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Pierre Bruegel l’ancien, Pétrarque et le « Triomphe de la Mort »

Par Karel Vereycken, avril 2020.

Le Triomphe de la Mort, Pierre Bruegel l’ancien, 1562, Musée du Prado, Madrid.

Le Triomphe de la Mort. Le simple fait que le Premier ministre britannique Boris Johnson, et même Charles, Prince de Galles et héritier du Royaume-Uni, s’avèrent infectés par le coronavirus, nous renvoie un message. Certains commentateurs ont pu dire (sans ironie) que cette réalité « a donné un visage au virus ». Il est vrai que jusque là, lorsqu’une personne âgée ou une infirmière décédaient de cette terrible maladie, ce n’était pas « vraiment » réel…

Cette prise de conscience, que même les « gens d’en haut » n’échappent pas au même verdict de la mort, car ils n’ont rien de commun avec les Dieux de l’Olympe, a fait resurgir dans mon esprit l’image du fameux tableau. Souvent interprété de travers, il est connu sous le titre « Le Triomphe de la Mort » (Musée du Prado, Madrid). C’est une œuvre assez grande, exécutée par Pierre Bruegel l’ancien (1525-1569) quelques années avant sa disparition précoce.

Au-delà de l’objet esthétique, afin de « lire » l’intention de l’esprit du peintre, il est toujours utile, pour ne pas se précipiter dans des interprétations hasardeuses, de résumer brièvement ce que l’on voit.

quelques personnes avancent à genoux, espérant de ne pas se faire remarquer…

Or, que voyons-nous dans le Triomphe de la Mort ? Sur l’avant-plan, totalement à gauche, un squelette, symbolisant la mort elle-même, un sablier à la main, emporte le cadavre d’un Roi. Un autre squelette s’empare, autant que possible, des pièces d’or que tous ces morts n’ont pas réussi à emporter avec eux au tombeau. Derrière, la mort conduit un chariot sous lequel quelques personnes avancent à genoux, espérant ne pas se faire remarquer… Triomphe de la Mort, Bruegel, 1562, détail.

Ils ne s’aperçoivent aucunement que la mort prend le contrôle de leur monde…

Toujours sur l’avant-plan, mais à droite, des gens de la bonne société jouent aux cartes, dînent et s’amusent. Un squelette, jouant de la vièle à roue, rejoint un jeune qui accompagne à la luth le chant de sa bien-aimée. Typique des amoureux, se regardant eux-mêmes, ils ne s’aperçoivent aucunement que la mort prend le contrôle de leur monde.

Le message est clair et simple : personne n’échappe à la mort, que l’on soit riche ou pauvre, roi ou paysan, malade ou en bonne santé. Lorsque l’heure est venue, ou à la fin des temps, tous les mortels retournent au créateur car la mort « physique » triomphe.

Immortalité

Lyndon LaRouche (1922-2019).

Le penseur américain Lyndon LaRouche (1922-2019), dans ses discours et écrits, nous avertissait souvent, avec son amour impatient qui le caractérisait : la sagesse humaine commence par une décision personnelle consistant à intégrer un fait prouvé et incontestable : nous sommes tous nés, et chacun ou chacune de nous, tôt ou tard, mourrons. Et jusqu’ici, il n’y pas eu d’exception. Sur la montre cosmique, la durée de notre existence éphémère, rappelait LaRouche, ne dépasse même pas la nanoseconde.

Ainsi, sachant les conditions limitées de notre existence mortelle (le temps et la mort), chacun de nous doit faire appel à son libre arbitre pour formuler un choix souverain : comment vais-je dépenser « le talent » de ma vie ? Vais-je passer ma vie à courir derrières les plaisirs terrestres que peuvent me procurer le pouvoir, l’argent et les plaisirs de la chair ? Ou vais-je dédier ma vie à défendre la vérité, le beau et le juste, au bénéfice de l’humanité comme un tout, vivant dans le passé, le présent et le futur ?

En 2011, interrogé, LaRouche précisa ce qu’il entendait par l’idée que potentiellement, l’humanité pourrait devenir une espèce « immortelle » :

J’existe, et tant que je vis, je peux générer des idées.
Ces idées donnent à l’humanité les moyens d’aller de l’avant.
Cependant, le moment viendra où je mourrais.
A partir de là, deux choses se produiront.
D’abord, si ces principes créateurs développés par les générations antérieures
se réalisent dans le futur,
cela implique que l’humanité est une espèce immortelle.
Nous ne sommes pas immortels à titre personnel ;
mais dans la mesure où nous sommes des êtres créateurs,
nous sommes une espèce immortelle.
Et les idées que nous développons sont
des contributions permanentes à la société humaine.
De cette façon, nous sommes une espèce immortelle,
basée sur des êtres mortels.
Et la clé de l’existence, c’est d’appréhender ce lien.
Dire que nous sommes créateurs et mourront, n’est pas toute l’histoire.
Bien que nous soyons sur le point de mourir,
si nous contribuons à quelque chose de durable,
qui vivra au-delà de notre mort et puisse être quelque chose de bénéfique à l’humanité dans des temps futurs,
alors nous atteignons le but de l’immortalité.
Et c’est cela la chose importante.
Si les gens arrivent,
avec un esprit ouvert, à faire face à l’idée que chacun d’entre nous va mourir, tout en regardant cela de la bonne façon, alors une grande passion les animera à faire des contributions, à découvrir des principes,
à accomplir un travail qui sera immortel.
Des découvertes de principe sont immortelles car elles se transmettent d’une génération à une autre.
Et de cette façon, les morts vivent parmi les vivants ;
car les morts, s’ils ont agit ainsi pendant leur vivant,
seront vivants, pas dans leur chair,
mais ils seront vivants dans les principes.
Ils constitueront une partie active de la société humaine.

L’humanisme chrétien

La vision de LaRouche est celle de l’obligation « morale » de vivre une existence « créative » sur Terre à l’image du Créateur. Elle a été nourrie aussi bien par la philosophie platonicienne que par la tradition judéo-chrétienne, dont le mariage heureux, au début du XIVe siècle donna naissance à « l’humanisme chrétien ». Il fut la source inestimable d’une explosion, à grande échelle et d’une densité inégalée, de contributions économiques, scientifiques, artistiques et culturelles, qualifiée ultérieurement de « Renaissance ».

Dans le Phédon de Platon, Socrate développe l’idée que notre « enveloppe » mortelle, pour les philosophes à la recherche de la vérité, constitue un obstacle constant qui « nous remplit de besoins, de désirs, de craintes, de toutes sortes d’illusions et de beaucoup d’inepties, à tel point que, comme on le dit, dans les faits, aucune pensée d’aucune sorte ne dérive du corps » (66c).

Ainsi, pour accéder à la pure connaissance, les philosophes doivent s’affranchir autant que se peut de l’influence du corps dans cette vie. La philosophie (en grec ‘l’amour de la sagesse’), en tant que telle, n’est, en réalité, qu’une sorte de « préparation à la mort » (67e), une purification de l’âme du philosophe lui permettant de se détacher de son corps.

