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Grands travaux : l’exemple inspirant du « Plan Freycinet »

Port de Marseille avec les voies ferrées arrivant sur les quais.
Charles de Freycinet.

L’analyse de Charles de Freycinet sur les buts de la science économique est limpide et se résume en une phrase : « Le progrès économique, c’est la plus grande satisfaction pour le moindre effort. »

Si l’objectif phare est de donner accès au chemin de fer à tous les Français, il s’agit de favoriser le développement économique du pays par le désenclavement des régions reculées.

Les promoteurs du plan veulent également aboutir à un contrôle plus strict de l’État voire au rachat des compagnies de chemins de fer.

L’analyse de Freycinet sur les buts de la science économique n’est pas sans rappeler la pensée du philosophe et scientifique allemand Leibniz :

Pour sa mise en œuvre, le « plan Freycinet » est inscrit dans la loi de Finances et une première loi est votée le 18 mai 1878.

Ensuite, il fait l’objet de trois lois promulguées par Jules Grévy, président de la République, à quelques jours d’intervalle:

1. Nouvelles lignes ferroviaires nationales et secondaires

Poseurs de rail.

La première concerne la construction de 8700 kilomètres de nouvelles voies ferroviaires soit 154 lignes dites d’intérêt général (avec un écartement des voies d’1m43) afin de desservir toutes les sous-préfectures du pays.

Leur construction est assurée, soit par les grandes compagnies privées, le coût étant le plus souvent pris en charge par l’État, soit par l’État lui-même. Freycinet est ainsi à l’origine de la compagnie de l’État (loi du 18 mai 1878).

Dans le même temps il s’agit de désenclaver tous les chefs lieux de cantons par des réseaux secondaires (lignes dites « d’intérêt local » avec un écartement des voies d’1 m) construites principalement à l’initiative des conseils généraux.

Le réseau ferré français, avant et après le plan Freycinet.

La longueur des ces réseaux départementaux passera de 2187 kilomètres en 1880 à 17 653 km en 1913.

2. L’aménagement du réseau fluvial

Dans le domaine de la navigation fluviale le plan Freycinet ambitionne la création d’un réseau national unifié et cohérent de voies navigables, par l’amélioration de 14 600 km de voies existantes et par la mise en service de 1900 km de canaux supplémentaires.

Le plan Freycinet porte les dimensions des écluses à 39 m de long pour 5,20 m de large, afin qu’elles soient franchissables par des péniches de 300 à 350 tonnes.

Le gabarit Freycinet.

En conséquence, les bateaux au gabarit Freycinet ne doivent pas dépasser 38,5 m sur 5,05 m.

Le « gabarit Freycinet » correspond aujourd’hui au gabarit européen de classe I.

En France, 5800 km de voies fluviales ont conservés cette taille et en 2011, 23 % du trafic fluvial y transite.

3. La modernisation des ports

Manet, port de Bordeaux en 1870.

Au niveau portuaire, Freycinet déplore que :

L’originalité du plan Freycinet, au niveau portuaire, recouvre trois aspects :
–le souci de l’interconnexion,
–l’étendue et
–le mode de financement.

La modernisation des ports, affirme-t-il :

Freycinet, qui avait bien conscience que la bataille pour le maritime se gagne sur terre ferme. Un port sans hinterland capable d’accueillir les flux de marchandises est comme un cœur déconnecté d’artères en mesure de faire circuler le sang.

Freycinet mettra donc l’accent sur l’amélioration de l’intermodalité, ce qui signifie l’extension des quais, la multiplication des bassins, notamment à flot, l’approfondissement des chenaux, afin que « l’installation générale soit appropriée à la fois aux deux modes de transport qui viennent s’y rencontrer ».

Alors que l’État financera les superstructures, les infrastructures, l’outillage sera à la charge des chambres de commerce ou des particuliers par voie de concession. 116 ports sur 188 sont ainsi modernisés.

–La longueur utile des quais passe de 140 km en 1879 à 205 km en 1900, une augmentation de 46 % ;
–le nombre de ports présentant plus de 7 mètres de profondeur s’est élevé de 9 en 1878 à 15 en 1900 ;
–le tonnage de jauge de navires entrés et sortis a progressé de 64 % entre 1878 et 1898 ;
–aux mêmes dates, le poids des marchandises importées ou exportées a augmenté de 75 %, passant de 17 à 30 millions de tonnes.

L’abaissement du prix du fret, l’accroissement de la rapidité et de la régularité des transports, le perfectionnement des moyens de manutention sont autant de progrès à enregistrer.

Un plan décennal

Dans son chiffrage initial, largement dépassé au final, le plan prévoyait de consacrer environ 3 milliards de francs aux lignes de chemin de fer, 1 milliard aux canaux et 500 millions aux ports. Le tout était financé par un crédit d’État à 3 %, remboursable en 75 annuités.

Si à l’origine, le « plan Freycinet » aurait du être réalisé en dix ans, la faillite retentissante de la banque l’Union générale en 1882 (cadre du roman L’Argent de Zola) et la crise économique qu’elle engendrera, retarderont sa mise en œuvre.

La crise du crédit public brise l’élan et entraîne à moyen terme le ralentissement considérable du rythme des réalisations. Cet arrêt brutal aura deux conséquences.

D’une part, l’allongement des délais de construction provoque une élévation de leurs coûts, et de l’autre, l’abandon prématuré du système de financement imaginé par la loi du 11 juin 1878.

Ainsi, ce n’est qu’en 1914, c’est-à-dire après 36 ans, que l’ensemble du plan arrivera, à quelques détails près, à son stade de réalisation.

Entre-temps, cette mobilisation des forces productives, par effet d’entrainement, à fait naître le savoir-faire permettant la réalisation de la tour Eiffel ou les écluses du canal de Suez et celui de Panama.

Faute de crédit productif public et de volonté politique réelle, à part quelques miracles accomplis à l’époque De Gaulle/Pompidou, la France n’a jamais connue une initiative de cette ampleur visant à susciter un « choc de productivité » par l’investissement en infrastructures. Quel candidat aura aujourd’hui le courage et la compétence pour défendre un « Nouveau plan Freycinet » ?

Relance française

Le 1er octobre 2020, dans sa chronique dans Le Monde, Pierre-Cyrille Hautcoeur, professeur à PSE, directeur d’études EHESS, confirme la réussite retentissante du Plan Freycinet.

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Et si on corrigeait les erreurs de Marx?

Transcription éditée de la présentation de Karel Vereycken, 14 juin 2018.

Chers amies et amis, bonjour,

Ce soir je vais vous amener sur la planète Marx, la planète rouge ! Non pas parce qu’il y a quelques métaux rares à ramasser mais simplement parce qu’à partir de cette planète vous allez mieux voir ce qu’il se passe sur terre !

Vous allez aussi mieux comprendre pourquoi l’économiste américain Lyndon LaRouche (1922-2019), qui est depuis quarante ans l’inspirateur de notre mouvance au niveau international, a fait de Karl Marx (1818-1883) son « point de départ » pour élaborer sa propre contribution à la science économique, en partant d’une réfutation de tout ce que Marx a de gravement problématique dans sa conception de l’homme et de l’économie.

Alors que tout le monde disait qu’on avait enterré le vieux barbu en 1991, après la dislocation de l’Union soviétique, le voici de retour et en pleine forme, surtout depuis la crise de 2008 ! Voyons ensemble si c’est une bonne ou une moins bonne nouvelle.

Enfin, il y a des prétextes plus immédiats :

  1. 2018, année du bicentenaire de sa naissance.
  2. Sur la crise financière, Marx a vu juste, nous disent certains. Une note de février 2018 de l’économiste Patrick Artus pour la banque Natixis a surpris ses lecteurs. Dans ce document intitulé « La dynamique du capitalisme est aujourd’hui bien celle qu’avait prévue Karl Marx », l’économiste observe, dans les pays de l’OCDE, la succession d’évolutions que Karl Marx avait déjà anticipées : baisse tendancielle du profit, compression des salaires, spéculations boursières… Or, si les banquiers nous disent que Marx avait raison, il y a un problème, soit chez les banquiers, soit chez Marx, soit chez les deux… On va regarder ça.
  3. Certaines pensées de Marx sont toujours vivaces dans les esprits : la lutte des classes perdure et certains nous disent que « puisque les capitalistes ramassent des profits record, prenons l’argent là où il est », ou bien : « La crise, quelle crise ? Il n’y a pas de crise ! les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres, c’est la nature même du capitalisme », ou encore : « La régulation ne sert à rien, il faut changer de système. »

Bicentenaire de Marx, mini-bio

Hegel devant ses élèves

Karl Heinrich Marx est né à Trèves en 1818, c’est-à-dire il y a 200 ans. Son père, un avocat issu d’une famille de marchands et de rabbins, s’est converti au protestantisme pour exercer sa profession.

Après avoir étudié à Bonn, Karl obtient son doctorat en philosophie à Iéna.

Le philosophe allemand Hegel meurt du choléra en novembre 1831. Ses élèves et disciples se divisent en hégéliens de droite (conservateurs) et hégéliens de gauche, qui retiennent son message révolutionnaire.

Réunion d’un club d’hégéliens à Berlin, dessin de Friedrich Engels.

A Berlin, Marx fréquente les clubs d’hégéliens « de gauche » et y adhère. Considéré comme des fauteurs de troubles potentiels, ils n’ont pas la faveur du régime. Marx, hégélien de gauche et juif, se voit empêché d’exercer sa profession de professeur d’université.

En 1842, comme alternative, il devient alors journaliste et crée à Cologne La Gazette rhénane, dont il est le rédacteur en chef à l’âge de 24 ans. Jeune journaliste, il milite pour la liberté de la presse et défend le libre-échange. Alors que sous l’Empire français, les libertés individuelles avaient progressé en Rhénanie, c’en est fini depuis l’occupation des Prussiens.

Marx et Engels, éditeur et journaliste.

Ainsi, en 1843, bien que Marx démissionne de son poste, son journal est fermé.

Jenny von Westphalen, contre l’avis de sa famille aristocratique, se marie avec Marx la même année. Ils auront sept enfants. Avec sa femme, Marx part en exil en France, où il rencontre le poète Heinrich Heine, lui aussi fâché avec les Prussiens.

Il y rencontre également un autre hégélien de gauche, l’allemand Friedrich Engels installé en Angleterre et qui a fait des études sur la classe ouvrière anglaise.

Sous la pression des Prussiens, Guizot, le ministre français de l’Intérieur, ordonne l’expulsion de Marx qui s’exile en Belgique. Il écrit alors à son ami, le poète allemand Heinrich Heine : « De tous ceux que je laisse en partant, c’est la perte de Heine et du patrimoine qu’il représente qui m’est le plus pénible (…) J’aimerais vous emporter dans mes bagages. »

Marx se révolte contre l’idéalisme allemand et l’hypocrisie des intellectuels de son époque, et se plaint que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde. Or, ce qui importe, c’est de le transformer ».

Expulsé à son tour de Bruxelles, Marx est de retour à Paris début 1948, puis, après le déclenchement de la révolution de mars, à Cologne. Expulsé de nouveau d’Allemagne, il revient à Paris qu’il doit finalement quitter pour Londres, où il restera définitivement en exil. Plusieurs de ses enfants meurent de façon précoce et ce n’est que grâce à l’argent d’Engels, qui a repris l’usine familiale à Manchester, qu’il arrive à joindre les deux bouts.

Enfin, c’est en 1867 qu’il publie le premier chapitre du Capital, ce qu’il affirme être le « missile le plus terrible » jamais lancé contre la bourgeoisie.

Jacques Attali, avec sa délectation habituelle, note pour sa part :

« La police britannique surveille cet apatride aux relations planétaires, mais ne s’intéresse pas spécialement à lui. Elle sait que, depuis son arrivée quinze ans auparavant, l’Empire britannique n’est pas son principal sujet de préoccupation, ni la Couronne sa principale ennemie. L’organisation internationale qu’il dirige, et à laquelle les syndicats britanniques sont si largement associés, n’est pas considérée comme hostile à la monarchie ; quant à ses livres, si rares, ils ne se vendent pas.

« Et même s’il a critiqué violemment, dans la presse américaine, Palmerston et la politique de Londres, il ne fait jamais le moindre appel à la violence ni ne remet en cause les institutions du pays. « 

Cela n’a pas empêché Xi Jinping, pourtant considéré comme l’ennemi n°1 de l’Empire britannique, d’offrir à la ville de Trèves une énorme statue en bronze de Karl Marx en l’honneur de sa contribution !

Fondement de sa doctrine

Marx résume sa critique de l’exploitation capitaliste dans son œuvre principale, Le Capital, une critique de l’économie politique, publiée en quatre tomes. Le Tome I est publié en 1867, les trois autres seront publiés par son ami Friedrich Engels en 1885 et 1894, donc après la mort de Marx en 1883.

Pour tenter de combattre les énormes écarts de richesse de son époque et expliquer que le capitalisme engendre les conditions de sa propre destruction, Marx définit plusieurs concepts clés qui forment un tout cohérent.

Je ne prends ici que les principales :

  1. Comme socle philosophique : « le matérialisme dialectique » de Hegel.
  2. Enquête sur l’origine de « la plus-value ».
  3. Enquête sur le « coût du travail ».
  4. « Contradictions internes » du capitalisme dont la « baisse tendancielle du profit ».
  5. Solution : la « lutte des classes ».

1. Le matérialisme dialectique et historique

Il reprend le « matérialisme dialectique » du philosophe allemand G.W.F. Hegel, pour qui l’histoire obéit à une transformation dialectique qui engendre une nouvelle réalité.

Ce qui séduit le jeune Marx c’est la notion de dialectique que Hegel reprend de Platon : une marche de la pensée procédant par contradictions surmontées en allant de « l’affirmation » à « la négation », et de la négation à « la négation de la négation » (on dit parfois : thèse, antithèse, synthèse).

Pour sa démonstration, Hegel pervertit le concept de l’Idée chez Platon. Pour Hegel, c’est le dynamisme de l’Esprit qui se réalise dans l’histoire du monde. Le devenir s’opère par dépassements successifs des contradictions. Dépasser, ici, c’est nier mais en conservant, sans anéantir.

On pourrait dire qu’il s’agit d’une lecture aristotélicienne de la fameuse « coïncidence des opposés » développés par le cardinal Nicolas de Cues lors des débats théologiques sur la Trinité précédant le concile de Florence.

En 1807, dans son œuvre principale, La phénoménologie de l’Esprit, Hegel donne un exemple de sa démarche avec sa « dialectique du maître et de l’esclave ».

WHF Hegel

Tout homme, pour connaître et se connaître, a besoin de reconnaissance. Dans une première phase, dans un duel à mort, c’est le maître qui accepte le risque de mourir pour arracher la reconnaissance de l’autre qui lui, y renonce. Or, celui qui refuse ce risque se rend esclave de celui qui prend ce risque.

Ensuite, dans un processus dialectique, on assiste à une inversion des rôles. Car, contrairement au maître, l’esclave travaille. Et en travaillant à transformer, il va se transformer lui-même et donc s’ouvrir la voie de l’autonomie. Le maître, lui, ne travaille pas, il fait réaliser l’objet consommable, puis s’en approprie la jouissance. Ainsi, puisque le maître dépend du travail effectué par l’esclave, les rôles s’inversent et le maître devient l’esclave de son esclave. Enfin, lorsque l’esclave accepte de risquer sa propre vie, c’est lui et non pas le maître qui devient l’agent de la révolution historique.

Cette dialectique a largement de quoi séduire les jeunes rebelles de la génération de Marx !

Dans la préface de la deuxième édition du Capital (1867) Marx indique sa filiation avec la pensée de Hegel tout en précisant sa différence :

Sa différence avec Hegel :
« Ma méthode dialectique ne diffère pas seulement quant au fondement, de la méthode hégélienne : elle en est le contraire direct. Pour Hegel, le processus de la pensée, dont il fait même, sous le nom d’idée, un sujet autonome, est le créateur de la réalité qui n’en est que le phénomène extérieur. Pour moi, le monde des idées, n’est que le monde matériel, transposé et traduit dans l’esprit humain.« 

Sa filiation avec Hegel :
« (la dialectique) est un scandale et un objet d’horreur aux yeux des bourgeois (…) et cela pour différentes raisons : dans l’intelligence positive des choses existantes, elle implique en même temps l’intelligence de leur négation, de leur destruction nécessaire ; elle conçoit toute forme en cours de mouvement et, par conséquent, d’après son côté périssable ; elle ne se laisse imposer de rien et est, de par son essence, critique et révolutionnaire.« 

Soulignons qu’aujourd’hui, Hegel est une des grandes références des néoconservateurs anglo-américains pour la simple raison qu’il arrive à la conclusion que l’historicité de l’existence humaine est impossible sans la violence. Un monde entièrement pacifique est en contradiction avec la nature de cette historicité. L’existence humaine est, par conséquent, mieux comprise en termes de lutte à mort pour la reconnaissance que de recherche d’harmonie, comme le prônent les moralistes.

La dialectique chez Marx

Marx reprend la dialectique du maître (le capitaliste) et de l’esclave (le travailleur). Mais plutôt que de la situer sur le plan de l’esprit, il la situe sur le plan économique.

Selon lui, c’est l’évolution du travail qui va transformer les hommes et les rapports sociaux. Car par le travail, l’homme se produit lui-même et produit la société. Car pour Marx, « ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience ».

L’histoire, en gros, se résume à une succession « logique » de modes de production : communautés primitives, esclavagisme, féodalisme, capitalisme et communisme.

Cependant, comme le note Jacques Cheminade dans La faille du marxisme,

« le pire aspect de Marx est qu’il falsifie l’histoire de l’économie politique. Il la fait partir de la publication de La Richesse des nations d’Adam Smith (Londres, 1776), véritable manifeste de la Compagnie des Indes orientales britannique, qui avait pris le contrôle de la monarchie anglaise à la fin de la guerre de Sept ans, en 1763. Plus d’un siècle et demi après la publication de Société et Economie de Leibniz (1671), Marx n’a rien à dire d’intéressant sur le colbertisme ou le mercantilisme, rien sur Lazare Carnot et sa théorie des machines, rien sur l’Ecole polytechnique et les travaux de Chaptal ou Dupin, rien sur les fondateurs économiques de l’Etat-nation, rien de passionnant sur Laffemas, Montchrestien ou Sully, rien de sérieux sur le développement industriel des Etats-Unis contre le régime impérial britannique.« 

Pour Marx, le capitalisme naît exclusivement avec la naissance du salariat et pas avant.

A cela, précise Cheminade, il faut ajouter que:

« Marx découple toute morale de son analyse historique. Pour lui, l’esclavage – malgré l’ouvrage que lui a adressé Henry Carey [sur cette question] et ce qu’il sait des Etats-Unis – est une étape nécessaire dans l’accumulation du capital, et c’est grâce à l’accumulation produite par l’esclavage que le passage au féodalisme a été possible, de même que c’est grâce à l’accumulation produite par le servage que le capitalisme a pu apparaître. Il s’agit pour Marx d’étapes sans doute tragiques, injustes, mais nécessaires, fatales.« 

Comme chez Hegel, l’histoire se déroule (presque) en dehors de toute intervention humaine. Pourtant, Marx n’a pas tort lorsqu’il constate que le progrès scientifique et technologique change les rapports sociaux :

« Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel.« 

En 1848, dans Le Manifeste, Marx et Engels, pour nous convaincre de cette dialectique historique, se félicitent de la façon dont la bourgeoisie (c’est-à-dire le capitalisme) a liquidé la féodalité et le nationalisme (ce que nous appelons la mondialisation aujourd’hui) :

« Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries (…) qui n’emploient plus de matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. (…)

« À la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations.« 

Ainsi, autant la féodalité a créé les conditions de sa propre destruction en accouchant du capitalisme, autant elle crée les conditions pour l’enfantement d’une société nouvelle. Par exemple, en concentrant les moyens de production dans d’énormes unités, les capitalistes créent les conditions où la classe ouvrière peut prendre conscience de son rôle en tant que classe et le cas échéant, renverser le système.

Sa vision dialectique l’amène à voir le système de son époque comme mourant, tout en étant optimiste sur celui qui peut émerger.

« À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale (…) Cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine.« 

Cependant, ces passages d’une plateforme sociétale inférieure à une plus élevée ne sont pas le résultat d’idées, mais la conséquence mécanique du matérialisme historique et d’une « lutte des classes » érigée en moteur exclusif de l’histoire dont elle accélère le déroulement.

Et pour expliciter que les idées n’y changent rien, il dira :

« À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes ; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante.« 

2. La plus-value et l’exploitation

La plus grande contribution de Marx à la science économique, nous dit-on, est son analyse de la plus-value.

Or, comme nous allons le montrer, elle est non seulement inopérante mais fondée sur des méthodes comptables, c’est-à-dire des axiomes erronés où l’on cherche à mesurer le monde vivant et en expansion avec des critères gouvernant le monde des objets morts et finis.

Dès qu’il parle macro-économie, en adoptant les méthodes comptables des physiocrates, Marx, tout comme hélas Rosa Luxemburg, se déleste de sa dialectique et de son amour pour un monde en transformation permanente…

Au lieu de provoquer une révolution axiomatique, Marx s’acharne à vouloir « prouver » qu’il a raison dans les mêmes termes utilisés par ceux qu’il conteste. Une approche suicidaire et fortement déconseillée !

Or, comme le disait un jour l’économiste américain Lyndon LaRouche : un vrai révolutionnaire, c’est quelqu’un qui, comme Einstein, commence par démontrer que tout ce qu’il a appris à l’école est totalement erroné et à le jeter à la poubelle de l’histoire ! Ce n’est, hélas, pas le cas de Marx, qui fait les poubelles de l’histoire pour alimenter sa théorie.

Une histoire de petits pois

A force de les étudier, Marx s’est fait infecter par ce que j’appellerais le « virus physiocrate ».

François Quesnay

En économie politique, le plus connu de cette école était l’un des médecins de Louis XV, le Dr François Quesnay (1694-1774), membre de l’Académie des Sciences et de la Royal Society britannique, qui présenta en 1758 son « Tableau économique ».

Ses disciples, très nombreux, se réunissaient souvent. Parmi eux, Dupont de Nemours et Mirabeau notamment.

Or, pour Quesnay et les physiocrates, qui défendent la propriété privée et la liberté d’entreprendre, seule la terre est productive et source de richesse : c’est elle seule qui peut fournir un surplus.

Selon eux, la nation se réduit à trois classes :

  • la « classe productive » constituée par les exploitants agricoles,
  • la « classe des propriétaires fonciers », qui vivent de la rente et collectent la dîme,
  • la « classe stérile », composée des artisans, manufacturiers et marchands.

Considérée comme utile et nécessaire, l’industrie est qualifiée de « stérile » car accusée de ne créer aucune « vraie » richesse.

Ecoutons le physiocrate italien Paoletti :

« L’industrie ne crée rien ; elle donne des formes, modifie. Mais, me dira-t-on, puisqu’elle crée des formes, elle est productive. Entendu. Mais elle ne crée pas de richesse, elle en dépense au contraire… L’économie politique suppose et étudie une production matérielle ; or, celle-ci ne se rencontre que dans l’agriculture qui, seule, multiplie la matière et les produits qui constituent la richesse… L’industrie achète à l’agriculture les matières premières pour les façonner ; en donnant à ces matières une forme déterminée, elle ne leur ajoute rien, ne les augmente pas… Remettez à un cuisinier des petits pois pour qu’il vous prépare un repas. Il vous les apportera sur la table, bien cuits et bien assaisonnés, mais la quantité n’aura pas changé. Donnez une égale quantité de petits pois à un jardinier avec ordre de les semer. Le moment venu, il vous en rendra pour le moins le quadruple. Voici la seule, l’unique production.« 

Le Tableau économique de François Quesnay

Ainsi, le Tableau économique de Quesnay, véritable début de la macro-économie, tente de démontrer du point de vue comptable que c’est grâce à la classe productive (l’agriculture) que la société parvient à se reproduire comme un tout.

Quesnay donne comme exemple un royaume dont la production agricole rapporte chaque année 5 milliards. Cette somme est d’abord partagée entre la classe productive qui reçoit 3 milliards et la classe des propriétaires qui en reçoit 2. Cette dernière dépense les 2 milliards qu’elle reçoit en donnant un milliard à la classe productive et un autre à la classe stérile.

Cependant, la classe stérile reçoit un autre milliard de la classe productive ce qui fait deux en tout, une somme qu’elle va à son tour employer à la classe productive en achats pour la subsistance de ses agents et les matières premières de ses ouvrages. Et puisque la classe productive dépense elle-même les deux milliards restants en production, on retrouve la somme totale des 5 milliards de la richesse annuelle.

Pour enrichir la nation il faut donc donner primauté absolue à l’agriculture, seule source de plus-value, et réduire l’intervention de l’Etat, notamment en supprimant les réglementations qui entravent l’agriculture et le commerce. Si pour les physiocrates, la source de la richesse c’est la nature, pour les économistes classiques (Ricardo, Smith, etc.), c’est le libre-échange.

Ricardo n’est, au fond, qu’un post-physiocrate :

« Le produit de la terre, c’est-à-dire tout ce que l’on retire de sa surface par l’utilisation conjointe du travail, des machines et du capital, est réparti entre trois classes de la communauté : les propriétaires de la terre, les détenteurs du fonds ou capital nécessaire à son exploitation, et les travailleurs qui la cultivent. (…) Déterminer les lois qui gouvernent cette répartition, constitue le principal problème en Économie politique.« 

La plus-value chez Marx

Regardons maintenant dans Le Capital de Marx comment il analyse le « procès » de production de la plus-value :

Le capital C se décompose en deux parties : une somme d’argent c dépensée pour les moyens de production, et une somme d’argent v dépensée pour la force de travail ; c représente la partie de la valeur transformée en capital constant, c la partie transformée en capital variable.

A l’origine, nous avons donc : C = c + v

Par exemple, le capital avance 500 livres sterling = 410 (c) + 90 (v)

A la fin du processus, il résulte de la marchandise, dont la valeur est c + v + pl (plus-value) ;

Nous avons donc : 410 (c) + 90 (v) + 90 (pl)

Le capital primitif C ou 500 livres sterling est devenu C’ ou 590 livres sterling. La différence est pl, soit une plus-value de 90 livres sterling.

Enfin, Marx appelle « composition organique du capital » (co) le rapport entre c et v.

Avec l’accumulation du capital, la co du capital augmente, c’est-à-dire que la part du capital variable diminue, et que celle du capital constant augmente. Le travail humain sera de plus en plus remplacé par le travail des machines et des robots.

Cependant, Marx persiste à soutenir que le « travail salarié » est la source exclusive de plus-value (Pl).

En réalité, copiant Adam Smith, il réduit v au seul travail « salarié », c’est-à-dire produisant une plus-value… financière et non pas une plus-value physique :

« Seule la forme sous laquelle [le] surtravail est extorqué au producteur immédiat, l’ouvrier, distingue les formations sociales économiques, par exemple la société esclavagiste de celle du travail salarié.« 

Parmi les économistes, une blague circule qui se moque des méthodes comptables employées pour calculer le Produit intérieur brut (PIB) : « Si tu veux faire chuter le PIB, épouse ta femme de ménage ! »

3. Le coût du travail

Les raboteurs (1875), tableau de Caillebotte.

Par contre, Marx analyse bien deux phénomènes : le coût du travail et la dérive de ce que nous appelons aujourd’hui le capitalisme financier.

Alors qu’il ne voit la plus-value produite que sous la forme de la conversion de la marchandise produite en valeur monétaire, il refuse, avec raison, de réduire le coût de production au simple coût du travail fourni pour une production donnée.

L’idée de base consiste à distinguer la valeur du travail (valeur, en temps de travail, des marchandises vendues par le capitaliste) et la valeur de la force de travail (salaire reçu par le salarié, supposé égal au temps de travail nécessaire pour reproduire sa force de travail). Ce que le capitaliste doit payer, dit Marx, ce n’est donc pas le coût « du travail », mais le coût « de la force de travail », c’est-à-dire les conditions de son existence dans la durée en tant que force productive.

C’est la différence entre la plus-value et le coût de cette « force de travail » qui définit la marge du profit du capitaliste.

Or ce dernier ne pense plus qu’à s’enrichir à tout prix. Marx constate que, déjà à son époque, le capital financier prend le dessus sur le capitalisme industriel. Si avant, en convertissant la marchandise en argent, un producteur pouvait acheter une autre marchandise, le but final n’est plus désormais la production ou la consommation, mais l’accumulation primitive du capital, c’est-à-dire faire plus d’argent avec de l’argent.

Ce qu’on peut faire avec le fer en Northumbrie (Angleterre), tableau de William Bell Scott. 1861

A partir de cette théorie de la valeur-travail, Marx va déduire sa théorie de l’exploitation de la force de travail. Pour ce faire, Marx affirme que les ouvriers vendent non pas le produit de leur travail, mais leur « force de travail ».

Ce que le propriétaire de l’entreprise achète, c’est leur capacité physique et intellectuelle à faire un travail : c’est leur force de travail. La force de travail est donc une marchandise. Pour Marx, c’est une marchandise exceptionnelle car elle permet de créer plus de valeur qu’elle n’en a coûté (c’est la plus-value).

Exemple : si le salarié travaille 9 heures par jour et que le salaire ne représente que 4 heures de travail, la plus-value sera de 5 heures. Ce temps de « surtravail » est à l’origine du profit du capitaliste.

Le capitalisme ne peut donc vivre sans l’exploitation du prolétariat. Les relations entre classes sociales ne peuvent être qu’antagonistes puisque l’une (capitaliste) n’existe que par l’exploitation de l’autre (prolétaire).

« Le capital est du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant tel un vampire du travail vivant, et qui est d’autant plus vivant qu’il en suce davantage.« 

C’est sur cette base que le socialiste français Paul Lafargue élabore son Droit à la Paresse. Une fois que le salarié a produit ce qu’il faut pour la simple reproduction de la société, il peut renoncer sans danger à produire la plus-value pour les capitalistes. (Note 1)

Les moyens d’accroître la plus-value

Les capitalistes cherchent toujours à accroître la plus-value. Ils disposent à cet effet de deux moyens :

  • accroître la pl absolue en augmentant les cadences ou la durée du travail et par conséquent « le travail gratuit » ;
  • accroître la pl relative en développant la productivité ou en diminuant le temps de travail nécessaire à la production des biens et services destinés à la reproduction de la force de travail.

Pourtant, Marx reste optimiste, car:

« le capitalisme contribue au progrès de la civilisation en ce qu’il extrait ce surtravail par des procédés et sous des formes qui sont plus favorables que ceux des systèmes précédents (esclavage, servage, etc.) au développement des forces productives, à l’extension des rapports sociaux et à l’éclosion des facteurs d’une culture supérieure. Il prépare ainsi une forme sociale plus élevée, dans laquelle l’une des parties de la société ne jouira plus, au détriment de l’autre, du pouvoir et du monopole du développement social, avec les avantages matériels et intellectuels qui s’y rattachent, et dans laquelle le surtravail aura pour effet la réduction du temps consacré au travail matériel en général.« 

4. Les « contradictions internes » du système capitaliste

Pour Marx, le capitalisme est un système historiquement daté et fondé sur l’exploitation de la force de travail, appelé à disparaître à cause de ses contradictions internes qui ne peuvent se résoudre qu’en passant à un régime fondé sur la propriété collective des moyens de production.

Ces contradictions sont au nombre de trois :
a) baisse tendancielle du taux de profit
b) paupérisation de la classe ouvrière
c) crise de surproduction

Marx cherche à montrer qu’avec le développement du capitalisme, on assistera à une opposition croissante entre une majorité misérable (prolétaires) et une minorité de riches propriétaires des moyens de production. La condition de la classe ouvrière doit se dégrader davantage avec le progrès technique et la concentration du capital. Cette dégradation débouchera un jour sur la révolte « expropriation des expropriateurs ».

a) Baisse tendancielle du profit

Le taux de profit selon Marx s’écrit : Pl/c+v

Comme nous l’avons indiqué, le rapport entre C et V définit ce que Marx appelle la « composition organique » du capital. Aujourd’hui on dirait que cette fonction indique s’il s’agit d’une économie « à faible intensité capitalistique » ou « à faible intensité de main d’œuvre ». Le premier modèle est celui du tiers-monde, le deuxième celui des pays avancés.

Pour Marx, la logique veut que si la composition organique augment, c’est-à-dire si le capitaliste investit dans l’amélioration de l’appareil productif (l’utilisation de la machine à la place de l’homme), par simple effet mécanique la part de v par rapport à c baissera. Et puisque selon son dogme, c’est exclusivement v (c’est-à-dire le travail salarié) qui est source de Pl, le taux de profit subira logiquement une baisse tendancielle.

b) Paupérisation de la classe ouvrière

L’augmentation de c, c’est-à-dire le remplacement de l’homme par la machine, conduit donc à des licenciements et une paupérisation de la force de travail. Or, faute de travail, le pouvoir d’achat de la force de travail chutera, provoquant une baisse de la consommation.

c) Crise de surproduction

Bien que cette baisse soit perçue par la classe capitaliste comme une « crise de surproduction », il s’agit en réalité d’une crise de sous-consommation puisque les besoins élémentaires des populations ne sont pas satisfaits.

« La contradiction de ce mode de production capitaliste réside dans sa tendance à développer de manière absolue les forces productives, qui entrent sans cesse en conflit avec les conditions spécifiques de la production dans lesquelles se meut le capital.

Car, « l’expansibilité immense et intermittente du système de fabrique, jointe à sa dépendance du marché universel, enfante nécessairement une production furieuse suivie d’un encombrement des marchés dont la contraction amène la paralysie.

« La raison ultime de toutes les crises réelles, précise Marx, c’est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses. (…) C’est une pure tautologie de dire : les crises proviennent de ce que la consommation solvable ou les consommateurs capables de payer font défaut. (…). Dire que les marchandises sont invendables ne signifie rien d’autre que : il ne s’est pas trouvé pour elles d’acheteurs capables de payer, donc de consommateurs.« 

Ainsi la « baisse tendancielle du profit » crée un cercle vicieux :

  • concurrence grandissante
  • surexploitation
  • paupérisation
  • crise de surproduction
  • baisse tendancielle du profit
  • spéculation boursière

Ces contradictions peuvent être freinées par la conquête de débouchés extérieurs. Marx pense bien sûr aux puissances européennes qui, pour compenser la baisse tendancielle du profit, se lancent dans le colonialisme en Afrique, en Asie et ailleurs.

Marx contre le protectionnisme

Le protectionniste américain et conseiller du président Lincoln, Henry C. Carey.

Aux Etats-Unis, Marx était totalement enthousiasmé à l’idée d’écrire pour le New York Tribune, surtout qu’il avait vraiment besoin d’argent. Le journal lui permettait d’enseigner le socialisme aux capitalistes. A cela s’ajoute qu’entre 1852 et 1854, presqu’un demi million d’Allemands ont émigré vers les Etats-Unis via New York, dont certains avaient participé à la révolution de 1848.

La Tribune était également le porte-voix des transcendentalistes américain, de sentiment assez opposé au capitalisme.

Le journal a publié 487 articles de Marx, 350 écrits de sa main et 12 en coopération avec Engels, les autres 125 étant signés par Engels tout seul. Un quart des articles ont été publiés comme des éditoriaux non signés.

A un moment donné, Marx dit à Engels que « depuis deux mois, l’équipe Marx-Engels a fonctionné quasiment comme l’équipe éditoriale de la Tribune », tellement leurs écrits furent utilisés.

Henry Charles Carey, le plus grand économiste protectionniste de l’époque et conseiller de Lincoln, était alors considéré comme « le patron virtuel » du journal. En 1852, il envoie à Marx deux de ses livres, dont L’harmonie des intérêts où, reprenant les doctrines d’Alexander Hamilton et de Henry Clay, il résume les doctrines de ce que les historiens appellent le Système américain d’économie politique.

Marx n’était pas particulièrement emballé par les écrits de Carey. Ainsi, dans une lettre à Engels, il note que Carey a « changé de camp ». Avant de devenir protectionniste et faire l’éloge de l’Etat, « Carey se plaignait d’un Etat trop interventionniste dans les affaires ». Ensuite, Carey, comme l’indique le nom de son livre, semblait sur une autre planète en termes de « lutte des classes ».

Dans sa lettre du 5 mars 1952 à Weydemeyer, Marx se lâche :

« H.C. Carey (de Philadelphie), le seul économiste d’importance, est la preuve éclatante que la société civile américaine manque de maturité pour fournir une réponse claire et cohérente à propos de lutte des classes.« 

Et il poursuit :
« Il (Carey) s’en prend à Ricardo, le représentant le plus classique de la bourgeoisie et l’adversaire le plus stoïque du prolétariat, accusé d’être un homme dont les œuvres sont un arsenal pour les anarchistes, les socialistes et tous les ennemis du système bourgeois. Il en veut, pas seulement à lui, mais à Malthus, Mill, Say, Torrens, Wakefield, McCulloch, Senior, Whately, R. Jones et d’autres, les économistes les plus en vogue d’Europe, pour morceler la société et préparer la guerre civile parce qu’ils montrent que les bases des différentes classes tendent à faire naître des antagonismes croissants entre eux. Il tente de les réfuter (…) en montrant que les conditions économiques (la propriété), le profit (capital) et les salaires (travail salarié), au lieu d’être des conditions de combat et d’antagonismes, sont plutôt des conditions d’association et d’harmonie. La seule chose qu’il prouve, évidemment, c’est qu’il prend les conditions ‘sous-développées’ des Etats-Unis pour des ‘conditions normales’.« 

« Même Carey lui-même est frappé par le début de disharmonie aux Etats-Unis. Quelle est la source de ce phénomène étrange ? Carey l’explique par l’influence destructrice de l’Angleterre, par son désir d’arriver à un monopole industriel sur le marché mondial (…) L’Angleterre crée une entorse à toutes les relations économiques du monde (…) L’harmonie des relations économiques repose, selon Carey, sur la coopération harmonieuse des villes et de la campagne, de l’industrie et de l’agriculture. Ayant dissout cette harmonie fondamentale chez elle, en Angleterre, dans une concurrence, elle procède à la détruire sur le marché mondial, et elle est donc l’élément destructeur de l’harmonie générale. La seule défense sont les tarifs protecteurs – la barricade nationale contre l’industrie anglaise de grande taille (…) Ainsi, toutes les relations qui lui apparaissent comme harmonieuses à l’intérieur des frontières nationales spécifiques ou autrement, dans la forme abstraite des relations générales de la société bourgeoise, (…) lui apparaissent comme disharmonieuses là où elles apparaissent dans leur forme la plus développée : le marché mondial.« 

Le 14 juin 1853, il écrit à Engels : « Ton article sur la Suisse était évidemment une gifle indirecte contre la ligne qui domine la Tribune et son Carey. J’ai continué cette guerre cachée (hidden warfare) dans mon premier article sur l’Inde, dans lequel la destruction de l’industrie domestique indienne par l’Angleterre est décrite comme révolutionnaire. Ce sera drôlement choquant pour lui.« 

Tout en rajoutant : « Les Britanniques, soit dit en passant, ont géré l’Inde comme des porcs, et cela perdure jusqu’aujourd’hui.« 

Contre Carey, on vient de le voir, Marx mènera, comme un idéologue et surtout comme un journaliste, à moitié sérieux, à moitié pour rire, une « guerre de l’ombre ».

En 1841, Friedrich List, un autre père fondateur du protectionnisme intelligent (inspiré par le Français Chaptal), publie son Système national d’économie politique. Engels incite alors Marx à écrire au plus vite une réfutation des thèses protectionnistes.

Marx s’acquitta de la tâche, sans toutefois faire publier son analyse. Elle le sera bien plus tard sous le titre Notes critiques sur Friedrich List.

Marx y traite List de « philistin » : « Au lieu d’étudier l’histoire réelle, M. List cherche à deviner les mauvais buts secrets des individus.« 

Pour Marx, les nations appartiennent à tout le monde : « La nationalité du travailleur n’est pas française, anglaise, allemande, c’est le capital. L’air qu’il respire chez lui n’est pas l’air français, anglais, allemand, c’est l’air des usines (…) ». Pour en conclure que « l’argent est la patrie de l’industriel« .

Du point de vue de la dialectique, Marx estime que, de toute façon, l’extension du capitalisme à la terre entière allait susciter la naissance de l’Internationale ouvrière.

Le 7 janvier 1848, dans son « Discours sur la question du libre-échange« , Marx déploie sa dialectique sophiste :

« Il faut choisir : soit on refuse l’ensemble de l’économie politique, telle qu’elle existe à présent, soit il faut admettre que la liberté des échanges entraînera une sévérité accrue des lois de l’économie politique à l’égard des classes laborieuses. Est-ce dire que nous sommes contre le libre-échange ? Non point, nous sommes partisans du libre-échange parce qu’avec le libre-échange, toutes les lois de l’économie, avec leurs étonnantes contradictions, peuvent s’exercer à une plus grande échelle, et s’étendre à un vaste territoire, voire la terre entière. L’accumulation de ces contradictions résultera en un combat final qui permettra l’émancipation des prolétaires.« 

Certes, ce discours venait deux ans après l’abolition des lois protectionnistes sur la production céréalière (corn laws), défendue par les Chartistes anglais. Marx y fait référence lorsqu’il dit : « En général, si l’on veut le libre-échange, c’est pour soulager la condition de la classe laborieuse ( …) Frapper de droits protecteurs les grains étrangers, c’est infâme, c’est spéculer sur la famine des peuples… »

Et surtout, au « protectionnisme national et bourgeois », Marx préfère un « libre-échange étendant à la totalité du monde les contradictions du capitalisme ». Point de vue cynique, en un sens, puisqu’il s’agissait pour Marx de pousser les ouvriers à participer à leur propre défaite : cessons de vouloir domestiquer un capitalisme qu’il faut accompagner à la destruction !

Le protectionnisme intelligent défendu par Carey et List est donc systématiquement combattu par Marx sur des bases idéologiques et économiques. « L’illusion » d’une solution gagnant-gagnant prônée par L’harmonie des intérêts de Carey n’est considérée que comme une fausse solution, retardant la fin du capitalisme inscrite dans le code génétique de la dialectique historique. Aujourd’hui Marx dirait sans doute la même chose de la Chine lorsqu’elle propose une coopération gagnant-gagnant et des politiques économiques « inclusives », tout en disant éventuellement que l’extension du capitalisme là-bas porte les promesses de son éradication.

C’est pour cette opposition viscérale à toute idée d’Etat-nation moderne, que l’extrême-gauche actuelle déteste autant le président Franklin Roosevelt.

L’Etat s’éteindra avec le capitalisme

Au-delà de la régulation économique, Marx dira tout et son contraire sur l’Etat. Marx et Engels voient avant tout l’Etat comme un instrument aux mains de la classe dominante (la bourgeoisie), destinée à dominer la classe des prolétaires. Mais pour assurer sa domination, la bourgeoisie confie à l’Etat la gestion de ses intérêts généraux et peut lui confier une certaine autonomie. Bien que l’Etat s’élève parfois « au-dessus des classes » pour rétablir un ordre social menacé, il ne peut jamais agir pour « l’intérêt général », car ce concept n’est qu’une invention des capitalistes pour endormir les masses.

Pourtant, le 5e point du Manifeste de 1848 exige « la centralisation du crédit entre les mains de l’Etat, par une banque nationale à capital d’Etat et à monopole exclusif ».

Pour Marx et Engels, la dictature du prolétariat est une phase transitoire vers une société sans classes, où l’Etat « s’éteindra ».

Engels précise cette dialectique dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, dont une sixième édition parut à Stuttgart dès 1894 :

« Le prolétariat s’empare du pouvoir d’Etat et transforme les moyens de production d’abord en propriété d’Etat. Mais par là, il se supprime lui-même en tant que prolétariat, il supprime toutes les différences et oppositions de classes, et également en tant qu’Etat. La société antérieure, évoluant dans des oppositions de classes, avait besoin de l’Etat, c’est-à-dire, dans chaque cas, d’une organisation de la classe exploiteuse pour maintenir ses conditions de production extérieures, donc surtout pour maintenir par la force la classe exploitée dans les conditions d’oppression données par le mode de production existant (esclavage, servage, salariat). (…) Quand il finit par devenir effectivement le représentant de toute la société, il se rend lui-même superflu.

Dès qu’il n’y a plus de classe sociale à tenir dans l’oppression ; dès que, avec la domination de classe et la lutte pour l’existence individuelle motivée par l’anarchie antérieure de la production, sont éliminés également les collisions et les excès qui en résultent, il n’y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un Etat.

Le premier acte dans lequel l’Etat apparaît réellement comme représentant de toute la société, – la prise de possession des moyens de production au nom de la société -, est en même temps son dernier acte propre en tant qu’Etat. L’intervention d’un pouvoir d’Etat dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. L’Etat n’est pas ‘aboli’, il s’éteint.« 

Ainsi, pense Marx, lutte de classes aidant, le capitalisme est condamné à disparaître et avec lui, cet outil de répression qu’est l’Etat.

5. La lutte des classes

D’après la dialectique matérialiste reprise par Marx de Hegel, comme nous l’avons vu plus haut, ce ne sont pas les idées qui changent le monde, mais le changement des rapports de classes résultant des changements dans les rapports de production. Et ce changement est sa propre cause.

Car, « À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale.« 

Précisons qu’avant Marx, on qualifiait de classe chaque profession ayant un revenu différent : les propriétaires fonciers vivaient de la rente, les entrepreneurs, du capital investi, et les travailleurs de leur salaire. Or, Marx et Engels, un brin complotistes, décrètent, notamment dans Le Manifeste, que désormais le monde se réduit à deux classes : la bourgeoisie (les capitalistes) et le prolétariat (qui vend sa force de travail), dont l’une ne peut prospérer qu’en détruisant l’autre.

Philosophiquement, Marx et surtout Engels introduisent donc ce fameux gagnant-perdant qui est l’essence même des forces qu’ils prétendent combattre. Si aujourd’hui vos enfants sont inondés de jeux vidéos, c’est bien parce que ces « jeux » permettent aux grands sorciers du GAFAM de leur imposer les mêmes « valeurs » et le « paradigme » d’un monde où le « gagnant-gagnant pour tous » est tout simplement impossible.

« Maintenant, dit Marx, en ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent. Des historiens bourgeois avaient exposé bien avant moi l’évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient décrit l’anatomie économique. Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est : de démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ; que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ; que cette dictature elle-même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes.« 

Jaurès contre Marx

Jean Jaurès, en 1901, dans son introduction aux Etudes socialistes, tout en rendant hommage à Marx pour ses contributions, ne va pas hésiter à faire quelques mises au point notamment en disant : « Je dirai presque que Marx avait besoin d’un prolétariat infiniment appauvri et dénué dans sa conception dialectique de l’histoire moderne. »

Car:
« c’est sous une transposition hégélienne du christianisme que Marx se représente le mouvement moderne d’émancipation. De même que le Dieu chrétien s’est abaissé au plus bas de l’humanité souffrante pour relever l’humanité toute entière, de même que le Sauveur, pour sauver en effet tous les hommes, a dû se réduire à ce degré de dénuement tout voisin de l’animalité, (…) de même dans la dialectique de Marx, le prolétariat, le Sauveur moderne, a dû être dépouillé de toute garantie, dévêtu de tout droit, abaissé au plus profond du néant historique et social, pour relever en se relevant toute l’humanité.« 

De là, précise Jaurès, « chez Marx, une tendance originelle à accueillir difficilement l’idée d’un relèvement partiel du prolétariat. De là une sorte de joie, où il entre quelque mysticité dialectique, à constater les forces d’écrasement qui pèsent sur les prolétaires.« 

Jean Jaurès, peinture à l’huile de Karel Vereycken.

