main-d’œuvre qualifiée. La région de Bourges reste à ce jour un centre majeur de production d’armements.

Alors que ce n’est que le tout début de l’imprimerie en Europe, à Rochetaillée, sur la Saône et près de Lyon, Cœur achète un moulin à papier.

Le livre des propriétés des choses, Teinturiers au travail, manuscrit copié et peint à Bruges, achevé en 1482. Londres, British Library © The British Library Board/Leemage.

A Montpellier, il s’intéresse aux teintureries, naguère réputées (en raison de la culture de la garance, cette plante s’étant acclimatée en Languedoc) qui périclitaient. L’on comprend plus facilement pourquoi Cœur fait acheter par ses agents de l’indigo, des graines de kermès et autres substances colorantes. Il s’agit de relancer la fabrication des draps, notamment ceux d’écarlate naguère très recherchés.

C’est dans ce but qu’il fait construire, à proximité de l’enceinte, une fontaine, la Font Putanelle, au service de la population et des teinturiers.

A Montpellier, pour les expéditions maritimes, il s’associe également à des affréteurs florentins installés dans la ville.

Par leur intermédiaire, Coeur, en se rendant personnellement à Florence en 1444, fait enregistrer, aussi bien son associé Guillaume de Varye, que son propre fils Ravand, comme membres de « L’Art de la soie », cette prestigieuse corporation florentine dont seuls les membres sont autorisés à produire de la soie à Florence.

Coeur s’associe, comme souvent il le fit en France, cette fois à Niccolo Bonnacorso et aux frères Marini (Zanubi et Guglielmo). La manufacture, dans laquelle il possède la moitié des parts, fabrique, organise et contrôle la production, les filatures, le tissage et la teinture des toiles de soie.

L’on croit savoir que Coeur était également copropriétaire d’une fabrique de draps d’or à Florence, associé dans certaines affaires avec les Médicis, les Bardi, les Bucelli, banquiers et marchands. Il l’était également avec des genevois et des brugeois.

Une force agissante

Pour écouler ses marchandises en France et sur le continent européen, Jacques Cœur organise un vaste réseau de distribution. A une époque où les routes praticables sont extrêmement rares, ce n’est pas tâche facile. La plupart des chemins ne sont guère que des sentiers élargis ou des pistes peu fonctionnelles remontant aux Gaulois.

Cœur, qui se dote de ses propres écuries pour le transport terrestre, rénove et élargit le réseau, supprime les péages intérieurs sur les routes et les fleuves, tout en rétablissant la collecte (abandonnée pendant la guerre de Cent Ans) des impôts (la taille, le fouage, la gabelle) permettant de renflouer les finances publiques.

Le réseau de Jacques Cœur est essentiellement piloté à partir de Bourges. A partir de là, au niveau français, l’on pouvait parler de trois axes majeurs : le nord-sud étant Bruges-Montpellier, l’est-ouest étant Lyon-Tours. A cela s’ajoutait la vieille route romaine reliant l’Espagne (Barcelone) aux Alpes (Briançon) en passant par le Languedoc.

De Bourges, par exemple, on avait transféré l’Argenterie, au service de la Cour, à Tours. Normal, puisque, à partir de 1444, Charles VII se fixe dans un petit château à côté de Tours, celui de Plessis-les-Tours. Ainsi, c’est à l’Argenterie de Tours qu’on va stocker les produits exotiques dont la Cour était friande. Cela n’empêchait pas ces marchandises de repartir vers Bruges, vers Rouen ou d’autres villes du Royaume.

Des comptoirs existaient aussi à Orléans, à Loches, au Mans, à Nevers, à Issoudun et à Saint-Pourçain, berceau de la famille Cœur, mais également à Fangeaux, Carcassonne, Toulouse, Bordeaux, Limoges, Thouars, Saumur, Angers et Paris.

A Orléans et à Bourges, on stockait le sel en provenance de Guérande, du marais vendéen et de la région rochelaise. A Lyon, celui de la Camargue et des salines languedociennes. Les transports fluviaux (sur la Loire, le Rhône, la Saône et la Seine) doublaient les charrois routiers.

La grande grue de Bruges. Miniature du début du XVIe siècle.

Jacques Coeur va relancer et favoriser les foires. Lyon, en raison de sa croissance rapide, de sa situation géographique et de sa proximité avec les mines de plomb argentifère et de cuivre, était un comptoir spécialement actif. Les marchandises y partaient pour Genève, l’Allemagne et les Flandres.

Montpellier recevait les produits du Levant. Cependant, des comptoirs étaient installés tout le long de la côte, de Collioure (à l’époque en Catalogne) à Marseille (chez le Roi René d’Anjou), et, dans l’arrière-pays, jusqu’à Toulouse, et le long du Rhône, en particulier à Avignon et à Beaucaire.

Pour le trafic du sel et, très certainement dans la perspective d’une extension du trafic maritime, un comptoir avait été créé à La Rochelle. Jacques Cœur avait également des « facteurs » à Saint-Malo, à Cherbourg et à Harfleur. Après la libération de la Normandie, ces trois centres prirent de l’importance et s’y joindra celui d’Exmes.

Dans le Nord-est, Reims et Troyes doivent être signalés. On y fabriquait des draps et des toiles. A l’étranger, le comptoir de Genève était de premier ordre, les foires et marchés de cette grande cité ayant déjà acquis un caractère international.

Cœur avait aussi une succursale à Bruges, où l’on ramenait les épices et les soieries du Levant, d’où l’on expédiait des draps et du hareng.

Villes membres de la Ligue Hanséatique.

La fortune de Bruges, comme de nombreuses villes de Flandres vient de l’industrie du drap. La cité est florissante, la puissance des marchands drapiers est considérable. Au XVe siècle, Bruges est un des poumons de la Ligue hanséatique qui réunit les villes portuaires du Nord de l’Europe.

La place de la bourse à Bruges au XVe siècle. A gauche, la factorie des Génois, à droite, en face, celle des Florentins.
Hof Blandelin à Bruges. Construit en 1435, l’édifice abrita dès 1466 la filiale de la Banque Médici

C’est à Bruges que sont traitées les relations d’affaires, que sont rédigés les contrats de prêts et d’assurance maritime. Après le drap, ce sont les industries de luxe qui lui assurent sa prospérité, avec les tapisseries. Par voie terrestre, on rallie Bruges à Montpellier en passant par Paris, en moins de trois semaines.

Entre 1444 et 1449, lors de la trêve de Tours pendant le conflit opposant la France aux Anglais, Jacques Cœur va essayer de bâtir la paix en nouant des liens commerciaux avec l’Angleterre.

Coeur y dépêche son représentant Guillaume de Mazoran. Son autre associé de confiance, Guillaume de Varye se fait livrer des draps de Londres en février 1449, un début de commerce. Il achète également du cuir, des draps et de la laine en Écosse. Une partie ira à La Rochelle, l’autre à Bruges.

A l’international, Cœur poursuit son expansion avec des antennes à Barcelone, à Naples, à Gênes où se forme un parti pro-français et à Florence.

En 1451, lors de son arrestation, Jacques Coeur dispose d’au moins 300 « facteurs » (associés, agents commerciaux, mandataires financiers et fondés de pouvoir), chacun responsable dans sa propre région de son comptoir respectif, mais également animant sur place des « factoreries », favorisant les rencontres et échanges de savoirs-faire entre tous les acteurs de la vie économique. Plusieurs milliers de personnes s’associent et coopèrent avec lui dans les affaires.

Réforme militaire et libération nationale

La création, par l’ordonnance du 8 avril 1448 des Francs-Archers par Charles VII, une armée populaire, mobilisable en cas de guerre.

Le bénéfice de ce commerce très lucratif, Cœur le mettra au service de son pays. Lorsqu’en 1449, à la fin de la trêve, les troupes anglaises sont livrées à elles-mêmes et survivent en pillant les zones qu’elles occupent, Agnès Sorel, la maîtresse du roi, Pierre de Brézé, le chef militaire ainsi que Jacques Cœur, incitent le roi à lancer l’offensive militaire pour libérer enfin l’ensemble du territoire.

Ce dernier déclare alors sans ambages :

« Sire, sous ombre de vous, je reconnais que j’ay de grands proufis et honneurs, et mesme, au pays des Infidèles, car, pour votre honneur, le souldan m’a donné sauf-conduit à mes galées et facteurs… Sire, ce que j’ai, est vôtre. »

On n’est plus en 1435, quand le roi n’avait pas un kopeck pour faire face aux défis stratégiques. Jacques Coeur, contrairement à d’autres grands seigneurs, selon un récit d’époque,

« offrit spontanément de prêter au roi une masse d’or et lui fournit une somme montant, dit-on, à 100 000 écus d’or environ pour l’employer à ce grand et nécessaire usage ».

Sous le conseil de Jacques Coeur et d’autres, Charles VII va procéder à une réforme militaire décisive.

Le 2 novembre 1439, aux États généraux réunis depuis octobre de la même année à Orléans, Charles VII ordonne une réforme de l’armée à la suite de la plainte des États généraux par rapport aux écorcheurs et leurs actions. Comme avait tenté de le faire Charles V (le sage) avant lui, il met en place un système d’armée permanente qui engagerait ces écorcheurs à plein temps contre les Anglais. La noblesse se met en travers de l’ordonnance du roi. En effet, elle a souvent recours aux compagnies d’écorcheurs pour ses propres intérêts et refuse que le roi seul soit à la base du recrutement de l’armée.

En février 1440, le roi découvre que les nobles complotent contre lui. Les contemporains ont donné le nom de Praguerie à cette révolte, en référence aux guerres civiles de la Bohême hussite, à Prague.

Ensuite, le 26 mai 1445, une ordonnance va discipliner et rationaliser l’armée sous la forme d’unités de cavaliers regroupées dans des Compagnies d’Ordonnances.

Il s’agit d’environ 10000 hommes organisés en 15 compagnies d’Ordonnance, confiées à des capitaines éprouvés. Ces compagnies, se subdivisaient en détachements de dix à trente lances que l’on affectait dans des garnisons, afin de protéger les habitants des villes et de patrouiller dans les campagnes.

Arbalétrier chargeant son arme.

Sur un territoire pareillement quadrillé par les précurseurs de notre gendarmerie moderne, le brigandage et la rapine cessa rapidement.

Bien que toujours issue de la noblesse, cette nouvelle formation militaire, constitue la première armée permanente à la disposition du roi de France. Auparavant, quand il voulait faire la guerre, le roi faisait appel à ses vassaux selon la coutume féodale du ban. Mais ses vassaux n’étaient obligés de le servir que pendant quarante jours. S’il voulait poursuivre la guerre, le roi devait recruter des compagnies de mercenaires, une plaie contre laquelle Machiavel mettra par la suite ses lecteurs en garde. Quand la guerre prenait fin, les mercenaires étaient congédiés. Ils se mettaient alors à piller le pays. C’est ce qui s’est passé au début de la guerre de Cent Ans, après les victoires de Charles V et Du Guesclin.

Ensuite, l’Ordonnance du 8 avril 1448, va mettre sur pied le corps des Francs-Archers. Le modèle des « francs archiers » royaux fut probablement pris sur la milice d’archers que les ducs de Bretagne levaient, par paroisse, depuis 1425. L’Ordonnance dispose que chaque paroisse ou groupe de cinquante ou quatre-vingts feux (foyers) doit armer, à ses frais, un homme équipé (arc ou arbalète, épée, dague, jaque et salade) qui doit s’entraîner chaque dimanche au tir à l’arc. En temps de paix, il reste chez lui et ne perçoit pas de solde, mais en temps de guerre, on le mobilise et il reçoit 4 francs par mois. Les Francs-Archers forment donc une armée de réserve, de caractère vraiment national.

Dans le même temps, le grand-maître de l’artillerie Gaspard Bureau et son frère Jean (Note N° 4), développent l’artillerie, avec des canons en bronze capables de tirer des boulets en fonte, des canons à main plus légers, ancêtres du fusil, et des canons très longs ou couleuvrines que l’on peut traîner sur des chariots et amener sur le champ de bataille.

Du coup, quand sonne l’heure de l’offensive, l’armée se met en ordre de bataille. De tout le pays, les Francs-Archers, composés de roturiers formés dans chaque région de France et non plus des nobles, se mettent à converger vers le Nord.

La guerre est lancée, et cette fois-ci, « la bourrasque changeait de coté ».

Sans merci, l’armée française, avec un armement au plus haut niveau, bousculait l’adversaire. C’est notamment le cas lors de la bataille de Formigny près de Bayeux, le 15 avril 1450.

C’est en quelque sorte un Azincourt à rebours puisque les pertes anglaises se montent à 80 % des effectifs engagés avec 4000 tués et 1500 prisonniers. Enfin, villes et places fortes rentrent dans le giron du Royaume !

Au secours d’un pape humaniste

Comme nous l’avons évoqué plus haut, le Concile de Bâle s’était conclu dans la discorde. D’un côté, avec l’appui de Charles VII et Jacques Cœur, Eugène IV est élu pape à Rome en 1431. De l’autre, à Bâle, une assemblée de prélats réunie en concile, cherche à veut s’imposer comme l’unique autorité légitime à diriger la Chrétienté. En 1439, le Concile prononcera la déchéance d’Eugène IV et désignera « son » propre pape : le duc de Savoie, Amédée VIII, qui avait abdiqué et s’était retiré dans un monastère. Il devient pape sous le nom de Félix V.

Son élection ne reposa que sur le soutien de théologiens ou docteurs des Universités mais sans celui d’une grande partie des prélats et des cardinaux.

En 1447, le roi Charles VII chargera Jacques Cœur d’intervenir pour le retour d’Eugène IV et le renoncement de Félix V. Avec une délégation, il se rendit alors à Lausanne auprès de Félix V. Alors que les entretiens se déroulent bien, Eugène IV décède. Alors que Félix V ne voit plus d’obstacles à son pontificat, le Conseil pontifical à Rome procède rapidement à l’élection d’un nouveau pape, le savant humaniste, Nicolas V (Tommaso Parentucelli).

Pour faire valoir l’intérêt de la France auprès de lui, Charles VII envoi Jacques Cœur à la tête d’une vaste délégation. Avant de pénétrer dans la ville éternelle, les Français forment un cortège.

Le défilé est somptueux : plus de 300 cavaliers, vêtus de couleurs vives et chatoyantes, portant armes et bijoux étincelants, montés sur des chevaux richement caparaçonnés, éblouissent et impressionnent tout Rome, à part les Anglais qui se verront doublés par les Français pour servir la mission du pape. Dès les premiers entretiens, Nicolas V fut charmé par Jacques Cœur. Légèrement malade, Cœur sera soigné par le médecin du pape. Grâce aux renseignements obtenus auprès du Pontife, notamment sur les limites des concessions à faire, la délégation de Cœur obtiendra par la suite le retrait de Félix V avec qui Cœur restera en bons termes.

Le Pape humaniste Nicolas V, fresque de Fra Angelico, un des peintres qu’il protégea. Fresque de la Chapelle Nicoline au Vatican.

Nicolas V, rappelons-le, fut une heureuse exception. Surnommé le « pape humaniste », il a connu à Florence, dans l’entourage de Cosme de Médicis, Leonardo Bruni (Note N° 5), Niccolò Niccoli (Note N° 6) et Ambrogio Traversari. (Note N° 7) Avec ce dernier et Eugène IV, dont il fut le bras droit, Nicolas V est l’un des artisans du fameux Concile de Florence qui avait scellé une « Union doctrinale » entre l’Eglise d’Occident et d’Orient. (Note N° 8)

Elu pape, Nicolas V augmentera considérablement la taille de la Bibliothèque vaticane. A sa mort, la bibliothèque renfermera plus de 16 000 volumes, soit plus que toutes les autres bibliothèques princières.

Il accueillera à sa Cour l’humaniste érudit Lorenzo Valla en tant que notaire apostolique. Les œuvres d’Hérodote, Thucydide, Polybe et Archimède seront réintroduites en Europe occidentale sous son patronage. L’un de ses protégés, Enoch d’Ascoli, découvrira un manuscrit complet des Opera minora de Tacite dans un monastère d’Allemagne. Outre ces derniers, il appellera à sa cour toute une série de savants et d’humanistes : l’érudit et ex-chancelier de Florence Poggio Bracciolini, l’helléniste Gianozzo Manetti, l’architecte Leon Battista Alberti, le diplomate Pier Candido Decembrio, l’helléniste Giovanni Aurispa, le cardinal-philosophe Nicolas de Cues, fondateur de la science moderne et Giovanni Aurispa le premier à avoir traduit l’œuvre complète de Platon du grec au latin.

Nicolas V donnera également des gages à ses puissants voisins : à la demande du roi Charles VII, Jeanne d’Arc sera réhabilitée.

Plus tard, dans les mauvais moments, lorsqu’il va se réfugier à Rome, Jacques Cœur sera reçu par Nicolas V comme un membre de sa famille.

Le coup d’Etat contre Jacques Coeur

La vie aventureuse de Jacques Cœur se termina comme dans un roman de cape et d’épée. Le 31 juillet 1451, Charles VII donna l’ordre d’arrêter son argentier. Il saisira ses biens, sur lesquels il préleva cent mille écus pour guerroyer.

S’ouvre alors l’un des plus scandaleux procès de l’histoire de France. La seule raison de ce procès est d’ordre politique. Par ailleurs, les haines des courtisans, surtout des nobles, s’étaient accumulées. En faisant de chacun d’eux un débiteur, Cœur, croyant s’en être fait des alliés, s’en fit de terribles ennemis. En lançant certaines productions nationales, il mit à mal les empires financiers génois, vénitiens mais aussi florentins qui voulurent éternellement s’enrichir en exportant les leurs, notamment la soie, vers la France. Un des plus acharnés, Otto Castellani, un marchand florentin, trésorier des finances de Toulouse mais installé à Montpellier et un des accusateurs que Charles VII nomma commissaire pour poursuivre Jacques Coeur, pratiqua la magie noire et transperça d’aiguilles une figurine en cire de l’argentier !

Enfin, sans doute Charles VII redoutait-il une collusion entre Jacques Cœur et son fils, le dauphin Louis, futur Louis XI, qui suscitait contre lui intrigue sur intrigue.

En 1447, suite à une altercation avec Agnès Sorel, le Dauphin avait été chassé de la Cour par son père et il ne le reverra jamais. Jacques Cœur prêtera de l’argent au dauphin avec lequel il gardera le contact par l’intermédiaire de Charles Astars qui s’occupait des comptes de ses mines.

« Commerce avec les infidèles », « Lèse majesté » « exportation de métaux », et bien d’autres prétextes, les motifs avancés pour le jugement et la condamnation de Jacques Cœur n’ont guère d’intérêt. Ils ne constituent qu’une façade judiciaire. La procédure s’ouvre sur une dénonciation qui fut presque ­aussitôt reconnue calomnieuse.

Tombeau d’Agnès Sorel, Collégiale Saint-Ours à Loches.

Une certaine Jeanne de Mortagne accuse Jacques Cœur d’avoir empoisonné Agnès Sorel, maîtresse et favorite du roi, décédée le 9 février 1450. Cette accusation est invraisemblable et dénuée de tout fondement sérieux ; car, marquant toute sa confiance à Jacques Cœur, elle venait de le désigner comme l’un de ses trois exécuteurs testamentaires.

Cœur est emprisonné pour une dizaine de motifs tout aussi contestables. Lorsqu’il refuse d’admettre ce qu’on lui reproche, on le menace de « la question » (la torture). Confronté aux bourreaux, l’accusé, tremblant de peur, avance qu’il « s’en remet » aux dires des commissaires chargés de le faire craquer.

Une miniature d’époque figurant le Christ (devant le Palais Jacques Cœur à Bourges) en route vers le Mont du Calvaire…

Sa condamnation est prononcée le même jour que la chute de Constantinople, le 29 mai 1453. Ce n’est que grâce à l’intervention du Pape Nicolas V qu’il a la vie sauve. Il s’évade de sa prison de Poitiers, avec la complicité de ses amis, et cheminant la route des couvents dont celui de Beaucaire, il rejoint Marseille pour Rome.

Le Pape Nicolas V le reçoit comme un ami. Le pontife meurt et son successeur le remplace. Jacques Cœur, affrète alors une flotte au nom de son illustre hôte, et s’en va combattre les infidèles. Jacques Cœur, nous dit-on, serait mort le 25 novembre 1456 sur l’île de Chios, une possession génoise, lors d’un combat naval avec les Turcs.

Le grand roi Louis XI, fils mal-aimé de Charles VII, comme le prouvent ses ordonnances en faveur de l’économie productive, continuera le redressement de la France amorcé par Jacques Cœur. De nombreux collaborateurs de Cœur se mettront rapidement à son service, y compris Geoffroy, son fils qui, en tant qu’échanson, sera l’homme de confiance de Louis XI.

Charles VII, par lettres patentes datées du 5 août 1457, restitue à Ravant et Geoffroy Cœur une faible partie des biens de leur père. Ce n’est que sous Louis XI, que Geoffroy obtient la réhabilitation de la mémoire de son père et des lettres de restitution plus complètes.