La Bible (Dans L’Ecclésiaste) souligne que « Quoi que tu fasses, souviens-toi que ta vie a une fin, et jamais tu ne pécheras ». Ce passage trouve son expression dans le rite chrétien du « Mercredi des cendres », ce jour de pénitence marquant le début du Carême. Dans une évocation symbolique de la mort, on appose alors des cendres au front du pénitent en récitant le verset de la Genèse (Gn 3:19) disant : « Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière. »

S’agit-il d’un rituel morbide ? Pas du tout. Il s’agit plutôt d’une leçon de philosophie. Le christianisme lui-même place en son centre le sacrifice de Jésus, le fils de Dieu devenu homme parmi les hommes, donnant sa vie pour le bien de l’humanité. Au début du XIVe siècle, Thomas à Kempis (1380-1471), un des dirigeants et fondateurs des Sœurs et Frères de la Vie Commune, un ordre de clercs laïques se concentrant sur l’éducation, affirmait que tout chrétien doit vivre en imitant la vie du Christ. Aussi bien Nicolas de Cues (1401-1464) qu’Erasme de Rotterdam (1466-1536) ont reçut l’éducation intellectuelle de ce courant.

Concedo Nulli

Médaille avec l’effigie d’Erasme, frappée par Quentin Matsys en 1519.

On comprend donc mieux pourquoi Erasme avait choisi comme armoiries un crâne et des os, juxtaposés avec un sablier, double référence à la mort et le temps comme deux conditions limites de l’existence humaine.

En 1519, son ami, le peintre flamand Quentin Matsys (1466-1530), a frappé une médaille de bronze en l’honneur à l’humaniste.

Au recto, on trouve l’effigie d’Erasme. En latin on peut lire : « Image pris sur le vif » et en grec, on lit : « Ses écrits le feront mieux connaître ».

Au verso de la médaille, une image inhabituelle également entourée d’inscriptions. En haut d’un pilier posé sur une terre instable, émerge la tête d’un jeune homme mal rasé, chevelure au vent. Tout comme l’effigie d’Erasme du verso, le visage de la figure au recto arbore un vague sourire. Autour d’elle, les mots Concedo Nulli (je ne recule devant personne).

Verso de la médaille

Sur le pilier on peut lire « Terminus », le nom du dieu Romain des limites. Une fois de plus, en grec à gauche, on lit : « Gardez à l’esprit la fin d’une longue vie » et à droite, en latin : « La mort est la limite ultime des choses ».

En faisant de « Je ne recule devant personne » sa devise personnelle, Erasme prenait le risque de faire appel à une métaphore très osée que « les gens » auraient sans doute du mal à comprendre. Rapidement accusé « d’intolérant » par ses sycophantes, Erasme soulignait que Concedo Nulli devait se comprendre, non pas comme une phrase prononcé par Erasme, mais comme sortant de la bouche de la Mort elle-même. Une fois souligné ce point, les gens auraient forcément du mal à contredire l’auteur…

Enfin, dans son traité La préparation à la mort (1534), Erasme souligne:


Il faut considérer que chacun de nos jours peut être le dernier,
que nous ne savons pas si un autre le suivra.
Tandis que nous sommes en vie et en santé,
délivrons-nous autant qu’il nous est possible de l’embarras,
des affaires et, sans attendre que la maladie nous cloue au lit,
mettons ordre à notre maison.}

Mozart, Brahms et Gandhi

Plusieurs siècles après Erasme, le grand compositeur humaniste Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), n’avait rien d’un cynique morbide. Révélant son état d’esprit joueur, Mozart disait un jour que le secret de tout génie était son amour pour l’humanité : « Le vrai génie sans cœur est un non-sens. Car ni intelligence élevée, ni imagination, ni toutes deux ensembles ne font le génie. Amour ! Amour ! Amour ! Voilà l’âme du génie ».

Cependant, le 4 avril 1787, Mozart, gravement malade, écrit à son père Léopold :

Inutile de te préciser à quel point j’aimerais
recevoir des nouvelles réconfortantes sur toi.
Et je continue à les attendre,
bien que je me suis désormais fait une habitude,
dans toutes les affaires de la vie, d’être préparé au pire.
Je me suis depuis quelques années tellement familiarisé avec cette sincère et très chère amie de l’homme (la mort) que non seulement son image n’a plus rien d’effrayant pour moi,
mais au contraire elle m’est très apaisante, et réconfortante !
Je remercie mon Dieu de m’avoir accordé la fortune de pouvoir reconnaître en elle la clef de notre bonheur.
Je ne me couche jamais sans penser que le lendemain peut-être,
je ne serai plus là.
Et pourtant personne dans ma fréquentation ne peut dire que je suis chagrin ou triste.
Et de cette fortune je remercie chaque jour mon Créateur,
et le souhaite de tout cœur à chacun de mes semblables.

Johannes Brahms (1833-1897), dans son Requiem allemand de 1865 brode sur le thème d’un verset de Pierre (1:24-25) disant :

Car Toute chair est comme l’herbe,
Et toute sa gloire comme la fleur de l’herbe.
L’herbe sèche, et la fleur tombe ;
Mais la parole du Seigneur demeure éternellement.
Et cette parole est celle qui vous a été annoncée par l’Evangile. *

A sa propre façon, Mahatma Gandhi (1869-1948), ne disait rien d’autre concernant la difficulté de faire coexister dans une même vie la mortalité et l’immortalité :

Vivez comme si vous deviez mourir demain. Apprenez comme si vous deviez vivre pour toujours.

Memento Mori et Vanitas

Le jardin des délices terrestres (détail), Jérôme Bosch.

Dans son tableau Le jardin des délices terrestres (Prado, Madrid), le peintre Jérôme Bosch (1450-1516), met en scène des humains dénudés et des animaux courant frénétiquement derrière des petits fruits.

Pour l’artiste, il s’agit, par le rire et la métaphore, de susciter dans l’esprit du spectateur sa volonté de rompre avec ce comportement parfaitement ridicule. Or, Bruegel utilise un procédé semblable dans son Triomphe de la Mort, un tableau, qui en essence, n’est rien d’autre qu’un Memento Mori (en latin : rappelles-toi que tu dois mourir), très élaboré.

Avec ce tableau, Bruegel rend honneur à son « parrain » intellectuel dont la divise, on l’a dit, était Concedo Nulli. Comme Erasme le faisait sans cesse dans ses écrits, Bruegel peint ici le caractère inéluctable de la mort, non pas pour montrer sa force, mais pour inspirer ses concitoyens à prendre le chemin de l’immortalité.

De la même façon que L’Eloge de la Folie d’Erasme était une inversion satirique, car il s’agit en réalité d’un l’éloge de la raison humaine, le Triomphe de la Mort de Bruegel est conçu pour nous faire apercevoir le triomphe de la vie (immortelle).

Dans la foi catholique, le but des Memento Mori était de rappeler (voire de terroriser) constamment le croyant pour qu’il n’oublie pas qu’après sa mort, lui ou elle pourrait finir au Purgatoire, ou pire, en Enfer faute d’avoir respecté les rites de son Église.

L’apparition de la peinture à l’huile en Europe au début du XVe siècle, a vu émerger la production de ce type d’œuvres de chevalet destinées à des chapelles ou des résidences privées. Il s’agissait avant tout d’objets esthétiques au service de la contemplation religieuse et philosophique.

vanitas
Vanitas, vers 1671, Philippe de Champaigne.

Ensuite, à partir de la Renaissance, les Memento Mori deviendront un genre très demandé, requalifié dans les siècles ultérieurs de Vanitas, du latin pour « Vanité » ou « Etat de vide ». Très populaire au Pays-Bas mais également ailleurs en Europe, ces vanités se présentent souvent comme des assemblages d’objets symboliques tels qu’un crâne humain, une bougie finissante, des fleurs fanées, une bulle de savon, un papillon ou encore un sablier.

Iconographie

La femme noble, Holbein le Jeune,
gravure sur bois extrait de la Danse Macabre paru en 1523.

Le Triomphe de la Mort de Bruegel semble presque réunir, dans une seule image, la longue série d’illustrations que Holbein avait gravé pour sa Danse macabre parue en 1523.