« Marx se trompait, dit Jaurès. Ce n’est pas du dénuement absolu que pouvait venir la libération absolue. Quelque pauvre que fût le prolétaire allemand, il n’était pas la pauvreté suprême. D’abord dans l’ouvrier moderne il y a d’emblée toute la part d’humanité conquise par l’abolition des sauvageries et des barbaries premières, par l’abolition de l’esclavage et du servage. Puis, quelque médiocres que fussent en effet à ce moment les titres historiques propres des prolétaires allemands, ils n’en étaient point tout à fait démunis.

« Leur histoire, depuis la Révolution française, n’était pas tout à fait vide. Et surtout, par leur sympathie pour l’action émancipatrice des prolétaires français, des ouvriers du 14 juillet, des 5 et 6 octobre, du 10 août, des sections parisiennes, ils avaient une part dans les titres historiques du prolétariat français, devenus des titres universels, comme la Déclaration des droits de l’homme avait été un symbole universel, comme la chute de la Bastille avait été une délivrance universelle.

Au moment même où Marx écrivait pour le prolétariat allemand ces paroles de mystique abaissement et de mystique résurrection, les prolétaires allemands, comme d’ailleurs Marx lui-même, tournaient leur cœur et leurs yeux vers la France, vers la grande patrie des titres historiques du prolétariat.

« Mais quoi d’étrange que Marx, avec cette conception dialectique première, ait accordé la primauté dans l’évolution capitaliste à la tendance de dépression ? Quoi d’étonnant que dans Le Capital encore il ait écrit que ’l’oppression, l’esclavage, l’exploitation, la misère, s’accroissaient’, mais aussi ’la résistance de la classe ouvrière’ (…)« 

« Les socialistes, précise Jaurès, les uns ouvertement, les autres avec des précautions infinies, quelques-uns avec une malicieuse bonhomie viennoise, tous déclarent qu’il est faux que dans l’ensemble la condition économique et matérielle des prolétaires aille en empirant. Des tendances de dépression et des tendances de relèvement, ce n’est sont pas au total, et dans la réalité immédiate de la vie, les tendances dépressives qui l’emportent.

« Dès lors il n’est plus permis de répéter après Marx et Engels que le système capitaliste périra parce qu’il n’assume même pas à ceux qu’il exploite le minimum nécessaire à la vie. Dès lors, il devient puéril d’attendre qu’un cataclysme économique menaçant le prolétariat dans sa vie même provoque, sous la révolte de l’instinct vital, ’l’effondrement violent de la bourgeoisie’. Ainsi, les deux hypothèses, l’une historique, l’autre économique, d’où devait sortir, dans la pensée du Manifeste communiste, la soudaine révolution prolétarienne, la Révolution de la dictature ouvrière, sont également ruinées.« 

Marx, admirateur de Darwin

Bien que Marx ait développé sa conception de la lutte des classes lors de son exil en Belgique, il se trouve conforté par la publication de L’origine des espèces de Charles Darwin, qu’il lira en décembre 1860 sur les conseils de son ami Engels. Le 19 décembre de la même année, il lui écrit : « Voilà le livre qui contient la base, en histoire naturelle, pour nos idées. »

Et s’adressant à Ferdinand Lasalle le 16 janvier 1861 : « Le travail de Darwin, lui dit-il, est d’une grande importance et sert mon but dans la mesure où il fournit dans les sciences naturelles une base pour la lutte de classe historique.« 

Marx finit par réviser quelque peu son jugement. A Engels, il confie le 18 juin 1862 :

« Il est remarquable de voir comment Darwin reconnaît chez les animaux et les plantes sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, ses ouvertures de nouveaux marchés, ses inventions et sa malthusienne ‘lutte pour la vie’. C’est la ‘guerre de tous contre tous’ de Hobbes.« 

Pourtant, à l’automne de la même année, il assiste à six conférences de Thomas Henry Huxley, surnommé « le bouledogue de Darwin ».

En 1873, dans le second livre du Capital, Marx définit la sélection naturelle darwinienne comme « l’histoire d’une technologie naturelle, c’est-à-dire la formation d’organes dans les plantes et les animaux, qui servent d’instruments de production pour le maintien de leur vie ».

Il envoie à Darwin une copie de son livre avec ce message : « A M. Darwin de la part de son admirateur sincère Karl Marx. »

Jacques Attali, qui semble ignorer les documents historiques, se trompe donc lourdement lorsqu’il écrit que « Marx ne croit pas que les idées de Darwin soient transposables à l’analyse sociale.« 

Pour Attali, Sadi Carnot, Marx et Darwin sont « les trois géants de ce siècle ». Pour le premier, découvreur de la seconde loi de la thermodynamique, le temps s’écoulerait irréversiblement vers le désordre [c’est-à-dire vers l’entropie que Sadi Carnot réserve uniquement aux systèmes fermés et d’aucune façon à l’histoire de l’homme ou de l’univers comme un tout], pour le second (Marx) vers la liberté et enfin pour le troisième vers le mieux adapté…

Abraham Lincoln

Lors de son allocution de 1861, Lincoln, dont l’élection fut soutenue par Karl Marx, semble tenir un discours quasi-marxiste lorsqu’il déclare :

« Le travail précède le capital et en est indépendant. Le capital n’est que le fruit du travail et n’aurait jamais pu exister si le travail n’avait pas existé avant lui. Le travail est supérieur au capital et mérite une considération bien plus haute. Le capital a des droits qui doivent être défendus comme les autres droits. Enfin, il ne s’agit pas non plus de nier qu’il existe, et qu’il existera toujours, une relation entre le capital et le travail dans la production de bénéfices mutuels.« 

En réalité, il se base sur l’approche hamiltonienne et dénonce la lutte des classes en plaidant pour « l’harmonie des intérêts » cher à son conseiller Henry Carey :

« L’erreur consiste à croire que toutes les relations de la société s’inscrivent exclusivement dans cette relation [de lutte des classes]. (…) Dans la plupart des Etats du Sud, une majorité de gens, toutes couleurs confondues, ne sont ni des esclaves ni leurs maîtres, alors que dans le Nord, une vaste majorité n’est ni employée ni employeur. (…) Beaucoup de gens indépendants habitant dans tous ces Etats étaient des journaliers. Le débutant sans un sou travaille un temps pour un salaire, obtient un surplus et l’utilise pour acheter des outils et un lopin de terre à cultiver. Il travaille alors à son compte et finit par employer d’autres débutants pour l’assister. C’est le système juste et généreux qui ouvre la voie à tous, leur donne l’espoir et l’énergie pour progresser et améliorer les conditions de vie de tous. Aucun homme ne mérite plus notre confiance que celui qui a surmonté la pauvreté.« 

Lettre de Marx à Lincoln

En dépit de sa différence, le 30 décembre 1864, Marx écrit, au nom de l’Association internationale des travailleurs, une lettre au président Abraham Lincoln le félicitant de sa réélection :

« Si la résistance au pouvoir des esclavagistes a été le mot d’ordre modéré de votre première élection, le cri de guerre triomphal de votre réélection est : mort à l’esclavage !

« Depuis le début de la lutte titanesque que mène l’Amérique, les ouvriers d’Europe sentent instinctivement que le sort de leur classe dépend de la bannière étoilée. La lutte pour les territoires qui inaugura la terrible épopée, ne devait-elle pas décider si la terre vierge de zones immenses devait être fécondée par le travail de l’émigrant, ou souillée par le fouet du gardien d’esclaves ?

« Lorsque l’oligarchie des trois cent mille esclavagistes osa, pour la première fois dans les annales du monde, inscrire le mot esclavage sur le drapeau de la rébellion armée ; lorsque à l’endroit même où, un siècle plus tôt, l’idée d’une grande république démocratique naquit en même temps que la première déclaration des droits de l’homme, qui ensemble donnèrent la première impulsion à la révolution européenne du XVIIIe siècle – lorsque à cet endroit la contre-révolution se glorifia, avec une violence systématique, de renverser ‘les idées dominantes de l’époque de formation de la vieille Constitution’ et présenta ‘l’esclavage comme une institution bénéfique, voire comme la seule solution au grand problème des rapports entre travail et capital’, en proclamant cyniquement que le droit de propriété sur l’homme représentait la pierre angulaire de l’édifice nouveau – alors les classes ouvrières d’Europe comprirent aussitôt, et avant même que l’adhésion fanatique des classes supérieures à la cause des confédérés ne les en eût prévenues, que la rébellion des esclavagistes sonnait le tocsin pour une croisade générale de la propriété contre le travail et que, pour les hommes du travail, le combat de géant livré outre-Atlantique ne mettait pas seulement en jeu leurs espérances en l’avenir, mais encore leurs conquêtes passées.

« C’est pourquoi, ils supportèrent toujours avec patience les souffrances que leur imposa la crise du coton et s’opposèrent avec vigueur à l’intervention en faveur de l’esclavagisme que préparaient les classes supérieures et ‘cultivées’, et un peu partout en Europe contribuèrent de leur sang à la bonne cause.


« Tant que les travailleurs, le véritable pouvoir politique du Nord, permirent à l’esclavage de souiller leur propre République ; tant qu’ils se glorifièrent de jouir – par rapport aux Noirs qui avaient un maître et étaient vendus sans être consultés – du privilège d’être libres de se vendre eux-mêmes et de choisir leur patron, ils furent incapables de combattre pour la véritable émancipation du travail ou d’appuyer la lutte émancipatrice de leurs frères européens.


« Les ouvriers d’Europe sont persuadés que si la guerre d’Indépendance américaine a inauguré l’époque nouvelle de l’essor des classes bourgeoises, la guerre anti-esclavagiste américaine a inauguré l’époque nouvelle de l’essor des classes ouvrières. Elles considèrent comme l’annonce de l’ère nouvelle que le sort ait désigné Abraham Lincoln, l’énergique et courageux fils de la classe travailleuse, pour conduire son pays dans la lutte sans égale pour l’affranchissement d’une race enchaînée et pour la reconstruction d’un monde social.« 

Marx contre les tsars

Bien que la Russie soit le premier pays à avoir traduit Le Capital, Marx voua une haine particulière au système tsariste.

En 1852, il se fait même payer par le diplomate anglais David Urquhart pour écrire une série d’articles contre la Russie qui paraîtront dans la Free Press, le journal d’Urquhart. Tout en le considérant comme un fou, Marx reprend sa thèse et accuse Lord Palmerston, le Premier ministre britannique, d’être « à la solde » de Moscou…

Bien que le tsar Alexandre II, un despote éclairé, ait aboli le servage en 1861 et menace l’Empire britannique d’action militaire s’ils interviennent aux Etats-Unis pour défendre « leurs intérêts », c’est-à-dire les esclavagistes, Marx n’en a cure.

Assassinat du tsar Alexandre II.

En 1881, après l’assassinat d’Alexandre II le 13 mars, alors que les auteurs de l’attentat étaient quatre jeunes bourgeois obsédés par la haine de l’autocratie, Marx, dans une lettre à sa fille Jenny Longuet, en parle en ces termes :

« Ce sont des individus foncièrement habiles, sans pose mélodramatique, simples, positifs, héroïques… Ils s’efforcent de montrer à l’Europe que leur manière d’agir est spécifiquement russe, historiquement inévitable, une forme de tremblement de terre de Chio.« 

Bizarrement, Jacques Attali, qui, dans son Karl Marx ou l’esprit du monde, ne tarit d’éloges quand ce dernier défend la mondialisation, prend bien soin de ne pas mentionner ces faits.

Et à l’occasion d’un meeting slave pour la célébration de l’anniversaire de la Commune, Marx et Engels saluèrent l’attentat contre Alexandre II comme « un événement qui, après des luttes longues et violentes, conduira finalement à la création d’une commune russe ».

Consciemment ou pas, Marx apparaît comme l’instrument politique de la géopolitique Britannique pour qui il ne constituait aucune menace.

Résumons les erreurs de Marx :

  • reprend la dialectique de Hegel pour faire pire ;
  • reprend les erreurs des physiocrates, pour qui la nature et le travail salarié sont la seule source de plus-value, et non pas les manufactures ;
  • refuse de reconnaître le rôle du progrès technologique dans la formation du capital ;
  • pense que l’Etat n’est qu’un outil de répression qui s’éteindra avec l’avènement d’une société sans classes ;
  • oppose à un système perdant-perdant (l’exploitation), un autre système perdant-perdant (la lutte des classes), fondé sur la violence inhérente à la dialectique hégélienne ;
  • estime sa doctrine confirmée par Darwin et ignore les naturalistes républicains (Humboldt, Arago, etc.) ;
  • pourfend le protectionnisme de List et Carey ;
  • promeut l’internationalisation du libre-échange pour amener le capitalisme à s’autodétruire ;
  • soutient Lincoln mais combat sa politique économique ;
  • félicite les assassins du tsar Alexandre II de Russie, un allié de Lincoln, qui vient d’abolir le servage ;
  • s’adonne aux mesquineries d’un petit journaliste.

Si le « marxisme » se proclame révolutionnaire, il ne l’est point au niveau des axiomes. C’est sans doute pourquoi, surtout depuis la mort de Marx, la promotion de ce type de « marxisme » a été assurée par certaines forces géopolitiques qui préfèrent de loin les rebelles aux révolutionnaires.

La révolution LaRouche

Dans les années 1970, le penseur et économiste américain Lyndon LaRouche, avec son livre Dialectical Economics (1974), a totalement bouleversé la science de l’économie marxiste en reprenant, sur la base de sa compréhension de la thermodynamique, les catégories identifiées par Marx (c/v/Pl).

Chez LaRouche, il ne s’agit plus de catégories monétaires ou comptables mortes, mais de facteurs dynamiques distincts, évoluant au sein d’une fonction de croissance qui ne définit plus une plus-value financière mais une plus-value de l’économie réelle, c’est-à-dire humaine, sociale et sociétale, mesurable sous la forme du taux d’accroissement du potentiel relatif de densité démographique, ce fameux PRDD dont la presse nous parle à longueur de journée (ironique).

Du coup, revu et corrigé par LaRouche, le modèle marxiste se trouve libéré de sa prison malthusienne et entropique. Un article de mon ami Benjamin Bak vous aidera à comprendre les rudiments de la révolution larouchiste en économie.

Autant Marx accueillait volontiers des ouvriers déconcertés de tout bord dans l’Internationale ouvrière, autant j’ai bon espoir que les marxistes honnêtes nous rejoindront dans la bataille.

Notes :

  1. Paul Lafargue, un des piliers du marxisme, devient le gendre de Marx en se mariant avec sa fille Laura. Il est élu député du Nord en 1891 et prendra parti pour Dreyfus. En 1896, Laura Marx-Lafargue hérite d’une partie de la fortune d’Engels. Paul et Laura achètent alors une propriété à Draveil où ils vivent d’une « manière hédoniste », tout en suivant les affaires du monde. A 69 ans, en 1911, proche de la limite d’âge de 70 ans qu’il s’était fixée, il se suicide à Draveil avec son épouse Laura Marx, en se justifiant dans une courte lettre : « Sain de corps et d’esprit, je me tue avant que l’impitoyable vieillesse qui m’enlève un à un les plaisirs et les joies de l’existence et qui me dépouille de mes forces physiques et intellectuelles, ne paralyse mon énergie, ne brise ma volonté et ne fasse de moi une charge à moi et aux autres.« 
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Rembrandt: 400 years old and still young!

Selfportrait

Rembrandt H. van Ryn, was born on July 15, 1606, as the son of a not so poor miller living in the revolutionary city of Leyden in the Netherlands.

Today (2006), four hundred years later, even without any knowledge of the specific historical context, few are those that remain indifferent to his artistic message and skill. Why Rembrandt? What particular quality of his paintings, engravings and drawings gave him the power to reach over centuries of time?

As we will document here, Rembrandt, a precocious intellectual, became already quite « universal » as a young adult. But let’s try to find out what « universal » means.

The Revolt of the Netherlands

The revolt of the Burgundian Netherlands (Note 1) against the tyranny the Fuggers, bankers at the helm of the Spanish and Austrian Habsburg empire, resulted in the tragic break-up of this « nation-state in the making » between the north (today’s Netherlands) and the south (the territory that today includes Belgium and part of northern France).

The Habsburg empire, while brutally sticking to the rich southern part (Flanders), cynically offered the « insurgents » that, if they wished to have a country, they could settle in the malaria-infested swamps of the North, where 75% of the territory lies below sea level, but nevertheless an area slowly domesticated by generations of hardworking farmers thanks to a vast system of canals, dikes and locks, patiently erected since the end of the thirteenth century.

But Charles V, and even worse, his son Philip II of Spain, didn’t believe in the power of mind or that of work. Instead, they believed in the power of the sword and the terror of the Inquisition. After a long war and much unnecessary bloodshed, their policies had reached an impasse, and on April 9, 1609, the semi-bankrupt Habsburgs were forced to sign a twelve-year truce with the new Republic of the Netherlands.

Education

That same year, Rembrandt, hardly 3 years old, entered basic school, where girls and boys learn to read, to write and to calculate. School opens at 6 a.m. in the summer, at 7 a.m. in winter, and finishes only at 7 p.m. Classes start with prayer, the reading and discussion of passages of the Bible and the singing of psalms. Here Rembrandt develops an elegant handwriting and more than rudiments of the Bible.

The Netherlands want to survive. Its leaders wisely used the 12 year truce (1609-1621) to fulfill their commitment to the general welfare. This way, early XVIIth century Holland became maybe the first country of the world where everybody got the chance to learn how to read, write and calculate.

That universal school system, whatever its inadequacies, offered to both poor and rich alike, was the secret of the Dutch « Golden Century ». It’s schooling will also create the generations of Dutch immigrants that will participate a hundred years afterwards in the American Revolution

Others would enter the secondary school at the age of 12, but Rembrandt precociously enters Leyden’s Latin School at the age of 7. There, pupils generally, besides rhetoric, logic and calligraphy, learn, not only Greek and Latin, but English, French, Spanish or Portuguese. Then, in 1620, at the age of 14, since no age limit in the Netherlands bridled young talents, Rembrandt inscribed at the Leyden University. His choice is not Theology, Law, Science, nor Medicine, but Literature.

Did Rembrandt want to add to his knowledge of Latin, the mastery of Greek and Hebrew philology and perhaps Chaldean, Coptic or Arabic? After all, Leyden was already publishing Arabic-Latin dictionaries, while the Netherlands were increasingly growing to become the book printing centre of the world.

From its foundation in 1585, after a historic battle for the city’s freedom, Leyden University became a rallying point for humanists worldwide and a center for new discoveries in optics, physics, anatomy and cartography, offering the world such famous scientists as Christian Huygens (1629-1695) and Antonie van Leeuwenhoek (1632-1723), both correspondents of Leibniz.

People flocked in from Flanders, Germany, Denmark, Sweden, England and even Hungary. By 1621, over fifty Frenchmen were teaching in Leyden. In a desperate effort to pollute this source of creativity, in 1630, René Descartes registered as a « mathematician » at the University of Leyden. (Note 2)

But the big trouble had already started way before. A disastrous theological « debate » degenerated into a conflict akin to civil war. On the one side, Jacob Arminius, founder of the « Remonstrant » current upholding the Erasmian-Rabelaisian concept of man endowed with a free will although that free will remained to be fine-tuned with the grace of God. This view was also held by the elder general and capable national leader, Johan van Oldenbarnevelt (1547-1619).

On the opposing side, one Franciscus Gomarus, defender of the fatalist Calvinist doctrine of « predestination », a doctrine adhered to by Prince Maurits, the young incoming son of the founder of the nation, William the Silent. While leaders were strongly divided, the 1619 « Dordrecht Synod » installed the radical Calvinist doctrine as the law.

Johannes Uytenbogaert

But Leyden was mostly « Arminian » and so was Rembrandt. Rembrandt’s 1633 and 1635 portraits of Johannes Uytenbogaert, the main reverend leading the Arminians who was obliged to spent several years of his life in exile to escape from persecution, show how closely Rembrandt was connected to this movement.

So, when Rembrandt entered University, the situation was very hot. Arminian-minded teachers are on the leave and often forced to do so. So was Rembrandt, and after two months, at age 14, he quitted University and went full time into painting and set up his own workshop.

By 1621, the truce had come to an end, and the Spanish army was once again conducting an all-out war against the Netherlands, which was accused, not without reason, of supporting the Bohemian revolt and harboring the leaders of its resistance. (Note 3)

As a young intellectual confronted with injustice and political and religious madness, Rembrandt entered the studio of Jacob Isaaczoon van Swanenburg, a learned Dutch painter who lived in Venice and Naples, where he worked from 1600 to 1617 before running into trouble with the Inquisition, which accused him of « painting on Sundays ».

Few works have survived from this master, renowned for his city views and portraits. But his subjects and style resemble those of the great humanist Hieronymus Bosch. For three long years, Rembrandt learned how to grind pigments, master essences, varnishes, brushes, canvases and panels.

But above all, Swanenburgh made his pupil a master in the art of engraving and etching.

Pelgrims of Emmaus

The supper at Emmaus, Rembrandt, 1628.

Rembrandt’s interest in the power of ideas clearly appears in the « Pilgrims at Emmaus », where an atmosphere of astonishment and horror break out when Christ reveals himself to the disbelievers.

Self-portrait, Pieter Lastman.

Then, before setting up his studio, Rembrandt will spend six months in the workshop of Pieter Lastman in Amsterdam. With Lastman, Rembrandt finally finds a master that departs from the traditional Dutch landscapes, still-lives and boring group portraits.

Building on the theatrical settings of Caravaggio, Lastman paints biblical, Greek and Roman mythology. He paints history! And Rembrandt always desired to become a historieschilder. Now, Rembrandt finally found in painting the literature he was looking for when inscribing in the University.

Also, in Lastman’s workshop, he meets the talented Jan Lievens, with whom he will work for a while.

Knowing how to know thyself

Rembrandts reputation is largely the fruit of the near to one hundred multiform self-portraits, including about twenty engravings, covering the walls of numerous museums around the world. Some pragmatists tell us Rembrandt did that many self-portraits because he just was the cheapest model in town, and probably the most patient one. Others claim he was simply noting down his unending grimaces, the famous tronies, to prepare future dramatic historical paintings.

We think there is more to it and we approve Simon Schama who wrote that, « The reason for the multiplication of his self-image was not a relentless, almost monomaniacal assertion of the artistic ego but something like the exact opposite. »

The self-portrait, an art expression that has nearly disappeared from today’s practice, always throws an extremely daring challenge to the painter looking into the mirror. Is this me? I didn’t realize I look that way. I’ve changed again! What is wrong? The a priori ideas in the mind of the perceiver or the sense perceptions he’s confronted with? Real thinking, in essence, comes down to confronting not just those burning paradoxes, but the joy of overcoming them with self reflexive irony, and a truthful commitment to the permanent discovery and communication of that increasing irony through a Socratic dialogue.

Rembrandt, at the age of 22 starts training his first pupil, Gerrit Dou, only fifteen years old. Samuel van Hoogstraten, who was another young pupil, reported Rembrandt advising him:

« Try to learn introducing in your work what you know already. Then, very soon, you will discover what escapes you and want to discover. »

Hoogstraten’s self-portrait at age 17 demonstrates what a contagious genius Rembrandt became rapidly as a teacher.

But Rembrandt’s main problem was to show movement. Anima means soul and for Rembrandt animating the mind of the viewer was the art of making that viewer conscious of his own quality of moving the soul, i.e. moving the mover. Through this process of teaching and self-teaching Rembrandt works out various ways to tell his-stories.

One funny way to put faces into motion is to wrap them into clothing, put on jewelry, and choose a specific light setting that generates interesting eye-attracting shadows bringing into light the plastic volumes. Explore facial expressions evoking anger, fear, happiness, self-doubt, laughter, etc.

The real subject is not Rembrandt, but the discovery of human consciousness through self-consciousness. The mirror image permits oneself to look over one’s shoulder down on oneself. Leonardo and others advised artists to view their own work in a mirror, since the « fresh » mirror image offered the artist another « viewpoint », revealing those remaining imperfections that had escaped from his attention.

Rembrandt’s wife, Saskia

Also, the compassion and self esteem one is forced to develop in that process becomes a basic ingredient for promethean and agapic character formation. Then, Rembrandt’s joyful process of self-discovery spills naturally over into the portraits done of others.

Look how funny Saskia smiles, when she dresses up « as Rembrandt » with a feathered reddish hat, carrying a golden chain and with her little hand lost in Rembrandt’s large glove.

Then, there are also the self-portraits in assistenza, where the painter’s face pops up uninvited in a larger painting, such as in Velazquez« Las Meninas ».

The Stoning of Saint-Stephen

The Stoning of Saint-Stephan

One of Rembrandt’s grimacing faces appears behind the martyr in the first known painting by the young Rembrandt, The Stoning of Saint-Stephen. Executed at the age of 19, the work powerfully expresses the basis of Rembrandt’s ideas. Loaded with some twenty figures, the subject had previously been treated by Lastman and Adam Elsheimer, a young German Mannerist living in Rome, whose works Rembrandt had admired while contemplating reproductions in Swanenburgh’s studio.

But why Saint-Stephen? Rembrandt’s choice stems directly from the subject. This Greek-speaking Jewish convert, the first Christian martyr, was tried by a court of law for blasphemy. He unabashedly told the Sanhedrin judges that they were « stiff-necked and uncircumcised in heart and ears » and that they were people who had « received the law by the disposition of angels, and have not kept it… »

Stephen also told them that God could not be kept « locked up in a temple ». At one point, Stephen,

« being full of the Holy Spirit, and having his eyes fixed on heaven, saw the glory of God, and Jesus standing at the right hand of God, and he said: ‘Behold, I see the heavens opened, and the Son of Man standing at the right hand of God’.

« And crying aloud, they stopped their ears, and with one accord rushed upon him; and having pushed him out of the city, they stoned him; and the witnesses laid their garments at the feet of a young man called Saul. And they stoned Stephen, who prayed and said: Lord Jesus, receive my spirit. And kneeling down, he cried aloud: Lord, do not impute this sin to them. »

The painting leaves the left side entirely in shadow, in a partially failed attempt to evoke the idea of Stephen seeing the « open heavens. » Saul is in the shadows because he is the one encouraging the execution. Later, on the road to Damascus, he would have his own vision of the « heavens opening » and in turn convert to Christianity, since Saul is none other than the future St. Paul.

In short, as we have said, at the age of 19, Rembrandt powerfully asserts the principles for which he wants to live and for which he is prepared to die, ideas that he must have discovered at the age of fourteen during the great Sophist event, the great « theological debate » that was the beginning of the end of the Republic.

Ideas

Historians might scream there is no space here for political manifestos. They are right. Rembrandt’s ideas go far beyond simple minded militantism, and their political impact is much more profound.

In 1641, an artist, Philips Angel, adressing the painting guild, honored Rembrandt and underscored the artist’s « elevated and profound reflection ». What were these « elevated and profound » ideas all about?

  • Truth. Somebody must mobilize the courage to stand up and tell the truth in front of established authorities or misleading public opinion. That theme comes regularly back, notably with « Suzanna and the Elders ». Daniel, a witness of injustice will speak up and saves Suzanna from the death sentence.
  • Reason. Faith and religion do not always coincide with religious rites. Look to the angry angel preventing Abraham from killing his own son in « The sacrifice of Isaac ». Think before acting! Reason, love of God and love for mankind must guide any religious practice and on the basis of reason, a dialogue of cultures can enrich humanity.
  • Self-perfection. Change, yes. People can find in themselves the means to identify their errors and change for the better. The example of Saint-Paul will stand as a permanent reference for Rembrandt, who painted him several times and even represented himself as the Church father.
  • Love, Repentance, Pardon. In a period of permanent danger of « religious wars », Rembrandt strongly identifies with Saint Stephen’s demand « Lord, lay not this sin to their charge. » Rembrandt will paint several times « The return of the prodigal son ». The father gives a great feast for the returning son because he « who was dead came back to life ». The notion of pardon, and acting in the advantage of the other, will become the key concept for the success of the world Peace of Westphalia concluded in 1648 ending the thirty years war, including the recognition of the Netherlands as a sovereign state.

The Night Watch

The Night Watch

Misrepresented as a nocturnal scene, the Night Watch is probably one of the greatest intellectual provocations against cold Aristotelian classicism.

The Netherlands was at war. Amsterdam, like most major cities, maintained a considerable militia of archers, crossbowmen and harquebusiers. These small citizen armies had a firing range and a meeting hall, the Kloveniersdoelen, where soldiers could rest after training.

Obviously, such glorious gatherings deserved to be immortalized in vast group portraits, where all the members of the company was presented in such a way that, as van Hoogstraten put it, « you could, as it were, behead them all with a single cannon shot. »

Rembrandt completely overturned this traditional representation. Firstly, apart from the 2 captains and their 16 companions (who each paid for their presence on the canvas), Rembrandt added another third of figures to the original number.

Secondly, the revolutionary concept implemented is the idea of depicting the whole group as « on the march », not just advancing, but raising flags and weapons after passing under a circular arch seen just behind them.

Thirdly, a spectacular sense of movement emanates from the rapid oscillation of a chiaro-oscura, illuminating one part, casting another into shadow.

Finally, the show seems formally a confused, chaotic scene. People enter from all sides. In infinite heteronomy, one loads his rifle, another beats the drum, another raises his spear while another stares at his rifle.

Beyond this apparent hectic confusion, what remains is the spirit of a republican citizenry called to arms and moving from chaos to unity, a subject Rembrandt represented the same year in an allegorical oil sketch, Concord of the State.

Against narrow academic rigor, the spirit of inclusion of the multitude so common to Flemish painters like Bruegel was once again manifesting itself.

Van Hoogstraten, defending Rembrandt against these critics (as usual, those who were jealous of his brilliant performance) commented:

« Rembrandt observed this requirement [of unity] very well… and although in the opinion of many he went too far, making the painting more according to his personal taste than according to the individual portraits he had been commissioned to paint.

Nevertheless, the painting, no matter how harsh the critics, will stand, in my judgment, against all these rivals because it is so picturesque in its conception and because it is so powerful that, according to some, all the other doelen works look like playing cards in comparison. »

Immortality

We took here just a few examples to demonstrate that Rembrandts universal character derives directly from his ruthless commitment, directed to make us conscious of the creative potential given to all human beings, men and women, old and young, Christians, Jews, Muslims or others, a creative and creating human nature called the soul.

This commitment is once again available in today’s new generation and can therefore be mobilized for great achievements.

From this point of view, Rembrandt is in a good position to become a reference individual capable of leading us out of the current cultural « dark age », where video games teach our children to take perverse pleasure in gratuitous violence and push them to become « naturally born killers ».

In contrast, a Rembrandt who catches life and loves mankind will trace the divine in the slightest spark of light. As some sort of 5th apostel, without ever painting God directly, Rembrandt reveals the harmony of his creation.

Those who took time studying his paintings can tell themselves: « God exists, I just met Rembrandt », since through Rembrandt’s art God’s tender love and blessing power are revealed to us in our human reality.

That « immortal » nature of Rembrandt’s soul will doubtlessly nourish the « immortality » of the creative geniuses he will inspire. Let us not wait another four hundred years to celebrate such a genius, for what he brings us is living and not to be buried in the history of art

Notes:

  1. Friedrich Schiller, The revolt of the Netherlands; Karel Vereycken, How Erasmus Folly saved our Civilization; Karel Vereycken, « Rembrandt, bâtisseur de nations » in Nouvelle Solidarité, June 10 and 17, 1985.
  2. Years earlier, René Descartes, using his own funds, made a trip to Bohemia and in 1620 took part in the battle of Montagne Blanche, leading to the massacre of Prague, the capital of Bohemia. One biographer reports that Descartes, entering Prague, immediately appropriated Kepler’s Brahe scientific instruments.
  3. For a detailed report on the links between Rembrandt and Comenius and the Bohemian revolt, see Karel Vereycken, The light of Agapê, Rembrandt and Comenius versus Rubens, Ibykus N°85, 2003.
  4. Ernst van Wetering, director of the Rembrandt Research Project (RRP), on the basis of scientific examinations of Rembrandt’s works, estimates that the master required his models to pose for three hours a day for at least three months.
  5. Karel Vereycken, Leonardo, painter of movement, Fusion N°108, 2006.
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Hippolyte Carnot, père de l’éducation républicaine moderne

Sommaire

  1. Introduction
  2. Dans la tempête
  3. De la charité à la scolarisation universelle
  4. Malebranche et les Oratoriens
  5. La Révolution des esprits
  6. Le Comité d’Instruction publique
  7. Condorcet et le « Parti américain »
  8. Le plan Condorcet
  9. La bataille sous la Convention
  10. Lazare Carnot sous les Cent-Jours
  11. Hippolyte reprend le flambeau de son père Lazare
  12. L’exil de Lazare Carnot
  13. Hippolyte avec l’Abbé Grégoire
  14. Comme Friedrich Schiller, patriote et citoyen du monde
  15. La Révolution de juillet 1830
  16. Ministre de l’Instruction publique sous la IIe République
    A. Ecole Maternelle
    B. Ecole Primaire
    C. Exposé des motifs de la loi de juin 1848 sur l’Ecole
    D. Des instituteurs pour éclairer le monde rural
    E. Enseignement secondaire

    F. Haute Commission des études scientifiques et littéraires
    G. Une Ecole d’Administration
    H. Education pour tous tout au long de la vie
    I. Bibliothèques circulantes
    J. Beaux-Arts, hygiène et gymnastique au programme
    K. Concorde citoyenne
  1. Conclusion
  2. Annexe : œuvres d’Hippolyte Carnot
  3. Quelque ouvrages et articles consultés 

« L’arbre que vous plantez est jeune comme la République elle-même
(…) Il étendra sur vous ses rameaux, de même que la République étendra sur la France
les bienfaits de l’Instruction populaire. »

Hippolyte Carnot, Memorial, dossier 13, 1848.

1. Introduction

Hippolyte Carnot (1801-1888) n’a ni la gloire de son père Lazare Carnot (1753-1823), « l’organisateur de la victoire » de l’An II, ni le renom de son frère, l’inventeur de la thermodynamique Léonard Sadi Carnot (1796-1832), ni le destin tragique de son fils, François Sadi Carnot (1837-1887), président de la République assassiné par un anarchiste à Lyon.

L’histoire retient presqu’ exclusivement ses magnifiques « Mémoires sur Lazare Carnot par son fils », où il relate l’action, les idées et la vie de son père, le « grand Carnot », esprit scientifique, poète, fervent républicain et ministre de la Guerre.

Hippolyte reste méconnu alors que sa longue vie (87 ans), un peu plus longue que celle de Victor Hugo (83 ans) couvre presque tout un siècle (1801-1888) et que son œuvre et son influence sont considérables.

Comme le démontre amplement la lecture de « Hippolyte Carnot et le ministère de l’Instruction publique de la IIe République » (PUF, 1948), écrit par son fils, le médecin Paul Carnot (1867-1957), il était bien plus qu’un simple observateur ou commentateur des événements.

Dans la tempête

Le XIXe siècle est une période de profonds changements. La flamme de l’espérance allumée par les Révolutions américaine et française, l’idéal de la liberté, de la fraternité et de l’émancipation, aussi bien des individus, des peuples que des Etats souverains, s’avère in-éteignable, s’affirme et se prolonge tout au long du XIXe siècle. La longue marche vers un nouveau paradigme est semée d’embûches. Les mutations s’opèrent lentement sur fond de crises brutales et de ruptures violentes.

Durant sa longue vie, Hippolyte Carnot connaîtra indirectement ou directement :

  • Deux empires :
    1803-1814 : Premier Empire sous Napoléon Bonaparte
    1852-1870 : Second Empire sous Napoléon III
  • Trois monarchies :
    1814-1815 : Première restauration sous Louis XVIII
    1815-1830 : Seconde restauration sous Charles X
    1830-1848 : Monarchie de juillet sous Louis-Philippe, duc d’Orléans.
  • Deux républiques :
    1848-1852 : IIe République
    1870 : IIIe République
  • Trois révolutions exprimant la ferveur républicaine :
    1830 (Trois glorieuses) ;
    1848 (soulèvements) ;
    1871 (Commune).

Ainsi, dans un environnement toujours en transformation, traversant révolutions, coups d’État, monarchies, empires ou républiques, guerres et procès, celui qui sera (trop) brièvement ministre de l’Instruction publique en 1848, ami de Victor Hugo, Hippolyte Carnot sera un bâtisseur et un inspirateur.

Philosophe et journaliste, mémorialiste et ministre, franc-maçon et croyant, exilé politique et député, sénateur et membre de l’Académie, il participe à tous les combats pour les libertés publiques et privées, jette les bases de la formation des professeurs et de l’école gratuite et obligatoire, y compris maternelle, crée l’ancêtre de l’ENA et défend les causes les plus avancées (scolarisation des filles, suffrage universel, lutte contre l’esclavage et abolition de la peine de mort).

Rémi Dalisson, dans une biographie passionnante et richement documentée « Hippolyte Carnot 1801-1888. La liberté, l’école et la République », publié aux éditions du CNRS en 2011, preuves à l’appui, souligne que « la vulgate d’un Jules Ferry inventant l’école républicaine et laïque est largement battue en brèche ».

Etant donné que le nom et encore moins l’action d’Hippolyte Carnot ne figurent nulle part sur le site du ministère, l’auteur se désole que « rares sont ceux, y compris au ministère de l’Éducation nationale, qui rendent hommage au rôle et la personnalité d’Hippolyte Carnot ».

Les anthologies de textes et discours fondateurs de l’école républicaine, qui se sont multipliées ces dernières années, l’oublient systématiquement.

« C’est donc la réparation d’une injustice et d’un oubli que nous effectuerons en retraçant la vie et l’œuvre d’Hippolyte Carnot qui vont bien au-delà de ses projets et réalisations éducatives. Par sa stature, sa formation, son parcours, ses idées, ses écrits et combats, cet homme aux multiples talents nous permettra de retracer l’histoire de la construction de l’école et donc de la société au XIXe siècle (…) Et comme cette question renvoie à la question politique, sociale voire économique et culturelle de la nation, et comme le ministre fut de tous les combats philosophiques de son siècle (…) c’est en grande partie l’histoire d’un siècle qui sera évoquée (…) ».

Le texte intégral de cette magnifique biographie est en accès gratuit sur internet et nous nous en sommes largement inspiré pour écrire ce texte.

3. De la charité à la scolarisation universelle

Ecole primaire à l’époque de l’ancien régime.

Afin de pouvoir pleinement appréhender l’apport fondamental des conceptions de Lazare Carnot et du début de leur mise en œuvre par son fils Hippolyte, un bref historique de la scolarisation de notre pays s’impose.

Éduquer une poignée d’enfants plus ou moins talentueux ? On a su faire, surtout depuis les conseils savoureux des grands pédagogues de la Renaissance (Vittorino da Feltre, Alexandre Hegius, Erasme de Rotterdam, Juan Luis Vivès, Comenius, etc.). Mais organiser l’enseignement obligatoire, laïque et gratuit pour toute une nation, garçons et filles, restait un énorme défi à relever.

Et comme le montre la chronologie qui suit, la route vers la scolarisation universelle a été semée de nombreuses embûches.

En France, dès le XVIe siècle, l’Etat royal confie à l’église catholique (Jésuites, Oratoriens) le soin de former les enfants de la noblesse : seules les familles aisées arrivent à payer un précepteur pour les leurs, les autres, souvent qualifiés de personnes « n’étant pas faites pour des études », restent essentiellement analphabètes.

Au XVIIe siècle, de saints hommes, émus de la grande misère des enfants du peuple fondèrent des ordres enseignants qui prirent en charge gratuitement les orphelins et les enfants abandonnés. Un enseignement avant tout religieux, mais leur fournissant de quoi manger, des rudiments d’éducation et des bases d’écriture et de calcul. Au XVIIIe siècle, des congrégations féminines prirent en charge de la même façon les filles pauvres.

Peu importe ses motivations réelles, Louis XIV, après la révocation de l’édit de Nantes en 1685, ordonne en 1698 à chaque communauté villageoise ou paroisse d’ouvrir une école dont le maître doit être un prêtre catholique. C’est la première fois que l’Etat envisage de donner de l’instruction à des enfants des régions rurales. En charge d’y arriver, les Frères des Ecoles chrétiennes (« Lassalliens ») avec les méthodes qui seront les leurs.

Les chiffres de l’alphabétisation à la fin de l’Ancien Régime montrent l’ampleur et les limites de l’œuvre accomplie. On estime à cette époque à 37 % la proportion des Français assez instruits pour signer leur acte de mariage au lieu de 21 % un siècle plus tôt. L’instruction féminine progressait lentement et environ un quart des femmes étaient alphabétisées, très sommairement pour nombre d’entre elles. Les disparités étaient importantes entre les villes et les campagnes.

4. Malebranche et les Oratoriens

Paris, couvent de l’Oratoire.

Parmi les congrégations, les Oratoriens, depuis 1660 sous l’influence du philosophe et théologien Nicolas Malebranche (1638-1715) qui en prend la direction, font exception. En rupture avec l’aristotélisme des Jésuites et le dualisme prôné par René Descartes, Malebranche, devenu membre honoraire de l’Académie des Sciences, par des échanges épistolaires soutenus, va se laisser gagner par la vision optimiste du grand scientifique allemand Wilhelm Gottfried Leibniz (1646-1716). Réconciliant sciences et foi, sur le plan métaphysique, son dieu est un Dieu sage et raisonnable respectant toujours son essence et les lois de l’ordre qu’il engendre. Sa perfection réside avant tout dans sa fonction de législateur, identifiée à la sagesse ou à la raison, plutôt que dans un pouvoir arbitraire.

Deux exemples démontrent l’excellence de l’ enseignement des Oratoriens : Gaspard Monge et Lazare Carnot, deux grands esprits scientifiques et futurs cofondateurs de l’Ecole polytechnique. Convaincus que l’avenir politique, économique et industriel de la République en dépendait, ils mèneront le combat pour que la meilleure éducation possible soit accessible à tous et pas seulement aux privilégiés dont ils faisaient partie.

Fils d’un marchand savoyard, Gaspard Monge (1746-1818), suit des études au collège des Oratoriens de Beaune, sa ville natale. Dès 17 ans, il enseigne les mathématiques chez les Oratoriens de Lyon, puis en 1771, les mathématiques et la physique à l’École du Génie établie à Mézières. La même année, il entre en contact avec le physicien Jean Le Rond d’Alembert (1717-1783) et correspond avec le mathématicien Nicolas de Condorcet (1743-1794) qui le pousse à présenter quatre mémoires, un dans chacun des domaines des mathématiques qu’il étudie alors. Ses talents de géomètre ne tardent pas à s’exprimer : à l’Ecole du Génie de Mézières, il invente « la Géométrie descriptive » qui sera intégrée dans le programme d’études de l’école et qui fut essentielle à la révolution industrielle qui s’annonçait…

Quant au futur général Lazare Carnot (1753-1823), fils d’un notaire bourguignon, après des études chez les Oratoriens d’Autun (1762), il intègre lui aussi l’École du Génie de Mézières (1771) où il reçoit l’enseignement de Gaspard Monge.

5. La Révolution des esprits (1789)

En 1789, la Révolution chamboulera la situation. Dès le 13 février 1790, toutes les corporations et congrégations religieuses sont supprimées par décret et les religieux reçoivent l’injonction de prêter serment à la Révolution. C’est une remise en cause totale d’une Église toute puissante mais également l’effondrement du peu d’instruction qui existait.

En rupture avec l’Ancien Régime, la Constitution de 1791 affirme qu’il sera

« créé et organisé une instruction publique commune à tous les citoyens. »

Talleyrand.

Un rapport et un projet de loi, sont présentés par Talleyrand (1754-1838), le 10 septembre 1791. Rédigé grâce à la contribution des plus grands savants de l’époque (Condorcet, Lagrange, Monge, Lavoisier, La Harpe), le Rapport sur l’Instruction publique de Talleyrand, constitue une véritable rupture par rapport à la façon dont l’instruction était conçue pendant l’Ancien régime. Il pose la question de l’instruction publique dans des termes nouveaux, aussi bien au niveau des principes (l’instruction publique est présentée comme une nécessité à la fois politique, sociale et morale, et donc comme quelque chose que l’Etat doit garantir aux citoyens) qu’au niveau formel. Ce plan embrasse l’ensemble de l’éducation nationale, qui est organisée sur quatre niveaux et dont les établissements sont distribués sur le territoire national en fonction des découpages administratifs. Il met sur le papier les bases d’un enseignement gratuit pour tous y compris les filles (écoles et programmes séparés) et précise qu’« on y apprendra les premiers éléments de la langue française, soit parlée, soit écrite ».

En 1794, le juriste Bertrand Barère de Vieuzac (1755-1841) précisera :

« Nous enseignerons le français aux populations qui parlent le bas-breton, l’allemand, l’italien ou le basque, afin de les mettre en état de comprendre les lois républicaines, et de les rattacher à la cause de la Révolution. »

Faute de temps, il n’est pas voté.

Dans son projet de loi, Talleyrand propose la création d’une école primaire dans chaque commune. L’Assemblée constituante venait de fixer l’organisation territoriale encore en place aujourd’hui. Le décret du 14 décembre 1789 venait de créer 44 000 municipalités (sur le territoire des anciennes « paroisses ») baptisées « communes » en 1793. La loi du 22 décembre 1789 créa les départements, le décret du 26 février 1790 en fixa le nombre à 83.

6. Le Comité d’Instruction publique (1791)

Nicolas de Condorcet.

Un mois après le rapport de Talleyrand, le 14 octobre 1791, à l’Assemblée nationale législative, est créé un premier « Comité d’Instruction publique » dont Condorcet est élu président et l’avocat Emmanuel de Pastoret vice-président, les autres membres étant le futur général Lazare Carnot, le député Jean Debry, le mathématicien Louis Arbogast et l’homme politique Gilbert Romme.

Condorcet préside, en outre, l’une des trois sections, celle relative à l’organisation générale de l’Instruction publique. Le 5 mars 1792 il est nommé rapporteur du projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique que le comité doit présenter à l’Assemblée.

Formé à 11 ans au collège des Jésuites de Reims, il est envoyé à 15 ans au collège de Navarre à Paris. De cette éducation-là, avant tout religieuse, il conservera toute sa vie des souvenirs douloureux et lui reprochera notamment ses brutalités et ses méthodes humiliantes. Son indignation le conduit à imaginer une approche totalement différente. Dans La Bibliothèque de l’homme public, il publie en 1791 « Cinq mémoires sur l’Instruction publique » constituant un véritable plan.

Ils seront la base du projet qu’il rédige à la Législative et seront approuvés par le comité d’instruction publique le 18 avril et présentés à l’Assemblée nationale les 20 et 21 avril 1792.

7. Condorcet et le parti américain

Hagiographe du physiocrate Anne Robert Jacques Turgot (1727-1781), tout en critiquant le sectarisme des « économistes », Condorcet adhère à certaines thèses physiocrates, notamment l’établissement de l’impôt sur le seul revenu agricole, considéré comme l’unique source de richesse de la nation, l’industrie étant considérée comme une catégorie « stérile » de l’économie nationale (voir mon article « La face cachée de la planète Marx »).

