La Cène de Léonard,
une leçon de métaphysique

(English version of this article Leonardo’s Last Supper, a lesson in Metaphysics)


Par Karel Vereycken, 1997.

La Cène, un des chefs-d’œuvre de Léonard de Vinci, au réfectoire de Sainte-Marie-des-Grâces à Milan, procure aux visiteurs le sentiment d’être autour de la table, parfois décrit comme visible « de l’autre coté du miroir »

Ce tableau a toujours fait grande impression. Déjà, lors des guerres d’Italie au seizième siècle, le roi François I fut tellement séduit par l’œuvre qu’il faillit faire démonter le mur entier pour le ramener en France ! Heureusement, notre époque nous procure des fidèles reproductions photographiques.

Mais d’où vient cet engouement ?

Nous allons tenter ici d’approfondir ce qui donne une telle puissance à cette œuvre et quels moyens Léonard développa pour y parvenir.

Cette fresque de 4m60 x 8m80, qu’il réalisa âgé de 43 ans entre 1495 et 1497, connut au cours de son existence des périodes fort mouvementées.

Insatisfait de la technique conventionnelle de la fresque qui implique une exécution rapide sur du plâtre frais, Léonard utilisa une couche servant de couleur de base appliquée à la détrempe (à l’œuf) comme fond pour un finition à l’huile permettant des reprises multiples. Cette expérimentation technique risquée provoqua selon des témoins, dès 1517, un effacement, voir une disparition de la couleur. Nous ne ferons pas ici l’historique de la bataille entre barbouilleurs d’une part et restaurateurs de l’autre, chacun tentant de refaire une santé à l’œuvre.

Signalons néanmoins parmi les massacres les plus sauvages, mais hors restauration : l’agrandissement de la porte par les pères dominicains en 1652, coupant les jambes du Christ et celles des apôtres voisins ; la présence des Dragons des troupes napoléoniennes qui firent du réfectoire une écurie et prirent plaisir à lancer des briques à la tête des disciples du Sauveur ; sans oublier le bombardement du couvent en 1943 auquel la fresque échappa miraculeusement.

Pour mieux saisir tout le caractère novateur de La Cène, comparons-la avec celle d’Andrea del Castagno, une fresque que Léonard a peut-être vue à Florence, puisqu’elle y fut visible à partir de 1447.

L’excellent connaisseur qu’est Jacques Cagliardi en donne la description suivante dans son livre La conquête de la peinture  : « Lorsqu’on pénètre dans l’ancien réfectoire du couvent de Sant’Appollonia, on est happé par ce que l’on croirait être treize statues vivantes polychromes. Elles sont assises autour d’une table, dans une grande salle de marbre qui paraît creusé sous un mur : le silence, l’isolement et l’immobilité dominent (…) [Cette dernière] n’est rompue que par le mouvement des mains qui se lèvent, s’ouvrent et se croisent. Les traits durs des apôtres enfermés dans leurs pensées rendent l’atmosphère encore plus pesante : aucun d’eux n’ose regarder le Christ (…) Une lumière brutale souligne la variété des marbres violemment veinés, le décor de porphyre, d’albâtre et d’onyx. Le tout dans un coloris glacial. La violence plastique des personnages est comme intensifié par l’abstraction géométrique traversée d’implacables lignes verticales et horizontales. » (p. 337)

Ainsi se trouve bien défini tout ce avec quoi Léonard désirait rompre : le symbolisme contemplatif gréco-romain dicté par la fixité d’un dieu extérieur à la création humaine.

De Visione Dei

Comme nous allons le montrer, Léonard mobilisera avec génie toutes les prouesses de la perspective inventée par l’équipe Ghuiberti/Brunelleschi/Donatello au début du XVe siècle, ainsi que la profondeur théo-philosophique du cardinal Nicolas de Cues [1], exprimée en particulier dans son De Visione Dei (La Vision de Dieu) écrit en 1453. Léonard fera ainsi de La Cène une véritable leçon de métaphysique.

D’abord, il choisira la partie la plus dramatique et la plus mouvementée de l’évènement : « Jesus, ayant dit ces choses, troubla son esprit, et se déclara ouvertement en disant : Qu’un d’entre vous me trahira. Les disciples se regardaient donc l’un l’autre, ne sachant de qui il parlait » (Jean, XIII, 21-22)

Afin de figurer cette scène, l’iconographie du moyen âge plaçait souvent Judas de l’autre coté de la table. En mêlant Judas aux autres disciples, Léonard renforça le questionnement dramatique, provoquant le spectateur et son libre arbitre : quelqu’un trahira, mais qui ? Peut-être un disciple, peut-être un moine spectateur prenant son repas dans le réfectoire ? Peut-être vous, le spectateur ? Les historiens racontent, en reprenant Vasari, que Léonard retardait à peindre les têtes du Christ et de Judas.