Rompant avec la tradition malsaine du genre, promue par les flagellants lors de la Peste noire et ne visant qu’à désensibiliser les gens devant la mort pour la rendre acceptable, Holbein, inspiré par l’approche satirique d’Erasme, posera les bases de la dimension philosophique que Bruegel développera par la suite.

Pour élaborer l’iconographie de son tableau, Bruegel a su puiser dans le travail d’artistes le précédent, en particulier Hans Holbein le Jeune (1497-1543), ce jeune dessinateur brillant à qui Erasme avait confié la tâche d’illustrer son Eloge de la Folie.

La présence envahissante, presque gênante, d’un crâne sous un angle anamorphique, dans le tableau Les Ambassadeurs (1533) d’Holbein, démontre sans conteste l’extrême maîtrise du concept du Memento Mori chez cet artiste.

Les Ambassadeurs, tableau de Hans Holbein. A droite, l’image du crâne, vu de façon tangentielle, devient lisible.

Un autre ami d’Erasme, Albrecht Dürer (1471-1528), était également un maître dans cet art comme le montrent ses gravures Le chevalier, la mort et le diable (1513) ainsi que son Saint-Jérôme dans son étude (1514) où figure ce père de l’église, auquel Erasme aimait s’identifier, en présence d’un crâne et d’un sablier.

Bruegel et l’Italie

Le Triomphe de la Mort, fresque de 1446 du Palazzo Sclafini à Palerme en Sicile.

Le poète italien Francesco Petrarca (Pétrarque) (1304-1374).

Ironiquement, Pierre Bruegel l’ancien a été souvent présenté, à tort, comme un « peintre du Nord », hermétique à tout ce que pouvait apporter la Renaissance italienne. La réalité est toute autre. Si Bruegel a refusé de boire l’eau putride du maniérisme « italianisant », très en vogue chez les aristocrates pendant la deuxième moitié du XVIe, il n’a pas hésité à chercher à se rafraîchir aux premières eaux pures de la Renaissance du début du XIVe.

En ce qui concerne son Triomphe de la Mort, les « emprunts » et similitudes avec la fresque de 1446 décorant alors le Palazzo Sclafini de Palerme, en Sicile, sautent aux yeux.

La fresque montre notamment la mort sur un cheval livide ainsi qu’un jeune musicien, images reprises et enrichis par ce peintre flamand dont le voyage en Italie du Sud a été amplement documenté.

La deuxième source est sans doute la série de poèmes allégoriques connus comme I Trionfi (« Les triomphes » : le triomphe de l’Amour, de la Chasteté, de la Mort, de la Gloire, du Temps et de l’Eternité), composés par le grand poète italien Francesco Pétrarca (Pétrarque – 1304-1374) suite à la Peste noire, une horrible pandémie qui, suite à la faillite des banquiers de la papauté en 1345, selon la région, a décimé entre un tiers et la moitié de la population européenne.

Le génie de Pétrarque c’était précisément, aux gens terrifiés par l’idée qu’ils allaient y perdre leur vie mortelle, d’offrir une réponse philosophique à leur angoisse, leur fournissant du coup la force nécessaire pour mener le combat.

Comme résultat, les Trionfi devinrent immensément populaires, non seulement en Italie, mais dans l’Europe toute entière. A tel point, que pour la plupart des peintres, Les Triomphes de Pétrarque, ont rapidement trouvés une place parmi les grands classiques de leur répertoire.

Bnf
Le Maître des Triomphes de Pétrarque. Manuscrit à la BnF. A gauche, le Triomphe de l’Amour montre Laure debout sur un char. A droite, dans le Triomphe de la Mort, c’est la Mort qui est monté sur son cadavre.

Pour conclure, voici un extrait du poème, un passage où Pétrarque dénonce la quête folle des Rois et des Papes —aveuglés par leur attachement aux biens terrestres— pour la richesse, le plaisir, le pouvoir et la gloire qu’on puisse en tirer. Face à la mort, souligne le poème, tout cela n’est que vanité. Et les mots choisis par Pétrarque collent à merveille aux images utilisées par Bruegel pour son Triomphe de la Mort :

(…) Et voici que toute la campagne apparut pleine de tant de morts,
que prose ni vers ne pourraient le rendre.
De l’Inde, du Cathay [Chine], du Maroc et de l’Espagne,

cette immense multitude de gens morts
dans la longue succession des temps,
avait déjà rempli le milieu et les côtés de la plaine. 
Là étaient ceux qui furent appelés les heureux : pontifes, rois et empereurs. Maintenant ils sont nus, pauvres et misérables.

Où sont maintenant leurs richesses ?
Où sont les honneurs, et les pierreries, et les sceptres,

et les couronnes, et les mitres, et les vêtements de pourpre ?
Malheureux qui place son espoir sur les choses mortelles !

— Et qui donc ne l’y place pas ? —
S’il se trouve à la fin trompé, c’est bien juste.
Ô aveugles ! à quoi sert de tant vous donner de peine ?

Vous retournez tous à la grande mère antique,
et c’est à peine si on retrouve la trace de votre nom !
Cependant, des mille peines que vous vous donnez,

y en a-t-il une qui soit utile ?
Ne sont elles pas toutes d’évidentes vanités ?
Que celui qui connaît vos préoccupations me le dise.
À quoi sert de subjuguer tant de pays,

et de rendre tributaires les nations étrangères,
pour que les esprits soient toujours embrasés de haine ?
Après les entreprises périlleuses et vaines,

après avoir conquis, en versant le sang, terres et trésors,
trouve-t-on l’eau et le pain plus doux ?
Trouve-t-on le verre et le bois plus doux que les pierreries et que l’or ?
Mais pour ne pas poursuivre davantage un si long thème,

il est temps que je revienne à mon premier sujet.
Je dis qu’était arrivée la dernière heure de cette courte vie glorieuse,

et le moment du pas douloureux que le monde redoute.

La Scola Caritatis

Si Bruegel, qui a pu admirer la fresque à Palerme lors de son voyage dans les années 1550, a pu lire lui-même le poème de Pétrarque, reste une question ouverte.

Ce que l’on sait, c’est que plusieurs de ses amis proches étaient familiers avec l’œuvre du poète italien. A Anvers, le peintre fut l’hôte régulier de la Scola Caritatis, un cercle humaniste animé par un certain Hendrick Nicolaes.

Là, Bruegel a pu échanger avec des poètes, des traducteurs, des peintres, des graveurs (Jérôme Cock, Hendrik Goltzius), des cartographes (Gérard Mercator), des cosmographes (Abraham Ortelius) et des imprimeurs tels que l’imprimeur Christophe Plantin, dont l’officine allait imprimer des belles pages de Pétrarque.

C’est aussi dans cette belle ville, indiquant à quel point la poésie de Pétrarque y était appréciée, que le compositeur Orlando Lassus (1532-1594) publia ses premières compositions musicales, notamment des madrigaux sur chacun des six Triomphes de Pétrarque dont le fameux Triomphe de la Mort.

Conclusion

Un grand mal, espérait Gottfried Wilhelm Leibniz, peut éventuellement susciter un bien d’une amplitude supérieure à celle du mal qui l’a engendré. Nous espérons que la crise pandémique actuelle conduira nos décideurs, avec notre assistance, à réfléchir sur le sens et le but de leur existence. Car le pire serait de revenir à la situation « normale » d’hier, c’est-à-dire à la même normalité qui a conduit l’humanité au bord de l’extinction.