Pour les physiocrates, grands défenseurs de la rente terrienne qui les engraissait, l’ennemi à combattre était bien cet Etat centralisé, dirigiste et mercantile que Colbert, marchant dans les pas de Sully, avait commencé à mettre en place.

Ce qui n’empêche pas Condorcet, plus courageux que bien des gens de sa génération, de monter sur le devant de la scène pour soutenir ouvertement la Révolution américaine dans sa lutte contre les horreurs de l’Empire britannique : esclavage, peine de mort, droits de l’homme et de la femme.

Bien qu’ami de Voltaire, Condorcet écrit un éloge vibrant de Benjamin Franklin. Ami du pamphlétaire anglais influent Thomas Paine (1737-1809), il publie en 1786 « De l’influence de la Révolution d’Amérique sur l’Europe », dédié à La Fayette. Dans ce vibrant plaidoyer pour la démocratie et la liberté de la presse, Condorcet considère que l’Indépendance américaine pourrait servir de modèle à un nouveau monde politique.

Avec Paine et du Chastellet, Condorcet collabore de façon anonyme à une publication intermittente, Le Républicain, qui promeut les idées républicaines. À cette époque, il existe dans le monde seulement quelques états appelés républiques (les cantons suisses, Venise, les Provinces-Unies, notamment).

Par la suite, Condorcet se disputera violemment avec le deuxième président des Etats-Unis, John Adams, dont les encyclopédistes rejettent avec mépris le projet d’un parlement bicaméral.

Condorcet se lie également avec le président américain Thomas Jefferson qui promeut et fait publier les écrits de Condorcet en faveur du physiocrate Turgot pour les faire connaître en Amérique. Le 31 juillet 1788, Jefferson écrit à James Madison : « Je vous envoie aussi deux petits pamphlets du marquis de Condorcet, dans lesquels se trouve le jugement le plus judicieux que j’aie jamais vu sur les grandes questions qui agitent cette nation en ce moment ». Il s’agissait des « Lettres d’un Citoyen des États-Unis à un Français et des Sentiments d’un Républicain ».

Sophie de Grouchet, marquise de Condorcet.

Pendant son séjour à Paris, Jefferson fréquente le salon cosmopolite de Mme de Condorcet. Avant de retourner en Amérique, il reçoit ses amis les plus proches une dernière fois chez lui, à l’hôtel de Langeac : Condorcet, La Rochefoucauld, Lafayette et le gouverneur Morris.

Après le retour de Jefferson en Amérique, Condorcet continua son dialogue avec le secrétaire d’État américain de Washington. Le 3 mai 1791, il lui envoya une copie du rapport sur le choix d’une unité de mesure, présenté par Borda, Lagrange, Laplace, Monge et lui-même, à l’Académie des sciences le 19 mars, et soumis ensuite à l’Assemblée nationale le 26. Il s’agissait en effet d’un centre d’intérêt commun : le 4 juillet 1790, Jefferson avait présenté au Congrès américain son rapport sur les poids et les mesures, dont il avait envoyé un exemplaire à Condorcet. C’était la même foi dans le progrès qui encourageait les deux hommes à soutenir l’idée d’un système de mesure décimal et universel.

Dans une lettre, Jefferson informe Condorcet des travaux d’un mathématicien et astronome américain noir, Benjamin Banneker, auteur d’un almanach, dont il lui envoie un exemplaire. Dans les « Réflexions sur l’esclavage des nègres », bien que partisan convaincu de la liberté des noirs, Condorcet s’était exprimé en faveur d’une abolition graduelle de l’esclavage de la même manière que Jefferson dans ses « Notes on the State of Virginia ».

Jefferson oscilla dans ses positions, attribuant l’infériorité des Noirs tantôt à des causes naturelles, tantôt aux effets de l’esclavage, tandis que Condorcet – en accord avec Franklin – était convaincu depuis toujours de l’égalité naturelle de tous les hommes.

Dans les faits, celui qui fut le troisième président des Etats-Unis, posséda plus de 600 esclaves au cours de sa vie adulte. Il a libéré deux esclaves de son vivant, et cinq autres ont été libérés après sa mort, dont deux de ses enfants issus de sa relation avec son esclave Sally Hemings. Après sa mort, les autres esclaves ont été vendus pour rembourser les dettes de sa succession.

Jefferson s’oppose avec force aux « Fédéralistes » comme Alexander Hamilton qui promeuvent un Etat fédéral fort, le dirigisme économique à la Colbert et le mercantilisme. Condorcet va encourager Jefferson dans son projet de « démocratie agraire », la vision physiocratique des grands propriétaires terriens qui deviendra, jusqu’à l’arrivée de Lincoln et son conseiller Henry Carey, l’idéologie du Parti Républicain américain.

8. Le Plan Condorcet

Les progrès de la science et de la raison mèneront au bonheur des sociétés et des individus, estime Condorcet. Dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, il écrit :

« Nos espérances, sur l’état à venir de l’espèce humaine, peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l’inégalité entre les nations, les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin, le perfectionnement réel de l’homme. »

Préférant « L’Instruction publique » à l’éducation nationale, il rêve d’une instruction totalement indépendante de l’État et libre de tout dogmatisme :

« La puissance publique ne peut même sur aucun objet, avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités ; elle ne doit imposer aucune croyance. » (Sur l’instruction publique, premier mémoire, 1791).

Esquissant des principes laïques, pour Condorcet, « les principes de la morale enseignée dans les écoles et dans les instituts seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent également à tous les hommes. »

A l’Assemblée nationale, il est massivement applaudi lorsqu’il déclare que « dans ces écoles les vérités premières de la science sociale précéderont leurs applications. Ni la Constitution française ni même la Déclaration des droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens, comme des tables descendues du ciel, qu’il faut adorer et croire. Leur enthousiasme ne sera point fondé sur les préjugés, sur les habitudes de l’enfance ; et on pourra leur dire : ‘Cette Déclaration des droits qui vous apprend à la fois ce que vous devez à la société et ce que vous êtes en droit d’exiger d’elle, cette Constitution que vous devez maintenir aux dépens de votre vie ne sont que le développement de ces principes simples, dictés par la nature et par la raison dont vous avez appris, dans vos premières années, à reconnaître l’éternelle vérité. Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auront été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d’utiles vérités ; le genre humain n’en resterait pas moins partagé en deux classes, celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves.’»

Pour Condorcet, il s’agit d’assurer le développement des capacités de chacun et de tendre au perfectionnement de l’humanité. Son projet propose d’instituer cinq catégories d’établissements :

  • les écoles primaires visant à la formation civique et pratique ;
  • les écoles secondaires dans lesquelles sont surtout enseignées les mathématiques et les sciences ;
  • les instituts, assurant dans chaque département la formation des maîtres d’écoles primaires et secondaires et, aux élèves, un enseignement général ;
  • les lycées, lieu de formation des professeurs et de ceux qui « se destinent à des professions où l’on ne peut obtenir de grands succès que par une étude approfondie d’une ou plusieurs sciences. » ;
  • la Société nationale des sciences et des arts ayant pour mission la direction des établissements scolaires, l’enrichissement du patrimoine culturel et la diffusion des découvertes.

Son plan se caractérise également par l’égalité des âges et des sexes devant l’instruction, l’universalité et la gratuité de l’enseignement élémentaire et la liberté d’ouverture des écoles. Enfin la religion ne doit relever que de la sphère privée.

Le projet n’oublie nullement « le peuple », car des conférences hebdomadaires et mensuelles destinées aux adultes doivent permettre de « continuer l’instruction pendant toute la durée de la vie », une ambition que reprendront à leur compte l’abbé Grégoire (1750-1831) et Hippolyte Carnot.

Comme le relate Paul Carnot :
« L’Assemblée Constituante, dans sa courte existence, n’avait pu que transmettre le fameux rapport de Talleyrand à la Convention. Celle-ci, après les rapports, non moins fameux – de Condorcet et de Lakanal, après les discussions de son Comité d’Enseignement (presque aussi actif que le Comité de Salut public), avait proclamé des principes qui sont toujours les nôtres ceux de l’École primaire, obligatoire, gratuite et laïque. La Déclaration des Droits de l’Homme (art. XXII) proclamait, avec Robespierre ‘L’Instruction est le besoin de tous ; la société doit favoriser, de tout son pouvoir, les progrès de la raison publique et mettre l’Instruction à la portée de tous les citoyens’. »

Tous les partis, chose rare, étaient d’accord sur ces points. Les Girondins (Condorcet, Ducos) disaient, avec François Xavier Lanthenas (1754-1799), que:

« L’instruction est la première dette de l’État envers les citoyens. »

A propos de la gratuité, Georges Danton dira

« Nul n’est maître de ne pas donner l’instruction à ses enfants. Il n’y a pas de dépense réelle là où est le bon emploi pour l’intérêt public. Après le pain, l’instruction est le premier besoin du peuple.»

Mais le programme d’instruction publique menant à la perfectibilité de l’humanité, grâce à la raison, n’est pas une priorité, car le roi Louis XVI, sur proposition du général Dumouriez, vient de décider de se rendre à l’Assemblée nationale pour lui proposer de déclarer la guerre contre l’Autriche… A cela s’ajoute que l’argent pour l’éducation manque.

Condorcet doit interrompre la lecture de son projet. A la fin de l’après-midi de ce 20 avril 1792, l’Assemblée adopte la déclaration de guerre au roi de Bohême et de Hongrie, à l’unanimité moins sept voix. Le lendemain Condorcet termine la lecture de son projet. L’Assemblée décrète l’impression du rapport mais en diffère la discussion. C’est en vain que Romme, au nom du comité d’Instruction publique, demandera le 24 mai l’inscription à l’ordre du jour de la discussion du rapport. Le projet de Condorcet n’aura pas, tout comme le rapport de Talleyrand, le temps d’être débattu et ne sera pas adopté.

9. La bataille sous la Convention (1792-1795)

Joseph Lakanal.

Les protagonistes de l’an I (sous la Convention) ne furent guère plus décisionnaires. Un nouveau Comité d’instruction publique est constitué. L’abbé Grégoire, abolitionniste et ami intime de Lazare Carnot et plus tard de son fils Hippolyte, et Joseph Lakanal (1762-1845) en font partie.

Le 12 décembre 1792, Marie-Joseph de Chénier (1764-1811) lit les propositions de Lanthénas qui reprend les idées de Talleyrand et Condorcet. Les discussions sont stériles et le projet est balayé par Marat. Ce dernier s’exclame ce jour-là :

« Quelque brillants, dit il, que soient les discours que l’on nous débite ici sur cette matière, ils doivent céder place à des intérêts plus urgents. Vous ressemblez à un général qui s’amuserait à planter et déplanter des arbres pour nourrir de leurs fruits des soldats qui mouraient de faim. Je demande que l’assemblée ordonne l’impression de ces discours, pour s’occuper d’objets plus importants. »

Lepeltier Saint-Fargeau.

L’année d’après, Robespierre opte pour un plan d’éducation nationale imaginé par Lepeltier de Saint-Fargeau (1760-1793).

Selon ce plan, présenté par Robespierre en personne, le 13 juillet 1793, l’instruction sans une bonne dose d’idéologie républicaine ne saurait suffire à la régénération de l’espèce humaine. C’est donc l’État qui doit se charger d’inculquer une morale républicaine, en prenant en charge l’éducation en commun des enfants entre 5 et 12 ans.

Le 21 Janvier 1793, le Roi est décapité. Alors que pour Carnot, il s’agit de ne plus jamais permettre le retour de la lignée des Bourbons, Condorcet, adversaire par principe à la peine de mort, s’y oppose. Les débats sur l’instruction publique sont ajournés. Ce n’est qu’en fin d’année qu’une législation de compromis sur l’organisation des écoles primaires voit le jour ; elle rend l’instruction obligatoire et gratuite pour tous les enfants de six à huit ans et fixe la liberté d’ouvrir des écoles. Le décret du 19 décembre 1793 précise que les études primaires forment le premier degré de l’instruction : on y enseignera les connaissances rigoureusement nécessaires à tous les citoyens et les personnes chargées de l’enseignement dans ces écoles s’appelleront désormais « instituteurs ». Ce décret ne sera que partiellement appliqué.

1794 vit rédiger une profusion de textes législatifs sur le sujet :

  • le décret du 27 janvier 1794 impose enfin l’instruction en langue française.
  • Le 21 octobre 1794 une autre décision organise la distribution des premières écoles dans les communes.
  • Le 30 octobre est créée, pour former des enseignants, la première « école normale » sur l’impulsion de Dominique Joseph Garat, de Joseph Lakanal et du Comité d’instruction publique. La loi précise qu’« Il sera établi à Paris une École normale, où seront appelés, de toutes les parties de la République, des citoyens déjà instruits dans les sciences utiles, pour apprendre, sous les professeurs les plus habiles dans tous les genres, l’art d’enseigner ». L’école, prévue pour près de 1 500 élèves, s’installe dans un amphithéâtre du Muséum national d’histoire naturelle, trop petit pour accueillir toute la promotion. Rapidement fermée, elle réunit néanmoins des professeurs brillants, tels que les scientifiques Monge, Vandermonde, Daubenton et Berthollet.
  • Le 17 novembre, Lakanal fait adopter une loi rendant l’instruction gratuite, la République assurant un traitement et un logement aux instituteurs et autorisant la création d’écoles privées.
Entrée de l’Ecole polytechnique.

Également en 1794, Jacques-Élie Lamblardie, Gaspard Monge et Lazare Carnot, pères fondateurs de l’institution, se voient confier la mission d’organiser une « Ecole centrale des travaux publics », renommée « École polytechnique » en 1795 par Claude Prieur de la Côte d’Or, pour pallier la pénurie d’ingénieurs dans la France d’après la Révolution.

Malheureusement, sur le plan d’une scolarisation universelle, le bilan de 1795 est désastreux : aucun des décrets de 1794 n’a été appliqué!

Pire encore, le 25 octobre 1795, une nouvelle loi élaborée par Pierre Daunou marque même un recul : faute de budget, l’instruction n’est plus gratuite, les instituteurs doivent être salariés par les élèves (et leurs riches parents) et le programme scolaire devient indigent. Cette loi est restée en vigueur jusqu’aux textes napoléoniens sur l’enseignement secondaire et supérieur en 1802. Si elle prévoit l’abandon de l’obligation scolaire et de la gratuité, cette loi préconise la création d’une école primaire par canton et « d’école centrales » secondaires dans chaque département.

Les nouvelles autorités fixent aux communes  des délais pour l’organisation des écoles. Elles mandatent des envoyés spéciaux pour voir si les communes  prennent les mesures nécessaires pour rechercher et installer un instituteur.

Dans les villes, l’administration parvient à recueillir un certain nombre de candidats instituteurs, mais à la campagne, bien souvent la liste demeure vierge. Les administrations locales, en plus du problème de recrutements, se heurtent au problème du local, du mobilier, du chauffage de l’école et des ouvrages à utiliser. Les instituteurs en exercice se plaignent de la pénurie d’élèves car l’école républicaine suscite de la méfiance. Quand l’instituteur se risque à remplacer le catéchisme et les Évangiles par la Constitution et les Droits de l’Homme, les parents, incités en cela par des prêtres réfractaires, préfèrent garder leurs enfants chez eux. Le Comité d’instruction publique est submergé de questions, accablé de suggestions et de demandes.

Le 17 novembre 1795, Lakanal fait adopter par la Convention une nouvelle loi. L’instruction reste gratuite mais non obligatoire. Elle assure un traitement fixe et une retraite aux instituteurs et institutrices et leur fournit un local et un logement. Elle autorise tout citoyen à fonder des écoles particulières (privées).

10. Lazare Carnot sous les Cent-Jours (mars-juin 1815)

Jean-Antoine Chaptal.

Le 9 novembre 1799, Bonaparte fomente un coup d’État et établit le régime du Consulat. Premier Consul, il signe avec le pape Pie VII le Concordat le 16 juillet 1801 qui abolit la loi de 1795 séparant l’Église de l’État.

Saisissant l’occasion du moment, et avant tout cherchant à répondre aux besoins immédiats, le ministre de l’Intérieur, le chimiste et industriel républicain Jean-Antoine Chaptal (1756-1832) soumet alors à Bonaparte un projet d’organisation de l’enseignement secondaire, confié, en particulier aux Oratoriens de Tournon. En 1800 il présente son « Rapport et projet de loi sur l’instruction publique. »

Rappelé par le Premier consul, Lazare Carnot reçoit le portefeuille de la Guerre qu’il conservera jusqu’à la conclusion de la paix d’Amiens en 1802, après les batailles de Marengo et d’Hohenlinden.

Révolutionnaire de la première heure, mais aussi modéré et républicain, il vote contre le Consulat à vie, puis est le seul Tribun à voter contre l’Empire le 1er mai 1804. Dès lors, privé de toute influence politique, il se recentre sur l’Académie des sciences. En 1814, la défense d’Anvers, ville dont il sera maire, lui est confiée : il s’y maintient longtemps et ne consent à remettre la place que sur l’ordre de Louis XVIII.

Mais quelques mois plus tard, l’Empereur revient au pouvoir pour les Cent-Jours, du 20 mars au 7 juillet 1815 (3 mois et 17 jours). C’est à ce moment que Lazare Carnot, menacé d’arrestation au point de se cacher rue du Parc-Royal, est nommé ministre de l’Intérieur le 22 mars 1815. Et comme ce ministère comporte dans ses attributions l’Instruction publique, il peut alors lancer le projet éducatif qui lui tient à cœur.

Trois jours après son installation au ministère, Lazare Carnot commande une étude sur l’enseignement.

Elle s’inspire des travaux de la « Société d’encouragement pour l’industrie nationale », fondée par Chaptal et dirigée par le philanthrope Joseph Marie de Gérando, lui aussi éduqué par les Oratoriens à Lyon et, avec Laborde, Lasteyrie et Jomard, partisan de la nouvelle méthode d’enseignement mutuel. (voir notre article sur ce site).

Carnot impulsera également la fondation de « Société pour l’instruction élémentaire (SIE) » afin de promouvoir ce type d’éducation.


Pour Carnot et Grégoire, l’éducation et l’instruction doivent « élever à la dignité d’Homme tous les individus de l’espèce humaine », éduquer autant que moraliser, et répandre l’amour entre les hommes.

Lazare Carnot.

Pendant les Cent-Jours, Carnot a juste eu le temps de préparer, en avril 1815, un « plan d’ensemble pour l’éducation populaire » suivi d’un décret et de la création d’une Commission spéciale pour l’enseignement élémentaire chargée de tracer des perspectives en la matière en s’inspirant des modèles anglais et hollandais.

Familiarisé avec les « brigades » inventées par Gaspard Monge à l’école du Génie de Mézières et ensuite à Polytechnique, où les meilleurs élèves encadrent les autres, Carnot est plus que favorable au système de l’enseignement mutuel dans les écoles populaires. Répandu en Angleterre et en Suisse, Carnot va l’établir en France.

Convaincu de l’importance de la musique, il souhaite l’enseignement de celle-ci aux élèves. Dans cette intention, il rencontre plusieurs fois Alexandre-Étienne Choron (1771-1834), lui aussi passé par les Oratoriens, qui réunit un certain nombre d’enfants et leur fit exécuter en sa présence plusieurs morceaux appris en fort peu de leçons. Par ailleurs, Carnot connaissait le pédagogue Louis Bocquillon, dit Wilhem (1781-1832) depuis dix ans. Il entrevit aussi la possibilité d’introduire, par lui, le chant dans les écoles, et tous deux visitèrent ensemble celle de la rue Jean-de-Beauvais, ouverte à Paris à trois cents enfants. De son côté, Wilhem créa le mouvement musical de masse des « orphéons ».

11. Hippolyte Carnot reprend le flambeau de son père Lazare

Lazare, un esprit scientifique de haut vol, a des idées bien arrêtées sur l’éducation qui forgeront la personnalité de ses fils, notamment celle d’Hippolyte, le futur ministre de l’Instruction publique de la seconde République. Pour les deux Carnot,

« toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l’amélioration sous le rapport physique, intellectuel et moral de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. »

Plus que des « têtes bien pleines », il aspirait à faire de ses fils des « têtes bien faites », et de « nous faire connaître la saveur des bonnes choses plutôt que nous rendre infaillibles sur le sens des mots », selon les mots de son cadet. Pour Lazare, il s’agit de mettre à l’épreuve en famille les principes éducatifs qu’il prône pour la nation.

Bien que peu féru de langues mortes et plus attiré par les langues vivantes, Lazare initie ses enfants au latin, redevenu langue obligatoire dans les lycées impériaux créés en mai 1802. Pour le reste, si la riche bibliothèque paternelle permet à Sadi Carnot et à son frère Hippolyte de se familiariser avec les classiques indispensables à la culture humaniste qui fonde l’enseignement secondaire, elle les initie à d’autres penseurs plus contemporains et novateurs.

Parmi eux, Hippolyte s’intéresse à ceux qui se penchent sur les questions éducatives comme Rousseau, mais aussi à des philosophes plus originaux comme Saint-Simon dont son père disait :

« Voilà un homme que l’on traite d’extravagant, or il a dit plus de choses sensées dans toute sa vie que les sages qui le raillent […]. Mais c’est un esprit très original, très hardi dont les idées méritent de fixer l’attention des philosophes et des hommes d’État. »

Évoquant son père, Hippolyte dira plus tard :

« Les leçons que nous recevions avaient toutes pour objet de nous rendre, comme le maître qui les donnait, vertueux sans effort, sages sans système. »

Lazare Carnot fait entrer Hippolyte à l’institution polytechnique, 8 avenue de Neuilly. D’après Dalisson,

« le jeune Carnot y reçoit une éducation spartiate où, si la discipline n’exclut pas les châtiments corporels sous la férule ‘d’Inspecteurs généraux’, la pédagogie est novatrice. Les élèves sont répartis dans des classes selon leur âge et l’enseignement allie éducation intellectuelle et physique à travers des programmes qui complètent l’éducation paternelle. Hippolyte se perfectionne ainsi en lecture, en langues, anciennes et vivantes, en littérature, en mathématiques, en physique et géométrie, goûte à la chronologie, à l’histoire, au dessin, à la musique, à l’escrime et à la danse, se révélant en tout point un excellent élève ».

12. Exil de Lazare Carnot (1816)

Après la seconde abdication de Napoléon, Lazare Carnot fait partie du gouvernement provisoire. Exilé au moment de la Restauration, il est banni comme régicide en 1816 et se retire à Varsovie, puis à Magdebourg, où il consacrera le reste de ses jours à l’étude et surtout à l’éducation de ses enfants.

Dalisson : « quand il ne va pas en cours, il (Hippolyte) sert de secrétaire à son père qui continue son éducation ». A Magdebourg, « l’une des consolations de Carnot était de compléter l’éducation de son jeune fils, dont il dirigeait plus spécialement les études vers les questions historiques et l’économie sociale ». C’est donc en Prusse qu’Hippolyte trouve sa voie, abandonne les sciences « dures » pour se consacrer à la philosophie en général et à la philosophie politique et sociale en particulier. Là-bas, l’éducation a un statut privilégié depuis que Frédéric II a rendu l’enseignement primaire obligatoire en 1763, envisagé une forme de gratuité (pour les familles pauvres) et créé des gymnases pour le Secondaire. De quoi inciter Carnot père et fils à imaginer comment la France peut rattraper son retard.

Mieux encore, comme le précise Dalisson :

« la Prusse reste un royaume qui, comme la France quelques années plus tôt, a procédé à une levée en masse en 1813 pour chasser l’envahisseur. Le lien entre instruction populaire et sentiment national, entre éducation et économie, entre libéralisme et éducation nationale s’impose et rejoint les idéaux éducatifs de la famille Carnot. C’est pourquoi, à la demande du gouvernement, Lazare bâtit un projet éducatif en créant une ‘école professionnelle’ dans ce lointain pays d’accueil. Aidé d’Hippolyte il met sur pied un système complet d’enseignement pour l’agriculture et l’industrie. Si nous n’avons pas trace du texte, il influença sans doute le jeune homme pour ses années parisiennes et libérales autant que pour son futur ministère ».

13. Hippolyte avec l’abbé Grégoire

L’abbé Henri Grégoire, évêque de Blois.

De retour en France, Hippolyte se met en rapport avec les anciens amis de son père, notamment l’abbé Grégoire. Figure emblématique de la lutte pour l’émancipation des juifs et des noirs, cet « évêque révolutionnaire » réclame l’abolition totale des privilèges et prône le suffrage universel masculin.

Sur le principe, Hippolyte approuve. Cependant, dans la pratique, après avoir constaté l’engouement du peuple pour les exécutions publiques, il découvre avec quelle facilité on peut mener, voire manipuler une foule en jouant sur l’irrationnel, sur la passion et les pulsions, toutes choses qui rendent délicat l’usage du suffrage universel et peuvent mener à la dictature. Il en conclut que l’instruction populaire doit éclairer le peuple pour le faire revenir à des sentiments plus fraternels et raisonnables.

Pour l’abbé Grégoire, comme pour Carnot père et fils, l’esclavage doit être aboli, les nations doivent s’affranchir des Empires en recouvrant leur souveraineté et l’éducation doit affranchir les citoyens de l’ignorance, un ensemble de sujets merveilleusement réunis dans l’iconographie des bas-reliefs du socle de la statue de Gutenberg à Strasbourg, monument commémoratif réalisé par un ami aussi bien de l’abbé Grégoire que d’Hippolyte Carnot, et plus tard de Victor Hugo : le sculpteur David d’Angers.

Membre du Comité d’instruction publique, Grégoire réclame, comme le faisaient déjà avant lui les Oratoriens, la généralisation de la langue française et devient le rapporteur de la suppression des anciennes académies et de la création de l’Institut.

L’ouverture de toute une série ‘d’écoles spéciales’, tels l’Ecole polytechnique (1794) et l’Institut des langues orientales (1795), l’établissement du Musée du Louvre (1793), l’avant-projet de l’implantation d’une Bibliothèque nationale (1790), la création du Bureau des Longitudes (1795), le lancement des nouvelles unités de poids et mesures, système métrique et décimal, l’extension des écoles élémentaires à toutes les communes et l’un des fleurons de cette politique : la fondation du Conservatoire national des arts et métiers (1794) durent l’essentiel de leur mise en œuvre à l’énergie débordante de l’abbé Grégoire.

Il s’agit de transmettre des savoirs techniques à deux types de publics. D’un côté, des « grandes » écoles, tournées vers les nouvelles élites du pays, mettent en place un enseignement de haut niveau pour former savants et ingénieurs (École polytechnique, Ponts et chaussées, etc.) ou les futurs professeurs du nouveau système d’instruction publique avec l’École normale (1794) ; de l’autre, des écoles destinées à l’encadrement intermédiaire dans les manufactures, de bons ouvriers et chefs d’ateliers : c’est le cas des écoles d’arts et métiers, héritières de l’école professionnelle imaginée en 1780 à Liancourt (60) par le duc de la Rochefoucauld.

Sont également instaurées plusieurs grandes institutions qui existent encore aujourd’hui, parmi lesquelles, hors celles déjà nommées, le Muséum d’histoire naturelle (1793) au Jardin royal des plantes médicinales (1793) ou le musée des Monuments français (1795).

L’abbé Grégoire fait entrer le jeune Hippolyte dans la loge maçonnique dont il fait partie, Les Philadelphes. Inspiré par le combat de Grégoire, dont il sera l’exécuteur testamentaire et sur lequel il publiera une œuvre vers la fin de sa vie, Hippolyte, à peine âgé de 23 ans, publie « Gunima, nouvelle africaine du XVIIIe siècle » (1824) un conte philosophique relatant l’éducation morale du jeune Benjamin qui confronte ses préjugés et l’injustice du régime esclavagiste et de servitude des peuples dits hottentots du Cap aux principes des Lumières.

Étonnamment moderne, l’histoire relève le défi de la fraternité au moment où la France répondait aux revendications de reconnaissance d’Haïti.

Fidèle à la philosophie de l’abbé Grégoire, il proteste contre l’expulsion des juifs de Dresde où ils sont interdits de séjour. Indigné, il tente d’alerter l’opinion : depuis 1789 les juifs sont des citoyens français comme les autres. Il réaffirme sa foi dans la liberté des cultes qui a permis l’émancipation des juifs et s’écrie :

« Si l’on appelle juif celui que, dès le sein de sa mère, la société condamne au plus vil esclavage, qui végète sans droit dans sa patrie et sert de plastron aux insultes de la populace, à qui ses actions ne méritent rien (…) et que poursuivent sans relâche la honte et le mépris, alors je suis un juif et le serai toujours ».

14. Comme Friedrich Schiller, patriote et citoyen du monde

Extrait du livre de Dalisson :
« La position de Carnot est résumée lors d’une fête en hommage à la Révolution française, le 19 mars 1838, à Paris. Il porte un toast au nom de ‘la sainte égalité, de la solidarité entre tous les peuples et toutes les races d’hommes dans un esprit de fraternité’ à ‘l’abolition de l’esclavage, à la cessation de cet affreux scandale de l’humanité’.

« De ce jour, il collabore régulièrement avec Victor Schoelcher, journaliste, franc-maçon, proche des saint-simoniens et membre des mêmes sociétés que lui et qu’il retrouvera trois ans plus tard au gouvernement de la République, puis en exil. Schoelcher a été confronté à l’esclavage à Cuba dès 1828 et pense aussi que leur émancipation doit être progressive, avant de changer d’avis et de devenir partisan de l’abolition immédiate.

« La liberté doit aussi s’appliquer aux peuples et donc aux nations, car ‘le principe de toute souveraineté réside dans la nation’. Fils de 1789 éduqué pendant les luttes d’émancipations nationales, étudiant pétri de romantisme, passionné par les révoltes des années quinze et trente avant d’être happé par le ‘Printemps des peuples’, Carnot place sa confiance dans la liberté des nations : ‘Le salut viendra des peuples s’unissant pour venir à bout de l’ennemi commun, le despotisme.’ Si les nations et les peuples libérés arrivent à s’entendre et à s’unir, elles bâtiront même ‘l’Europe unie’.

« Il soutiendra tout au long du siècle tous les combats nationaux, et donc les unités nationales, contre les empires qui oppriment les minorités. Car la nationalité, ‘c’est le droit de l’homme proclamé en 1789, le droit de se grouper selon ses affinités de caractère, de tradition, de race, de langue, c’est au fond la LIBERTÉ même’. Il est donc acquis, y compris après la guerre de 1870, à une sorte de « ‘droit des peuples à disposer d’eux-mêmes’ dans une Europe fondée sur la liberté des peuples.

« Dans ses écrits sur la politique extérieure revient régulièrement la maxime de Friedrich Schiller : ‘L’homme est créé libre, il est libre, fut-il né dans des chaînes. (…) Devant l’homme libre, ne tremblez pas.’ Cette liberté des peuples et des nations doit même s’appuyer, horresco referens, sur la nécessaire réconciliation entre la France et l’Allemagne, deux peuples voisins que les vicissitudes de l’histoire ont séparés, mais qui sont « deux amis que de longues querelles ont divisés et qui ont besoin de s’expliquer’ ».

14. La Révolution de juillet 1830

Hippolyte Carnot, fusil à la main, sur les barricades, caricature de Cham.

La Révolution de 1830, dite aussi révolution de Juillet ou encore « Trois Glorieuses », se déroule à Paris du 27 au 29 juillet 1830.

Une partie des Parisiens se soulève contre la politique très réactionnaire du gouvernement du roi Charles X. Immédiatement se pose la question : « que mettre à la place du roi ? » Beaucoup comptaient restaurer la République.

Le 30 juillet les députés et les journalistes favorables au duc d’Orléans font placarder des affiches qui rappellent le passé « patriote » du duc, un ancien de Valmy qui se réclame des idées de George Washington, et de son engagement pour l’avenir : il sera « un roi-citoyen ». Sans condition les représentants du peuple (95 députés présents à Paris) proposent que le duc d’Orléans soit nommé Lieutenant-Général du royaume. Le 31 juillet ce dernier accepte le poste et se rend à l’Hôtel de Ville de Paris, le quartier général des républicains.

Lafayette appuyant le duc d’Orléans.

Là, devant la foule réunie, il reçoit l’accolade de La Fayette, tous les deux enroulés dans le drapeau tricolore. Lafayette estime qu’une transition graduelle vers une République passe forcément par une Monarchie constitutionnelle. Le 9 août, les députés modifient la Charte de 1814 qui devient « la charte » constitutionnelle de 1830 et le duc d’Orléans est proclamé « roi des Français » sous le nom de Louis-Philippe Ier.

Hippolyte Carnot, toujours dans la modération, croit fermement à la « démocratie représentative » et est élu trois fois député sous la Monarchie de 1830. Tribun de l’opposition au régime, il prépare la suite.

15. Ministre de l’Instruction publique sous la IIe République

Hippolyte Carnot.

Après une première tentative de rétablir des valeurs républicaines, neutralisée par le « coup d’Etat » de Louis-Philippe en 1830, les soulèvements de 1847-48 se terminent en février 1848 par la constitution, à l’Hôtel de Ville de Paris, du « Gouvernement provisoire » dirigé par plusieurs amis d’Hippolyte Carnot, instaurant la IIe République.

Les premières mesures du gouvernement provisoire se veulent en rupture avec la période précédente.

  • La peine de mort est abolie dans le domaine politique.
  • Les châtiments corporels sont supprimés le 12 mars et la contrainte par corps (prison pour dette) le 19 mars.
  • Le 4 mars une commission est mise en place pour résoudre le problème de l’esclavage dans les colonies françaises. Sous l’égide du ministre des Colonies, l’astronome républicain François Arago (1786-1853), ami intime d’Alexandre de Humboldt, et dont le secrétaire d’Etat s’appelle Victor Schoelcher, les travaux de cette commission permettent l’abolition de l’esclavage le 27 avril.

Dans le domaine politique, les changements sont importants.

  • La liberté de la presse et celle de réunion sont proclamées le 4 mars.
  • Le 5 mars le gouvernement institue le suffrage universel masculin, en remplacement du suffrage censitaire en vigueur depuis 1815. D’un coup le corps électoral passe de 250 000 à 9 millions d’électeurs… Cette mesure démocratique fait du monde rural, qui regroupe les trois quarts des habitants, le maître de la vie politique, et ce, pour de nombreuses décennies.
  • Des élections destinées à désigner les membres d’une assemblée constituante sont prévues pour le 9 avril. La Garde nationale que dirige Lafayette, jusque-là réservée aux notables, aux boutiquiers, est ouverte à tous les citoyens.

Le gouvernement provisoire proposa de nommer Hippolyte Carnot comme ministre de l’Intérieur ; il refusa, mais accepta celui de l’Instruction publique (que Victor Hugo venait de refuser), auquel on joignit les cultes, qui jusqu’alors avaient relevé du ministère de la Justice.

Si Carnot souhaite que les cultes soient réunis à l’instruction publique, c’est que non seulement il n’avait aucun sentiment d’hostilité à l’égard de l’Eglise, mais il croyait voir dans une étroite alliance de la République et du clergé la meilleure garantie du progrès.

« J’ai moi-même, a-t-il écrit, le sentiment religieux trop profondément gravé au cœur pour ne pas être et pour ne pas vouloir que l’on soit autour de moi plein de déférence à l’égard des ministres de toutes les religions. »

Et encore : « Mes efforts constants ont eu pour but de rattacher le clergé inférieur à la République. Le ministre de la religion et le maître d’école sont à mes yeux les colonnes sur lesquelles doit s’appuyer l’édifice républicain. »

16. Les réformes d’Hippolyte Carnot

Carte de l’alphabétisation en France en 1867.
En s’appuyant sur le degré d’instruction des Français à l’âge du mariage, cette carte met en
évidence une grande disparité entre les régions. Ainsi, le taux d’alphabétisation des
habitants du nord et de l’est est-il nettement supérieur à celui des habitants du sud et de
l’ouest. La France alphabétisée est celle des grandes villes, des campagnes riches et des
populations denses.

Pendant son ministère très court, muni d’une vision d’ensemble longuement mûrie et préparée d’avance, il annoncera, parfois plusieurs fois par semaine, des réformes républicaines de tous les grands chantiers de l’éducation, de la première enfance jusqu’aux adultes en passant par la formation des enseignants, des grands commis de l’État et de l’ensemble des citoyens. En déclarant dans ses notes préparatoires qu’il « importe que les divers degrés du système d’enseignement s’intègrent les uns dans les autres, conduisant directement de l’un à l’autre ».

A. Ecoles maternelles

Pour Carnot, les « salles d’asile » ne sont guère que des établissements charitables dirigées par les religieuses. On y fait peu pour l’éducation de la première enfance. Leur nom qui rappelle des idées de misère et d’aumône est remplacé le 28 avril par celui « d’école maternelle ».

« L’enfant doit y trouver l’éducation qu’il ne peut recevoir de sa mère, c’est-à-dire les soins du corps, le langage du sentiment, et ces petits exercices destinés, non pas encore à meubler l’intelligence, mais seulement à l’entrouvrir ».

Dans l’esprit de Jean Reynaud (1806-1863) (sous-secrétaire d’État à l’Instruction publique) et de Carnot, la salle d’asile n’est ni une école d’instruction, ni un lieu de refuge pour des enfants privés de leurs parents. A Paris est créée simultanément une « Ecole maternelle normale », recevant des élèves âgés de vingt à quarante ans.

B. Ecole primaire

Tout est dit: « Le peuple qui a les meilleurs écoles est le premier peuple, s’il ne l’est pas aujourd’hui, il le sera demain. »

Dès le 27 février, dans une circulaire aux recteurs, Carnot marquait l’intention d’améliorer la condition du personnel enseignant primaire :

« La condition des instituteurs primaires est un des objets principaux de ma sollicitude… C’est à eux que sont confiées les bases de l’éducation nationale. Il n’importe pas seulement d’élever leur condition par une juste augmentation de leurs appointements ; il faut que la dignité de leur fonction soit rehaussée de toute manière… Il faut qu’au lieu de s’en tenir à l’instruction qu’ils ont reçue dans les écoles normales primaires, ils soient constamment sollicités à l’accroître… Rien n’empêche que ceux qui en seront capables ne s’élèvent jusqu’aux plus hautes sommités de notre hiérarchie. Leur sort quant à l’avancement ne saurait être inférieur à celui des soldats ; leur mérite a droit aussi de conquérir des grades… Mais, pour que tous soient animés dans une voie d’émulation si glorieuse, il est nécessaire que des positions intermédiaires leur soient assurées. Elles le feront naturellement par l’extension que doit recevoir dans les écoles primaires supérieures l’enseignement des mathématiques, de la physique, de l’histoire naturelle, de l’agriculture. Les instituteurs primaires seront donc invités, au nom de la République, à se préparer à servir au recrutement du personnel de ces écoles. Tel est un des compléments de l’établissement des écoles normales primaires. L’intérêt de la République est que les portes de la hiérarchie universitaire soient ouvertes aussi largement que possible devant ces magistrats populaires. »

Le ministre s’attaque donc le 30 juin à l’enseignement primaire. Avant lui, l’ordonnance du 29 février 1816 avait marqué un tournant. Elle établissait un comité cantonal chargé de la surveillance des écoles et obligeait, dans son article 14, les communes, sans leur en donner les moyens, à « pourvoir à ce que les enfants qui l’habitent reçoivent l’instruction primaire, et à ce que les enfants indigents la reçoivent gratuitement », celles-ci pouvant se regrouper pour remplir cette obligation. En clair, l’éducation primaire était complètement laissée aux communes qui à leur tour, faute de locaux et de moyens, faisaient appel aux congrégations religieuses.

Le ministre propose donc « d’élever la condition des instituteurs en les transformant, de fonctionnaires des communes en fonctionnaires d’État » pour les émanciper des potentats locaux, des parents et des religieux. Car,

« il faut certes que l’instituteur soit accepté dans sa commune, mais s’il en dépend trop, il n’est pas assez considéré. Il importe donc qu’il ne puisse point être destitué capricieusement ».

Dans cette optique, il supprime le « certificat de moralité » qui inféodait les instituteurs à l’Église et, accessoirement, au pouvoir.

A côté de l’obligation scolaire (pour les deux sexes et pour les communes de 300 habitants au moins) et la gratuité totale déjà évoquées, il veut compléter les programmes pour former un « tronc uniforme (…) destiné à tout passer en revue pour servir à déterminer les vocations » qui préfigure l’école de Jules Ferry et va plus loin que les seuls lire, écrire et compter.

Outre l’histoire et la géographie nationales, deux des marottes de Carnot, le chant, l’histoire naturelle, la musique et le dessin linéaire, deux matières destinées à épanouir et instruire, on trouve plusieurs spécificités dans les nouveaux textes. La première, qui sera reprise trente ans plus tard, est une sorte d’instruction civique que le ministre qualifie de

« devoirs et droits de l’homme et du citoyen, le développement des sentiments de liberté, d’égalité et de fraternité (…), bases d’un enseignement civique pour l’éducation républicaine du pays ».

Hippolyte avait été élu le 23 avril 1848 membre de l’Assemblée constituante. Lorsque, le 10 mai 1848, la « Commission exécutive » (du 9 mai au 28 juin 1848) remplace le « Gouvernement provisoire » (24 février – 9 mai 1848), il conserve son portefeuille ; mais l’exécutif, « afin de renforcer l’élément révolutionnaire », lui adjoignit Jean Reynaud (1806-1863), comme lui un ancien saint-simonien élu aussi représentant, comme sous-secrétaire d’Etat : « Je connaissais la modération réelle de ses principes, écrit Carnot ; il connaissait la fermeté des miens ; nous rîmes ensemble du rôle qu’on prétendait lui assigner ».

Edouard Charton (1807-1890), également un ancien saint-simonien, devenu lui aussi membre de l’Assemblée, donna sa démission de secrétaire général ; mais il continua ses bons offices sans titre officiel.

Parmi les actes de Carnot dans cette seconde période de son ministère, il faut mentionner le dépôt, le 3 juin, d’un projet de décret ouvrant un crédit de 995 000 francs, destiné à augmenter, pour le second semestre de 1848, le traitement de ceux des instituteurs primaires dont le traitement fixe et éventuel demeurait inférieur à six cents francs ; et un second crédit, de 105 000 francs, destiné à secourir, dans le courant de 1848, les institutrices communales dont les traitements fixe et éventuel demeuraient inférieurs à quatre cents francs (le décret fut voté le 7 juillet).

C. Exposé des motifs de la loi de juin 1848 sur l’École

La rédaction de la loi d’instruction primaire se poursuivait en petit comité, chargé de coordonner les travaux préparés par la Haute Commission. Elle fut achevée dans le courant de juin ; mais le dépôt du projet, retardé par les événements, ne put avoir lieu que le 30 juin. L’exposé des motifs s’exprime ainsi :

« Citoyens représentants, la différence entre la République et la monarchie ne doit se témoigner nulle part plus profondément, dans le domaine de l’instruction publique, qu’en ce qui touche les écoles primaires. Puisque la libre volonté des citoyens doit désormais imprimer au pays sa direction, c’est de la bonne préparation de cette volonté que dépendront à l’avenir le salut et le bonheur de la France.

« Le but de l’instruction primaire est ainsi nettement déterminé. Il ne s’agit plus seulement de mettre les enfants en mesure de recevoir les notions de la lecture, de l’écriture et de la grammaire ; le devoir de l’Etat est de veiller à ce que tous soient élevés de manière à devenir véritablement dignes de ce grand nom de citoyen qui les attend. L’enseignement primaire doit, par conséquent, renfermer tout ce qui est nécessaire au développement de l’homme et du citoyen, tel que les conditions actuelles de la civilisation française permettent de le concevoir. En même temps qu’il faut introduire dans cet enseignement une plus grande somme de connaissances, il faut aussi le faire concourir plus directement à l’éducation morale, et particulièrement à la consécration du grand principe de la fraternité que nous avons inscrit sur nos drapeaux et qu’il est indispensable de faire pénétrer et vivre partout dans les cœurs pour qu’il soit véritablement immortel.
C’est là, citoyens, que l’enseignement primaire vient se joindre à l’enseignement religieux, qui n’est pas du ressort des écoles, mais auquel nous faisons un appel sincère, à quelque culte qu’il se rapporte, parce qu’il n’y a point de base plus solide et plus générale à l’amour des hommes que celle qui se déduit de l’amour de Dieu.

« L’établissement de la République, en donnant à l’enseignement primaire cette tendance nouvelle, commandait aussi, comme conséquences naturelles, deux mesures importantes, qui sont de rendre cet enseignement gratuit et obligatoire.


Nous le voulons obligatoire, parce qu’aucun citoyen ne saurait être dispensé, sans dommage pour l’intérêt public, d’une culture intellectuelle reconnue nécessaire au bon exercice de sa participation personnelle à la souveraineté.

Nous le voulons gratuit, par là même que nous le voulons obligatoire, et parce que sur les bancs des écoles de la République il ne doit pas exister de distinctions entre les enfants des riches et ceux des pauvres.

Nous vous demandons de proclamer la liberté de l’enseignement, c’est-à-dire le droit de tout citoyen de communiquer aux autres ce qu’il sait, et le droit du père de famille de faire élever ses enfants par l’instituteur qui lui convient. Nous considérons la déclaration de ce droit comme une des applications légitimes et sincères de la parole de liberté que notre République a jetée au monde avec enthousiasme, (…) Il nous a même semblé que ce ne serait pas un des moindres moyens de relever les écoles publiques que de laisser un plein essor aux écoles privées, à condition que dans cette carrière d’émulation il ne manquât aux premières aucune chance favorable (…) En un mot, citoyens, l’idée d’après laquelle nous nous sommes dirigés a été l’union continuelle du principe de l’autorité avec celui de la liberté. (…) C’est dans cette conciliation entre deux principes également respectables que consiste tout l’esprit de la loi que nous avons l’honneur de vous soumettre. »

Source : Hippolyte Carnot, Bulletin des lois, 1848.

D. Appel aux instituteurs pour éclairer le monde rural

Même lors du plébiscite du 8 mai 1870, le vote en faveur de Napoléon III est écrasant : 7 358 000  » oui  » contre 1 538 000  » non « , grâce notamment au vote rural dépourvu d’éducation de base. Caricature de Cham dans Le Charivari du 18 mai 1870.

Le 5 mars, un décret fixa au 9 avril la convocation des assemblées électorales pour la nomination, par le suffrage universel, de « l’Assemblée constituante » qui siégera du 4 au 26 mai. Ce sont les premières élections depuis 1792 à se dérouler au suffrage universel masculin. Par décision de la IIe République, le nombre d’électeurs qui passe à 9 395 035, a été multiplié par 40 !

Or, comme nous l’avons dit, si Hippolyte Carnot est en théorie pour le suffrage universel, avec une grande majorité de Français non-éduqués, l’expression du vote risque de conduire au désastre.

Aucune partie de l’instruction primaire, écrit-il, « n’a été plus négligée, sous les précédents gouvernements, que la formation des enfants comme citoyens ». Dès lors, beaucoup des électeurs que le décret du gouvernement provisoire vient d’investir du droit de suffrage ne sont-ils pas, surtout dans les campagnes, suffisamment instruits des intérêts de la chose publique.

