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Jacob Fugger « le riche », père du fascisme financier
Par Karel Vereycken, septembre 2024.
Pourquoi une enquête sur les Fuggers?
En 1999, un Bill Clinton niais, devant un parterre de banquiers américains hilares, abroge le fameux Glass-Steagall Act ; cette loi adoptée par Franklin Roosevelt pour sortir le monde de la dépression économique par une séparation stricte entre les banques d’affaires (spéculatives) et les banques « normales » chargées de fournir du crédit à l’économie réel
D’une façon orwellienne, la loi de 1999 scellant cette abrogation s’appelle la loi Gramm-Leach-Bliley « de modernisations des services financiers ». Or, comme vous allez le découvrir dans cet article, cette loi, qui a ouvert toutes grandes les portes à une mondialisation financière prédatrice et criminelle, n’a fait que rétablir des pratiques féodales qu’on avait su repousser à l’aube des temps modernes.
En France, le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) appela explicitement à « l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie », une revendication reprise, en partie, au 9e alinéa du préambule de la Constitution de 1946 pour qui, « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ».
Dans ce sens, la « modernisation » urgentissime de la finance pour laquelle nous nous battons, entend faire renaître non seulement un pôle de banques publiques, mais des banques nationales souveraines sous contrôle des Etats, chacune au service de son pays mais œuvrant d’un commun accord avec d’autres dans le monde pour investir dans l’équipement de l’homme et de la nature au plus grand bénéfice de tous. Il s’agit, par la création d’un système de crédit productif et de marchés organisés, de sortir de l’enfer d’un système de chantage « monétariste ».
Affirmer aujourd’hui qu’un cartel international de faux-monnayeurs cherche à prendre le contrôle des sociétés démocratiques, à se livrer au pillage colonial, à créer des dissensions fratricides et les conditions d’une nouvelle guerre mondiale, sera immédiatement qualifié de complotisme, de Poutinophilie ou d’anti-sémitisme dissimulé, ou les trois à la fois.
Pourtant, les faits historiques de l’ascension et de la chute des familles allemandes Fugger et Welser (qui, soit dit en passant, n’étaient pas juives mais d’ardents catholiques), démontrent amplement que c’est précisément ce qui s’est passé au début du XVIe siècle, véritable poignard dans le dos de la Renaissance. A nous de « moderniser » la finance pour que plus jamais une telle situation ne se représente !
Corruption et élections
Au « bon » vieux temps de l’Empire romain, tout était tellement plus simple ! Déjà à Athènes, mais à plus grande échelle à Rome, la corruption électorale est une pratique rodée. À la fin de la République romaine, des « lobbies » puissants coordonnent des systèmes de corruption et d’extorsion. On dit même que les emprunts à grande échelle destinés à financer les pots-de-vin ont créé l’instabilité financière qui a conduit à la guerre civile de 49-45 av. JC. Les généraux romains, une fois qu’ils avaient ravagé et pillé une colonie lointaine et transformé en espèces sonnantes et trébuchantes leur butin, achetaient directement les voix des sénateurs, toujours utiles pour élire tel ou tel empereur ou légitimer un tyran après son énième coup d’État. A Rome, les « élections » deviendront une telle farce obscène qu’elles furent éliminées. « Une bénédiction du ciel », se réjouit l’homme d’État Quintus Aurelius Symmachus, heureux que « l’affreux bulletin de vote, la répartition des places au spectacle entre copains, la course vénale, tout cela n’existe plus ! ».
Le « Saint-Empire romain germanique »
Faire revivre un système impérial aussi dégénéré et corrompu n’était donc pas forcément une idée brillante, à part pour les lobbies corrupteurs. Le 25 décembre 800, le pape Léon III a couronné Charlemagne « Empereur romain », faisant revivre le titre en Europe occidentale plus de trois siècles après l’effondrement de l’ancien Empire romain d’Occident en 476.
En 962, Otton Ier est couronné empereur par le pape Jean XII. Il se présente comme le successeur de Charlemagne et inaugure l’existence continue de l’Empire pendant plus de huit siècles…
En théorie, les empereurs étaient considérés comme les « premiers parmi leurs pairs », les monarques catholiques d’Europe. Mais, tout comme le vote du Sénat romain était nécessaire pour « élire » un empereur romain, au Moyen Âge, dans la pratique, un petit groupe de « Princes-électeurs », principalement allemands, s’arroge le privilège d’élire le « Roi des Romains ». Une fois élu à ce titre, ce roi est ensuite couronné « Empereur » par le pape.
Le statut d’Électeur jouit d’un grand prestige et est considéré comme juste inférieur à celui de l’empereur, des rois et des plus grands ducs. Les Électeurs bénéficient de privilèges exclusifs qui ne sont pas partagés avec les autres princes de l’Empire, et ils continuent à porter leur titre d’origine en même temps que celui d’Électeur.
En 1356, la « Bulle d’or », un décret portant un sceau d’or émis par la Diète impériale de Nuremberg et de Metz dirigée par l’empereur de l’époque, Charles IV, fixe les règles et les protocoles du système de pouvoir impérial. Tout en limitant quelque peu leur pouvoir, la Bulle d’or accorde aux Grands Électeurs le « Privilegium de non appellando » (privilège de non-appel), empêchant leurs sujets de faire appel à une juridiction impériale supérieure et transforme leurs tribunaux territoriaux en juridictions de dernier ressort.
Cependant, imposer partout une telle superstructure n’est pas mince affaire. Avec Jacques Cœur, Yolande d’Aragon et Louis XI, la France s’affirme de plus en plus comme un État-nation souverain et anti-impérial.
C’est ainsi que le Saint-Empire romain, par un décret adopté à la Diète de Cologne en 1512, devient le « Saint Empire romain germanique », nom utilisé pour la première fois dans un document de 1474. L’adoption de ce nouveau nom coïncide avec la perte des territoires impériaux en Italie et en Bourgogne au sud et à l’ouest à la fin du XVe siècle, tout en visant à souligner la nouvelle importance des États impériaux allemands dans la direction de l’Empire. Napoléon est supposé avoir déclaré que le terme « Saint-Empire romain germanique » était trois fois erroné. Car il était trop débauché pour être saint, trop allemand pour être romain et trop faible pour être un empire.
Vu l’objet de cet article, nous ne nous étendrons pas sur ce vaste sujet. Il convient néanmoins de noter que la propagande du parti nazi, dès 1923, désignait le « Saint-Empire romain de la nation germanique » comme le « premier » Reich (Reich signifiant empire), l’Empire allemand comme le « deuxième » Reich et ce qui allait devenir l’Allemagne nazie comme le « troisième » Reich.
Adolphe Hitler, fier de l’héritage des Fugger, voulait faire d’Augsbourg la « cité des marchands allemands » et transformer la grande résidence des Fugger en « musée du commerce ». Pour briser le morale du führer, le bâtiment fut sévèrement bombardé en février 1942.
Les Princes électeurs
Au XVIe siècle, le Saint-Empire romain germanique se compose d’une myriade de quelque 1800 entités semi-indépendantes réparties en Europe centrale et en Italie du Nord. En clin d’œil à l’ancienne tradition germanique d’élection des rois, les empereurs médiévaux de ce patchwork tentaculaire de territoires disparates sont élus.
A partir de la Bulle d’or de 1356, l’empereur est élu à Francfort (futur siège de la Banque centrale européenne) par un « collège électoral » composé de sept « Princes-électeurs » (en allemand Kurfürst) :
- l’archevêque de Mayence, archichancelier d’Allemagne ;
- l’archevêque de Trêves, archichancelier de Gallia (France) ;
- l’archevêque de Cologne, archichancelier d’Italie ;
- le duc de Saxe ;
- le comte palatin du Rhin ;
- le margrave de Brandebourg ;
- le roi de Bohême.
Bien entendu, pour obtenir le vote de ces messieurs, les aspirants formulent des engagements oraux et écrits, et surtout, aussi bien sur que sous la table, offrent des privilèges, du pouvoir, de l’argent et bien d’autres choses encore.
Ainsi, la tâche la plus difficile pour tout candidat en herbe consiste à réunir les fonds nécessaires à l’achat des votes. En conséquence, l’existence et la survie même du Saint-Empire romain germanique est aux mains d’une oligarchie financière de riches familles de banquiers marchands.
Tout comme une poignée de banques géantes contrôlent aujourd’hui les nations occidentales en leur achetant leurs émissions de bons du Trésor indispensables au refinancement des intérêts de leurs dettes, les banquiers du début du XVIe siècle, se constituant en oligopole, s’imposent comme « trop grands pour faire faillite », et par conséquent, « trop grands pour aller en prison ».
Le rôle néfaste des Bardi, Peruzzi et autres banquiers Médicis, qui, en ruinant les agriculteurs européens, avaient plongé l’Europe dans une grande famine invitant la « Peste Noire » à décimer entre 30 et 50 % de la population européenne, est un fait historique bien documenté, notamment par mon ami, l’analyste financier américain Paul Gallagher.
Fucker Advenit
Nous nous intéresserons ici aux activités de deux familles de banquiers allemands qui dominent le monde au début du XVIe siècle : les Fugger et les Welser d’Augsbourg (Bavière).
Contrairement aux Welser, une vieille famille patricienne dont nous parlerons à la fin, l’histoire de la réussite des Fugger commence en 1367, lorsque qu’un simple artisan, le « maître tisserand » Hans Fugger (1348-1409), quitte son village de Graben pour s’installer dans la « ville impériale libre » d’Augsbourg, à quatre heures de marche. Le registre des impôts d’Augsbourg indique « Fucker Advenit » (Fugger est arrivé). En 1385, Hans est élu à la direction de la guilde des tisserands, ce qui lui permet de siéger au Grand Conseil de la ville.
Augsbourg, comme les autres villes libres et impériales, n’est soumise à l’autorité d’aucun prince, mais seulement à celle de l’empereur. La ville est représentée à la Diète impériale, contrôle son propre commerce et ne permet que peu d’interférences extérieures.
Dans l’Allemagne de la Renaissance, peu de villes ont égalé l’énergie et l’effervescence d’Augsbourg. Les marchés débordent de tout, des œufs d’autruche aux crânes de saints. Les dames apportent des faucons à l’église. Des éleveurs hongrois conduisent du bétail dans les rues. Si l’empereur vient en ville, les chevaliers joutent sur les places. Si un meurtrier est arrêté le matin, il est pendu l’après-midi pour être vu de tous. La bière coule dans les bains publics aussi librement que dans les tavernes. La ville ne se contente pas d’autoriser la prostitution, elle entretient les maisons closes.
Au départ, le profil commercial des Fugger est fort traditionnel : on achète des tissus fabriqués par des tisserands locaux et on les vend lors de foires à Francfort, à Cologne et, au-delà des Alpes, à Venise.
Pour un tisserand comme Hans Fugger, c’était le « bon moment » pour venir à Augsbourg. Une innovation passionnante s’installe dans toute l’Europe : la futaine, un nouveau type de tissu qui tire peut-être son nom de la ville égyptienne de Fustat, près du Caire, qui fabriquait ce matériau avant que sa production ne s’étende à l’Italie, à l’Allemagne du Sud et à la France.
La futaine médiévale était un tissu robuste type toile ou sergé avec une trame de coton et une chaîne de lin, de soie ou de chanvre et dont l’un des côtés a subi un léger lainage. Plus légère que la laine, elle deviendra très demandée, notamment pour une nouvelle invention : les sous-vêtements. Alors que le lin et le chanvre pouvaient être cultivés presque partout, à la fin du Moyen Âge, le coton provient de la région méditerranéenne, de Syrie, d’Égypte, d’Anatolie et de Chypre, et entre en Europe par Venise.
De Jacob l’Ancien à « Fugger Brothers »
À Augsbourg, Hans a deux enfants : Jacob, connu sous le nom de « Jacob l’Ancien » (1398-1469) et Andreas Fugger (1394-1457). Les deux fils ont des stratégies d’investissement différentes et opposées. Alors qu’Andreas fait faillite, Jacob l’Ancien développe prudemment ses activités.
Après le décès de Jacob l’Ancien en 1469, son fils aîné Ulrich Fugger (1441-1510), avec l’aide de son frère cadet Georg Fugger (1453-1506), prend la direction de l’entreprise jusqu’à sa mort.
Petit à petit, les profits sont investis dans des activités nettement plus rentables : pierres précieuses, orfèvrerie, bijoux et reliques religieuses telles que les os des martyrs et les fragments de croix ; épices (sucre, sel, poivre, safran, cannelle, alun) ; plantes et herbes médicinales et surtout métaux et mines (or, argent, cuivre, étain, plomb, mercure) qui, comme collatéral, permettront l’expansion des émissions monétaires, tout en fournissant les matières premières stratégiques pour l’armement.