NOTES:
1. Pendant les cinq années qui s’écoulent entre les premières apparitions de Jeanne d’Arc et son départ pour Chinon, plusieurs personnes attachées à la Cour séjournent en Lorraine, dont René d’Anjou, fils puîné de Yolande d’Aragon. Tandis que Charles VII reste indécis, sa belle-mère accueille La Pucelle avec une sollicitude toute maternelle, lui ouvre les portes, fait pression sur le roi jusqu’à ce qu’il daigne la recevoir. Lors du procès de Poitiers, quand il faut s’assurer de la virginité de Jeanne, c’est elle qui préside le conseil des matrones chargé de l’examen. Elle lui apporte également une aide financière, l’aide à réunir son équipement, lui ménage des étapes sûres sur la route d’Orléans, rassemble des vivres et des secours pour les assiégés. Pour cela, elle n’hésite pas à ouvrir largement sa bourse, allant jusqu’à vendre ses bijoux et sa vaisselle d’or. Ce soutien sera récompensé le 30 avril 1429 par la délivrance d’Orléans, puis le 17 juillet par le sacre du roi à Reims.

2. Georges Bordonove, Jacques Coeur, trésorier de Charles VII, p. 90, Editions Pygmalion, 1977).

3. Description donnée par le grand chroniqueur des Ducs de Bourgogne, Georges Chastellain (1405-1475), dans Remontrances à la reine d’Angleterre.

4. Jean Bureau était le grand maître de l’artillerie de Charles VII. À l’occasion de son sacre en 1461, Louis XI le fait chevalier et membre du Conseil du Roi. Louis XI loge dans la maison des Porcherons de Jean Bureau, dans le nord-ouest de Paris, après son entrée solennelle dans la capitale. La fille Isabelle de Jean Bureau s’est marié avec Geoffroy Coeur, le fils de Jacques.

5. Leonardo Bruni a succédé à Coluccio Salutati à la chancellerie de Florence après avoir fait partie de son cercle de lettrés qui comprenait, entre autres, Poggio Bracciolini et l’érudit Niccolò Niccoli, pour discuter des œuvres de Pétrarque et de Boccace. Il fut un des premiers à étudier la littérature grecque et il a contribué grandement à l’étude du latin et du grec ancien, en proposant la traduction d’Aristote, de Plutarque, de Démosthène, de Platon et d’Eschyle.

6. Niccolò Niccoli a constitué une bibliothèque, l’une des plus célèbres de Florence, des plus prestigieuses de la Renaissance italienne. Il était assisté d’Ambrogio Traversari pour ses travaux sur les textes en grec (langue qu’il ne maîtrisait pas). Il a légué cette bibliothèque à la république florentine à la condition de la mettre à disposition du public. Cosme l’Ancien de Médicis fut chargé de mettre en œuvre cette condition et la bibliothèque fut confiée au couvent dominicain San Marco. Cette bibliothèque fait aujourd’hui partie de la bibliothèque Laurentienne.

7. Prieur général de l’ordre des Camaldules, Ambrogio Traversari est, avec Jean Bessarion, un des auteurs du décret d’union des Églises. Selon l’historien de la cour d’Urbino, Vespasiano de Bisticci, Traversari réunissait dans son couvent de S. Maria degli Angeli près de Florence le cœur du réseau humaniste : Nicolas de Cuse, Niccolo Niccoli, qui possédait une immense bibliothèque de manuscrits platoniciens, Gianozzi Manetti, orateur de la première Oration sur la dignité de l’homme, Aeneas Piccolomini, le futur pape Pie II et Paolo dal Pozzo Toscanelli, le médecin-cartographe, futur ami de Léonard de Vinci, que Piero della Francesca aurait également fréquenté.

8. Philosophiquement parlant, rappeler à toute la Chrétienté l’importance primordiale du concept du filioque, littéralement « et du fils », signifiant que le Saint-Esprit (l’amour divin) ne procédait pas uniquement du Père (le potentiel infini) mais également du Fils (sa réalisation, à travers son fils Jésus, à l’image vivant duquel chaque être humain avait été créé), était une révolution. L’Homme, la vie de chaque femme et homme, est précieuse car animée par une étincelle divine qui la rend sacrée. Cette haute conception de chaque individu, se traduisait dans les relations entre les humains et leurs relations avec la nature, c’est-à-dire, l’économie physique.

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Raphaël 1520-2020 : ce que nous apprend « L’Ecole d’Athènes »

A l’occasion du cinq-centième anniversaire de la mort du peintre italien Raffaello Sanzio da Urbino (1483-1520), plusieurs expositions mettent à l’honneur cet artiste, notamment à Rome, Milan, Urbino, Belgrade, Washington, Pasadena, Londres, ou encore à Chantilly en France. Mais que sait-on réellement de l’intention et du sens de son œuvre ?

Introduction

Raphaël : tête d’un jeune garçon.

Il est incontestable que, dans la conscience collective occidentale, Raphaël, aux côtés de Michel-Ange et Léonard de Vinci, s’érige comme un des artistes les plus géniaux incarnant sans doute le mieux la « Renaissance italienne ».

Bien que mort à l’âge de 37 ans, Raphaël a pu dévoiler au monde son immense talent, en particulier en réalisant, entre 1509 et 1511, plusieurs fresques monumentales au Vatican, la plus célèbre d’entre elles, longue de 7,7 mètres et haute de 5 mètres, est connue sous le nom de L’Ecole d’Athènes.

Le spectateur se trouve à l’intérieur d’un édifice réunissant la pensée de l’humanité toute entière : unis dans un espace hors du temps, une cinquantaine de philosophes, de mathématiciens et d’astronomes de tous les âges s’y rencontrent pour échanger sur leur vision de l’homme et de la nature.

L’image puissante que dégage cette fresque incarne tellement « l’idéal » d’une République démocratique, qu’en France, lors de la révolution de février 1848, le tableau représentant Louis Philippe – suspendu derrière le Président de l’Assemblée nationale – fut décroché et remplacé par une copie de la fresque de Raphaël, sous la forme d’une tapisserie de la Manufacture des Gobelins, réalisée entre 1683 et 1688 à la demande de Jean-Baptiste Colbert, fondateur de notre propre Académie des Sciences.

Ensuite, en France, est apparue l’idée que Raphaël, « le Prince des peintres », incarne « l’artiste ultime ». Bien mieux que Rubens ou le Titien, Raphaël aurait su réaliser la subtile « synthèse » entre « la grâce divine » d’un Léonard de Vinci et la « puissance sourde » d’un Michel-Ange. Qui dit mieux ? Une observation vraie tant qu’on se penche uniquement sur la pureté des « formes » et donc du « style ». Adoré ou détesté, Raphaël fut érigé en modèle à imiter par tout jeune talent fréquentant nos Académies des Beaux-Arts.

Tout ceci a contribué au fait que depuis cinq siècles, artistes, historiens et connaisseurs n’ont cessé de commenter et souvent s’affronter, non pas sur l’intention ou le sens des œuvres de l’artiste, mais sur son style ! A la manière de certains de nos contemporains qui adorent Star Wars sans prêter attention à l’idéologie que, sournoisement, cette série véhicule…

Pour ces historiens-là, « l’iconographie », cette branche de l’histoire de l’art qui s’intéresse aux sujets représentés, aux interprétations possibles des compositions à partir de détails particuliers, n’était vraiment utile que pour apprécier la peinture « plus primitive », c’est-à-dire celle des « Écoles du Nord »…

On sait bien, surtout en France, qu’une fois que la « forme » prend l’apparence de la perfection, peu importe le contenu ! Tel ou tel écrivain raconte des horreurs abjectes, mais « c’est tellement bien écrit ! »

La bonne nouvelle, c’est que depuis une vingtaine d’années, une poignée d’historiens et surtout d’historiennes d’art de premier plan, ont entrepris et publié de nouvelles recherches.

Je pense en particulier à Marcia Hall (Temple University), Ingrid D. Rowland (Université de Chicago), le révérend Timothy Verdon (Florence et Stanford), l’historien jésuite John William O’Malley et surtout à Christiane L. Joost-Gaugier. Son livre Raphael’s Stanza della Signatura, Meaning and Invention (Cambridge University Press, 2002), que j’ai pu lire grâce au confinement, m’a permis d’ajuster certaines pistes et intuitions que j’avais résumées en 2000 dans une note, avouons-le, assez brouillonne.

Si mon travail se résumait à tenter de donner un peu de cohérence à ce qui se trouve dans le domaine public, par un travail d’archives assidu au Vatican et ailleurs, ces historiennes, pour qui ni le latin ni le grec n’ont de secrets, ont largement contribué à éclaircir le contexte politique, philosophique, culturel et religieux ayant concouru à la genèse de cette œuvre.

Enrichi par ces lectures j’ai tenté ici, de façon méthodique, de « rendre lisible », ce qui est considéré, avec raison, comme l’œuvre majeure de Raphaël, L’Ecole d’Athènes.

Au lieu de commenter d’emblée les figures, j’ai choisi d’abord de brosser quelques arrières-plans servant d’autant de « clés » pour pénétrer cette œuvre. Car, pour déceler les intentions et les sentiments du peintre, il est indispensable de pénétrer l’esprit de l’époque qui a engendré celui de l’artiste : enjeux politiques et économiques, héritage culturel de Rome et de l’Église, gros plan sur le pape qui a commandité l’œuvre, convictions philosophiques des conseillers ayant dictés la thématique de l’œuvre, etc.

Toutefois, si tout ceci vous semble trop fastidieux, ou si vous mourez d’impatience de simplement vous familiariser avec l’œuvre, rien ne vous empêche de faire quelques aller-retours entre le décryptage des fresques en fin d’article et la contextualisation qui les précède.

Faire le ménage dans nos têtes

Vue générale de deux des quatre fresques de Raphaël décorant la Chambre de la signature.

Pour voir le monde tel qu’il est, essuyons nos lunettes et cessons de regarder la teinte de nos verres. Car comme souvent, ce qui « empêche » le spectateur de pénétrer une œuvre, d’en voir l’intention et le sens, ce n’est pas ce que voient ses yeux en tant que tel, mais les idées préconçues qu’il a. Apprendre à voir commence généralement par bousculer quelques-unes de nos idées préconçues.

1. Ce n’est pas un tableau ! Depuis le XVIe siècle, nous Européens, raisonnons en termes de « tableau de chevalet ». L’artiste peint sur un support, un panneau en bois ou une toile, que le commanditaire accroche ensuite au mur. Or, L’Ecole d’Athènes, en tant que telle, n’est pas « un tableau » de ce type, mais simplement, au sens strict, un « détail » de ce qu’on appellerait aujourd’hui, « une installation ». Je m’explique. Ce qui constitue l’œuvre ici, c’est l’ensemble des fresques et décorations couvrant aussi bien le plafond, le sol que les quatre parois de la pièce ! On va vous les expliquer. Le spectateur se trouve, en quelque sorte, à l’intérieur d’un cube que l’artiste a cherché à faire apparaître comme une sphère. De sorte que vouloir « expliquer » le sens de L’Ecole d’Athènes, de façon isolée du reste et sans démontrer les liens thématiques et symboliques qui relient ce « détail » à l’iconographie des autres parois, n’est pas seulement un exercice futile mais relève de l’incompétence.

2. Erreur de titre ! Ni lors de sa commande, ni lors de sa réalisation, la fresque n’a porté le nom Ecole d’Athènes. Son nom n’apparaît qu’ultérieurement. Tout indique que l’ensemble de la pièce devait exprimer une harmonie divine réunissant La Philosophie (L’Ecole d’Athènes), La Théologie (en face), La Poésie (à droite) et La Justice (à gauche). On y reviendra.

3. La thématique n’est pas le choix de l’artiste ! La seule personne ayant rencontré de son vivant aussi bien Raphaël que le pape Jules II, a été le médecin Paolo Giovio (1483-1552) qui arrive à Rome en 1512, un an avant la mort de Jules II. D’après Giovio, c’est le pontife en personne qui, dès 1506, c’est-à-dire deux ans avant l’arrivée de Raphaël, conçoit le contenu de la « Chambre de la signature ». C’est logique puisqu’il s’agissait de l’endroit où il installait sa bibliothèque personnelle, une collection de quelque 270 livres, disposés sur des étagères en bas des fresques et classés selon les thèmes de chaque décoration murale (Philosophie, Théologie, Poésie et Justice). Cependant, vue la complexité de la thématique, et vue la faible culture littéraire de Jules II, les historiens s’accordent à attribuer la paternité intellectuelle des fresques aux conseillers du pape et surtout à celui qui aurait été en mesure d’en faire la synthèse, son libraire-en-chef, Thomaso Inghirami (1470-1516).

Une thématique et un programme que Raphaël, qui semble avoir constamment modifié ses dessins préparatoires en fonction des retours et commentaires qu’il recueillait de la part des commanditaires, a su traduire en images, avec l’énorme talent qui était le sien. En clair, si vous aimez les images, félicitez Raphaël ; si le contenu vous déplaît, adressez-vous au « patron ».

Raphaël et Il Sodoma se présentent (à la droite de l’oeuvre) comme co-signataires de l’Ecole d’Athènes.

4. Peint à plusieurs ? Reste à éclaircir le fait que, à en croire les comptes du Vatican, la décoration entière de la pièce a été confiée, au milieu de l’année 1508, au fresquiste talentueux Giovanni Antonio Bazzi (1477-1549), de six ans plus âgé que Raphaël, connu sous le surnom Il Sodoma. C’est lui qui apparaît comme l’unique personne ayant perçu quelques sommes à ce sujet. Raphaël ne figure, en ces comptes, qu’à dater de 1513…

Or, comme en témoigne le cycle des fresques sur la vie de saint Benoît à l’abbaye territoriale Santa-Maria de Monte Oliveto Maggiore, Sodoma, avait également un talent considérable, et surtout une facilité d’exécution incomparable. S’il n’a jamais été mis à l’honneur, son style se confond tellement avec celui de Raphaël qu’on s’y méprendrait. Portrait de Pietro Aretino (Pierre l’Arétin), par le peintre vénitien le Titien.

Précisons également que Sodoma, venu à Rome à la demande du banquier du pape Agostino Chigi (1466-1520), fut sollicité en 1508 pour décorer sa villa, ce qui aurait laissé le champ libre à Raphaël au Vatican avant de le rejoindre sur le même chantier.

Portrait de Pietro Aretino (Pierre l’Arétin), par le peintre vénitien le Titien.

Selon l’historien Bernard Levergeois, le sulfureux Pietro Aretino, dit l’Arétin (1495-1556), pamphlétaire pornographique, avant de devenir le protégé et « l’agent culturel » du banquier Chigi à Rome, a passé de longues années à Pérouse.

Il s’intéresse à l’écurie du Pérugin, le maître de Raphaël, et y « fréquente les peintres les plus prestigieux de l’heure : Raphaël, Sebastiano del Piombo, Jules Romain, Giovanni da Udine, Giovan Francesco Penni et Sodoma, tous s’attelant à tour de rôle à la décoration de la magnifique villa (la Farnesine) que Chigi fait édifier aux portes de Rome (…). Certains d’entre eux travaillent également à celle de la non moins fameuse villa Madame (pour Jules II), projet grandiose qui ne sera jamais achevé ».

Pierre l’Arétin dans la fresque de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine.

Comme on le voit dans le portrait peint par le Titien, l’Arétin, surnommé « le fléau des Princes », est un homme puissant, possessif et tyrannique. Maître-chanteur, pansexuel flamboyant et bien renseigné sur ce qui se passait dans les alcôves des élites, il s’érige, comme le patron du FBI Edgar Hoover à l’époque de Kennedy, tel un pouvoir au-dessus du pouvoir. Les historiens rapportent qu’aussi bien Raphaël que Michel-Ange, avant de montrer au public leurs œuvres, se pensaient contraints de solliciter l’avis de l’Arétin.

Et dans la chapelle Sixtine, Michel-Ange représente, sous les traits de l’Arétin, saint Bartolomé. L’artiste a dû estimer que l’attribut traditionnel du martyr écorché vif convenait à merveille à celui qui le rudoyait : il porte la dépouille de sa propre peau et tient en main le grand couteau qui servit à ce supplice…

Il n’est donc pas interdit de penser que ce soit l’Arétin, le favori du banquier du Pape, plutôt que le Bramante, comme c’est communément accepté, qui a pu jouer le rôle d’intermédiaire pour faire venir, aussi bien Sodoma que Raphaël à Rome en vu d’y faire renaître la gloire de son patron et de l’oligarchie tenant en grippe la Ville éternelle.

A ma connaissance, Raphaël, ni dans ses propres lettres, ni dans les propos rapportés par son entourage, n’aurait commenté la thématique et l’intention de son œuvre. Étrange modestie. Se considérait-il comme un simple « peintre décorateur » ?

Enfin, si la participation de Sodoma à la réalisation de l’Ecole d’Athènes reste à éclaircir, son portrait y figure bien. Il se trouve au premier plan à l’extrême droite, devant un Raphaël un peu triste (tout deux du côté des aristotéliciens). Une double signature ?

Peut-on alors continuer de parler des fresques « de Raphaël » ? Ne s’agit-il pas plutôt des fresques de Jules II-Inghirami-Sodoma-Raphaël ?

Un commanditaire hors du commun,
« le pape guerrier » Jules II

Médaille avec l’effigie de Jules II le « ligurien » (génois). Au verso, le projet de reconstruction de la Basilique Saint-Pierre à Rome.

Avant de parler de ces fameux « impresarios de la Renaissance » et comprendre leurs motivations, il est nécessaire de s’arrêter un moment sur le personnage de Giuliano della Rovere (1443-1513). Il sera nommé évêque de Carpentras par le pape Sixte IV, son oncle. Il fut aussi successivement archevêque d’Avignon et cardinal-évêque d’Ostie.

Ce n’est que le 31 octobre 1503 que 37 des 38 cardinaux composant le Sacré Collège, le portent à la tête de l’Église occidentale, sous le nom de Jules II, jusqu’à sa mort en 1513. Giuliano attendait ce moment depuis 20 ans.

En effet, en 1492, son ennemi personnel, l’espagnol Rodrigo de Borgia (1431-1503), réussit à se faire élire sous le nom d’Alexandre VI. Fidèle à la corruption légendaire de la dynastie des Borgia, il sera l’un des papes les plus corrompus de l’histoire de l’Église.

Jaloux et fâché de son échec, Giuliano accuse alors le nouveau pape d’avoir acheté un certain nombre de voix. Craignant pour sa vie, il part en France à la cour de Charles VIII qu’il convainc de mener une campagne militaire en Italie, afin de déposer Alexandre VI et de récupérer le Royaume de Naples… Accompagnant le jeune roi dans son expédition italienne, il entre dans Rome avec lui fin 1494 et se prépare à lancer un concile pour enquêter sur les agissements du pape. Mais Alexandre VI parvient à circonvenir les machinations de son ennemi et préserve son pontificat jusqu’à sa mort en 1503.

Médaille à l’effigie du pape Alexandre VI Borgia.

Dès son avènement, Giuliano della Rovere confesse avoir choisi son nom de pape, Jules II, non pas en fonction du pape Jules I, mais en référence au dictateur sanguinaire romain Jules César. Il affirme d’emblée sa ferme volonté de restaurer la puissance politique des papes en Italie. Pour lui, Rome doit redevenir la capitale d’un Empire bien plus vaste que l’Empire romain de jadis.

Lorsque Jules II prend ses fonctions, la décadence et la corruption ont conduit l’Église au bord du gouffre. Les territoires qui deviendront ultérieurement l’Italie, ne sont qu’un vaste champ de bataille où condottieri italiens, rois français, empereurs allemands et nobles espagnols viennent guerroyer. La ville antique de Rome n’est plus qu’un vaste amas de ruines systématiquement pillé par des entrepreneurs rapaces au service des princes, des évêques et des papes cherchant chacun à s’accaparer la moindre colonne ou architrave susceptible de venir orner leur palais ou église. Sur les 50000 habitants qu’accueille la ville, on compte 10000 prostituées et courtisanes…

De toute évidence, Jules II, est le pape choisi par l’oligarchie pour remettre un minimum d’ordre dans la maison. Car, particulièrement dès 1492, l’extension du catholicisme dans le Nouveau Monde puis en Orient, nécessite une « renaissance », non pas de « l’humanisme chrétien », comme lors de la Renaissance du début du XVe siècle, mais de l’autorité de l’Église.

Pour nous aujourd’hui, le mot « Renaissance » évoque l’apogée de la culture italienne. Cependant, pour les puissants de l’époque de Raphaël, il s’agissait, en s’appuyant sur l’étude assidue des textes grecs et latins, de ressusciter la splendeur de l’Antiquité gréco-romaine, incarnée par la gloire de la « République » romaine, idéalisée comme ayant été un grand Etat bien administré, grâce à des lois efficaces, des fonctionnaires capables et une grande culture.

Et c’est bien à cette renaissance de l’autorité romaine que Jules II va se consacrer. En premier lieu par le glaive. En moins de trois ans (1503-1506), César Borgia est réduit à l’impuissance. Il est le fils illégitime du pape Alexandre VI qui, à la tête d’une armée de mercenaires, guerroyait dans le pays et terrorisait les Etats pontificaux,

En 1506, Jules II, vite surnommé « le pape guerrier » à la tête de ses troupes, reprend Pérouse et Bologne. Comme le lui reproche alors l’humaniste Erasme de Rotterdam (1467-1537), présent en Italie et témoin oculaire du pillage de Bologne par les troupes pontificales, Jules II préfère de loin le casque à la tiare. Interrogé par Michel-Ange en charge de l’immortaliser avec une statue en bronze, pour savoir s’il ne désirait pas être représenté un livre à la main pour souligner son haut degré de culture, Jules II répond :

Pourquoi un livre ? Représentez-moi plutôt une épée en main.