Enfin, soulignons que de la même façon que Lyndon LaRouche, par son approche Concedo Nulli  pour défendre la nature sacré de la créativité qui anime chaque être humain, a contribué à l’immortalité de Platon, Pétrarque, Erasme, Rabelais et Bruegel, il est à chacun de nous aujourd’hui, de reprendre le flambeau pour emporter la bataille.

NOTE:

  • On retrouve le thème de l’herbe au centre du tableau de Jérôme Bosch, Le char de foin, métaphore de la vaine gloire qui fait courir tant de vaniteux.
Merci de partager !

Bruegel, Petrarca and the « Triumph of Death »

The Triumph of Death, Peter Bruegel the Elder, oil on panel, 1562, Prado, Madrid.

By Karel Vereycken, april 2020.

The Triumph of Death? The simple fact that the heir to the throne of England, Prince Charles, and even the UK Prime Minister Boris Johnson, have tested positive to the terrifying coronavirus currently sweeping the planet, tells something to the public.

As some commentators pointed out (no irony) it “gave a face to the virus”. Until then, when an elderly person or a dedicated nurse died of the same, it “wasn’t real”.

Realizing that these “higher-ups” are not part of the immortal Gods of Olympus but are mortals as all of us, brings to my mind “The Triumph of Death”, a large oil painting on panel (117 x 162 cm, Prado, Madrid), generally misunderstood, painted by the Flemish painter Peter Bruegel’s the elder (1525-1569), and thought to be executed between 1562 and his premature demise.

In order to discover, beyond the painting, the intention of the painter’s mind, it is always useful, before rushing into hazardous conclusions, to briefly describe what one sees.

« Below, some people are crawling on their knees, hoping to remain unnoticed ».

What do we see in Bruegel’s « Triumph of Death« ? On the left, a skeleton, symbolizing death itself, holding a sand-glass in its hand, carries away a dead King. Next to him, another skeleton grabs the vast amounts of money no one can take with him into the grave. Death is driving a chariot. Below the charriot some people are crawling on their knees, hoping to remain unnoticed.

People are gambling and amusing themselves…

On the right, at the forefront, people are gambling and amusing themselves. A skeleton playing a musical instruments joins a prosperous young couple engaged in a musical dialogue and clearly unaware that Death is taking over the planet.

The message is simple and clear. No one can escape death, poor or rich, young or old, king or peasant, sick or healthy. When the hour comes, or at the end of all times, all mortals return to the creator since “physical” death triumphs over all of them.

Immortality

Lyndon LaRouche (1922-2019)

American thinker Lyndon LaRouche (1922-2019), in his speeches and writings, used to remind us, with his typical loving impatience: all human wisdom starts by a personal decision to acknowledge a fact proven without contest: we are all born and each of us, sooner or later, will die. So far, our bodies have all been proven mortal.

The duration of our mortal existence on the clock of the universe, he reminded, is less than a nanosecond.

Therefore, knowing this boundary condition of our mortal existence, we, each of us, have to make a personal sovereign decision: how will I spend the talent of my life ? Will I spend that talent chasing the earthly pleasures of the flesh, or dedicate my life to defending the truth, the beautiful and the good, to the great benefit of humanity as a whole, living in past, present and future ?

In 2011, in a discussion, LaRouche explained what he meant by saying that humanity has the potential to become an “immortal” species:

I live; as long as I live, I may generate ideas.
These conceptions give mankind a chance to move forward.
But then the time will come when I will die.
Now, two things happen: First of all, if these creative principles,
which have been developed by earlier generations,
are realized in the future, that means that mankind is an immortal species. We are not personally immortal;
but to the extent that we’re creative, we’re an immortal species.
And the ideas that we contribute to society
are permanent contributions to the human society.
We are therefore an immortal species,
based on mortal beings. And the key thing in life is to grasp that connection.
To say that we’re creative and die,
doesn’t tell us the story. If we, in our own lives, who are about to die,
can contribute something that is permanent, which will outlive our death, and be a benefit to mankind in future times, we have achieved the purpose of immortality.
And that is the crucial thing.
If people can actually face, with open minds, the fact that we’re each going to die—but look at it in the right way,
then we are impassioned to make the contributions,
to discover the principles, to do the work that is immortal.
Those discoveries of principle which are immortal, which pass on from one generation to the other. And thus, the dead live in the living;
because what the dead do, if they have done that in their lifetime, they are alive, not as in the flesh, but they’re alive in principle.
They’re part, an active part, of human society.

Christian humanism

LaRouche’s outlook, the “moral” obligation to live a “creative” existence on Earth in the image of the Creator, was deeply rooted in the philosophical outlook of both the Platonic and the Judeo-Christian tradition, whose happy marriage gave us the beautiful Christian humanism which, in the early XVth Century, ignited an unprecedented explosion, on a mass-scale and of unseen density of economic, scientific, artistic and cultural achievements, later qualified as a “Renaissance”.

In Plato’s Phaedon, Socrates develops the idea that our mortal body is a constant impediment to philosophers in their search for truth: “It fills us with wants, desires, fears, all sorts of illusions and much nonsense, so that, as it is said, in truth and in fact no thought of any kind ever comes to us from the body” (66c).  To have pure knowledge, therefore, philosophers must escape from the influence of the body as much as is possible in this life. Philosophy (Literally “The love of wisdom”) itself is, in fact, a kind of “preparation for dying” (67e), a purification of the philosopher’s soul from its bodily attachment.

Also the Vulgate’s Latin rendering of Ecclesiastics 7:40 stresses: « in all thy works be mindful of thy last end and thou wilt never sin”. This passage finds expression in the christian ritual of Ash Wednesday, when ashes are placed upon the worshippers’ heads with the words: “Remember Man that You are Dust and unto Dust You Shall Return.”

Is this a morbid ritual? No, it is a philosophy lesson. Christianity itself, as a religion, cherishes God’s own son made man, Jesus, for having renounced to his mortal life for the sake of mankind. It put Jesus’ death at the center. And in the XIVth century, Thomas a Kempis (1380-1471), one of the leading intellectuals and founders of the Brothers of the Common Life, wrote that every Christian should shape his life in the “Imitation of Christ”. Both Nicolaus of Cusa (1401-1464) and Erasmus of Rotterdam (1466-1536) were powerfully influenced and trained by this intellectual current.

Concedo Nulli

Medal with Erasmus portrait, casted by Quinten Matsijs in 1519.

Erasmus’ personal armory was the juxtaposition of a skull and a sand-glass, referring to death and time as the boundary conditions of human existence.

In 1519, his friend, the Flemish painter and goldsmith Quentin Matsys (1466-1530) forged a bronze medal to the honor of the great humanist.

On one side of the medal there is an efigee of Erasmus and a Latin inscription informs us that this is “an image taken from life”. At the same time we are told in Greek, « his writings will make him better. known »

The reverse side of the medal shows solemn inscriptions surrounding an unusual image. At the top of a pillar that stands in rough, uneven ground, emerges the head of a young man with a stubbly chin and wild, flowing hair. Like Erasmus on the other side of the medal, he seems to have a faint smile upon his face. On either side of the head are the words “Concedo Nulli”– “I yield to no one.” On the pillar is inscribed Terminus, the name of a Roman god who presided over boundaries. Again bilingual quotations surround a profile. On the left, in Greek, is the instruction, « Keep in mind the end of a long life. » On the right, in Latin, is the stark reminder, « Death is the ultimate boundary of things. »

Verso of the medal

Adapting as his own motto “I yield to no one”, Erasmus took the great risk of using such a daring metaphor. Accused of intolerable arrogance by his sycophants, he underlined that “Concedo Nulli” had to be understood as death’s own statement, not his own. And who could argue with the assertion that death is the terminus that yields to no one?