Les Fugger nouent alors d’étroites relations personnelles et professionnelles avec l’aristocratie. Ils se marient avec les familles les plus puissantes d’Europe – en particulier les Thurzo d’Autriche. Leurs activités s’étendent à toute l’Europe centrale et septentrionale, à l’Italie et à l’Espagne, avec des succursales à Nuremberg, Leipzig, Hambourg, Lübeck, Francfort, Mayence et Cologne, à Cracovie, Danzig, Breslau et Budapest, à Venise, Milan, Rome et Naples, à Anvers et Amsterdam, à Madrid, Séville et Lisbonne.
Jacob Fugger « le Riche »
En 1473, le plus jeune des trois frères, Jacob Fugger (ultérieurement connu comme « le Riche ») (1459-1525), âgé de 14 ans et destiné à l’origine à une carrière ecclésiastique, est envoyé à Venise, à l’époque « la ville la plus commerçante du monde. Il y est formé au commerce et à la comptabilité. Jeune, Jacob rappelle qu’il s’y est trouvé dormant « à côté de ses compatriotes sur un plancher couvert de paille dans le grenier ».
Jacob retourne à Augsbourg en 1486 avec une immense admiration pour Venise au point qu’il aimait se faire appeler « Jacobo » et ne lâche jamais son béret d’or vénitien. Plus tard, avec un certain sens de l’ironie, il appelle la comptabilité apprise à Venise « l’art de l’enrichissement ».
L’humaniste Érasme de Rotterdam semble avoir voulu lui répondre dans son Colloque « L’ami du mensonge et l’ami de la vérité ».
L’ami d’Érasme à Anvers, le peintre flamand Quinten Matsys, a peint en 1515 un panneau intitulé « Le banquier et sa femme », véritable réponse culturelle des humanistes aux Fugger.
Tandis que le banquier, qui a accroché son chapelet au mur derrière lui, vérifie si le poids du métal des pièces correspond à leur valeur nominale, sa femme, qui tourne les pages d’un livre d’heures religieux, jette un regard triste sur les obsessions cupides de son mari visiblement malheureux. L’inscription sur le cadre a disparu. Elle se lisait ainsi : « Stature justa et aequa sint podere » ( « que la balance soit juste et les poids égaux », phrase tirée de la Bible, Lévitique, XIX, 35).
Le peintre interpelle une finance sans foi ni loi et semble leur dire : « Qu’est-ce qui vous fera entrer au paradis : le poids de votre or ou le poids de vos bonnes actions ? »
L’importance de l’information
A Venise, Jacob a assimilé les méthodes vénitiennes (de l’Empire romain) pour réussir :
- organiser un service de renseignement privé ;
- imposer un monopole sur les produits stratégiques ;
- alternance entre la corruption intelligente et le chantage ;
- pousser le monde au bord de la faillite pour se rendre indispensable.
Jacob Fugger reconnaît l’importance de l’information. Pour réussir, il doit être informé de ce qui se passe dans les ports maritimes et les centres de commerce. Désireux d’obtenir tous les avantages possibles en affaires, Fugger met en place un système de courrier privé destiné à lui transmettre exclusivement les nouvelles, telles que les « décès et les résultats des batailles », afin qu’il les ait avant tout le monde, surtout avant l’empereur.
Jacob Fugger finance tout projet, personne ou opération, correspondant à son objectif à long terme. Mais toujours à des conditions sévères fixées par lui et toujours pour s’imposer aux autres. Le principe en vigueur était le « do ut des », en d’autres termes, « je donne, je peux recevoir ».
En échange de tout prêt, des garanties et des hypothèques étaient exigées : des productions de métaux, des concessions minières, des entrées financières des États, des privilèges commerciaux et sociaux, des exemptions fiscales et douanières et de hautes fonctions pour les proches de Fugger dans la vie des Etats. Et avec la hausse des sommes avancées, la hausse des contreparties exigées par Fugger.
Si le capitalisme « moderne » est la dictature de monopoles privés au détriment d’une libre concurrence non-faussé, c’est sûr qu’il en est le fondateur.
La chose la plus importante qu’il ait apprise à Venise ? Être toujours prêt à sacrifier des gains financiers à court terme et même à offrir des profits financiers à ses victimes pour démontrer sa solvabilité et assurer son contrôle politique à long terme. En l’absence de banques nationales ou de banques publiques, les papes, les princes, les ducs et les empereurs dépendent fortement, voire entièrement, d’un oligopole de banquiers privés.
Lorsqu’un empereur autrichien, dont il est le banquier, envisage de lever un impôt universel, Fugger sabote le projet car cela réduisait sa dépendance des banquiers !
Un ambassadeur vénitien, découvrant que Jacob avait appris son métier à Venise, confesse:
« Si Augsbourg est la fille de Venise, alors la fille a surpassé sa mère »
Anvers et Venise
Les trois Fugger sont bien conscients du rôle clé de Venise et d’Anvers pour le commerce du cuivre, Augsbourg se trouvant, avec Nuremberg, au beau milieu du corridor commercial les reliant. (voir carte)
Anvers
L’année 1503 marque le début des activités portugaises de la maison Fugger à Anvers et, en 1508, les Portugais font d’Anvers la maison de base du commerce colonial.
En 1515, Anvers se dote de la première bourse de commerce d’Europe qui servira de modèle pour Londres (1571) et Amsterdam (1611).
On y négocie le cuivre, le poivre et les dettes. L’achat d’une cargaison de poivre se réglait pour les ¾ en or, pour ¼ en cuivre. Venise d’abord, Portugal et Espagne par la suite, dépendent de Fugger pour l’argent (métal) et le cuivre.
Venise
La firme exporte du cuivre et de l’argent du Tyrol vers Venise, et importe par Venise des produits de luxe, des textiles fins, du coton et, surtout, des épices indiennes et orientales. Après de grands efforts, c’est le 30 novembre 1489 que le Conseil d’État de Venise confirme aux Fugger la possession permanente de leur chambre au Fondaco dei Tedeschi (Maison des Allemands), l’entrepôt des marchands allemands de poivre sur le Grand Canal, pour l’entretien et la décoration duquel Fugger a dépensé des sommes importantes.
Au début du XVIe siècle, les marchands de Nuremberg partagent avec ceux d’Augsbourg, le monopole de ce qui constitue le plus important comptoir commercial germanique. Au cours des repas pris en commun que le règlement leur impose, ils président alors officiellement la table réunissant leurs confrères de Cologne, de Bâle, de Strasbourg, de Francfort et de Lübeck.
Des familles de commerçants bien connues font du commerce dans la Fondaco dei Tedeschi dont les Imhoff, Koler, Kreß, Mendel et Paumgartner de Nuremberg, et les Fugger et Höchstetter de Augsbourg. Les marchands importent principalement des épices de Venise : safran, poivre, gingembre, muscade, clous de girofle, cannelle et sucre.
La bourse de Nuremberg sert de lien commercial entre l’Italie et d’autres centres économiques européens. Des aliments connus et appréciés dans la région méditerranéenne, tels que l’huile d’olive, les amandes, les figues, les citrons et les oranges, les confitures et des vins trouvent leur chemin de la mer Adriatique à Nuremberg.
A cela s’ajoutent d’autres produits de valeur tels que les coraux, les perles, les pierres précieuses, les produits de la verrerie de Murano et de l’industrie textile, comme les tissus de soie, draps de coton et de damas, velours, brocart, fil d’or, camelot et bocassin. Du papier et des livres complètent la liste.
Au cours des années suivantes, la firme « Ulrich Fugger et frères » traite des lettres de change vénitiennes avec la société Blum de Francfort et les sources mentionnent fréquemment la succursale de la société sur le Rialto comme un débouché pour le cuivre et l’argent, un centre pour l’achat de produits de luxe et une station de compensation pour les transferts à la curie romaine.
Le basculement du monde
En 1498, six ans après le voyage de Christophe Colomb vers l’Amérique, Vasco de Gama (1460-1524) fut le premier Européen à trouver la route de l’Inde en contournant l’Afrique. Il put ainsi fonder Calicut, le premier comptoir portugais en Inde. L’ouverture de la route maritime vers les Indes orientales par les Portugais prive alors les routes commerciales de la Méditerranée, et donc de l’Allemagne du Sud, d’une grande partie de leur importance. Géographiquement, c’est l’Espagne, le Portugal et les Pays-Bas qui prennent l’avantage.
Jacob Fugger, toujours au courant de tout avant tout le monde, décide alors de relocaliser son marché colonial de Venise vers Lisbonne et Anvers. Il profite de l’occasion pour ouvrir de nouveaux marchés tels que l’Angleterre, sans pour autant délaisser ses marchés tels que l’Italie. Il participe au commerce des épices et ouvre une factorerie à Lisbonne en 1503.
Il reçoit l’autorisation de faire transiter par Lisbonne le poivre, d’autres épices et des produits de luxe tels que les perles et les pierres précieuses.
Avec d’autres maisons de commerce d’Allemagne et d’Italie, Fugger contribue à une flotte de 22 navires portugais dirigée par le portugais Francisco de Almeida (1450-1510), qui se rend en Inde en 1505 et en revient en 1506. Bien qu’un tiers des marchandises importées doive être cédé au roi du Portugal, l’opération reste rentable. Obnubilé par les gains énormes de l’expédition, le roi du Portugal, pour pleinement pouvoir en profiter, fait du commerce des épices un monopole royal excluant toute participation étrangère. Cependant, les Portugais restent dépendant du cuivre livré par Fugger, un produit d’exportation essentiel pour le commerce avec l’Inde.
Fugger, ruses et astuces
1. Renfloue-moi, chérie
En 1494, les frères Fugger fondent une entreprise commerciale avec un capital de 54 385 florins, somme qui sera doublée deux ans plus tard lorsque Jacob persuade, en 1496, le cardinal Melchior von Meckau (1440-1509), prince-évêque de Brixen (aujourd’hui Bressanone dans le Tyrol italien), de rejoindre l’entreprise en tant qu’« associé silencieux » dans le cadre de l’expansion des activités minières en Haute-Hongrie. Dans le plus grand secret et à l’insu de son chapitre ecclésiastique, le prince-évêque place 150 000 florins dans la société Fugger en échange d’un dividende annuel de 5 %. Si de telles « transactions discrètes » étaient tout à fait habituelles chez les Médicis, profiter de taux d’intérêts reste un péché pour l’Eglise.
Lorsque le prince-évêque meurt à Rome en 1509, cet investissement est découvert. Le pape, l’évêché de Brixen et la famille de Meckau, qui revendiquent tous l’héritage, exigent alors le remboursement immédiat de la somme, ce qui aurait entraîné l’insolvabilité de Jacob Fugger.
C’est cette situation qui incite l’empereur Maximilien Ier à intervenir et à aider son banquier. Fugger lui trouve la formule. À condition d’aider le pape Jules II dans une petite guerre contre la République de Venise, le monarque des Habsbourg est reconnu comme l’héritier légitime du cardinal Melchior von Meckau. L’héritage peut désormais être réglé par l’amortissement des dettes en cours. Fugger doit également livrer des bijoux en guise de dédommagement au pape. En échange de son soutien, Maximilien Ier exige toutefois un appui financier soutenu pour ses campagnes militaires et politiques en cours. Une façon de dire aux Fugger : « Je vous sauve aujourd’hui mais je compte sur vous pour me sauver demain… ».
2. Achète-moi un pape et le Vatican, chérie
En 1503, Jacob Fugger donne 4000 ducats (5600 florins) pour graisser la patte des cardinaux afin de faire élire « le pape guerrier » Jules II, ennemi des humanistes.
Une fois élu, pour sa protection, Jules II réclame 200 mercenaires suisses. En septembre 1505, le premier contingent de gardes suisses se met en route pour Rome. À pied et dans les rigueurs de l’hiver, ils marchent vers le sud, franchissent le col du Saint-Gothard et reçoivent leur solde du banquier… Jacob Fugger.
Jules II montre sa gratitude en confiant à Fugger la frappe de la monnaie papale. Entre 1508 et 1524, les Fugger occupent à Rome l’hôtel des monnaies, la Zecca, et fabriquent 66 types de pièces pour quatre papes différents.
3. Les affaires d’abord, chérie
En 1509, Venise est attaquée par les armées de la Ligue de Cambrai, une alliance de puissantes forces européennes qui décide de briser le monopole de Venise sur le commerce européen.
Le conflit désorganise les échanges terrestres et maritimes des Fugger. Les prêts accordés par les Fugger à Maximilien (membre de la Ligue de Cambrai) sont garantis par le cuivre du Tyrol exporté via Venise… Les Fuggers se rangent du côté de Venise sans se brouiller avec un Maximilien bien content.
4. Achète-moi un tueur à gages, chérie
Fugger a des rivaux qui le détestent. Parmi eux, les frères Gossembrot. Sigmund Gossembrot est le maire d’Augsbourg. Son frère et associé en affaires George, est le secrétaire au trésor de Maximilien. Ils souhaitent que les revenus des mines soient investis dans l’économie réelle et conseillent à l’empereur de rompre avec les Fugger. Les deux frères moururent en 1502 après avoir mangé du boudin noir. Le grand historien des Fugger, Gotried von Pölnitz, qui a passé plus de temps que quiconque dans les archives, s’est demandé si les Fugger avaient ordonné cet assassinat. Disons qu’une absence de preuve n’est pas une preuve d’absence.