Interrogé par le duc de Milan à ce propos il aurait répondu : « Depuis plus d’un an, je vais au Borghetto (le quartier chaud de Milan), matin et soir, car là habitent toutes les canailles. (…) Je n’ai pas encore trouvé un visage qui me satisfasse [pour Judas]. (…) Mais si mes recherches restent vaines, je prendrai les traits du père prieur qui se plaint de moi… »

Dans sa version de la Cène, Castagno a tenté d’homogénéiser sa composition et construisant des éléments spatiales autour des figures.

Léonard, partira de la démarche inverse en projetant un point de fuite centrale à l’infini capable de générer un ensemble harmonique et proportionné, un point de fuite qu’il choisi de faire coïncider avec la face du Christ.

Jésus se trouve ainsi « légitiment » au centre de la composition devant trois fenêtres s’ouvrant sur un paysage lointain (principe de la loggia, typique de la peinture flamande du XVième siècle). Les implications de ce choix sont multiples. D’abord, il souligne la notion de consubstantialité : Jésus est le lien entre le terrestre et le céleste, car il est le fils de Dieu devenu homme parmi les humains. Il est d’ailleurs frappant que chez Léonard on identifie le Christ tout de suite, tandis que chez Castagno, il faut un certain temps pour le discerner parmi les disciples.

Chez Léonard, au lieu d’être pétrifiés, les apôtres se lèvent, se parlent, gesticulent, s’observent intensément les uns les autres et regardent le Christ comme s’ils n’en croyaient pas leurs oreilles. Le mouvement d’un « fluide invisible » semble émerger du lointain et les bras du Christ infléchissent cette dynamique vers l’organisation agitée des groupes de disciples, comme des ondes qui se brisent.

Imitant la démarche de Castagno, l’ensemble de l’œuvre fut conçu comme un trompe-l’œil parfaitement intégré dans l’espace du réfectoire grâce à un éclairage qu’on croit provenir des fenêtres du mur de gauche.


Ensuite, et à l’opposé de ce qui était la mode de l’époque, Léonard a écarté toute surcharge d’éléments architecturaux, en plaçant les « pavements » (qu’on plaçait d’habitude devant, donc en bas du tableau), discrètement… au plafond.

Le fronton courbe qui couronne la fenêtre centrale derrière le Christ intègre magnifiquement les droites du plafond avec le demi-cercle que constituait à l’origine la forme de la petite porte en dessous de la fresque.

Notons aussi au passage que, pour compenser les déformations latérales, inhérentes à toute perspective linéaire, car toujours un cas particulier d’une anamorphose, Léonard semble avoir légèrement agrandi les dimensions des apôtres en périphérie. Ainsi, le tableau peut être regardé de plusieurs points de vision sans manifester des déformations.

Un autre phénomène, indépendant de tout système de perspective, est celui décrit par de Cues dans la Vision de Dieu : un groupe de moine prendra position en demi-cercle autour d’un portrait de face du Christ, semblable selon lui à celui peint par son ami « Roger » (le peintre flamand Rogier van der Weyden) à Bruxelles. Puisqu’il suggère trois dimensions sur une surface plane, le tableau sera perçu de la même façon par chaque moine, peu importe sa position sur le segment du demi-cercle.

Chacun « verra » que le Christ le regarde dans les yeux et qu’en se déplaçant, ce regard le suit ! Un mécanisme mental de reconstitution de l’espace tridimensionnelle intervient dans toute perception. De Cues utilise ce paradoxe des phénomènes visuels pour introduire un concept théologique : le Christ regarde (et pour lui voir, c’est aimer) chacun d’une façon personnelle et pourtant il établit cette relation avec tout le monde. Son amour est infini et sans réserve.

Dans La Cène, cet amour est exprimé par une métaphore qui est la vision du Christ. L’acte physique de la vision qui organise l’ensemble de l’espace coïncide ici avec le concept théologique de l’amour divin qui ordonne l’harmonie de la création. Le spectateur, qui appréhende l’organisation spatiale du tableau, part ainsi à la rencontre de Dieu.

Ainsi s’opère un effet miroir où l’homme est élevé à l’image vivante du Créateur et nous sommes amenés à travers notre vision à partager la Sienne.

Léonard disait : « l’antiquité a donné au corps une expression qui ne peut plus être dépassée. Mais depuis qu’un homme est mort en Orient et que l’Occident le pleure chaque vendredi, une beauté nouvelle est apparue avec la nouvelle vérité… Grand miracle qui a renouvelé la source de l’art et l’art nouveau peut rivaliser avec l’ancien »

Site permettant de préparer votre visite : http://www.lacenedeleonarddevinci.com/

[1] L’historien d’art Daniel Arasse (1943-2003) a rendu un grand service à l’humanité en documentant l’influence de Nicolas de Cues sur Piero della Francesca et Léonard de Vinci.

« La Cène » enluminure de Simon Bening (1483-1563), Bruges, Flandres.

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