Originaire de la région de Gênes (la Ligurie), Jules II entreprend alors de chasser de la Romagne qu’ils occupaient, les Vénitiens qu’il abhorre. « Je réduirai votre Venise à l’état de hameau de pêcheurs dont elle est sortie, » avait dit un jour le pape ligurien à l’ambassadeur Pisani, à quoi le fier patricien n’a pas manqué de répliquer :

Et nous, Saint-Père, nous ferons de vous un petit curé de village,
si vous n’êtes pas raisonnable… 

Ce langage donne la mesure de l’aigreur à laquelle on était arrivé de part et d’autre. Dans la bulle d’excommunication lancée peu après (27 avril 1509) contre les Vénitiens, ceux-ci étaient accusés « d’unir l’habitude du loup à la férocité du lion, et d’écorcher la peau en arrachant les poils… »

La Ligue de Cambrai

Contre les pratiques rapaces de Venise, le 10 décembre 1508 à Cambrai, Jules II se rallie officiellement à la « Ligue de Cambrai », un ensemble de puissances (dont le roi Louis XII, la régente des Pays-Bas Marguerite d’Autriche, le roi Ferdinand II d’Aragon et l’empereur Maximilien Ier).

Pour Jules II, le bonheur est total car Louis XII vient en personne expulser les Vénitiens des États de l’Église. Mieux encore, le 14 mai 1509, après à sa défaite contre la Ligue de Cambrai lors de la bataille d’Agnadel, la République de Venise agonise et se retrouve à la merci d’une invasion. Jules II, craignant alors que les Français n’établissent durablement leur influence sur le pays, opère un revirement spectaculaire. Il organise, du jour au lendemain, la survie de Venise !

Son trésorier général, le banquier siennois Agostino Chigi (milliardaire siennois proche des Borgia auxquels il avait prêté des sommes colossales et futur mécène de Raphaël), en fixe les conditions : pour se payer les mercenaires suisses capables de repousser les agresseurs, Chigi concède aux Vénitiens un prêt conséquent.

En échange, la Sérénissime accepte de renoncer à son monopole sur le commerce de l’alun qu’elle importe de Constantinople. Or, à l’époque, l’alun, un minerai irremplaçable permettant de fixer les teintures des étoffes, représente un véritable enjeu « stratégique ».

L’arrêt des importations d’alun par Venise, obligera l’ensemble du monde méditerranéen, du jour au lendemain, à se fournir non plus auprès de Venise, mais auprès du… Vatican, c’est-à-dire auprès de… Chigi, en charge pour la papauté de l’exploitation de « l’alun de Rome » situé dans les mines des monts de la Tolfa, au nord-ouest de Rome en plein cœur des Etats pontificaux. Consciente qu’il en va de sa survie, et faute d’alternative, Venise accepte.

Dans sa biographie sur Jules II, Ivan Cloulas précise :

Au-dessus de tous se détache Agostino Chigi, le banquier siennois, fermier des mines pontificales d’alun de la Tolfa depuis le règne d’Alexandre VI. La faveur dont jouit ce personnage auprès de Jules II a de quoi étonner, s’agissant d’un banquier qui a longtemps servi César Borgia. Le pontife a suivant la tradition, conféré lors de son avènement la charge de ‘dépositaire’ à l’un de ses compatriotes génois, Paolo Sauli, chargé d’effectuer toutes les transactions financières du Saint-Siège en liaison avec le cardinal camerlingue Raffaelo Sansoni-Riario. Mais Chigi ne subit pas de disgrâce, car il a avancé à Julien della Rovere des sommes considérables pour acheter des électeurs [des cardinaux membres du Sacré Collège], et il a fait fructifier à merveille l’exploitation et l’exportation de l’alun extrait des mines pontificales. L’expérience et la valeur du siennois en font un partenaire des différents banquiers de la papauté, notamment les Sauli et les Fugger, qui gagnent de nouvelles richesses au fur et à mesure que se développe en Allemagne le fructueux commerce des indulgences.

Ainsi, allié à Venise, Jules II, dans ce qui apparaît aux yeux des naïfs comme un « retournement d’alliance » spectaculaire, met sur pied la « Sainte Ligue » pour « expulser d’Italie les Barbares » (Fuori i Barbari !). Une ligue dans laquelle il fit entrer les Suisses, Venise, les rois Ferdinand d’Aragon et Henri VIII d’Angleterre, et enfin, l’empereur Maximilien. Cette ligue chassera alors les Français hors d’Italie ; Jules II ironisant :

Si Venise n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer.

En riposte, Louis XII, le Roi de France, tentera de transposer la lutte dans le domaine spirituel. Ainsi, un concile national, réuni à Orléans en 1510, déclare la France soustraite à l’obédience de Jules II. Un second concile fut réuni en Italie même, à Pise, puis à Milan (1512) essayant de destituer le pape. Jules II opposa au Roi de France le Ve concile œcuménique du Latran (1512) où il accueillera chaleureusement ceux qui abandonnaient celui de Milan…

Empires maritimes

Jules II s’acharnera à rétablir son autorité autant sur la terre ferme que sur les océans. Un peu comme dans la Grèce antique, l’Italie a connu un phénomène assez particulier, celui de l’émergence de « Républiques maritimes ». Si la « République de Venise » est célébrissime, on connaît moins les Républiques maritimes de Pise, de Raguse (Dubrovnik sur la côte dalmate), d’Amalfi (près de Naples) et de Gênes.

A chaque fois, opérant à partir d’un port, une oligarchie locale va se construire un empire maritime et surtout empoisonner ses concurrents. Or, l’activité maritime, par sa nature propre, implique une prise de risque s’inscrivant dans la durée. D’où la nécessité d’une finance habile, robuste et prévoyante, offrant des assurances et des options d’achats sur les biens et les profits futurs. Ce n’est donc pas un hasard si la plupart des empires financiers se développeront en symbiose avec des Empires maritimes, notamment, hollandais et britanniques et avec les Compagnies des Indes occidentales et orientales.

A la fin du XVe siècle, c’est essentiellement Gênes et Venise qui s’affrontent pour le contrôle des mers. D’un côté, Venise, historiquement la tête de pont de l’Empire byzantin et sa capitale Constantinople (Istanbul), qui est de loin la plus grande ville du monde méditerranéen en 1500 avec 200 000 habitants. Depuis son apogée au XIIIe siècle, la Sérénissime défend bec et ongles son statut d’intermédiaire incontournable sur la Route de la soie en Occident. De l’autre, Gênes, qui, après s’être implantée au Levant grâce aux croisades, en prenant le contrôle du Portugal, financera toutes les expéditions coloniales portugaises en Afrique de l’Ouest d’où elle ramènera or et esclaves.

Deux exploits maritimes viendront exacerber un peu plus cette rivalité :

  1. 1488. Bien que les travaux du savant persan Al Biruni (XIe siècle) et de vieilles cartes, dont celle de Fra Mauro, permettaient d’entrevoir le contournement du continent africain par l’océan Atlantique pour rejoindre les Indes, ce n’est qu’en 1488 que des marins portugais passent le cap de Bonne Espérance. Ainsi, Gênes, sans le moindre intermédiaire, peut directement charger ses navires en Asie et ramener ses marchandises en Europe ;
  2. 1492. Cherchant elle aussi à ouvrir une route commerciale directe vers l’Asie sans devoir traiter avec les Vénitiens ou les Portugais (génois), l’Espagne enverra en 1492 le navigateur génois Christophe Colomb en partant vers l’Ouest. Plus qu’une nouvelle route vers l’Asie, Colomb découvre un nouveau continent qui sera objet de convoitises.
Ligne de partage du monde entre Espagnols (Venise) et Portugais (Gênes), fixée par le traité de Tordesillas de 1494.

Deux ans plus tard, le 7 juin 1494, Portugais et Espagnols signeront le traité de Tordesillas pour se partager à deux, rien que ça, le monde. En gros, tout le Nouveau Monde pour l’Espagne, tout l’ancien (des Açores jusqu’à Macao) pour le Portugal. Pour délimiter leurs empires, ils fixent une ligne imaginaire, que le pape Alexandre VI Borgia fixe dès 1493 à 100 lieues à l’Ouest des Açores et des îles du Cap Vert.

Ensuite, la ligne fut reportée, à la demande des Portugais, à 370 lieues. Toute terre découverte à l’Est de cette ligne devait appartenir au Portugal ; à l’Ouest, à l’Espagne. Au même moment, toute autre puissance maritime occidentale se voit refuser l’accès au nouveau continent. Or, en 1500, horreur pour les Espagnols, c’est un Portugais qui découvre le Brésil. Et étant donné sa position géographique, à l’ouest de la fameuse ligne, ce pays tombe sous la coupe de l’Empire portugais !

Jules II, un enfant de la Ligurie (région de Gênes, donc liée au Portugal) et vomissant Alexandre VI Borgia (espagnol), en 1506, se fait un grand plaisir en confirmant, par la bulle Inter Cætera, le traité de Tordesillas de 1494 permettant de fixer les diocèses du Nouveau Monde, évidemment à l’avantage des portugais et donc au sien.

L’arme suprême, la culture

Sur le plan « spirituel » et « culturel », si Jules II passait la plus grande partie de son temps à guerroyer, la postérité retient essentiellement l’image « d’un des grands papes de la Renaissance » car grand protecteur et mécène des arts.

En effet, pour rétablir le prestige (le mot français pour soft power) et donc l’autorité de Rome et son Empire, la culture est une arme aussi redoutable que le glaive. Pour commencer, Jules II ouvre de nouvelles artères à Rome, dont la via Giulia. Il place dans la cour du Belvédère les antiques qu’il a acquis, en particulier, « l’Apollon du Belvédère » et le « Laocoon », fraîchement découvert en 1506 dans les ruines du Palais impérial de Néron. Jules II et son tombeau

Jules II et son tombeau.

La même année, c’est-à-dire six ans avant la fin des opérations militaires, Jules II lance également d’énormes chantiers dont certains ne seront réalisés que partiellement ou entièrement après sa mort :

  1. La reconstruction de la basilique Saint-Pierre, tâche confiée à l’architecte et peintre Donato Bramante (1444-1514) ;
  2. Le tombeau de Jules II, que le sculpteur Michel-Ange est chargé de réaliser dans l’abside de la nouvelle basilique et dont sa fameuse statue de Moïse, une des 48 statues et bas-reliefs en bronze prévus à l’origine, aurait dû faire partie ;
  3. La décoration de la voûte de la Chapelle Sixtine construite par le Pape Sixte IV l’oncle de Jules II, sera également confiée à Michel-Ange. Jules II se laisse entraîner par la fougue créatrice du sculpteur. Ils échafaudent ensemble des projets toujours plus grandioses pour la décoration de la Chapelle. L’artiste donnera libre cours à son imagination, dans un genre artistique différent qui plaira peu au pape. Jusqu’au 31 octobre 1512, Michel-Ange peindra plus de 300 personnages sur la voûte ;
  4. Les fresques ornant la bibliothèque personnelle du pape dont sera chargé le peintre Raphaël, appelé à Rome en 1508, probablement à la suggestion de Chigi, l’Arétin ou Bramante. La Stanza était l’endroit, où le pape signait ses brèves et ses bulles. Cette salle devint ensuite la bibliothèque privée du souverain pontife Jules II puis la salle du Tribunal des Signatures Apostoliques de Grâce et de Justice et plus tard, celle de l’instance suprême d’appel et de cassation. Avant l’arrivée de Jules II, cette salle et « la chambre d’Héliodore », étaient couvertes de fresques de Piero della Francesca, protégé par Nicolas de Cues, immortalisant le grand concile œcuménique de Florence (1438). Des décorations de Lucas Signorelli et du Sodoma y furent ajoutées ultérieurement. Suite à son élection, Jules II, soucieux de marquer sa présence dans l’histoire, et de rétablir l’autorité de l’oligarchie et de l’Eglise, fera recouvrir les fresques du concile de Florence par de nouvelles. Convaincu par ses conseillers, le pape consent à confier la direction du chantier à Raphaël. Officiellement, on dit que ce dernier aurait épargné quelques fresques du plafond, notamment celles exécutées par Sodoma, pour ne pas se le mettre entièrement à dos. Mais, comme nous l’avons dit, le contenu, la thématique très élaborée et une partie de l’iconographie des fresques furent arrêtés dès 1506 avant même l’arrivée de Raphaël en 1508 ;
  5. Moderniser la ville de Rome. Jules II, sans doute conseillé par l’architecte Bramante, transforme singulièrement la voirie de Rome. Afin que toutes les voies convergent vers la basilique Saint-Pierre, il ordonna de percer la Via Giulia sur la rive gauche et de transformer en une véritable rue la Lungara, les chemins qui serpentaient le long du fleuve sur la rive droite. Sa mort interrompt les grands travaux qu’il envisage, notamment la construction d’une avenue monumentale conduisant à Saint-Pierre et celle d’un nouveau pont pour décongestionner celui de Saint-Ange dont il a d’ailleurs facilité l’accès en élargissant la rue y conduisant. L’ampleur des travaux entrepris pose le problème des matériaux ; bien qu’il fût, en principe, interdit de s’en prendre aux monuments antiques, la réalité fut toute autre. Ruinante, devint le surnom de Bramante.
Dessin de la porte d’entrée du Vatican, vers 1530.

Grands chantiers, mécénat et dépenses militaires assèchent les revenus du Saint Siège. Pour y remédier, Jules II multiplie les ventes de bénéfices ecclésiastiques, de dispenses et d’indulgences.

Au XIIe siècle, par des décrets pontificaux, l’Église catholique romaine fixait les règles du commerce des « indulgences » (du latin indulgere, accorder). Ils encadraient ainsi la rémission totale ou partielle devant Dieu d’un péché, notamment en promettant une réduction du temps de passage au purgatoire aux généreux fidèles après leur mort. Au cours du temps, cette pratique, exploitant essentiellement une forme de superstition religieuse, s’est transformée en un commerce si lucratif que l’Église ne pouvait plus s’en passer.

Dans le nord de l’Europe, notamment en Allemagne, les banquiers Fugger d’Augsbourg participaient à l’organisation de ce commerce. Cette pratique fut vivement dénoncée et combattue par les humanistes, notamment par Erasme, avant que Luther n’en fasse une pièce essentielle des fameuses 95 thèses qu’il placarda, en 1517, sur les portes de l’église de Wittenberg.

Dans son ouvrage Erasme et l’Italie, Augustin Renaudet écrit qu’Erasme, après avoir rencontré les plus hautes instances du Vatican, ne fut pas dupe :

Il ne tarda guère à comprendre qu’en dehors du Saint-Siège, des services de la Curie et de la Chancellerie, en dehors des cardinaux, des innombrables prélats en mission et en charge, en dehors d’une foule bigarrée de fonctionnaires et de scribes, qui peuplaient les bureaux administratifs ou financiers et les tribunaux, il n’y avait rien à Rome. Dans toutes les villes qu’il avait connues, à Bruxelles, à Paris, à Londres, à Milan, à Florence, et récemment à Venise, une économie active, alimentée par l’industrie, le commerce, la finance, soutenait une forte bourgeoisie urbaine, ou comme à Venise, une aristocratie d’armateurs. A Rome, toute l’économie, tout le commerce, toute la finance, étaient aux mains d’étrangers : marchands florentins ou génois, banquiers florentins ou génois. Ces étrangers tenaient dans leur dépendance un peuple de petits marchands, de petits artisans qui vendaient dans l’arrière-boutique, de changeurs et de trafiquants juifs. Très peu d’industrie, la population romaine vivait au service de la Curie, des prélats, des couvents. Erasme s’émerveillait de l’orgueil avec lequel les descendants du peuple-roi prétendaient en maintenir l’antique majesté. Le mot du peuple romain n’était plus qu’un vain mot ; Erasme devait un jour écrire que, dans le monde moderne, un citoyen romain comptait moins qu’un bourgeois de Bâle.

Constat partagé par André Chastel et Robert Klein qui notent, dans L’Humanisme, l’Europe de la Renaissance :

Une autre tendance, favorable à César et à Auguste, s’était fait jour : Rome redevenant de plus en plus la capitale ‘impériale’ de tous les puissants lui empruntent ou cherchent à lui emprunter un style. Ce nouveau style associe d’ailleurs de plus en plus arma et litterae, le glaive et le livre (…) Riche ou pauvre, tout souverain de la Renaissance occupera les artistes et les lettrés dans la mesure où il a besoin de prestige : les plus grands mécènes de la Renaissance furent les ambitieux et les guerriers, Maximilien, Jules II, Henry VIII, François Ier, Charles Quint.

Les « impresarios » de Raphaël

Si, du point de vue contemporain, cela nous paraît assez impensable qu’un artiste se fasse « dicter » la thématique de son œuvre, ce ne fut pas le cas au moment de la Renaissance et encore moins au Moyen Âge. Par exemple, bien qu’il fût un diplomate de haut vol du duc de Bourgogne Philippe Le Bon, le peintre flamand Jan Van Eyck, un des premiers peintres à signer de son nom ses œuvres, se faisait conseiller en matière de théologie par le confesseur du duc, le très érudit Denis le Chartreux, ami proche du cardinal Nicolas de Cues. Et personne n’osera dire que Van Eyck « n’a pas peint » son chef d’œuvre L’Agneau mystique.

La position de Raphaël était plus délicate. A son époque, les peintres avaient encore le statut d’artisan. Y compris Léonard de Vinci, dont on connaît l’intelligence supérieure, et qui se déclarait « homme sans lettres », c’est-à-dire ne sachant lire ni le latin ni le grec. Raphaël savait lire et écrire l’italien, mais était dans la même situation. Et lorsque, vers la fin de sa courte vie, on le sollicite pour s’occuper d’architecture (la basilique Saint-Pierre) et d’urbanisme (les antiquités romaines), il demande à un de ses amis de lui traduire en italien les Dix livres de l’architecte romain Vitruve. Or, tout visiteur des « Chambres de la signature » est immédiatement frappé par la grande harmonie unissant plusieurs dizaines de philosophes, de légistes, de poètes et de théologiens dont l’existence était quasiment inconnue de Raphaël avant son arrivée à Rome en 1508.

Dans Le mariage de la Vierge, le Pérugin (à gauche) part d’une harmonie géométrique entre un rectangle, un triangle isocèle et un cercle dont le centre fait office de point de fuite de la perspective. Son élève Raphaël reprend le procédé, mais en partant du carré.

D’ailleurs, à l’exception du tableau Le mariage de la vierge, peint en 1504, à l’âge de 21 ans, à partir de la façon que son maître Pietro di Cristoforo Vannucci, dit le Pérugin (v. 1448-1523) avait traité ce même sujet, Raphaël n’avait pas encore eu à relever le type de défi que lui poseront les Stanza.

Comme nous l’avons déjà dit, les cartons et autres dessins préparatoires, parfois assez différents du résultat final, permettent également de croire que suite à « la commande », des discussions avec un ou plusieurs impresarios ont conduit l’artiste à modifier, améliorer ou changer l’iconographie pour aboutir au résultat final.

En ce qui concerne la thématique, comme nous l’avons déjà mentionné, les idées et les concepts semblent avoir émergé lors d’une longue période de maturation et furent sans doute le résultats d’échanges multiples entre le Pape Jules II et plusieurs de ses conseillers, libraires, et « orateurs » de la cour papale.

Selon l’historienne Ingrid D. Rowlands, les documents d’archives indiquent sans conteste l’apport décisif de trois personnalités très différentes de l’époque :

  1. Battista Casali ;
  2. Egidio Antonini da Viterbo (connu en France sous le nom de Gilles de Viterbe) et
  3. Tommaso « Fedra » Inghirami.

L’enquête approfondie de l’historienne Christiane L. Joost-Gaugier a établi le rôle prédominant d’Inghirami. Il est le seul en position, et en capacité, en tant que libraire du pape, de fixer le programme des chambres. Raphaël, sera son collaborateur enthousiaste et finira sans doute par se faire « recruter » aux orientations et à la vision de ses commanditeurs. En témoigne le fait qu’il exigera à être enterré au Panthéon romain, considéré comme le temple le plus pythagoricien, et donc le plus néo-platonicien, de l’époque romaine.

Comme l’a documenté l’historien jésuite John William O’Malley, c’est le 1er janvier 1508, l’année de sa nomination à Saint-Jean du Latran, quelques mois avant l’arrivée de Raphaël à Rome, que Battista Casali (1473-1525), un professeur de l’Université de Rome, évoque l’image de L’Ecole d’Athènes lors d’une oraison prononcée dans la Chapelle Sixtine en présence de Jules II :

Un jour (…) la beauté d’Athènes inspira un concours entre les dieux, là, où l’humanité, les études, la religion, les primeurs, la jurisprudence et le droit ont vu le jour avant d’être distribué dans chaque pays, la où l’Athénée et tant d’autres gymnasiums ont été fondé, où tant de princes de la connaissance ont formé leurs jeunes et leur a appris la vertu, la fortitude, la tempérance et la justice – tout cela détruit dans le tourbillon de la machine de guerre Mohémataine (…) Cependant, tout comme [votre illustre oncle le pape] Sixte IV [qui ordonna la construction de la Chapelle Sixtine], a, en quelque sorte, posé les fondations de l’enseignement, vous y avez posé la corniche. Ici la bibliothèque vaticane qu’il a érigée comme si elle était venue d’Athènes elle-même, réunissant les livres qu’il a pu sauver du naufrage, et créée à l’image de l’Académie. Vous, maintenant, Jules II, pontife suprême, vous avez fondé une nouvelle Athènes lorsque vous invoquez le monde abattu des lettres comme s’il se levait des morts, et lui ordonne, entouré de menaces de travaux suspendus, qu’Athènes, ses stades, ses théâtres et ses Athénées, soient rétablis.