5. Ta belle mine est mienne, chérie
La période comprise entre 1480 et 1560 a été le siècle de la révolution métallurgique. L’or, l’argent et le cuivre peuvent désormais être séparés de manière économique. La demande de mercure nécessaire au processus augmente rapidement.
Jacob, conscient des gains financiers potentiels qu’il offre, passa du commerce des textiles à celui des épices, puis à l’exploitation minière. Il se rend donc à Innsbruck, dans l’actuelle Autriche. Mais les mines appartiennent à Sigismond, archiduc d’Autriche (1427-1496), membre de la famille Habsbourg et cousin de l’empereur Frédéric.
La bonne nouvelle pour Jacob Fugger, c’est que Sigismond est très dépensier. Non pas pour ses sujets mais pour se divertir. Lors d’une fête somptueuse on voit sortir un nain d’un gâteau pour lutter contre un géant. Résultat, Sigismond est constamment obligé de s’endetter. Lorsque l’argent manque, Sigismond vend la production de sa mine d’argent à des prix cassés à un groupe de banquiers. Par exemple à la famille de banquiers génois Antonio de Cavallis.
Pour entrer dans le jeu, Fugger prête à l’archiduc 3000 florins et reçoit 1000 livres d’argent métal à 8 florins la livre, qu’il revend plus tard à 12. Une somme dérisoire comparée à celles prêtées par d’autres, mais ouvrant ses relations avec Sigismond et surtout avec la dynastie naissante des Habsbourg.
En 1487, après une escarmouche militaire avec Venise, plus puissante, pour le contrôle des mines d’argent du Tyrol, l’irresponsabilité financière de Sigismond le rend persona non grata auprès des grands banquiers. Désespéré, il se tourne alors vers Fugger. Ce dernier mobilise la fortune familiale pour réunir l’argent que réclame le monarque. Une situation idéale pour le banquier. Bien entendu, il s’agit d’un prêt garanti et assorti de conditions très strictes. Sigismond ne peut pas le rembourser avec de l’argent métal de ses mines et il doit céder à Fugger le contrôle de son trésor public. Si Sigismond le rembourse, Fugger repart avec une fortune. Mais, compte tenu des antécédents de Sigismond, la chance qu’il rembourse est nulle. Ignorant les conditions du prêt, la plupart des autres banquiers sont convaincus que Fugger fera faillite. Et en effet, Sigismond a fait défaut, exactement comme Fugger… l’avait prévu. Cependant, comme stipule le contrat, Fugger s’empare de « la mère de toutes les mines d’argent », celle du Tyrol. En avançant un peu d’argent comptant, il met la main sur une mine d’argent.
6. Achète mes « obligations Fugger », chérie
Le fonctionnement de la banque Fugger est « moderne » : Fugger prête à l’Empereur (ou à un autre client) et refinance le prêt sur le marché (à des taux d’intérêt plus bas) en vendant des « obligations Fugger » à d’autres investisseurs. Les obligations Fugger étaient des investissements très recherchés car les Fugger sont considérés comme « débiteurs sûrs ». Ainsi, les Fugger ont utilisé leur solvabilité supérieure sur le marché pour garantir le financement de leurs clients dont la solidité n’était pas aussi bien notée. Tant que l’Empereur et les autres clients honorent leurs engagements, les Fugger font un profit sur la différence d’intérêt entre les prêts accordés à taux élevé et l’argent levé à taux bas. Moderne, non ?
7. Achète-moi un empereur, chérie
Sigismond est bientôt éclipsé par le fils de Frédéric, Maximilien d’Autriche (1459-1519), qui s’était arrangé pour prendre le pouvoir si Sigismond ne rembourse pas l’argent qu’il lui doit. (Fugger aurait pu prêter à Sigismond l’argent nécessaire pour le maintenir au pouvoir, mais il préfère que Maximilien occupe ce poste).
Maximilien est élu « Roi des Romains » en 1486 et régne en tant qu’empereur du Saint-Empire romain germanique de 1508 jusqu’à sa mort en 1519. Jacob Fugger a soutenu Maximilien Ier de Habsbourg lors de son accession au trône en versant 800 000 florins pour soudoyer les grands Électeurs. Cette fois, Fugger, en tant que caution, ne réclame pas de l’argent, mais des terres. C’est ainsi qu’il acquiert les comtés de Kirchberg et de Weissenhorn auprès de Maximilien Ier en 1507. En 1514, l’empereur le nomme comte.
Sans surprise, les conquêtes militaires de Maximilien coïncident avec les projets d’expansion minière de Jacob. Fugger achète de précieuses terres avec les bénéfices qu’il tire des mines d’argent obtenues de Sigismond et finance ensuite l’armée de Maximilien pour reprendre Vienne en 1490. L’empereur s’empare également de la Hongrie, une région riche en cuivre.
Une « ceinture du cuivre » s’étend tout le long des Carpates comprenant la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie. Fugger modernise les mines du pays grâce à l’introduction de l’énergie hydraulique et de galeries.
L’objectif de Jacob est d’établir un monopole sur le cuivre, matière première stratégique. Avec l’étain, le cuivre entre dans la fabrication du bronze, métal stratégique pour la production de l’armement.
Fugger ouvre des fonderies à Hohenkirchen et dans une usine fortifiée située à Villach, en Carinthie, la Fuggerau (aujourd’hui en Autriche), qui est en même temps un arsenal où l’on fond des canons, où l’on fabrique des mousquets et des arquebuses.
8. Vend des indulgences, chérie
En 1514, un poste d’archevêque de Mayence se libère. Comme nous l’avons vu, il s’agit du poste le plus puissant d’Allemagne, à l’exception de celui de l’Empereur. De tels postes requièrent des rétributions. Albrecht de Brandebourg (1490-1545), dont la famille, les Hohenzollern, régnait sur une grande partie du pays, voulait le poste. Albrecht est déjà un homme puissant : il occupe plusieurs autres fonctions ecclésiastiques. Mais même lui n’a pas les moyens de payer des honoraires aussi élevés. Il emprunte donc la somme nécessaire aux Fugger, moyennant un intérêt, que la convention de l’époque qualifie d’honoraire pour « peine, danger et dépense ».
Le pape Léon X, après avoir dilapidé le trésor papal pour son couronnement et organisé des fêtes où des prostituées s’occupaient des cardinaux, demande 34 000 florins pour accorder le titre à Albrecht – ce qui équivaut à peu près à 4,8 millions de dollars d’aujourd’hui – et Fugger dépose l’argent directement sur le compte personnel du pape.
Reste maintenant à rembourser les Fugger. Albrecht a un plan. Il obtient du pape Léon X le droit d’administrer les « indulgences du jubilé » récemment annoncées. Les indulgences étaient des contrats vendus par l’Église pour pardonner les péchés, permettant aux croyants d’acheter leur sortie du purgatoire et leur entrée au paradis.
Mais pour « tondre les moutons », comme pour toute bonne escroquerie, il fallait une « couverture » ou un « narratif ». Le motif à invoquer, concocté par Jules II, était crédible : il affirmait que la basilique Saint-Pierre avait besoin d’une rénovation urgente et coûteuse.
Chargé de la vente, un « colporteur d’indulgences », le dominicain Johann Tetzel, « portait des bibles, des croix et une grande boîte en bois avec […] une image de Satan sur le dessus », et disait aux fidèles que ses indulgences « annulaient tous les péchés ». Il propose même un « barème progressif », les riches payant 25 florins et les travailleurs ordinaires un seul. Tetzel aurait dit : « lorsque l’argent s’entrechoque dans la boîte, l’âme saute du purgatoire ».
Sur le terrain, dans chaque église, des commis des Fugger assistent directement à la collecte de l’argent dont la moitié allait au pape et l’autre à Fugger. Fugger obtient du même coup le monopole des transferts de l’argent obtenu par la vente des indulgences entre l’Allemagne et Rome.
Si l’archevêque est à la merci des Fugger, le pape Léon X l’est tout autant, car, pour rembourser sa dette, il collecte de l’argent par des « simonies », c’est-à-dire qu’il vend de hautes fonctions ecclésiastiques aux princes. Entre 1495 et 1520, 88 des 110 évêques d’Allemagne, de Hongrie, de Pologne et de Scandinavie ont été nommés par Rome en échange de transferts d’argent centralisés par Fugger. C’est comme cela que Fugger devient « le banquier de Dieu, le principal financier de Rome ».
9. Achète-moi Luther, chérie
Depuis le IIIe siècle, l’Église catholique affirme que Dieu peut se montrer indulgent et accorder une rémission totale ou partielle de la peine encourue suite au pardon d’un péché. Cependant, l’indulgence obtenue en contrepartie d’un acte de piété (pèlerinage, prière, mortification, don), notamment dans le but de raccourcir le passage par le purgatoire d’un défunt, au cours du temps s’est transformée en un commerce lucratif. Urbain II s’en servira pour recruter des croyants à la première croisade.
Au XVIe siècle, c’est ce trafic des indulgences qui créera de graves troubles et un tumulte au sein de l’Église. Pratique qualifiée par Erasme de superstition dans son Éloge de la folie, la dénonciation du commerce des indulgences est le sujet même des quatre-vingt-quinze arguments de Luther, dont la thèse conduira l’Église à la division et à la Réforme protestante.
Refusant de se rendre à Rome pour répondre aux accusations d’hérésie et de mise en cause de l’autorité du Pape, Luther accepte de se présenter en 1518 à Augsbourg au légat du pape, le cardinal Cajetan. Ce dernier exhorta Luther à se rétracter ou à revenir sur ses déclarations (« revoca ! »).
Alors que Luther avait dénoncé nommément Fugger pour son rôle central dans l’escroquerie des indulgences, il accepta d’être interrogé dans le bureau central de la banque qui organisait le crime qu’il dénonce !
Luther semble avoir été conscient que, accusations verbales à part, les Fugger allaient le protéger et le promouvoir afin de discréditer à un appel à la réforme beaucoup plus raisonnable de la part d’Érasme et de ses disciples à l’intérieur de l’Eglise. Alors qu’il aurait pu être arrêté et brûlé sur le bûcher comme certains le demandaient, Luther est venu, a refusé pendant trois jours de revenir sur ses déclarations et a pu repartir indemne.
10. Achète-moi de la pauvreté, chérie
Au XVIe siècle, les prix augmentent de façon constante dans toute l’Europe occidentale et, à la fin du siècle, ils sont trois à quatre fois plus élevés qu’au début. Récemment, les historiens se sont montrés insatisfaits des explications monétaires de la hausse des prix au XVIe siècle. Ils se sont rendu compte que les prix dans de nombreux pays ont commencé à augmenter avant que la majeure partie de l’or et de l’argent du Nouveau Monde n’arrive en Espagne, et a fortiori ne la quitte, et que les flux monétaires qui leur sont associés n’ont que peu de rapport avec les mouvements de prix, y compris en Espagne.
En réalité, à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, la population européenne a recommencé à croître, après la longue période de contraction amorcée par la peste noire de 1348. L’accroissement de la population a entraîné une augmentation de la demande de nourriture, de boissons, de vêtements bon marché, d’abris, de bois de chauffage, etc. Les agriculteurs ont du mal à augmenter leur production : les prix des denrées alimentaires, la valeur des terres, les coûts industriels, tout augmente. Ces pressions sont aujourd’hui considérées comme une cause sous-jacente importante de cette inflation, même si peu de gens nieraient qu’elle a été exacerbée à certains moments par les gouvernements qui manipulent la monnaie, empruntent massivement et mènent des guerres.
« L’ère des Fuggers » est une ère où l’argent est investi dans l’argent et la spéculation financière. L’économie réelle est pillée par les impôts et les guerres. La dynamique créée par l’effondrement du niveau de vie, les impôts et l’inflation des prix pour la plupart des gens et la révélation publique de la corruption de l’Église et de l’aristocratie ouvrent la voie à des émeutes dans de nombreuses villes, à une guerre des paysans, à une insurrection des tisserands, des artisans et même des mineurs. La « Révolte des Pays-Bas » et des siècles de guerres « religieuses » sanglantes ne prendront fin qu’avec l’« enterrement » de l’Empire par la paix de Westphalie en 1648.
11. Achète-moi des logements sociaux, chérie
L’initiative de Jacob Fugger, en 1516, de construire la Fuggerei, un projet de logement social pour une centaine de familles de travailleurs à Augsbourg, plutôt unique dans son genre pour l’époque, s’avère trop peu et arrive trop tard. La Fuggerei a survécu en tant que monument en l’honneur des Fugger. Le loyer n’a pas changé, il est toujours d’un gulden rhénan par an (équivalent à 0,88 euros). Mais les locataires doivent prier trois fois par jour pour les Fugger et exercer un emploi à temps partiel. Les conditions pour y vivre restent les mêmes qu’il y a 500 ans : il faut avoir vécu au moins deux ans à Augsbourg, être de confession catholique et être devenu indigent sans dettes. Chaque jour, les cinq portes ferment à 22 heures.