Pour tenter d’éclairer ces électeurs sur leurs droits et libertés, Carnot fait appel aux instituteurs :

« Excitez autour de vous les esprits capables d’une telle tâche à composer en vue de vos instituteurs de courts manuels, par demandes et par réponses, sur les droits et les devoirs des citoyens. Veillez à ce que ces livres parviennent aux instituteurs de votre ressort, et qu’ils deviennent entre leurs mains le texte de leçons profitables.

« C’est ce qui va se faire à Paris sous mes yeux ; imitez-le. Que nos 36 000 instituteurs primaires se lèvent donc à mon appel pour se faire immédiatement les réparateurs de l’instruction publique devant la population des campagnes. Puisse ma voix les toucher jusque dans nos derniers villages ! Je les prie de contribuer pour leur part à fonder la République. Il ne s’agit pas, comme du temps de nos pères, de la défendre contre le danger de ses frontières, il faut la défendre contre l’ignorance et le mensonge, et c’est à eux qu’appartient cette tâche. Des hommes nouveaux, voilà ce que réclame la France. Une révolution ne doit pas seulement renouveler les institutions, il faut qu’elle renouvelle les hommes. On change d’outil quand on change d’ouvrage. C’est un principe capital de politique. »

« Mais les instituteurs ne doivent pas seulement, en éclairant les électeurs, leur enseigner à choisir les représentants les plus capables de consolider le régime démocratique ; ils peuvent faire davantage : « Pourquoi nos instituteurs primaires ne se présenteraient-ils pas, non seulement pour enseigner ce principe, mais pour prendre place eux-mêmes parmi ces hommes nouveaux ? Il en est, je n’en doute pas, qui en sont dignes : qu’une ambition généreuse s’allume en eux ; qu’ils oublient l’obscurité de leur condition ; elle était des plus humbles sous la monarchie ; elle devient, sous la République, des plus honorables et des plus respectées (…) Qu’ils viennent parmi nous, au nom de ces populations rurales dans le sein desquelles ils sont nés, dont ils savent les souffrances, dont ils ne partagent que trop la misère. Qu’ils expriment au sein de la législature les besoins, les vœux, les espérances de cet élément de la nation si capital et si longtemps délaissé. Tel est le service nouveau que, dans ce temps révolutionnaire, je réclame du zèle de Messieurs les instituteurs primaires. »

C’étaient là des paroles comme la France n’en avait pas entendu depuis l’an II. Elles causèrent une émotion profonde ; elles mirent la flamme au cœur de tout ce qu’il y avait de jeune et de généreux dans le personnel enseignant primaire, en même temps qu’elles produisaient dans le camp des conservateurs la plus vive irritation. Furibard, Léon Faucher écrivait, le 7 mars, à un ami : « Lisez la circulaire de Carnot aux recteurs. C’est le chef-d’œuvre de la folie ! »

L’appel du ministre pour la composition de manuels sur les droits et les devoirs du citoyen fut entendu. Dans plusieurs académies, les recteurs firent rédiger et publier des catéchismes d’enseignement civique.

A Paris, l’historien Henri Martin fit paraître un Manuel de l’instituteur pour les élections ; le philosophe Charles Renouvier publia, sous les auspices du ministre, un Manuel républicain de l’homme et du citoyen : ces deux ouvrages furent envoyés d’office aux recteurs, et distribués par leurs soins.

Au niveau électoral, leurs efforts ne furent pas couronnés de succès. Les élections qui auront finalement lieu le 23 avril donnent une majorité aux modérés (« monarchistes camouflés » et « républicains modérés »).

Les républicains « avancés », dont Carnot fait partie, sont nettement battus. La nouvelle assemblée se réunit le 4 mai. Elle proclame la République et met fin à l’existence du gouvernement provisoire. Elle élit une « Commission exécutive » dont sont exclus les éléments les plus progressistes du gouvernement provisoire.

E. Enseignement secondaire

Le 28 février 1848, une circulaire exposa, dans ses grandes lignes, le programme du ministre et de ses collaborateurs ; elle « déroule les principes généraux de notre entreprise », dit Carnot. On y lisait :

« Il est nécessaire, dans l’intérêt de la société, qu’un certain nombre de citoyens reçoive des connaissances plus étendues que celles qui suffisent pour assurer le développement de l’homme. C’est à quoi répondra l’établissement de l’instruction secondaire. Le gouvernement républicain se propose de recruter ces agents si essentiels dans la masse du peuple. Il faut donc veiller à ce que les portes de l’instruction secondaire ne soient fermées à aucun des élèves d’élite qui se produisent dans les établissements primaires.

« Toutes les mesures nécessaires à cet égard seront prises. — C’est dans les écoles supérieures seulement que le principe de la spécialité, prudemment préparé dans les autres, doit se dessiner tout à fait. L’accès aux leçons de ces écoles ne peut être défendu à personne ; mais c’est en vue des élèves dignes de servir aux intérêts généraux qu’elles doivent être instituées. Il n’y a que la décision des examens qui puisse y conférer tous les droits. »

F. Une Ecole d’administration

Un décret du 8 mars 1848 annonce qu’une :

« Ecole d’administration, destinée au recrutement des diverses branches d’administration dépourvues jusqu’à présent d’écoles préparatoires, sera établie sur des bases analogues à celles de l’Ecole polytechnique ».

Pour Carnot, il s’agit de créer un foyer capable de « rayonner » sur toute la France « la lumière républicaine », en promouvant les valeurs philosophiques des droits de l’homme. Ce n’est pas au privé mais bien à l’État d’établir « une pépinière pour les services publics » en formant des administrateurs dévoués corps et âme à l’intérêt général.

Faute de subventions suffisantes, l’école est installée dans un bâtiment délabré, l’ancien Collège du Plessis (rue Saint-Jean-de-Beauvais, c’est-à-dire là où son père avait fait installer la l’école pilote pour l’enseignement mutuel !), et le ministère apportera les chaises ; les élèves furent tenus de suivre les cours du Collège de France, répétés ensuite et commentés par des maîtres de conférences. Les programmes sont éclectiques : à côté de l’enseignement professionnel, une « large part est faite aux études scientifiques, mais aussi littéraires qui meublent l’intelligence et lui donnent de l’ampleur ».

Contrairement à l’ENA de nos jours, on y enseigne non pas le « management » et la statistique, mais l’architecture, le dessin, l’histoire de l’art et les religions orientales. Prise dans les turbulences politiques, cette école ne survécut pas au ministre qui l’avait fondée mais fera date.

G. Haute Commission des études scientifiques et littéraires

En vue de la préparation d’une nouvelle loi sur l’instruction primaire, et de la recherche des solutions à apporter aux questions nouvelles qui surgissaient, Carnot institua une Haute Commission des études scientifiques et littéraires, dont la présidence fut donnée à Jean Reynaud, et où il fit entrer « les hommes les plus notables et les plus amis du progrès dans les sciences, dans les lettres, dans l’administration, et surtout dans l’enseignement ».

Parmi les noms des 45 membres de cette Commission, notons ceux du chansonnier Pierre-Jean de Béranger, de Boussingault, d’Henri Martin, de Poncelet, d’Edgar Quinet et de Charles Renouvier.

H. Education pour tous, tout au long de la vie

École publique du soir pour adultes.

Sur le plan de l’instruction, en 1848, la situation reste désastreuse. Sur 300 000 conscrits, plus de 112 000 ne savent ni lire, ni écrire. Si l’on prend les plus âgés, la proportion est encore supérieure à ce tiers. D’où l’arrêté du 8 juin, qui institua à Paris des lectures publiques du soir, « destinées à populariser la connaissance des chefs-d’œuvre de notre littérature nationale ». Elles devaient avoir lieu deux fois par semaine, « dans différents locaux situés, autant que possible, au sein des quartiers les plus populeux de Paris ».

Les paysans, soit les deux tiers de la population, qui ne bénéficient d’aucune structure associative et sont éloignés des villes et des écoles, sont la cible prioritaire du ministre. Ce sont eux qu’il faut prioritairement convertir par la lecture, clé de l’instruction et de l’émancipation, et mener jusqu’aux maisons d’école :

« Les maîtres, devenus bibliothécaires leur feront la lecture, à haute et intelligible voix, pourront les instruire, les intéresser et (…) les passionner pour la vie politique du pays. Les enseignants en l’état de leurs disponibilités prodigueront des enseignements généraux pour l’état agricole et des lectures à la maison d’école ou à la mairie, pour l’instruction civique et même la littérature. »

I. Bibliothèques « circulantes »

Bibliothèque en 1876.

En partant du constat que « nous manquons de livres de lecture pour le peuple comme il y en a ailleurs », le ministre met sur pied un vaste réseau public de bibliothèques communales de toutes tailles. Il charge l’éditeur Paulin de rassembler des collections de livres les plus variés possible dans chaque quartier des villes et chaque canton rural pour les mettre gratuitement à la disposition du peuple. Il crée également toute une gamme d’établissements complémentaires comme les bibliothèques spéciales près des facultés pour mettre le savoir le plus savant à la disposition du plus grand nombre. Sur une idée de Jules Simon, il entend créer des bibliothèques populaires et rurales qu’il rebaptise « collections circulantes » avec des enseignants qui « parcourraient les petits villages et porteraient aux enfants isolés l’instruction qu’ils ne pourraient trouver ailleurs ». Les « bibliothécaires missionnaires » de ces établissements itinérants seront des « instituteurs conservateurs de la petite bibliothèque populaire », qui guideront le public, contrôleront les prêts et pourront lire à la demande.

C’est dans cette optique bibliophile qu’il faut replacer la création, au printemps 1848, d’un Service officiel des lectures publiques du soir. L’objectif est toujours le même : donner le meilleur au peuple. C’est ce qu’explique Émile Deschanel : « Le ministre de la République voulut que le peuple souverain eût, lui aussi, ses lecteurs et professeurs. » Ce service, aussi politique que moral, rappelle les séances organisées par les philanthropes ou les saint-simoniens, censées remplacer les cabarets et les bals trop arrosés. Elles permettront à l’ouvrier (et plus tard au paysan) fatigué « du labeur quotidien de trouver un asile commode, un plaisir qui porterait avec lui l’instruction, de bons conseils et la familiarité des grands esprits de notre race ».

Il s’agit de vulgariser les textes patrimoniaux et, si besoin, de les commenter pour « instruire noblement les auditeurs en les amusant », raconte l’ancien saint-simonien Sainte-Beuve. Le programme de ces lectures doit donc être varié pour ne point lasser. Les grands classiques comme Corneille et Molière alternent avec l’Histoire à la Michelet qui a une fonction civique évidente, et des comédies ou des chansons comme celles de Béranger.

Les premières séances parisiennes devant des ouvriers et des artisans pleins de respects sont un succès « dans un silence attentif où les moindres impressions se peignent sur les visages ». Le ministre relève des réactions amusées aux comédies, patriotes à l’évocation des grandes batailles comme Crécy, critiques devant un style ampoulé et déroutées devant les Fables de la Fontaine. Dans cette logique le ministère envisage la création d’une Athénée libre sur les modèles allemand et américain. Il s’agit de réunir quelques professeurs dans un amphithéâtre ou dans d’anciennes salles de spectacles pour donner un enseignement libre et gratuit, ouvert à tous et délivré par « des pionniers dans des domaines encore inexplorés » des sciences et des techniques.

J. Beaux-Arts, hygiène et gymnastique au programme

Dans l’enseignement, outre des « éléments d’histoire et de géographie nationale », il ajoute le français, le droit public et l’hygiène, sans oublier la gymnastique pour améliorer la santé des plus démunis. Il s’agit là de la version pour adulte de ce que l’école nouvelle et l’instruction républicaine proposeront à tous les enfants de France. Ces cours doivent même mettre l’art à la portée de tous à travers la promotion du patrimoine : « Existe-t-il moyen plus puissant d’éducation populaire ? », dit-il en parlant de l’art en général et des Beaux-Arts en particulier.

Concrètement, le 29 mars, le ministre fonde avec treize professeurs l’Association Philotechnique destinée à donner aux ouvriers les connaissances professionnelles et techniques nécessaires aux métiers modernes.

L’Association s’accorde sur des cours de géométrie, de grammaire, d’algèbre, de mécanique et de dessin délivrés dans les salles de la Halle aux draps, puis à l’école Turgot. Les professeurs de lycées parisiens sont les premiers sollicités par l’Association pour compléter la formation en Histoire et en Droit.

L’expérience démarre début avril avec 150 ouvriers teinturiers du faubourg Saint-Marcel qui s’initient aux connaissances scientifiques dans l’amphithéâtre de l’Ecole de pharmacie. Rapidement, cet enseignement professionnel s’étend en province, comme à Orléans, avant de disparaître dans le tumulte de Juin.

Carnot veut aller plus loin et songe à des « clubs-écoles » sur le modèle écossais des « Mécanic-institutions », c’est-à-dire des salles de conférences, des bibliothèques et des cours permanents pour les ouvriers dans des bâtiments jouxtant les usines. Tenu au courant des travaux de Braille, il s’intéresse aussi aux sourds et aux aveugles, pour lesquels il compte multiplier les institutions spécialisées dépendant de son ministère, et non plus de l’Intérieur.

K. Concorde citoyenne

Pour couronner cette démocratisation, Carnot songe à l’une des méthodes les plus originales de la Révolution : la pédagogie civique par les fêtes publiques.

Fin février, il a déjà expérimenté leurs vertus citoyennes en participant à la plantation d’un arbre de la Liberté, pratique rituelle en 1848, dans les jardins de Saint-Nicolas à Paris. Dans cet établissement spécialisé dans l’éducation des enfants d’ouvriers, la cérémonie est placée sous le signe des Trois Couleurs. Le clergé bénit l’arbre comme le veut l’usage, en présence du maire de l’arrondissement. Le discours du ministre est édifiant : « L’arbre que vous plantez est jeune comme la République elle-même (…) Il étendra sur vous ses rameaux, de même que la République étendra sur la France les bienfaits de l’Instruction populaire. (…) Les bons écoliers deviennent les bons citoyens. »

Le ministre de l’Instruction a été aussi impressionné par la « Fête de la concorde » du 21 mars, entre la Bastille et le Champ de Mars, avec ses défilés, sa statuaire civique, ses revues d’œuvres industrielles, ses hymnes à la République et son enthousiasme réformateur. Cette pédagogie civique lui a semblé efficace grâce à sa représentation symbolique du régime et sa « foule d’hommes obéissant à une inspiration commune ».

17. Conclusion

Face à Carnot, la riposte de l’oligarchie est foudroyante. Figure du « parti de l’ordre », Adolphe Thiers, en 1848, n’hésite pas à déclarer : « Je demande que l’action du curé soit forte, beaucoup plus forte qu’elle ne l’est, parce que je compte beaucoup sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici pour souffrir. »

Dès le 10 décembre 1848, date de l’élection de Louis Napoléon Bonaparte à la présidence de la République, le pouvoir s’appuie sur des forces issues du clergé et d’une droite rétrograde.

Cédant aux congrégations, il fait voter deux lois hypothéquant fortement et durablement les chances de réussite de l’école publique: la loi Parieu du 11 janvier 1850 et la loi Falloux du 15 mars 1850.

La première poursuit les enseignants restés fidèles à l’esprit de Carnot (4000 instituteurs seront révoqués). La seconde accentue les prérogatives de l’Eglise en matière d’enseignement et favorise le développement de l’enseignement congrégationiste.

En guise de conclusion, voici celle de Rémi Dalisson dont nous recommandons fortement la magnifique biographie sur Hippolyte Carnot :

« Sa pratique, ce sont ses textes législatifs sur l’instruction, y compris les programmes scolaires, aussi variés que novateurs, comme ceux de son École d’administration ou de ‘l’école maternelle’. Ils font de Carnot l’incontestable précurseur de Jules Ferry et du projet éducatif et civique de la Troisième République. Ses lois et décrets veulent (…) émanciper les enfants et en faire des citoyens actifs et critiques dans une démocratie apaisée, modérée et socialement fluide, sous l’égide d’instituteurs restaurés, symboles des temps nouveaux.

« Sa pratique, ce sont ses combats et ses engagements, et d’abord dans l’opposition à laquelle il appartient longtemps. Retenons ses écrits précoces contre la peine de mort, sa participation aux événements de 1830, son rôle en 1848 à l’Assemblée, son combat pour les instituteurs pour lesquels il se dépense sans compter et son exil volontaire. (…)

« Dans un siècle écrasé par le souvenir de deux guerres mondiales, par l’effacement de la République sous Vichy puis par la décolonisation et la chute du communisme, l’oubli de 1848 et de ses espoirs sociaux et éducatifs en dit long sur nos structures mentales et notre mémoire. Cette sorte d’amnésie, qui n’empêche d’ailleurs pas la sacralisation, souvent anachronique, du corpus républicain, a fait tomber Hippolyte Carnot et l’ensemble du XIXe siècle dans un bien triste oubli. La période n’évoque plus grand-chose, hormis quelques coups de projecteurs ponctuels. Elle est même à présent sacrifiée dans l’enseignement, comme si seul le XXe siècle était digne d’étude.

« A l’heure où le modèle scolaire français est remis en cause, où l’école républicaine doute de ses missions, où la laïcité est elle aussi discutée et où les enseignants se sentent abandonnés, il est plus que jamais nécessaire de connaître les racines d’un système éducatif intimement lié au régime républicain. Pour cela, à l’aube du XXIe siècle, la réévaluation de la vie et de l’œuvre d’Hippolyte Carnot, défenseur acharné de la liberté, de l’école, de Clio et de la République peut poser les bases d’une réflexion renouvelée et civique sur la chose scolaire ».

18. Annexe


Liste de principaux ouvrages d’Hippolyte Carnot:

  • Gunima, nouvelle africaine du XVIIIe siècle, (Paris, Barba, 1824).
  • Le Gymnase, recueil de morale et de littérature (Paris, Balzac, 1828).
  • Doctrine de Saint-Simon (Bruxelles, Hauman, 1831).
  • Mémoires de Grégoire, Évêque constitutionnel de Blois (Paris, Dupont, 6 vol., 1837-1845).
  • Quelques réflexions sur la domesticité (Paris, Henry, 1838).
  • Rapport sur la législation qui règle dans quelques états d’Allemagne les conditions de travail des jeunes ouvriers (Paris, Imp. Royale, 1840).
  • Mémoires de Barère de Vieuzac (Paris, Labitte, 4 volumes, 1842-1844).
  • L’Allemagne avant l’invasion française (Fragments, Paris, Revue indépendante, 1842).
  • L’Allemagne pendant la Révolution (Fragments, Paris, Revue indépendante, 1843).
  • Les Esclaves noirs (Paris, Magasin pittoresque, 1844).
  • De l’esclavage colonial (Paris, Revue indépendante, 1845).
  • Les Radicaux et la Charte, (Paris, Pagnerre, 1847).
  • Le Ministère de l’Instruction Publique et des Cultes, 24 février-5 juillet 1848 (Paris, Pagnerre, 1848).
  • Éducation républicaine, (Paris, Prost, 2 vol, 1849).
  • L’insurrection littéraire en Allemagne (Fragments, Paris, Liberté de penser, 1848).
  • Le Mémorial de 1848, (Paris, Revue indépendante, n.p. 1849).
  • Doctrine saint simonienne (Paris, Librairie nouvelle, 1854).
  • Mémoires sur Lazare Carnot par son fils (Paris, Pagnerre, 1861-63, réed. en 1893 et 1907, Hachette).
  • Œuvres de Saint-Simon par Enfantin précédées de deux notices historiques par H. Carnot (Paris, Dentu, 1865).
  • La Révolution française, résumé historique (2 vol., Paris, Dubuisson et Pagnerre, 1867).
  • L’Instruction populaire en France (Paris, Degorce-Cadot, 1869).
  • Trois discours sur l’instruction publique, (Paris, Degorce-Cadot, 1869).
  • Cours de l’association philotechnique pour l’instruction gratuite des adultes (Paris, Parent, 1872).
  • Ce que serait un nouvel Empire (Paris, Société du patriote, Bibliothèque utile, 1874).
  • Lazare Hoche, général républicain (Paris, Société du patriote, Bibliothèque utile, 1874).
  • D’une École d’Administration (Versailles, Aubert, 1878) ;
  • Henri Grégoire, évêque républicain (Paris, Libraire des publications populaires, 1882).
  • La Révolution française (Paris, Boulanger, 1888).
  • Les premiers échos de la Révolution française au-delà du Rhin (Paris, Picard, 1888)

19. Quelques ouvrages et articles consultés:

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The republican struggle of David d’Angers and the statue of Gutenberg in Strasbourg

In the heart of downtown Strasbourg, a stone’s throw from the cathedral and with its back to the 1585 Chamber of Commerce, stands the beautiful bronze statue of the German printer Johannes Gutenberg, holding a barely-printed page from his Bible, which reads: « And there was light » (NOTE 1).

Evoking the emancipation of peoples thanks to the spread of knowledge through the development of printing, the statue, erected in 1840, came at a time when supporters of the Republic were up in arms against the press censorship imposed by Louis-Philippe under the July Monarchy.

Strasbourg, Mainz and China

Plaster model for the statue of Gutenberg, by David d’Angers.

Born around 1400 in Mainz, Johannes Gutenberg, with money lent to him by the merchant and banker Johann Fust, carried out his first experiments with movable metal type in Strasbourg between 1434 and 1445, before perfecting his process in Mainz, notably by printing his famous 42-line Bible from 1452.

On his death (in Mainz) in 1468, Gutenberg bequeathed his process to humanity, enabling printing to take off in Europe. Chroniclers also mention the work of Laurens Janszoon Coster in Harlem, and the Italian printer Panfilo Castaldi, who is said to have brought Chinese know-how to Europe. It should be noted that the « civilized » world of the time refused to acknowledge that printing had originated in Asia with the famous « movable type » (made of porcelain and metal) developed several centuries earlier in China and Korea (NOTE 2).

In Europe, Mainz and Strasbourg vie for pride of place. On August 14, 1837, to celebrate the 400th anniversary of the « invention » of printing, Mainz inaugurated its statue of Gutenberg, erected by sculptor Bertel Thorvaldsenalors, while in Strasbourg, a local committee had already commissioned sculptor David d’Angers to create a similar monument in 1835.

This little-known sculptor was both a great sculptor and close friend of Victor Hugo, and a fervent republican in personal contact with the finest humanist elite of his time in France, Germany and the United States. He was also a tireless campaigner for the abolition of the slave trade and slavery.


The sculptor’s life


French sculptor Pierre-Jean David, known as « David d’Angers » (1788-1856) was the son of master sculptor Pierre Louis David. Pierre-Jean was influenced by the republican spirit of his father, who trained him in sculpture from an early age. At the age of twelve, his father enrolled him in the drawing class at the École Centrale de Nantes. In Paris, he was commissioned to create the ornamentation for the Arc de Triomphe du Carrousel and the south facade of the Louvre Palace. Finally, he entered the Beaux-arts.

Portait of David d’Angers, by François-Joseph Heim, Louvre.

David d’Angers possessed a keen sense of interpretation of the human figure and an ability to penetrate the secrets of his models. He excelled in portraiture, whether in bust or medallion form. He is the author of at least sixty-eight statues and statuettes, some fifty bas-reliefs, a hundred busts and over five hundred medallions. Victor Hugo told his friend David: « This is the bronze coin by which you pay your toll to posterity. »

He traveled all over Europe, painting busts in Berlin, London, Dresden and Munich.

Around 1825, when he was commissioned to paint the funeral monument that the Nation was raising by public subscription in honor of General Foy, a tribune of the parliamentary opposition, he underwent an ideological and artistic transformation. He frequented the progressive intellectual circles of the « 1820 generation » and joined the international republican movement. He then turned his attention to the political and social problems of France and Europe. In later years, he remained faithful to his convictions, refusing, for example, the prestigious commission to design Napoleon’s tomb.

Artistic production

Project for a statue of the physician Françis-Xavier Bichat (1771-1802), David d’Angers.

David’s art was thus influenced by a naturalism whose iconography and expression are in stark contrast to that of his academic colleagues and the dissident sculptors known as « romantics » at the time. For David, no mythological sensualism, obscure allegories or historical picturesqueness. On the contrary, sculpture, according to David, must generalize and transpose what the artist observes, so as to ensure the survival of ideas and destinies in a timeless posterity.

David adhered to this particular, limited conception of sculpture, adopting the Enlightenment view that the art of sculpture is « the lasting repository of the virtues of men », perpetuating the memory of the exploits of exceptional beings.

Medallion featuring Alexander von Humboldt, David d’Angers.

The somewhat austere image of « great men » prevailed, best known thanks to some 600 medallions depicting famous men and women from several countries, most of them contemporaries. Added to this are some one hundred busts, mostly of his friends, poets, writers, musicians, songwriters, scientists and politicians with whom he shared the republican ideal.

Among the most enlightened of his time were: Victor Hugo, Marquis de Lafayette, Wolfgang Goethe, Alfred de Vigny, Alphonse Lamartine, Pierre-Jean de Béranger, Alfred de Musset, François Arago, Alexander von Humboldt, Honoré de Balzac, Lady Morgan, James Fenimore Cooper, Armand Carrel, François Chateaubriand, Ennius Quirinus Visconti and Niccolo Paganini.

To magnify his models and visually render the qualities of each one’s genius, David d’Angers invented a mode of idealization no longer based on antique-style classicism, but on a grammar of forms derived from a new science, the phrenology of Doctor Gall, who believed that the cranial « humps » of an individual reflected his intellectual aptitudes and passions. For the sculptor, it was a matter of transcending the model’s physiognomy, so that the greatness of the soul radiated from his forehead.

In 1826, he was elected member of the Institut de France and, the same year, professor at the Beaux-Arts. In 1828, David d’Angers was the victim of his first unsolved assassination attempt. Wounded in the head, he was confined to bed for three months. However, in 1830, still loyal to republican ideas, he took part in the revolutionary days and fought on the barricades.

Pediment of the Panthéon, David d’Angers.


In 1830, David d’Angers found himself ideally placed to carry out the most significant political sculpture commission of the July monarchy and perhaps of 19th century France: the new decoration of the pediment of the church of Sainte-Geneviève, which had been converted into the Pantheon in July.

As a historiographer, he wanted to depict the civilians and men of war who built Republican France. In 1837, the execution of the figures he had chosen and arranged in a sketch that was first approved, then suspended, was bound to lead to conflict with the high clergy and the government. On the left, we see Bichat, Voltaire and Jean-Jacques Rousseau, David, Cuvier, Lafayette, Manuel, Carnot, Berthollet, Laplace, Malesherbes, Mirabeau, Monge and Fénelon. While the government tried to have Lafayette’s effigy removed, which David d’Angers stubbornly refused, with the support of the liberal press, the pediment was unveiled without official ceremony in September 1837, without the presence of the artist, who had not been invited.


Entering politics

During the 1848 Revolution, he was appointed mayor of the 11th arrondissement of Paris, entered the National Constituent Assembly and then the National Legislative Assembly, where he voted with the Montagne (revolutionary left). He defended the existence of the Ecole des Beaux-arts and the Académie de France in Rome. He opposed the destruction of the Chapelle Expiatoire and the removal of two statues from the Arc de Triomphe (Resistance and Peace by sculptor Antoine Etex).

He also voted against the prosecution of Louis Blanc (1811-1882) (another republican statesman and intellectual condemned to exile), against the credits for Napoleon III’s Roman expedition, for the abolition of the death penalty, for the right to work, and for a general amnesty.


Exile

Greek maiden, statue by David d’Angers for the tomb of Greek freedom fighter Markos Botzaris.

He was not re-elected deputy in 1849 and withdrew from political life. In 1851, with the advent of Napoleon III, David d’Angers was arrested and also sentenced to exile. He chose Belgium, then traveled to Greece (his old project). He wanted to revisit his Greek Maiden on the tomb of the Greek republican patriot Markos Botzaris (1788-1823), which he found mutilated and abandoned (he had it repatriated to France and restored).

Disappointed by Greece, he returned to France in 1852. With the help of his friend de Béranger, he was allowed to stay in Paris, where he resumed his work. In September 1855, he suffered a stroke which forced him to cease his activities. He died in January 1856.


Friendships with Lafayette, Abbé Grégoire and Pierre-Jean de Béranger

The Marquis de Lafayette. painted by Adolphe Phalipon after a picture by Ary Scheffer (1795-1858).

David d’Angers was a real link between 18th and 19th century republicans, and a living bridge between those of Europe and America.

Born in 1788, he had the good fortune to associate at an early age with some of the great revolutionary figures of the time, before becoming personally involved in the revolutions of 1830 and 1848.

Towards the end of the 1820s, David attended the Tuesday salon meetings of Madame de Lafayette, wife of Gilbert du Motier, Marquis de La Fayette (1757-1834).

While General Lafayette stood upright like « a venerable oak », this salon, notes the sculptor,

« has a clear-cut physiognomy, » he writes. The men talk about serious matters, especially politics, and even the young men look serious: there’s something decided, energetic and courageous in their eyes and in their posture (…) All the ladies and also the demoiselles look calm and thoughtful; they look as if they’ve come to see or attend important deliberations, rather than to be seen. »

Irish republican general Arthur O’Connor.

David met Lafayette’s comrade-in-arms, General Arthur O’Connor (1763-1852), a former Irish republican MP of the United Irishmen who had joined Lafayette’s volunteer General Staff in 1792.

Accused of stirring up trouble against the British Empire and in contact with General Lazare Hoche (1768-1797), O’Connor fled to France in 1796 and took part in the Irish Expedition. In 1807, O’Connor married the daughter of philosopher and mathematician Nicolas de Condorcet (1743-1794) and became a naturalized French citizen in 1818.

Republican chansonnier Pierre-Jean de Béranger, bust by David d’Angers.

Lafayette and David d’Angers often got together with a small group of friends, a few « brothers » who were members of Masonic lodges: such as the chansonnier Pierre-Jean de Béranger, François Chateaubriand, Benjamin Constant, Alexandre Dumas (who corresponded with Edgar Allan Poe), Alphonse Lamartine, Henri Beyle dit Stendhal and the painters François Gérard and Horace Vernet.

In these same circles, David also became acquainted with Henri (Abbé) Grégoire (1750-1831), and the issue of the abolition of slavery, which Grégoire had pushed through on February 4, 1794, was often raised. In their exchanges, Lafayette liked to recall the words of his youthful friend Nicolas de Condorcet:

« Slavery is a horrible barbarism, if we can only eat sugar at this price, we must know how to renounce a commodity stained with the blood of our brothers. »


For Abbé Gregoire, the problem went much deeper:

« As long as men are thirsty for blood, or rather, as long as most governments have no morals, as long as politics is the art of deceit, as long as people, unaware of their true interests, attach silly importance to the job of spadassin, and will allow themselves to be led blindly to the slaughter with sheep-like resignation, almost always to serve as a pedestal for vanity, almost never to avenge the rights of humanity, and to take a step towards happiness and virtue, the most flourishing nation will be the one that has the greatest facility for slitting the throats of others. »

(Essay on the physical, moral and political regeneration of the Jews)

Napoleon and slavery

The first abolition of slavery was, alas, short-lived. In 1802, Napoleon Bonaparte, short of the money needed to finance his wars, reintroduced slavery, and nine days later excluded colored officers from the French army.

Finally, he outlawed marriages between « fiancés whose skin color is different ». David d’Angers remained very sensitive to this issue, having as a comrade a very young writer, Alexandre Dumas, whose father had been born a slave in Haiti.

As early as 1781, under the pseudonym Schwarz (black in German), Condorcet had published a manifesto advocating the gradual disappearance of slavery over a period of 60 to 70 years, a view quickly shared by Lafayette. A fervent supporter of the abolitionist cause, Condorcet condemned slavery as a crime, but also denounced its economic uselessness: slave labor, with its low productivity, was an obstacle to the establishment of a market economy.

And even before the signing of the peace treaty between France and the United States, Lafayette wrote to his friend George Washington on February 3, 1783, proposing to join him in setting in motion a process of gradual emancipation of the slaves. He suggested a plan that would « frankly become beneficial to the black portion of mankind ».

The idea was to buy a small state in which to experiment with freeing slaves and putting them to work as farmers. Such an example, he explained, « could become a school and thus a general practice ». (NOTE 3)

Washington replied that he personally would have liked to support such a step, but that the American Congress (already) was totally hostile.

From the Society of Black Friends to the French Society for the Abolition of Slavery

Abbé Henri Grégoire, bust by David d’Angers.

In Paris, on February 19, 1788, Abbé Grégoire and Jacques Pierre Brissot (1754-1793) founded « La Société des amis des Noirs », whose rules were drawn up by Condorcet, and of which the Lafayette couple were also members.

The society’s aim was the equality of free whites and blacks in the colonies, the immediate prohibition of the black slave trade and the gradual abolition of slavery; on the one hand, to maintain the economy of the French colonies, and on the other, in the belief that before blacks could achieve freedom, they had to be prepared for it, and therefore educated.

After the virtual disappearance of the « Amis des Noirs », the offensive was renewed, with the founding in 1821 of the « Société de la Morale chrétienne », which in 1822 set up a « Comité pour l’abolition de la traite des Noirs », some of whose members went on to found the « Société française pour l’abolition de l’esclavage (SFAE) » in 1834.

Initially in favor of gradual abolition, the SFAE later favored immediate abolition. Prohibited from holding meetings, the SFAE decided to create abolitionist committees throughout the country to relay the desire to put an end to slavery, both locally and nationally.

Goethe and Schiller

Victor Pavie.

In the summer of 1829, David d’Angers made his first trip to Germany and met Goethe (1749-1832), the poet and philosopher who had retired to Weimar. Several posing sessions enabled the sculptor to complete his portrait.

Writer and poet Victor Pavie (1808-1886), a friend of Victor Hugo and one of the founders of the « Cercles catholiques ouvriers » (Catholic Workers Circle), accompagnied him on the trip and recounts some of the pictoresques anecdotes of their travel in his « Goethe and David, memories of a voyage to Weimar » (1874).

In 1827, the French newspaper Globe published two letters recounting two visits to Goethe, in 1817 and 1825, by an anonymous « friend » (Victor Cousin), as well as a letter from Ampère on his return from the « Athens of Germany ». In these letters, the young scientist expressed his admiration, and gave numerous details that whetted the interest of his compatriots. During his stay in Weimar, Ampère added to his host’s knowledge of Romantic authors, particularly Mérimée, Vigny, Deschamps and Delphine Gay. Goethe already had a (positive) opinion of Victor Hugo, Lamartine and Casimir Delavigne, and of all they owed to Chateaubriand.

A subscriber to the Globe since its foundation in 1824, Goethe had at his disposal a marvellous instrument of French information. In any case, he had little left to learn about France when David and Pavie visited him in August 1829. On the strength of his unhappy experience with Walter Scott in London, David d’Angers had taken precautions this time, and had a number of letters of recommendation for the people of Weimar, as well as two letters of introduction to Goethe, signed by Abbé Grégoire and Victor Cousin. To show the illustrious writer what he could do, he had placed some of his finest medallions in a crate.

Once in Weimar, David d’Angers and Victor Pavie encountered great difficulties in their quest, especially as the recipients of the letters of recommendation were all absent. Stricken with despair and fearing failure, David blamed his young friend Victor Pavie:

Friedrich Schiller, David d’Angers medallion.

« Yes, you jumped in with the optimism of a young man, without giving me time to think and get out of the way. It wasn’t as a coward or under the patronage of an adventurer, it was head-on and resolutely that we had to tackle the character. (…) You’re only as good as what you are, it’s a yes or no question. You know me, on my knees before genius, and imployable before power. Ah! court poets, great or small, everywhere the same!

(…) And with a leap from the chair where he had insensitively let himself fall: Where’s Schiller? I’d like to kiss him! His grave, where I will strike, will not remain sealed for me; I will take him there, and bring him back glorious. What does it matter? Have I seen Corneille, have I seen Racine? The bust I’m planning for him will look all the better for it; the flash of his genius will gleam on his forehead. I’ll make him as I love and admire him, not with the pinched nose that Dannecker (image below) gave him, but with nostrils swollen with patriotism and freedom.

Victor Pavie’s account reveals the republican fervor animating the sculptor who, faithful to the ideals of Abbé Grégoire, was already thinking about the great anti-slavery sculpture he planned to create:

« At that moment, the half-open window of our bedroom, yielding to the evening breeze, opened wide. The sky was superb; the Milky Way unfurled with such brilliance that one could have counted the stars. He (David) remained silent for some time, dazzled; then, with that suddenness of impression that incessantly renewed the realm of feelings and ideas around him:
‘What a work, what a masterpiece! How poor we are compared to this!Would all your geniuses in one, writers, artists, poets, ever reach this incomparable poem whose tasks are splendors? Yet God knows your insatiable pretensions; we flay you in praise… And light! Remember this (and his presentiments in this regard were nothing less than a chimera), that such a one as received a marble bust from me as a token of my admiration, will one day literally lose the memory of it. – No, there is nothing more noble and great in humanity than that which suffers. I still have in my head, or rather in my heart, this protest of the human conscience against the most execrable iniquity of our times, the slave trade: after ten years of silence and suffering, it must burst forth with the voice of brass. You can see the group from here: the garroted slave, his eye on the sky, protector and avenger of the weak; next to him, lying broken, his wife, in whose bosom a frail creature is sucking blood instead of milk; at their feet, detached from the negro’s broken collar, the crucifix, the Man-God who died for his brothers, black or white. Yes, the monument will be made of bronze, and when the wind blows, you will hear the chain beating, and the rings ringing' ».

Finally, Goethe met the two Frenchmen, and David d’Angers succeeded in making his bust of the German poet. Victor Pavie:

« Goethe bowed politely to us, spoke the French language with ease from the start, and made us sit down with that calm, resigned air that astonished me, as if it were a simple thing to find oneself standing at eighty, face to face with a third generation, to which he had passed on through the second, like a living tradition.

(…) David carried with him, as the saying goes, a sample of his skills.He presented the old man with a few of his lively profiles, so morally expressive, so nervously and intimately executed, part of a great whole that is becoming more complete with our age, and which reserves for the centuries to come the monumental physiognomy of the 19th century. Goethe took them in his hand, considered them mute, with scrupulous attention, as if to extract some hidden harmony, and let out a muffled, equivocal exclamation that I later recognized as a mark of genuine satisfaction.Then, by a more intelligible and flattering transition, of which he was perhaps unaware, walking to his library, he charmingly showed us a rich collection of medals from the Middle Ages, rare and precious relics of an art that could be said to have been lost, and of which our great sculptor David has nowadays been able to recover and re-immerse the secret.

(…) The bust project did not have to languish for long: the very next day, one of the apartments in the poet’s immense house was transformed into a workshop, and a shapeless mound lay on the parquet floor, awaiting the first breath of existence. As soon as it slowly shifted into a human form, Goethe’s hitherto calm and impassive figure moved with it. Gradually, as if a secret, sympathetic alliance had developed between portrait and model, as the one moved towards life, the other blossomed into confidence and abandonment: we soon came to those artist’s confidences, that confluence of poetry, where the ideas of the poet and the sculptor come together in a common mold. He would come and go, prowling around this growing mass, (to use a trivial comparison) with the anxious solicitude of a landowner building a house. He asked us many questions about France, whose progress he was following with a youthful and active curiosity; and frolicking at leisure about modern literature, he reviewed Chateaubriand, Lamartine, Nodier, Alfred de Vigny, Victor Hugo, whose manner he had seriously pondered in Cromwell.

(…) David’s bust, writes Pavie, was as beautiful as Chateaubriand’s, Lamartine’s, Cooper’s, as any application of genius to genius, as the work of a chisel fit and powerful to reproduce one of those types created expressly by nature for the habitation of a great thought. Of all the likenesses attempted, with greater or lesser success, in all the ages of this long glory, from his youth of twenty to Rauch’s bust, the last and best understood of all, it is no prevention to say that David’s is the best, or, to put it even more bluntly, the only realization of that ideal likeness which is not the thing, but is more than the thing, nature taken within and turned inside out, the outward manifestation of a divine intelligence passed into human bark. And there are few occasions like this one, when colossal execution seems no more than a powerless indication of real effect. An immense forehead, on which rises, like clouds, a thick tuft of silver hair; a downward gaze, hollow and motionless, a look of Olympian Jupiter; a nose of broad proportion and antique style, in the line of the forehead ; then that singular mouth we were talking about earlier, with the lower lip a little forward, that mouth, all examination, questioning and finesse, completing the top with the bottom, genius with reason; with no other pedestal than its muscular neck, this head leans as if veiled, towards the earth:it’s the hour when the setting genius lowers his gaze to this world, which he still lights with a farewell ray. Such is David’s crude description of Goethe’s statue.- What a pity that in his bust of Schiller, so famous and so praised, the sculptor Dannecker prepared such a miserable counterpart!

When Goethe received his bust, he warmly thanked David for the exchange of letters, books and medallions… but made no mention of the bust ! For one simple reason: he didn’t recognize himself at all in the work, which he didn’t even keep at home… The German poet was depicted with an oversized forehead, to reflect his great intelligence. And his tousled hair symbolized the torments of his soul…

David d’Angers and Hippolyte Carnot

Hippolyte Carnot, son of Lazare Carnot, painted by Jules Laure, 1837.

Among the founders of the SFAE (see earlier chapter on Abbé Grégoire) was Hippolyte Carnot (1801-1888), younger brother of Nicolas Sadi Carnot (1796-1832), pioneer of thermodynamics and son of « the organizer of victory », the military and scientific genius Lazare Carnot (1753-1823), whose work and struggle he recounted in his 1869 biography Mémoires sur Lazare Carnot 1753-1823 by his son Hippolyte.

In 1888, with the title Henri Grégoire, évêque (bishop) républicain, Hippolyte published the Mémoires of Grégoire the defender of all the oppressed of the time (negroes and Jews alike), a great friend of his father’s who had retained this friendship.

For the former bishop of Blois, « we must enlighten the ignorance that does not know and the poverty that does not have the means to know. »

Grégoire had been one of the Convention’s great « educators », and it was on his report that the Conservatoire des Arts-et-Métiers was founded on September 29, 1794, notably for the instruction of craftsmen. Grégoire also contributed to the creation of the Bureau des Longitudes on June 25, 1795 and the Institut de France on October 25, 1795.

Bust of Rouget de Lisle, David d’Angers.

Hippolyte Carnot and David d’Angers, who were friends, co-authored the Memoirs of Bertrand Barère de Vieuzac (1755-1841), who acted as a sort of Minister of Information on the Comité de Salut Public, responsible for announcing the victories of the Republican armies to the Convention as soon as they arrived.

It was also Abbé Grégoire who, in 1826, commissioned David d’Angers, with the help of his friend Béranger, to bring some material and financial comfort to Rouget de Lisle (1860-1836), the legendary author of La Marseillaise, composed in Strasbourg when, in his old age, the composer was languishing in prison for debt.

Overcoming the sectarianism of their time, here are three fervent republicans full of compassion and gratitude for a musical genius who never wanted to renounce his royalist convictions, but whose patriotic creation would become the national anthem of the young French Republic.


Provisional Government
of the Second Republic

Hippolyte Carnot.

All these battles, initiatives and mobilizations culminated in 1848, when, for two months and 15 days (from February 24 to May 9), a handful of genuine republicans became part of the « provisional government » of the Second Republic.

In such a short space of time, so many good measures were taken or launched! Hippolyte Carnot was the Minister of Public Instruction, determined to create a high level of education for all, including women, following the models set by his father for Polytechnique and Grégoire for Arts et Métiers.

Article 13 of the 1848 Constitution « guarantees citizens (…) free primary education ».

On June 30, 1848, the Minister of Public Instruction, Lazare Hippolyte Carnot, submitted a bill to the Assembly that fully anticipated the Ferry laws, by providing for compulsory elementary education for both sexes, free and secular, while guaranteeing freedom of teaching. It also provided for three years’ free training at a teacher training college, in return for an obligation to teach for at least ten years, a system that was to remain in force for a long time. He proposed a clear improvement in their salaries. He also urged teachers « to teach a republican catechism ».

A member of the provisional government, the great astronomer and scientist François Arago (1886-1853) was Minister for the Colonies, having been appointed by Gaspard Monge to succeed him at the Ecole Polytechnique, where he taught projective geometry. His closest friend was none other than Alexander von Humboldt, friend of Johann Wolfgang Goethe and Friedrich Schiller.

Bust by David d’Angers signed « To his honorable friend François Arago ».


He was another abolitionist activist who spent much of his adult life in Paris. Humboldt was a member of the Société d’Arcueil, formed around the chemist Claude-Louis Berthollet, where he also met, besides François Arago, Jean-Baptiste Biot and Louis-Joseph Gay-Lussac, with whom Humboldt became friends. They published several scientific articles together.

Humboldt and Gay-Lussac conducted joint experiments on the composition of the atmosphere, terrestrial magnetism and light diffraction, research that would later bear fruit for the great Louis Pasteur.

Napoleon, who initially wanted to expel Humboldt, eventually tolerated his presence. The Paris Geographical Society, founded in 1821, chose him as its president.


Humboldt, Arago, Schoelcher, David d’Angers and Hugo

Victor Schoelcher and the 1848 decree abolishing slavery in the French colonies.


Humboldt made no secret of his republican ideals. His Political Essay on the Island of Cuba (1825) was a bombshell. Too hostile to slavery practices, the work was banned from publication in Spain. London went so far as to refuse him access to its Empire.

Even more deplorably, John S. Trasher, who published an English-language version in 1856, removed the chapter devoted to slaves and the slave trade altogether! Humboldt protested vigorously against this politically motivated mutilation. Trasher was a slaveholder, and his redacted translation was intended to counter the arguments of North American abolitionists, who subsequently published the retracted chapter in the New York Herald and the US Courrier. Victor Schoelcher and the decree abolishing slavery in the French colonies.

In France, under Arago, the Under-Secretary of State for the Navy and the Colonies was Victor Schoelcher. He didn’t need much convincing to convince the astronomer that all the planets were aligned for him to act.

A Freemason, Schoelcher was a brother of David d’Angers’s lodge, « Les amis de la Vérité » (The Friends of Truth), also known as the Cercle social, in reality « a mixture of revolutionary political club, Masonic lodge and literary salon ».

On March 4, a commission was set up to resolve the problem of slavery in the French colonies. It was chaired by Victor de Broglie, president of the SFAE, to which five of the commission’s twelve members belonged. Thanks to the efforts of François Arago, Henri Wallon and above all Victor Schoelcher, its work led to the abolition of slavery on April 27.


Victor Hugo the abolitionist

Victor Hugo, bust by David d’Angers.



Victor Hugo was one of the advocates of the abolition of slavery in France, but also of equality between what were still referred to as « the races » in the 19th century. « The white republic and the black republic are sisters, just as the black man and the white man are brothers », Hugo asserted as early as 1859. For him, as all men were creations of God, brotherhood was the order of the day.

When Maria Chapman, an anti-slavery campaigner, wrote to Hugo on April 27, 1851, asking him to support the abolitionist cause, Hugo replied: « Slavery in the United States! » he exclaimed on May 12, « is there any more monstrous misinterpretation? » How could a republic with such a fine constitution preserve such a barbaric practice?

Eight years later, on December 2, 1859, he wrote an open letter to the United States of America, published by the free newspapers of Europe, in defense of the abolitionist John Brown, condemned to death.