Mozart, Brahms and Gandhi

Centuries later, the great humanist composer, Wolfgang Amadeus Mozart, was the exact opposite of a morbid cynic. Revealing his inner mindset, Mozart once said that the secret of all genius, was love for humanity: “neither a lofty degree of intelligence nor imagination nor both together go to the making of genius. Love, love, love, that is the soul of genius”.

But on April 4, 1787, Mozart wrote to his father, Leopold, as he lay dying :

I need hardly tell you how greatly I am longing
to receive some reassuring news from yourself.
And I still expect it ; although I have now made a habit of being prepared in all affairs of life for the worst.
As death, when we come to consider it closely,
is the true goal of our existence,
I have formed during the last few years such close relations with this best and truest friend of mankind,
that his image is not only no longer terrifying to me,
but is indeed very soothing and consoling !
And I thank God for graciously granting me
the opportunity (you know what I mean)
of learning that death is the key
which unlocks the door to our true happiness.
I never lie down at night
without reflecting that –young as I am– I may not live to see another day.

Johannes Brahms 1865 German Requiem, quotes Peter 1:24-25 reminding us that


“For all flesh is as grass,
and all the glory of man as the flower of grass.
The grass withereth, and the flower thereof falleth away.
But the word of the Lord endureth for ever.”

Also Mahatma Gandhi, expressed, in his own way, somthing similar, about how one has to live simultaneously with mortality and immortality:

« Live as if you were to die tomorrow.
Learn as if you were to live forever. »

Memento Mori and Vanitas

Hieronymus Bosch, detail of « The Garden of Earthly Delights ».

Just as Hieronymus Bosch’s (1450-1516) painting of the “Garden of Earthly Delights” (Prado, Madrid), where the great Dutch master uses the metaphor of naked humans incessantly chasing delicious fruits, calls on the viewer to become aware of his close-to-ridiculous, animal-like attachment to earthly pleasures and calls on his free will and his sens of humor to free himself, Bruegel’s “Triumph of Death” painting, on a first level, is fundamentally nothing else than a complex Memento Mori (Latin “remember that you must die”).

With this painting, Bruegel pays tribute to his intellectual godfather’s motto Concedo Nulli, that is, as Erasmus did in his writings, Bruegel paints the ineluctability of death, not by praising its horror, but with the aim of inspiring his fellow citizens to walk into immortality. In the same way Erasmus’ « In praise of folly » was in fact an inversion of his praise of reason, Brueghel’s « Triumph of Death » was conceived as a triumph of (immortal) life.

For the Catholic faith, the aim of a Memento Mori was to remind (and eventually terrorize) the believer that after death, he or she might end up in Purgatory or worse in Hell if they did not respect the Church and her rites. With the invention of oil painting in the early XVth century, panel paintings of this genre for private homes and small chapels were considered aesthetic objects crafted for the sake of religious and philosophical contemplation.

Hence, starting with the Renaissance, the Memento Mori painting became a much demanded artifact, re-branded in the following centuries as “Vanitas”, Latin for « emptiness » or « vanity ». Especially popular in Holland and then spreading to other European nations, Vanitas paintings typically represented assemblages of numerous symbolic objects such as human skulls, guttering candles, wilting flowers, soap bubbles, butterflies and hourglasses.

Iconography

The aristocrat, Holbein the Younger, Dance of Death.

A first source is of course, the famous designs and woodcuts executed by Erasmus intimate friend and illustrator of his “In Praise of Folly”, Hans Holbein the Younger (1497-1543), for his satirical “Dance of Death” (1523), which –breaking with the way the “Dance macabre” was used before by the Flagellants and other madmen to desensitize the population in order to push them into a fatalistic retreat of the outer world– introduces the new philosophical dimension that Bruegel will develop.

vanitas
Vanitas, Philippe de Champaigne, 1671.

The close-to-embarassing anamorphosic representation of a giant skull in Holbein’s work « The Ambassadors » (1533), demonstrates his profound understanding of the Memento Mori metaphor.

Erasmus’ friend Albrecht Dürer‘s engraving « Knight, Death and the Devil » (1513), or his « Saint Jerome in his study » (1514) (with skull and hourglass) are two other examples.

The Ambassadors (1533), Hans Holbein the Younger. On the right, the « anamorphosic » skull on the floor, when seen from a tangent viewpoint.

Bruegel and Italy

Ironically, Peter Bruegel the elder has always been presented as a painter of the Northern School who was completely closed to the “Italian” Renaissance.

The reality is that while rejected the transformation of the Renaissance into a form of mannerism in the XVIth century, he took most of his inspiration directly from two Italian Renaissance sources.

Triumph of Death, fresco (1446) from the Palazzo Sclafini in Palermo, Sicily.

First, of course, the image of Death riding a horse, and even a group of persons such as the young couple engaged in their musical embrace, appear incontestably as taken from the Triumph of Deat”, a vast fresco from 1446 which decorated the walls of the Palazzo Sclafani in Palermo, Sicily. Bruegel’s trip to Southern Italy is a well documented fact.

The second source, which undoubtedly also inspired the painter of the fresco, is a series of allegorical poems known as “I Trionfi” (“The Triumphs”: Triomph of Love, of Chastity, of Death, of Fame, of Time and of Eternity), composed by the great Italian poet Francesco Petrarca, most likely following the “Black Death”, a pandemic outbreak which, starting with the 1345 banking crash, decimated a vast portion of the population of Europe.

Petrarca’s genius was precisely to offer to those terrified with the very idea of having to face their physical mortality, a philosophical answer to their anxiety.

As a result, his Trionfi became rapidly popular, not only in Italy but all over Europe. And for most painters, working on Petrarca’s themes became part of their common repertoire.

BNF
The Master of Petrarca’s Triumphs. Manuscript of the BnF. On the left, The Triumph of Love shows Laura on top of a charriot. On the right (The Triumph of Death) Death stands on Laura’s mortal remains.

To conclude, here is an excerpt (English) of the poem, where Petrarca blasts the mad lust of Kings and Popes for wealth, pleasure and earthly power. In the face of death, he stresses, they are worthless. Petrarca’s wording fits to the detail the images used by Bruegel in his painting The Triumph of Death :

(…) afar we might perceive
    Millions of dead heap’d on th’ adjacent plain;
    No verse nor prose may comprehend the slain
    Did on Death’s triumph wait, from India,
    From Spain, and from Morocco, from Cathay,
    And all the skirts of th’ earth they gather’d were;
    Who had most happy lived, attended there:
    Popes, Emperors, nor Kings, no ensigns wore
    Of their past height, but naked show’d and poor.
    Where be their riches, where their precious gems,
    Their mitres, sceptres, robes, and diadems?
    O miserable men, whose hopes arise
    From worldly joys, yet be there few so wise
    As in those trifling follies not to trust;
    And if they be deceived, in end ’tis just:
    Ah! more than blind, what gain you by your toil?
    You must return once to your mother’s soil,
    And after-times your names shall hardly know,
    Nor any profit from your labour grow;
    All those strange countries by your warlike stroke
    Submitted to a tributary yoke;
    The fuel erst of your ambitious fire,
    What help they now? The vast and bad desire
    Of wealth and power at a bloody rate
    Is wicked,–better bread and water eat
    With peace; a wooden dish doth seldom hold
    A poison’d draught; glass is more safe than gold;

Whether Bruegel, who saw undoubtedly the fresco in Palermo during his trip in the 1550s, had read Petrarca’s poem remains an open question. It can be said that many of his direct friends were familiar with the Italian poet.