12. Achète-moi des taux dignes d’intérêt, chérie
« Tu ne percevras pas d’intérêts ». En 1215, le pape Innocent III a explicitement confirmé l’interdiction de l’intérêt et de l’usure décrétée par la Bible. La phrase de Luc 6:35, « Prêtez et n’attendez rien en retour », est interprétée par l’Église comme une interdiction pure et simple de l’usure, définie comme la demande d’un quelconque intérêt. Même les comptes d’épargne étaient considérés comme un péché. Ce n’était pas le scénario idéal de Jacob Fugger.
Pour changer cette situation, Fugger embauche un théologien renommé, Johannes Eck (1494-1554) d’Ingolstadt, pour plaider sa cause. Fugger mène une véritable campagne de relations publiques, notamment en organisant des débats sur la question entre orateurs de son choix, et écrit une lettre passionnée au pape Léon X.
En conséquence, Léon X publie un décret proclamant que la perception d’intérêts n’est de l’usure que si le prêt était consenti « sans travail, coût ou risque » – ce qui n’a jamais été le cas pour aucun prêt.
Plus d’un millénaire après Aristote, le pape Léon X a constaté que le risque et le travail liés à la protection du capital faisaient du prêt d’argent une chose vivante. Tant qu’un prêt implique un travail, un coût ou un risque, il est en règle. Le tour est joué. Fugger persuade l’Église d’autoriser un taux d’intérêt de 5 % – et il réussit assez bien : la perception d’intérêts n’est pas autorisée, mais elle n’est pas punie non plus.
Ainsi, grâce à Léon X, Fugger peut désormais attirer des dépôts en offrant à ses clients un rendement de 5 %. Au niveau des prêts, selon le rapport du Conseil du Tyrol, alors que les autres banquiers prêtaient à un taux de 10 % à Maximilien, le taux appliqué par Fugger, justifié par « le risque » dépassait les 50 % !
Charles Quint, dans les années 1520, a dû emprunter à 18 % et même à 49 % entre 1553 et 1556. Entre-temps, les biens de Fugger, qui s’élèvent en 1511 à 196 791 florins, passent en 1527, deux ans après la mort de Jacob, à 2 021 202 florins, soit un bénéfice total de 1 824 411 florins, ou 927 % d’augmentation, ce qui représente, en moyenne, une augmentation annuelle de 54,5 %. Tout cela est aujourd’hui présenté, non pas comme de l’usure, mais comme une « grande avancée » anticipant les pratiques modernes de gestion de fortunes et d’actifs…
Fugger « a brisé les reins de la Ligue hanséatique » et « a sorti le commerce de son sommeil médiéval en persuadant le pape de lever l’interdiction de prêter de l’argent. Il a contribué à sauver la libre entreprise d’une mort prématurée en finançant l’armée qui a remporté la guerre des paysans allemands, le premier grand affrontement entre le capitalisme et le communisme », souligne Greg Steinmetz, historien et ancien correspondant du Wall Street Journal.
Comment Venise a créé le premier ghetto juif d’Europe
Bien entendu, les Vénitiens ont longtemps ignoré ces règles, préférant gagner de l’argent plutôt que de plaire à Dieu, comme en témoigne la devise « D’abord les Vénitiens, ensuite les Chrétiens ».
En 1382, les juifs sont autorisés à entrer à Venise. En 1385, la première « Condotta » a été accordée, un accord entre la République de Venise et les banquiers juifs, qui leur donnait la permission de s’installer à Venise pour prêter de l’argent avec intérêt. L’accord, d’une durée de dix ans, détaillait les règles que ces banquiers devaient respecter. Il fixait notamment la taxe annuelle élevée à payer, le nombre de banques autorisées à ouvrir et les taux d’intérêt qu’elles pouvaient appliquer.
En 1385, Venise a signé un autre accord avec les banquiers juifs qui vivaient à Mestre, situé sur la terre ferme en face des îles de Venise, afin qu’ils puissent accorder des prêts à des taux favorables aux quartiers les plus pauvres de la ville. Grâce à cet accord, la Sérénissime parvient à soulager la pauvreté de la population et, en même temps, si les gens se fâchent contre le Doge, elle peut diriger l’hostilité des masses contre les prêteurs juifs.
La Condotta de 1385 n’est pas renouvelée en 1394 sous prétexte que les Juifs ne respectent pas les règles imposées à leurs activités. Les banquiers juifs reçoivent l’autorisation de séjourner pendant une période de 15 jours par mois et ceux qui vivent à Mestre profitent de cette concession pour travailler à Venise. Mais pour être reconnus comme juifs, ils devaient déjà porter un cercle jaune sur leurs vêtements…
Pour faire court, Venise a résolu le « dilemme » en optant pour la ségrégation de masse. Le 20 mars 1516, l’un des membres du Conseil, après avoir violemment agressé verbalement les Juifs, demande qu’ils soient enfermés dans le « Ghetto », mot dialectal vénitien utilisé à l’époque pour désigner les fonderies du quartier. Le doge et le Conseil approuvent cette solution. S’ils voulaient continuer à vivre à Venise, les Juifs devraient vivre ensemble dans une certaine zone, séparés du reste de la population. Le 29 mars, un décret crée le ghetto de Venise.
Vous pouvez lire ici l’histoire complète du ghetto de Venise
13. Achète-moi un Empire austro-hongrois, chérie
Lorsque la Turquie envahit la Hongrie en 1514, Fugger s’inquiète vivement de la valeur de ses mines de cuivre hongroises, ses propriétés les plus rentables. Après l’échec des efforts diplomatiques, Fugger lance un ultimatum à Maximilien : soit il conclut un accord avec la Hongrie, soit Fugger renonce à d’autres prêts. La menace fonctionne.
Fidèle à la devise qui prétend expliquer l’origine de la prospérité de la famille de Habsbourg. « Bella gerant alii, tu, felix Austria, nube » (les autres font la guerre; toi, heureuse Autriche, tu fais des mariages), Maximilien négocie une alliance matrimoniale qui laisse la Hongrie aux mains des Habsbourg, ce qui conduit à redessiner la carte de l’Europe en créant la gigantesque poudrière politique connue sous le nom d’Empire austro-hongrois. Fugger avait besoin que les Habsbourg s’emparent de la Hongrie pour protéger ses possessions.
14. Achète-moi un deuxième empereur, chérie
Lorsque Maximilien Ier, empereur du Saint-Empire romain germanique, meurt en 1519, il doit à Jacob Fugger environ 350 000 florins. Pour éviter un défaut de paiement sur cet investissement, Fugger a réuni un cartel de banquiers afin de réunir tout l’argent de la corruption permettant au petit-fils de Maximilien, Charles Quint, d’acheter le trône.
Si un autre candidat avait été élu empereur, comme le roi de France François qui a soudainement tenté d’entrer en scène, et aurait certainement été réticent à payer les dettes de Maximilien à Fugger, ce dernier aurait sombré dans la faillite.
Cette situation rappelle le modus operandi de JP Morgan, après le krach bancaire américain de 1897 et la panique bancaire de 1907. Le « Napoléon de Wall Street », craignant la renaissance d’une véritable banque nationale dans la tradition d’Alexander Hamilton, réunit d’abord les fonds nécessaires pour renflouer ses concurrents défaillants, puis crée, en 1913, le système de la Réserve fédérale, un syndicat privé de banquiers chargé d’empêcher le gouvernement de s’immiscer dans leurs affaires lucratives.
Ainsi, Jacob Fugger, en liaison directe avec Marguerite d’Autriche, qui a adhéré au projet en raison de ses craintes pour la paix en Europe, a rassemblé de manière totalement centralisée l’argent pour chaque Électeur, profitant de l’occasion pour renforcer de manière spectaculaire ses positions monopolistiques, en particulier sur ses concurrents tels que les Welser et le port d’Anvers, en pleine expansion.
Selon l’historien français Jules Michelet (1798-1874), Jacob Fugger posa énergiquement trois conditions :
- « Les Garibaldi de Gênes, les Welser d’Allemagne et d’autres banquiers ne pouvaient participer à ce projet qu’en versant des acomptes à Fugger et ne pouvaient prêter de l’argent [à Charles] que par son intermédiaire ;
- « Fugger obtient des billets à ordre des villes d’Anvers et de Malines comme garantie, payée par les péages de Zélande ;
- « Fugger obtient de la ville d’Augsbourg qu’elle interdise de prêter aux Français. Il demande à Marguerite d’Autriche (la régente) d’interdire aux Anversois d’échanger de l’argent en Allemagne pour qui que ce soit ». (remettant de facto cette activité lucrative aux seuls banquiers d’Augsbourg…)
Comme nous l’avons déjà dit, les gens pensent à tort que Jacob « le Riche » était « très riche ». Bien sûr qu’il l’était : aujourd’hui, il est considéré comme l’une des personnes les plus riches de l’Histoire, avec une fortune de plus de 400 milliards de dollars (actuels), soit environ 2 % du PIB total de l’Europe à l’époque, plus de deux fois la fortune de Bill Gates.
Nous ne saurons jamais si cela est vrai ou non et quelle était sa richesse réelle. Mais si l’on examine le capital propre déclaré par les frères Fugger aux autorités fiscales d’Augsbourg, on s’aperçoit qu’il éclipse de loin les sommes colossales prêtées.
Selon l’historien Mark Häberlein, Jacob a anticipé les astuces modernes d’évasion fiscale en concluant un accord avec les autorités fiscales d’Augsbourg en 1516. En échange d’une somme forfaitaire annuelle, la véritable richesse de la famille… n’est pas divulguée. L’une des raisons en est bien sûr que, tout comme BlackRock aujourd’hui, Fugger était un « gestionnaire de fortune », promettant un retour sur investissement de 5 % tout en empochant lui-même 14,5 %… Les cardinaux et autres fortunes investissaient secrètement dans Fugger pour ses rendements juteux.
On peut donc dire que Fugger était très riche… de dettes. Et tout comme le FMI et une poignée de banques géantes aujourd’hui, en renflouant leurs clients avec de l’argent fictif, les Fugger ne faisaient rien d’autre que de se renflouer eux-mêmes et d’augmenter leur capacité à continuer de le faire. Pas de réforme structurelle sur la table, seulement une crise de liquidité ? Cela me rappelle quelque chose !
Le choix unanime de Charles Quint par les Électeurs a nécessité des pots-de-vin exorbitants, d’un montant de 851 585 florins, pour faciliter les choses. Jacob Fugger a versé 543 385 florins, soit environ les deux tiers de la somme, les Welser et quelques banquiers génois avancent le reste.
Il faudrait un gros livre ou un documentaire pour détailler l’ampleur des pots-de-vin payés pour l’élection impériale de Charles Quint.
Voici un extrait d’un compte rendu détaillé :
« Le cardinal Albert de Brandebourg, électeur de Mayence, a reçu 4 200 florins d’or pour sa participation à la Diète d’Augsbourg. En outre, Maximilien s’engagea à lui verser 30 000 florins, dès que les autres électeurs se seraient également engagés à donner leur voix au roi catholique (Charles Quint). Il s’agit d’une prime accordée au cardinal de Mayence pour avoir été le premier à s’engager ; à ce cadeau s’ajoutent une crédence en or et une tapisserie des Pays-Bas. L’électeur avide recevra également une pension viagère de 10 000 florins rhénans, payable annuellement à Leipzig au comptoir des banquiers Fugger, et garantie par [les rentrées d’argent des taxes prélevées sur le commerce maritime par] les villes d’Anvers et de Malines. Enfin, le roi catholique (Charles Quint) devait le protéger contre le ressentiment du roi de France et contre tout autre agresseur, tout en insistant pour que Rome lui accorde le titre et les prérogatives de ‘legate a latere’ en Allemagne, avec les avantages de la nomination ».
« Herman de Wied, archevêque-électeur de Cologne, avait reçu 20 000 florins en espèces pour lui-même et 9 000 florins à partager entre ses principaux officiers. On lui avait également promis une pension viagère de 6 000 florins, une pension viagère de 600 florins pour son frère, une pension perpétuelle de 500 florins pour son autre frère, le comte Jean, ainsi que d’autres pensions s’élevant à 700 florins, à répartir entre ses principaux officiers. »
« De son côté, Joachim Ier Nestor, électeur et margrave de Brandebourg (un autre Hohenzollern et frère d’Albert de Brandebourg), exige une compensation substantielle pour les avantages qu’il perd en abandonnant le roi de France.
Ce dernier lui avait promis une princesse de sang royal pour son fils et une forte somme d’argent. Joachim tient donc à remplacer Renée de France par la princesse Catherine, sœur de Charles, et réclame 8 000 florins pour lui-même et 600 pour ses conseillers. Et ce n’est pas tout. Il doit être payé en espèces le jour de l’élection : 70 000 florins à déduire de la dot de la princesse Catherine ; 50 000 florins pour l’élection ; 1 000 florins pour son chancelier et 500 florins pour son conseiller, le doyen Thomas Krul ».