Starting from the fact that « there are slaves in the Southern states, which indignifies, like the most monstrous counter-sense, the logical and pure conscience of the Northern states », he recounts Brown’s struggle, his trial and his announced execution, and concludes: « there is something more frightening than Cain killing Abel, it is Washington killing Spartacus ».

A journalist from Port-au-Prince, Exilien Heurtelou, thanked him on February 4, 1860. Hugo replied on March 31:

« Hauteville-House, March 31, 1860.

You are, sir, a noble sample of this black humanity so long oppressed and misunderstood.

From one end of the earth to the other, the same flame is in man; and blacks like you prove it. Was there more than one Adam? Naturalists can debate the question, but what is certain is that there is only one God.

Since there is only one Father, we are brothers.
It is for this truth that John Brown died; it is for this truth that I fight. You thank me for this, and I can’t tell you how much your beautiful words touch me.

There are neither whites nor blacks on earth, there are spirits; you are one of them. Before God, all souls are white.

I love your country, your race, your freedom, your revolution, your republic. Your magnificent, gentle island pleases free souls at this hour; it has just set a great example; it has broken despotism. It will help us break slavery. »



Also in 1860, the American Abolitionist Society, mobilized behind Lincoln, published a collection of speeches. The booklet opens with three texts by Hugo, followed by those by Carnot, Humboldt and Lafayette.

On May 18, 1879, Hugo agreed to preside over a commemoration of the abolition of slavery in the presence of Victor Schoelcher, principal author of the 1848 emancipation decree, who hailed Hugo as « the powerful defender of all the underprivileged, all the weak, all the oppressed of this world » and declared:

« The cause of the Negroes whom we support, and towards whom the Christian nations have so much to reproach, must have had your sympathy; we are grateful to you for attesting to it by your presence in our midst. »


A start for the better

Another measure taken by the provisional government of this short-lived Second Republic was the abolition of the death penalty in the political sphere, and the abolition of corporal punishment on March 12, as well as imprisonment for debt on March 19.

In the political sphere, freedom of the press and freedom of assembly were proclaimed on March 4. On March 5, the government instituted universal male suffrage, replacing the censal suffrage in force since 1815. At a stroke, the electorate grew from 250,000 to 9 million. This democratic measure placed the rural world, home to three quarters of the population, at the heart of political life for many decades to come. This mass of new voters, lacking any real civic training, saw in him a protector, and voted en masse for Napoleon III in 1851, 1860 and 1870.


Victor Hugo

Second bust of Victor Hugo, by David d’Angers.

To return to David d’Angers, a lasting friendship united him with Victor Hugo (1802-1885). Recently married, Hugo and David would meet to draw. The poet and the sculptor enjoyed drawing together, making caricatures, painting landscapes or « architectures » that inspired them.

A shared ideal united them, and with the arrival of Napoleon III, both men went into political exile.

Out of friendship, David d’Angers made several busts of his friend. Hugo is shown wearing an elegant contemporary suit.

His broad forehead and slightly frowning eyebrows express the poet’s greatness, yet to come. Refraining from detailing the pupils, David lends this gaze an inward, pensive dimension that prompted Hugo to write: « my friend, you are sending me immortality. »

In 1842, David d’Angers produced another bust of Victor Hugo, crowned with laurel, where this time it was not Hugo the close friend who was evoked, but rather the genius and great man.

Finally, for Hugo’s funeral in 1885, the Republic of Haiti wished to show its gratitude to the poet by sending a delegation to represent it. Emmanuel-Edouard, a Haitian writer, presided over the delegation, and made the following statement at the Pantheon:

The Republic of Haiti has the right to speak on behalf of the black race; the black race, through me, thanks Victor Hugo for having loved and honored it so much, for having strengthened and comforted it.


The four bas-reliefs
of the Gutenberg statue

Tour of the Gutenberg statue in Strasbourg by the author, July 8, 2023.


Once the reader has identified this « great arch » that runs through history, and the ideas and convictions that inspired David d’Angers, he will grasp the beautiful unity underlying the four bas-reliefs on the base of the statue commemorating Gutenberg in Strasbourg.


What stands out is the very optimistic idea that the human race, in all its great and magnificent diversity, is one and fraternal. Once freed from all forms of oppression (ignorance, slavery, etc.), they can live together in peace and harmony.

These bronze bas-reliefs were added in 1844. After bitter debate and contestation, they replaced the original 1840 painted plaster models affixed at the inauguration. They represent the benefits of printing in America, Africa, Asia and Europe. At the center of each relief is a printing press surrounded by characters identified by inscriptions, as well as schoolteachers, teachers and children.

To conclude, here’s an extract from the inauguration report describing the bas-reliefs. Without falling into wokism (for whom any idea of a « great man » is necessarily to be fought), let’s point out that it is written in the terms of the time and therefore open to discussion:

Dissemination of ideas in Europe thanks to the printing press.
Plaster model for the base of the statue of Gutenberg, David d’Angers.

« Europe
is represented by a bas-relief featuring René Descartes in a meditative attitude, beneath Francis Bacon and Herman Boerhaave. On the left are William Shakespeare, Pierre Corneille, Molière and Racine. One row below, Voltaire, Buffon, Albrecht Dürer, John Milton and Cimarosa, Poussin, Calderone, Camoëns and Puget. On the right, Martin Luther, Wilhelm Gottfried Leibniz, Immanuel Kant, Copernicus, Wolfgang Goethe, Friedrich Schiller, Hegel, Richter, Klopstock. Rejected on the side are Linné and Ambroise Parée. Near the press, above the figure of Martin Luther, Erasmus of Rotterdam, Rousseau and Lessing. Below the tier, Volta, Galileo, Isaac Newton, James Watt, Denis Papin and Raphaël. A small group of children study, including one African and one Asian.« 

Ideas spread to Asia thanks to the printing press.
Plaster model for the base of the statue of Gutenberg, David d’Angers.

« Asia.
A printing press is shown again, with William Jones and Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron offering books to Brahmins, who give them manuscripts in return. Near Jones, Sultan Mahmoud II is reading the Monitor in modern clothes, his old turban lies at his feet, and nearby a Turk is reading a book. One step below, a Chinese emperor surrounded by a Persian and a Chinese man is reading the Book of Confucius. A European instructs children, while a group of Indian women stand by an idol and the Indian philosopher Rammonhun-Roy.« 

Ideas spread to Africa thanks to the printing press. Plaster model for the base of the statue of Gutenberg, David d’Angers.

« Africa.
Leaning on a press, William Wilberforce hugs an African holding a book, while Europeans distribute books to other Africans and are busy teaching children. On the right, Thomas Clarkson can be seen breaking the shackles of a slave. Behind him, Abbé Grégoire helps a black man to his feet and holds his hand over his heart. A group of women raise their recovered children to the sky, which will now see only free men, while on the ground lie broken whips and irons. This is the end of slavery.« 

Ideas spread in America thanks to the printing press. Plaster model for the base of the statue of Gutenberg, David d’Angers.

« America.
The Act of Independence of the United States, fresh from the press, is in the hands of Benjamin Franklin. Next to him stand Washington and Lafayette, who holds the sword given to him by his adopted homeland to his chest. Jefferson and all the signatories of the Act of Independence are assembled. On the right, Bolivar shakes hands with an Indian. »


America

1884, Statue of Liberty construction site, rue de Chazelles, Paris 17th arrondissement.

We can better understand the words spoken by Victor Hugo on November 29, 1884, shortly before his death, during his visit to the workshop of sculptor Frédéric-Auguste Bartholdi, where the poet was invited to admire the giant statue bearing the symbolic name « Liberty Enlightening the World », built with the help of Gustave Eiffel and ready to leave for the United States by ship. A gift from France to America, it will commemorate the active part played by Lafayette’s country in the Revolutionary War.

Initially, Hugo was most interested in American heroes and statesmen: William Penn, Benjamin Franklin, John Brown and Abraham Lincoln. Role models, according to Hugo, who enabled the people to progress. For the French politician who became a Republican in 1847, America was the example to follow. Even if he was very disappointed by the American position on the death penalty and slavery.

After 1830, the writer abandoned this somewhat idyllic vision of the New World and attacked the white « civilizers » who hunted down Indians:

« You think you civilize a world, when you inflame it with some foul fever [4], when you disturb its lakes, mirrors of a secret god, when you rape its virgin, the forest. When you drive out of the wood, out of the den, out of the shore, your naive and dark brother, the savage… And when throwing out this useless Adam, you populate the desert with a man more reptilian… Idolater of the dollar god, madman who palpitates, no longer for a sun, but for a nugget, who calls himself free and shows the appalled world the astonished slavery serving freedom!« 

(NOTE 5)


Overcoming his fatigue, in front of the Statue of Liberty, Hugo improvised what he knew would be his last speech:

« This beautiful work tends towards what I have always loved, called: peace between America and France – France which is Europe – This pledge of peace will remain permanent. It was good that it was done!« 

NOTES:


1. If the phrase appears in the Book of Genesis, it could also refer to Notre-Dame de Paris (1831) a novel by Victor Hugo, a great friend of the statue’s sculptor, David d’Angers. We know from a letter Hugo wrote in August 1832 that the poet brought David d’Angers the eighth edition of the book. The scene most directly embodied in the statue is the one in which the character of Frollo converses with two scholars (one being Louis XI in disguise) while pointing with one finger to a book and with the other to the cathedral, remarking: « Ceci tuera cela » (This will kill that), i.e. that one power (the printed press), democracy, will supplant the other (the Church), theocracy, a historical evolution Hugo thought ineluctable.
2. It was the encounter with Asia that brought countless technical know-how and scientific discoveries from the East to Europe, the best-known being the compass and gunpowder. Just as essential to printing as movable type was paper, the manufacture of which was perfected in China at the end of the Eastern Han Dynasty (around the year 185). As for printing, the oldest printed book we have to date is the Diamond Sutra, a Chinese Buddhist scripture dating from 868. Finally, it was in the mid-11th century, under the Song dynasty, that Bi Sheng (990-1051) invented movable type. Engraved in porcelain, a viscous clay ceramic, hardened in fire and assembled in resin, they revolutionized printing. As documented by the Gutenberg Museum in Mainz, it was the Korean Choe Yun-ui (1102-1162) who improved this technique in the 12th century by using metal (less fragile), a process later adopted by Gutenberg and his associates. The Anthology of Zen Teachings of Buddhist High Priests (1377), also known as the Jikji, was printed in Korea 78 years before the Gutenberg Bible, and is recognized as the world’s oldest book with movable metal type.
3. Etienne Taillemite, Lafayette and the abolition of slavery.
4. Victor Hugo undoubtedly wanted to rebound on the news that reached him from America. The Pacific Northwest smallpox epidemic of 1862, which was brought from San Francisco to Victoria, devastated the indigenous peoples of the Pacific Northwest coast, with a mortality rate of over 50% along the entire coast from Puget Sound to southeast Alaska. Some historians have described the epidemic as a deliberate genocide, as the colony of Vancouver Island and the colony of British Columbia could have prevented it, but chose not to, and in a way facilitated it.
5. Victor Hugo, La civilisation from Toute la lyre (1888 and 1893).

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Le combat républicain de David d’Angers, statue de Gutenberg à Strasbourg

En plein centre-ville de Strasbourg, à deux pas de la cathédrale, tournant le dos à la Chambre de commerce qui date de 1585, la belle statue en bronze représentant l’imprimeur allemand Johannes Gutenberg tenant une page à peine imprimée de sa Bible sur laquelle on peut lire : « Et la lumière fut ! » (NOTE 1)

Évoquant l’émancipation des peuples grâce à la diffusion de la connaissance par le développement de l’imprimerie, la statue, érigée en 1840, arrive à un moment où les partisans de la République sont vent debout contre la censure de la presse imposée par Louis-Philippe sous la Monarchie de Juillet.

Strasbourg, Mayence et la Chine

Modèle en plâtre pour la statue de Gutenberg, par David d’Angers.

Né vers 1400 à Mayence, Johannes Gutenberg, avec l’argent que lui prête le marchand et banquier Johann Fust, réalise à Strasbourg, entre 1434 et 1445, ses premiers essais avec des caractères d’imprimerie mobiles en métal, avant de perfectionner son procédé à Mayence, notamment en imprimant à partir de 1452 sa fameuse Bible dite à 42 lignes.

A sa mort (à Mayence) en 1468, Gutenberg lègue son procédé à l’humanité permettant l’envol de l’imprimerie en Europe. Des chroniqueurs évoquent également le travail de Laurens Janszoon Coster à Harlem ou encore ceux de l’imprimeur italien Panfilo Castaldi qui aurait ramené le savoir-faire chinois en Europe. Soulignons que le monde « civilisé » d’alors refusait de reconnaître que l’imprimerie avait vu le jour en Asie avec les fameux « caractères mobiles » (en porcelaine et en métal) mis au point plusieurs siècles plus tôt en Chine et en Corée. (NOTE 2)

En Europe, Mayence et Strasbourg se disputent la place d’honneur. Ainsi, pour célébrer le 400e anniversaire de « l’invention » de l’imprimerie, Mayence inaugure, le 14 août 1837, sa statue de Gutenberg érigée par le sculpteur Bertel Thorvaldsenalors, alors qu’à Strasbourg, dès 1835, un comité local avait confié la réalisation d’un monument du même type au sculpteur David d’Angers.

Ce dernier, assez peu connu, fut aussi bien un grand sculpteur ami proche de Victor Hugo, qu’un républicain fervent en contact personnel avec la fine fleur de l’élite humaniste de son époque en France, en Allemagne et aux Etats-Unis. Il fut également un combattant inlassable de l’abolition de la traite négrière et de l’esclavage.

La vie du sculpteur

Sculpteur français Pierre-Jean David, dit « David d’Angers » (1788-1856) est le fils du maître sculpteur Pierre Louis David. Pierre-Jean sera marqué par l’esprit républicain de son père qui le forme à la sculpture dès son jeune âge. A douze ans, son père l’inscrit au cours de dessin de l’École centrale de Nantes. A Paris, il est sollicité pour réaliser les ornementations de l’Arc de Triomphe du Carrousel et la façade sud du palais du Louvre. Enfin il entre aux Beaux-arts.

David d’Angers, par François-Joseph Heim, Musée du Louvre.

David d’Angers possède un sens aigu de l’interprétation de la figure humaine et une aptitude à pénétrer les secrets de ses modèles. Il excelle dans le portrait que ce soit en buste ou en médaillon. Il est l’auteur d’au moins soixante huit statues et statuettes, d’une cinquantaine de bas-reliefs, d’une centaine de bustes et plus de cinq cents médaillons. Victor Hugo avait dit à son ami David: « C’est la monnaie de bronze avec laquelle vous payez votre péage à la postérité. »

Il voyage en Europe : Berlin, Londres, Dresde, Munich où partout, il exécute des bustes.

Vers 1825, alors qu’il obtient la commande du monument funéraire que la Nation élève par souscription publique en l’honneur du général Foy, un tribun de l’opposition parlementaire, une mutation idéologique et artistique s’opère en lui. Il fréquente les milieux progressistes des intellectuels de la « génération de 1820 » et rejoint le courant républicain international. Il s’interroge alors sur les problèmes politiques et sociaux de la France et de l’Europe. Plus tard, il resta toujours fidèle à ses convictions, refusant par exemple la commande prestigieuse du tombeau de Napoléon.

Production artistique

Projet de statue du médecin Françis-Xavier Bichat (1771-1802), David d’Angers.

Son art s’infléchit donc dans le sens d’un naturalisme dont l’iconographie et l’expression détonnent si on le compare à l’art que pratiquent ses collègues académiciens et à celui des sculpteurs dissidents dits alors « romantiques ». Pour David, point de sensualisme mythologique, d’allégories obscures ni de pittoresque historique. La sculpture, selon David, doit au contraire généraliser et transposer ce que l’artiste observe, de façon à assurer la survie des idées et des destinées dans une postérité intemporelle. David s’attacha à cette conception particulière, limitée de la sculpture, adoptant ainsi les réflexions de l’âge des Lumières selon lesquelles cet art se fait « le dépôt durable des vertus des hommes » en perpétuant le souvenir des exploits des êtres d’exception.

Médaillon figurant Alexandre de Humboldt, David d’Angers.

Prévaut alors l’image, un peu austère, des « grands hommes » que l’on connaît surtout grâce à quelque 600 médaillons représentant les hommes et femmes célèbres, de plusieurs pays, la plupart étant ses contemporains. A cela, s’ajoute une centaine de bustes, avant tout représentant ses amis, des poètes, des écrivains, des musiciens, des chansonniers, des scientifiques et des hommes politiques avec lesquels il partage l’idéal républicain.

Parmi les plus éclairés de son époque, on compte : Victor Hugo, Lafayette, Wolfgang Goethe, Alfred de Vigny, Alphonse Lamartine, Pierre-Jean de Béranger, Alfred de Musset, François Arago, Alexandre de Humboldt, Honoré de Balzac, Lady Morgan, James Fennimore Cooper, Armand Carrel, François Chateaubriand, Ennius Quirinus Visconti et autres Niccolo Paganini.

Pour magnifier ses modèles et rendre visuellement les qualités du génie propre à chacun, David d’Angers invente un mode d’idéalisation non plus fondé sur le classicisme à l’antique, mais sur une grammaire des formes issue d’une science nouvelle, la phrénologie du Docteur Gall, qui voulait que les « bosses » crâniennes d’un individu traduisent ses aptitudes intellectuelles et ses passions. Pour le sculpteur il s’agissait de transcender la physionomie du modèle pour que la grandeur de l’âme rayonne à son front.

En 1826, il est élu membre de l’Institut de France et, la même année, professeur aux Beaux-Arts. En 1828, David d’Angers est victime d’un premier attentat jamais élucidé. Blessé à la tête, il est obligé de garder le lit pendant trois mois. Ce qui ne l’empêche pas, en 1830, toujours fidèle aux idées républicaines, de participer aux journées révolutionnaires et combats sur les barricades. Fronton du Panthéon, David d’Angers.

Le sculpteur se trouva ainsi tout désigné, en 1830, pour exécuter la commande du programme de sculpture politique le plus chargé de sens de la monarchie de Juillet et, peut-être, du XIXe siècle en France, la nouvelle décoration du fronton de l’église Sainte-Geneviève reconvertie, dès juillet, en Panthéon.

Il s’agit pour lui, historiographe, de représenter les civils et hommes de guerre qui édifièrent la France républicaine. L’exécution des personnages qu’il avait choisis et disposés dans une esquisse d’abord approuvée puis suspendue, devait nécessairement conduire, en 1837, à un conflit avec le haut-clergé et le gouvernement. À gauche, nous voyons Bichat, Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, David, Cuvier, Lafayette, Manuel, Carnot, Berthollet, Laplace, Malesherbes, Mirabeau, Monge et Fénelon. Alors que le gouvernement tente de faire supprimer l’effigie de Lafayette, ce que David d’Angers refuse avec obstination, appuyé en cela par la presse libérale, le fronton est dévoilé sans cérémonie officielle en septembre 1837, sans la présence de l’artiste, non invité.

Entrée en politique

Lors de la Révolution de 1848, il est nommé maire du XIe arrondissement de Paris, entre à l’Assemblée nationale constituante puis à l’Assemblée nationale législative où il vote avec la Montagne (gauche révolutionnaire). Il défend l’existence de l’Ecole des Beaux-arts et de l’Académie de France à Rome. Il s’oppose à la destruction de la Chapelle Expiatoire et au retrait de deux statues de l’Arc de Triomphe, (Résistance et Paix d’Antoine Etex).

Il vote aussi contre les poursuites à l’encontre de Louis Blanc (autre homme d’Etat républicain condamné à l’exil), contre les crédits de l’expédition romaine de Napoléon III, pour l’abolition de la peine de mort, pour le droit au travail, pour l’amnistie générale.

Exil

Jeune fille grecque, statue de David d’Angers pour le tombeau de Markos Botzaris.

Il n’est pas réélu député en 1849 et se retire de la vie politique. En 1851, à l’avènement de Napoléon III, David d’Angers est arrêté et également condamné à l’exil. Il choisit la Belgique puis voyage en Grèce (son vieux projet). Il veut revoir sa Jeune grecque sur le tombeau du républicain patriote grec Markos Botzaris, qu’il trouve mutilée et à l’abandon (il la fera rapatrier en France et restaurer).

Déçu par la Grèce, il revient en France, en 1852. Aidé par son ami de Béranger, il est autorisé à séjourner à Paris où il reprend ses travaux. En septembre 1855, il est terrassé par une attaque d’apoplexie qui l’oblige à cesser ses activités. Il décède en janvier 1856.

Amitiés avec Lafayette, l’abbé Grégoire et Pierre-Jean de Béranger

Le marquis de Lafayette. peint par Adolphe Phalipon d’après un tableau d’Ary Scheffer (1795-1858).

David d’Angers apparaît comme un véritable trait-d’union entre les républicains du XVIII et ceux du XIXe siècle et une passerelle vivante entre ceux d’Europe et d’Amérique.

Né en 1788, il aura la chance de fréquenter dans son jeune âge certaines grandes figures révolutionnaires de l’époque avant de s’impliquer personnellement dans les révolutions de 1830 et 1848.

Vers la fin des années 1820, David participe aux réunions chaque mardi du salon de Madame de Lafayette épouse de Gilbert du Motier, marquis de La Fayette (1757-1834).

Alors que le général Lafayette s’y tenait droit comme « un chêne vénérable », ce salon, note le sculpteur,

« a une physionomie bien tranchée, écrit-il. Là les hommes causent de choses sérieuses, surtout politiques, les jeunes gens mêmes ont l’air grave : il y a quelque chose de décidé, d’énergique et de courageux dans leur regard et dans leur maintien (…) Toutes les dames et aussi les demoiselles ont l’air calme et réfléchi ; elles ont plutôt l’air d’être venues pour voir ou assister à des délibérations importantes, que pour se faire voir. »

Le général républicain irlandais Arthur O’Connor.

David y rencontre un compagnon d’armes de Lafayette, le général Arthur O’Connor (1763-1852), ancien député irlandais acquis à la cause républicaine ayant rejoint les volontaires de l’Etat-Major de Lafayette en 1792.

Accusé d’avoir suscité des troubles contre l’Empire britannique et en contact avec le général Lazare Hoche, O’Connor se réfugia en France en 1796 et participa à l’expédition d’Irlande. O’Connor, épousa en 1807 la fille de Condorcet et sera naturalisé Français en 1818.

Le chansonnier républicain Pierre-Jean de Béranger, buste de David d’Angers.

Lafayette et David d’Angers se retrouvaient souvent avec un petit groupe d’amis, quelques « frères », membres de loges maçonniques : tels le chansonnier Pierre-Jean de Béranger, François Chateaubriand, Benjamin Constant, Alexandre Dumas (qui correspondait avec Edgar Allan Poe), Alphonse Lamartine, Henri Beyle dit Stendhal ou encore les peintres François Gérard et Horace Vernet.

Dans ces mêmes cercles, David fera également connaissance avec l’Abbé Grégoire (1750-1831) et on y évoquait souvent le problème de l’abolition de l’esclavage que Grégoire avait fait voter le 4 février 1794.

Dans leurs échanges, Lafayette aimait rappeler ce que disait son ami de jeunesse Nicolas de Condorcet :

« L’esclavage, c’est une horrible barbarie, si nous ne pouvons manger du sucre qu’à ce prix, il faut savoir renoncer à une denrée souillée du sang de nos frères.« 

Pour Grégoire, le problème était bien plus profond :

« Tant que les hommes seront altérés de sang, ou plutôt, tant que la plupart des gouvernements n’auront pas de morale, que la politique sera l’art de fourber, que les peuples, méconnaissant leurs vrais intérêts, attacheront une sotte importance au métier de spadassin, et se laisseront conduire aveuglément à la boucherie avec une résignation moutonnière, presque toujours pour servir de piédestal à la vanité, presque jamais pour venger les droits de l’humanité, et faire un pas vers le bonheur et la vertu, la nation la plus florissante sera celle qui aura plus de facilité pour égorger les autres.« 

(Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs)

Napoléon et l’esclavage

La première abolition de l’esclavage avait été, hélas de courte durée. En 1802, Napoléon Bonaparte, à court d’argent pour financer ses guerres, rétablit l’esclavage et neuf jours plus tard, il exclut de l’armée française les officiers de couleur. Enfin, il proscrit les mariages entre « fiancés dont la couleur de peau est différente ». David d’Angers restait très sensible à cette question, ayant comme camarade, un tout jeune écrivain, Alexandre Dumas, dont le père était né esclave à Haïti.

Dès 1781, sous le pseudonyme de Schwarz (noir en Allemand), Nicolas de Condorcet avait fait paraître un manifeste plaidant pour la disparition graduelle de l’esclavage sur une période de 60 à70 ans, un point de vue rapidement partagé par Lafayette. Fervent militant de la cause abolitionniste, Condorcet condamne l’esclavage comme un crime mais dénonce aussi son inutilité économique : le travail servile, dont la productivité est faible, est un frein à l’établissement de l’économie de marché.

Et avant même la signature du traité de paix entre la France et les Etats-Unis, Lafayette écrivit à son ami George Washington le 3 février 1783 pour lui proposer de s’associer à lui afin de mettre en route un processus d’émancipation progressif des esclaves. Il lui suggérait un plan qui « deviendrait franchement bénéfique pour la portion noire de l’humanité ».

Il s’agissait d’acheter un petit État dans lequel on ferait l’expérience de libérer les esclaves et de les faire travailler comme fermiers. Un tel exemple, expliquait-il, « pourrait faire école et ainsi devenir une pratique générale ».  (NOTE 3)

Washington lui répond qu’à titre personnel il aurait plutôt envie d’appuyer une telle démarche mais que le Congrès américain (déjà) y était totalement hostile.

De la Société des amis des Noirs à la Société française pour l’abolition de l’esclavage

L’abbé Henri Grégoire, buste de David d’Angers.

A Paris, l’abbé Grégoire et Jacques Pierre Brissot créent le 19 février 1788 « La Société des amis des Noirs » dont le règlement fut rédigé par Condorcet et dont les époux Lafayette furent également membres.

La société avait pour but l’égalité des Blancs et des Noirs libres dans les colonies, l’interdiction immédiate de la traite des Noirs et progressive de l’esclavage ; d’une part dans le souci de maintenir l’économie des colonies françaises, et d’autre part dans l’idée qu’avant d’accéder à la liberté, les Noirs devaient y être préparés, et donc éduqués.

Après la quasi disparition des « Amis des Noirs », l’offensive fut renouvelée avec d’abord, en 1821, la fondation de la « Société de la morale chrétienne » constituant en 1822 un « Comité pour l’abolition de la traite des Noirs », dont une partie des membres ira fonder en 1834 la « Société française pour l’abolition de l’esclavage (SFAE) ».

D’abord favorable à une abolition progressive, la SFAE sera ensuite favorable à une abolition immédiate. Interdit de réunion, elle décide de créer des comités abolitionnistes dans l’ensemble du pays pour que ceux-ci relaient tant au plan local qu’au plan national la volonté de faire cesser l’esclavage.

Goethe et Schiller

À l’été 1829, David d’Angers effectue son premier voyage en Allemagne et rencontre Goethe (1749-1832), le poète et philosophe qui s’était retiré à Weimar. Plusieurs séances de pose ont permis au sculpteur de réaliser son portrait.

Victor Pavie.

L’écrivain et poète Victor Pavie (1808-1886), ami de Victor Hugo et un des fondateurs des « Cercles catholiques ouvriers », nous relate un épisode pittoresque du sculpteur dans son « Goethe et David, souvenirs d’un voyage à Weimar » (1874).

En 1827, le journal français Globe avait fait paraître deux lettres racontant deux visites rendues à Goethe, en 1817 et 1825, par Victor Cousin (1792-1887), ainsi qu’un courrier d’André-Marie Ampère (1775-1867), de retour de l’« Athènes de l’Allemagne ». Le tout jeune savant y faisait part de son admiration, et donnait de nombreux détails qui aiguisèrent l’intérêt de ses compatriotes. Lors de son séjour à Weimar, Ampère compléta les connaissances de son hôte au sujet des auteurs romantiques, et notamment en ce qui concerne Mérimée, Vigny, Deschamps et Delphine Gay. Goethe avait déjà une opinion (positive) sur Victor Hugo, Lamartine et Casimir Delavigne, et sur tout ce qu’ils devaient à Chateaubriand.

Abonné au Globe depuis sa fondation en 1824 Goethe disposait d’un merveilleux instrument d’information française. En tous cas, il ne lui restait pas grand chose à apprendre sur la France, quand David et Pavie se présentèrent chez lui, au mois d’août 1829. Fort de son expérience malheureuse avec Walter Scott à Londres, David d’Angers avait, cette fois, pris ses précautions, se munissant d’un certain nombre de lettres de recommandation pour les habitants de Weimar, ainsi que de deux lettres d’introduction auprès de Goethe, signées par l’abbé Grégoire et Victor Cousin. Afin de montrer à l’illustre écrivain ce qu’il savait faire, il avait mis dans une caisse quelques uns de ses plus beaux médaillons.

Arrivés à Weimar, David d’Angers et Victor Pavie rencontreront de grandes difficultés dans leur quête, d’autant que les destinataires des lettres de recommandation étaient tous absents. Frappé de désespoir, craignant l’échec, David accuse alors son jeune ami Victor Pavie :

Friedrich Schiller, médaillon de David d’Angers.

c« Oui, tu t’es lancé avec ton optimisme de jeune homme sans me laisser le temps de réfléchir et de me dégager. Ce n’est point en poltron et sous le patronage interlope d’un aventurier, c’est de front et résolument qu’il nous fallait aborder le personnage. (…) On vaut par ce qu’on est, c’est oui ou non. Tu me connais, à genoux devant le génie, et, devant le pouvoir, imployable.
Ah ! les poètes de cour, grands ou petits, partout les mêmes ! 

(…) Et d’un bond s’élançant de la chaise où il s’était insensiblement laissé choir : Où est Schiller (1759-1805) que je l’embrasse ! Celui-là était peuple, on ne disait point Monsieur de Schiller ; sa tombe, où je frapperai, ne me restera point scellée ; j’irai l’y prendre, et l’en ramènerai glorieux. Je ne l’ai point vu, qu’importe ? ai-je vu Corneille, ai-je vu Racine ? Le buste que je lui destine n’en ressemblera que mieux ; sur son front reluira l’éclair de son génie. Je le ferai tel que je l’aime et l’admire, non point avec ce nez pincé dont l’a gratifié Dannecker, mais les narines gonflées de patriotisme et de liberté ».

Le récit de Victor Pavie révèle la ferveur républicaine animant le sculpteur qui, fidèle aux idéaux de l’abbé Grégoire, réfléchissait déjà à la grande sculpture contre l’esclavage qu’il projetait de réaliser :

« En ce moment, la fenêtre entrebâillée de notre chambre, cédant à la brise du soir, s’ouvrit à deux battants. Le ciel était superbe ; la voie lactée s’y déroulait avec un tel éclat qu’on en eût compté les étoiles. Il (David) resta quelque temps silencieux, ébloui ; puis, avec cette soudaineté d’impression qui renouvelait incessamment autour de lui le domaine des sentiments et des idées : ‘Quelle œuvre, et quel chef-d’œuvre ! Sommes-nous pauvres près de cela ! Tous vos génies en un, écrivains, artistes, poètes, atteindraient-ils jamais à ce poème incomparable dont les tâches sont des splendeurs ? Dieu sait pourtant vos prétentions insatiables ; on vous écorche en vous louant… Et légers ! Retiens bien ceci (et ses pressentiments à cet égard n’étaient rien moins qu’une chimère), c’est que tel d’entre eux qui a reçu de moi pour gage de mon admiration un buste en marbre, en aura quelque jour littéralement perdu le souvenir. – Non, il n’y a rien de noble et de grand dans l’humanité que ce qui souffre. J’ai toujours dans la tête, ou plutôt dans le cœur, cette protestation de la conscience humaine contre la plus exécrable iniquité de nos temps, la traite des nègres : après dix ans de silence et de souffrance il faut qu’elle éclate par la voix de l’airain. Tu vois d’ici le groupe : l’esclave garrotté, l’œil au ciel protecteur et vengeur du faible ; près de lui, gisante et brisée, sa femme, au sein de laquelle une frêle créature suce du sang au lieu de lait ; à leurs pieds, détaché du collier rompu de la négresse, le crucifix, l’Homme-Dieu mort pour ses frères, noirs ou blancs. Oui, le monument sera de bronze, et quand soufflera le vent, l’on entendra battre la chaîne, et les anneaux résonneront’ ».

Enfin, Goethe finit par rencontrer les deux Français et David d’Angers réussit à faire son buste. Victor Pavie : « Goethe s’inclina avec politesse devant nous, attaqua dès l’abord le français avec aisance, et nous fit asseoir de cet air calme et résigné qui m’étonnait, comme si c’était une chose toute simple de se trouver debout à quatre-vingts ans, face à face avec une troisième génération, à laquelle il se trouve transmis à travers la seconde, ainsi qu’une vivante tradition. 

« (…) David portait sur lui, comme l’on dit vulgairement, un échantillon de son savoir-faire. Il présenta au vieillard quelques uns de ses profils vivants, d’une expression si morale, d’une exécution si nerveuse et si intime, fragment d’un grand tout qui va se complétant avec notre âge, et qui réserve aux siècles d’après la physionomie monumentale du XIX
e. Goethe les prit dans sa main, les considéra muet, avec une scrupuleuse attention, comme pour en soutirer une harmonie cachée, et fit entendre une exclamation sourde et équivoque que je reconnus plus tard pour une marque de satisfaction authentique. Puis à ce propos, par une transition plus intelligible et bien flatteuse, dont il ne se douta peut-être pas, marchant à sa bibliothèque, il nous étala avec charme une riche collection de médailles du moyen âge, rares et précieuses reliques d’un art que l’on pourrait dire perdu, et dont notre grand sculpteur David a su de nos jours retrouver et retremper le secret.

« (…) Le projet de buste n’eut pas à languir longtemps : et dès le lendemain un des appartements de l’immense maison du poète était transformé en atelier, et un tertre informe gisait sur le parquet, attendant le premier souffle de l’existence. Sitôt qu’il se fut remué lentement vers une apparence humaine, on vit se mouvoir en même temps la figure jusque-là calme et impassible de Goethe. Peu-à-peu, comme s’il se fut déterminé une secrète et sympathique alliance entre le portrait et le modèle, à mesure que l’un s’acheminait à la vie, l’autre s’épanouissait à la confiance et à l’abandon : on en vint bientôt à ces confidences d’artiste, à ce confluent de poésie, où réunies de part et d’autre, les idées du poète et du sculpteur se précipitent dans un moule commun. Il allait, venait, rôdant autour de cette masse croissante, (pour me servir d’une comparaison triviale) avec l’inquiète sollicitude d’un propriétaire qui fait bâtir. Il nous adressait de nombreuses questions sur la France dont il suivait la marche avec une jeune et active curiosité ; et s’ébattant à loisir sur la littérature moderne, il passait tour-à-tour en revue Chateaubriand, Lamartine, Nodier, Alfred de Vigny, Victor Hugo, dont il avait médité sérieusement la manière dans Cromwell.

« (…) Le buste de David sera beau comme celui de Chateaubriand, de Lamartine, de Cooper, comme toute application de génie à génie, comme l’œuvre d’un ciseau apte et puissant à la reproduction d’un de ces types créés tout exprès par la nature pour l’habitation d’une grande pensée. De toutes les ressemblances tentées avec plus ou moins de bonheur, dans tous les âges de cette longue gloire, depuis sa jeunesse de vingt ans jusqu’au buste de Rauch, le dernier et le mieux entendu de tous, ce n’est pas une prévention de dire que celui de David est le meilleur, ou pour parler plus franchement encore, la seule réalisation de cette ressemblance idéale qui n’est pas la chose, mais qui est plus que la chose, la nature prise au-dedans et retournée au-dehors, la manifestation extérieure d’une intelligence divine passée à l’état d’écorce humaine. Et il est peu d’occasion comme celle-ci, où l’exécution colossale ne semble que l’indication impuissante d’un effet réel. Un front immense, sur lequel se dresse, comme des nuages, une épaisse touffe de cheveux argentés ; un regard de haut en bas, creux et immobile, un regard de Jupiter olympien, un nez de proportion large et de style antique, dans la ligne du front ; puis cette bouche singulière dont nous parlions tout-à-l’heure, avec la lèvre inférieure un peu avancée, cette bouche, tout examen, interrogation et finesse, complétant le haut par le bas, le génie par la raison ; sans autre piédestal que son cou musculeux, cette tête se penche comme voilée, vers la terre : c’est l’heure où le génie couchant abaisse son regard vers ce monde qu’il éclaire encore d’un rayon d’adieu. Telle est la description grossière de la statue de Goethe par David. – Quel malheur que dans son buste de Schiller, si célèbre et si prôné, le sculpteur Dannecker lui ait préparé un si misérable pendant ! »

Quand Goethe reçoit son buste, il remercie chaleureusement l’Angevin pour les échanges épistolaires, les livres et les médaillons… mais ne fait aucune mention du buste ! Pour une raison simple : il ne se reconnaît pas du tout dans l’œuvre, qu’il ne garde d’ailleurs pas chez lui… Le poète allemand est représenté avec un front démesuré, pour refléter sa grande intelligence. Et ses cheveux ébouriffés symbolisent les tourments de son âme…

David d’Angers et Hippolyte Carnot

Hippolyte Carnot, fils cadet de Lazare Carnot, peint par Jules Laure, 1837.

Parmi les fondateurs de la Société française pour l’abolition de l’esclavage (SFAE), Hippolyte Carnot (1801-1888), frère cadet de Nicolas Sadi Carnot (1796-1832), pionnier de la thermodynamique et fils de « l’organisateur de la victoire », le génie militaire et scientifique Lazare Carnot dont il va, en 1869, relater l’œuvre et le combat dans sa biographie Mémoires sur Lazare Carnot 1753-1823 par son fils Hippolyte.

Hippolyte publiera en 1888, sous le titre Henri Grégoire, évêque républicain, les Mémoires de ce défenseur de tous les opprimés d’alors (des nègres comme des juifs), grand ami de son père et qui lui avait gardé cette amitié.

Pour l’ancien évêque de Blois,

« il faut éclairer l’ignorance qui ne connait pas et la pauvreté qui n’a pas les moyens de connaitre.« 

Grégoire avait été un des grands « éducateurs de la Convention » et c’est sur son rapport que fut fondé, 29 septembre 1794, notamment, pour l’instruction des artisans, le Conservatoire des Arts-et-Métiers. Grégoire contribua également à la création du Bureau des longitudes le 25 juin 1795 et de l’Institut de France le 25 octobre 1795.

Buste de Rouget de Lisle, David d’Angers.

Hippolyte Carnot et David d’Angers publièrent ensemble les Mémoires de Bertrand Barère de Vieuzac (1755-1841) qui, au Comité de Salut Public, avait en quelque sorte le rôle de Ministre de l’Information, chargé d’annoncer à la Convention, dès leur arrivée, les victoires des Armées Républicaines.

C’est également l’abbé Grégoire qui chargea David d’Angers, avec l’aide de son ami Béranger, d’apporter en 1826 un peu de confort matériel et financier à Rouget de Lisle (1860-1836), l’auteur légendaire de La Marseillaise composée à Strasbourg, lorsque dans ses vieux jours, le compositeur croupillait en prison pour dette.

Dépassant les sectarismes de leur époque, voilà trois fervents républicains plein de compassion et de reconnaissance pour un génie musical qui n’a jamais voulu accepter de renoncer à ses convictions royalistes mais dont la création patriotique deviendra l’hymne national de la jeune République française.

Gouvernement provisoire de la IIe République

Hippolyte Carnot.

Tous ces combats, démarches et mobilisations aboutiront en 1848, lorsque, pendant deux mois et 15 jours (du 24 février au 9 mai), une poignée d’authentiques républicains firent partie du « gouvernement provisoire » de la IIe république.

En si peu de temps, que de bonnes mesures furent prises ou mises en chantier ! Hippolyte Carnot y est un ministre de l’Instruction publique déterminé à créer une éducation de haut niveau pour tous, et femmes incluses, suivant les modèles fixés par son père pour Polytechnique et de Grégoire pour les Arts et Métiers.

L’article 13 de la Constitution de 1848, « garantit aux citoyens (…) l’enseignement primaire gratuit ». Le ministre de l’Instruction publique, toujours Lazare Hippolyte Carnot, soumet à l’Assemblée le 30 juin 1848 un projet de loi qui anticipe totalement sur les lois Ferry, en prévoyant un enseignement élémentaire obligatoire pour les deux sexes, gratuit et laïc, tout en garantissant la liberté d’enseignement. Il prévoit également pour les instituteurs une formation gratuite de trois ans dans une école normale, avec en contrepartie une obligation d’enseigner pendant au moins dix ans, système qui sera longtemps en vigueur. Il propose une nette amélioration de leurs salaires. Il exhorte, déjà, les instituteurs « à dispenser un catéchisme républicain ».

Buste de David d’Angers signé « A son honorable ami François Arago ».

Membre du gouvernement provisoire, le grand astronome et scientifique François Arago est ministre des colonies, après avoir été désigné par Gaspard Monge à lui succéder à l’Ecole polytechnique pour y enseigner la géométrie projective. Son ami le plus proche n’est autre qu’Alexandre de Humboldt, ami de Johann Wolfgang Goethe et de Friedrich Schiller.

Il est un autre militant abolitionniste ayant passé une bonne partie de sa vie d’adulte à Paris. Humboldt fait partie de la Société d’Arcueil formée autour du chimiste Claude-Louis Berthollet où se rencontrent également François Arago, Jean-Baptiste Biot, Louis-Joseph Gay-Lussac avec lesquels Humboldt se lie d’amitié. Ils publient ensemble plusieurs articles scientifiques.

Humboldt et Gay-Lussac mènent des expériences communes sur la composition de l’atmosphère, sur le magnétisme terrestre et la diffraction de la lumière, recherches dont le grand Louis Pasteur cueillera par la suite les fruits.

Napoléon, qui voulait initialement expulser Humboldt, finit par tolérer sa présence. La Société de géographie de Paris, fondée en 1821, le choisit comme président.

Humboldt, Arago, Schoelcher, David d’Angers et Hugo

Humboldt ne cache pas ses idéaux républicains. Son Essai Politique sur l’Ile de Cuba (1825), a l’effet d’une bombe. Trop hostile aux pratiques esclavagistes, l’ouvrage fut interdit de publication en Espagne. Londres va jusqu’à lui refuser tout accès à son Empire.

Bien plus déplorable, John S. Trasher, qui en publia, en 1856, une version en langue anglaise, supprima carrément le chapitre consacré aux esclaves et à la traite ! Humboldt protestera énergiquement contre cette mutilation, opérée à des fins politiques. Trasher était esclavagiste, Sa traduction expurgée fut destinée à combattre les arguments des abolitionnistes nord-américains, qui par la suite publièrent le chapitre escamoté dans le New-York Herald et le Courrier des États-Unis. Victor Schoelcher et le décret abolissant l’esclavage dans les colonies françaises.

En France, sous Arago, le sous-secrétaire d’État à la Marine et aux colonies se nomme Victor Schoelcher. Il n’a pas besoin d’argumenter beaucoup pour convaincre l’astronome que toutes les planètes sont alignés pour passer à l’acte.

Franc-maçon, Schoelcher est un frère de loge de David d’Angers, « Les amis de la Vérité » aussi connu sous le nom de Cercle social, en réalité « un mélange de club politique révolutionnaire, de loge maçonnique et de salon littéraire ».

Le 4 mars une commission est mise en place pour résoudre le problème de l’esclavage dans les colonies françaises. Elle est présidée par Victor de Broglie, président de la SFAE à laquelle adhèrent cinq des douze membres de la commission. Grâce aux efforts de François Arago, Henri Wallon et surtout Victor Schoelcher, ses travaux permettent l’abolition de l’esclavage le 27 avril.

Hugo abolitionniste

Victor Hugo, buste de David d’Angers.

Victor Hugo fut un des partisans de l’abolition de l’esclavage, en France, mais aussi d’une égalité entre ce que l’on désignait encore comme « les races » au XIXe siècle. « République blanche et république noire sont sœurs, de même que l’homme noir et l’homme blanc sont frères », affirmait déjà Hugo en 1859. Pour lui, tous les hommes étant des créations de Dieu, la fraternité était de mise.

Lorsque le 27 avril 1851, une anti-esclavagiste, Maria Chapman, écrit à Hugo pour lui demander de soutenir la cause abolitionniste, Hugo lui répond : « L’esclavage aux États-Unis ! s’exclame-t-il le 12 mai, y a-t-il un contresens plus monstrueux ? ». Comment, en effet, une république dotée d’une aussi belle constitution est capable de préserver une pratique aussi barbare ?

Huit ans plus tard, le 2 décembre 1859, il écrit une lettre ouverte aux États-Unis d’Amérique, publiée par les journaux libres d’Europe, pour défendre l’abolitionniste John Brown condamné à mort.

Partant du fait qu’« il y a des esclaves dans les états du Sud, ce qui indigne, comme le plus monstrueux des contre-sens, la conscience logique et pure des états du Nord », il relate le combat de Brown, son procès et son exécution annoncée, et conclut : « il y a quelque chose de plus effrayant que Caïn tuant Abel, c’est Washington tuant Spartacus ».

Un journaliste de Port-au-Prince, Exilien Heurtelou, le remercie le 4 février 1860. Hugo lui répond le 31 mars :

« Vous êtes, monsieur, un noble échantillon de cette humanité noire si longtemps opprimée et méconnue. D’un bout à l’autre de la terre, la même flamme est dans l’homme ; et les noirs comme vous le prouvent. Y a-t-il eu plusieurs Adam ? Les naturalistes peuvent discuter la question ; mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y a qu’un Dieu. Puisqu’il n’y a qu’un père, nous sommes frères.

C’est pour cette vérité que John Brown est mort ; c’est pour cette vérité que je lutte. Vous m’en remerciez, et je ne saurais vous dire combien vos belles paroles me touchent. Il n’y a sur la terre ni blancs ni noirs, il y a des esprits ; vous en êtes un. Devant Dieu, toutes les âmes sont blanches.

J’aime votre pays, votre race, votre liberté, votre révolution, votre république. Votre île magnifique et douce plaît à cette heure aux âmes libres ; elle vient de donner un grand exemple ; elle a brisé le despotisme.
Elle nous aidera à briser l’esclavage. »

En 1860 également, la Société abolitionniste américaine, mobilisée derrière Lincoln publiera un recueil de discours. La brochure s’ouvre sur trois textes de Hugo, suivis par ceux de Carnot, Humboldt et Lafayette.

Hugo accepte de présider, le 18 mai 1879, une commémoration de l’abolition de l’esclavage en présence de Victor Schoelcher, auteur principal du décret d’émancipation de 1848, qui salue en Hugo « le défenseur puissant de tous les déshérités, de tous les faibles, de tous les opprimés de ce monde » et déclare ceci :

« La cause des nègres que nous soutenons, et envers lesquels les nations chrétiennes ont tant à se reprocher, devait avoir votre sympathie ; nous vous sommes reconnaissants de l’attester par votre présence au milieu de nous.« 

Un début de mieux

Autre mesure prise par le gouvernement provisoire de cette éphémère IIe République : l’abolition de la peine de mort dans le domaine politique et la suppression, le 12 mars, des châtiments corporels, tout comme la contrainte par corps (prison pour dette) le 19 mars.