Gilles de Viterbe

Autre influence majeure sur la thématique, Gilles de Viterbe (1469-1532) dont parlerons ci-dessous.

  • Orateur hors pair, il est appelé en 1497 à Rome par le pape Alexandre VI Borgia ;
  • En 1503, il devint le Supérieur général de l’ordre des Ermites de saint Augustin ; avec 8000 membres, c’est l’ordre le plus puissant de son époque ;
  • Il est connu pour l’audace et le sérieux du discours qu’il prononça à l’ouverture du Ve concile du Latran de 1512 ;
  • Il critique sévèrement la politique belliqueuse de Jules II et l’incite à triompher par la culture plutôt que par le glaive ;
  • Après la mort de ce dernier, il devient le prédicateur et le théologien du pape Léon X qui le nomme cardinal en 1517.

Enfin, le prélat Tommaso Inghirami (1470-1516), maniant aussi bien le latin que le grec, était également un orateur redoutable. L’homme devait sa fortune à Laurent le Magnifique (1449-1492).

Éduqué par le philosophe néoplatonicien Marsile Ficin, le Magnifique fut le mécène aussi bien de Botticelli que de Michel-Ange qui vécut trois ans chez lui.

Tommaso Inghirami, le libraire-en-chef du pape Jules II et véritable impresario de Raphaël pour les fresques décorant la Chambre de la signature. Ici son portrait, peint par Raphaël en 1510.

Né à Volterra, Inghirami fut lui aussi recueilli, après le saccage de cette ville, par le Magnifique. Il surveilla soigneusement ses études et l’envoya plus tard à Rome où Alexandre VI Borgia lui fit un accueil favorable. Inghirami était un bellâtre tiré à quatre épingles.

A 16 ans, Inghirami gagna le surnom de « Phèdre » après avoir brillamment incarné, le rôle de cette reine qui se suicide dans une tragédie de Sénèque jouée en cercle restreint à la résidence du très influent cardinal Raphael Riario, cousin de Jules II ou neveu du pape Sixte IV et donc cousin de Jules II. Par la suite, Phèdre, bon vivant et pour qui les plaisirs célestes et terrestres se complétaient allègrement, gagna en poids politique et surtout… physique.

  • En 1475, il accompagne le nonce du pape Alexandre VI à la cour de l’empereur Maximilien Ier du Saint-Empire qui le nomma comte palatin et poète lauréat ;
  • Le 16 janvier 1498, Inghirami prononça à l’Eglise espagnole de Rome une oraison en l’honneur de l’Infant Don Juan, le fils assassiné du Roi d’Espagne. Inghirami, au nom d’Alexandre VI Borgia, endosse pleinement la politique espagnole de l’époque : étendre la chrétienté dans le Nouveau Monde, chasser les Maures d’Europe et renforcer le pillage coloniale de l’Afrique. Si Jules II détestait Alexandre VI, il continuera cette politique ;
  • En 1508, Jules II nomma Inghirami bibliothécaire du Vatican ;
  • En 1509, alors qu’il est fortement investi dans la réalisation des fresques des Stanza, Raphaël fait son portrait. Raphaël nous montre un homme souffrant d’un strabisme divergent qui semble tourner son regard vers le ciel afin de signifier d’où cet « humaniste » tirait son inspiration ;
  • En 1510, le pape le nomme évêque de Raguse ;
  • Enfin, en 1513, il devient secrétaire pontifical et à la demande pressante du pape mourant, Inghirami prononça son oraison funèbre : « Bon Dieu ! Quel esprit avait cet homme, quel sens, quelle capacité à gérer et à administrer l’Empire ! Quelle force suprême et inébranlable ! »

Sans tarder, Inghirami officia comme secrétaire au conclave élisant le pape Léon X (Jean de Médicis, second fils de Laurent de Médicis, lui aussi grand protecteur des néo-platoniciens et de la « culture »), un autre pape dont Raphaël fera le portrait.

En 1509, toujours désireux de réformer l’église catholique sur la base de l’étude des trois langues (latin-grec-hébreu) pour déminer les conflits religieux qui se préparaient, Erasme de Rotterdam rencontre Inghirami à Rome. Ce dernier lui expose les chantiers culturels grandioses qu’il dirigeait. Erasme n’en pipe mot.

Cependant, longtemps après la mort d’Inghirami, Erasme constate que l’Eglise et l’oligarchie recrutent parmi les humanistes. Il « se paie » la secte des Cicéroniens, omniprésente à la Curie romaine et dont Inghirami était un des chefs de file.

Ainsi, en 1528, dans Le Cicéronien, Erasme cite l’oraison d’Inghirami lors du Vendredi saint de l’année 1509. Il y dénonce le fait que les membres de cette secte, au motif de l’élégance de la langue latine, n’utilisaient que des mots latins figurant tels quels dans les œuvres de Cicéron ! Du coup, tout le langage nouveau du christianisme évangélique, consacré au concile de Florence, qu’Erasme souhaitait promouvoir, se trouva soit banni, soit « retraduit » en des termes païens de l’époque romaine ! Par exemple, dans son sermon, Inghirami avait présenté le Christ en croix comme un dieu païen se sacrifiant héroïquement plutôt qu’en rédempteur.

Enfin, peu après la mort de Raphaël, le cardinal Jacopo Sadoleto (1477-1547) écrit un traité de philosophie dans lequel Inghirami (entretemps disparu tragiquement) défend la rhétorique et nie toute valeur à la philosophie, son argument majeur étant que tout qui s’écrit est déjà contenu dans les textes mystiques et mythologiques d’Orphée et de ses adeptes.

Platon et Aristote, l’impossible synthèse

Le Triomphe de saint Thomas (détail), ici conciliant Aristote (à gauche) et Platon (à droite). Tableau de Benozzo Gozzoli, Louvre, Paris.

Maintenant, afin d’être en mesure de « lire » la thématique déployée par Raphaël dans la « Chambre de la signature », examinons ce « néo-platonisme » florentin qui animait aussi bien Gilles de Viterbe que Tommaso Inghirami.

La démarche de ces deux orateurs consistait avant tout à mettre leur « néo-platonisme » et leur imagination au service d’une cause : celle d’affirmer avec force que Jules II, le pontifex maximus à la tête d’une Église triomphante, incarnait l’aboutissement ultime d’une vaste lignée de philosophes, de théologiens, de poètes et d’humanistes. A l’origine de ce « big bang » civilisationnel et théologique présumé conduire au lustre incommensurable de l’Église catholique sous Jules II, non pas Platon et Aristote eux-mêmes, mais ceux qui l’avaient précédé : Apollon, Moïse et surtout Pythagore.

A partir de 1506, Gilles de Viterbe, dans un exercice qu’on peut qualifier « d’au-delà d’une mission impossible », écrira un texte intitulé Sententia ad mentem Platonis (« Les Sentences avec l’esprit de Platon »). Il tentera d’y accommoder les Sentences de Pierre Lombard (1096-1160), le texte scolastique par excellence du XIIIe siècle et point de départ des commentaires du dominicain saint Thomas d’Aquin (1225-1274) pour sa Somme Théologique, avec le néo-platonisme ésotérique florentin de Marsile Ficin (1433-1499) * dont Gilles de Viterbe était un adepte.

Tout cela ne pouvait que plaire à un pape qui, pour asseoir son autorité sur les affaires terrestres et spirituelles, voyait d’un bon œil cet accord entre la Foi et la Raison dont parle Thomas d’Aquin qui dit que la Vérité étant une, la raison ne peut que confirmer une juste foi. Voire mieux, éclairer celle-ci, quitte à ce que cette dernière parachève la première…

Présenter le mariage de la scolastique aristotélicienne (la logique présentée comme « la raison » humaine) avec le néo-platonisme florentin (L’émanantisme plotinien présenté comme « la foi ») comme source de poésie et de justice, comme le fait « La Chambre de la signature » vient de là.

Rappelons qu’au milieu du XIIIe siècle, deux Ordres mendiants, les franciscains et les dominicains, contestaient la dérive d’une Eglise devenue avant tout le simple gérant de ses possessions terrestres. Celui qu’on nommera par la suite saint Thomas d’Aquin, s’oppose sur ce point à (son concurrent) saint Bonaventure (1221-1274), figure fondatrice de l’Ordre des franciscains.

Pour sa part, saint Thomas d’Aquin s’appuie sur Aristote que lui avait fait connaître Albert le Grand (1200-1280) dont il fut le disciple à Cologne, pour établir la primauté de « la raison ». Car, pour celui qui fut surnommé « le bœuf muet », la foi et la raison humaine, chacune gérant leur domaine, se devaient d’avancer ensemble, main dans main. Surtout si l’Église garde le dernier mot.

Le Triomphe de saint Thomas, vers 1470, tableau de Benozzo Gozzoli, Louvre, Paris.

Plusieurs peintures (La grande fresque de 1366 dans la chapelle espagnole de Santa-Maria-Novella de Florence ; le tableau de Filippino Lippi de 1488 dans la chapelle Carafa de Rome ou encore le tableau de Benozzo Gozzoli peint vers 1470, au Louvre à Paris), ont immortalisé le Triomphe de Thomas d’Aquin.

Le tableau de Gozzoli nous semble d’une importance particulière car plusieurs éléments préfigurent l’iconographie de la Chambre de la signature, notamment les trois niveaux qu’on retrouve dans la Théologie (Trinité, évangélistes et responsables religieux) ainsi que le couple Platon et Aristote qu’on retrouve dans la Philosophie.

Chez Gozzoli, on voit le théologien, entre Platon et Aristote, jetant par terre devant lui le philosophe arabe Averroès (1126-1198) (Ibn-Rushd de Cordoue) expulsé pour avoir nié l’immortalité et la pensée de l’âme individuelle, au profit d’un « Intellect unique » pour tous les hommes qui active en nous les idées intelligibles.

En Occident, avant l’arrivée des délégations grecques en Italie venues assister au concile de Ferrare-Florence en 1438, seules quelques œuvres de Platon, dont le Timée, étaient connues d’une poignée d’érudits, tels ceux de l’Ecole de Chartres. En réalité, notre connaissance de la pensée grecque se limitait au philosophe Aristote.

Pour les aristotéliciens qui deviennent dominant dans l’Église catholique avec saint Thomas d’Aquin, si les chrétiens doivent accepter Aristote, ils doivent considérer Platon comme incompatible.

A l’inverse, pour les platoniciens, dont Augustin, Jérôme et surtout Nicolas de Cues et Erasme, qui parlait de « saint Socrate », Platon devait être vénéré par les chrétiens : il était monothéiste, croyait en l’immortalité de l’âme et vénérait, sous la forme de la triade pythagoricienne, le mystère de la Trinité.

Au XVe siècle, faute de clarté épistémologique et l’absence de certitude sur la paternité de certains manuscrits d’inspiration platoniciennes (mais attribués à tort à Aristote), certains humanistes, en particulier l’ami de Nicolas de Cues, le cardinal Jean Bessarion (1403-1472), grand artisan de la réunification des Eglises d’Orient et d’Occident, présentent Platon comme l’« égal » d’Aristote, son disciple, dans le seul but de rendre Platon « aussi acceptable que possible » auprès de l’Église catholique.

D’où la phrase devenue célèbre de Bessarion « Colo et veneror Aristotelem, amo Platonem » (Je cultive et je vénère Aristote, j’aime Platon) qui apparaît dans son In Calumniatorem Platonis (republié en 1503), une réplique à la charge virulente contre Platon élaborée par le grec Georges Trébizond.

Ainsi, dans L’Ecole d’Athènes peint par Raphaël, Platon et Aristote apparaissent côte à côte se complétant chacun avec sa sagesse particulière : le premier tenant son livre le Timée (sur la création de l’univers) d’une la main, et de l’autre, pointant vers le ciel (le Un, Dieu), le second tenant son Ethique (la conduite morale personnelle) d’une main, et dressant l’autre bras à l’horizontale pour indiquer le règne terrestre (la Physique).

Si les concepteurs de cette fresque avaient voulu souligner l’opposition des deux penseurs, Platon aurait tenu en main son Parménide (sur les Idées) et Aristote son Physique (sur les sciences naturelles). Ce n’est clairement pas dans l’Ecole d’Athènes.

Gilles de Viterbe fera tout, dans son Sententia ad mentem Platonis pour gommer les oppositions inconciliables et bien réelles (voir encadré ci-dessous) entre la pensée platonicienne et celle d’Aristote.

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Pourquoi Platon et Aristote
ne sont pas complémentaires

Par Christine Bierre

La Logique (Aristote) contre la Dialectique (Platon). Bas-relief de Luca della Robia.

Les concepts fondamentaux qui ont donné naissance à notre civilisation européenne, remontent à la Grèce classique, et à travers elle, à l’Égypte et à d’autres civilisations plus anciennes encore.

Parmi les penseurs grecs, Platon (-428/-347 av. JC) et d’Aristote (-385/-323 av. JC) ont posé toutes les grandes questions qui intéressent notre humanité : qui sommes nous, quelles sont nos caractéristiques, comment vivons nous, où nous situons nous dans l’univers, comment pouvons nous le connaître ?

Les récits qui nous sont parvenus de cette période lointaine parlent des désaccords qui ont conduit Aristote à quitter l’Académie de Platon, dont il avait été le disciple. L’histoire témoigne ensuite de la violence des oppositions entre les disciples de l’un et de l’autre. A la renaissance, les courants catholiques les plus réactionnaires – le concile de Trente notamment – étaient inspirés par Aristote, alors que Platon régnait en maître dans le camp de l’humanisme, chez certains des plus grands tels qu’Érasme et Rabelais.

Il y eut différentes tentatives cependant de les rendre complémentaires, comme l’évoque cet article de Karel Vereycken. Si Platon représente le monde des Idées, Aristote, représente celui de la matière. Impossible de construire un monde sans les deux, nous dit-on. Cela paraît d’une telle évidence !

Le philosophe grec, Platon.

Tout ceci part, cependant, d’une idée fausse opposant ces deux personnages. Pour Platon nous dit-on, la réalité se trouve dans l’existence des idées, des concepts universaux qui représentent, de façon abstraite, toutes les choses qui participent de ce concept. Exemple, le concept général d’homme contient celui des hommes particuliers tels que Pierre, Paul et Marie ; idem pour le bien, qui comprend toutes les bonnes choses quelles qu’elles soient. Pour Aristote, au contraire, la réalité se situe dans la matière, en tant que telle.

Ce qui est faux dans ce raisonnement c’est le concept que les Idées platoniciennes sont des abstractions. Les Idées platoniciennes sont, au contraire, des entités dynamiques qui engendrent et transforment la réalité. Dans le mythe de la caverne de La République, Socrate dit qu’à l’origine des choses il y a le souverain Bien. Dans Le Phédon, il explique que c’est à travers des « Idées » que ce souverain Bien a engendré le monde.

Dans le mythe de la caverne, Socrate se sert d’un rejeton de l’idée du bien – le soleil – pour mieux faire comprendre ce qu’est le souverain Bien. Le Bien, dit-il, a engendré le soleil, qui est, dans le monde visible, par rapport à la vue et aux objets de la vue, ce que le Bien est dans le monde intelligible par rapport à l’intelligence et aux objets intelligibles. Les prisonniers dans la caverne ne voyaient que les ombres de la réalité, puis, en sortant, ils ont vu, grâce au soleil, les objets réels, le firmament et le soleil. « Après cela, ils en viendront à conclure au sujet du soleil, que c’est lui qui produit les saisons et les années, qu’il gouverne tout dans le monde visible et qu’il est en quelque manière la cause de toutes ces choses que lui et ses compagnons voyaient dans la caverne. ».

Le soleil donne aux objets la faculté d’être vus mais, en plus, il est à l’origine de leur genèse et de leur développement. De même pour les objets connaissables, ils tiennent du Bien la faculté d’être connus mais, en plus, ils lui doivent leur existence et leur essence. L’idée du Bien est donc pour Platon, cause dynamique des choses : matérielles et immatérielles et non des universaux morts.

L’« Un » éclaté d’Aristote

Aristote.

Pour Aristote, comme pour tout le courant empiriste qui l’a suivi, la réalité est située au niveau des objets connaissables par les sens. La nature nous envoie ses signaux que nous décodons grâce à nos facultés mentales. Les idées ne sont que des abstractions de l’univers sensible qui constitue, lui, la réalité. Pour lui les universaux n’ont pas d’existence réelle : l’homme « en général », n’engendre rien. Ce n’est qu’une abstraction de tous les hommes en particulier. L’homme particulier est engendré par l’homme particulier ; Pierre est engendré par Paul.

On dit aussi d’Aristote qu’il a « éclaté » l’Un de Platon. Il y a deux façons de concevoir l’Un. On peut le penser soit comme un Un absolu – Dieu ou cause première selon que l’on soit religieux ou philosophe – principe purement intelligible mais cause dynamique qui a engendré toutes les choses ; ou bien, on peut le concevoir comme le chiffre « un » qui détermine chaque chose particulière : le nombre un lorsqu’on dit : un homme, une chaise, une pomme.

L’Un d’Aristote devient simplement unité particulière, caractéristique de toutes les choses qui participent de l’unité. Il n’est pas cause de ce qui « est » mais uniquement prédicat de tous les éléments qui se retrouvent dans toutes les catégories. L’Être et l’Un, dira-t-il, sont les plus universels des prédicats. L’Un, dira-t-il encore, représente une nature définie dans chaque genre mais jamais la nature de l’Un sera l’Un en soi. Et les Idées ne sont pas cause de changement.

A quoi bon tout cela ?

Cette discussion a-t-elle plus de sens que toutes les élucubrations sur les sexes des anges qui ont donné une si mauvaise réputation à la scolastique au Moyen Âge ? L’Un ou le multiple, quelle importance dans nos vies quotidiennes ?

Ce point est pourtant essentiel. Le fait de pouvoir remonter aux causes intelligibles de tout ce qui existe, met l’espèce humaine dans une situation privilégiée dans la nature. A la différence d’autres espèces, elle peut non seulement comprendre les lois de l’univers, mais s’en inspirer, pour faire progresser la société humaine. C’est pourquoi, dans l’histoire, c’est le courant « platonicien » qui a été à l’origine des grandes percées scientifiques, technologiques et culturelles dans l’astronomie, la géométrie, la mécanique, l’architecture, mais aussi la découverte des proportions qui permettent d’exprimer la beauté dans la musique, la peinture, la poésie et la danse.

Du côté d’Aristote, force est de constater, que ses conceptions sur l’homme et la connaissance n’ont pu le conduire qu’à fixer des catégories définissant une dizaine d’états possibles de l’être. Aristote a été aussi le fondateur de la logique formelle, un système de pensée qui ne prétend pas connaître la vérité, mais seulement de définir les règles d’un raisonnement correct. La logique s’intéresse si peu à la recherche de la vérité qu’on peut considérer qu’un jugement qui est totalement faux par rapport à la réalité, est juste si toutes les règles du « bon raisonnement » de la logique y ont été employées.

Pour creuser : Platon contre Aristote, la République contre l’oligarchie

Les humanistes ont mis depuis longtemps le doigt sur un domaine échappant totalement à la pensée logique d’Aristote : le désir… Un lai ou fabliau du XIIIe siècle résume l’histoire. Aristote, qui avait pour élève Alexandre le Grand, reprochait à ce dernier de se laisser déconcentrer de ses royales fonctions par la courtisane Phyllis dont il était éperdument amoureux. Obéissant, le brave roi de Macédoine cesse donc de fréquenter la donzelle et s’en retourne traiter les affaires de l’État. Apprenant les raisons de son abandon, la gourgandine décide de se venger du vieux philosophe et tente de le séduire en se pavanant sous ses fenêtres en tenue légère. Aristote tombe sous le charme ?! Phyllis annonce alors au sage que s’il veut la posséder, il devra d’abord se livrer à un petit caprice et, sellé et bridé, se laisser chevaucher par la belle. L’éminent barbu accepte ce jeu sans se douter du tour qu’on est en train de lui jouer. En selle et hue ?! voilà Phyllis qui se promène à dos d’Aristote dans les jardins du roi, le fouettant pour le faire avancer.

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suite du texte:

Pour commencer, Gilles de Viterbe souligne qu’Aristote est un « élève » de Platon et qu’on pouvait réconcilier les « deux princes de la philosophie ». Très imprégné de l’esprit néo-pythagoricien, et pour qui Platon n’était qu’un des plus grands disciples de Pythagore, l’auteur avance que les deux philosophes s’accordent à dire, contrairement au panthéon païen, que l’« Un » est l’expression ultime du divin. En clair, qu’ils étaient tous les deux monothéistes et qu’ainsi leurs convictions anticipaient celles du christianisme.

Gilles de Viterbe :

La philosophie, qui trace et examine toutes les choses, juge que tout nombre et toute multiplicité sont absentes de Dieu, comme le dit Platon et son élève Aristote. L’Humanité a comme but la compréhension des choses divines, comme même Aristote l’admet dans son Éthique. Ainsi, s’il est nécessaire de poursuivre cet objectif, il est nécessaire à arriver à la compréhension de Dieu.