C’est ainsi qu’il a véritablement gagné sa réputation de « père de toutes les cupidités ».
15. Achète-moi un monde sans régulation bancaire, chérie
En 1523, sous la pression d’une opinion publique de plus en plus remontée contre les maisons de commerce d’Augsbourg, au premier rang desquelles les Fugger, le bras fiscal du Conseil impérial de régence les met en accusation. Certains évoquent même l’idée de limiter le capital commercial des entreprises individuelles à 50 000 florins et le nombre de leurs succursales à trois. La mort pour Fugger.
Conscient qu’une telle réglementation le ruinerait, Jacob Fugger, pris de panique, écrit le 24 avril 1523 un court message à l’empereur Charles Quint, rappelant à sa Majesté sa dépendance à l’égard de la bonne santé des comptes bancaires de Fugger :
« Ce n’est d’ailleurs un secret pour personne que Votre Majesté Impériale n’aurait pas obtenu la couronne de Rome sans mon aide, comme je peux le prouver par des lettres écrites de leur propre main par tous les commissaires de Votre Majesté (…) Votre Majesté me doit encore 152 000 ducats, etc. »
Charles Quint se rend bien compte que la dette n’est pas l’objet du message. Il écrit immédiatement à son frère Ferdinand pour lui demander de prendre des mesures afin d’empêcher le procès anti-monopole. Les autorités fiscales impériales reçoivent l’ordre d’abandonner les poursuites. Pour Fugger et les autres grands marchands, l’orage est passé.
16. Achète-moi l’Espagne, chérie
Bien sûr, Charles Quint n’a pas un kopeck pour rembourser le prêt géant de Fugger qui l’avait fait élire ! Petit à petit, Fugger fait valider son droit de poursuivre l’exploitation des métaux – argent et cuivre – dans le Tyrol pour faire fructifier l’argent. Mais il en obtint davantage, d’abord en Espagne même et, tout à fait logiquement, dans les territoires nouvellement conquis par l’Espagne en Amérique.
17. Achète-moi l’Amérique, chérie
Tout d’abord, pour rembourser sa dette, Charles propose l’usufruit des principaux territoires des ordres de chevalerie espagnols, appelés Maestrazgos, pour lesquels les Fugger paient 135 000 ducats par an. Entre 1528 et 1537, le Maestrazgos est administré par les Welser d’Augsbourg et un groupe de marchands dirigé par le chef espagnol du service postal Maffeo de Taxis et le banquier génois Giovanni Battista Grimaldi. Mais après 1537, les Fugger reprennent le flambeau. Le contrat de bail est très intéressant pour deux raisons : d’une part, il permet aux preneurs à bail d’exporter les excédents de céréales de ces domaines et, d’autre part, il inclut les mines de mercure d’Alamadén, un élément crucial à la fois pour la production de verre à miroir, le traitement de l’or et les applications médicales.
Comme les Fugger dépendent des livraisons d’or et d’argent en provenance d’Amérique pour recouvrer leurs prêts à la couronne espagnole, il semblait logique qu’ils se tournent également vers le Nouveau Monde.
18. Achète-moi le Venezuela, chérie
Passons maintenant aux Welser. L’histoire des Welser remonte au XIIIe siècle, lorsque ses membres occupaient des postes officiels dans la ville d’Augsbourg. Plus tard, la famille s’est fait connaître en tant que patriciens et marchands de premier plan. Au XVe siècle, alors que les frères Bartolomé et Lucas Welser pratiquent un vaste commerce avec le Levant et d’autres pays, ils ont des succursales dans les principaux centres commerciaux du sud de l’Allemagne et de l’Italie, ainsi qu’à Anvers, Londres et Lisbonne. Aux XVe et XVIe siècles, des branches de la famille s’installent à Nuremberg et en Autriche.
En récompense de leur contribution financière à son élection en 1519, le roi Charles Quint, incapable de payer, accorde aux Welser des privilèges dans la traite des esclaves africains et la conquête des Amériques.
La famille Welser se voit donc offrir la possibilité de participer à la conquête des Amériques au début et au milieu du XVe siècle. Comme le stipule le contrat de Madrid (1528), également connu sous le nom de « contrats Welser », les marchands se sont vu garantir le privilège de mener des « entradas » (expéditions) pour conquérir et exploiter de grandes parties des territoires qui appartiennent aujourd’hui au Venezuela et à la Colombie. Les commerçants allemands cultivent des fantasmes de richesses fabuleuses, alimentés par la découverte de trésors d’or : on dit que les Welser ont créé le mythe de l’El Dorado (la cité de l’or).
Les Welser commencent leurs activités en ouvrant un bureau sur l’île portugaise de Madère et en acquérant une plantation de sucre aux îles Canaries.
Ils se sont ensuite étendus à Saint-Domingue, l’actuelle Haïti. La main-mise des Welser sur la traite des esclaves dans les Caraïbes a commencé en 1523, cinq ans avant le contrat de Madrid, puisqu’ils avaient commencé leur propre production de sucre sur l’île.
Le contrat de Madrid comprend le droit d’exploiter une grande partie du territoire de l’actuel Venezuela (en espagnol « Petite Venise »), un pays qu’ils appelaient eux-mêmes « Welserland ». Ils obtiennent également le droit d’expédier 4 000 esclaves africains pour travailler dans les plantations de sucre. Alors que l’Espagne accorde des capitaux, des chevaux et des armes aux conquistadors espagnols, les Welsers ne leur prêtent qu’au prix fort et les obligent d’acheter, exclusivement auprès d’eux, les moyens de faire tourner leurs activités. Des Allemands pauvres se rendent au Vénézuela et s’endettent rapidement, ce qui exacerbe leur rapacité et aggrave la façon dont ils traitent les esclaves. De 1528 à 1556, sept entradas (expéditions) conduisent au pillage et à l’exploitation des cultures locales.
La situation devient si grave qu’en 1546, l’Espagne révoque le contrat, notamment parce qu’elle sait que les Welser servent également des clients luthériens en Allemagne. Le fils de Bartholomeus Welser, Bartholomeus VI Welser et Philipp von Hutten sont arrêtés et décapités à El Tocuyo par le gouverneur espagnol local Juan de Carvajal en 1546. Enfin, l’abdication de Charles Quint en 1556 met un terme à la tentative des Welser de rétablir par la loi leur concession.
19. Achète-moi le Pérou et le Chili, chérie
Contrairement à la famille Welser, la participation de Jacob Fugger au commerce colonial reste prudente et conservatrice, et la seule autre opération de ce type dans laquelle il investit est une expédition commerciale ratée de 1525 vers les Moluques, menée par l’Espagnol Garcia de Loaisa (1490-1526). Pour l’Espagne, l’idée était d’accéder à l’Indonésie en passant par l’Amérique, ce qui aurait permis d’échapper au contrôle portugais. Cela n’ira pas plus loin parce que Jacob le Riche meurt en décembre de la même année et son neveu Anton Fugger prend la direction de l’entreprise.
Cependant, la fête continue. Les relations des Fugger avec la Couronne espagnole atteignent leur apogée en 1530 avec le prêt de 1,5 million de ducats des Fugger pour l’élection de Ferdinand comme « roi romain ». C’est dans ce contexte que l’agent des Fugger, Veit Hörl, obtient en garantie de l’Espagne le droit de conquérir et de coloniser la région côtière occidentale de l’Amérique du Sud, de Chincha au Pérou jusqu’au détroit de Magellan. Cette région comprend l’actuel sud du Pérou et tout le Chili. Les choses se sont cependant embrouillées et, pour des raisons inconnues, Charles Quint, qui était d’accord avec l’accord, ne le ratifie pas. Considérant que le projet vénézuélien des Welser a dégénéré en entreprise brutale de pillage et s’est soldé par des pertes substantielles. Anton Fugger, qui estime que les retombées financières sont trop faibles, abandonne ce type d’entreprise.
20. Achète moi des esclaves, chérie
Le cuivre des mines de Fugger était utilisé pour les canons des navires, mais il servait également à la production de « manillas » en forme de fer à cheval. Les manillas, dérivées du latin signifiant main ou bracelet, étaient une « monnaie » utilisée par la Grande-Bretagne, le Portugal, l’Espagne, les Pays-Bas, la France et le Danemark pour échanger avec l’Afrique de l’Ouest de l’or et de l’ivoire, ainsi que des personnes réduites à l’état d’esclaves. Les métaux privilégiés étaient à l’origine le cuivre, puis le laiton vers la fin du XVe siècle et enfin le bronze vers 1630.
En 1505, au Nigeria, un esclave se vend pour 8 à 10 manilles, et une dent d’éléphant pour une manille de cuivre. On dispose désormais de chiffres : entre 1504 et 1507, les commerçants portugais importent 287 813 manilles du Portugal vers la Guinée, en Afrique, via la station commerciale de São Jorge da Mina. Le commerce portugais s’intensifie au cours des décennies suivantes. 150 000 manilles sont exportées chaque année vers le fort commercial d’Elmina, sur la Côte d’Or. En 1548, une commande de 1,4 million de manilles est passée à un marchand allemand de la famille Fugger pour soutenir le commerce.
En 2023, un groupe de scientifiques a découvert que certains des bronzes du Bénin, aujourd’hui restitués aux nations africaines, ont été fabriqués avec du métal extrait à des milliers de kilomètres de là, en Rhénanie allemande. Le peuple Edo du Royaume du Bénin, a créé ses extraordinaires sculptures avec des bracelets en laiton fondus, la sinistre monnaie de la traite transatlantique des esclaves entre le 16e et le 19e siècle…
Fin de partie
Après la mort de Jacob, son neveu Anton Fugger (1493-1560) tente de maintenir la position d’une maison qui s’affaiblit.
Les souverains captifs ne sont pas aussi solvables qu’on l’espérait. Charles Quint a de sérieux soucis financiers et la faillite qui s’annonce est l’une des raisons pour lesquelles il se retire, laissant la direction de l’empire à son fils, le roi Philippe II d’Espagne. Malgré l’arrivée de l’or et de l’argent, l’Empire fait faillite. À trois reprises (1557, 1575, 1598), Philippe II est incapable de payer ses dettes, tout comme ses successeurs, Philippe III et Philippe IV, en 1607, 1627 et 1647.
Mais l’emprise politique des Fugger sur les finances espagnoles est si forte, écrit Jeannette Graulau, que « lorsque Philippe II déclara une suspension de paiement en 1557, la faillite n’incluait pas les comptes de la famille Fugger. Les Fugger proposent à Philippe II une réduction de 50 % des intérêts des prêts si l’entreprise est exclue de la faillite. Malgré le lobbying intense de son puissant secrétaire, Francisco de Eraso, et des banquiers espagnols rivaux des Fugger, Philippe n’inclut pas les Fugger dans la faillite ». Bravo les artistes !
En 1563, les créances des Fugger sur la Couronne espagnole s’élevaient à 4,445 millions de florins, soit bien plus que leurs avoirs à Anvers (783 000 florins), Augsbourg (164 000 florins), Nuremberg et Vienne (28 600 florins).
Mais en fin de compte, en unissant leur destin trop étroitement à celui des souverains espagnols, l’empire bancaire des Fugger s’est effondré avec l’effondrement de l’empire espagnol des Habsbourg.
Le professeur français Pierre Bezbakh, écrivant dans Le Monde en septembre 2021, a noté :
« Alors, quand les caisses sont vides, le royaume d’Espagne émet des emprunts, une pratique qui n’est pas très originale, mais qui devient récurrente et à grande échelle. Ces emprunts étaient souscrits par des prêteurs étrangers, comme les Fugger allemands et les banquiers génois, qui accumulaient mais continuaient à prêter, sachant qu’ils perdraient tout s’ils cessaient de le faire, tout comme les grandes banques d’aujourd’hui continuent à prêter aux États surendettés. La différence est que les prêteurs attendaient l’arrivée promise des métaux américains, alors qu’aujourd’hui, les prêteurs attendent que d’autres pays ou des banques centrales soutiennent les pays en difficulté ».
Aujourd’hui, une poignée de banques internationales appelées « Prime Brokers » sont autorisées à acheter et à revendre sur le marché secondaire les bons d’État français, émis à dates régulières par l’Agence française du Trésor pour refinancer la dette publique française (3 150 milliards d’euros) et surtout pour refinancer les remboursements de la dette (41 milliards d’euros en 2023). Les noms des Fuggers d’aujourd’hui sont : HSBC, BNP Paribas, Crédit Agricole, J.P. Morgan, Société Générale, Citi, Deutsche Bank, Barclays, Bank of America Securities et Natixis.
Conclusion
Au-delà de l’histoire des dynasties Fugger et Welser qui, après avoir colonisé les Européens, ont étendu leurs crimes coloniaux à l’Amérique, il y a quelque chose de plus profond à comprendre.