Dans le domaine politique, la liberté de la presse et celle de réunion sont proclamées le 4 mars. Le 5 mars le gouvernement institue le suffrage universel masculin, en remplacement du suffrage censitaire en vigueur depuis 1815. D’un coup le corps électoral passe de 250 000 à 9 millions d’électeurs. Cette mesure démocratique place le monde rural, qui regroupe les trois quarts des habitants, au cœur de la vie politique, et ce, pour de nombreuses décennies. Cette masse de nouveaux électeurs, faute de véritable formation citoyenne, voyant en lui un protecteur, plébiscitera en masse Napoléon III, aussi bien en 1851, en 1860 qu’en 1870.

Victor Hugo

Deuxième buste de Victor Hugo, par David d’Angers.

Pour revenir à David d’Angers, une amitié durable l’unit à Victor Hugo (1802-1885). Fraîchement mariés, Hugo et David se retrouvaient pour dessiner. Le poète et le sculpteur aimaient dessiner ensemble, faire des caricatures, peindre des paysages ou des « architectures » qui les inspiraient.

Un même idéal les unissait et avec l’arrivée de Napoléon III, les deux hommes connurent l’exil politique.

Par amitié, David d’Angers a fait plusieurs bustes de son ami. Hugo est représenté portant un costume élégant contemporain.

Son large front et ses sourcils légèrement froncés expriment la grandeur, encore à venir, du poète. Renonçant à détailler les pupilles, David confère à ce regard une dimension intérieure et pensive qui fit écrire à Hugo :

« Mon ami, c’est l’immortalité que vous m’envoyez.« 

En 1842, David d’Angers réalise un autre buste de Victor Hugo, couronné de laurier, où cette fois ce n’est pas Hugo l’ami intime qui est évoqué mais davantage le génie et le grand homme.

Enfin, pour les funérailles de Hugo, en 1885, la République d’Haïti tint à manifester au poète sa reconnaissance en se faisant représenter par une délégation. Emmanuel-Edouard, écrivain haïtien, la présidait et déclara notamment au Panthéon :

« La République d’Haïti a le droit de parler au nom de la race noire ; la race noire, par mon organe, remercie Victor Hugo de l’avoir beaucoup aimée et honorée, de l’avoir raffermie et consolée.« 

Les quatre bas-reliefs de la statue de Gutenberg

Visite-conférence de la statue de Gutenberg par l’auteur, le 8 juillet 2023.

Une fois que le lecteur identifie ce « grand arche » qui traverse l’histoire et, les idées et convictions, qui animaient David d’Angers, il saisira la belle unité qui sous-tend les quatre bas-reliefs du socle de la statue commémorant Gutenberg à Strasbourg.

Ce qui ressort c’est l’idée très optimiste que le genre humain, dans sa grande et magnifique diversité, est un et fraternel . Une fois libéré de toutes les formes d’oppressions (l’ignorance, esclavage, etc.), il peut vivre ensemble dans la paix et l’harmonie.

Ces bas-reliefs en bronze ont été ajoutés en 1844. Après d’âpres débats et contestations, , ils ont remplacé les modèles en plâtre peints originaux de 1840 apposés lors de l’inauguration. Ils représentent les bienfaits de l’imprimerie en Amérique, en Afrique, en Asie et en Europe. Au centre de chaque relief, une presse d’imprimerie entourée de personnages identifiés par des inscriptions ainsi que des instituteurs, des enseignants et des enfants.

Pour conclure, voici un extrait du compte-rendu de l’inauguration décrivant les bas-reliefs. Sans tomber dans le wokisme (pour qui toute idée de « grand homme » est forcément à combattre), soulignons qu’il est écrit dans les termes de l’époque et donc sujet à discussion :

Diffusion des idées en Europe grâce à l’imprimerie. Modèle en plâtre pour le socle de la statue de Gutenberg, David d’Angers.

L’EUROPE

« L’Europe est représentée par un bas-relief sur lequel se côtoient René Descartes dans une attitude méditative, placé sous Francis Bacon et Herman Boerhaave. A gauche, l’on voit successivement William Shakespeare, Pierre Corneille, Molière et Racine. Un rang en dessous se succèdent Voltaire, Buffon,Albrecht Dürer, John Milton et Cimarosa, Poussin, Calderone, Camoëns et Puget. A droite du tableau, se pressent Martin Luther, Wilhelm Gottfried Leibniz, Emmanuel Kant, Copernic, Wolfgang Goethe, Friedrich Schiller, Hegel, Richter, Klopstock. Rejetés sur le coté Linné et Ambroise Parée. Près de la presse, on peut voir au-dessus de la figure de Martin Luther, Erasme de Rotterdam, Rousseau et Lessing. Sous le gradin se voient Volta, Galilée, Isaac Newton, James Watt, Denis Papin et Raphaël. Un petit groupe d’enfants étudient parmi lesquels un Africain et un Asiatique « .

Diffusion des idées en Asie grâce à l’imprimerie. Modèle en plâtre pour le socle de la statue de Gutenberg, David d’Angers.

L’ASIE

« Une presse est de nouveau représentée à côté de laquelle William Jones et Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron offrent des livres aux brahmanes qui leur donnent en retour des manuscrits. Près de Jones, le sultan Mahmoud II est en train de lire le Moniteur revêtu de vêtements modernes, son ancien turban gît à ses pieds et tout près un Turc lit un livre. Un degré en dessous un empereur chinois entouré d’un Persan et d’un Chinois lit le livre de Confucius. Un Européen instruit des enfants tandis qu’un groupe de femmes indiennes se tient près d’une idole et du philosophe indien Rammonhun-Roy. « 

Diffusion des idées en Afrique grâce à l’imprimerie. Modèle en plâtre pour le socle de la statue de Gutenberg, David d’Angers.

L’AFRIQUE

« Appuyé sur une presse, William Wilberforce étreint un Africain possédant un livre, alors que des Européens distribuent à d’autres Africains des livres et s’occupent à instruire les enfants. A droite, on peut voir Thomas Clarkson brisant les fers d’un esclave. Derrière lui, l’abbé Grégoire aide un noir à se relever et tient sa main sur son cœur. Un groupe de femmes élève leurs enfants retrouvés vers les ciel, qui ne verra désormais plus que des hommes libres, tandis qu’à terre gisent des fouets et des fers brisés. C’est la fin de l’esclavage.  »

Diffusion des idées en Amérique grâce à l’imprimerie. Modèle en plâtre pour le socle de la statue de Gutenberg, David d’Angers.

L’AMERIQUE

« L’acte de l’indépendance des Etats-Unis qui a fraîchement été tiré de sous la presse figure dans les mains de Benjamin Franklin. Près de lui se tiennent Washington et Lafayette qui tient sur sa poitrine l’épée que lui donne sa patrie adoptive. Jefferson et tous les signataires de l’acte d’indépendance sont rassemblés. A droite, Bolivar serre la main d’un Indien. « 

L’Amérique

1884, chantier de la statue de la Liberté, rue de Chazelles, Paris XVIIe.

L’on comprend mieux les paroles prononcées par Victor Hugo, le 29 novembre 1884, c’est-à-dire peu avant sa mort, lors de sa visite de l’atelier du sculpteur Frédéric-Auguste Bartholdi où le poète est invité à admirer la statue géante portant le nom symbolique « La Liberté éclairant le monde », fabriquée avec le concours de Gustave Eiffel et prête à partir aux Etats-Unis par bateau. Don de la France à l’Amérique, elle consacrera le souvenir de la part active que le pays de Lafayette a prise pendant la guerre d’Indépendance.

Initialement, Hugo s’est surtout intéressé aux héros et grands hommes d’Etat américains : William Penn, Benjamin Franklin, John Brown ou encore Abraham Lincoln. Des modèles, selon Hugo qui permettaient au peuple de progresser. Aussi l’Amérique est-elle, pour l’homme politique français devenu républicain en 1847, l’exemple à suivre. Même s’il est très déçu par la position des américains sur la peine de mort et l’esclavage.

Après 1830, l’écrivain abandonne cette vision un peu idyllique du Nouveau Monde et s’en prend aux « civilisateurs » blancs, pourchasseurs d’indiens :

« Vous croyez civiliser un monde, lorsque vous l’enfiévrez de quelque fièvre immonde [4], quand vous troublez ses lacs, miroirs d’un dieu secret, lorsque vous violez sa vierge, la forêt. Quand vous chassez du bois, de l’antre, du rivage, votre frère naïf et sombre, le sauvage… Et quand jetant dehors cet Adam inutile, vous peuplez le désert d’un homme plus reptile… Idolâtre du dieu dollar, fou qui palpite, non plus pour un soleil, mais pour une pépite, qui se dit libre et montre au monde épouvanté l’esclavage étonné servant la liberté ! « 

(NOTE 5)

Surmontant sa fatigue, devant la statue de la Liberté, Hugo improvise ce qu’il sait être sa dernière allocution :

« Cette belle œuvre tend à ce que j’ai toujours aimé, appelé : la paix entre l’Amérique et la France – La France qui est l’Europe – Ce gage de paix demeurera permanent. Il était bon que cela fût fait ! « 


NOTES:

  1. Si la phrase figure dans le livre de la Genèse, il pourrait également se référer à Notre-Dame de Paris (1831) un roman de Victor Hugo, grand ami du sculpteur de la statue, David d’Angers. On sait par une lettre d’Hugo d’août 1832 que le poète porta à David d’Angers la huitième édition du livre. La scène la plus directement incarnée dans la statue est celle durant laquelle le personnage de Frollo converse avec deux érudits (l’un étant Louis XI déguisé) tout en désignant d’un doigt un livre et de l’autre la cathédrale en remarquant : « Ceci tuera cela », c’est-à-dire qu’un pouvoir (la presse imprimée), la démocratie, supplantera l’autre (l’Église), la théocratie, une évolution historique qu’Hugo pensait inéluctable.
  2. C’est la rencontre avec l’Asie qui va amener en Europe d’innombrables savoirs-faire techniques et découvertes scientifiques d’Orient, les plus connus étant la boussole et la poudre à canons. Tout aussi essentiel pour l’imprimerie que les caractères mobiles, le papier dont la fabrication fut mis au point en Chine à la fin de la Dynastie des Han de l’Est (vers l’année 185). Quant à l’imprimerie, à ce jour, le plus vieux livre imprimé que nous possédons est le Sûtra du Diamant, un écrit bouddhique chinois datant de 868. Enfin, c’est au milieu du XIe siècle, sous la dynastie des Song, que Bi Sheng (990-1051) inventa les caractères mobiles. Gravés dans de la porcelaine, céramique d’argile visqueuse, durcis dans le feu et assemblés dans la résine, ils révolutionnent l’imprimerie. Comme le documente le musée Gutenberg de Mayence, c’est le Coréen Choe Yun-ui (1102-1162) qui va améliorer cette technique au XIIe siècle en utilisant du métal (moins fragile), procédé que reprendra Gutenberg et ses associés. L’Anthologie des enseignements zen des grands prêtres bouddhistes (1377), également connue sous le nom de Jikji, a été imprimée en Corée, 78 ans avant la Bible de Gutenberg, et est reconnue comme le plus ancien livre à caractères métalliques mobiles existant au monde.
  3. Etienne Taillemite, Lafayette et l’abolition de l’esclavage.
  4. Victor Hugo a sans doute voulu rebondir sur les nouvelles qui lui arrivèrent d’Amérique. L’épidémie de variole du Pacifique Nord-Ouest de 1862, qui a été apportée de San Francisco à Victoria, a dévasté les peuples indigènes de la côte du Pacifique Nord-Ouest, avec un taux de mortalité de plus de 50 % sur toute la côte, de Puget Sound au sud-est de l’Alaska. Certains historiens ont décrit l’épidémie comme un génocide délibéré, car la colonie de l’île de Vancouver et la colonie de la Colombie-Britannique auraient pu la prévenir, mais ont choisi de ne pas le faire, et l’ont en quelque sorte facilitée.
  5. Victor Hugo, La civilisation extrait de Toute la lyre (1888 et 1893).
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With Kondiaronk and Leibniz, re-inventing a society without oligarchy

By Karel Vereycken, May 2023.

Helga Zepp-LaRouche, the founder of the Schiller Institute, in her keynote address to the Schiller Institute’s Nov. 22, 2022 videoconference, “For World Peace—Stop the Danger of Nuclear War: Third Seminar of Political and Social Leaders of the World,” called on world leaders to eradicate the evil principle of oligarchy.

Oligarchy is defined as a power structure in which power rests with a small number of people having certain characteristics (nobility, fame, wealth, education, or corporate, religious, political, or military control) and who impose their own power over that of their people.

To be precise, Zepp-LaRouche said :

“For 600 years, there has been a continuous battle between two forms of government, between the sovereign nation state and the oligarchical form of society, vacillating back and forth with sometimes a greater emphasis in this or that direction.
All empires based on the oligarchical model have been oriented towards protecting the privileges of the ruling elite, while trying to keep the masses of the population as backward as possible,
because as sheep they are easier to control (…)”

Now, unfortunately, most of the citizens of the transatlantic world and elsewhere will tell you that abolishing the oligarchical principle is “a good idea”, a “beautiful dream”, but that reality tells us “it can’t happen” for the very simple reason that “it never happened before”.

Societies, by definition, they argue, are in-egalitarian. Kings and Presidents of Republics, they argue, eventually might have “pretended” they ruled over the masses for their “common good”, but in reality, our fellow-citizens think, it was always the rule of a handful favoring their own interest over the majority.

The BRICS

Interesting for all of us, is that some leading thinkers involved in the BRICS movement, are trying to imagine new ways of collective rule excluding oligarchical principles.

For example, going in that direction, economist Pedro Paez, former advisor to Ecuador’s Rafael Correa, in his intervention at the April 15-16 Schiller Institute’s video conference, defended

“a new concept of currency based on monetary arrangements of clearing houses for regional payments, that can be joined into a world clearing house system, which could also prevent another type of unilateral, unipolar hegemony from arising, such as the one that was established with Bretton Woods, and that would instead open the doors to multipolar management”.

Also Belgian philosopher and theologian Marc Luyckx, a former member of the Jacques Delors famous taskforce « Cellule de Prospective » of the European Commission, in a video interview on the de-dollarization of the world economy, underlined that the BRICS countries are creating a world order whose nature makes it so that not a single member of their own group can become the dominant power.

The Dawn of Everything

The good news is that a mind-provoking, 700-page book, titled “The Dawn of Everything: A New History of Humanity”, written and published in 2021 by the American anthropologist David Graeber and the British archaeologist David Wengrow, destroys the conventional notions of ancient human cultures making linear progress toward the neo-liberal economic model and therefore, by implication, high levels of inequality.

Even better, based on hard facts, the book largely debunks the “narrative” that oligarchical rule is somehow “natural”. Of course, the oligarchical principle ruled often and often for a long time. But, surprisingly, the book offers overwhelming indications and “hard facts” proving that in ancient times, some societies, though not all, which eventually prospered over centuries, through political choices, consciously adopted modes of governance preventing minority groups from permanently keeping a hegemonic grip over societies.

Zepp-LaRouche’s 10th point

The subject matter of this issue is intimately linked to the 10th point raised by Helga Zepp-LaRouche, which, in order to demonstrate that all sources of evil can be eradicated by education and political decision, that man’s natural inclination, is intrinsically to do the good. The very existence of historical precedents of societies surviving without oligarchy over hundreds of years, is of course, the “practical” proof of man’s axiomatic inclination to do the good.

Unsurprisingly, some argue that the issue of “good” and “evil” is nothing but a “theological debate”, since the concepts of “good” and “evil” are concepts made up by humans in order to compare themselves with one another. They argue it would never occur to anyone to argue about whether a fish, or a tree, were good or evil, since they lack any form of self-conscience enabling them to measure if their deeds and actions fulfill their own inclination or that of their creator.

Now, part of the “Biblical answer” to this question, if man is bad or evil, claims that people “once lived in a state of innocence”, yet were tainted by original sin. We desired to be godlike and have been punished for it; now we live in a fallen state while hoping for future redemption.

Overturning the evil Rousseau and Hobbes

Graeber and Wengrow, establishing the core argument of their entire book, demonstrate in a very provocative way how we got brainwashed by the pessimistic and destructive oligarchical ideology, especially that promoted by both Rousseau and Hobbes, for whom inequality is the natural state of man, a humanity which might have eventually been good as “a noble savage”, before becoming “civilized” and a society only surviving thanks to a “social contract” (voluntary bottom-up submission) or a “Leviathan” (top down dictatorship) :

Today, the popular version of this [biblical] story [of man thrown out of the Garden of Eden] is typically some updated variation on Jean-Jacques Rousseau’s Discourse on the Origin and the Foundation of Inequality Among Mankind, which he wrote in 1754. Once upon a time, the story goes, we were hunter-gatherers, living in a prolonged state of childlike innocence, in tiny bands. These bands were egalitarian; they could be for the very reason that they were so small. It was only after the “Agricultural Revolution,” and then still more the rise of cities, that this happy condition came to an end, ushering in ‘civilization’ and ‘the state’—which also meant the appearance of written literature, science and philosophy, but at the same time, almost everything bad in human life: patriarchy, standing armies, mass executions and annoying bureaucrats demanding that we spend much of our lives filling in forms.

Of course, this is a very crude simplification, but it really does seem to be the foundational story that rises to the surface whenever anyone, from industrial psychologists to revolutionary theorists, says something like ‘but of course human beings spent most of their evolutionary history living in groups of ten or twenty people,’ or ‘agriculture was perhaps humanity’s worst mistake.’ And as we’ll see, many popular writers make the argument quite explicitly. The problem is that anyone seeking an alternative to this rather depressing view of history will quickly find that the only one on offer is actually even worse: if not Rousseau, then Thomas Hobbes.

Hobbes’s Leviathan, published in 1651, is in many ways the founding text of modern political theory. It held that, humans being the selfish creatures they are, life in an original State of Nature was in no sense innocent; it must instead have been ‘solitary, poor, nasty, brutish, and short’—basically, a state of war, with everybody fighting against everybody else. Insofar as there has been any progress from this benighted state of affairs, a Hobbesian would argue, it has been largely due to exactly those repressive mechanisms that Rousseau was complaining about: governments, courts, bureaucracies, police. This view of things has been around for a very long time as well. There’s a reason why, in English, the words ‘politics’ ‘polite’ and ‘police’ all sound the same—they’re all derived from the Greek word polis, or city, the Latin equivalent of which is civitas, which also gives us ‘civility,’ ‘civic’ and a certain modern understanding of ‘civilization.

Human society, in this view, is founded on the collective repression of our baser instincts, which becomes all the more necessary when humans are living in large numbers in the same place. The modern-day Hobbesian, then, would argue that, yes, we did live most of our evolutionary history in tiny bands, who could get along mainly because they shared a common interest in the survival of their offspring (‘parental investment,’ as evolutionary biologists call it). But even these were in no sense founded on equality. There was always, in this version, some ‘alpha-male’ leader. Hierarchy and domination, and cynical self-interest, have always been the basis of human society. It’s just that, collectively, we have learned it’s to our advantage to prioritize our long-term interests over our short-term instincts; or, better, to create laws that force us to confine our worst impulses to socially useful areas like the economy, while forbidding them everywhere else

As the reader can probably detect from our tone, we don’t much like the choice between these two alternatives. Our objections can be classified into three broad categories. As accounts of the general course of human history, they:
1) simply aren’t true;
2) have dire political implications and
3) make the past needlessly dull.”

As a consequence of the victory of imperial models of political power, the only accepted “narrative” of man’s “evolution”, automatically validating an oligarchical grip over society, is that which allows “confirming” the pre-agreed-upon dogma erected as immortal “truth”. And any historical findings or artifacts contradicting or invalidating the Rousseau-Hobbes narrative will be, at best, declared anomalies.

Open our eyes

Graeber and Wengrow’s book is an attempt

“to tell another, more hopeful and more interesting story; one which, at the same time, takes better account of what the last few decades of research have taught us. Partly, this is a matter of bringing together evidence that has accumulated in archaeology, anthropology and kindred disciplines; evidence that points towards a completely new account of how human societies developed over roughly the last 30,000 years. Almost all of this research goes against the familiar narrative, but too often the most remarkable discoveries remain confined to the work of specialists, or have to be teased out by reading between the lines of scientific publications.”

To give just a sense of how different the emerging picture is:

“[I]t is clear now that human societies before the advent of farming were not confined to small, egalitarian bands. On the contrary, the world of hunter-gatherers as it existed before the coming of agriculture was one of bold social experiments, resembling a carnival parade of political forms, far more than it does the drab abstractions of evolutionary theory. Agriculture, in turn, did not mean the inception of private property, nor did it mark an irreversible step towards inequality. In fact, many of the first farming communities were relatively free of ranks and hierarchies. And far from setting class differences in stone, a surprising number of the world’s earliest cities were organized on robustly egalitarian lines, with no need for authoritarian rulers,
ambitious warrior-politicians, or even bossy administrators.”

Kondiaronk, Leibniz and the Enlightenment

In fact, Rousseau’s story, argue the authors, was in part a response to critiques of European civilization, which began in the early decades of the 18th century. “The origins of that critique, however, lie not with the philosophers of the Enlightenment (much though they initially admired and imitated it), but with indigenous commentators and observers of European society, such as the Native American (Huron-Wendat) statesman Kondiaronk,” and many others.

And when prominent thinkers, such as Leibniz, “urged his patriots to adopt Chinese models of statecraft, there is a tendency for contemporary historians to insist they weren’t really serious”.

However, many influential Enlightenment thinkers did in fact claim that some of their ideas on the subject of inequality were directly taken from Chinese or Native American sources!

Just as Leibniz became familiar with Chinese civilization through his contact with the Jesuit missions, the ideas from Native Americans reached Europe by way of books such as the widely read seventy-one-volume report The Jesuit Relations, published between 1633 and 1673.

While today, we would think personal freedom is a good thing, this was not the case for the Jesuits complaining about the Native Americans. The Jesuits were opposed to freedom in principle:

“This, without doubt, is a disposition quite contrary to the spirit of the Faith, which requires us to submit not only our wills, but our minds, our judgments, and all the sentiments of man
to a power unknown to the laws and sentiments of corrupt nature.”

Jesuit father Jérôme Lallemant, whose correspondence provided an initial model for The Jesuit Relations, noted of the Wendat Indians in 1644: “I do not believe that there is a people on earth freer than they, and less able to allow to the subjection of their wills to any power whatever”.

Jesuit father Paul Le Jeune.

Even more worrisome, their high level of intelligence. Father Paul Le Jeune, Superior of the Jesuits in Canada in the 1630:

“There are almost none of them incapable of conversing or reasoning very well, and in good terms, on matters within their knowledge. The councils, held almost every day in the Villages, and on almost all matters, improve their capacity for talking”.

Or in Lallemant’s words:

“I can say in truth that, as regards intelligence, they are in no ways inferior to Europeans and to those who dwell in France. I would never have believed that, without instruction, nature could have supplied a most ready and vigorous eloquence, which I have admired in many Hurons (American Natives); or more clear-nearsightedness in public affairs, or a more discreet management in things to which they are accustomed”.

(The Jesuit Relations, vol. XXVIII, p. 62.)

Some Jesuits went much further, noting – not without a trace of frustration – that New World “savages” seemed rather cleverer overall than the people they were used to dealing with at home.

The ideas of Native Indian statesman Kondiaronk (c. 1649–1701), known as “The Rat” and the Chief of the Native American Wendat people at Michilimackinac in New France, reached Leibniz via an impoverished French aristocrat named Louis-Armand de Lom d’Arce, Baron de la Hontan, better known as Lahontan.

In 1683, Lahontan, age 17, joined the French army and was posted in Canada. In his various missions, he became fluent in both Algonkian and Wendat and good friends with a number of indigenous political figures, including the brilliant Wendat statesman Kondiaronk. The latter impressed many French observers with his eloquence and brilliance and frequently met with the royal governor, Count Louis de Buade de Frontenac. Kondiaronk himself, as Speaker of the Council (their governing body) of the Wendat Confederation, is thought to have been sent as an ambassador to the Court of the French King, Louis XIV, in 1691.

The Great Peace of Montreal

Kandiaronk calling on over a thousand of native americans to engage in peaceful relationship.

Even after being betrayed by the French, and obliged to conduct his own wars to secure his fellow men, Kondiaronk, played a key role in what is remembered as the “Great Peace of Montreal” of August 1, 1701, which ended the bloody Beaver Wars, in reality proxy wars between the British and the French, each of them using the native Indians as “cannon fodder” for their own geopolitical schemes

France was increasingly cornered by the British. Therefore, at the request of the French, in the summer of 1701, more than 1,300 Indians, from forty different nations, gathered near Montreal, dispite the fact that the city was ravaged by influenza. They came from the Mississippi Valley, the Great Lakes, and Acadia. Many were lifelong enemies, but all had responded to an invitation from the French governor. Their future and the fate of the colony were at stake. Their goal was to negotiate a comprehensive peace, among themselves and with the French. The negotiations dragged on for days, and peace was far from being guaranteed. The chiefs were wary. The main stumbling block to peace was the return of prisoners who had been captured during previous campaigns and enslaved or adopted.

Without Kondiaronk’s support, peace was unattainable. On August 1, seriously ill, he spoke for two hours in favor of a peace treaty that would be guaranteed by the French. Many were moved by his speech. The following night, Kondiaronk died, struck down by influenza at the age of 52.

But the next day, the peace treaty was signed. From now on there would be no more wars between the French and the Indians. Thirty-eight nations signed the treaty, including the Iroquois. The Iroquois promised to remain neutral in any future conflict between the French and the Iroquois’ former allies, the English colonists of New England.

Kondiaronk was praised by the French and presented as a “model” of peace-loving natives. The Jesuits immediately put out the lie that, just before dying, he had “converted” to the Catholic faith in the hope other natives would follow his model.

Lahontan from Amsterdam to Hanover

Now, following various events, Lahontan ended up in Amsterdam. In order to make a living he wrote a series of books about his adventures in Canada, the third one entitled Curious Dialogues with a Savage of Good Sense Who Has Travelled (1703), comprising four dialogues with a fictional figure, “Adario” (in reality Kondiaronk), which were rapidly translated into German, Dutch, English, and Italian. Lahontan, himself, gaining some sort of celebrity, settled in Hannover, where he befriended the great philosopher and scientist Wilhelm Gottfried Leibniz.

On the lookout for everything that was being discussed in Europe, the philosopher, then 64 years old, seems to have been put on the track of Lahontan by Dutch and German journalists, but also by the text of an obscure theologian from Helmstedt, Conrad Schramm, whose introductory lecture, the « The Stammering Philosophy of the Canadians », had been published in Latin in 1707. Referring first to Plato and Aristotle (which he abandoned almost immediately), Schramm used the Dialogues and the Memoirs of Lahontan to show how the « Canadian barbarians knock on the door of philosophy but do not enter because they lack the means or are locked into their customs”.

Far less narrow-minded, Leibniz saw in Lahontan a confirmation of his own political optimism, which allowed him to affirm that the birth of society does not come from the need to get out of a terrible state of war, as Thomas Hobbes believed, but from a natural aspiration to concord.

But what captured his main interest, was not so much whether the “American savages” were capable, or not, of philosophizing, but whether they really lived in concord without government.

To his correspondent Wilhelm Bierling, who asked him how the Indians of Canada could live “in peace although they have neither laws nor public magistracies [tribunals]”, Leibniz replied:

“It is quite true […] that the Americans of these regions live together without any government but in peace; they know neither fights, nor hatreds, nor battles, or very few, except against men of different nations and languages.
I would almost say that this is a political miracle,
unknown to Aristotle and ignored by Hobbes.”

Leibniz, who claimed to know Lahontan well, underlined that Adario, “who came in France a few years ago and who, even if he belongs to the Huron nation, judged its institutions superior to ours.”

This conviction of Leibniz will be expressed again in his Judgment on the works of M. le Comte Shaftesbury, published in London in 1711 under the title of Charactersticks:

« The Iroquois and the Hurons, savages neighboring New France and New England, have overturned the too universal political maxims of Aristotle and Hobbes. They have shown, by their super-prominent conduct, that entire peoples can be without magistrates and without quarrels, and that consequently men are neither sufficiently motivated by their good nature, nor sufficiently forced by their wickedness to provide themselves with a government and to renounce their liberty. But these savages shows that it is not so much the necessity, as the inclination to go to the best and to approach felicity, by mutual assistance, which makes the foundation of societies and states; and it must be admitted that security is the most essential point”.

While these dialogues are often downplayed as fictional and therefore merely invented for the sake of literature, Leibniz, in a letter to Bierling dated November 10, 1719, responded: « The Lahontan’s Dialogues, although not entirely true, are not completely invented either.”

As a matter of fact, Lahontan himself, in the preface to the dialogues, wrote:

“When I was in the village of this [Native] American, I took on the agreeable task of carefully noting all his arguments. No sooner had I returned from my trip to the Canadian lakes than I showed my manuscript to Count Frontenac, who was so pleased to read it that he made the effort to help me put these Dialogues into their present state.”

People today tend to forget that tape-recorders weren’t around in those days.

For Leibniz, of course, political institutions were born of a natural aspiration to happiness and harmony. In this perspective, Lahontan’s work does not contribute to the construction of a new knowledge; it only confirms a thesis Leibniz had already constituted.

A critical view on the Europeans and the French in particular

Hence, Lahontan, in his memoirs, says that Native Americans, such as Kondiaronk, who had been in France,

“were continually teasing us with the faults and disorders they observed in our towns, as being occasioned by money. There’s no point in trying to remonstrate with them about how useful the distinction of property is for the support of society: they make a joke of everything you say on that account. In short, they neither quarrel nor fight, nor slander one another; they scoff at arts and sciences, and laugh at the difference of ranks which is observed with us. They brand us for slaves, and call us miserable souls, whose life is not worth having, alleging that we degrade ourselves in subjecting ourselves to one man [the king] who possesses all power, and is bound by no law but his own will.”

Lahontan continues:

“They think it unaccountable that one man should have more than another,
and that the rich should have more respect than the poor.
In short, they say, the name of savages, which we bestow upon them, would fit ourselves better,
since there is nothing in our actions that bears an appearance of wisdom.”

In his dialogue with Kondiaronk, Lahontan tells him that if the wicked remained unpunished, we would become the most miserable people of the earth. Kondiaronk responds:

“For my part, I find it hard to see how you could be much more miserable than you already are. What kind of human, what species or creature, most Europeans be, that they have to be forced to do the good, and only refrain from evil because of fear of punishment?… You have observed we lack judges. What is the reason for that? Well, we never bring lawsuits against one another. And why do we never bring lawsuits? Well because we made a decision neither to accept or make use of money. And why do we refuse to allow money in our communities? The reason is this: we are determined not to have laws – because, since the world was a world, our ancestors have been able to live contentedly without them.”

Brother Gabriel Sagard, a French Recollect Friar, reported that the Wendat people were particularly offended by the French lack of generosity to one another:

“They reciprocate hospitality and give such assistance to one another that the necessities of all are provided for without there being any indigent beggar in their towns and villages;
and they considered it a very bad thing when they heard it said
that there were in France a great many of these needy beggars,
and thought that this was for lack of charity in us, and blamed us for it severely”.

Money, thinks Kondiaronk, creates an environment that encourages people to behave badly:

I have spent six years reflecting on the state of European society and I still can’t think of a single way they act that’s not inhuman, and I genuinely think this can only be the case, as long as you stick to your distinctions of ‘mine’ and ‘thine’. I affirm that what you call money is the devil of devils; the tyrant of the French, the source of all evils; the bane of souls and the slaughterhouse of the living. To imagine one can live in the country of money and preserve one’s soul is like imagining one could preserve one’s life at the bottom of a lake. Money is the father of luxury, lasciviousness, intrigues, trickery, lies, betrayal, insincerity, – all of the world’s worst behaviors. Fathers sell their children, husbands their wives, wives betray their husbands, brothers kill each other, friends are false, and all because of money. In the light of all this, tell me that we Wendat are not right in refusing to touch, or so much as to look at money?”

In the third footnote of his speech on the origins on inequality, Jean-Jacques Rousseau, who invented the idea of the “noble savage” presumably existing before man engaged in agriculture, himself refers to

“those happy nations, who do not know even the names of the vices
which we have such trouble controlling,
of those American savages whose simple and natural ways of keeping public order
Montaigne does not hesitate to prefer to Plato’s laws…”

Europeans refusing to return

Another observation is that of Swedish botanist Peher Kalm, who, in 1749, was astonished by the fact that a large number of Europeans, exposed to Aboriginal life, did not want to return:

“It is also remarkable that the greater part of the European prisoners who, on the occasion of the war, were taken in this way and mixed with the Indians, especially if they were taken at a young age, never wanted to return to their country of origin afterwards, even though their father and mother or close relatives came to see them to try to persuade them to do so, and they themselves had every freedom to do so. But they found the Indians’ independent way of life preferable to that of the Europeans; they adopted native clothing and conformed in every way to the Indians, to the point where it is difficult to distinguish them from the Indians, except that their skin and complexion are slightly whiter. We also know of several examples of Frenchmen who have voluntarily married native women and adopted their way of life; on the other hand, we have no example of an Indian marrying a European woman and adopting her way of life; if he happens to be taken prisoner by the Europeans during a war, he always looks for an opportunity, on the contrary, to return home, even if he has been detained for several years and has enjoyed all the freedoms that a European can enjoy.”

Before Lahontan:
Thomas More’s Utopians


In 1492, as the joke goes, “America discovered Columbus, a Genoese captain lost at sea”. The mission he had been entrusted with was motivated by a variety of intentions, not least the idea of reaching, by traveling west, China, a continent thought to be populated by vast populations unaware of Christ’s inspiring and optimistic message, and therefore in urgent need of evangelization.

Unfortunately, two years later, a less theological interest arose when, on June 7, 1494, the Portuguese and Spanish signed the Treaty of Tordesillas at the Vatican, under the supervision of Pope Alexander IV (Borgia), dividing the entire world between two dominant world powers:

  • the Spanish Empire under top-down control of the continental Habsburg/Venice alliance;
  • the Portuguese Empire under that of the banking cartel of Genoese maritime slave traders.

This didn’t stop the best European humanists, two centuries before Lahontan, from raising their voices and showing that some of the so-called “savages” of the United States had virtues and qualities absolutely worthy of consideration and possibly lacking here in Europe.

Such was the case with Erasmus of Rotterdam and his close friend and collaborator Thomas More, who shared what are thought to be their views on America in a little book entitled “U-topia” (meaning ‘any’ place), jointly written and published in 1516 in Leuven, Belgium.

By instinct, the reports they received of America and the cultural characteristics of its natives, led them to believe that they were dealing with some lost colony of Greeks or even the famous lost continent of Atlantis described by Plato in both his Timaeus and Critias.

In More’s Utopia, the Portuguese captain Hythlodeus describes a highly organized civilization: it has flat-hulled ships and “sails made of sewn papyrus”, made up of people who “like to be informed about what’s going on in the world” and whom he “believes to be Greek by origin”.

At one point he says:

“Ah, if I were to propose what Plato imagined in his Republic, or what the Utopians put into practice in theirs, these principles, although far superior to ours – and they certainly are –
might come as a surprise, since with us, everyone owns his property,
whereas there, everything is held in common.”
(no private property).

As far as religion is concerned, the Utopians (like the Native Americans)

“have different religions but, just as many roads lead to one and the same place, all their aspects, despite their multiplicity and variety, converge towards the worship of the divine essence. That’s why nothing can be seen or heard in their temples except what is consistent with all beliefs.
The particular rites of each sect are performed in each person’s home;
public ceremonies are performed in a common place;
Public ceremonies are performed in a form that in no way contradicts them.« 

And to conclude :

Some worship the Sun, others the Moon or some other planet (…) The majority, however, and by far the wisest, reject these beliefs, but recognize a unique god, unknown, eternal, in-commensurable, impenetrable, inaccessible to human reason, spread throughout our universe in the manner, not of a body, but of a power. They call him Father, and relate to him alone the origins, growth, progress, vicissitudes and decline of all things. They bestow divine honors on him alone (…) Moreover, despite the multiplicity of their beliefs, the other Utopians at least agree on the existence of a supreme being, creator and protector of the world.”

Exposing the trap of woke ideology

Does that mean that “all Europeans were evil” and that “all Native Americans were good”? Not at all! The authors don’t fall for such simplistic generalizations and “woke” ideology in general.

For example, even with major similarities, the cultural difference between the First Nation of the Canadian Northwest Coast and those of California, was as big as that between Athens and Sparta in Greek antiquity, the first a republic, the latter an oligarchy.

Different people and different societies, at different times, made experiments and different political choices about the axiomatics of their culture.

While in California, forms of egalitarian and anti-oligarchical self-government erupted, in some areas of the north, oligarchical rule prevailed:

“[F]rom the Klamath River northwards, there existed societies dominated by warrior aristocrats engaged in frequent inter-group raiding, an in which, traditionally, a significant portion of the population had consisted of chattel slaves. This apparently had been true as long as anyone living there could remember.”

Northwest societies took delight in displays of excess, notably during festivals known as “potlach” sometimes culminating in

“the sacrificial killing of slaves (…) In many ways, the behavior or Northwest Coast aristocrats resembles that of Mafia dons, with their strict codes of honor and patronage relations; or what sociologists speak of as ‘court societies’ – the sort of arrangement one might expect in, say, feudal Sicily, from which the Mafia derived many of its cultural codes.”

So, the first point made by the authors is that the infinite diversity of human societies has to be taken into account. Second, instead of merely observing the fact, the authors underline that these diversities very often didn’t result from “objective” conditions, but from political choices. That also carries the very optimistic message, that choices different from the current world system, can become reality if people rise to the challenge of changing them for the better.

Urbanization before agriculture

The boulders you see in the photo, weighing several tonnes and measuring up to almost 7 metres in height, are at least 11,000 years old according to C14 radiocarbon analysis. They are just a few of the many pillars that made up the settlement of Göbekli Tepe, on the border between Turkey and Syria. The civilization that built this settlement and others like it still has no name. In fact, until recently, their existence was totally unknown.

In the largest part of the book, the authors depict the life of hunter-gatherers living thousands of years before the agricultural revolution but able to create huge urban complexes and eventually ruling without a dominant oligarchy.

The book identifies examples in China, Peru, the Indus Valley (Mohenjo-Daru), Ukraine ((Taljanki, Maidenetske, Nebelivka), Mexico (Tlaxcala), the USA (Poverty Point), and Turkey (Catalhoyuk), where large-scale, city-level living was taking place (from about 10,000 BC to 6,000 BC).

But these didn’t involve a ruling caste or aristocratic class; they were explicitly egalitarian in their house building and market trading; made many innovations in plumbing and street design; and were part of continental networks which shared best practice. The agricultural revolution was not a “revolution”, the book argues, but rather a continual transformative process spread across thousands of years when hunter-gatherers were able to flexibly organize themselves into mega-sites (several thousand inhabitants), organized without centers or monumental buildings, but built with standardized houses, comfortable for daily life, all of this achieved without static hierarchies, kings, or overwhelming bureaucracy.

Another case in point is the example of Teotihuacan, which rivaled Rome in grandeur between about 100 BC and 600 AD, where, following a political revolution in 300 AD, an egalitarian culture embarked on a massive social housing program designed to give all residents decent quarters.

Conclusion

Living today, it is very difficult for most of us to imagine that a society, a culture, or a civilization, could survive over centuries without a centralized, forcibly hierarchical power structure.

While, as the authors indicate, archaeological evidence, if we are ready to look at it, tell us the contrary. But are we ready to challenge our own prejudices?

« King-Priest » of Mohenjo-Daro (Indus Valley, Pakistan).

As an example of such self-inflicted blindness, worth mentioning is the case of the “King-Priest”, a small male carved figure showing a neatly bearded man, found during the excavation of the ruined Bronze Age city of Mohenjo-daro (Pakistan), dated to around 2000 BC and considered « the most famous stone sculpture » of the Indus Valley civilization. While in Mohenjo-Daro there exists neither a royal palace or tomb, nor a religious temple of any nature, British archaeologists immediately called it a “King-Priest”, because very simply “it can’t be otherwise”.

Reading Graeber and Wengrow’s book obliges us to adjust our views and become optimistic. They show that radically different human systems are not only possible but have been tried many times by our species. In a public talk in 2022, Wengrow presented what he sees as lessons for the political present from the past, where human beings were much more fluid, conscious and experimental with their social and economic structures :

“Now what do all these details amount to? What does it all mean? Well, at the very least, I’d suggest it’s really a bit far-fetched these days to cling to this notion that the invention of agriculture meant a departure from some egalitarian Eden. Or to cling to the idea that small-scale societies are especially likely to be egalitarian, while large-scale ones must necessarily have kings, presidents and top-down structures of management. And there are also some contemporary implications. Take, for example, the commonplace notion that participatory democracy is somehow natural in a small community—or perhaps an activist group—but couldn’t possibly have a scale-up for anything like a city, a nation or even a region. Well, actually, the evidence of human history, if we’re prepared to look at it, suggests the opposite. If cities and regional confederacies, held together mostly by consensus and cooperation, existed thousands of years ago, who’s to stop us creating them again today with technologies that allow us to overcome the friction of distance and numbers? Perhaps it’s not too late to begin learning from all this new evidence of the human past, even to begin imagining what other kinds of civilization we might create if we can just stop telling ourselves that this particular world is the only one possible.”

Merci de partager !

Avec Leibniz et Kondiaronk, ré-inventer un monde sans oligarchie

Introduction

Helga Zepp-LaRouche, la fondatrice de l’Institut Schiller, dans son discours d’ouverture de la vidéoconférence de l’Institut Schiller du 22 novembre 2022, « Pour la paix mondiale – arrêtons le danger de guerre nucléaire : troisième séminaire des dirigeants politiques et sociaux du monde », a appelé les dirigeants du monde à éradiquer le principe maléfique de l’oligarchie.

L’oligarchie est définie comme une structure de pouvoir dans laquelle le pouvoir repose sur un petit nombre de personnes présentant certaines caractéristiques (noblesse, renommée, richesse, éducation ou contrôle corporatif, religieux, politique ou militaire) et qui imposent leur propre pouvoir sur celui de leur peuple.

Helga Zepp-LaRouche a précisé :

« Depuis 600 ans, il y a eu une bataille continue entre deux formes de gouvernement, entre l’État-nation souverain et la forme oligarchique de la société, vacillant d’un côté et de l’autre avec parfois une plus grande emphase dans l’une ou l’autre de ces directions. Tous les empires reposant sur le modèle oligarchique ont été orientés vers la protection des privilèges de l’élite dirigeante, tout en essayant de maintenir les masses populaires aussi arriérées que possible, parce qu’en les transformant en moutons obéissants, elles sont plus faciles à contrôler (…)« 

Or, malheureusement, la plupart des citoyens du monde transatlantique et d’ailleurs vous diront que l’abolition du principe oligarchique est « une bonne idée », un « beau rêve », mais que la réalité nous dit que « ça ne peut pas arriver » pour la simple et bonne raison que « ça n’est jamais arrivé avant ».

Les sociétés, par définition, affirment-ils, sont inégalitaires. Les rois et les présidents de républiques, affirment-ils, ont pu éventuellement « prétendre » qu’ils régnaient sur les masses pour leur « bien commun », mais en réalité, pensent nos concitoyens, il s’agissait toujours du règne d’une poignée privilégiant ses propres intérêts au détriment de la majorité.

Les BRICS

Il est intéressant pour nous tous de constater que certains penseurs de premier plan impliqués dans le mouvement des BRICS tentent d’imaginer de nouveaux modes de gouvernance collective excluant les principes oligarchiques.

Par exemple, dans cette direction, l’économiste Pedro Paez, ancien conseiller du président équatorien Rafael Correa, a défendu, dans son intervention à la vidéoconférence de l’Institut Schiller les 15 et 16 avril 2023,

« un nouveau concept de monnaie fondé sur des accords monétaires de chambres de compensation pour les paiements régionaux, qui peuvent être réunis dans un système de chambre de compensation mondiale, qui pourrait également empêcher un autre type d’hégémonie unilatérale et unipolaire de se produire, comme celle qui a été établie avec Bretton Woods, et qui ouvrirait au contraire les portes à une gestion multipolaire.« 

Le philosophe et théologien belge Marc Luyckx, ancien membre de la fameuse « Cellule de Prospective » de la Commission européenne de Jacques Delors, a également souligné, dans une interview vidéo sur la dédollarisation de l’économie mondiale, que les pays BRICS sont en train de créer un ordre mondial dont la nature fait qu’aucun membre de leur propre groupe ne peut devenir la puissance dominante.

Une nouvelle histoire de l’humanité

Couverture du livre de Graeber et Wengrow.
Couverture du livre de Graeber et Wengrow.

La bonne nouvelle est qu’un livre décapant de 700 pages, intitulé « Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité » (Editions Les liens qui libèrent), écrit et publié en 2021 par l’anthropologue américain David Graeber* (à droite) et le professeur britannique d’archéologie comparée David Wengrow (à gauche) de l’University College de Londres (UCL), fracasse les notions conventionnelles selon lesquelles les anciennes cultures humaines ont progressé de façon linéaire vers le modèle économique néolibéral actuel et, par conséquent, vers des niveaux élevés d’inégalité.

Mieux encore, en se fondant sur des faits concrets, le livre réfute en grande partie le « récit » selon lequel le modèle oligarchique est en quelque sorte « naturel ». Bien sûr, le principe oligarchique a souvent régné, et souvent pendant longtemps. Mais, étonnamment, le livre présente des indications accablantes et des indices archéologiques fortes permettant de croire que dans les temps anciens, certaines sociétés, mais pas toutes, ont réussi à prospérer et perdurer au fil des siècles par le biais de choix politiques totalement différents..

Par conséquent, et c’est la bonne nouvelle, si nos lointains ancêtres ont consciemment su construire des modes de gouvernance rendant impossible que des groupes minoritaires conservent une emprise hégémonique permanente et des privilèges sur la société, cela peut le refaire aujourd’hui.

Le 10e point de Helga Zepp-LaRouche

Cette question est intimement lié au 10e point soulevé par Helga Zepp-LaRouche qui, pour démontrer que toutes les sources du mal peuvent être éradiquées par l’éducation et renversées par une décision politique, affirme que l’inclination naturelle de l’homme est intrinsèquement de faire le bien.

L’existence même de précédents historiques de sociétés ayant survécu sans oligarchie pendant des centaines d’années est bien sûr la preuve « pratique » de l’inclination axiomatique de l’homme à faire le bien.

Sans surprise, certains affirment que la question du « bien » et du « mal » n’est qu’un « débat théologique », puisque les concepts de « bien » et de « mal » n’existent que pour des humains cherchant à se comparer les uns aux autres. Selon eux, personne ne se demanderai si un poisson ou un arbre est bon ou mauvais, puisqu’ils n’ont aucune forme de conscience de soi leur permettant de mesurer leurs actes et leurs actions à la lumière de leur propre nature ou à celle de l’intention de leur créateur.

Or, une partie de la « réponse biblique » à cette allégorie, à savoir si l’homme est bon ou mauvais, part du postulat que les gens « vivaient autrefois dans un état d’innocence », mais qu’ils ont succombé au péché originel. Nous nous sommes pris pour Dieu et avons été punis pour cela ; maintenant nous vivons dans un état de déchéance, tout en espérant une rédemption future.