In Antwerp, the painter was a frequent guest of the Scola Caritatis, a humanist circle animated by one Hendrick Nicolaes, where Brueghel met poets, translaters, painters, engravers (Cock, Golzius) mapmakers (Mercator), cosmographers (Ortelius) and bookmakers such as the Antwerp printer Christophe Plantijn, who’se renowned printing shop would print Petrarca’s poetry.

Also in Antwerp, indicating how popular Petrarca’s poetry had become in the Low Countries and France, the franco-flemish Orlandus Lassus (1532-1594) published his first musical compositions, including his madrigals on each of the six Trionfi of Petrarca, among which the « Triumph of Death ».

Conclusion

All evil, Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) hoped, can give birth to something good, far bigger and superior to the evil that provoked it. Therefore, we can hope that the current pandemic breakdown crisis will lead some of the leading decision-makers, with our help, to reflect on the sens and purpose of their lives. The worst would be to return to yesterday’s “normalcy” since that kind of “normal” is exactly what drove the planet currently to the verge of extinction.

At last, it should be stressed that in the same way Lyndon LaRouche, by his ruthless (Concedi Nulli) commitment to defend the sacred creative nature of every human individual, contributed to the enduring immortality of Plato, Petrarca, Erasmus and Bruegel, it is up to each of us to carry even further that battle.

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Renaissance Studies

Saint-Jerome (1521), Lucas Van Leyden (1494-1533)
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Michael Gibson: pour Bruegel, le monde est vaste

Pieter Brueghel, Chasseurs dans la neige (1566), Kunsthistorische Museum, Vienne, Autriche.


En septembre 1999, Karel Vereycken s’est entretenu avec Michael Gibson, un fin connaisseur du peintre Bruegel. Critique d’art au International Herald Tribune, il est l’auteur de nombreuses monographies dont une de Pierre Bruegel (publié en français aux Nouvelles Editions Françaises, Paris 1980 et en anglais chez Tabard Press, New York, 1989). Il est aussi l’auteur d’une « histoire d’un tableau de Pierre Bruegel l’Aîné, le « Portement de croix » (Editions Noêsis, Paris 1996).

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Pour Bruegel, le monde est vaste

Question : Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser au peintre flamand Bruegel ?

M. Gibson : La rencontre d’un peintre et de sa peinture implique forcément quelque chose d’anecdotique. En tant qu’enfant j’avais une reproduction des Chasseurs dans la neige dans ma chambre. J’ai été amené à visiter le musée de Vienne où se trouvent pas moins de quatorze tableaux de Bruegel.

Tout cela, a stimulé mes recherches pour en arriver à faire des conférences et écrire sur le sujet. Ce qui m’intriguait aussi, c’était la découverte d’un peintre qui avait la capacité de garder son propre accent flamand pour peindre, au lieu de suivre la mode italianisante de ses contemporains dans les pays du nord. Finalement un jour un éditeur m’a proposé d’écrire un livre sur un tableau particulier. Je crois me rappeler que j’avais le choix entre Bosch, Bruegel et Rothko. J’avoue que c’est plus facile, de le faire sur une oeuvre de Bruegel, bien qu’on puisse écrire sur l’oeuvre de Rothko comme un tout.

Question : Selon vous Bruegel appartient-il à la période que l’historien néerlandais Huizinga appelle le l’Automne du Moyen Age (de Herfsttij der middeleeuwen), ou est-il un homme de rupture, de la Renaissance ?

M. Gibson : Bruegel représente certainement une rupture avec l’esprit médiéval, en particulier sa vision de la nature. Il faut bien voir que dans l’antiquité, la plupart des dieux n’étaient autres que les forces de la nature : le vent, la force, la passion sexuelle, la guerre, etc. Avec la venue du christianisme, ces dieux païens furent transformés en diables, la démonologie étant une espèce de théologie à l’envers. La nature étant ainsi diabolisée, l’esprit médiéval mettait surtout l’emphase sur la vie intérieure.

C’était une démarche novatrice au début du quatrième siècle jusqu’à l’an mille. Il y avait bien sûr des exceptions à la pensée dominante, comme après chez Albert le Grand qui se posait des questions sur la nature et se livrait à des expériences en botanique et dans d’autres domaines. Vu l’esprit de l’époque, ça lui a valu une réputation un peu sulfureuse et encore aujourd’hui on parle du « petit » et du « grand Albert » pour désigner des manuels d’alchimie !

On peut aussi évoquer la célèbre anecdote de Pétrarque qui grimpe courageusement sur le sommet du Mont Ventoux pour y lire les Confessions de saint Augustin. Plongé dans ce texte oraculaire, son regard tombe sur le paragraphe où saint Augustin s’étonne de celui qui cherche à admirer les spectacles de la nature au lieu de chercher à se connaître soi-même. Suite à la lecture de ce paragraphe et profondément troublé, Pétrarque a rebroussé chemin pour redescendre de sa montagne, plongé dans une profonde crise spirituelle.

La conséquence de cette vision fait que la peinture médiévale va traiter la nature d’une façon schématique : on ne peint pas un arbre, mais l’idéogramme d’un arbre ou l’idéogramme d’une montagne. D’ailleurs quand je passe sur le boulevard périphérique de Paris et que je vois de loin les rochers artificiels du jardin zoologique de Vincennes, je dis : voilà le mont Sinaï, parce que c’est comme ça qu’il est représenté dans la peinture médiévale.

L’intérêt pour la nature

Une des caractéristiques de la Renaissance est donc le fait qu’on commence à s’intéresser à la nature, et Bruegel est un observateur de la nature véritable. C’est en particulier son voyage en Italie qui lui a révélé cela. Quand on va de Naples jusqu’à Reggio, ce qui a dû être le parcours du peintre, on voit des paysages extraordinaires. Mais déjà rien que la traversée des Alpes, et on le retrouve dans le tableau la conversion de Saint-Paul (1567) qui est un travail d’atelier, relate ce voyage. On y voit des cols élevés, des vallées profondes avec des nuages en dessous du spectateur. On y voit cette qualité d’observation de la nature et en ce sens-là c’est l’esprit de la Renaissance.

Question : Pourtant, Jérôme Cock, le premier employeur de Bruegel qui dirigeait l’imprimerie Aux Quatre Vents d’Anvers, était le fils de Jan Wellens Cock, un proche de Jérôme Bosch dont les travaux ont inspiré Brueghel et qui est plein « d’intériorité ». D’ailleurs, le thème des Sept péchés capitaux est déjà traité par Bosch avant d’être repris dans les estampes de Brueghel. N’est-on pas obligé de se familiariser avec le langage pictural de Bosch pour pouvoir pénétrer l’univers de Bruegel ?

M. Gibson : Il faut surtout voir en Bosch un homme des villes et un homme du « Mardi Gras ». Les sujets qu’il peint, ce sont les chars qui défilent lors des jours de Carnaval. Prenons le Chariot de foin ou La nef des fous. Ce sont des chars de carnaval et on en trouve les traces dans les archives des villes de Flandre qui en sont très riches.

Jérôme Bosch, Chariot de foin, détail, 1502, Prado, Madrid.

Le Chariot de foin par exemple part d’un symbolisme très simple : le foin y représente l’argent, la richesse et les gens se battent violemment pour arracher quelques fétus de paille. Derrière le char on voit défiler tous les puissants : rois, empereurs, papes, etc. Et dans leur course vers le foin, ils vont tout droit vers un endroit où personne ne veut aller et qui constitue le troisième volet de ce triptyque : l’enfer. Bosch est surtout un « moralisateur » qui observait les gens des villes et dans un sens c’était un solitaire.