Aujourd’hui, on dit que le système financier mondial est « désespérément » en faillite. Techniquement, c’est vrai, mais politiquement, il est maintenu avec succès au bord de l’effondrement total afin de garder le monde entier dépendant d’une classe de prédateurs financiers apatrides. Un système en faillite, paradoxalement, nous désespère, mais leur donne l’espoir de rester aux commandes et de maintenir leurs privilèges jusqu’à la fin des temps. Seuls les banquiers peuvent sauver le monde de la faillite !
Historiquement, nous, en tant qu’humanité, avons créé des « États-nations » dûment équipés de « banques nationales » contrôlées par le gouvernement, afin de nous protéger de ce chantage financier systémique et abject. Les banques nationales, si elles sont correctement gérées, peuvent générer des crédits productifs dans notre intérêt à long terme en développant notre économie physique et humaine plutôt que les bulles financières des maîtres-chanteurs financiers.
Malheureusement, un tel système positif a rarement existé et lorsqu’il a existé, il a été saboté par les marchands d’argent que Roosevelt voulait chasser du temple de la République.
Comme nous l’avons démontré, la grave dissociation mentale appelée « monétarisme » est l’essence même du fascisme (financier). Les syndicats financiers et bancaires criminels « impriment » et « créent » de l’argent. Si cet argent n’est pas « domestiqué » et utilisé comme instrument pour accroître les pouvoirs créatifs de l’homme et de la nature, les ressources s’épuisent et les conflits deviennent insolubles.
La volonté de « convertir » à tout prix, y compris par la destruction de l’humanité et de ses pouvoirs créatifs, une « valeur » nominale qui n’existe qu’en tant qu’accord entre les hommes, en une forme de richesse physique « réelle », est l’essence même de la machine de guerre nazie.
Pour sauver les dettes du Royaume-Uni et de la France envers l’industrie américaine de l’armement détenue par JP Morgan et consorts, il fallait forcer, par le Traité de Versailles, l’Allemagne à payer. Lorsqu’il s’est avéré que c’était impossible, les intérêts bancaires anglo-franco-américains ont créé la « Banque des règlements internationaux ».
La BRI, sous la supervision directe de Londres et de Wall Street, a permis à Hitler d’obtenir les liquidités et devises suisses dont il avait besoin pour construire sa machine de guerre, une machine de guerre considérée comme potentiellement utile pour les Occidentaux tant qu’elle annonçait vouloir marcher vers l’Est, en direction de Moscou. Pour obtenir des liquidités de la BRI, la banque centrale allemande déposait en garantie des tonnes d’or volées aux pays qu’elle envahissait (Autriche, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Tchécoslovaquie, Pologne, Albanie, etc.) L’or dentaire des Juifs, des communistes, des homosexuels et des Tziganes exterminés dans les camps de concentration est déposé sur un compte secret de la Reichsbank pour financer les SS.
Le ministre des finances de la Banque d’Angleterre et d’Hitler, Hjalmar Schacht, qui a échappé à la potence du procès de Nuremberg grâce à ses protections internationales, fut sans doute le meilleur élève de Jacob Fugger le Riche, non pas le père de la banque allemande ou « moderne », mais le père du fascisme financier, héritier de Rome, de Venise et de Gênes. Plus jamais ça!
Biographie sommaire:
- Steinmetz, Greg, L’homme le plus riche qui ait jamais vécu, La vie et l’époque de Jacob Fugger, Simon et Shuster, 2016 ;
- Herre, Franz, L’âge des Fugger, 1985 ;
- Montenegro, Giovanna, German Conquistadors in Venezuela: The Welsers’ Colony, Racialized Capitalism, and Cultural Memory,
- Ehrenberg, Richard, Capital et finance à l’âge de la Renaissance : A Study of the Fuggers, and Their Connections, 1923,
- Roth, Julia, The First Global Players’ : Les Welser d’Augsbourg dans le commerce de l’esclavage et la culture de la mémoire de la ville, 2023
- Häberlein, Mark, Connected Histories : South German Merchants and Portuguese Expansion in the Sixteenth Century, RiMe, décembre 2021 ;
- Konrad, Sabine, Case Study : Spain Defaults on State Bonds, How the Fugger fared the Financial Crisis of 1557, Université de Francfort, 2021,
- Sanchez, Jean-Noël, Un projet colonial des Fugger (1530-1531) ;
- Lang, Stefan, Problems of a Credit Colony : the Welser in Sixteenth Century Venezuela, juin 2015 ;
- Graulau, Jeannette, Finance, Industry and Globalization in the Early Modern Period : the Example of the Metallic Business of the House of Fugger, 2003 ;
- Gallagher, Paul, How Venice Rigged The First, and Worst, Global Financial Collapse, Fidelio, hiver 1995
- Hale, John, La civilisation de l’Europe à la Renaissance, Perrin, 1993 ;
- Vereycken, Karel, voir index.
Quinten Matsys et Léonard – L’aube d’une ère du rire et de la créativité
par Karel Vereycken, août 2024.
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Matsys et Léonard, sommaire
Introduction
A. Les enjeux culturels et philosophiques d’un contexte
- Blagues cyniques ou dialogue socratique ?
- Qu’est-ce que l’humanisme chrétien ?
- Pétrarque et le « Triomphe » de la mort
- L’ère du bon rire
- Sebastian Brant, Jérôme Bosch et la Nef des fous
B. Quinten Matsys
- Éléments biographiques
- De forgeron à peintre
- Duché de Brabant
- Formation : Bouts, Memling et Van der Goes
- Débuts à Anvers et à l’étranger
C. Œuvres choisies, décryptage et nouvelles interprétations
- La Vierge et l’Enfant, « Grâce divine » et « Libre arbitre »
- Le retable de Sainte-Anne
- Une nouvelle perspective
- Coopération avec Patinir et Dürer
- Le lien avec Érasme
- L’Utopie de Thomas More
- Pieter Gillis et le « diptyque de l’amitié »
- La connexion Léonard de Vinci (I)
D. L’art érasmien du grotesque
- Dans les peintures religieuses
- Avares, banquiers, receveurs d’impôt et agents de change, la lutte contre l’usure
- La connexion Léonard de Vinci (II)
- L’art du grotesque per se
- La métaphore du « couple mal assorti ».
- « La vieille femme hideuse », la paternité de Léonard
E. Conclusion
Bibliographie sélective
Au début du XVIe siècle, Quentin Matsys (1466-1530) s’impose comme peintre majeur à Anvers où il travaille pendant plus de 20 ans, créant de nombreuses œuvres, parmi lesquelles des triptyques profondément religieux, des portraits étonnamment détaillés et certaines des œuvres satiriques les plus hilarantes de l’histoire de la peinture.
Pour rendre hommage et justice à cet artiste mal connu, nous explorerons et mettrons en lumière sa verve et son esprit érasmien et présenterons certains de ses apports artistiques les plus originaux.
En 1500, Anvers, avec quelque 90 000 habitants, est la plus grande ville (précisons-le) d’Occident. Grand port et cœur battant d’un florissant commerce international qui dépasse alors la vieille Bruges des Médicis, Anvers est un aimant qui attire tous les talents de toutes les nations.
C’est dans ce contexte de brassage culturel que Quinten Matsys croise et collabore avec les plus brillants des grands humanistes chrétiens de son époque, qu’il s’agisse d’érudits militants pour la paix tels qu’Érasme de Rotterdam, Thomas More et Pieter Gillis, d’imprimeurs novateurs comme Dirk Martens d’Alost, de réformateurs exigeants comme Gérard Geldenhouwer et Cornelius Grapheus, de peintres flamands comme Gérard David et Joachim Patinir ou de peintres-graveurs et illustrateurs étrangers comme Albrecht Dürer, Lucas van Leyden et Hans Holbein le Jeune.
Malheureusement, aujourd’hui, les grandes maisons d’édition internationales, telles que, pour ne pas la nommer, Taschen, pour des raisons qui restent à élucider, semblent l’avoir condamné à l’oubli éternel. Ailleurs, son nom n’apparaît que sporadiquement dans un court chapitre consacré à « l’Ecole d’Anvers » à la fin de l’ouvrage Les Primitifs flamands et leur temps (656 pages, Renaissance du Livre, 1994). Pire encore, aucune de ses œuvres n’est référencée et seules deux mentions de son nom figurent dans L’art flamand et hollandais, les siècles des Primitifs (613 pages, Citadelles et Mazenod, 2003), œuvre de référence sur cette période.
La bonne nouvelle est que depuis 2007, le Centre interdisciplinaire pour l’art et la science de Gand, en Belgique, prépare un nouveau « catalogue raisonné » de son œuvre. Celui de Larry Silver (Phaedon Press, 1984) se vend hors de prix. Reste celui d’Andrée de Bosque (Arcade, Bruxelles, 1975), avec la majorité des images en noir et blanc. En guise de consolation, les lecteurs se contenteront de la thèse de doctorat de Harald Brising de 1908, dans une version réimprimée en 2019.
Afin d’honorer et de rendre justice à cet artiste, nous tenterons d’explorer dans cet article certaines questions restées sans réponse jusqu’à présent. Dans quelle mesure l’œuvre d’Érasme a-t-elle directement inspiré Matsys, Patinir et leur cercle ? Que savons-nous des échanges entre ce cercle à Anvers et d’éminents artistes de la Renaissance tels que Léonard de Vinci et Albrecht Dürer ? Quelle influence l’artiste érasmien a-t-il exercée sur ses correspondants étrangers ?
La question interroge d’emblée puisqu’Érasme n’était pas vraiment amateur de ce qui était la « peinture religieuse » à l’époque, préférant une véritable action agapique pour le bien commun, à la prosternation passive devant des rites religieux et des images saintes. Comme le note le critique d’art belge Georges Marlier (1898-1968) en 1954, dans son livre bien documenté, si Érasme respectait et honorait les peintures saintes si elles évoquaient un véritable sentiment religieux, de l’amour et de la tendresse, cela ne l’empêchait pas de penser que…
« la véritable imitation du Christ et sa Passion, consiste à mortifier les entraînements qui guerroient contre l’esprit et non pas à pleurer sur le Christ comme un objet pitoyable » (p. 163)
Nos recherches antérieures sur la Renaissance italienne, la vie d’Érasme et l’art de Dürer nous ont familiarisés avec l’époque de Matsys et ses défis, un sujet que nous ne pouvons pas redévelopper ici de façon exhaustive, mais qui nous donne quelques bases pour appréhender la valeur extraordinaire de cet artiste.
A. Les enjeux culturels et philosophiques d’un contexte
1. Blagues cyniques ou dialogue socratique ?
De nombreux spectateurs contemporains, pénalisés par un regard non entraîné et pollués par un wokisme et un pessimisme abusif, passent à côté du sujet. Il leur manque l’intégrité morale et intellectuelle nécessaire pour comprendre les plaisanteries, l’ironie et les métaphores qui constituaient l’essence même de la vie culturelle des Pays-Bas de l’époque. Beaucoup contemplent et commentent la couleur de leurs lunettes en croyant livrer leur vision du monde. Perdus dans leurs préjugés culturels, en regardant un visage peint, ils ne voient pas l’intention ou l’idée que l’artiste a voulu faire apparaître, non pas sur le tableau, mais dans l’esprit du spectateur. Fuyant ce domaine supérieur de la métaphore, ils se ruent sur les détails en enchaînant des interprétations symboliques dont la somme est supposé expliquer le sens de l’œuvre.
Ainsi, devant un visage « grotesque », ils s’obstinent à croire qu’il s’agit d’un portrait plutôt que de rire à pleins poumons ! Du coup, ne voulant pas voir cette dimension « invisible », prenant l’image « à la lettre », pour eux, les « grotesques » d’Érasme, de Matsys et de Léonard, ne sont et ne peuvent être que des « plaisanteries cyniques » témoignant d’un « manque de tolérance » à l’égard des personnes « laides », « malades », « anormales » ou « différentes » !
Répétons-le donc haut et fort : Erasme et ses trois principaux disciples, Rabelais, Cervantès et Shakespeare, sont les incarnations, quoique rarement reconnues, de l’« humanisme chrétien » et le bon rire, en tant qu’arme politique puissante pour « élever à la dignité d’homme, tous les membres du genre humain ».
2. Qu’est-ce que l’humanisme chrétien ?
L’idée maîtresse du programme éducatif et politique d’Érasme était de promouvoir la docta pietas, la piété savante, ou ce qu’il appelait la « philosophie du Christ ». Cette philosophie peut être résumée comme un « mariage » entre les principes humanistes résumés dans la République de Platon et la notion agapique de l’homme transmise par les Saintes Écritures et les écrits des premiers Pères de l’Église comme Jérôme et Augustin, qui considéraient Platon comme un de leurs précurseurs imparfaits.
En rupture totale avec la soumission à une foi « aveugle » et féodale, qui plaçait le salut de l’homme uniquement dans une existence après la mort, l’humanisme chrétien considère que la nature humaine est bonne. L’origine du mal n’est donc pas l’homme lui-même ou un « diable » extérieur, mais les vices et les afflictions morales que Platon avait déjà largement identifiés des siècles avant qu’elles deviennent chez les Chrétiens les « sept péchés capitaux » qui peuvent être surmontés par les « sept vertus capitales ».