Rousseau et Hobbes, même combat ?

Graeber et Wengrow, en en faisant le socle de leur livre, démontrent de manière très provocante comment nous avons subi un lavage de cerveau par l’idéologie oligarchique pessimiste et destructrice, en particulier celle promue par Rousseau et Hobbes, pour qui l’inégalité est l’état naturel de l’homme, une humanité qui aurait pu éventuellement être bonne comme « un bon sauvage », avant de devenir, suite à l’apparition de l’agriculture et de l’industrie, « civilisée » et une société ne survivant que grâce à un « contrat social » (soumission volontaire du bas vers le haut) ou un Léviathan (dictature du haut vers le bas) : Écoutons les auteurs :

« Aujourd’hui, la version populaire de cette allégorie [biblique] [de l’homme chassé du jardin d’Eden] est généralement une version moderne du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, écrit par Jean-Jacques Rousseau en 1754.

« En voici la trame générale. Il fut un temps où les hommes, aussi innocents qu’au premier jour, vivaient de chasse et de cueillette au sein de tout petits groupes – des groupes qui pouvaient être égalitaires justement parce qu’ils étaient petits. Cet âge d’or pris fin avec l’apparition de l’agriculture, et surtout avec le développement des premières villes. Celles-ci marquèrent l’avènement de la ‘civilisation’ et de ‘l’Etat’, donnant naissance à l’écriture, à la science et à la philosophie, mais aussi à presque tous les mauvais côtés de l’existence humaine : le patriarcat, les armées permanentes, les exterminations de masse, sans oublier les vastes bureaucraties qui nous inondent de formulaires.

« Bien sûr, il s’agit d’une simplification très grossière, mais il semble que ce soit le récit de base qui refait surface chaque fois que quelqu’un, des psychologues du travail aux théoriciens révolutionnaires, dit quelque chose du genre ‘mais bien sûr, les êtres humains ont passé la majeure partie de leur évolution à vivre dans des groupes de dix ou vingt personnes’, ou ‘l’agriculture a peut-être été la pire erreur de l’humanité’. Et comme nous le verrons, de nombreux auteurs populaires avancent explicitement cet argument. Le problème, c’est que quiconque cherche une alternative à cette vision plutôt déprimante de l’histoire s’aperçoit rapidement que la seule proposée est encore pire : si ce n’est pas Rousseau, alors c’est Thomas Hobbes.

« Le Léviathan de Hobbes, publié en 1651, à bien des égards, fait figure de texte fondateur de la théorie politique moderne. Hobbes y soutient que, les hommes étant ce qu’ils sont —des créatures égoïstes—, l’état de nature originel n’était en aucun cas un état d’innocence. On y menait forcément une existence ’solitaire, pauvre, méchante, brutale et courte’ – fondamentalement, un état de guerre, une guerre de tous contre tous. Et s’il y a eu des progrès par rapport à cet état de fait, un hobbesien dirait qu’ils sont dus en grande partie aux mécanismes répressifs dont se plaignait précisément Rousseau : les gouvernements, les tribunaux, les bureaucraties, la police. Cette vision des choses existe également depuis très longtemps. Ce n’est pas pour rien qu’en anglais, les mots ’politics’, ’polite’ et ’police’ se prononcent tous de la même façon : ils dérivent tous du mot grec polis, ou ville, dont l’équivalent latin est civitas, qui nous donne aussi ’civility’, ’civic’ et une certaine conception moderne de la ‘civilisation’.

« En vertu de cette conception, la société humaine repose sur la répression collective de nos plus bas instincts, ce qui devient d’autant plus nécessaire lorsque les hommes vivent en grand nombre en un même lieu. Le hobbesien des temps modernes dirait donc que, oui, nous avons vécu la plus grande partie de notre évolution en petits groupes, qui pouvaient s’entendre principalement parce qu’ils partageaient un intérêt commun pour la survie de leur progéniture. Mais même ces groupes n’étaient en aucun cas fondés sur l’égalité. Il y avait toujours, dans cette version, un chef ‘mâle alpha’. Les sociétés humaines n’auraient donc jamais fonctionné selon d’autres principes que la hiérarchie, la domination et l’égoïsme cynique. C’est juste que, collectivement, nous avons appris qu’il était à notre avantage de donner la priorité à nos intérêts à long terme plutôt qu’à nos instincts à court terme ; ou, mieux encore, de créer des lois qui nous obligent à confiner nos pires impulsions dans des domaines socialement utiles comme l’économie, tout en les interdisant partout ailleurs.

« Comme le lecteur peut probablement le déceler à notre ton, nous n’aimons pas beaucoup le choix entre ces deux alternatives. Nos objections peuvent être classées en trois grandes catégories. En tant que récits du cours général de l’histoire de l’humanité, ils :

1. ne sont tout simplement pas vrais ;
2. ont des implications politiques désastreuses et
3. donnent du passé une image inutilement ennuyeuse.
« 

Conséquence de la victoire des modèles impériaux de pouvoir politique, le seul « récit » accepté de « l’évolution » de l’homme, validant automatiquement une emprise oligarchique sur la société, est celui qui permet de « confirmer » le dogme convenu à l’avance et érigé en « vérité » immortelle ou absolue. Et toute découverte historique ou artefact contredisant ou invalidant le récit de Rousseau-Hobbes seront, considérés, au mieux, comme des anomalies.

Ouvrir les yeux

Graeber et Wengraw affirment,

« vouloir raconter une autre histoire, plus prometteuse et plus intéressante ; une histoire qui, en même temps, tient mieux compte de ce que les dernières décennies de recherche nous ont appris. Il s’agit en partie de rassembler les preuves accumulées par l’archéologie, l’anthropologie et d’autres disciplines apparentées, preuves qui permettent de rendre compte d’une manière totalement nouvelle de la façon dont les sociétés humaines se sont développées au cours des 30 000 dernières années environ. La quasi-totalité de ces recherches vont à l’encontre des idées reçues, mais trop souvent les découvertes les plus remarquables restent confinées aux travaux des spécialistes ou doivent être découvertes en lisant entre les lignes des publications scientifiques.« 

Et en effet, leur regard nouveau les conduit à constater :

« qu’il il est établi aujourd’hui que les sociétés humaines avant l’avènement de l’agriculture n’étaient pas confinées à des groupuscules égalitaires. Au contraire, le monde des chasseurs-cueilleurs tel qu’il existait avant l’avènement de l’agriculture était un monde d’expériences sociales audacieuses, ressemblant bien plus à un défilé carnavalesque de formes politiques qu’aux abstractions ternes de la théorie de l’évolution. L’agriculture, quant à elle, n’a pas signifié l’avènement de la propriété privée, pas plus qu’elle n’a marqué un pas irréversible vers l’inégalité. En fait, bon nombre des premières communautés agricoles étaient relativement exemptes de rangs et de hiérarchies. Et loin de graver dans le marbre les différences de classe, un nombre surprenant des premières villes du monde étaient organisées sur des bases solidement égalitaires, sans avoir besoin de dirigeants autoritaires, de guerriers-politiciens ambitieux, ni même d’administrateurs autoritaires.« 

Kondiaronk,
Leibniz et les Lumières

Le penseur allemand Gottfried Wilhelm Leibniz. Portrait de Kondiaronk, vue d’artiste.
Portrait de Kondiaronk, vue d’artiste.

En fait, la dissertation de Rousseau, selon les auteurs, était en partie une réponse aux critiques de la civilisation européenne, qui ont commencé dans les premières décennies du XVIIIe siècle.

« Les origines de cette critique, cependant, ne se trouvent pas chez les philosophes des Lumières (bien qu’ils les aient admirés et imités au début), mais chez les commentateurs et observateurs indigènes de la société européenne, tels que l’homme d’État amérindien (Huron-Wendat) Kondiaronk », et bien d’autres encore.

Et lorsque d’éminents penseurs, comme Leibniz,

« ont exhorté leurs patriotes à adopter les modèles chinois de gestion de l’État, les historiens contemporains ont tendance à insister sur le fait qu’ils n’étaient pas vraiment sérieux.« 

Pourtant, de nombreux penseurs influents du siècle des Lumières ont effectivement affirmé que certaines de leurs idées sur le thème de l’inégalité étaient directement inspirées de sources chinoises ou amérindiennes !

Tout comme Leibniz s’est familiarisé avec la civilisation chinoise grâce à ses contacts avec les missions jésuites, les idées des Indiens ont atteint l’Europe par le biais d’ouvrages tels que le rapport en soixante-et-onze volumes, Les relations des jésuites de la Nouvelle France, publié entre 1633 et 1673 et qui fit couler beaucoup d’encre.

Alors qu’aujourd’hui, nous pensons que la liberté individuelle est une bonne chose, ce n’était pas le cas des Jésuites qui se plaignaient des Indiens. Les Jésuites étaient opposés à la liberté par principe :

« C’est là, sans aucun doute, une disposition tout à fait contraire à l’esprit de la foi, qui exige que nous soumettions non seulement nos volontés, mais nos esprits, nos jugements et tous les sentiments de l’homme à une puissance inconnue des lois et des sentiments d’une nature corrompue. »

Le Père Paul Le Jeune

Le père jésuite Jérôme Lallemant, dont la correspondance a servi de modèle initial aux Relations des Jésuites, notait à propos des Indiens Wendats en 1644 :

« Je ne crois pas qu’il y ait peuples sur la Terre plus libre que ceux-ci, et moins capables de voir leurs volontés assujetties à quelque puissance que ce soit.« 

Plus inquiétant encore, leur haut niveau d’intelligence. Le Père Paul Le Jeune, supérieur des Jésuites au Canada dans les années 1630 :

« Il n’y en a quasi point qui ne soit capable d’entretien, et ne résonne fort bien, et en bons termes, sur les choses dont il a connaissance : ce qui les forme encore dans le discours, sont les conseils qui se tiennent quasi tous les jours dans les villages en toutes occurrences. »

Ou encore, selon Lallemant :



« Je puis dire en vérité que pour l’esprit, ils n’ont rien de moins que les Européens, et demeurant dedans la France, je n’eusse jamais cru, que sans instruction la nature eût pu fournir une éloquence plus prompte et plus vigoureuse que j’en ai admiré en plusieurs Hurons, ni de plus clairvoyant dans les affaires, et une conduite plus sage dans les choses qui sont de leur usage. (Relations des Jésuites, vol. XXVIII, p. 62.) »

Certains jésuites sont allés beaucoup plus loin, notant – non sans une certaine frustration – que les « sauvages » du Nouveau Monde semblaient globalement plus intelligents que les personnes avec lesquelles ils avaient l’habitude de traiter dans leur pays.

Oeuvres du Baron de Lahontan.

Les idées de l’homme d’État amérindien Kondiaronk (v. 1649-1701), connu sous le nom de « Le Rat » et chef du peuple amérindien Wendat (Huron) à Michilimackinac en Nouvelle-France, sont parvenues à Leibniz par l’intermédiaire d’un aristocrate français appauvri nommé Louis-Armand de Lom d’Arce, baron de La Hontan, plus connu sous le nom de Lahontan (1666-1715).

En 1683, Lahontan, âgé de 17 ans, s’engage dans l’armée française et est affecté au Canada. Au cours de ses différentes missions, il parle couramment l’algonquin et le wendat et se lie d’amitié avec de nombreuses personnalités politiques autochtones, dont le brillant homme d’État wendat Kondiaronk, qui, en tant que porte-parole du Conseil (organe directeur) de la Confédération wendat, est envoyé comme ambassadeur à la cour de Louis XIV en 1691.

La Grande Paix de Montréal

Carte de la Nouvelle France indiquant « l’Ancien pays des Huron » au bord du Lac Huron.
Kondiaronk incitant les différentes nations indiennes à conclure une paix entre eux et avec la France, une paix mutuellement bénéfique.

Même après avoir été trahi par les Français et obligé de mener ses propres guerres pour assurer la sécurité de ses concitoyens, Kondiaronk a joué un rôle clé dans ce que l’on appelle la « Grande Paix de Montréal » du 1er août 1701, qui a mis fin aux sanglantes guerres des Castors.

C’était en réalité des guerres par procuration entre les Britanniques et les Français, chacun d’eux utilisant les Indiens comme « chair à canon » pour leurs propres projets géopolitiques.

La France est de plus en plus acculée par les Britanniques. Ainsi, à la demande des Français, au cours de l’été 1701, plus de 1 300 Indiens, issus de quarante nations différentes, se rassemblent près de Montréal, contestant le fait que la ville soit ravagée par la grippe. Ils viennent de la vallée du Mississippi, des Grands Lacs et de l’Acadie. Beaucoup sont des ennemis de toujours, mais tous ont répondu à l’invitation du gouverneur français. Leur avenir et le destin de la colonie sont en jeu. Leur objectif est de négocier une paix globale, entre eux et avec les Français. Les négociations durent des jours et la paix est loin d’être garantie. Les chefs sont méfiants. La principale pierre d’achoppement est le retour des prisonniers capturés lors des campagnes précédentes et réduits en esclavage ou adoptés. Indiens s’attristant du décès de Kondiaronk. Sans le soutien de ce dernier, la paix est impossible. Le 1er août, gravement malade, il parle pendant deux heures en faveur d’un traité de paix qui serait garanti par les Français. Son discours émeut beaucoup de monde. La nuit suivante, Kondiaronk meurt, terrassé par la grippe à l’âge de 52 ans.

Indiens s’attristant du décès de Kondiaronk.

Mais le lendemain, le traité de paix est signé. Désormais, il n’y aura plus de guerre entre les Français et les Indiens. Trente-huit nations signent le traité, dont les Iroquois. Les Iroquois s’engagent à rester neutres dans tout conflit futur entre les Français et leurs anciens alliés, les colons anglais de Nouvelle-Angleterre. Kondiaronk est loué par les Français et présenté comme un « modèle » d’indigène pacifique. Les Jésuites ont immédiatement répandu le mensonge selon lequel, juste avant de mourir, il se serait « converti » à la foi catholique dans l’espoir que d’autres indigènes suivent son exemple.

Lahontan, d’Amsterdam à Hanovre

Or, à la suite de divers événements, Lahontan se retrouve à Amsterdam. Pour gagner sa vie, il écrit une série de livres sur ses aventures au Canada (« Voyages du baron de La Hontan dans l’Amérique Septentrionale, qui contiennent une relation des différents peuples qui y habitent »), dont le troisième, intitulé « Dialogue curieux entre l’auteur et un sauvage de bon sens qui a voyagé », comprend quatre dialogues avec un personnage fictif, un dénommé Adario (en réalité Kondiaronk).

Les Dialogues sont rapidement traduits en allemand, en néerlandais, en anglais et en italien. Lahontan lui-même, acquière alors une certaine célébrité, s’installe à Hanovre où il se lie d’amitié avec le grand philosophe et scientifique Wilhelm Gottfried Leibniz. (1646-1716). A l’affût de tout ce qui se discutait en Europe, le philosophe, alors âgé de 64 ans, semble avoir été mis sur la piste de Lahontan par des journalistes hollandais et allemands, mais aussi par le texte d’un obscur théologien de Helmstedt, Jonas Conrad Schramm (1675-1739), dont la conférence introductive sur « la Philosophie balbutiante des Canadiens » avait été publiée en latin en 1707. Se référant d’abord à Platon et à Aristote (qu’il abandonne presque aussitôt), Schramm s’appuie sur les Dialogues et les Mémoires de Lahontan pour montrer comment les

« barbares canadiens frappent à la porte de la philosophie mais n’y entrent pas parce qu’ils n’ont pas les moyens suffisants ou qu’ils sont enfermés dans leurs coutumes ».

Indien huron.

Beaucoup moins borné, Leibniz voit dans Lahontan une confirmation de son propre optimisme politique qui lui permet d’affirmer que la naissance de la société ne vient pas de la nécessité de sortir d’un terrible état de guerre, comme le pensait Thomas Hobbes, mais d’une aspiration naturelle à la concorde.

Mais ce qui l’intéresse avant tout, ce n’est pas tant de savoir si les « sauvages américains » sont capables ou non de philosopher, mais s’ils vivent réellement en concorde sans gouvernement.

A son correspondant Wilhelm Bierling, qui lui demande comment les Indiens du Canada peuvent vivre « en paix bien qu’ils n’aient ni lois ni magistratures publiques », Leibniz répond :

« Il est tout à fait véridique (…) que les Américains de ces régions vivent ensemble sans aucun gouvernement mais en paix ; ils ne connaissent ni luttes, ni haines, ni batailles, ou fort peu, excepté contre des hommes de nations et de langues différentes. Je dirais presque qu’il s’agit d’un miracle politique, inconnu d’Aristote et ignoré par Hobbes.« 

Leibniz, qui affirme bien connaître Lahontan, souligne qu’Adario :

« venu en France il y a quelques années et qui, quoiqu’il appartienne à la nation huronne, a jugé ses institutions supérieures aux nôtres.« 

Cette conviction de Leibniz s’exprimera encore dans son Jugement sur les œuvres de M. le Comte Shaftesbury, publiées à Londres en1711 sous le titre de Characteristicks :

« Les Iroquois et les Hurons, sauvages voisins de la Nouvelle France et de la Nouvelle Angleterre, ont renversé les maximes politiques trop universelles d’Aristote et de Hobbes. Ils ont montré par une conduite surprenante, que des peuples entiers peuvent être sans magistrats et sans querelles, et que par conséquent les hommes ne sont ni assez portés par leur bon naturel, ni assez forcés par leur méchanceté à se pourvoir d’un gouvernement et à renoncer à leur liberté. Mais la rudesse de ces sauvages fait voir, que ce n’est pas tant la nécessité, que l’inclination d’aller au meilleur et d’approcher de la félicité, par l’assistance mutuelle, qui fait le fondement des sociétés et des États ; et il faut avouer que la sûreté en est le point le plus essentiel. »

Alors que ces dialogues sont souvent qualifiés de purement fictifs, Leibniz, dans une lettre à Bierling datée du 10 novembre 1719, estime que :

« Les Dialogues de Lahontan, bien qu’ils ne soient pas entièrement vrais, ne sont pas non plus complètement inventés.« 

Pour Leibniz, bien sûr, les institutions politiques sont nées d’une aspiration naturelle au bonheur et à l’harmonie. Dans cette perspective, le travail de Lahontan ne contribue pas à la construction d’un nouveau savoir, il ne fait que confirmer une thèse qu’il avait déjà constituée.

Regard sur les Européens
et les Français en particulier

Illustration tirée des Mémoires de Lahontan.

Ainsi, Lahontan, dans ses mémoires, raconte que des Amérindiens, comme Kondiaronk, qui avaient séjourné en France,

« nous taquinaient continuellement avec les défauts et les désordres qu’ils observaient dans nos villes, comme étant causés par l’argent. On a beau à leur donner des raisons pour leur faire connaître que la propriété des biens est utile au maintien de la société : ils se moquent de tout ce qu’on peut dire sur cela. Au reste, ils ne se querellent ni ne se battent, ni se médisent jamais les uns des autres ; ils se moquent des arts et des sciences, et ils rient de la différence de rangs qu’on observe chez nous. Ils nous traitent d’esclaves et d’âmes misérables, dont la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, alléguant que nous nous dégradons en nous soumettant à un seul homme [le Roi] qui peut tout, et qui n’a d’autre loi que son bon vouloir.« 

Lahontan poursuit :

« Ils trouvent étrange que les uns aient plus de biens que les autres, et que ceux qui en ont le plus sont estimés davantage que ceux qui en ont le moins. Enfin, ils disent que le titre de sauvages, dont nous les qualifions, nous conviendrait mieux que celui d’hommes, puisqu’il n’y a rien moins que de l’homme sage dans toutes nos actions.« 

Dans son dialogue avec Kondiaronk, Lahontan lui dit que si les méchants restaient impunis, nous deviendrions le peuple le plus misérable de la terre. Kondiaronk répond :

« Vous l’êtes assez déjà, je ne conçois pas que vous puissiez l’être davantage. Ô quel genre d’hommes sont les Européens ! Ô quelle sorte de créatures ! Qui font le bien par la force, et n’évitent à faire le mal que par la crainte des châtiments ? (…) Tu vois que nous n’avons point de juges ; pourquoi ? Parce que nous n’avons point de querelles ni de procès. Mais pourquoi n’avons-nous pas de procès ? C’est parce que nous ne voulons point recevoir ni connaître l’argent. Pourquoi est-ce que nous ne voulons pas admettre cet argent ? C’est parce que nous ne voulons pas de lois, et que depuis que le monde est monde nos pères ont vécu sans cela.« 

Frère Gabriel Sagard, un frère récollet français, a rapporté que les Wendats étaient particulièrement offensés par le manque de générosité des Français les uns envers les autres :

« Ils se rendent l’hospitalité réciproque, et assistent tellement l’un l’autre qu’ils pourvoient à la nécessité de chacun, sans qu’il ait aucun pauvre mendiant parmi leurs villes et villages.Et trouvent fort mauvais entendant dire qu’il y avait en France grand nombre de ces nécessiteux et mendiants, et pensaient que cela fut faute de charité qui fut en nous, et nous en blâmaient grandement.« 

L’argent, pense Kondiaronk, crée un environnement qui encourage les gens à mal se comporter :

« Plus je réfléchis à la vie des Européens et moins je trouve de bonheur et de sagesse parmi eux. Il y a six ans que je ne fais que penser à leur état. Mais je ne trouve rien dans leurs actions qui ne soit au-dessous de l’homme, et je regarde comme impossible que cela puisse être autrement, à moins que vous ne vouliez vous réduire à vivre sans le Tien ni le Mien, comme nous faisons. Je dis donc que ce que vous appelez argent est le démon des démons, le tyran des Français ; la source des maux ; la perte des âmes et sépulcre des vivants. Vouloir vivre dans les pays de l’argent et conserver son âme, c’est vouloir se jeter au fond du lac pour conserver la vie ; or ni l’un ni l’autre ne se peuvent. Cet argent est le père de la luxure, de l’impudicité, de l’artifice, de l’intrigue, du mensonge, de la trahison, de la mauvaise foi et généralement de tous les maux qui sont au monde. Le père vend ses enfants, les maris leurs femmes, les femmes trahissent leurs maris, les frères se tuent, les amis se trahissent, et tout pour l’argent. Dis-moi, je te prie, si nous avons tort après cela de ne vouloir point ni manier ni même voir ce maudit argent.« 

Dans la troisième note de bas de page de son discours Sur les origines et les fondement de l’inégalité parmi les hommes, Jean-Jacques Rousseau, qui a inventé l’idée du « noble sauvage » supposé exister avant que l’homme ne se lance dans l’agriculture, fait lui-même référence à

« ces nations heureuses qui ne connaissent pas même le nom des vices que nous avons tant de peine à réprimer, de ces sauvages d’Amérique dont Montaigne ne balance point à préférer la simple et naturelle police, nos seulement aux lois de Platon, mais même à tout ce que la philosophie pourra jamais imaginer de plus parfait pour le gouvernement des peuples.« 

Ces Européens qui refusent de rentrer

La financée du trappeur, 1845, huile sur toile, Alfred Jacob Miller.

Autre observation, celle du botaniste suédois Peher Kalm qui s’étonne, en 1749 du fait qu’un grand nombre d’Européens, exposés à la vie autochtone, ne veulent pas en revenir :

« Il est également remarquable que la plus grande partie des prisonniers européens qui, à l’occasion de la guerre, ont été pris ainsi et mêlés aux Sauvages, surtout s’ils ont été pris dans leur jeune âge, n’ont jamais voulu revenir par la suite dans leur pays d’origine, bien que leurs père et mère ou leurs proches parents soient venus les voir pour tenter de les en persuader et qu’eux-mêmes aient eu toute liberté de le faire. Mais ils ont trouvé le mode de vie indépendant propre aux Sauvages préférable à celui des Européens ; ils ont adopté les vêtements indigènes et se sont conformés en tout aux Sauvages, au point qu’il est difficile de les en distinguer, si ce n’est qu’ils ont la peau et le teint légèrement plus blancs. On connaît également plusieurs exemples de Français qui ont volontairement épousé des femmes indigènes et ont adopté leur mode de vie ; par contre on n’a pas d’exemple qu’un Sauvage se soit uni à une Européenne et ait pris sa façon de vivre ; s’il lui arrive d’être fait prisonnier par les Européens au cours d’une guerre, il cherche toujours une occasion, au contraire, de retourner chez lui, même s’il a été retenu plusieurs années et a bénéficié de toutes les libertés dont un Européen peut jouir.« 

Avant Lahontan :
les Utopiens de Thomas More

Thomas More et Erasme de Rotterdam, les auteurs de l’Utopie.

En 1492, comme le dit la plaisanterie, « l’Amérique découvrit Colomb, un capitaine génois perdu en mer ».

La mission qui lui avait été confiée était motivée par diverses intentions, en particulier l’idée d’atteindre, en voyageant vers l’ouest, la Chine, un continent que l’on croyait peuplé de vastes populations ignorant le message inspirant et optimiste du Christ et ayant donc un besoin urgent d’évangélisation.

Malheureusement, deux ans plus tard, un intérêt moins théologique se manifesta lorsque, le 7 juin 1494, les Portugais et les Espagnols signèrent au Vatican, sous la direction du pape Alexandre IV (Borgia), le traité de Tordesillas, partageant le monde entier entre deux empires, l’espagnol sous le contrôle de l’alliance continentale Habsbourg/Venise, et le portugais sous celui du cartel bancaire d’esclavagistes maritimes génois.

Cela n’a pas empêché, deux siècles avant Lahontan, les meilleurs humanistes européens d’élever la voix et de montrer que certains des soi-disant « sauvages » des États-Unis avaient des vertus et qualités qui méritaient absolument d’être pris en considération et éventuellement manquant chez nous en Europe.

Pages de l’Utopie de More et Erasme.

C’est le cas d’Érasme de Rotterdam et de son ami intime et collaborateur Thomas More, qui partagent ce que l’on pense être leurs opinions sur l’Amérique dans un petit livre intitulé « U-topia » (qui signifie ’quelque’ endroit), écrit en commun et publié en 1516 à Louvain.

Par instinct, les rapports qu’ils reçoivent de l’Amérique et les caractéristiques culturelles de ses indigènes, les incitent à croire qu’ils ont affaire à quelque colonie perdue de Grecs ou même au fameux continent perdu de l’Atlantide décrit par Platon à la fois dans son Timée  et dans son Critias.

Dans l’Utopie de More, le capitaine portugais Hythlodée décrit une civilisation très organisée : elle possède des vaisseaux à carène plate et « des voiles faites de papyrus cousu », composée de gens qui « aiment à être renseignés sur ce qui se passe dans le monde » et qu’il « croit Grecque d’origine ».

A un moment il est dit : 

« Ah ! Si je venais proposer ce que Platon a imaginé dans sa République ou ce que les Utopiens mettent en pratique dans la leur, ces principes, encore que bien supérieurs aux nôtres, et ils le sont à coup sûr, pourraient surprendre, puisque chez nous, chacun possède ses biens tandis que là, tout est mis en commun. » (pas de propriété privée)

En ce qui concerne la religion, les Utopiens (tout comme les indigènes indiens) 

« ont des religions différentes mais, de même que plusieurs routes conduisent à un seul et même lieu, tous leurs aspects, en dépit de leur multiplicité et de leur variété, convergent tous vers le culte de l’essence divine. C’est pourquoi l’on ne voit, l’on entend rien dans leurs temples que ce qui s’accorde avec toutes les croyances. Les rites particuliers de chaque secte s’accomplissent dans la maison de chacun ; les cérémonies publiques s’accomplissent sous une forme qui ne les contredit en rien.« 

Et même : 

« Les uns adorent le soleil, d’autres la lune ou quelque planète (…) Le plus grand nombre toutefois et de beaucoup les plus sages, rejettent ces croyances, mais reconnaissent un dieu unique, inconnu, éternel, incommensurable, impénétrable, inaccessible à la raison humaine, répandu dans notre univers à la manière, non d’un corps, mais d’une puissance. Ils le nomment Père et rapportent à lui seul les origines, l’accroissement, les progrès, les vicissitudes, le déclin de toutes choses. Ils n’accordent d’honneurs divins qu’à lui seul. (…) Au reste, malgré la multiplicité de leurs croyances, les autres Utopiens tombent du moins d’accord sur l’existence d’un être suprême, créateur et protecteur du monde.« 

Pas de complaisance
envers l’idéologie woke

Cela signifie-t-il que « tous les Européens étaient mauvais » et que « tous les Indiens étaient bons » ? Pas du tout ! Les auteurs ne tombent pas dans le piège des généralisations simplistes et de l’idéologie « woke » en général.

Par exemple, même avec de grandes similitudes, la différence culturelle entre les Premières Nations de la côte nord-ouest du Canada et celles de Californie était aussi grande que celle entre Athènes et Sparte dans l’antiquité grecque, la première étant une république, la seconde une oligarchie.

Différents peuples et différentes sociétés, à différentes époques, ont fait des expériences et des choix politiques différents concernant les axiomes de leur culture.

Alors qu’en Californie, des formes d’autonomie égalitaire et anti-oligarchique apparaissent, dans certaines régions du nord, c’est le régime oligarchique qui prévaut :

« de la rivière Klamath vers le nord, il existait des sociétés dominées par des aristocrates guerriers engagés dans de fréquents raids entre groupes, et dans lesquelles, traditionnellement, une partie importante de la population était constituée d’esclaves à titre onéreux. Il semble que cela ait été le cas aussi longtemps que l’on s’en souvienne. »

Les sociétés du Nord-Ouest pour le plaisir qu’elles prenaient à afficher des excès, notamment lors des fêtes connues sous le nom de potlach, qui culminaient parfois, champignons hallucinogènes aidant, avec

« le meurtre sacrificiel d’esclaves (…) À bien des égards, le comportement des aristocrates de la côte nord-ouest ressemble à celui des mafieux, avec leurs codes d’honneur stricts et leurs relations de patronage, ou à ce que les sociologues appellent les ‘sociétés de cour’ – le genre d’arrangement auquel on pourrait s’attendre, par exemple, dans la Sicile féodale, d’où la mafia a tiré bon nombre de ses codes culturels. »

La première remarque de Graeber et Wengrow est donc qu’il faut tenir compte de l’infinie diversité des sociétés humaines. Deuxièmement, au lieu de se contenter d’observer le fait, les auteurs soulignent que, très souvent, ces diversités ne résultent pas de conditions « objectives », mais de choix politiques. Cela véhicule également un message très optimiste, à savoir que des choix différents du système mondial actuel peuvent devenir réalité si les gens relèvent le défi de les changer pour le mieux.

Les premières villes du monde

Les blocs de roche que vous voyez sur la photo, pesant plusieurs tonnes et mesurant jusqu’à près de 7 mètres de haut, sont âgés d’au moins 11 000 ans selon l’analyse radiocarbone C14. Ils ne sont que quelques-uns des nombreux piliers qui constituaient l’établissement de Göbekli Tepe, à la frontière entre la Turquie et la Syrie. La civilisation qui a construit cette colonie et d’autres semblables n’a toujours pas de nom. En fait, jusqu’à récemment, leur existence était totalement inconnue.

Dans la plus grande partie du livre, les auteurs décrivent la vie des chasseurs-cueilleurs qui ont vécu des milliers d’années avant la révolution agricole, mais qui ont été capables de créer d’immenses complexes urbains et qui parfois ont fini par gouverner sans oligarchie dominante.

Le livre identifie des exemples en Chine, au Pérou, dans la vallée de l’Indus (Mohenjo-Daro), en Ukraine (Talianki, Maydenetsk, Nebelivka), au Mexique (Tlaxcala), aux États-Unis (Poverty Point, Lousiane) et en Turquie (Göbekli Tepe, Catal Höyük), où l’on vivait à grande échelle au niveau de la ville (d’environ 10 000 à 6 000 ans av. J.-C.). Catal Höyük (Anatolie, Turkye) comptait jusqu’à 8000 habitants au moment de son extension maximum, entre le VIIe et le VIe millénaire avant notre ère.
Cathérine Louboutin, dans son ouvrage de la collection Découvertes Gallimard, « Au Néolithique, les premiers paysans du monde », écrivait en 1990 : « Malgré sa taille, un riche artisanat, la connaissance du métal (cuivre et plomb) et de l’irrigation, Catal Höyük ne montre aucune hiérarchie sociale et ne semble pas rassembler, pour la redistribuer, la richesse économique de la région dont elle serait le pôle majeur : ce n’est donc pas tout à fait une ville. »

Suite à une révolte populaire vers l’an 300, une épidémie du logement social a frappé la ville de Teotihuacán au Mexique ?

Mais ces villes n’impliquaient pas de caste dirigeante ou de classe aristocratique ; elles étaient explicitement égalitaires dans la construction de leurs maisons et dans leurs échanges commerciaux ; elles ont apporté de nombreuses innovations en matière de plomberie et de conception des rues ; et elles faisaient partie de réseaux continentaux qui partageaient les meilleures pratiques.

La révolution agricole n’a pas été une « révolution », affirme les auteurs, mais plutôt un processus de transformation continu étalé sur des milliers d’années, lorsque les chasseurs-cueilleurs ont été capables de s’organiser de manière flexible en méga-sites (quelques milliers d’habitants), organisés sans centres ni bâtiments monumentaux, mais construits avec des maisons standardisées, confortables pour la vie quotidienne, tout cela sans hiérarchies statiques, sans rois ni bureaucratie écrasante.

Un autre exemple est celui de la ville de Teotihuacán, qui a rivalisé en grandeur avec Rome entre environ 100 avant J.-C. et 600 après J.-C., où, à la suite d’une révolution politique en 300 après J.-C., une culture égalitaire s’est lancée dans un programme massif de logement social destiné à donner à tous les habitants des quartiers décents.

Conclusion

Aujourd’hui, il est très difficile pour la plupart d’entre nous d’imaginer qu’une société, une culture ou une civilisation puisse survivre pendant des siècles sans une structure de pouvoir centralisée et hiérarchisée par la force.

Pourtant, comme l’indiquent les auteurs, les preuves archéologiques, si nous sommes prêts à les regarder, nous disent le contraire. Mais sommes-nous prêts à remettre en question nos propres préjugés ?

« Roi-prêtre » de Mohenjo-Daro.

A titre d’exemple de cette cécité auto-infligée, il convient de mentionner le cas du « Roi-prêtre », une petite figure masculine représentant un homme à la barbe soignée, découverte lors des fouilles de la ville en ruines de Mohenjo-Daro (Pakistan), datant de l’âge du bronze, environ 2000 ans avant J.-C. et considérée comme « la plus célèbre sculpture en pierre » de la civilisation de la vallée de l’Indus.

Alors qu’il n’existe à Mohenjo-Daro ni palais royal, ni tombe, ni temple religieux d’aucune sorte, les archéologues britanniques ont immédiatement parlé d’un « Roi-prêtre », parce que, tout simplement, « il ne peut en être autrement ».

La lecture du livre de Graeber et Wengrow nous oblige à ajuster nos points de vue et à devenir optimistes. Ils montrent que des systèmes humains radicalement différents sont non seulement possibles, mais qu’ils ont été essayés à de nombreuses reprises par notre espèce.

Lors d’une conférence publique en 2022, Wengrow a présenté ce qu’il considère comme des leçons pour le présent politique du passé, où les êtres humains étaient beaucoup plus fluides, conscients et expérimentaux avec leurs structures sociales et économiques :

« Qu’est-ce que tous ces détails signifient ? Qu’est-ce que tout cela signifie ? À tout le moins, je dirais qu’il est un peu tiré par les cheveux de nos jours de s’accrocher à l’idée que l’invention de l’agriculture a marqué la fin d’un Eden égalitaire. Ou de s’accrocher à l’idée que les sociétés à petite échelle sont particulièrement susceptibles d’être égalitaires, alors que les sociétés à grande échelle doivent nécessairement avoir des rois, des présidents et des structures de gestion du haut vers le bas. Et il y a aussi des implications contemporaines. Prenons, par exemple, la notion courante selon laquelle la démocratie participative est en quelque sorte naturelle dans une petite communauté. Ou peut-être dans un groupe d’activistes, mais qu’elle ne peut en aucun cas s’étendre à une ville, une nation ou même une région. En fait, les preuves de l’histoire de l’humanité, si nous sommes prêts à les examiner, suggèrent le contraire. Il n’est peut-être pas trop tard pour commencer à tirer des leçons de toutes ces nouvelles preuves du passé humain, et même pour commencer à imaginer quels autres types de civilisation nous pourrions créer si nous pouvions cesser de nous dire que ce monde particulier est le seul possible.« 


NOTE

*David Graeber, né le 12 février 1961 à New York (États-Unis) et mort le 2 septembre 2020 à Venise (Italie), est un anthropologue et militant anarchiste américain, théoricien de la pensée libertaire nord-américaine et figure de proue du mouvement Occupy Wall Street. Évincé de l’université Yale en 2007, David Graeber, « l’un des intellectuels les plus influents du monde anglo-saxon » selon le New York Times, est ensuite professeur à la London School of Economics. Il est notamment le théoricien du « bullshit job » et l’auteur de Dette : 5000 ans d’histoire (Debt : the First Five Thousand Years).

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Omar Merzoug: Avicenne ou l’islam des lumières

En avril 2022, Karel Vereycken s’est entretenu avec Omar Merzoug, docteur en philosophie et spécialiste de la pensée au Moyen Âge. Il a publié en 2018 Existe-t-il une philosophie islamique ? (Cahiers de l’Islam). Pendant sept ans, il a enseigné la philosophie et la civilisation islamique à l’Institut Al-Ghazâli de la Grande Mosquée de Paris.

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Karel Vereycken : Monsieur Merzoug, bonjour. Après sept ans de recherches, d’études et de vérification de documents historiques, vous venez de publier en 2021, chez Flammarion, une biographie enthousiaste et fouillée d’Avicenne (980-1037). Qui était ce personnage et pourquoi avoir publié ce livre maintenant ?

Avicenne ou l’islam des lumières, Omar Merzoug, Flammarion, mars 2021, 416 pages, 25 euros.

Omar Merzoug : Il s’agit de l’illustre Ali Ibn Sînâ (que l’Occident nomme Avicenne), savant, médecin, philosophe et homme d’Etat, qui a eu une vie passionnante et fort mouvementée, et dont l’influence sur les penseurs chrétiens du Moyen Âge, de l’avis même des spécialistes les plus autorisés, fut considérable. Ce ne fut pas, comme on a tendance à le croire, un commentateur, mais c’était un penseur qui a créé tout un système s’inspirant d’Aristote, mais qui l’enrichit, le contredit.

Un penseur indépendant, par conséquent. Il fut lu comme philosophe jusqu’au XVIIe siècle et l’on retrouve dans les écrits des philosophes des Temps modernes, Malebranche, Leibniz et Spinoza, des échos de son œuvre. Comme médecin, ses travaux furent longtemps au programme des universités européennes. C’est donc une figure fort intéressante en tant que savant, mais aussi en tant qu’homme.

Publier ce livre maintenant, c’est d’abord saluer cette figure éminente du monde musulman à l’heure où, il faut bien le dire, l’islam n’a pas bonne presse. Le rationalisme d’Avicenne, sa curiosité intellectuelle, sa capacité à assimiler toutes sortes de savoir, son esprit encyclopédique et son inventivité philosophique sont autant de traits qui pourraient contribuer à une renaissance de la véritable culture philosophique dans le monde musulman, culture philosophique qui est bien malmenée aujourd’hui.

De père afghan, né en Ouzbékistan et d’éducation perse, de nombreux pays (qui n’existaient pas à son époque dans leurs frontières actuelles) se réclament les héritiers de sa gloire. Qui a raison ?

On ne prête qu’aux riches. Plus sérieusement, Avicenne est un persan d’Ouzbékistan. Tout l’indique, mais cela ne saurait empêcher Turcs, Arabes et Européens de se réclamer de lui, de le lire et même de le critiquer, et c’est d’ailleurs ce qui s’est produit.

La deuxième partie du titre de votre livre, L’islam des lumières, sous-entend qu’il y aurait plusieurs islams…

Il n’y a certes pas plusieurs islams, mais il y a des lectures et des approches différentes, et même contradictoires, de l’islam. Et cela ne date pas d’aujourd’hui. Il y a, pour résumer, une lecture littérale des textes fondamentaux de l’islam et il y a des lectures plus subtiles, plus soucieuses de faire prévaloir l’esprit sur la lettre. Au reste, le Coran lui-même autorise cette disparité des lectures (Sourate III, verset 7).

Comment Avicenne a-t-il concilié théologie et philosophie ?

Comme tous les grands penseurs du Moyen Âge et même des Temps modernes, Avicenne s’est attaqué à ce problème essentiel et inévitable du rapport entre la théologie et la philosophie. Il ne s’est pas tant agi de concilier la raison avec la foi, mais plutôt la Loi religieuse et la raison. Sur ce point, Avicenne présente notamment sa théorie de l’émanation comme la seule interprétation véritable de la création. Partant du principe qu’il ne faut pas prendre à la lettre les récits, les allégories, les métaphores et toute la symbolique du Coran, il conclut qu’il faut l’interpréter à l’aune des principes de la raison. C’est en définitive la raison qui garde la primauté en matière d’interprétation des textes religieux.

A son époque, Avicenne était-il apprécié pour son travail en médecine ou pour ses idées philosophiques ?

Sur ce point, les spécialistes d’Avicenne ne sont pas tous d’accord. En Orient on l’estime beaucoup plus comme médecin que comme philosophe. En Occident, on a plutôt tendance à le considérer comme philosophe, d’autant que sa médecine n’a plus, compte tenu des progrès de la science, qu’un intérêt historique.

Néo-platoniciens, aristotéliciens et thomistes se prétendent souvent disciples d’Avicenne, mais en le lisant, on constate que ce dernier n’entre dans aucune case. Quelle qualité faut-il donc avoir pour pouvoir se dire disciple d’Avicenne ?

Être disciple d’Avicenne aujourd’hui voudrait signifier être rationaliste, pas au sens d’une sorte d’agnosticisme ou d’athéisme, mais au sens où la raison a qualité pour examiner toutes choses, que peu de domaines sont soustraits à son empire. Bien entendu, dans sa mystique qui est intellectualiste, Avicenne ménage une transition vers un au-delà de la raison, qui ne peut être atteint que par une sorte d’illumination. C’est bien la raison pour laquelle certains penseurs chrétiens du Moyen Âge ont pu établir un lien entre saint Augustin et Avicenne.

Sans avoir vécu à Bagdad et né après la grande période des Abbassides, sous Al-Mamoun et ses Maisons de la sagesse réunissant penseurs arabes, juifs et chrétiens nestoriens pour traduire l’héritage grec et syriaque, voyez-vous en Avicenne un héritier de la démarche mutazilite qui fit la grandeur de Bagdad ?

Avicenne est certainement plus proche des Mu’tazila que des partisans de l’approche littéraliste et anthropomorphiste. Les Mu’tazila combattaient pour la liberté de l’esprit et c’est, à peu de chose près, le combat d’Avicenne, convaincu que tout outrage à ce principe serait catastrophique. S’il n’y a pas de débat, de controverse, de libre dialogue et de recherche indépendante, il ne saurait y avoir au bout du compte qu’un recul de la pensée. La grandeur de la civilisation de Bagdad a été précisément, sous Al-Ma’mûn et ses successeurs immédiats, de permettre, par une politique délibérée et réfléchie, ce bouillonnement culturel, cette effervescence intellectuelle extraordinaire qu’on n’a pas revue depuis dans le monde musulman.

En lisant votre biographie d’Avicenne, qui nous introduit à lui en partant de sa vie quotidienne, on découvre qu’il n’avait rien d’un intellectuel de salon. Activement engagé pour le bien commun et la santé de tous, sa vie est loin d’être une sinécure et on le voit souvent contraint de s’exiler. Pourquoi ?

Se situant dans la tradition platonicienne qui voulait que les philosophes gouvernent les Etats parce qu’ils sont les plus savants, Avicenne a directement exercé les responsabilités du pouvoir. A deux reprises, il a géré un Etat et cela a failli lui coûter la vie. Introduisant les réformes indispensables et luttant contre les privilèges qu’il estimait indus de l’armée, il a déclenché une mutinerie des prétoriens. Oui, s’engager dans la cité pour des causes méritoires, c’est être d’une certaine manière avicennien. Comme Platon, il a échoué dans son entreprise, mais elle méritait d’être tentée, comme elle le mérite toujours.

Pourquoi le Canon de la médecine d’Avicenne a-t-il permis tant de progrès en médecine ?

C’est un livre fort intéressant sous plusieurs angles. C’est une somme du savoir médical, qui a d’ailleurs, en tant que telle, une postérité exceptionnelle. Dans cet ouvrage, il y a plusieurs avancées intéressantes. C’est un livre fort bien composé et qui est fondé de part en part sur les règles et les principes de la logique. Il a été de surcroît conçu dans une perspective pédagogique. Des fragments entiers du Canon sont rédigés sous forme d’abrégés pour permettre une assimilation plus rapide du savoir médical.

Avicenne estime qu’on ne saurait comprendre la maladie et donc lui trouver un remède que si on établit des liens de causalité. Reprenant la théorie des quatre causes d’Aristote, il les adapte à sa recherche médicale et juge qu’on n’atteint la pleine connaissance d’une maladie que si on en recherche les causes, écartant ainsi une approche strictement empirique.

A ses yeux, il y a une unité entre les organes et les fonctions du corps, de la même manière qu’il établit un rapport entre l’organisme et le monde extérieur. C’est d’ailleurs pour cela qu’il accordait, en tant que médecin, une importance essentielle aux mesures prophylactiques et à l’environnement.

Autre chose à signaler, Avicenne fut certainement le premier à proposer une approche de l’anatomie de l’œil, à émettre le diagnostic de la pleurésie et de la pneumonie, à distinguer la méningite infectieuse des autres infections aiguës.

D’autre part, il accordait une importance primordiale aux exercices physiques. C’est sans doute le premier, dix siècles avant Freud, à avoir insisté sur l’importance de la sexualité et de son rôle dans l’équilibre psychologique de la personne. Enfin, il fut sans doute l’un des pionniers de la médecine psychosomatique. En témoigne le cas de l’amoureux transi que je rapporte dans ma biographie.

Estimant sa personnalité hors du commun capable d’inspirer le meilleur de la civilisation islamique, Mme Helga Zepp-LaRouche, la fondatrice de l’Institut Schiller, a lancé une grande « initiative Ibn Sînâ » pour reconstruire l’Afghanistan et de son système de santé. Comment voyez-vous cette démarche ?

C’est sans doute une initiative extrêmement louable qui réintègre Avicenne dans son milieu (son père était afghan) et qui, sous deux perspectives, la santé et la grandeur de sa gloire, lui rend hommage.

Les raisons du succès de votre livre ?

C’est toujours délicat pour un auteur de dire quelles sont les raisons qui expliquent le succès, relatif dans mon cas, d’un livre. Je l’attribue d’abord au genre biographique qui s’apparente un peu au roman – au reste, la vie d’Avicenne est très romanesque. Ensuite, à l’effort pédagogique qui rend accessible la présentation de cette éminente figure du savoir, et peut-être aussi, à un style littéraire agréable et délié.

On connaît bien, d’Avicenne, ses travaux en médecine et maintenant, grâce à votre biographie, sa vie. A quand un nouveau livre dédié plus spécifiquement à ses idées philosophiques ?