Et il poursuit :

Maintenant, ces princes de la Philosophie [Platon et Aristote] peuvent être réconciliés, et peu importe l’étendue de leurs désaccords en ce qui concerne la création, les Idées ou le but du Bien, ces points [d’accord] peuvent être identifié et démontré (…) [Alors], ils apparaissent comme ne pas être en désaccord entre eux du tout (…) Ces grands princes peuvent être réconciliés si nous postulons la double nature des choses, l’une qui est libre de la matière et l’autre qui est à l’intérieur de la matière (…) Platon suit la première, Aristote la deuxième, et à cause de ceci, ces deux grands dirigeants de la philosophie diffèrent à peine l’un de l’autre. Si vous pensez que c’est nous qui inventons tout ceci, écoutez-les vous même. Car si nous parlons de l’humanité, après tout le sujet de notre conversation, alors Platon dit la même chose, il dit l’humanité est l’âme, dans l’Alcibiade ; et dans le Timée, il dit que l’humanité a deux natures, et nous connaissons une de ces natures par le moyen des sens, et l’autre par le moyen de la raison. Aussi, dans le même livre, il nous apprend que chaque partie en nous n’existe pas isolée de l’autre, que chaque nature se préoccupe de l’autre nature. Aristote, dans le dixième livre de son Ethique, appelle l’humanité la Compréhension. Donc vous pouvez savoir que chaque philosophe (Platon et Aristote) sent de la même façon, peu importe qu’il vous semble qu’ils ne disent pas la même chose.

Le piquant Pic de la Mirandole

Médaille avec l’effigie de Pic de la Mirandole. Au verso, un dévoiement du thème platonicien des Trois grâces (Beauté, Amour, Plaisir), image reprise à l’identique d’une fresque romaine de Pompéi, que Raphaël reprendra à son tour dans son œuvre sur le même sujet.

Gilles de Viterbe, tout comme Tommaso Ingharimi, semble ici relever le défi que leur avait posé Jean Pic de la Mirandole (1463-1494), le jeune disciple du Ficin.

Erudit précoce, protégé de Laurent de Médicis (comme Inghirami), ce confit d’omniscience n’avait peur de rien. Ainsi, en 1485, âgé d’à peine 23 ans, il annonce son projet de réunir à ses frais, dans la ville éternelle et capitale de la chrétienté, les plus grands savants du monde pour débattre des mystères de la théologie, de la philosophie et des doctrines étrangères. L’objectif était de remonter de la scolastique à Zoroastre, en passant par les Arabes, les kabbalistes, Aristote et Platon, pour exposer aux yeux de tous, la concordance des sagesses. L’affaire échoua. Son initiative, qui réservait une place importante à la magie, ne pouvait que susciter la défiance. Pour le Vatican, tout cela ne pouvait que sentir le soufre, et l’initiative fut écartée à l’époque.

Cependant, elle va marquer les esprits. Car son Oratio de hominis dignitate, son discours inaugural écrit dans un style élégant et quasi-cicéronien, destiné à la présentation de ses neuf cents thèses, publié ensemble après sa mort, connut un grand succès, surtout parmi les jeunes érudits comme… Inghirami.

L’exploit de Pic, mal vu par les autorités, fut de donner aux études humanistes (studia humanitatis) une finalité nouvelle : chercher la concordance des doctrines et définir la dignité de l’être humain. Il s’agissait, en dégageant ce qui les unit au sein même de l’altérité, de la recherche d’une concorde universelle, afin d’en dépasser les contradictions, dans une unité qui les transcende.

Pic de la Mirandole :

Voilà pourquoi, non content d’avoir ajouté aux doctrines communes quantité de remarques sur la théologie primitive de Mercure Trismégiste, sur les enseignements des Chaldéens et de Pythagore, sur les plus secrets mystères des Juifs, nous avons aussi proposé à la discussion un certain nombre de découvertes et de conceptions qui nous sont propres dans les domaines physique et théologique. Nous avons d’abord fait valoir que Platon et Aristote s’accordent : beaucoup l’ont pensé avant nous, personne ne l’a prouvé suffisamment. Parmi les Latins, Boèce s’était promis de le faire, mais rien n’indique qu’il n’ait jamais réalisé ce qui fut toujours son projet. Chez les grecs, Simplicius s’était donné le même programme : plût au ciel qu’il se fût montré à la hauteur de ses intentions ! Augustin lui-même, dans son ouvrage Contre les Académiciens, écrit que nombre d’auteurs ont conçu, avec beaucoup de finesse dans l’argumentation, le projet d’établir ce même point, à savoir que les philosophies de Platon et d’Aristote n’en font qu’une. Ainsi Jean le Grammairien [L’helléniste Jean Lascarus] affirme bien que seuls ceux qui n’entendent pas les paroles de Platon le croient en désaccord avec Aristote, mais c’est à des successeurs qu’il a laissé le soin de la démonstration. Nous avons ajouté aussi divers développements où s’affirme la concordance entre les opinions – réputées discordantes – de Scot et Thomas d’une part, d’Averroès et d’Avicenne d’autre part. En second lieu, nos considérations sur la philosophie tant aristotélicienne que platonicienne ont été enrichies de soixante-douze nouvelles propositions physiques et métaphysiques : en les faisant sienne, si je ne m’abuse (et je serai bientôt fixé sur ce point), on pourra résoudre n’importe quel problème d’ordre naturel ou théologique, suivant une méthode philosophique bien différente de celle qui nous est enseignée oralement dans les écoles et qui est à l’ honneur parmi les docteurs de notre temps.

Dans un manuscrit retrouvé inachevé lors de sa mort en 1494 et intitulé Concordia Platonis et Aristotelis, Pic de la Mirandole mentionne explicitement le Timée de Platon et l’Ethique d’Aristote, les deux livres qui figurent comme les attributs de leurs auteurs dans la fresque de Raphaël.

Ensuite, dans son Heptaplus, une œuvre qu’il termine en 1489, Pic de la Mirandole affirme que les écrits de Moïse et la loi mosaïque, selon lui, le fondement de toute sagesse, ont été la base de la civilisation grecque avant de devenir celle de l’Église de Rome. Le Timée, l’œuvre majeure de Platon, précise Pic, démontre que son auteur faisait figure d’un « Moïse attique » (un Moïse d’origine athénienne).

Cicéron

Cicéron.

Pour Inghirami, fasciné par l’éloquence et le style de Cicéron (-106/-43 av. JC) dont il se croyait la réincarnation, le défi lancé par Pic de la Mirandole de réconcilier Apollon, Pythagore, Platon et Aristote, se présenta quasiment comme une mise à l’épreuve divine et les fresques de Raphaël ornant la « Chambre de la signature » sera avant tout sa réponse.

A ceci s’ajoute que Cicéron lui-même se réclamait du néo-platonisme. Dans le premier volume de son œuvre, les Secondes Académiques, après avoir condamné Socrate pour continuellement poser des questions sans jamais « poser les bases d’un système de pensée », Cicéron affirme, plusieurs siècles avant Pic de la Mirandole, que les idées de Platon et d’Aristote, en essence, « avaient les mêmes principes » :

A l’ombre du génie de Platon, génie fécond, varié, universel, s’établit une philosophie unique sous la double bannière des académiciens et des péripatéticiens, qui, d’accord sur les choses, ne différaient que sur les termes. Car Platon, qui avait fait en quelque sorte de Speusippe, fils de sa sœur, l’héritier de sa philosophie, laissait aussi deux disciples de grand talent et d’une rare science, Xénocrate de Chalcédoine et Aristote de Stagire : ceux qui suivaient Aristote, furent nommés péripatéticiens, parce qu’ils discouraient en se promenant dans le Lycée ; tandis que ceux qui, d’après l’institution de Platon, tenaient leurs assemblées et dissertaient dans l’Académie, l’autre gymnase d’Athènes, reçurent de ce lieu-même le nom d’Académiciens. Mais les uns et les autres, tous pénétrés du fécond génie de Platon, formulèrent la philosophie en un certain système complet et achevé, et abandonnèrent le doute universel de Socrate, et son habitude de discuter sur tout sans rien affirmer. Il y eut alors ce que Socrate désapprouvait entièrement, une science philosophique, avec des divisions régulières et tout un appareil méthodique. Cette philosophie, comme je l’ai dit, sous une double dénomination, était une ; car, entre la doctrine des péripatéticiens [Aristote] et l’ancienne Académie [Platon], il n’y avait aucune différence. Aristote l’emportait, à mon sens, par la richesse de son génie ; mais les uns et les autres avaient les mêmes principes, et jugeaient pareillement des biens et des maux.

Portail Royal de Chartres. Au centre, Pythagore avec au-dessus de lui le quadrivium (les sciences : arithmétique, géométrie, astronomie et musique). A sa droite, un disciple, avec au-dessus de lui le Trivium (les humanités : grammaire, rhétorique et logique).

Inghirami a également été conforté par la lecture d’innombrables auteurs chrétiens allant dans ce sens comme par exemple le Français, Bernard de Chartres (XIIe siècle) , un philosophe néoplatonicien ayant joué un rôle fondamental dans l’école de Chartres, qu’il fonda. Il fut nommé maître (1112) puis devient chancelier (1119) responsable de l’enseignement de l’école cathédrale.

Vous me demanderez alors, pourquoi figurent côte à côte, sur le portail occidental de la cathédrale, les sculptures de Pythagore et d’Aristote ?

Etienne Gilson écrit :

Bernard de Chartres était tout d’abord influencé par Boèce, dont il adapte le platonisme. Il s’attache ensuite à réconcilier la pensée de Platon avec celle d’Aristote, ce qui fera de lui le plus grand penseur aristotélicien et platonicien du XIIe siècle. Jean de Salisbury affirmait, dans les termes les plus formels que Bernard de Chartres et ses disciples ne croyaient pas exposer simplement la pensée de Platon en expliquant de la sorte le rapport des idées aux choses, mais qu’ils avaient la prétention de mettre en accord Aristote avec Platon. Que la peine qu’ils se sont donnée ait été perdue, c’est ce que Jean de Salisbury affirme nettement. Avec un humour bien britannique il constate que ces philosophes sont arrivés trop tard et qu’ils ont inutilement travaillé à réconcilier des morts qui s’étaient disputés pendant toute leur vie.

Inghirami aura forcément lu saint Bonaventure (1217-1274), un des fondateurs de l’ordre des franciscains qui soulignait que Platon et Aristote excellaient chacun dans son domaine :

Et ainsi il apparaît que parmi les philosophes, le don de Platon est de parler de la sagesse, celui d’Aristote de la science.

Ou encore le florentin Marsile Ficin, ce philosophe néo-platonicien du XVe siècle dont « l’Académie platonicienne » avait mis en selle Pic de la Mirandole. Le Ficin, n’avait-il pas écrit dans sa Théologie platonicienne que 

Platon traite des choses naturelles divinement tandis qu’Aristote traite naturellement même des choses divines.

Dans la préface qu’il écrira pour La fable d’Orphée, une pièce de théâtre écrite par son disciple Ange Politien (1454-1494), le Ficin, se référant à saint Augustin, fait du mythique Hermès Trismégiste (Mercure) le premier des théologiens : son enseignement aurait été transmis successivement à Orphée, Aglaophème, Pythagore, Philolaos et enfin Platon.

Par la suite, le Ficin placera Zoroastre en tête de ces prisci theologi, pour attribuer finalement à Zoroastre et Mercure un rôle identique dans la genèse de la sagesse antique : Zoroastre enseigne celle-ci chez les Perses en même temps que Trismégiste l’enseignait chez les Égyptiens.

Un Platon peut cacher un Pythagore

Le grand penseur présocratique, Pythagore de Samos.

On remarquera que dans L’Ecole d’Athènes de Raphaël, la figure de Pythagore de Samos (-580/-495 av. JC) , entouré d’un groupe d’admirateurs, prend une place majeure. Il est clairement identifiable par une tablette où figurent les accords musicaux et la fameuse « Tétraktys » dont nous parlerons ici.

Alors que jusqu’ici, les historiens ont surtout exploré l’influence du courant platonicien et néo-platonicien sur la Renaissance italienne, l’historienne Christiane L. Joost-Gaugier, dans son livre Pythagoras and Renaissance Europe, a mis en lumière à quel point les idées du grand penseur présocratique que fut Pythagore, ont influencé la pensée et façonné l’art de la Renaissance.

En art, Pythagore inspire l’architecte romain Vitruve (-90/-15 av. JC, puis les théoriciens de la proportion d’or comme le moine franciscain Luca Paciolo (1445-1517) , dont le traité, De Divina Proportiona, illustré par Léonard de Vinci, parut à Venise en 1509.

Cependant, si un théorème, venu probablement d’Inde, porte son nom (attribué à Pythagore par Vitruve), l’on sait assez peu de sa vie.

Tout comme Confucius, Socrate et le Christ, si l’on est sûr qu’il a réellement existé, aucun écrit de sa main ne nous est parvenu.

Par la force des choses, Pythagore est devenu une légende vivante, et même très active lors de la Renaissance, à tel point que la plupart des gens ne voyait qu’en Platon un simple « disciple » du « divin Pythagore ».

Textes arabes et chinois démontrant le théorème attribué à Pythagore.
La Géométrie (Thalès de Milet ?) et l’Arithmétique (Pythagore ?), bas-relief de Luca della Robbia, Campanile, Florence.

Né dans la première moitié du VIe siècle avant JC. sur l’île de Samos en Asie mineure, il fut sans doute en contact avec l’école des géomètres fondée par Thalès de Milet (-625/-548 av. JC) .

Vers l’âge de 40 ans, il part vers Crotone en Italie méridionale pour y fonder une société d’amis, à la fois philosophique, politique et religieuse dont les implantations vont se multiplier.

Pour Pythagore, il s’agit de réaliser un lien entre l’homme et le divin et sur cette base transformer la cité. Interrogé sur son savoir, Pythagore, avant Socrate et Cues, affirme qu’il ne sait rien mais qu’il cultive « l’amour de la sagesse ». Le mot philo-sophie serait né ainsi.

Aucun humaniste chrétien, lisant saint Jérôme (347-420) , un des Pères de l’Église catholique, ne pouvait échapper aux éloges que ce dernier fait à Pythagore.

Dans sa polémique Contre Ruffin, Jérôme, pour évoquer un comportement exemplaire, cite ce qu’aurait dit deux disciples de Pythagore : « Nous devons par tous les moyens possibles éviter la mollesse du corps, l’ignorance de l’esprit, l’intempérance, les dissensions civiles, les dissensions domestiques et en général l’excès en toutes choses ». Et Jérôme invoque les « préceptes de Pythagore » :

Tout doit être commun entre amis ; un ami est un autre nous-même. Il faut considérer deux époques dans la vie, le matin et le soir, c’est-à-dire ce que nous avons fait et ce que nous devons faire. Après Dieu, il faut chercher la vérité, qui seule peut rapprocher les hommes du Créateur.

Ensuite, Jérôme estime que Pythagore, en affirmant le concept d’immortalité de l’âme, a précédé le christianisme :

Ecoutez ce que Pythagore a trouvé le premier en Grèce s’élance Jérôme : Que les âmes sont immortelles, qu’elles passent d’un corps dans un autre, et, c’est Virgile qui lui-même nous dit dans le sixième livre de l’Enéïde : Lorsqu’elles ont fourni une révolution de mille ans, Dieu les appelle en grand nombre sur les bords du fleuve Léthé pour que sans doute elles puissent revoir le ciel dont elle ne se souviennent plus ; c’est alors qu’elles recommencent à ranimer un nouveau corps, qui d’abord a été Euphorbus, ensuite Calide, puis Hermoticus, puis Perhius et enfin Pythagore ; et qu’après un certain temps ce qui a existé recommence à naître, qu’il n’y a rien de neuf dans le monde, que la philosophie est un recueil de méditations sur la mort, que chaque jour elle s’efforce de délivrer l’âme des chaînes qui l’attachent au corps et de lui rendre sa liberté. Platon nous communique bien d’autres idées dans ses écrits, surtout dans le Phédon et dans le Timée.

La géométrie cachée des nombres

Pour Pythagore « le commencement est la moitié de tout ». D’après Théon de Smyrne (v. 70/v. 135) , pour le philosophe, « les nombres sont pour ainsi dire le principe, la source et la racine de toutes choses ».

Aristote, dans sa Métaphysique rapporte :

Les pythagoriciens s’appliquèrent dans un premier temps aux mathématiques… Trouvant que les choses [dont les sons musicaux] modèlent principalement leur nature sur l’ensemble des nombres et que les nombres sont les premiers principes de la nature entière, les Pythagoriciens conclurent que les éléments des nombres sont aussi les éléments de tout ce qui existe, et ils firent du monde une harmonie et un nombre…

Et comme le précisait Clinias de Tarente (IVe siècle av. JC.), un pythagoricien ami de Platon :

Quand ces choses, donc, sont au repos, elles donnent naissance aux mathématiques et à la géométrie, quand elles sont en mouvement à l’harmonica et à l’astronomie.

L’idée de la « monade », une unité dynamique participant de l’Un, perfectionnée plusieurs siècles après par le philosophe et scientifique Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) dans sa « Monadologie », nous vient de cette époque.

Signifiant étymologiquement « unité » (monas), il s’agit de l’unité suprême (l’Un, Dieu, le principe des nombres) qui, tout en étant en même temps l’unité minimale, reflète dans le microcosme la même activité dynamique que représente l’Un dans le macrocosme.

Déjà, rien que le nom d’Apollon (Un dieu considéré comme « le père » de Pythagore) signifie, comme le soulignent Platon, Plutarque et d’autres auteurs de l’antiquité : libre de toute multiplicité (Pollo = multiplicité ; a-pollo = non-multiple).

Xénophane (né vers 580 av. JC), affirme l’existence d’un Dieu unique gouvernant toute chose par la puissance de son intelligence. Il s’agit d’un dieu point semblable aux hommes, car éternel, incorporel et sphérique.

Les nombres triangulaires : 1, 3, 6 et 10. Notez la présence d’un hexagone à l’intérieur du nombre 10, le fameux Tetraktys de Pythagore.

Autant cette conception d’un Un dynamique a pu provoquer parfois une explosion d’interprétations ésotériques, autant elle a stimulé les esprits les plus créatifs et terrorisé les formalistes de la pensée.

En parlant de simples choses, des nombres arithmétiques, Pythagore emploie les terme de un, deux, trois, quatre, cinq, dix…, tandis que pour évoquer des nombres idéaux et leur puissance, il parle de : monade, dyade, triade, tétrade, décade, etc.

Ainsi, en concevant les nombres de façon non-linéaire mais figurative, il offre une arithmétique applicable à l’astronomie, la musique et l’architecture. En disposant ces nombres, comme des billes, d’une façon particulière, Pythagore découvre la fameuse « géométrie des nombres ».

Par exemple, dans le cas des nombres triangulaires, trois points forment une surface triangulaire. Si l’on y rajoute trois points en dessous, on trouve le nombre 6, mais il s’agit toujours d’un triangle. Et si l’on y ajoute encore quatre points supplémentaires, on aboutit au nombre 10, toujours un nombre triangulaire.

Le Patriarche de Constantinople Photius (810-893) confirme que :

Les pythagoriciens proclamaient que le nombre complet est dix.
Le nombre dix, est un composé des quatre premiers nombres que nous comptons dans leur ordre. C’est pourquoi ils appelaient Tétraktys le tout constitué par ce nombre.

A part les nombres plans et triangulaires (1, 3, 6, 10, etc.), Pythagore explorera les nombres carrés (1, 4, 9, 16, …), rectangulaires, cubiques, pyramidaux, étoilés, etc.

Ce faisant, disait Aristoxène, Pythagore avait « élevé l’arithmétique au-dessus des besoins des marchands ».

Cette approche, celle de voir l’harmonie au-dessus et dans le multiple, a inspiré de nombreux scientifiques dans l’histoire. On pense à Mendeleïev pour l’élaboration de son tableau des éléments ou à Einstein.

La puissance des nombres était également bien comprise par le cardinal-philosophe Nicolas de Cues, qui évoque Pythagore dès le premier chapitre de son traité De la docte Ignorance (1440), lorsqu’il précise que :

Tous ceux qui recherchent jugent de l’incertain, en le comparant à un présupposé certain par un système de proportions. Toute recherche est donc comparative, et elle use du moyen de la proportion : si l’objet de la recherche se laisse comparer au présupposé par une réduction proportionnelle peu étendue, le jugement d’appréhension est aisé ; mais si nous avons besoin de beaucoup d’intermédiaires, alors naissent la difficulté et la peine. Cela est bien connu dans les mathématiques : les premières propositions s’y ramènent aisément aux premiers principes très bien connus, tandis que les suivantes, parce qu’il leur faut l’intermédiaire des premières, y ont plus de difficulté. Donc toute recherche consiste en une proportion comparative facile ou difficile, et c’est pourquoi l’infini qui échappe, comme infini, à toute proportion, est inconnu. Or, la proportion qui exprime accord en une chose d’une part et altérité d’autre part, ne peut se comprendre sans le nombre. C’est pourquoi le nombre enferme tout ce qui est susceptible de proportions. Donc, il ne crée pas une proportion en quantité seulement, mais en tout ce qui, d’une façon quelconque, par substance ou par accident, peut concorder et différer. Aussi Pythagore jugeait-il avec vigueur que tout était constitué et compris par la force des nombres. Or, la précision des combinaisons dans les choses matérielles et l’adaptation exacte du connu à l’inconnu sont tellement au-dessus de la raison humaine que Socrate estimait qu’il ne connaissait rien que son ignorance ; en même temps que le très sage Salomon affirme que toutes les choses sont difficiles et que le langage ne peut les expliquer.