Pour rappel, ces péchés capitaux et leur antidotes sont :
- L’orgueil (Superbia, hubris) par opposition à l’humilité (Humilitas) ;
- L’avarice (Avaricia) par opposition à la charité (Caritas, Agapè) ;
- La colère (Ira, rage) opposée à la patience (Patientia) ;
- L’envie (Invidia, jalousie) opposée à la bonté (Humanitas) ;
- La luxure (Luxuria, fornication) opposée à la chasteté (Castitas) ;
- La gourmandise (Gula) opposée à la tempérance (Temperantia) ;
- La paresse (Acedia, mélancolie, spleen, paresse morale) opposée à la diligence (Diligentia).
Il est assez révélateur pour notre époque que ces « péchés » (affections qui nous empêchent de faire le bien), et non leurs vertus opposées, aient été tragiquement sacralisés comme les « valeurs » de base garantissant le bon fonctionnement du système financier « néolibéral » actuel et de son ordre mondial « fondé sur les règles » !
« Les vices privés font la vertu publique », arguait Bernard Mandeville en 1705 dans La fable des abeilles. C’est la dynamique des intérêts particuliers qui stimule la prospérité d’une société, estimait ce théoricien néerlandais qui a inspiré Adam Smith et pour qui « la morale » ne fait qu’inviter à la léthargie et provoque le malheur de la cité.
C’est la cupidité et la recherche perpétuelle du plaisir, et non le bien commun, qui ont été proclamées motivations essentielles de l’homme, selon l’école philosophique devenue dominante, celle de l’empirisme britannique proféré par Locke, Hume, Smith et consorts.
De ce fait, la « charité », le « Care » et l’aide « humanitaire » ont été réduits à une activité souvent éphémère de dames de charité, permettant au système criminel actuel de faire accepter au plus grand nombre son existence perpétuelle. Ainsi, et c’est tout à fait regrettable, les « organisations humanitaires », les « fondations charitables » aux mains de grandes familles patriciennes et certaines ONG, dont le travail est souvent essentiel, sont malheureusement devenues des outils de domination.
3. Pétrarque et le « Triomphe de la mort »
Le vrai christianisme, comme toutes les grandes religions humanistes, s’efforce sans relâche de secouer ceux qui gaspillent leur vie dans le péché en leur montrant que leur comportement est à la fois dramatique et surtout ridicule à la lumière de l’extrême brièveté de l’existence physique humaine.
Dürer en fait le thème central de ses trois célèbres Meisterstiche (gravures de maître) qui ne peuvent être comprises que comme une seule et même unité : Le chevalier, la mort et le diable (1513) ; Saint Jérôme dans son étude (1514) et Melencolia I (1514). Dans chacune de ces gravures figure un sablier, métaphore de l’écoulement inexorable du temps qui passe. En juxtaposant au sablier (le temps) un crâne (la mort ), une bougie qui s’éteint (dernier souffle), une fleur qui flétrie (la vacuité des passions) etc., les artistes arrivent à faire émerger la métaphore de la « vanité ».
Érasme, qui fait du couple sablier-crâne son emblème, y ajoute sa devise : Concedi Nulli (Signifiant que la mort n’épargnera personne et que tous, riches ou pauvres, mourront un jour). En ce sens, à la Renaissance, l’humanisme chrétien était un mouvement de masse visant à éduquer les gens à « l’immortalité » spirituelle, à la fois contre les superstitions religieuses et contre un retour sournois du paganisme gréco-romain.
Avec cette exigence philosophique, Erasme marche ici directement dans les pas de Pétrarque et ses I Trionfi (1351-1374), un cycle poétique structuré en six triomphes allégoriques qui s’enchaînent les uns aux autres. Par exemple, le Triomphe de l’amour est lui-même surpassé par le Triomphe de la chasteté. À son tour, la Chasteté est vaincue par la Mort ; la Mort est vaincue par la Renommée ; la Renommée est conquise par le Temps ; et même le Temps est finalement vaincu par l’Éternité et enfin par le Triomphe de Dieu sur toutes ces préoccupations terrestres.
Puisque la mort « triomphera » à la fin de notre existence physique éphémère, dans la vision pré-Renaissance, c’est la peur de la mort et la peur de Dieu qui doivent aider l’homme à se concentrer pour apporter quelque chose d’immortel aux générations futures plutôt que de se perdre dans le labyrinthe des plaisirs et des douleurs terrestres que Jérôme Bosch (1450-1516) dépeint avec tant d’ironie dans son Jardin des délices terrestres (1503-1515). Léonard, dont le sentiment théo-philosophique était considéré comme une hérésie par bon nombre au Vatican, notait amèrement dans ses carnets que, vu leur comportement, beaucoup d’hommes et de femmes ne méritaient même pas le beau corps que Dieu leur avait offert:
« Vois, nombreux sont ceux qui pourraient s’intituler de simples tubes digestifs, des producteurs de fumier, des remplisseurs de latrines, car ils n’ont point d’autre emploi en ce monde ; ils ne mettent en pratique aucune vertu, rien ne reste d’eux que des latrines pleines ».
4. L’ère du « bon rire »
Selon les dictionnaires, on rit bien lorsqu’on trouve amusante et drôle une situation qui était au départ contrariante. En bref, le bon rire est la récompense d’un véritable processus créatif lorsque « l’agonie » de l’épuisement des hypothèses lors d’une recherche de solutions se termine par un joyeux Eurêka !
Cela peut être pour des questions scientifiques et purement matérielles, mais aussi dans le processus de développement de l’identité personnelle. La tempête et les nuages ont disparu et la pleine lumière ouvre des horizons et apporte une nouvelle perspective.
Pour les humanistes chrétiens, grâce à « l’effet miroir » intrinsèquement inhérent au « dialogue socratique » (qui commence par accepter que l’on ne sait pas – appelé docta ignorantia par Nicolas de Cues), l’homme peut être libéré de ces afflictions « pécheresses » qui le plombent et lui coupent les ailes.
Son libre arbitre peut être mobilisé pour l’amener à agir conformément à sa vraie (bonne) nature, celle de se consacrer et de trouver son ultime plaisir dans l’accomplissement du bien commun au service d’autrui, aussi bien dans ses relations personnelles que dans ses activités économiques. C’est cet objectif, celui de former et d’ennoblir le caractère de chacun, qui deviendra le but fondamental de l’éducation républicaine. On ne remplit pas les têtes mais on forme des citoyens.
Or, en affirmant que la vie de l’homme est entièrement prédéterminée par Dieu, Luther niait l’existence du libre arbitre et rendait l’homme totalement irresponsable de ses actes. Ce point de vue était à l’opposé de celui d’Érasme, qui avait commencé par demander à l’Église d’éradiquer ses propres abus financiers, tels que les fameuses « indulgences », et ceci bien avant que Luther n’entre en scène. Les humanistes chrétiens se sont fermement engagés à élever nos âmes au plus haut niveau de beauté morale et intellectuelle en nous libérant de notre attachement excessifs aux biens terrestres – non pas en nous infligeant des sentiments de culpabilité et des injonctions morales ou par le commerce lucratif de la peur de l’enfer, mais… par le rire ! Ouf, on respire ! Prenons un peu de recul et tout en nous engageant sérieusement à nous améliorer, rions de nos imperfections. Dieu nous a donné la vie et elle est belle, pourvu qu’on sache comment s’en servir !
Jean Jaurès, lecteur d’Érasme disait même que :
« Les progrès de l’humanité se mesurent aux concessions que la folie des sages fait à la sagesse des fous. »
Le rire vérace des uns, on s’en doute, ne fait pas le bonheur des autres, car il ruine l’autorité illégitime des puissants et des tyrans. Il s’agit bien de l’arme politique la plus dévastatrice jamais conçue. Par conséquent, pour les forces du mal, le rire vérace, tel qu’il est promu par Érasme et ses disciples, doit être ignoré, calomnié et autant que possible éradiqué et remplacé par la mélancolie, l’obéissance et la soumission à des doctrines et des « narratifs » écrits d’avance par et pour les élites dominantes grâce à une constipation scolastique douloureuse.
5. Sebastian Brant, Hieronymus Bosch et La nef des fous
La Nef des fous s’imprime, se copie, se diffuse et se vend comme des petits pains dans toute l’Europe. Son auteur n’était pas seulement un simple satiriste, mais un humaniste cultivé dont on retient la traduction de poèmes de Pétrarque.
La « peinture de genre », qui dépeint des aspects de la vie quotidienne en représentant des gens ordinaires engagés dans des activités ordinaires et quotidiennes, est née avec Quinten Matsys (on devrait plutôt dire avec le paradigme érasmien que nous venons d’identifier), souligne Larry Silver en reprenant ce qu’affirmait déjà Georges Marlier en 1954.
Plusieurs années avant qu’Erasme ne publie son Eloge de la folie (écrit en 1509 et publié à Paris dès 1511), le poète humaniste et réformateur social strasbourgeois Sébastien Brant (1558-1921) ouvre le bal du rire socratique avec son Narrenshiff (La Nef des fous, publiée en 1494 à Bâle, Strasbourg, Paris et Anvers), une œuvre satirique hilarante illustrée par Holbein le Jeune (1497-1543) et Albrecht Dürer (1471-1528) qui exécute 73 des 105 illustrations de l’édition originale. Brant était une figure clé et un allié de Johann Froben (1460-1529) et Johann Amerbach (1441-1513) issus de familles d’imprimeurs suisses qui accueillirent plus tard Érasme lorsque, persécuté aux Pays-Bas, il dut s’exiler à Bâle.
Après les saints et les princes, soudainement, ce sont des femmes, des hommes et des enfants ordinaires, des marchands certes encore souvent aisés, qui apparaissent dans les œuvres, non plus comme des « donateurs » assistants comme témoin à une scène biblique, mais pour leur qualités propres d’humains méritoires.
Dürer fait, par exemple, une gravure certes un peu ironique, d’« un cuisinier et sa femme ». Si au XVe siècle, la philosophie grecque pénètre en Europe, en ce début du XVIe, c’est le peuple qui fait irruption.
Bien sûr, les temps ont changé et la clientèle des peintres aussi. Les commandes proviennent beaucoup moins d’ordres religieux et de riches cardinaux de Rome et de plus en plus de bourgeois prospères ou de guildes, corporations, confréries et communautés des métiers désirant embellir leurs chapelles et demeures et offrir leurs portraits à leurs amis.
La Nef des fous de Brant marque un véritable tournant, prélude à un nouveau paradigme. Elle marque le début d’un long arc de créativité, de raison et d’éducation par le rire vérace et libérateur, dont l’écho résonnera très fort jusqu’à la mort de Pieter Bruegel l’Aîné en 1569.
Cet élan ne sera interrompu que lorsque Charles Quint, croyant faire peur, ressuscite, en 1521, l’Inquisition et adopte les « placards », c’est-à-dire des décrets punissant par la mort tout citoyen osant lire, commenter ou discuter de la Bible.
La Nef des fous s’organise en 113 sections, dont chacune, à l’exception d’une courte introduction et de deux pièces finales, traite indépendamment d’une certaine classe de fous, d’imbéciles ou de vicieux. L’idée fondamentale de la nef n’étant rappelée qu’occasionnellement.
Aucune folie du siècle n’est censurée. Le poète s’attaque avec noble zèle aux défauts et aux extravagances de l’homme. Le livre s’ouvre sur la dénonciation du plus grand fou de tous, celui qui se détourne de l’étude de tous les livres merveilleux qui l’entourent. Il ne veut pas « se casser la tête » et « encombrer » son crâne. « J’ai tout, dit le sot, d’un grand seigneur qui peut payer comptant la fatigue de ceux qui apprennent pour moi ». La troisième folie (sur les 113), donc tout près de la première, est la cupidité et l’avarice:
« C’est absurde folie d’entasser des richesses et de ne pas jouir de la vraie joie de vivre, le fou ne sachant pas à qui servira l’or qu’il a mis de côté, le jour où il devra descendre dans la tombe ».
Un triptyque de Jérôme Bosch, en partie perdu, s’inscrit dans cette lignée. Des recherches relativement récentes ont établi que le tableau actuel La Nef des fous (Louvre, Paris) de Bosch, possiblement exécuté avant même que Brant n’écrive sa satire, n’est que le volet gauche d’un triptyque dont le panneau droit était La Mort de l’avare (National Gallery, Washington).
Ce qui est intéressant avec ce dernier panneau, c’est qu’il n’y a pas de fatalité ! Même l’avare, jusqu’à son dernier souffle, peut choisir entre lever les yeux vers le Christ ou les abaisser vers le diable ! Que l’homme soit éternellement perfectible et que son sort dépende de sa volonté, était au cœur de la doctrine des Frères de la Vie commune, un mouvement laïc de dévotion chrétienne avec lequel Bosch, sans en être membre, avait d’importantes affinités. Cependant, personne ne connaît à ce jour l’image et le nom du panneau central qui a été perdu. Mais ce qui apparaît lorsqu’on referme les deux volets latéraux, c’est l’image d’un colporteur (autrefois appelé à tort Le retour de l’enfant prodigue) fuyant des mauvais lieux.