Il n’existe pas sur le marché d’exposé systématique de la pensée d’Avicenne. Ce qui existe, fruit du travail de certains universitaires travaillant dans le champ avicennien, ce sont des monographies sur des thèmes ou des concepts avicenniens.

C’est de toute façon un travail d’une tout autre nature que la biographie et pour un tout autre public, plus restreint. Je me laisserai peut-être tenté par un tel projet, qui sait ?

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L’ange Bruegel et la chute du cardinal Granvelle

La chute des anges rebelles, tableau de Pieter Bruegel l’ancien (1562).

A propos du livre de Tine Luk Meganck, Pieter Bruegel the Elder, Fall of the rebel angels, Art, Politics and Knowledge at the eve of the Dutch Revolt, (Pierre Bruegel l’Ancien, La chute des anges rebelles, art, savoirs et politique à la veille de la révolte des Pays-Bas) (2014, Editions Silvana Editoriale, Collection des Cahiers des Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique).


Ayant pu régulièrement admirer ce tableau à ce qui s’appelait encore le Musée royal d’Art ancien lors de ma formation à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles, la Chute des anges rebelles de Pieter Bruegel l’Ancien méritait bien qu’on lui consacre un jour une recherche approfondie.

C’est désormais chose faite avec l’étude de Tine Luk Meganck, docteur en histoire de l’art diplômée par l’Université de Princeton et chercheure attachée au Musée de Bruxelles, dont les recherches furent publiées en anglais en 2014 dans la Collection des Cahiers des Musées Royaux des Beaux Arts de Belgique.

Si ce livre, qu’il faut saluer, en rappelant aussi bien le milieu culturel que la situation politique exerçant une influence sur la démarche du peintre, permet de mieux « lire » l’œuvre paradoxale du peintre flamand, l’étude, en évitant certains détails précieux tout en faisant des gros plans sur d’autres, nous laisse sur notre faim quant à l’essentiel.

Pire, à force d’étoffer ce qui ne reste que des simples hypothèses, Mme Meganck a bien du mal à résister à la tentation de vouloir nous faire partager d’office des conclusions qui n’ont pas lieu d’être mais qui lui permettraient de conforter une hypothèse déjà ancienne disant que le cardinal Granvelle, figure plus qu’ambigu du pouvoir impérial espagnol, aurait pu être un des commanditaires de Bruegel. Avant de répondre à cette question, revenons au tableau.

La Chute des anges rebelles, vaste tableau (117 x 162) peint sur bois de chêne par Pieter Bruegel l’Ancien en 1562, reprend une vieille thématique chrétienne qui cherche à répondre aux interrogations des croyants :

Si Dieu était le créateur de tout ce qui existe, a-t-il également créé le mal ?

La chute des anges rebelles, miniature d’un maître anonyme, Livre des bonnes mœurs de Jacques Legrand, Bourgogne, XVe siècle. (Crédit : BNF)

Bien avant la Théodicée du philosophe allemand Leibniz (1646-1716) qui répond en profondeur à cette question, Augustin d’Hippone (354-430), en rompant avec le manichéisme pour qui l’histoire n’était qu’une lutte incessante entre le « bien » et le « mal », souligne que le mal n’a aucune légitimité et n’est que simple « absence » du bien. En clair, si l’homme fait le choix de faire le bien, le mal, sans vecteur de propagation, est obligé de battre en retrait.

Une autre allégorie fut ajoutée pour expliquer l’origine du mal, celle de l’ange déchu. Le poète anglais John Milton (1608-1674), dans son célèbre Paradis perdu (1667) ainsi que le poète néerlandais Joost Van den Vondel (1587-1679), dans son Lucifer (1654) brodent sur ce thème. Lorsque Dieu créa l’homme à son image, avancent-ils, les anges qui l’entouraient, succombaient à la jalousie. Le Seigneur les chargea d’observer le comportement des hommes qu’il avait créé à son image. Constatant la beauté et l’harmonie de l’existence humaine, les anges furent pris de panique : avec des humains si près et tant aimés de Dieu, qu’allons-nous devenir ?

L’évêque Irénée de Lyon (130-202), affirma que l’ange

à cause de la jalousie et de l’envie qu’il éprouvait à l’égard de l’homme pour les nombreux dons que Dieu lui avait accordés, fit de l’homme un pécheur en le persuadant de désobéir au commandement de Dieu, provoqua sa ruine.

Découvrant la déchéance de certains anges, Dieu ordonna leur expulsion.

Plusieurs prophètes annoncent, après une guerre féroce, le triomphe de l’archange Michel et de sa milice céleste d’anges sur Lucifer, prince des lumières. Ce n’est plus une lutte éternelle mais la victoire du bien et de Dieu sur le mal annonçant le Royaume de Dieu dans l’univers.

D’après le livre de l’Apocalypse de l’apôtre Jean (chapitre 12, verset 7-9),

Il y eut guerre dans le ciel : Michel et ses anges sont allés à la guerre avec le dragon. Et le dragon et ses anges. Et il a réussi, ni était un endroit pour eux dans le ciel. Et le grand dragon fut précipité, le serpent ancien, appelé le diable et Satan, qui trompe le monde entier, a été jeté à la terre, et ses anges furent précipités avec lui.

Depuis Origène (185-253), la chute de l’ange provient du péché d’orgueil. Reprenant le Livre d’Isaïe (versets 12 à 14), Origène affirme :

Comment Lucifer est-il tombé du ciel, lui qui se levait le matin ? Il s’est brisé et abattu sur la terre, lui qui s’en prenait à toutes les nations. Mais toi, tu as dit dans ton esprit : Je monterai au ciel, sur les étoiles du ciel je poserai mon trône, je siégerai sur le mont élevé au-dessus des monts élevés qui sont vers l’Aquilon. Je monterai au-dessus des nuées, je serai semblable au Très Haut. Or maintenant tu as plongé dans la région d’en bas et dans les fondements de la terre.

Aux Quatre Vents

La chute des anges rebelles de Frans Floris, 1554.


Bruegel va y ajouter son imagination et la philosophie érasmienne qu’il a rencontré en travaillant à Anvers dans l’atelier Aux Quatre Vents du graveur Jérôme Cock, fils de Jan Wellens Cock, un disciple de Jérôme Bosch.

Dans cet atelier, il a pu croiser le graveur néerlandais Dirck Volckertszoon Coornhert (1522-1590), formé par le jeune secrétaire d’Erasme, Quirin Talesius (1505-1575), lui-même traducteur d’Erasme en néerlandais et futur secrétaire d’Etat du prince d’Orange, Guillaume le Taciturne (1533-1585) le grand dirigeant humaniste qui souleva les Pays-Bas contre l’Empire espagnol.

Dirck Volkertszoon Coornhert, portrait de Maarten Van Heemskerk.

Coornhert s’occupe de graver l’œuvre du peintre Maarten van Heemskerk et de Frans Floris, lui aussi l’auteur en 1554 (donc huit ans avant Bruegel) d’un tableau sur le thème de la Chute des anges rebelles. En 1560, lorsque Coornhert devient éditeur, son élève s’appelle Philippe Galle qui grava plusieurs dessins de Bruegel pour l’éditeur Jérôme Cock.

Pour l’atelier de Cock, Bruegel élabora deux séries de gravures : les « Sept péchés capitaux » et les « Sept vertus ».

Comme le note Mme Meganck, Bruegel, renouant avec une vieille tradition qui date du moyen-âge, place à coté de chaque péché un animal symbolisant le coté bestial de la chose : à coté de la rage, un ours ; à coté de la paresse, un âne ; à coté de l’orgueil, un paon ; à coté de l’avarice, un crapaud ; à coté de la gourmandise, un sanglier ; à coté de la jalousie, une dinde et enfin, à coté de la luxure, un coq.

La Fortitude, gravure au burin de la série Les Sept Vertus, réalisée par Jérôme Cock d’après un dessin de Bruegel l’ancien. La légende dit : « Vaincre ses impulsions, pour retenir sa rage ainsi que d’autres vices et émotions, voila ce qui est la vraie fortitude (force) ».

Déjà, dans sa gravure la Fortitude qui fait partie des Sept vertus et qui anticipe d’une certaine façon la Chute des anges rebelles, Bruegel montre une armée d’hommes tabassant un ours (la rage), tuant le sanglier (la gourmandise), égorgeant le paon (l’orgueil), frappant le crapaud (l’avarice), etc. Sous la gravure on peut lire en latin :

Vaincre ses impulsions, pour retenir sa rage ainsi que d’autres vices et émotions, voila ce qui est la vraie fortitude (force).

Or, chez Bruegel, les anges rebelles, dans leur chute, ne se transforment pas en démons à cornes mais en oiseaux plumés, en crapauds, en singes et autres cochons sauvages —qui font tous plus rire que trembler— ratiboisés par des anges restés fidèles et annonçant, à coup de buisines, leur triomphe.

Homme au turban, de Jan Van Eyck, 1433.

Et lorsque Mme Meganck affirme sans hésitation qu’un des cochons avec un bonnet rouge est une référence au peintre et diplomate humaniste flamand Jan Van Eyck, pour la raison toute simple qu’il était connu pour avoir porté un turban rouge, je ne sais plus s’il faut rire ou pleurer…

Il n’existe d’ailleurs aucune preuve formelle permettant de conclure que le portrait d’un homme avec un turban rouge, peint sans doute par Van Eyck en 1433 est un autoportrait.

En tout cas, pour le courant humaniste augustinien que nous évoquions, le mal n’est pas systématiquement quelque chose d’extérieur à l’homme mais également une chose à surmonter par chaque homme en lui-même en faisant le choix du bien. Rappelons que déjà, dans le polyptyque du Jugement dernier de Roger Van Der Weyden à l’Hospice de Beaune, ce n’est nullement le diable qui tire l’homme en enfer, mais d’autres hommes et femmes !

Ce qui est incontestable, c’est que lorsque Bruegel peint La chute des anges rebelles, il vise directement l’orgueil de ceux qui « se prennent pour Dieu » ou se croient même au-dessus de lui.

Reste alors à savoir à qui il s’adresse ? Pense-t-il comme le cardinal Granvelle aux Luthériens contestant l’autorité de l’Eglise de Rome ? Ou pense-t-il aux Catholiques espagnols dont l’absolutisme répressif et orgueilleux en défense de leur pouvoir terrestre, allait totalement à l’encontre de la vraie « philosophie du Christ » telle qu’elle fut défendue par Guillaume le Taciturne, lecteur d’Erasme et de Rabelais ?

C’est là, où notre analyse diffère radicalement de celle de Mme Meganck.

Le palais du Coudenberg à Bruxelles au XVIe siècle, à l’époque la capitale des Pays-Bas bourguignons.

En 1562, en effet, Bruegel s’installe à Bruxelles où il se marie l’année suivante avec Mayken Coeck, fille de son maître Pieter Coecke van Aelst. La Cour de Bruxelles avec celle de Madrid, est alors l’endroit où se joue aussi bien le destin des Flandres que celui des Habsbourg.

Or, à cette époque, l’Empire espagnol qui règne sur les Pays-Bas bourguignons, en dépit des arrivages d’or du Nouveau monde, subira les conséquences dramatiques de quatre faillites d’État : 1557, 1560, 1575 et 1596. Or, comme aujourd’hui, pour faire perdurer la valeur de plus en plus fictive de certains titres financiers, il faut, y compris par la force de l’épée, extorquer la richesse physique des populations qui sont sommées à régler la facture.

Ainsi, comme l’a fort bien analysé feu l’historien d’art Michael Gibson, lorsque Bruegel peint Le dénombrement de Bethléem (1566, année où commence le mouvement iconoclaste), il peint l’occupant espagnol collectant la dîme et lorsqu’il peint Le massacre des innocents (1565), pour figurer les troupes romaines, il peint les sinistres tuniques rouges (les Rhoode Rox) de la gendarmerie impériale de Philippe II qu’on retrouve également dans Le portement de croix (1564). Et lorsqu’il peint la Tour de Babel (1563), où défile le Pape à un des étages supérieurs, il dénonce l’orgueil d’un pouvoir terrestre s’estimant, péché suprême, au-dessus de celui de son Seigneur.

Antoine Perrenot de Granvelle

En tant que fils d’un notable influent, Antoine Perrenot de Granvelle (1517-1586), sans être d’origine aristocratique, a eu une carrière fulgurante.

Dès l’âge de 21 ans il est appelé à se mettre au service des Habsbourg en tant qu’évêque d’Arras. Après le décès de son père, il devient le garde des Seaux et le secrétaire d’État de l’Empereur Charles Quint.

A Bruxelles il fait ériger un palais grandiose style Renaissance et il se fait peindre son portrait par le Titien.

Il est à la manœuvre pour marier Philippe II avec Marie Tudor et œuvre comme diplomate, notamment lors du traité de Cateau-Cambrésis (1559). Granvelle sera le conseiller principal de Philippe II dans les années précédent la révolte des Pays-Bas.

Réticent à titre personnel devant la répression, sa loyauté quasi-religieuse au Roi l’amena à appliquer sans état d’âme les mesures les plus extrêmes de l’Inquisition et de Philippe II.

Lorsque ce dernier rentre à Madrid, Granvelle, en contact permanent avec le Roi, imposa sa politique à la jeune Margarite de Parme, la régente.

La Consulta, un cabinet secret de seulement trois personnes assure sa tutelle : Charles de Berlaymont, un administrateur dévoué, Wigle van Aytta (Viglius), un ex-érasmien ayant perdu tout courage pour s’imposer face à un Granvelle omnipuissant. Lorsque la ville d’Anvers devient une poudrière luthérienne, Granvelle fait multiplier les diocèses et se fait nommer en 1561 cardinal-archevêque de Malines obtenant ainsi une voix au Conseil d’État.

La révolte des nobles

En mai 1561, constatant leur mise à l’écart dans l’exercice du pouvoir, dix membres de l’Ordre de la Toison d’or, c’est-à-dire des membres de la noblesse, notamment le comte Lamoral d’Egmont, Philippe de Montmorency comte de Hornes et huit autres seigneurs se réunissent alors chez le Prince Guillaume d’Orange (le « Taciturne »), pour former une « Ligue contre Granvelle » exigeant son départ et celui des troupes espagnoles. Sous la pression, le roi finit par retirer les troupes en 1561 et renvoi Granvelle en Franche-Comté en 1564. Trop peu et trop tard pour aplanir les tensions entre la noblesse et Madrid. Egmont tente alors de plaider la cause à Madrid mais revient avec des promesses assez vagues.

Guillaume d’Orange, dit le Taciturne, lecteur d’Erasme et fondateur de la République des Pays-Bas.

Reprenant à son compte la thèse qui prétend que l’origine de la révolte des Pays-Bas fut un conflit entre d’un coté la noblesse « de robe », du type du cardinal Granvelle et de l’autre, la « noblesse d’épée » comme Guillaume d’Orange, Mme Meganck affirme que

la raison pour la détérioration des relations entre Granvelle et Orange n’était pas tellement un conflit idéologique mais un conflit pour des positions de pouvoir.

Or rien n’est plus faux et méprisant pour ce dirigeant hors du commun. Il serait fastidieux ici de résumer en quelques lignes la biographie très documentée d’Yves Cazaux, Guillaume le Taciturne (Fond Mercator, Albin Michel, Anvers 1973). Le prince d’Orange, tout comme Erasme dès 1517, estimait que si le Vatican persistait à faire de Luther son ennemi principal, les guerres de religions risquaient de ravager l’Europe pendant un siècle et de diviser gravement la chrétienté. Ancien conseiller des Finances, Guillaume savait aussi que la présence des troupes espagnoles, que Granvelle cherchait à renforcer, ne pouvait qu’accélérer le pillage des populations et donc accélérer la désunion.

Dans un moment relativement unique, aux Pays-Bas, aussi bien la noblesse que le peuple voyait leur liberté religieuse, économique et culturelle menacé. Alors que pour Granvelle la défense de son pouvoir personnel et sa richesse coïncidait avec la défense de l’absolutisme espagnol, Guillaume d’Orange défendait, essentiellement en engageant sa fortune personnelle, l’idéal de l’unité et du bien commun.

Notons que l’acte de la Haye (dit « acte d’abjuration ») de 1581, qui formalise l’indépendance des Pays-Bas, souligne que « le prince est là pour ses sujets, sans lesquels il n’est point prince ».

Le même texte utilise le terme néerlandais « verlatinghe » (abandon). Car pour les fondateurs de la République néerlandaise, c’était Philippe II d’Espagne, par ses exactions et en violation de l’intérêt général, qui a abandonné les Dix-sept Provinces, non pas le contraire.

Parlant de Granvelle, grand ami du sanguinaire duc d’Albe chargé de mettre de l’ordre dans le pays après Granvelle, Yves Cazaux estime que

ce prélat ambitieux, distingué, humaniste et jouisseur n’était sans doute pas le plus assoiffé de sang et il a pu écrire avec une certaine vraisemblance qu’il avait tempéré la répression autant qu’il avait pu. On trouve aussi dans ses papiers, sa doctrine et son programme politique pour les Pays-Bas : il avait conseillé au Roi d’incorporer tous les pays ‘en un seule royaume et s’en faire couronner roi absolu’. Au roi absolu de Granvelle, le prince d’Orange opposait la Généralité dans la liberté et la conception érasmienne de la souveraineté nationale. A la croisade de toute la catholicité, vœu de Granvelle et des Guise, le prince opposait la tolérance et la liberté religieuse. Les deux hommes étaient faits pour s’affronter en combat mortel, sans peut-être avoir perdu toute estime pour l’autre.

Chambres de Rhétorique

En 1561, lors du Landjuweel d’Anvers (concours public en plein air de poésie, de chansons, de théâtre et de farces), une pièce de théâtre mettait en scène comment —éclairées par la lumière—, la paix, la charité et la raison, avec l’aide de la prudence, de la rhétorique et de l’inventivité, chassaient la rage, la jalousie et la discorde.

Apport nouveau et important de Mme Meganck, l’influence des Chambres de Rhétorique et le Landjuweel d’Anvers de 1561 sur Bruegel, une piste dont me parla déjà Michael Gibson et qu’il développa dans son livre Le portement de croix (Éditions Noêsis, Paris 1996) qui servira par la suite à la réalisation du film « Bruegel, le moulin et la croix ».

Montrant à quel point la population voyait venir l’orage, en 1562, lorsqu’une Chambre de Rhétorique posa la question : « Qu’est-ce qui permettrait le maintien de la paix ? », les réponses qui prévalaient étaient « la sagesse », « l’obéissance », « la crainte de Dieu » et « l’unité ». Détail intéressant évoqué par Mme Meganck, 4 des 70 réponses évoquaient la chute de Lucifer et les anges rebelles, tellement le thème était populaire.

Un rhétoricien de la Chambre du Saint Esprit de Geraardsbergen ajouta par ailleurs que

La sagesse est également un bien en politique, car la sagesse n’est ni l’orgueil ni le rejet, mais l’amour tendre qui amène les bergers à diriger la communauté, pas avec des préjugés mais avec un cœur joyeux, sans penser à eux-mêmes ou être assoiffé de pouvoir, mais en cherchant le bien-être du peuple, comme un père le fait pour ses enfants : voilà les bon dirigeants pour la communauté laïque.

Alors que ces expressions culturelles étaient une soupape de sécurité inestimable permettant d’éviter l’explosion de la cocotte-minute sociétale, dès la moindre critique des ecclésiastiques, la répression frappait.

Scène d’une procession à Anvers. Tableau d’Erasmus de Bie.

Après qu’une Chambre de rhétorique avait ironisé en 1560 sur le clergé et le saint Esprit, et après une enquête approfondie à propos de ces « pièces scandaleuses » menée par Granvelle en personne, un placard ordonna qu’à partir de là, toutes les chansons et poèmes, avant d’être chantés ou récités, nécessitaient une autorisation préalable par les autorités religieuses et temporelles.

Commanditaire ?

Granvelle, peint par Frans Floris.

Lorsque Mme Meganck écrit (p. 155) que « L’hypothèse que Granvelle aurait commandité la Chute des anges, ou que Bruegel aurait adressé son invention spécifiquement à lui, permettrait de jeter une nouvelle lumière sur le cœur de son iconographie », je peux souscrire à la deuxième partie de son énoncé.

Cependant, lorsqu’elle poursuit « Dans le contexte de la révolte de la noblesse locale des Pays-Bas contre Granvelle, l’intention du tableau semble extrêmement pertinent : ceux qui se rebellent contre l’ordre établi finiront en ruine », on ne la suit plus. Car rien n’est plus juste, de contester une autorité illégitime (mais parfois légale), au nom d’une autorité supérieure fondée sur le bien, le vrai et le beau, comme l’a fait le général De Gaulle contre l’occupation Nazie et un régime collaborationniste qui le condamna à mort ! Si l’on appliquait ce raisonnement à la France de 1940, De Gaulle aurait été Lucifer !

Pour sa défense, Mme Meganck, qui récuse « la propagande de la révolte néerlandaise » pour qui Granvelle aurait été « un monstre assoiffé de sang », rapporte que ce dernier, un collectionneur passionné de tableaux et de curiosités de toutes sortes, artificielles et naturelles, et disposant d’un nain à son service, s’intéressait aussi bien à l’œuvre de Jérôme Bosch qu’à celle de Bruegel. Philippe II aurait même retardé son redéploiement à Besançon tellement il approvisionnait la cour de Madrid avec toutes sortes d’objets extravagants.

Mme Meganck rappelle que l’inventaire de la collection de Granvelle, une collection enrichie après sa mort par sa famille, comprenait en 1607 La fuite en Égypte, une œuvre de Bruegel l’Ancien datée de 1563. En 1575, plusieurs années après la mort de Bruegel, l’évêque de Tournai Maximilien Morillon, son confident, signale à Granvelle que les prix des tableaux du peintre ont nettement augmenté.

Mme Meganck, se contredisant, nous dit qu’il est regrettable qu’aucune preuve formelle n’existe pour affirmer que Granvelle aurait commandité une œuvre auprès de Bruegel tout en disant, page 146 :

Granvelle est un des rares amateurs d’art connu qui a probablement possédé des peintures de Bruegel durant la vie de l’artiste.

Collectionneur érudit

Etude d’insectes divers, anonyme, vers 1550.

Le livre de Mme Meganck constate également que le tableau de Bruegel grenouille (c’est le cas de le dire) de références à des objets exotiques qui commençaient à faire la fierté des collectionneurs érudits tel que Granvelle : papillons, oiseaux et poissons exotiques, cadrans solaires et instruments de musique, pièces d’armures, casques et calices.

Par exemple, Mme Meganck épingle dans son livre un beau papillon qui aurait pu faire partie de ce genre de collections et qu’on le retrouve au centre de La chute des anges rebelles.

Vanité, de Jan Sanders Van Hemessen (vers 1540).

Notez que ce type de papillon figure également dans la Vanité (1540) de Jan Sanders Van Hemessen comme métaphore du caractère éphémère de l’existence humaine, une thématique qui ne pouvait qu’intéresser l’érasmien qu’était Bruegel. Bruegel aurait-il voulu séduire Granvelle en étalant de tels objets exotiques ? tente l’auteure.

Tout au contraire, notre Bruegel, Pierre le drôle, semble bien avoir cherché à montrer comment des individus comme Granvelle, des possédants possédés par leurs possessions, finiraient bien par emporter leurs riches collections luxueuses dans leur chute.

Un dernier détail, un des rares qui semble bizarrement avoir échappé à l’auteure, conforte plutôt notre hypothèse tout en mettant à mal la sienne : en bas au milieu du tableau quelques unes des sept têtes couronnées de couronnes du dragon de l’Apocalypse (Note 1) symbolisent de façon métaphorique le pouvoir absolutiste si cher à Granvelle. Le commanditaire serait donc plutôt à chercher du côté de Guillaume le Taciturne.

Soulignons que c’est lorsqu’en juin 1580 Philippe II signe un édit promettant à quiconque tuerait Guillaume d’Orange, l’anoblissement et 25 000 écus, que Balthazar Gérard, un franche-comtois fanatisé (Note 2), se rend à Delft aux Pays-Bas et l’abat de trois balles de pistolet.

Pour conclure, précisons également que Mme Meganck n’a pas trouvé l’endroit propice dans son texte pour rapporter l’affirmation de Karel Van Mander, auteur du Schilderboeck de 1604, que peu avant sa mort et au moment où chaque famille bruxelloise se voit contrainte par l’occupant d’accueillir chez elle des soldats espagnols sans solde, Bruegel ordonna à sa femme de brûler ses lettres et œuvres sur papier par crainte des ennuis qu’elles pourraient lui procurer à elle et ses enfants.

La bonne nouvelle, c’est que la Chute des anges rebelles, certes un livre ouvert pour ceux qui voudront bien le lire, gardera encore pour un certain temps ses mystères.


NOTES:

*1: Dans le Livre de l’Apocalypse 13:1 et 13:2, il est dit : « Et il se tint sur le sable de la mer. Puis je vis monter de la mer une bête qui avait dix cornes et sept têtes, et sur ses cornes dix diadèmes, et sur ses têtes des noms de blasphème. La bête que je vis était semblable à un léopard ; ses pieds étaient comme ceux d’un ours, et sa gueule comme une gueule de lion. Le dragon lui donna sa puissance, et son trône, et une grande autorité.… »

*2: Le village natal de l’assassin, Vuillafans, à 42 km de Besançon (ville natale du cardinal Granvelle) dans le Doubs, conserve fièrement sa maison et une rue porte son nom…

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Entre l’Europe et la Chine: le rôle du jésuite flamand Ferdinand Verbiest

Pittem

Statue du père Ferdinand Verbiest devant l’église de son village natal Pittem en Flandres (Belgique).

Le jésuite flamand Ferdinand Verbiest (1623 – 1688), né à Pittem en Belgique, a passé 20 ans à Beijing comme astronome en chef à la Cour de l’Empereur de Chine pour qui il élabora des calendriers, des tables d’éphémérides, des montres solaires, des clepsydres, un thermomètre, une camera obscura et même un petit charriot tracté par un machine à vapeur élémentaire, ancêtre lointain de la première automobile.

Verbiest, dont la volumineuse correspondance en néerlandais, en français, en latin, en espagnol, en portugais, en chinois et en russe reste à étudier, dessina également des cartes et publia des traités en chinois sur l’astronomie, les mathématiques, la géographie et la théologie.

Parmi ses œuvres en chinois :

  • Yixiang zhi (1673), un manuel pratique (en chinois) pour la construction de toutes sortes d’instruments de précision, ornée d’une centaine de schémas techniques ;
  • Kangxi yongnian lifa (1678) sur le calendrier de l’empereur Kangxi et
  • Jiaoyao xulun, une explication des rudiments de la foi.

En latin, Verbiest publia l’Astronomie européenne (1687) qui résume pour les Européens les sciences et technologies européennes qu’il a promu en Chine.

Bien que les jésuites d’Ingolstadt en Bavière travaillaient avec Johannes Kepler (1571-1630), Verbiest, pour éviter des ennuis avec sa hiérarchie, s’en tient aux modèle de Tycho Brahé.

Son professeur, le professeur de mathématiques André Taquet, qui correspondait avec le collaborateur de Leibniz Christian Huyghens, affirmait qu’il refusait le modèle copernicien comme l’église l’exigeait, mais uniquement par fidélité à l’église et non pas sur des bases scientifiques.

Jusqu’en 1691, l’Université de Louvain refusait d’enseigner l’héliocentrisme.

Reconstruction de la mini-automobile à vapeur inventé par Verbiest.

Dans son traité, à part l’astronomie, Verbiest aborde la balistique, l’hydrologie (construction des canaux), la mécanique (transport de pièces lourdes pour les infrastructures), l’optique, la catoptrique, l’art de la perspective, la statique, l’hydrostatique et l’hydraulique. Dans le chapitre sur « la pneumatique » il discute ses expériences avec une turbine à vapeur. En dirigeant la vapeur produite par une bouilloire placé sur un petit charriot vers une roue à aubes, il rapporte d’avoir réussi à créer une auto-mobile rudimentaire. « Avec ce principe de propulsion, on peut imaginer pas mal d’autres belles applications », conclut Verbiest.

observatoire verbiest

L’observatoire astronomique de la Cour impériale à Beijing, totalement rééquipé par le père Verbiest.

L’observatoire d’astronomie de Beijing, rééquipé par Verbiest avec des instruments dont il décrit le fonctionnement et les méthodes de fabrication, fut sauvé en 1969 par l’intervention personnelle de Zhou Enlai. Depuis 1983, cet observatoire qu’on nomme en Chine « le lieu où l’Orient et l’Occident se rencontrent », est ouvert à tous.

Évangélisation et/ou dialogue des cultures ?

Lorsqu’à partir du XIVe siècle la religion catholique cherchait à s’imposer comme la seule « vraie religion » dans les pays qu’on découvrait, il suffisait en général de quelques armes à feu et le prestige occidental pour convertir rapidement les habitants des pays nouvellement conquis.

Convertir les Chinois était un défi d’une toute autre nature. Pour s’y rendre, les missionnaires y arrivaient au mieux comme les humbles accompagnateurs de missions diplomatiques. Ils y faisaient aucune impression et se faisaient généralement renvoyer dans les plus brefs délais. L’estime pour la civilisation chinoise en Orient était telle que lorsque le jésuite espagnol Franciscus Xaverius se rend au Japon en 1550, les habitants de ce pays lui suggéraient : « Convertissez d’abord les Chinois. Une fois gagnés les Chinois au christianisme, les Japonais suivront leur exemple ».

Les trois grandes figures d’un siècle de missions jésuites en Chine : de gauche à droite : Matteo Ricci, Von Schall et Verbiest.

Parmi plusieurs générations de missionnaires, trois jésuites ont joué le temps d’un siècle un rôle décisif pour obtenir en 1692 la liberté religieuse pour les chrétiens en Chine : l’Italien Mattéo Ricci (1552-1610), l’Allemand Johann Adam Schall von Bell (1591 – 1666) et enfin le Belge Ferdinand Verbiest (1623 – 1688).

Pour conduire les Chinois vers le catholicisme, ils décidèrent de gagner leur confiance en les épatant avec les connaissances astronomiques, scientifiques et techniques occidentales les plus avancées de leur époque, domaine où l’Occident l’emportait sur l’Orient. Par ce « détour scientifique » qui consistait à faire reconnaitre la supériorité de la science occidentale, on espérait amener les Chinois à adhérer à la religion occidentale elle aussi jugé supérieure. Comme le formulait Verbiest :

Comme la connaissance des étoiles avait jadis guidés les mages d’Orient vers Bethléem et les jeta en adoration devant l’enfant divin, ainsi l’astronomie guidera les peuples de Chine pour les conduire devant l’autel du vrai Dieu !

Bien que Leibniz montrait un grand intérêt pour les missions des pères en Chine avec lesquelles il était en contact, il ne partagea pas la finalité de leur démarche (voir article de Christine Bierre sur L’Eurasie de Leibniz, un vaste projet de civilisation).

Ce qui est délicieusement paradoxale, c’est qu’en offrant le meilleur de la civilisation occidentale « à des païens », les pères jésuites, peu importe leurs intentions, ont de facto convaincu leurs intermédiaires qu’Orient et Occident pouvaient accéder à quelque chose d’universel dépassant de loin les religions des uns et des autres. Leur courage et leurs actions ont jeté une première passerelle entre l’Orient et l’Occident. A nous aujourd’hui d’en faire un « pont terrestre eurasiatique ».

Matteo Ricci

Mattéo Ricci (1552-1610)

Après avoir été obligé de rebrousser chemin dans plusieurs villes chinoises où il tentait d’engager l’évangélisation chrétienne, le père italien Matteo Ricci (1552-1610) se rendait à l’évidence que sans la coopération et la protection des plus hautes instances du pays, sa démarché était condamné à l’échec. Il se rend alors à Beijing pour tenter d’y rencontrer l’Empereur Wanli à qui il offre une épinette (petit clavecin) et deux horloges à sonnerie. Hélas, ou faut il dire heureusement, à peine quelques jours plus tard les horloges cessent de battre et l’Empereur appelle d’urgence Ricci à son Palais pour les remettre en état de marche. C’est seulement ainsi que ce dernier devient le premier Européen à pénétrer dans la Cité interdite. Pour exprimer sa gratitude l’Empereur autorise alors Ricci avec d’autres envoyés de lui rendre honneur. Mais à la grande déception du jésuite, il est seulement autorisé à s’agenouiller devant le trône vide de l’Empereur. Pour capter l’attention de l’Empereur, Ricci comprend alors que seule la clé de l’astronomie permettra d’ouvrir la porte de la muraille culturelle chinoise.

L’étude des étoiles et l’astrologie occupe à l’époque une place importante dans la société chinoise. L’Empereur y était le lien entre le ciel et la terre (comparable à la position du Pape, représentant de Dieu sur terre) et responsable de l’harmonie entre les deux. Les phénomènes célestes n’influent pas seulement les actes du gouvernement mais le sort de toute la société. A cela s’ajoute que l’histoire de la Chine est parsemée de révoltes paysannes et qu’une bonne connaissance des saisons reste la clé d’une récolte réussie. En pratique, l’Empereur était en charge de fournir chaque année le calendrier le plus précis possible. Sa crédibilité personnelle dépendait entièrement de la précision du calendrier, mesure de sa capacité de médier l’harmonie entre ciel et terre. Ricci, avec l’aide des Portugais, se concentre alors sur la production de calendriers et sur la prévision des éclipses solaires et lunaires et finit par se faire apprécier par l’Empereur. Le Pei-t’ang, l’église du nord, était la résidence de la Mission catholique à Beijing et deviendra également le nom de la bibliothèque de 5 500 volumes européens créé par Ricci.

Lorsque le 15 décembre 1610, quelques mois après le décès de Ricci, une éclipse solaire dépasse de 30 minutes le temps anticipé par les astronomes de la Cour, l’Empereur se fâche. Les astronomes chinois, qui avaient eu vent des travaux sur l’astronomie des Jésuites, demandent alors qu’on traduise d’urgence dans leur langue leurs œuvres sur la question. Un chinois converti par Ricci est alors chargé de cette tâche et ce dernier engage quelques pères comme ses assistants. De façon maladroite certains Jésuites font savoir alors leur opposition à des rites chinois ancestraux qu’ils jugent imprégnés de paganisme. Suite à une révolte de la population et des mandarins, en 1617 les Jésuites se voient estampillés ennemis du pays et doivent de se réfugier à Canton et Macao.

Adam Schall von Bell

Adam Schall von Bell (1591 – 1666)

C’est seulement cinq ans plus tard, en 1622, que le père Adam Schall von Bell (1591 – 1666), un jésuite de Cologne qui arrive à Macao en 1619, arrive à s’installer dans la maison de Ricci à Beijing.

Attaqué au nord par les Mandchous, les Chinois, non dépourvus d’un fort sens de pragmatisme, feront appel aux Portugais de Macao pour leur fournir des armes et des instructeurs militaires. Du coup, les pères Jésuites se retrouvent protégés par le ministère de la défense comme intermédiaires potentiels avec les Portugais et c’est à ce titre qu’ils obtiennent des droits de résidence. Lorsqu’en 1628, les calculs pour l’éclipse lunaire s’avèrent une fois de plus erronés, Schall est nommé à la tête de l’Institut impérial d’astronomie.

Tant de succès ne pouvait que provoquer la fureur et la jalousie des astronomes chinois et musulmans qui furent éloigné de la Cour et dont les travaux étaient discrédités. Ils feront pendant des années campagne contre Schall et les jésuites. Au même temps Schall se faisait tancer par ses supérieurs à Rome et les théologiens du Vatican pour qui un prêtre catholique n’avait pas à participer dans l’élaboration de calendriers servant l’astrologie chinoise.

Vu le faible nombre d’individus – à peine quelques milliers par an – que les pères jésuites réussissaient à convertir au christianisme, Schall se résout à tenter de convertir l’Empereur en personne. Ce dernier, qui découvre que Schall a des bonnes notions de balistique, le charge en 1636 de produire des canons pour la guerre contre les Mandchous, une tache que Schall accompli uniquement pour préserver la confiance de l’Empereur. Les Chinois perdent cependant la bataille et le dernier Empereur des Ming met fin à sa vie par pendaison en 1644 afin de ne pas tomber aux mains de l’ennemi.
Les Mandchous

Les Mandchous reprennent sans sourciller les meilleures traditions chinoises et en 1645 Schall est nommé à la tête du bureau des mathématiques. L’Empereur le nomme également comme mandarin. En 1646 Schall reçoit et commence à utiliser les « Tables rudolphines », des observations astronomiques envoyés par Johannes Kepler à la demande du jésuite suisse missionnaire Johannes Schreck (Terrentius) lui aussi installé en Chine. Avec l’aide d’un élève chinois, ce dernier fut le premier à tenter de présenter au peuple chinois les merveilles de la technologie européenne dans un texte intitulé « Collection de diagrammes et d’explications des machines merveilleuses de l’extrême ouest ».

En 1655 un décret impérial ordonne que seules les méthodes européennes soient employées pour fixer le calendrier.

En Europe, les dominicains et les franciscains se plaignent alors amèrement des Jésuites qui non seulement pratiquent « le détour scientifique » pour évangéliser mais se sont livrés selon eux à des pratiques païens. Suite à leurs plaintes, par un décret du 12 septembre 1645, le pape Innocent X menace alors d’excommunication tout chrétien se livrant aux Rites chinois (culte des anciens, honneurs à Confucius). Après le contre-argumentaire du Père jésuite Martinus Martini, un nouveau décret, émis par le Pape Alexandre VII le 23 mars 1656, réconforte de nouveau la démarche des missionnaires jésuites en Chine.

Ferdinand Verbiest

Ferdinand Verbiest (1623 – 1688).

Ce n’est en 1658, qu’après un voyage rocambolesque que le Père Ferdinand Verbiest arrive à son tour à Macao. En 1660, Schall, déjà âgé de 70 ans, fait venir Verbiest – dont il connait les aptitudes en mathématiques et en astronomie — à Beijing pour le succéder. Les controverses alors se déchainent. L’Empereur Chun-chih était décédé en 1661 et en attendant que son successeur Kangxi atteigne la majorité, quatre régents gèrent le pays.

Ces derniers n’étaient pas très favorables aux étrangers. Les envieux chinois attaquent alors Schall, non pas pour son travail en astronomie, mais pour le « non-respect » des traditions chinoises, notamment la polygamie. Un des détracteurs dépose plainte au département des rites, et alors que Schall, ayant perdu la voix suite à une attaque vasculaire cérébrale, a bien du mal à se défendre, Schall, Verbiest et les autres pères se font condamner pour des « crimes religieux et culturels ». Schall est condamné à mort.

La « providence divine » fait alors en sorte que plusieurs phénomènes naturels jouent en leur faveur. Etant donné qu’une éclipse solaire s’annonçait pour le 16 janvier 1665, les régents mettent aussi bien les accusateurs de Schall que Schall lui-même au défi de la calculer. Schall et Verbiest emportent la bataille haut la main ce qui fait naître le doute chez les régents. Le procès fut rouvert et renvoyé devant la cour suprême. Cette dernière confirma hélas le verdict du tribunal. Nouvelle intervention de dame nature : une comète, un tremblement de terre et un incendie du Palais impériale inspirent les pires craintes chez les Chinois qui finissent par relâcher les pères de prison sans pour autant les innocenter.

A l’exception des « quatre de Beijing » (Schall, Verbiest, de Magelhaens, Buglio) qui restent en résidence surveillé, tous sont forcés à l’exil. Schall meurt en 1666 et Verbiest travaille sur des nouveaux instruments astronomiques.

L’Empereur Kangxi

L’Empereur chinois Kangxi (1654-1722)

C’est en 1667 que le jeune Empereur Kangxi prend enfin les commandes. Dynamique, il laisse immédiatement vérifier les calendriers des astronomes chinois par Verbiest et oblige Chinois et étrangers de surmonter leurs oppositions en travaillant ensemble. En 1668 Verbiest est nommé directeur du bureau de l’Astronomie et en 1671 il devient le tuteur privé de l’Empereur ce qui fait naitre chez lui l’espoir de pouvoir un jour convertir l’Empereur au Christianisme.

Comme Schall, Verbiest sera en permanence sous attaque des « marins restés à quai » à Rome. Pour se défendre, Verbiest envoi son coreligionnaire, Philippe Couplet (1623-1693) en 1682 en Europe. Ce dernier s’y rend accompagné d’un jeune mandarin converti, Shen Fuzong qui parlait couramment le latin, l’italien et le portugais. C’est un des premiers Chinois à visiter l’Europe. Il suscite la curiosité à Oxford, où on lui pose de nombreuses questions sur la culture et les langues chinoises.

L’audience à Versailles est particulièrement fructueuse. A la suite de l’entrevue qu’il a avec Couplet et son ami chinois, Louis XIV décide d’établir une présence française en Chine et en 1685, six jésuites*, en tant que mathématiciens du roi et membres de l’Académie des Sciences, seront envoyés en Chine par Louis XIV.

C’est avec eux que Leibniz, lui-même à l’Académie des Sciences de Colbert, entrera en correspondance.

Dans son Confucius Sinarum philosophus, le collaborateur de Verbiest Couplet se montre enthousiaste : « On pourrait dire que le système éthique du philosophe Confucius est sublime. Il est en même temps simple, sensible et issu des meilleures sources de la raison naturelle. Jamais la raison humaine, ici sans appui de la Révélation divine, n’a atteint un tel niveau et une telle vigueur. »

A Paris, Couplet publie en 1687 le livre (dédié à Louis XIV) qui le fait connaître partout en Europe : le Confucius Sinarum philosophus. Couplet est enthousiaste :

On pourrait dire que le système éthique du philosophe Confucius est sublime. Il est en même temps simple, sensible et issu des meilleures sources de la raison naturelle. Jamais la raison humaine, ici sans appui de la Révélation divine, n’a atteint un tel niveau et une telle vigueur.

Verbiest diplomate

A la demande de l’Empereur, Verbiest apprend la langue Mandchou pour lequel il élabore une grammaire. En 1674 il dessine une mappemonde et, comme Schall, s’applique à produire avec les artisans chinois des canons légers pour la défense de l’Empire.

Verbiest sert également de diplomate au service l’Empereur. Par leur connaissance du latin, les Jésuites serviront d’interprètes avec les délégations portugaises, hollandaises et russes lorsqu’elles se rendent en Chine dès 1676. Ayant appris le chinois, le jésuite français Jean-Pierre Gerbillon est envoyé en compagnie du jésuite portugais Thomas Pereira, comme conseillers et interprète à Nertchinsk avec les diplomates chargés de négocier avec les Russes le tracé de la frontière extrême-orientale entre les deux empires. Ce tracé est confirmé par le traité de Nertchinsk du 6 septembre 1689 (un an après la mort de Verbiest), un important traité de paix établi en latin, en mandchou, en mongole, en chinois et en russe, conclu entre la Russie et l’Empire Qing qui a mis fin à un conflit militaire dont l’enjeu était la région du fleuve Amour.

C’est lors de son séjour en Italie, de mars 1689 à mars 1690, que Leibniz s’entretient longuement avec le jésuite Claudio-Philippo Grimaldi (1639-1712) qui résidait en Chine mais était de passage à Rome. C’est lors de leurs entretiens qu’ils apprennent la mort de Verbiest. Ce dernier était tombé de son cheval en 1687 avant de mourir en 1688 faisant de Grimaldi son successeur à la tête de l’Institut impérial d’astronomie.

Comme Schall avant lui, la Chine offre à Verbiest des funérailles d’Etat et sa dépouille mortelle reposera aux cotés de Ricci et Schall à Beijing et en 1692, L’Empereur Kanxi, sans doute en partie pour honorer pour Verbiest, décrète la tolérance religieuse pour les chrétiens.

La querelle des Rites

La réponse du Vatican fut parmi les plus stupides et le mandement de 1693 de Monseigneur Maigrot fait exploser une fois de plus la « Querelle des Rites ». Il propose d’utiliser le mot « Tian-zhu »** pour désigner l’idée occidentale d’un Dieu personnifié, concept totalement étranger à la culture chinoise, d’interdire la tablette impériale*** dans les églises, interdire les rites à Confucius, et condamne le culte des Ancêtres. Et tout cela au moment même où Kangxi décrète l’Édit de tolérance.

Parmi les Jésuites et les autres ordres de missionnaires, les avis sont partagés. Ceux qui admirent Ricci et sont en contacts avec les élites sont plutôt favorables au respect des rites chinois. Les autres, qui essayent de combattre toutes sortes de superstitions locales, sont plutôt favorables au mandement.

Ce qui est certain, c’est que les Chinois n’apprécient guère que des missionnaires s’opposent à leurs rites et traditions. Un décret de Clément XI en 1704 condamnera définitivement les rites chinois. Il reprend les points du Mandement. C’est à ce moment qu’est instauré par l’empereur le système du piao : pour enseigner en Chine, les missionnaires doivent avoir une autorisation (le piao) qui leur est accordée s’ils acceptent de ne pas s’opposer aux rites traditionnels. Mgr Maigrot, envoyé du pape en Chine, refuse de prendre le piao, et est donc chassé hors du pays.

L’empereur Kangxi, qui s’implique dans le débat, convoque l’accompagnateur de Mgr Maigrot et le soumet à une épreuve de culture. Ce dernier ne réussit pas à lire des caractères chinois et ne peut discuter des Classiques. L’empereur déclare que c’est son ignorance qui lui fait dire des bêtises sur les rites. De plus, il lui prête plus l’intention de brouiller les esprits que de répandre la foi chrétienne. Et lorsque l’Empereur Yongzheng succède à Kangxi, il fait interdire le christianisme en 1724. Seuls les Jésuites, scientifiques et savants à la cour de Pékin, peuvent rester en Chine.

C’est contre la querelle des rites que Leibniz dirigea une grande partie de ces efforts. Cette fragilité d’une entente globale entre les peuples du continent eurasiatique à de quoi nous faire réfléchir aujourd’hui. Est-ce que la nouvelle querelle des Rites provoqué par Obama et les anglo-américains contre la Russie et la Chine servira une fois de plus au parti de la guerre de semer la discorde ?

Les tombes des jésuites venus en Chine sont localisées au Collège Administratif de Pékin (qui forme les cadres du Parti communiste de la ville). Les tombes de 63 missionnaires ont été réhabilitées, 14 portugais, 11 italiens, 9 français, 7 allemands, 3 tchèques, 2 belges, 1 suisse, 1 autrichien, 1 slovène et 14 chinois. Les trois premières sont celles de Matteo Ricci, Adam Schall von Bell et Ferdinand Verbiest.

L’auteur, Karel Vereycken, dans la cour du Collège Ferdinand Verbiest à Leuven en Belgique.


* Jean-François Gerbillon (1654-1707), Jean de Fontaney (1643-1710), Joachim Bouvet (1656-1730), Louis Le Comte (1655-1728), Guy Tachard (1648-1712) et Claude de Visdelou (1656-1737).

** Peut-on désigner le Dieu des chrétiens par les termes tianzhu (du bouddhisme) ou tiandi (du confusianisme) ? Est-ce que pour les Chinois le mot Ciel (tian) contient également l’idée d’un principe suprême ?

*** Les Chinois plaçaient dans leurs églises, en symbole de sa protection, des tablettes calligraphiées offertes par l’Empereur.

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