On voit d’ailleurs assez souvent dans ses tableaux (comme sur les volets fermés du Chariot de foi) un personnage aux cheveux blancs, un espèce de colporteur. Et je me demande s’il ne s’agit pas là d’un autoportrait. Ce colporteur passe dans le monde avec une mine désolée dans un paysage plus ou moins désolé aussi.

Bosch n’est pas non plus « l’intériorité » pure de type médiéval, mais ce n’est pas la nature. C’est la vie urbaine. Ce qui distingue Bruegel, c’est l’intérêt pour la nature et l’intérêt pour la société. Bien qu’il fera aussi « Mardi gras » (Le combat de carnaval et carême, en 1559) Ce sera plus dialectique. Il aura le côté ripailleur, mais aussi le côté macabre. On y voit les mendiants, les malades et d’autres gens dans des états épouvantables. Tellement lamentables d’ailleurs qu’un des propriétaires des tableaux à fait repeindre les choses les plus pénibles à voir. Et on le sait parce que Pierre Bruegel le Jeune a fait une copie de cette toile (avant les repeints), qui le démontre. Au premier plan à droite, il y a un drap qui flotte dans le vide, mais en fait sous ce drap il y a un type avec les jambes et les bras émaciés et le ventre ballonné qu’on a fait disparaître. Dans le cercueil que quelqu’un traîne, un surpeint a fait disparaître le cadavre, etc. La démarche de Bosch était surtout moralisatrice, tandis que celle de Bruegel opère par oppositions. Il joue beaucoup sur les effets d’oppositions, entre ce qui apparaît de ce côté-ci du tableau et de ce côté-là. J’ai beaucoup traité cette méthode de composition en écrivant sur le Portement de Croix (1564).

Quant à Jérôme Cock, il a dû demander au jeune Bruegel débutant de reprendre les travaux de Bosch parce qu’il estimait qu’il y avait de l’intérêt pour ce genre de chose et qu’avec un peu de « merchandising » ça se vendrait bien.

C’est ainsi que Bruegel à repris les Vices (1558) et les Vertus (1559-60), thèmes certes médiévaux. Mais il les reprend avec une certaine fantaisie qui en effet doit beaucoup à Bosch, mais qui est quand même moins angoissée. Les monstres de Bruegel sont en général moins angoissants que ceux de Bosch.

Question : Peut-on faire un rapport entre les Adages d’Erasme de Rotterdam (mort en 1536) et le tableau des Proverbes (1558) ? N’y a-t-il pas là une volonté d’éducation populaire ? Bien qu’on soit obligé de constater que les tableaux étaient réservés à un petit cercle de spectateurs, on sait que les estampes circulaient largement.

Pierre Bruegel l’Aîné, 1556, « Ce n’est pas parce qu’on envoie un âne à l’école qu’il revient comme un cheval ».

M. Gibson : Tout a fait. Les estampes sont très souvent des dictons populaires comme Les gros poissons mangent les petits (1556) ; Elck (1558) (l’égoïsme de « chacun » conduit au chaos). Ou encore L’âne à l’école (1556) et L’al-ghemist (1558) (le « tout raté ») qui était une polémique contre les délires alchimistes de l’époque. On pourrait la refaire aujourd’hui contre l’astrologie !

Question : Ce qui étonne, c’est la liberté que laissent les commanditaires pour l’exécution des sujets. Même à la Renaissance italienne, celui qui payait pour l’œuvre imposait toute une série de spécifications pour traiter le sujet. Bruegel semble avoir échappé à ce genre d’exigences souvent capricieuses.

M. Gibson : On n’a pas de détails sur les rapports entre Bruegel et ses commanditaires. Mais on sait quelque chose sur sa personnalité. A l’opposé d’une mode qui fait dire que le peintre historien Vasari « arrangeait » un peu son récit quand il raconte l’histoire des artistes italiens, moi je suis très tenté de croire ce que dit Karel Van Mander dans son Schilder-Boeck (1604). Je pense même que Van Mander a pu rencontrer la veuve de Bruegel qui, me semble-t-il, est allée vivre à Anvers. Il raconte des choses très savoureuses sur Bruegel. Comment il allait avec son ami Frankert, habillé en paysan dans les noces à la campagne en se présentant comme un membre de la famille. Et ça l’amusait beaucoup et il y affirmait son esprit d’indépendance. Dans un environnement culturel avec une forte propension à la tolérance, à l’ouverture vis-à-vis des convictions de chacun, de respect mutuel qui existait à l’époque à Anvers, Bruegel était capable de dire : écoutez j’ai telle ou telle idée. Qui en veut ? Et les autres pouvaient dire « pourquoi pas ? ».

Mais tout cela est hypothétique. Si on travaillait pour une église, c’était différent. Mais on n’était pas encore à la Contre-réforme parce que c’est elle qui a donnée un encadrement idéologique à l’iconographie. C’était aussi strict que le social réalisme communiste ! A partir d’un certain moment, certains sujets sont permis et d’autres ne le sont pas. Et il faut les représenter de telle ou telle manière. L’humour, l’ironie et le pittoresque sont exclus. Si on regarde les manuscrits enluminés médiévaux, on trouve dans les marges toutes sortes de personnages : des petits chiens, des oiseaux, des fleurs etc. ; c’est savoureux, c’est vivant. L’art de la Contre-réforme est pour moi un art mort, théâtral au mieux.

Question : Vous faites référence à des documents précis ?

M. Gibson : Oui, c’est un fait historique. A partir du Concile de Trente (1545-53) on commence à réglementer les choses. Toute la production artistique à partir de ce moment devient complètement stéréotypée.

La majeure partie de l’œuvre de Bruegel date d’avant l’époque de la grande répression, et il meurt en 1569, peu après l’arrivée du duc d’Albe (1567) et avant l’installation définitive de l’Inquisition aux Pays-Bas. En réalité il est encore dans une espèce de période de grâce, entre le Moyen-Âge et le moment où la Contre-réforme referme les volets.

Portrait du cartographe Abraham Ortelius.

Question : On sait depuis l’article de Popham en 1931 que Bruegel se lia d’amitié avec l’humaniste cosmographe Abraham Ortels (Ortelius).

Ortels était membre de la Scola Caritatis une « secte religieuse fondée sur la tolérance » de Hendrik Nicolaes, dont faisaient également partie l’imprimeur Plantin, le cartographe Mercator, le graveur Goltzius ainsi que le penseur religieux et proche de Guillaume le Taciturne, Dirk V. Coornhert.

On y trouvait aussi le meilleur ami de Bruegel, l’amateur d’art Frankert. Depuis lors on admet que Bruegel n’était pas « Bruegélien » dans le sens du « mangeur de saucisses », mais un érudit humaniste. Bruegel était-il sympathisant ou opposant de la réforme ?

M. Gibson : Le groupe de la Scola Caritates préconisait précisément la tolérance. En réalité il avait à mon avis une sympathie pour les prédicateurs de la réforme. On les retrouve dans le tableau sur les « Hagepreken », La prédication de St Jean Baptiste (1566). Ce sont les prédications calvinistes qui se déroulaient de façon clandestine dans les bois. Les gens sortaient des villes pour y assister. Le pouvoir en place donnait comme instructions aux gardes de relever les identités de ceux qui partaient.

Alors les gens leur lançaient « Tu m’as bien vu ? » « T’as bien noté mon nom ? ». Les gens étaient révulsés par le traitement qu’on infligeait aux hérétiques qu’on torturait d’une façon abominable. C’était spécifié dans les Placards de Charles Quint : les hommes tués par l’épée, les femmes enterrées vives. Bruegel est un humaniste, c’est quelqu’un qui s’oppose à ce genre de violence.