Géométrie des nombres,
le secret du calcul mental

Voici un petit exemple très simple. Un jour, à Göttingen, le professeur du jeune mathématicien allemand Carl Gauss (1777-1855) demanda aux élèves de calculer la somme de tous les chiffres de un à cent.

Les élèves s’exécutent et commencent à additionner les chiffres 1 + 2 + 3 + 4 + 5, etc.

Le jeune Gauss lève la main et, suite à un calcul mental, annonce le résultat de l’opération : « 5050, Monsieur ! »

Le professeur lui demande comment il est arrivé aussi vite au résultat. Le jeune Gauss s’explique : pour voir s’il existe une géométrie dans le nombre cent, j’ai additionné le premier chiffre (1) avec le dernier (100). Cela donne 101. Maintenant, si j’additionne le deuxième chiffre (2) avec l’avant dernier (99), cela fait également 101. J’ai conclu qu’il existait, à l’intérieur du nombre 100, cinquante couples de nombres pairs et impairs dont la somme était chaque fois 101. Ainsi, en multipliant 101 par le nombre de couples (50), j’arrive immédiatement à 5050.

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De Pythagore à Platon

Pour Pythagore, la surface la plus parfaite est le cercle et le volume idéal la sphère puisqu’on peut y inscrire les polyèdres réguliers.

Selon un de ses disciples, l’italien Philolaus de Crotone (-470/-390 av. JC) , Pythagore aurait été le premier à définir les cinq polyèdres réguliers :

  • le cube,
  • le tétraèdre (une pyramide à 4 faces triangulaires),
  • l’octaèdre (composé de 8 triangles),
  • l’icosaèdre (64 triangles) et
  • le dodécaèdre (composé de 12 pentagones).

Puisque Platon les décrit dans son œuvre, le Timée, ces polyèdres réguliers prirent le nom de « solides platoniciens ».

Rappelons que Platon s’est rendu plusieurs fois en Italie, notamment pour y rencontrer son ami intime, le grand scientifique et dirigeant politique pythagoricien, Archytas de Tarente (-428/-387).

Disciple direct de Philolaos, Archytas deviendra le professeur de mathématiques de l’astronome et médecin grec Eudoxe de Cnide (-408/-355) .

Une vision géométrique des nombres permet de voir comment leur puissance augmente. Par exemple, en passant du chiffre 3 au chiffre 4, on passe de deuxième dimension à la troisième.

Dès Archytas peut-être ou après Platon, les pythagoriciens associent le 1 au point, le 2 à la ligne, le 3 à la surface (la figure géométrique à deux dimensions : cercle, triangle, carré… ), le 4 au solide (la figure géométrique à trois dimensions : tétraèdre, cube, sphère, etc.).

Ajoutons à cela que dans le Timée, un des derniers dialogues de Platon, après un bref échange avec Socrate, Critias et Hermocrate, le philosophe pythagoricien Timée de Locres (Ve siècle av. JC) expose une réflexion sur l’origine et la nature du monde physique et de l’âme humaine vues comme les œuvres d’un démiurge tout en abordant les questions de la connaissance scientifique et de la place des mathématiques dans l’explication du monde.

Cicéron (République, I, X, 16) précise que Timée de Locres était un intime de Platon :

Sans doute as-tu appris, Tubéron, qu’après la mort de Socrate, Platon se rendit d’abord en Égypte pour s’y instruire, puis en Italie et en Sicile, afin de tout apprendre des découvertes de Pythagore. C’est là qu’il vécut longtemps dans l’intimité d’Archytas de Tarente et de Timée de Locres, et eut la chance de se procurer les Commentaires de Philolaos.

La musique des sphères

Luca della Robia : Pythagore découvrant l’harmonie.

Un magnifique bas-relief, sur le campanile du dôme de Florence, reflète bien ce que savaient les premiers humanistes italiens au sujet de Pythagore.

Luca della Robia (1399-1482), le sculpteur travaillant sur les instructions du chancelier humaniste de Florence Leonardo Bruni (1370-1444) , nous montre Pythagore, un gros marteau dans une main, un petit marteau dans l’autre, frappant une enclume et concentrant son esprit sur la différence des sons qu’il produit.

Selon la légende, Pythagore se promenait aux abords d’une forge lorsque son attention fut captée par le son des marteaux frappant l’enclume.

Il y discerna à l’oreille les mêmes consonances que celles qu’il pouvait produire avec sa lyre. Son intuition mena alors à une découverte fondamentale : les sons musicaux sont gouvernés par les nombres.

Pythagore chez les forgerons.

Voilà comment Guido d’Arezzo (992-1050), le moine bénédictin à l’origine du système de notation musicale encore en vigueur, rapporte vers 1026 l’événement au dernier chapitre (XX) de son ouvrage Micrologus :

Un certain Pythagore, grand philosophe, voyageait d’aventure ; il arriva à un atelier où l’on frappait sur une enclume à l’aide de cinq marteaux. Étonné de l’agréable harmonie [concordiam] qu’ils produisaient, notre philosophe s’approcha et, croyant tout d’abord que la qualité du son et de l’harmonie [modulationis] résidait dans les différentes mains, il interchangea les marteaux. Cela fait, chaque marteau conservait le son qui lui était propre. Après en avoir retiré un qui était dissonant, il pesa les autres, et, chose admirable, par la grâce de Dieu, le premier pesait douze, le second neuf, le troisième huit, le quatrième six de je ne sais quelle unité de poids. Il connut ainsi que la science [scientiam] de la musique résidait dans la proportion et le rapport des nombres [in numerorum proportione et collatione]

[…] Que dire de plus ? En mettant en ordre les notes d’après les intervalles dont on a parlé, l’illustre Pythagore fut le premier à mettre au point le monocorde. Comme ce n’est pas lascivité qu’on y trouve, mais une révélation rapide de la connaissance de notre art, il a rencontré un assentiment général chez les savants. Et cet art s’est peu à peu affirmé en se développant jusqu’à ce jour, car le Maître lui-même illumine toujours les ténèbres humaines et sa suprême Sagesse dure dans tous les siècles. Amen.

Voici le schéma (qui se retrouve sur une ardoise posée aux pieds de Pythagore dans la fresque de Raphaël), et qui visualise les harmonies musicales que l’on obtient en divisant un corde. Si l’on la divise en deux, cela donne l’octave, en trois la quinte et en quatre, la quarte. Enfin, épogdoon (du préfixe epi– signifiant au-dessus et ogdoon signifiant le huitième) traduit l’intervalle de 9/8, qui correspond ici au ton.

Schéma (qui se retrouve sur une ardoise posée aux pieds de Pythagore dans la fresque de Raphaël), qui visualise les harmonies musicales que l’on obtient en divisant un corde. Si l’on la divise en deux, cela donne l’octave, en trois la quinte et en quatre, la quarte. Enfin, épogdoon (du préfixe epi– signifiant au-dessus et ogdoon signifiant le huitième) traduit l’intervalle de 9/8, qui correspond ici au ton.

Reprenons donc les rapports harmoniques que découvre Pythagore à partir des poids des marteaux : 12, 9, 8 et 6.

  • Le rapport entre 12 et 6, c’est la moitié et correspond à l’octave (diapason). On la retrouve sur un instrument de musique en faisant vibrer la moitié d’une corde.
  • Le rapport entre 12 et 8 est un rapport de deux tiers, ce qui correspond à la quinte (diapente) ;
  • Le rapport entre 8 et 6, est un rapport de trois quarts, ce qui correspond à la quarte (diatessaron) ;
  • Enfin, le rapport entre 8 et 9 donne l’intervalle d’un ton (épogdoon, le préfixe epi– signifiant au-dessus et ogdoon signifiant le huitième.)

Illustration du traité Theorica musiche (1480, Naples), du théoricien et compositeur Franchini Gaffurio (1451-1522), un ami et collègue de Léonard de Vinci à la Cour des Sforza à Milan.

Ensuite, les pythagoriciens transposèrent les mêmes proportions à d’autres objets, notamment à des volumes d’eau dans des verres, à la taille de cloches ainsi qu’à des disques en bronze ou encore à la longueur des cordes d’instruments de musique ou des flutes.

Pour Pythagore, cette expérience s’avère fondamentale car elle corrobore l’intuition de base de sa philosophie : tout ce qui existe est nombre, y compris des phénomènes aussi peu matériels que les intervalles musicaux.

Dans un fameux passage du Timée (35-36), Platon décrit la fabrication des proportions de l’Âme du Monde par le Démiurge. Ce passage est fondé sur la série numérique 1, 2, 3, 4, 9, 8, 27 — qui correspond à la fusion de la série des premières puissances de 2 (2, 4, 8) et de la série des premières puissances de 3 (3, 9, 27). Or, de cette série, on peut tirer les rapports numériques sur lesquels sont fondés les intervalles musicaux.

Déjà, dans sa Métaphysique, Aristote avait rapporté :

Les pythagoriciens remarquèrent que l’ensemble des modes de l’harmonie musicale et les rapports qui la composent se résolvent dans des nombres proportionnels.

Avec le philosophe français Pierre Magnard, il faut plutôt dire :

Si connaître c’est mesurer, la musique est l’art de poursuivre la mesure au-delà du seuil de l’incommensurabilité. Quand les étalons numériques, métriques et pondéraux ne sont plus capables d’établir de proportions entre les réalités naturelles, l’harmonie vient offrir le secours de ses propres échelles – diatonique, chromatique, enharmonique – et de ses intervalles – quinte, quarte, tierce, octave – pour subvenir au défaut du calcul.

Enfin, comme le précisa le musicologue romain Théon de Smyrne (70-135)  :

Les pythagoriciens affirment que la musique est une combinaison harmonique des contraires, une unification des multiples et un accord des opposés.

A cela s’ajoute que pour les pythagoriciens, la musique avait également une valeur éthique et médicale.

Il faisait commencer l’éducation par la musique, au moyen de certaines mélodies et rythmes, grâce auxquels il produisait des guérisons dans les traits de caractère et les passions des hommes, ramenait l’harmonie entre les facultés de l’âme.

Tout cela faisait donc de Pythagore l’incarnation d’une harmonie cosmique et universelle**.

D’ailleurs, il aurait été le premier à avoir utilisé le mot « cosmos » (perfection, ordre).

Une page de L’Harmonie du monde de Johannes Kepler.

Pythagore, dont le premier vrai astrophysicien Johannes Kepler (1571-1630) fait l’éloge, aurait été le premier à forger le concept de « la musique des sphères » ou de « l’harmonie des sphères ».

Car, comme le précise Sextus Empiricus (vers la fin du IIe siècle), dans ses Esquisses pyrrhoniennes, Pythagore aurait constaté que les distances entre les orbites du Soleil, de la Lune et des étoiles fixes correspondent aux proportions réglant les intervalles de l’octave, de la quinte et de la quarte. Dans la République, Platon affirme qu’astronomie et musique sont des « sciences sœurs ».

Une page de l’Harmonie du Monde où l’astronome Johannes Kepler évoque la musique des sphères.

Copernic admet que les travaux des pythagoriciens ont inspiré ses propres recherches :

« D’autres pensent que la Terre se meut. Ainsi, Philolaos le pythagoricien dit que la Terre se meut autour du Feu en un cercle oblique, de même que le Soleil et la Lune. Héraclite du Pont et Ecphantos le Pythagoricien ne donnent pas, il est vrai, à la Terre un mouvement de translation [mouvement autour du Soleil, héliocentrisme]… Partant de là, j’ai commencé, moi aussi, à penser à la mobilité de la Terre »

(Copernic, lettre au pape Paul III, préface à De revolutionibus orbium cælestium [Des révolutions des orbes célestes], 1543).

Le nom de Pythagore (étymologiquement, Pyth-agoras : « celui qui a été annoncé par la Pythie », la déesse), découle de l’annonce de sa naissance faite par l’oracle à son père lors d’un voyage à Delphes. Cependant, la légende veut que Pythagore soit le fils d’Apollon, le dieu de la lumière, de la poésie et de la musique.

Or, d’après les traditions présocratiques les plus anciennes, Apollon, avait conçu un plan lui permettant de contrôler l’univers. Ce plan se révélait dans « la musique des sphères » sous la sage supervision d’Apollon, le dieu soleil et dieu de la musique ; un dieu grec passé chez les Romains sans avoir changé de nom. On représente Apollon avec une couronne de lauriers et une lyre, entouré des neufs muses.


VISITE GUIDÉE

Après avoir passé en revue la situation politique de l’époque, les motivations du Pape Jules II et de ses conseillers cherchant à rétablir l’autorité d’une « Eglise triomphante », aboutissement ultime et pour les siècles à venir d’une culture qui remonte à Apollon, Moïse, Pythagore, Platon, Cicéron et leurs disciples, le spectateur a désormais quelques « clés » solides (les « codes ») en main lui permettant de « lire » les fresques de Raphaël ornant la « Chambre de la signature ».

Ne disposant d’aucun récit de Raphaël sur son œuvre, cette lecture reste un parcours d’obstacles. Par exemple, l’identification des personnages reste incertaine car, à part quelques rares exceptions, aucune tablette ne nous l’indique. L’idée, de toute façon, c’est que le spectateur, en analysant l’apparence et la gestuelle de chacun, découvre par lui-même, qui est représenté.

Comme nous l’avons dit, en entrant dans la salle, le spectateur est d’emblée sommé d’apprécier chaque fresque non pas de façon isolée, mais comme étant l’expression d’un tout cohérent.

En pénétrant dans la « Chambre de la signature », comme à l’intérieur d’un cube peint, on se rend immédiatement compte d’être face à une mise en scène théâtrale. Car les grandes voûtes que découvre le spectateur ne sont que des images peintes et ne répondent à aucune réalité structurelle de l’édifice. Inghirami était un orateur, un acteur et un metteur en scène sachant qui devait apparaître à quel endroit, avec quelle attitude et habillé de quelle façon. Grâce à cette imagination, une salle à priori rectangulaire et ennuyeuse, a été métamorphosée en un cube sphérique car les coins de la pièce ont été « arrondis » avec du stuc.


A. LE PLAFOND

Le plafond de la Chambre de la signature : A. Les armoiries de Jules II ; B. La Philosophie ; C. La théologie ; D. La Poésie ; E. La Justice. Dans les carrés : 1. Le moteur initial ; 2. Le triomphe d’Apollon sur Marsyas dans la lutte pour la lyre ; 3. La chute où Adam et Eve chassé du Paradis ; 4. Le jugement de Salomon.

Du point de vue thématique, le parcours visuel, comme on pouvait s’en douter, commence au plafond pour finir sur le parterre. Au centre du plafond, un petit cercle avec les armoiries de Jules II. Autour, un octogone entouré de quatre cercles reliés entre eux par quatre rectangles. Chacun des quatre cercles touche le haut d’une des quatre voûtes peintes sur les quatre murs et montre une figure allégorique et un texte annonçant le thème des grandes fresques en-dessous.

A chaque fois, il s’agit de mettre en valeur l’harmonie réunissant l’ensemble des parties. Alors que les vraies incompatibilités sont laissées au vestiaire, les oppositions et les différences formelles seront même fortement mises en valeur, mais exclusivement pour démontrer qu’on peut s’en accommoder en les soumettant à un dessein supérieur.

Les quatre fresques circulaires décorant le plafond de la Chambre de la Signature. En commençant en haut à gauche et dans le sens de la montre : la Théologie, la Philosophie, la Justice et la Poésie.

Ainsi deux doubles thèmes (2 x 2) s’articulent donc :

  • La Philosophie (le vrai accessible par la raison), surnommée L’Ecole d’Athènes, et la Théologie (le vrai accessible par la révélation divine), surnommée depuis le concile de Trente, la « Dispute du Saint Sacrément » ; un thème commun à saint Thomas et aux néo-platoniciens.
  • la Poésie et la musique (le beau), et la Justice (le droit) ; un thème d’origine cicéronienne.
  • Au-dessus le thème de la Philosophie, dans l’un des quatre cercles, est représentée par une femme portant une robe dont chacune des quatre couleurs symbolise les quatre éléments évoqués par un motif : le bleu illustre les étoiles, le rouge les langues de feu, le vert les poissons et le brun doré les végétaux. La philosophie tient deux livres intitulés « Morale » et « Nature », tandis que deux petits genius (génies) portent des tablettes sur lesquelles on peut lire « CAUSARUM » et « COGNITO », lues ensemble « Connaître les causes ». En clair, le but de la philosophie morale et naturelle, est de connaître les causes, c’est-à-dire de remonter vers Dieu.
  • Au-dessus de la Théologie, une femme habillée de rouge et de vert, couleurs des vertus théologiques. Dans sa main gauche, elle tient un livre, sa main droite pointe vers la fresque en bas. Deux génies portent des tablettes disant « DIVINAR.RER » et « NOTITIA », « La révélation des choses sacrées ».
  • Au-dessus de la Poésie, la silhouette ailée de la Poésie portant lyre et couronne de lauriers. Deux putti (angelots) nous présentent des tablettes où sont inscrites des paroles de Virgile : « Insufflé par l’esprit » (NVMINE AFFLATVR). Puisqu’il s’agit de puttis et non pas de génies, il est clairement fait référence à l’esprit chrétien qui inspire les arts.
  • Enfin, au-dessus de la dernière fresque, la Justice, une femme tient les attributs de la justice : la balance et le glaive. Deux putti portent des tablettes avec les paroles de l’empereur Justinien : « IVS SVVM VNICUMQUE », c’est-à-dire, « à chacun sa juste peine ».

Ensuite, toujours au plafond, comme nous l’avons indiqué, quatre fresques rectangulaires reliant les quatre cercles dont nous venons de spécifier la thématique. De nouveau, il s’agit de deux paires qui se complètent.

  • A. Une première fresque rectangulaire, reliant la Philosophie avec la Poésie, nous montre une femme (la sagesse, l’Un) ici cause première et mettant un globe céleste en mouvement et donc l’univers en action. Il peut s’agir de la Sibylle mythique que mentionne Héraclite, une incarnation surhumaine de la voix prophétique. Philosophiquement, il s’agit d’une allégorie de la création de l’Univers (ou Astronomie). La constellation qui figure sur le globe a été identifiée. Elle correspond à la carte du ciel de la nuit du 31 octobre 1503, la date de l’élection de Jules II…
  • B. Le deuxième rectangle, diamétralement opposé du premier et reliant la Justice à la Théologie, représente « Adam et Eve chassés du Paradis ». Considéré comme le début de la théologie, « La chute de l’homme », sera réparée par la « rédemption » qu’apporteront l’Église et le pape Jules II, incarnée par la sagesse créatrice remettant l’univers en marche.
  • C. Le troisième rectangle, reliant la Philosophie et la Justice, représente « Le jugement de Salomon », une scène montrant le jugement sage du Roi Salomon lorsque deux mères réclamèrent le même enfant.
  • D. Et enfin, le quatrième, de l’autre extrémité de la diagonale, reliant la Poésie à la Théologie, représente, non pas « La flagellation de Marsyas » comme on l’a prétendu, mais une autre scène assez rare, « Le Triomphe d’Apollon contre Marsyas » dans la lutte pour la lyre. Ce dernier y reçoit une couronne de lauriers.

Pour leur mise en valeur mutuelle, les deux jugements se fondent sur des bases différentes. Alors que le roi Salomon, représentant l’Ancien Testament, juge sur la base de la Loi divine, Apollon, qui représente ici l’Antiquité, l’emporte grâce aux règles du panthéon païen.


B. LA THÉOLOGIE


(LA DISPUTE DU SAINT SACREMENT)

La Théologie (Dispute du Saint-Sacrément)

Au registre céleste :
A. Dieu le Père, B. Jésus Christ, C. Marie, D. Saint-Jean Baptiste, E. Apôtre Pierre, F. Adam, G. Saint Jean l’Evangéliste, H. Roi David, I. Saint Laurent, J. Judas Macchabée, K. Saint Stéphane, L. Saint Étienne, M. Moïse, N. Jacques le Majeur, O. Abraham, P. Saint Paul, SE. Saint Esprit.


Au registre terrestre :
1. Fra Angelico, 2. ?, 3. Donato Bramante, 4. ?, 5. ?, 6. Pic de la Mirandole, 7. ?, 8. ?, 9. ?, 10. Saint Grégoire, 11. Saint Jérôme, 12. ?, 13. ?, 14. ?, 15. ?, 16. Saint Ambroise, 17. Saint Augustin, 18. Saint Thomas d’Aquin, 19. Le pape Innocent III, 20. Saint Bonaventure, 21. Le pape Sixte IV, 22. Dante Alighieri, 23. ?, 24. ? ; 25. un maçon, 26. ?, 27. ?

Les historiens nous disent qu’elle fut la première fresque à être réalisée. Le cœur du sujet est la Trinité et la « transsubstantiation », un phénomène surnaturel signifiant la conversion d’une substance en une autre, chez les chrétiens, la conversion du pain et du vin en corps et sang du Christ lors de l’Eucharistie sous l’action du Saint Esprit. Ce qui signifiait une « présence réelle » de Dieu lors de la messe et donc un attrait majeur pour attirer les fidèles et obtenir des « indulgences » de sa part. Pour certains humanistes, tels que le protestant suisse Zwingli, toute doctrine de la présence réelle relève de l’idolâtrie car elle reviendrait à vénérer du pain et du vin comme si c’était Dieu.

Erasme, pour qui l’accomplissement des rites ne devait jamais se substituer à la vraie foi, explique que lorsque le Christ disait à ses disciples, en leur offrant du pain, « ceci est mon corps » et « ceci est mon sang », en leur offrant du vin, parlait en réalité, non pas du pain et du vin, mais de ses disciples (son corps) et de son enseignement (son sang).

L’idée qui sous-tend la composition, celle de montrer le triomphe de l’unité de l’Église dans le Christ, maximalise là-aussi les complémentarités.

La scène se déroule sur deux niveaux, un registre céleste et l’autre terrestre.

En haut, au registre céleste, le cœur du sujet, « la Trinité » avec Dieu le Père (A) bénissant trônant au-dessus d’un Christ (C) entouré de Marie (B) (le Nouveau Testament) à sa droite et de Saint-Jean Baptiste (D) (l’Ancien Testament) à sa gauche, eux-mêmes apparaissant au-dessus d’une colombe symbolisant le Saint-Esprit (SE). Autour d’eux, pour faire le pendant de l’architecture de L’Ecole d’Athènes située en face, assises paisiblement sur une banquette de nuages en demi-cercle, les figures remarquables de l’Église triomphante, accompagnées de leurs attributs traditionnels et vêtues d’habits colorés spécifiques de chacune. Aux extrémités du demi-cercle, deux apôtres : l’apôtre Pierre (E) qui représente les Juifs et l’apôtre Paul (P) qui représente les Gentils, se font face, un peu comme s’ils étaient les gardes extérieurs de l’Église triomphante, dépositaires à la fois de la clé et de la lettre de celle-ci. L’Ancien Testament est représenté par Adam (F) qui fait face à Abraham (O), et Moïse (M) face au roi David (H) avec sa harpe à la main. Le Nouveau Testament est également représenté par saint Jean (G) qui fait face à saint Mathieu (N) (deux auteurs de l’Évangile), par saint Laurent (I) et saint Étienne (L) (tous deux saints martyrs).

En bas, au registre terrestre, trône un énorme autel (Y) sur lequel est écrit « IV LI VS » (Jules II). Posé dessus, un ostensoir en or (X) avec une hostie en son centre, proclame la présence du Christ dans le mystère de la transsubstantiation. A côté, les docteurs de l’Église des premiers temps du christianisme : à gauche (sous les traits de Jules II) saint Grégoire (N° 10), le grand réformateur du rituel et du chant de messe, à côté de saint Jérôme (N° 11), l’érudit le plus profond du christianisme), accompagné de son lion. A sa droite saint Augustin (N° 17) et saint Ambroise (N° 16). Ces quatre docteurs sont, au contraire des autres personnages, assis, sur ce qui les rapproche déjà des personnages situés dans les cieux ; on distingue par ailleurs deux docteurs postérieurs que sont saint Thomas d’Aquin (N° 18), dominicain, et saint Bonaventure (N° 20), franciscain.

L’historien Konrad Oberhuber, ajoute que ces deux derniers,

incarnent deux tendances de l’Église : l’une qui voit son essence du christianisme dans le rituel et l’adoration dévote (la dimension du sentiment), l’autre qui défend l’importance de la théologie (la dimension de la pensée).

Avec Dante Alighieri, une des rares figures apparaissant deux fois dans les fresques de Raphaël : Pic de la Mirandole. A gauche, habillé en blanc, dans La Philosophie, à droite dans La Théologie.

Ensuite, les papes Innocent III (1160-1216)(N° 19), pape le plus puissant du Moyen Âge qui établit l’indépendance politique de Rome) et Sixte IV (1414-1471) (N° 21), Francesco della Rovere de son nom) côtoient des religieux comme le dominicain Savonarole (instigateur en 1494 à Florence d’une révolution politique (retour à la République) et morale (rechristianisation) ou, le peintre Fra Angelico (N° 1), contemporain de Savonarole, admiré pour ses fresques et ses peintures sublimes, qu’accompagnent Dante Alighieri (N° 20), dont la Divine Comédie (avec l’enfer, le purgatoire et le paradis) eut une influence sur la théologie au Moyen Âge, Bramante, (N° 3) l’architecte fameux de la basilique Saint-Pierre, sans oublier Pic de la Mirandole (N° 6), (qu’on méprenait pour Francesco Maria della Rovere) qui, les cheveux dans le vent, pointe vers la Trinité dans un déhanchement léger et gracieux. A droite, des maçons (N° 22), qui construisent les églises, se penchent en avant. Si à droite, derrière les figures, les fondations de marbre blanc (Z), font allusion à la nouvelle basilique Saint-Pierre dont Jules II vient de lancer la reconstruction, à gauche une église villageoise (Q) rappelle que le christianisme doit pénétrer dans le quotidien des humbles.


C. LA PHILOSOPHIE


(L’ÉCOLE D’ATHENES)

La Philosophie (« Ecole d’Athènes »).
1. Porphyre, 2. Plotin, 3. Alcibiade, 4. Criton, 5. Phédon d’Elis, 6. Socrate, 7. Isocrate, 8. Parménide, 9. Platon, 10. Aristote, 11. ? ; 12. ?, 13. Appelles de Cos, 14. Protogène, 15. Strabon, 16. Ptolémée, 17 Hippocrate de Cos, 18. Diogène de Sinope, 19. Héraclite d’Éphèse, 20. Anaximandre de Milète, 21. Pic de la Mirandole, 22. Pythagore, 23. Boèce, 24. Avicenne, 25. Épicure, 26. Métrodore.

Une belle perspective centrale rassemble 58 penseurs grecs et d’autres personnages dans un temple idéal. Aucun effet de clair-obscur ne vient troubler l’équilibre des couleurs et la clarté de la composition.

Le penseur américain Lyndon LaRouche (1922-2019), lors de sa visite au Vatican, s’émerveilla de l’harmonie gracieuse qui rayonne de cette œuvre. Elle ne pouvait qu’entrer en résonance avec un concept que LaRouche développa tout au long de sa vie : celle de la « simultanéité de l’éternité » ; cette idée poétique que les idées « immortelles » continuent leur dialogue dans un lieu au-delà de l’espace-temps matériel.

Selon les historiens, Raphaël, face à la tâche herculéenne que représentait cette série de portraits à réaliser, et faute d’informations visuelles fiables sur les figures à représenter, aurait dépêché l’un de ses assistants en Grèce afin de lui fournir une documentation à la hauteur du défi.

Petit détail : il ne s’agit nullement d’Athènes ou de la Grèce, mais de Rome. L’architecture s’inspire clairement de l’église Sant-Andrea de Mantoue, rénovée peu avant sa mort par Léon Battista Alberti (1404-1472) et des projets du Bramante pour la reconstruction de la basilique Saint-Pierre à Rome.

Nef de l’église Sant-Andrea à Mantoue, réalisée en 1473 par l’architecte Leon Battista Alberti.

Si sur les dessins préparatoires on retrouve bien l’escalier, les grandes arches avec leurs voûtes à caissons, typiques de la coupole du Panthéon romain, n’y figurent pas. Autre source d’inspiration probable, les arches, elle aussi avec des voûtes à caissons, de la basilique de Maxence et Constantin, construite à Rome au début du IVe siècle pour réaffirmer la puissance de la beauté de la ville éternelle. Il n’est pas exclu que le Bramante lui-même, qui avait réalisé un trompe-l’œil faisant appel à ce type de motif dans l’abside de l’église Santa Maria presso San Satiro à Milan, les ait dessinées en personne. Avec trois arches (tetrade) et sept rangées de caissons, la numérologie pythagoricienne n’a pas été oubliée.

Visuellement, l’ensemble se divise en deux. Le public se trouve au même niveau que le premier plan, un parterre pavé derrière lequel un très large escalier conduit vers un parvis surélevé. Pour le spectateur, une perspective légèrement cavalière renforcera la dimension monumentale des figures du niveau supérieur. Ce cadre rappelle immanquablement celui d’un décor de théâtre. Les acteurs, arrivant de l’ancien monde, peuvent entrer en scène d’un côté, sous la statue du dieu grec Apollon (A), dieu de la lumière, et partir de l’autre, vers le nouveau monde, sous la statue de Pallas Athena (B) devenue Minerve chez les Romains, protectrice des Arts, échanger entre eux, s’adresser à l’auditoire ou monter les escaliers et sortir par le fond.

Au centre du parvis et au centre d’une perspective à point de vue central, Platon (N° 9) et Aristote (N° 10) y avancent côte à côte vers les spectateurs. Le premier, le Timée à la main, pointe un doigt vers le ciel signifiant qu’au-delà du visible, un principe supérieur existe. Le deuxième étend son bras et sa main à l’horizontale soulignant que toute vérité nous vient du témoignage des sens, tout en portant de l’autre bras l’Ethique. Bizarrement, il s’agit des deux seuls livres dans la stanza dont les noms apparaissent en italien (Timeo, Etica) et non pas en latin. Comme l’observe le critique d’art Eugenio Battisti (1924-1989) :

Si l’on (…) examine le titre des ouvrages respectivement tenus par Platon et Aristote, on y voit le philosophe de l’Académie tenir le Timée, c’est-à-dire le plus aristotélicien et le plus systématique de ses ouvrages et le stagirite, l’Éthique à Nicomaque, c’est-à- dire la plus platonicienne de ses œuvres.

Y compris le choix des couleurs des habits valorise la complémentarité de Platon et Aristote.

Les couleurs des vêtements des deux philosophes symbolisent les quatre éléments : Platon est vêtu en rouge (le feu) et pourpre (l’éther) ; Aristote en bleu (l’eau) et jaune (la terre).

Si l’ensemble de la fresque coupe le monde en deux entre platoniciens et aristotéliciens, les deux marchent ensemble vers ce qui est devant eux et qui se trouve derrière le spectateur qui regarde : vers la fresque de La Théologie avec la Trinité au centre sans oublier l’ostensoir et l’imposant autel sur lequel est marqué « JV-LI-VS ». Quelle libéralité de l’Eglise d’accueillir tant de païens en son sein !

Platon et Aristote, en échangeant, avancent vers le spectateur et la fresque en face où se trouve, au centre cet autel. On y lit deux fois: « Julius », etc

Raphaël communique ainsi un grand sens de mouvement. De la même façon qu’au XVIIe siècle, le peintre néerlandais Rembrandt, dans son chef-d’œuvre La Compagnie du capitaine Banninck Cocq, dite « La Ronde de nuit », rompra avec les représentations formelles des dignitaires des corporations de villes, Raphaël tire ici un trait sur les représentations figées et statiques des séries de « grandes hommes » décorant souvent les palais et bibliothèques des grands princes et seigneurs dans le style de son maître Le Pérugin.

Sa fresque, à l’instar de la Cène de Léonard à Milan, s’organise comme un enchaînement de petits groupes de trois ou quatre personnes dialoguant avec un grand penseur ou entre eux, sans jamais se désaccorder de ce qui se passe autour. Dans ce sens, Raphaël a traduit en images, et donc rendu accessible aux yeux des spectateurs, cette unité harmonique transcendant le multiple si recherchée par les commanditaires.

Raphaël et Inghirami n’ont pas hésité à se servir, pour représenter des figures historiques, des portraits de personnes vivant à leur époque. A part eux-mêmes, on y trouve leur commanditaire, leurs collègues ainsi que d’autres personnalités qu’ils espéraient satisfaire ou charmer.

Sur l’avant-plan, quatre groupes se présentent.

L’impresario de Raphaël, le libraire-en-chef du Pape, Tommaso Inghirami en Epicure dans la fresque de Raphaël. Il porte non pas une couronne de lauriers, mais de feuilles de chêne, armoiries du pape Jules II.

A gauche, Epicure (N° 25), ici avec les traits d’Inghirami en train d’écrire la mise en scène de la pièce. Né à Samos comme Pythagore, il porte ici, non pas une couronne de lauriers, récompense accordée aux grands orateurs, mais une couronne de feuilles de chêne, symboles que l’on retrouve dans l’armoirie du pape Jules II. Certains historiens pensent qu’Inghirami était un adepte dionysiaque de l’Orphisme, un autre courant présocratique. Dionysos est en effet le frère d’Apollon et selon certains, leurs enseignements ne font qu’un.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, peu après la mort de Raphaël (1520), le cardinal Jacopo Sadoleto a publié un traité dans lequel Inghirami défend la rhétorique et nie toute valeur de la philosophie, son argument majeur étant que tout ce qui s’écrit figure déjà dans les textes mystiques et mythologiques d’Orphée et de ses adeptes.

A Rome, les érudits de l’époque connaissaient Epicure surtout par leurs lectures de Cicéron pour qui Epicure n’était pas un débauché mais quelqu’un qui cherchait le plaisir le plus noble. Cicéron entretenait une amitié avec un philosophe épicurien, un certain Phaedrus, comme par hasard le surnom d’Inghirami…

Enfin, à l’extrême gauche, se trouvent un vieillard barbu, le penseur grec Métrodore (N° 26), disciple d’Anaxagore et pour qui c’est « l’esprit agissant » qui organisa le Monde. Devant lui, un nouveau-né. Ensemble ils pourraient symboliser la naissance de la vérité (l’enfant) et la sagesse (le vieillard) et l’expérience.

Pythagore de Samos, dans La Philosophie. Sur l’ardoise, en bas, la fameuse Tétraktys, en haut, les rapports harmoniques de la gamme musicale.

A côté, un peu plus au centre, la figure imposante de Pythagore (N° 22) (que l’historien italien Georgio Vasari méprend pour l’évangéliste saint Matthieu), assis avec un livre, un encrier et un crayon, en train d’écrire entouré de personnes visiblement intriguées.

Derrière lui, assis sur la gauche, un vieillard, représentant Boèce (N° 23), auteur romain, au VIe siècle, d’un traité sur la musique dont la première partie évoque « l’harmonie des sphères », tente de regarder ce qu’il écrit dans son livre. Sans capter un moment de transformation potentielle, comme Léonard savait le faire, la scène s’inspire visiblement de son tableau inachevé, l’Adoration des mages.

A ses pieds, une ardoise noire où figurent aussi bien la fameuse Tetraktys qu’un diagramme des intervalles musicaux (voir chapitre sur Pythagore).

Puisqu’il est impossible qu’il s’agisse d’Averroès (bani de l’église par les Thomistes), l’homme enturbanné qui semble l’admirer pourrait être Avicenne (Ibn Sina) (N° 24). Ce médecin perse, influencé par la pensée aussi bien d’Hippocrate que de Galien, dans son Qanûn (Canon de la médecine), opère une vaste synthèse médico-philosophique de la logique d’Aristote qu’il corrige et un néo-platonisme compatible avec le monothéisme.

Il pourrait également s’agir d’Al Fârâbi (872-950), autre scientifique et musicien arabe qui a cherché réconcilier la foi, la raison et la science avec la philosophie de Platon et d’Aristote dont il avait fait des traductions du grec à l’arabe. Avicenne l’admirait et le titre d’une des oeuvres d’Al Fârâbî ne laisse aucune ambiguïté : « L’Harmonie des opinions des deux sages : Platon le divin et Aristote »

Par ailleurs, vu son positionnement du côté des platoniciens, bien qu’il porte un turban blanc, il est totalement exclu qu’il s’agisse ici d’Averroès ({Ibn Rushd}), auteur terrassé par Thomas d’Aquin (voir les tableaux figurant Le Triomphe de saint Thomas) puis par les néoplatoniciens de Florence pour avoir nié l’immortalité de l’âme individuelle.

Plus au centre de la fresque, deux figures isolées plongées dans leurs pensées. La première, à gauche, semble avoir été ajoutée ultérieurement par Raphaël et ne figure pas sur son dessin. L’homme s’assoupit sur un cube, volume pythagoricien par excellence. Il s’agirait d’Héraclite d’Ephèse (N° 19) (un présocratique ionien pour qui « il n’est de permanent que le changement ») avec les traits de Michel-ange. Ce sculpteur fascina Raphaël, non seulement pour ses dons en dessin, en anatomie et en architecture, mais aussi par son esprit d’indépendance vis-à-vis d’un pape qu’il estimait tyrannique.

Précisons qu’il est admis que si le Moïse, que Michel-Ange a sculpté pour le tombeau de Jules II, jette un regard furieux, c’est que l’artiste à capté le moment où Moïse, en descendant du Mont Sinai avec les Tables de la Loi, constate que le peuple hébreu a recommencé à adorer des idoles, tel « le Veau d’or ». Irrité contre ce retour à l’idolâtrie, Moïse brise alors les Tables de Loi.

De Pythagore à Platon. Un détail interroge : Anaximandre de Milet pose ici son pied droit sur un bloc cubique de marbre dont le volume semble huit fois moindre que celui sur lequel se repose Héraclite d’Ephèse. Or, pour résoudre le problème de Délos (la duplication du volume du cube) il faut attendre le pythagoricien et ami de Platon, Archytas de Tarente.

Anaximandre de Milet (N° 20) (et non pas Parménide), lui aussi un représentant de l’école ionienne, se dresse derrière Héraclite et semble contester la démonstration de Pythagore (représentant de l’école dite « italienne »). Dans son dos, un jeune homme aux longs cheveux, regarde le spectateur. Vêtu d’une toge blanche, attribut des pythagoriciens, il s’agirait, une fois de plus de Pic de la Mirandole (N° 21), triomphant et entouré de Pythagore et deux de ses disciples. Une légende veut que Raphaël aurait représentée Hypatie d’Alexandrie (v. 370-415), une mathématicienne ayant dirigé l’école néoplatonicienne d’Alexandrie. Lorsqu’un des cardinaux examina le tableau et sut que la femme représentée était Hypatie, il aurait ordonné qu’elle en soit effacée. Raphaël aurait obéi, mais l’aurait remplacée par la figure efféminée d’un neveu du pape Jules II, François Marie Della Rovere, futur duc d’Urbin.

S’il s’agit réellement de Pic de la Mirandole, il s’agirait d’un superbe éloge, car figurant aussi bien dans La Philosophie que dans La Théologie, les deux images de Pic, rappellant l’ange agenouillé qui regarde le spectateur tout en pointant du doigt saint Jean-Baptiste dans La Vierge aux Rochers de Léonard, peuvent se contempler l’une l’autre !

La deuxième figure isolée, étalée nonchalamment sur les escaliers, est le philosophe cynique et hédoniste Diogène de Sinope (N° 18), ici présenté comme un ascète, mais dans la tradition aristotélicienne.

Le géomètre (Hippocrate de Chios?).
Ardoise du géomètre.

Ensuite, au centre droit, un groupe magnifique de jeunes, ébahis par leurs découvertes et échangeant leurs regards complices avec leurs camarades, autour d’un géomètre qui examine ou trace au compas des lignes parallèles à l’intérieur d’une étoile hexagonale sur une ardoise posée par terre. Il s’agit de l’illustration d’un théorème dont ne parlent ni Euclide (un aristotélicien), ni Archimède, alors que l’on attribue l’identité de l’un ou de l’autre à cette figure sous les traits de l’architecte Donato Bramante.

Il pourrait s’agir, c’est ma conviction, du géomètre Hippocrate de Chios (N° 17) dont parle Aristote en grand bien. Il a écrit le premier manuel de mathématiques, intitulé Les éléments de la géométrie. Ce travail précède d’un siècle les Éléments d’Euclide. A moins qu’il ne s’agisse de l’architecte Leon Battista Alberti, dont l’église de Mantoue a pu inspirer le Bramante et après tout, auteur, en 1935, de De Pictura, un traité (d’esprit aristotélicien) sur la perspective.

Cependant, en 1485, dans son traité sur l’architecture De re Aedificatoria, Alberti, dans un passage (IX, 5) qui a pu intéresser l’auteur de la fresque, souligna que :

La beauté consiste dans une harmonie et dans un accord des parties avec le tout, conformément à des déterminations de nombre, de proportionnalité et d’ordre telles que l’exige l’harmonie, c’est à dire la loi absolue et souveraine de la nature.

Sur le bord de la tunique : R.V.S.M. (Raphael Vrbinas Sua Manu,
c’est-à-dire, en français : « De la main de Raphaël d’Urbino »).

Enfin, pour ajouter au mystère, on peut lire sur le col de la tunique de cette figure : « R.V.S.M. » (Raphael Vrbinas Sua Manu, c’est-à-dire, en français : « De la main de Raphaël d’Urbino »).

Car, ce qu’aborde le géomètre sur l’ardoise, c’est le rôle que jouent les diagonales de l’hexagone. La réponse est fournie par le tracé géométrique, sous forme d’un hexagone, qui sous-tend la construction de la perspective de la fresque. Les diagonales y font apparaître une belle complémentarité entre la moyenne arithmétique et la moyenne harmonique (voir infographie). C’est une démonstration magistrale dans le domaine du visible, du concept structurant toute la thématique de l’œuvre : la complémentarité, fondement de l’harmonie universelle.

En traçant la ligne d’horizon et les lignes de fuites de la perspective à partir du bas des corniches de chaque arche, le triangle isocèle OAB apparaît. En l’inscrivant dans un cercle dont le centre est le point de fuite central (O), l’on obtient un hexagone. En traçant les diagonales (XB) de cet hexagone, l’on obtient aussi bien la moyenne arithmétique (Y) que la moyenne harmonique (Z). Le tour est joué ! Car leur complémentarité illustre à merveille le motif directeur de l’ensemble de la Chambre de la Signature : l’harmonie universelle qui ordonne la beauté des proportions de l’univers. Crédit : Karel Vereycken

A droite, les géographes Ptolémée (N° 16) et Strabon (N° 15) (avec les traits de Baldassare Castiglione un ami de Raphaël ?) que l’on identifie sans réelles preuves à Zoroastre mais auquel en effet se réfère Pic de la Mirandole, se retrouvent face à face. Le premier montre la terre comme une sphère, le deuxième arbore un globe céleste.