Ce n’est pas un dogmatique, c’est quelqu’un qui apprécie l’individualité des gens. C’est pour ça qu’il peut aller dans les fêtes paysannes et qu’il peut les représenter sans mépris : à la fois avec leur côté brutal et primaire, mais aussi avec leur dignité. Parce qu’il leur donne des proportions qui sont empruntées aux personnages de Michelange ! (rire…)

Pierre Bruegel l’Aîné, Le portement de croix, 1564, Kunsthistorisches Museum, Vienne.

Une œuvre pour la mémoire

Question : Dans votre essai sur le Portement de Croix vous identifiez des références très précises à la situation politique de l’époque. Par exemple vous avez découvert que les soldats qui mènent le christ vers le Golgotha sont une allusion directe aux « Roode Rocx », les tuniques rouges des gendarmes mercenaires au service de l’occupant espagnol. Est-ce qu’il en a d’autres et est-ce que l’art ne perd pas son universalité en se « mouillant » pour des choses aussi immédiates ?

M. Gibson : Aujourd’hui c’est différent, parce que nous avons cette idée de la diffusion de l’art. Mais là c’étaient des choses qui étaient peintes pour des intérieurs. Donc ça représente ce que se passait à cette époque. Et si vous voulez comprendre ce qui se passait à l’époque, il suffit de voir ce qui se passe aujourd’hui ! La démarche de Bruegel consiste à utiliser la situation politique immédiate pour faire comprendre l’histoire du Christ en non pas de prendre l’histoire du Christ pour condamner les exactions espagnoles. C’est ce qui me semble et même si c’est le contraire, il reste que ce sont des œuvres qui sont gardées à la maison. Bruegel n’a pas fait des gravures sur ces sujets-là.

Pour Francesco Goya, on peut dire la même chose, ce n’est pas non plus de la peinture « militante », parce que c’est de l’après-coup. C’est un témoignage de quelque chose qui est vécu d’une façon très intime. C’est très différent de ceux qui font de la propagande et ce n’est pas de la propagande parce que ce n’est pas diffusé. Si cela avait été des placards collés sur les murs de Bruxelles c’eut été autre chose, mais cela n’aurait pas eu la même qualité non plus.

Question : Mais cette vision de la tolérance a finalement nourri et préparée la révolte des Pays-Bas.

M. Gibson : Pour cela il faut voir l’ensemble du milieu culturel dans les Flandres à cette époque. Le secret en était les « chambres de rhétorique » qui organisaient des tournois d’écriture et de poésie. Les membres en étaient surtout les nouvelles classes moyennes. Tous les sept ans, l’ensemble du pays se retrouvait pendant un mois à faire la fête dans un Landjuweel (Joyau national) comme celui d’Anvers de 1561. On y faisait des déclamations publiques, des sketches moralisateurs, du théâtre de rue, etc. Tout cela donnait lieu à un très haut niveau de culture.

(Sur les chambres de rhétorique et le Landjuweel d’Anvers de 1561, voir Michael Gibson, Le portement de croix, Editions Noêsis, Paris 1996, p.27, ainsi que « Histoire de la littérature néerlandaise » de Stouten, Goedegebuure et Van Oostrom, Fayard, mai 1999, chapitre II, « Le bas moyen âge et le temps de la rhétorique » p.71-155.)

Question : Je reviens sur la question des paysages. Vous avez dit que c’est la nature, mais finalement ces paysages n’ont jamais existé, ni en Flandres ni en Italie.

Certains les ont appelés Weltlandschaft (paysage mondial) et même Uberschauweltlandschaf

M. Gibson : Il faut voir qu’une fois qu’on comprend comment fonctionne la nature, on peut créer des paysages qui correspondent à une espèce de « théâtralité ». Cette dimension théâtrale les élève au-delà du réalisme géologique et il s’y opère une espèce de transposition, d’intensification de quelque chose qui est naturel.

Un amour sage et authentique de l’homme

Question : Quel message porte Bruegel pour notre monde d’aujourd’hui ? Que faut-il faire pour intéresser nos contemporains à ce peintre ?

M. Gibson : Les gens sont spontanément attirés par Bruegel parce qu’ils ressentent quelque chose d’universel. J’explique ce mot parce que l’expression est devenue un peu bateau. Bruegel montre tout ce qui existe de la petite enfance jusqu’à la vieillesse ; du jeu de l’enfant jusqu’aux plus abominables tortures. Il y a une juxtaposition des deux. C’est pour ça que je suis tellement frappé par ce groupe qui s’avance vers le Golgotha dans le tableau Le portement de croix. On y voit un grand garçon qui chipe le bonnet d’un petit enfant qui tente de le reprendre. Et juste à côté on prépare la mise au mort des malheureux qui vont monter vers le Golgotha. Les deux larrons aux visages gris, assis dans la charrette. Et le Christ qui est là, perdu dans la foule immense. Tellement il est petit dans ce grouillement humain qu’on a du mal à le retrouver.

Mais ça c’était déjà un thème qui remonte à Van Eyck. Ce que je veux dire c’est qu’il y a une simultanéité de la comédie et de la tragédie. Ce qui fait qu’il y a une « ampleur Shakespearienne ». Parce que le monde est vaste.

Quand on voit une pièce de Shakespeare, on a l’impression qu’on peut respirer. Il y a un grand vent qui arrive de la scène. Le monde est vaste.

Vaste, à la fois parce qu’on découvre à cette époque l’immensité du monde, mais aussi parce qu’il y a tout ce qui se passe dans l’homme : sa capacité d’héroïsme et sa capacité malfaisante, son hypocrisie et sa bonne foi. Shakespeare croit au caractère poétique du monde. Le monde est un immense poème dont il retire des choses. Et Bruegel c’est un peu ça, c’est aussi ça.

C’est un monde où les codes du « bon goût » ne sont pas imposés. Le bon goût stylistique disparaît. Le naturel s’y exprime. Ca semble un peu grossier. Comme l’homme qui baisse son pantalon et chie, dans le coin à gauche dans La pie sur le gibet (1568).

la pie gibet

Pierre Bruegel l’Aîné, 1568, La pie sur le gibet, Hessisches Landesmuseum, Darmstadt.

Mais tout ça fait partie de l’humain. Il y a dans ce tableau cette petite foule de gens qui danse.

Selon moi il s’agit du soulagement provoqué par le départ des Espagnols. Ils sont partis, on ne pend plus les gens. D’ailleurs il n’y a plus de cadavres accrochés au gibet. Il ne s’agit pas de la grossièreté du langage d’aujourd’hui du type « tu me fais ch… », mais de la liberté de l’enfant qui s’exprime par voie anale parce que c’est naturel, ça aussi fait partie du monde. Et le fait que ça figure dans un tableau fait qu’on va du sublime jusqu’au trivial. Tout cela fait un tout.

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Portement de Croix: redécouvrir Bruegel grâce au livre de Michael Gibson


L’auteur du livre que nous présentons ici, Michael Gibson, était critique d’art à l’International Herald Tribune et a écrit plusieurs monographies de peintres dont une sur Bruegel (Nouvelles Editions françaises, Paris 1980).

En septembre 1999, Michael Gibson nous a reçu chez lui pour nous accorder un entretien qui résume son point de vue original.

Peu avant sa disparition précoce en juin 2017, Michael a participé au script du film Bruegel, le moulin et la croix.

English version of this article as pdf file.

English interview with Michael Gibson on Canal Académie.


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