Enfin, à l’extrême droite du premier registre, avec les traits de Raphaël, le peintre légendaire de la cour d’Alexandre le Grand, Appelles de Cos (N° 13). Rappelons que, de son vivant, Raphaël fut surnommé « l’Appelles de son temps ». A côté, son rival, le peintre grec Protogène (N° 14) sous les traits du collègue de Raphaël, le sulfureux mais virtuose fresquiste Sodoma. Venus du monde des artisans, il s’agit ici de marquer l’entrée de deux peintres-décorateurs dans « la cour des grands » et faisant leurs premiers pas dans le monde de la philosophie.

Raphaël, carton préparatoire pour Platon et Aristote. Dans la version finale, leurs tailles respectives ont été égalisées.

Sur le parvis, le sujet central, comme nous l’avons dit, Platon et Aristote. Les traits de Platon dans la fresque n’ont rien à voir avec un quelconque portrait supposé de Léonard de Vinci. Né en 1452, ce dernier n’avait que 56 ans lors de la réalisation de la fresque. Raphaël se serait servi de l’image d’un buste de Platon découvert à Athènes dans les ruines de l’ancienne académie.

Dans l’attroupement à gauche de Platon, se trouve Socrate (N° 6), son maître à penser dont tout le monde connaissait le visage, grâce à des statues romaines. L’identification des autres figures reste largement hypothétique. On pense aux orateurs des dialogues de Platon. Proche de Socrate, son vieil ami Criton (N° 4). Derrière Socrate, l’intellectuel athénien Isocrate (N° 7) qui s’était retiré de la vie politique et bien que proche de Socrate, s’érigeait en rival de Platon. Proche de ce dernier, les cinq interlocuteurs du dialogue de Platon, le Parménide. Parmi eux, Parménide (N° 8), considéré à l’origine du concept de l’Un et du multiple, et le penseur présocratique Zénon d’Elée, réputé pour ses paradoxes philosophiques.

On évoque également le général athénien (ici habillé en soldat romain) Alcibiade (N° 3) et le jeune vétus de bleu pourrait être Phédon d’Elis (N° 5) ou Xénophon, écoutant tout deux un Socrate comptant sur ses doigts, un geste suggérant sa fameuse dialectique.

Tout autoir des penseurs grecs, d’autres figures s’agitent. Derrière Alcibiade, un personnage (peut-être un bibliothécaire) retient un autre personnage en train de courir, le priant d’éviter de déranger les échanges en cours entre philosophes et scientifiques.

A l’extrême gauche, un homme avec un chapeau entre sur scène. Il pourrait s’agir de Plotin (N° 2), une figure fondatrice du néoplatonisme admirée par Bessarion, accompagné de Porphyre (N° 1), un autre néoplatonicien qui apporta sa biographie de Pythagore en messager de l’ancien monde.

A la Renaissance, la réalisation d’une fresque (peint sur du plâtre frais) n’est plus liée à la position des échafaudages (ponts) mais à la décision des ouvriers et des artistes quant à la surface à réaliser dans le cadre d’une journée (giornata) de travail. Généralement il s’agissait d’une surface entre 1 et 4 m2.
Ici les giornata de l’Ecole d’Athènes.

D. LA JUSTICE

La Justice.
A. La Fortitude, B. La Prudence et C. Tempérance.
1. Justinien, 2. Tribonien, 3. Le pape Paul III, 4. Antonio Del Monte, 5. Le pape Léon X, 6. Le pape Grégoire IX, 7. Le pape Clément VII.

En haut, dans la lunette, les trois vertus représentées seraient la Fortitude (A), la Prudence (B) et la Tempérance (C). Avec la Justice, elles constituent les quatre vertus cardinales (profanes). La figure féminine centrale, qui tient un miroir, désigne la Prudence. A gauche, la Fortitude tient dans ses mains une branche de chêne, allusion à la famille della Rovere de laquelle était issue Jules II, le pape commanditaire de ces fresques.

En dessous, une fois de plus la complémentarité est à l’œuvre. A gauche, peint par Lorenzo Lotto, l’empereur romain Justinien (N° 1) reçoit les Pandectes (la loi civile) du juriste byzantin Tribonien (N° 2).

A droite, en pendant, sous les traits de Jules II, le pape Grégoire IX (N° 6) promulgue les Décrétales  ; somme magistrale de droit canonique dont il avait ordonné la compilation raisonnée et dont il ordonna la publication en 1234.

A sa droite (donc à la gauche du spectateur), on voit un cardinal, en robe violette, ayant les traits du cardinal Jean de Médicis, futur pape Léon X (N° 5). Les deux autres cardinaux derrière lui seraient Alessandro Farnese, le futur pape Paul III (N° 3), et Antonio Del Monte (N° 4). Et à sa gauche (à droite pour le spectateur) un cardinal représentant du cardinal Jules de Médicis, le futur pape Clément VII (N° 7). Avec votre image immortalisée sur une fresque située au bon endroit, votre carrière pour finir pape semblerait mieux engagée !

Le fait que Jules II soit représenté portant la barbe permet de dater la fresque au-delà de juin 1511. En effet le pontife, parti de Rome imberbe pour faire la guerre, laissa ensuite pousser sa barbe et fit le vœu de ne pas la raser avant d’avoir libéré l’Italie.

Or il revint à Rome en juin. Les historiens soulignent que la mise en avant du portrait du pape indique comment le thème de la décoration des Chambres se transforma, vers 1511, en celui de la glorification de la papauté. La Justice devient ainsi le droit de Jules II d’imposer « sa » justice.


E. LA POESIE


(LE PARNASSE)

La Poésie (Le Parnasse).
Les poètes :
1. Alcée de Mytilène, 2. Corinna, 3. Pétrarque, 4. Anacréon, 5. Sappho, 6. Ennius, 7. Dante, 8. Homère, 9. Virigile, 10. Stace, 11. Apollon, 12. Tebaldeo, 13. Bocace, 14. Tibulle, 15. L’Arioste, 16. Properce, 17. Ovide, 18. Sannzaro, 19. Pindare.
Les neufs muses :
A. Thalie, B. Clio, C. Euterpe, D. Calliope, E. Polymnie, F. Melpomène, G. Terpsichore, H. Uranie, I. Erato.

Une fenêtre réduit l’espace disponible pour la fresque à une grande lunette ou les personnages sont répartis en petits groupes sur une ligne en demi-cercle.

L’idée sous-jacente ici, prise de saint Thomas, c’est que la vérité se rend accessible à l’homme, soit par la Révélation (Théologie), soit par la Raison (Philosophie). Pour l’école néoplatonicienne, cette vérité se manifeste à nos sens en passant par le Beau (poésie et musique).

La scène peinte ici se déroule près de Delphes, au sommet du Parnasse, la montagne sacrée d’Apollon et demeure des Muses de la mythologie grecque.

La grande fenêtre autour de laquelle s’organise la fresque offre une vue, au-delà du cortile (petit temple circulaire) du Bramante, sur la colline du Belvédère (le mons Vaticanus), où l’on donnait des spectacles et où, dans l’Antiquité, on honorait Apollon, ce qui lui valait le nom d’Apolinis.

Apollon est le patron des musiciens : « c’est par les Muses et l’archer Apollon qu’il est des chanteurs et des citharistes », dit Hésiode. Il inspire même la nature : à son passage « chantent les rossignols, les hirondelles et les cigales ». Sa musique apaise les animaux sauvages et meut les pierres. Pour les Grecs, musique et danse ne sont pas seulement des divertissements : elles permettent de guérir les hommes en accordant les discordances qui rongent leur âme et donc de supporter la misère de leur condition.

Au sommet de la colline, sept lauriers. Près de la source Castalia, Apollon (N° 11), couronné de feuilles lauriers et au centre de la composition, accorde autour de lui les neufs muses (A à I) en jouant sur sa lyre. Sur le côté gauche Calliope (D), celle « qui a une belle voix » et représente la poésie épique, et à droite, Erato (I), « L’aimable » qui représente la poésie lyrique et érotique ainsi que le chant nuptial. Chacune préside à accorder le chœur de l’autre : à gauche derrière Calliope, Thalie (A)(« la florissante, l’abondante »), Clio (B) (« qui est célèbre » et représente l’histoire) et Euterpe (C) (« la toute réjouissante » qui représente la musique). Enfin, juste derrière Erato, Polymnie (E) (« celle qui dit de nombreux hymnes » et représente la rhétorique, l’éloquence et la pantomime), Melpomène (F) (« la chanteuse » qui représente la tragédie et le chant) ; Terpsichore (G) (« la danseuse de charme » ) et Uranie (H) (« la céleste » qui représente l’astronomie).

Et point n’est besoin d’être Pythagore pour compter 7 lauriers sur la montagne et se rappeler que neuf muses plus Apollon font… dix.

Comme le rappelle une des fresques carrées du plafond, Apollon avait triomphé sur Marsyas dans un combat pour s’emparer de la lyre, considérée comme l’instrument divin capable de conduire les âmes au ciel, mieux que la flûte qui n’excite que les basses passions. En détachant l’homme de ses préoccupations matérielles immédiates, la lyre victorieuse permettait de susciter l’amour divin chez les hommes. A cela s’ajoute que chez les Romains, on connaissait une lyre à sept cordes, un héritage pythagoricien, le chiffre sept faisant référence aux sept corps célestes orbitant autour du feu central.

Pour les pythagoriciens et également Héraclite, l’imitation de « l’harmonie des sphères », grâce aux harmonies produites par les sept cordes, permet la purification des âmes.

Apollon au Mont Parnasse, gravure sur bois d’Hans von Kulmbach, publié en 1502.

Cependant, étrangement, Apollon ne tient pas en main une lyre traditionnelle à quatre cordes, mais une lira da braccio (lire à bras). Si Apollon joue ici de la lyre à bras, les muses Calliope, Erato et la sybille Sapho tiennent des lyres identiques à celles du sarcophage dit « des Muses » du Museo delle Terme à Rome.

Dans de nombreuses représentations du XVIe siècle, la lyre à bras est jouée par un ensemble d’anges ou par des personnages mythologiques, tels Orphée et Apollon, mais aussi le roi David, Homère ou des Muses. Parmi ses interprètes, l’on compte notamment Léonard de Vinci, considéré comme le doyen parmi les artistes interprètes de la lire à bras.

L’instrument se dessine essentiellement comme un violon, mais avec une touche plus large et un chevalet plat qui permet un jeu en accords. La lyre est dotée généralement de sept cordes : quatre comme un violon, augmentées d’une corde grave supplémentaire (ce qui fait cinq) et deux cordes passant au-delà de la touche, qui ne sont pas jouées mais servent de bourdon et résonnent à l’octave.

Or, Raphaël, pour créer une harmonie parfaite avec le nombre des muses autour d’Apollon, va faire passer le nombre de cordes de sept à neuf, c’est-à-dire sept ajustables plus deux bourdons.

Ce détail concernant la lyre nous semble avoir été modifiée dans le temps. En effet, une reproduction gravée, de 1517, sans doute à partir de dessins antérieurs à la fresque, ou de son avant projet, par Marcantonio Raimondi, révèle un état bien différent de ce que l’on voit aujourd’hui.

Marcantonio Raimondi, gravure (vers 1517) d’après le Mont Parnasse de Raphaël à la Chambre de la signature.

La composition est moins dense et met en valeur, comme l’Ecole d’Athènes, plusieurs groupes de trois personnages chacun. Ce qui frappe d’abord, c’est que la lyre ancienne dont joue Apollon repose sur sa cuisse, alors que dans la version actuelle, Apollon, un fait vibrer les cordes de sa lira da braccio avec un archet, tout en regardant vers le ciel, en accord avec la fresque du plafond où sont inscrits des paroles de Virgile : « Insufflé par l’esprit » (NVMINE AFFLATVR).

Tout autour, dix-huit poètes sont divisés en plusieurs groupes L’identification de certains est sans équivoque, celle d’autres plus douteuses. Ils sont tous enchaînés les uns aux autres par des gestes et des regards, en formant une sorte de croissant continu.

En haut à gauche, le père de la poésie latine Ennius (N° 6), assis, écoute ravi le chant d’Homère (N° 8), tandis que Dante (N° 7), plus en arrière regarde Virgile (N° 9) qui se retourne vers lui, le poète romain Stace (N° 10), sous les traits d’Ange Politien, à ses côtés. Ce dernier était un disciple du néoplatonicien Marsile Ficin. Pour représenter les figures historiques, Raphaël s’inspira de la statuaire romaine. Ainsi, pour le visage d’Homère, il a repris l’expression dramatique du Laocoon retrouvé quelques années auparavant, en 1506, à Rome.

En bas à gauche se trouvent le poète grec Alcée de Mytilène (N°1), la poétesse grecque Corinna (N° 2), Pétrarque (N° 3) ainsi que le poète grec Anacréon (N° 4). Dans la version finale, deux personnages qui sortent du cadre sont venus enrichir la composition. A gauche, la sibylle Sappho (N° 5) comme l’indique une tablette. Considérée comme la première poétesse de la Grèce antique, elle a vécu aux VIIe et VIe siècle av. JC. D’après les Hymnes homériques, c’est elle qui aurait construit la première lyre afin d’accompagner la récitation poétique. Unique femme dans l’ensemble de la « Chambre de la signature » elle est peinte avec une monumentalité qui n’est pas sans rappeler celle de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine.

Sappho fait le pendant à Pindare (N° 19), et non pas Horace comme on le prétend, considéré comme l’un des plus grands poètes lyriques de la Grèce et pour qui Apollon était le symbole de la civilisation. Pindar est ici en conversation avec le poète italien Jacopo Sannazaro (N° 18), habillé en bleu et debout, et au-dessus d’eux Ovide (N° 17).

A droite, sur le flanc du mont, outre Pindare, Sannazaro et Ovide, cinq autres poètes et orateurs : Antonio Tebaldeo (N° 12), le dos tourné vers Apollon et sous les traits de Baldassare Castiglione ?), Bocace (N° 13), derrière, Tibulle (N° 14), Ludovico Ariosto (N° 15), Properce (N° 16), sous les traits du cardinal poète très « pétrarquiste » Pietro Bembo, un ami d’Inghirami et ennemi d’Erasme, et à ses côtés deux poètes inconnus dits « poètes du futur jugeant le passé ».

L’identification de ces personnages reste largement hypothétique et controversée. Pour arriver à des résultats satisfaisants, il faudrait selon l’historien Albert Chastel, trouver des correspondances précises entre les neuf muses, neuf poètes classiques et neuf modernes, outre le groupement par genre poétique.

Après la mort de Jules II, le pape Léon X fera de la « Chambre de la signature » son salon de musique, remplaçant les livres de son prédécesseur (qui seront déménagés vers la grande bibliothèque de l’étage inférieur) par des intarsiae. Léon X fera également achever le pavement.


F. LA MOSAIQUE AU SOL

Mosaïque de la Chambre de la signature
A. Armoiries du pape, B. Bras spiralé, C. Etoile de David, référence à l’héritage juif.
Détail de la mosaïque de la Chambre de la signature. On peut lire IVLIUS II PONT MAX.

La mosaïque de la « Chambre de la signature » se dit « cosmatesque », d’après le nom des Cosmati, une vieille famille d’artisans et spécialisée dans les mosaïques à quatre couleurs. Certains matériaux proviennent des ruines romaines, le marbre vert du Péloponnèse en Grèce, le porphyre d’Assouan en Egypte, et le marbre jaune d’Afrique du Nord. Le marbre blanc, est originaire des fameuses carrières de marbre de Carrare où Michel-Ange choisissait ses matériaux.

Comme au plafond, au centre de la pièce les armoiries du pape (A), cette fois-ci à l’intérieur d’un carré (son règne terrestre) inscrit dans un cercle (sa mission théologique). Ce premier cercle est entouré de quatre bras spirales qui engendrent chacun un nouveau motif circulaire (B). Ce motif serait d’origine juive. L’étoile de David (C) apparaît à plusieurs reprises dans ce tourbillon créationnel. La doctrine des quatre mondes, décrite dans la cosmologie cabalistique souligne leur unité dynamique.

Après tout, pour Gilles de Viterbe, la découverte récente à l’époque des écrits mystiques juifs relevait de la même importance que la découverte de l’Amérique par Christophe Collomb. Rappelons que pour Jules II, tout comme Platon et Pythagore, Moïse, que Michel-ange sculpte pour son tombeau, annonçait déjà le triomphe ultérieur de l’Église de Rome qui en fera, sous sa direction, la synthèse.

Conclusion

Ainsi, toute la thématique de la « Chambre de la signature » trouve sa pleine cohérence avec l’idée de l’harmonie et de la concordance

Mais lorsqu’on y regarde de plus près, l’on constate qu’il ne s’agit que d’une « complémentarité » au niveau des formes et au service d’un pouvoir temporel déguisé en mission divine. Raphaël, un peintre talentueux, s’y est soumis en fournissant le produit pour lequel on le payait. Il peindra des choses bien pire en se soumettant aux caprices païens du banquier de la papauté Agostino Chigi pour la décoration de sa villa, la Farnesine.

Avec la « Chambre de la signature », on est donc très loin de cette fameuse « coïncidence des opposés » chère à Pythagore, Platon et Nicolas de Cues, qui permet, dans une recherche sans concession de la vérité et par amour de l’humanité, de dépasser les paradoxes et de résoudre un grand nombre de problèmes à partir d’un point de vue supérieur.

En empilant les allégories et les symboles, si elle impressionne, cette œuvre magistrale finit par nous étouffer. Par les règles de sa composition, elle ne peut que sombrer dans le théâtrale et le didactique. Dans un univers purgé de la moindre ironie ou surprise, aucune vraie métaphore saura nous éveiller. Et bien que Raphaël a tenté d’y amener un peu de vie, le spectateur se retrouve fatalement avec un vaste sédiment d’idées fossilisées, aussi mortes que les plus glorieuses ruines de l’Empire romain.

Bibliographie sommaire :

  • Jules II, Ivan Cloulas, Fayard, Paris 1990 ;
  • Léon X et son siècle, Gonzague Truc, Grasset, Paris, 1941 ;
  • Une histoire des empires maritimes, Cyrille P. Coutensais, CNRS, 2013 ;
  • L’Humanisme, l’Europe de la Renaissance, André Chastel et Robert Klein, Editions Skira, Genève, 1995 ;
  • L’Arétin ou l’insolence du plaisir, Bertrand Levergeois, Fayard, Paris, 1999 ;
  • Giorgio Vasari, l’homme des Médicis, Grasset, Paris, 1995 ;
  • Marsile Ficin et l’Art, André Chastel, Droz, Genève, 1996 ;
  • Raphael and the Pope’s librarian, Nathaniel Silver, Ingrid Rowland, Paul Holberton Publishing, 2019 ;
  • Raphael’s Stanza della Signatura, Meaning and Invention, Christiane L. Joost-Gaugier, Cambridge University Press, 2002 ;
  • Pythagoras and Renaissance Europe, Finding Heaven, Christiane L. Joost-Gaugier, Cambridge University Press, 2009 ;
  • Raphaël, Stephanie Buck et Peter Hohenstatt, Könemann, 1998 ;
  • The Intellectual Background of the School of Athens : Tracking Divine Wisdom in the Rome of Julius II, Ingrid D. Rowland, 1996 ;
  • Pagans in the Church : The School of Athens in Religious Contex, Timothy Verdon, 1996 ;
  • Raphael’s School of Athens, Marcia Hall, Cambridge University Press, 1997 ;
  • Raphaël, Konrad Oberhuber, Editions du Regard, Paris, 1999 ;
  • L’énigme de la Segnatura, Raphaël et Sodoma, André-Charles Coppier, Paris, 1928 ;
  • Raphael, John Pope-Hennessy, Harper & Row, Londres, 1970 ;
  • Qui était Raphaël, Nello Ponente, Editions Skira, Genève, 1967 :
  • Vies et doctrines des philosophes illustres, Diogène Laërce, La pochothèque, Paris, 1999 ;
  • Erasme et l’Italie, Augustin Renaudet, Editions Droz, Paris, 2000 ;
  • Erasme parmi nous, Léon Halkin, Fayard, 1987 ;
  • Comment la folie d’Erasme sauva notre civilisation, Karel Vereycken, 2005 ;
  • L’oeuf sans ombre de Piero della Francesca, Karel Vereycken, 2007 ;
  • Albrecht Dürer contre la mélancolie néo-platonicienne, Karel Vereycken, 2007.

NOTES:

*Pour un traitement approfondi du sujet, voir Karel Vereycken, Albrecht Dürer contre la Melancolie néo-platonicienne, 2007.

**L’on voit bien ici d’où certaines sectes, notamment les Anthroposophes de Rudolf Steiner, tirent leur inspiration. Certains s’acharnent encore à vouloir démontrer que Pythagore, croyant en la transmigration des âmes et donc leur réincarnation éventuelle dans des animaux ou des plantes, était un végétarien. Diogène Laërce raconte qu’un jour, « passant près de quelqu’un qui maltraitait son chien, on raconte qu’il [Pythagore, sur le ton de la blague] fut pris de compassion et qu’il adressa à l’individu ces paroles :’Arrête et ne frappe plus, car c’est l’âme d’un homme qui était mon ami, et je l’ai reconnu en entendant le son de sa voix’ ». Toute une série d’auteurs finiront par tomber dans la numérologie et l’ésotérisme irrationnel, en particulier Francesco Zorzi, Agrippa de Nettesheim ou encore Paracelse.

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