Ce thème figure également sur les panneaux extérieurs du triptyque de Bosch le Chariot de foin, montrant des rois, des princes et des papes courant après un chariot chargé d’une gigantesque botte de foin (une métaphore de l’argent) et que les diables tirent vers l’Enfer.
Le thème du colporteur qui pérégrine était très populaire parmi les Frères de la Vie commune et la Devotio Moderna. Pour eux, comme pour Saint Augustin, l’homme est en permanence confronté à un choix existentiel. Il est en permanence à la croisée du chemin (le bivium). Soit il emprunte le chemin rocailleux et difficile qui le mène à une position spirituellement plus élevée et plus proche de Dieu, soit il emprunte la voie de la facilité vers le bas en s’abaissant aux passions et aux affections terrestres.
La beauté de l’homme et de la nature, prévient Augustin, peut et doit être pleinement appréciée et célébrée sous condition qu’elle soit vécue comme « l’avant-goût de la sagesse divine » et non pas comme un simple plaisir des sens.
Le colporteur que l’on retrouve chez Bosch et Patinir est donc une métaphore de l’humanité qui s’efforce d’avancer sur le bon chemin et dans la bonne direction. Bosch peuplera ses tableaux d’hommes et de femmes ressemblant à des animaux décervelés se précipitant avec grande frénésie sur de petits fruits comme des cerises, des fraises et des baies, métaphores de plaisirs terrestres tellement éphémères qu’ils doivent éternellement renouveler l’expérience pour en tirer le moindre plaisir.
Le colporteur avance « op een slof en een schoen » (sur une pantoufle et une chaussure), c’est-à-dire qu’il abandonne sa maison et quitte le monde créé du péché (on voit un bordel, des ivrognes, etc.), et tous les biens matériels. Avec son « bâton » (symbole de la foi), il réussit à repousser les « chiens infernaux » (le mal) qui tentent de le retenir. Une enluminure d’un livre de psaumes anglais du XIVe siècle, le Luttrell Psalter, présente exactement la même représentation allégorique.
Ces images métaphoriques ne sont donc pas les fruits d’un « esprit malade » ou d’une imagination exubérante de Bosch, mais un langage courant qu’on retrouve assez souvent dans les marges des livres enluminés.
Le même thème, celui de l’Homo Viator, l’homme qui se détache des biens terrestres, est également récurrent dans l’art et la littérature de cette époque, notamment depuis la traduction néerlandaise du Pèlerinage de la vie et de l’âme humaine, écrit en 1358 par le moine cistercien normand Guillaume de Degulleville (1295-après 1358). Le Christ nous transforme en pèlerins à travers le monde. Unis à Lui nous traversons la Cité terrestre n’ayant comme véritable but que la Cité Céleste. Non plus seulement homo sapiens, mais homo viator, homme en route vers le Ciel.
Si les trois volets qui subsistent du triptyque de Bosch (la Nef des fous, La mort de l’Avare et le Colporteur) semblent de prime abord sans aucun lien, leur cohérence saute aux yeux une fois que le spectateur identifie ce concept primordial.
Il serait amusant, pour un peintre imaginatif et créatif vivant aujourd’hui, de recréer et de réinventer une image digne du volet perdu de Bosch, le thème étant forcément la chute de l’homme qui n’arrive pas à se détacher des biens terrestres, passant de la Nef des fous à La Mort de l’Avare.
B. Quinten Matsys, éléments biographiques
Connaissant maintenant les enjeux philosophiques et culturels majeurs de l’époque, nous pouvons examiner avec sérénité la vie de Matsys et quelques-unes de ses œuvres.
1. De forgeron à peintre
Selon l’Historiae Lovaniensium de Joannes Molanus (1533-1585), Matsys est né à Louvain entre le 4 avril et le 10 septembre 1466, comme un des quatre enfants de Joost Matsys (mort en 1483) et de Catherine van Kincken.
La plupart des récits de sa vie mêlent à cœur joie des faits et des légendes. En réalité, on dispose de très peu d’indices concernant son activité ou son caractère.
A Louvain, Quinten aurait eu des débuts modestes en tant que ferronnier d’art. La légende veut qu’il se soit épris d’une belle fille que courtisait également un peintre. La fille préférant de loin les peintres aux forgerons, Quinten aurait aussi vite abandonné l’enclume pour le pinceau.
An 1604, le chroniqueur Karel Van Mander affirme que Quinten, frappé d’une maladie depuis l’âge de vingt ans, « se trouvait dans l’impossibilité de gagner son pain » en tant que forgeron.
Van Mander rappelle que lors des fêtes du mardi gras,
« les confrères qui soignent les malades allaient de par la ville, portant une grande torche de bois sculptée et peinte, distribuant aux enfants des images de saints gravées et coloriées ; il leur en fallait donc un grand nombre. Il se trouva que l’un des confrères, allant voir Quinten lui conseilla de colorier de ces images, et il en résulta que celui-ci s’essaya au travail. Par ce début infime, ses dispositions se manifestèrent, et, à dater de ce temps, il se mit à la peinture avec une vive ardeur. En peu de temps il fit des progrès extraordinaires et devint un maître accompli. »
(Karel Van Mander, Le livre des peintres, 1604)
A Anvers, devant la cathédrale Notre-Dame, au Handschoenmarkt (marché aux gants), on trouve encore la « putkevie » (porte en fer forgé décorée sur un puits) qui aurait été réalisée par Quinten Matsys lui-même et qui représente la légende de Silvius Brabo et Druon Antigoon, respectivement les noms d’un officier romain mythique qui libéra Anvers de l’oppression d’un géant appelé Antigoon qui nuisait au commerce de la ville en bloquant l’entrée de la rivière.
L’inscription sur le puits se lit comme suit : « Dese putkevie werd gesmeed door Quinten Matsijs. De liefde maeckte van den smidt eenen schilder. » (La ferronnerie de ce puits a été forgée par Quinten Matsys. L’amour a fait du forgeron un peintre.)
Les dons documentés et les possessions de Joost Matsys, le père de Quinten, forgeron et horloger de la ville, indiquent que la famille disposait d’un revenu respectable et que le besoin financier n’était pas la raison la plus probable pour laquelle Matsys s’est tourné vers la peinture.
En 1897, Edward van Even a écrit, sans présenter la moindre preuve, que Matsys composait également de la musique, écrivait des poèmes et réalisait des gravures.
Bien qu’il n’existe aucune preuve de la formation de Quinten Metsys avant son inscription en tant que maître libre à la guilde des peintres d’Anvers en 1491, le projet de dessin de son frère Joos Matsys II à Louvain et les activités de leur père suggèrent que le jeune artiste a d’abord appris à dessiner et à transposer ses idées sur le papier auprès de sa famille et qu’ils l’ont exposé pour la première fois aux formes architecturales et à leur déploiement créatif.
Ses premières œuvres, en particulier, suggèrent clairement qu’il a reçu une formation de dessinateur d’architecture. Dans sa Vierge à l’enfant trônant avec quatre anges de 1505 (National Gallery, Londres), les personnages divins sont assis sur un trône doré dont le tracé gothique fait écho à celui de la fenêtre du dessin sur parchemin et à la maquette en calcaire du projet de Saint-Pierre auquel son frère était affecté à peu près à la même époque.
Ce qui est sûr, c’est que l’artiste a réalisé de magnifiques médaillons en bronze représentant Érasme, sa sœur Catarina et lui-même.
Vers 1492, il épouse Alyt van Tuylt qui lui donne trois enfants : deux fils, Quinten et Pawel, et une fille, Katelijne. Alyt meurt en 1507 et Quinten se remarie un an plus tard.
Avec sa nouvelle épouse Catherina Heyns, il a dix autres enfants, cinq fils et cinq filles. Peu après la mort de leur père, deux de ses fils, Jan (1509-1575) et Cornelis (1510-1556) deviennent à leur tour peintres et membres de la Guilde d’Anvers.
2. Le Duché de Brabant
Louvain était alors la capitale du Duché de Brabant qui s’étendait de Luttre, au sud de Nivelles, à ‘s Hertogenbosch (Pays-bas actuel). Il comprenait les villes d’Alost, Anvers, Malines, Bruxelles et Louvain, où, en 1425, l’une des premières universités d’Europe vit le jour. Cinq ans plus tard, en 1430, avec les duchés de Basse-Lotharingie et de Limbourg, Philippe le Bon de Bourgogne hérite du Brabant qui fait partie des Pays-Bas bourguignons.
En 1477, alors que Matsys avait environ 11 ans, le duché de Brabant tomba sous la domination des Habsbourg en tant que partie de la dot de Marie de Bourgogne au roi d’Espagne Charles Quint.
L’histoire ultérieure du Brabant fait partie de l’histoire des « dix-sept provinces » des Habsbourg, de plus en plus sous le contrôle de familles de banquiers d’Augsbourg, telles que les Fugger et les Welser.
Si l’époque d’Érasme et de Matsys est une période faste de la « Renaissance du Nord », elle marque aussi des efforts toujours plus grands des familles de banquiers pour « acheter » la papauté afin de dominer le monde.
Le partage géopolitique du monde entier (et de ses ressources) entre l’Empire espagnol (dirigé par des banquiers vénitiens) et l’Empire portugais (sous la houlette des banquiers génois), fut scellé par le traité de Tordesillas, une combine entérinée en 1494 au Vatican par le pape Alexandre VI Borgia. Ce traité a ouvert les portes à l’asservissement colonial de nombreux peuples et pays, le tout au nom d’un sentiment très discutable de supériorité culturelle et religieuse.
Suite à des banqueroutes d’État à répétition, les Pays-Bas deviennent alors la cible d’un intense pillage économique et financier, imposé aux populations par l’alliance du sabre et de goupillon. En diabolisant à outrance Luther, de plus en plus déterminé à créer une opposition en dehors de l’Église catholique, le pouvoir en place esquive les questions pressantes formulées par Erasme et Thomas More exigeant des réformes urgentes pour éradiquer les abus et la corruption à l’intérieur de l’Église catholique.
Tout laisse à penser que le refus du Pape Clément VII d’accepter les demandes de divorce d’Henri VIII faisait partie d’une stratégie globale visant à plonger l’ensemble du continent européen dans des « guerres de religion », qui n’ont pris fin qu’avec la paix de Westphalie en 1648.
3. Formation : Bouts, Van der Goes et Memling
Les premiers triptyques peints par Matsys lui valent de nombreux éloges et amènent les historiens à le présenter comme « l’un des derniers primitifs flamands », le quolibet utilisé par Michel-Ange pour discréditer intrinsèquement tout art non-italien considéré comme « gothique » (barbare) ou « primitif » par rapport à l’art italien imitant le style antique.
Comme Matsys est né à Louvain, on a pensé qu’il a pu être formé par Aelbrecht Bouts (1452-1549), le fils du peintre dominant de Louvain à l’époque, Dieric Bouts l’Ancien (v. 1415-1475). En 1476, un an après la mort de son père, Aelbrecht aurait quitté Louvain afin de compléter sa formation auprès d’un maître en dehors de la ville, très probablement Hugo van der Goes (1440-1482), dont l’influence sur Aelbrecht Bouts, mais aussi sur Quinten Matsys, semble plausible. Van der Goes, qui devint en 1474 le doyen de la guilde des peintres de Gand et mourut en 1482 au Cloître Rouge près de Bruxelles, était un fervent fidèle des Frères de la Vie commune et de leurs principes. En tant que jeune assistant d’Aelbrecht Bouts, lui-même en cours de formation chez Van der Goes, Matsys aurait pu découvrir ce qui était alors le berceau de l’humanisme chrétien.
L’œuvre la plus célèbre de Van der Goes est le Triptyque Portinari (Uffizi, Florence), un retable commandé pour l’église Sant’Egidio de l’hôpital Santa Maria Nuova de Florence par Tommaso Portinari, directeur de la succursale brugeoise de la banque Médicis.
Les traits rudes de trois bergers (exprimant chacun un des états d’élévation spirituelle stipulés par les Frères de la Vie commune) dans la composition de van der Goes ont profondément impressionné les peintres travaillant à Florence.
Matsys est également considéré comme un possible élève de Hans Memling (1430-1494), ce dernier étant un disciple de Van der Weyden et un peintre de premier plan à Bruges.
Le style de Memling et celui de Matsys sont si proches qu’il est difficile de les distinguer.
Alors que l’historien de l’art flamand Dirk de Vos a qualifié, dans son catalogue de 1994 sur l’oeuvre de Hans Memling, le portrait du musicien et compositeur Jacob Obrecht (1496, Kimbell Art Museum, Fort Worth) d’œuvre très tardive de Hans Memling, les experts actuels, parmi lesquels Larry Silver, ont pu établir en 2018 qu’en réalité, il est beaucoup plus probable que le portrait soit la première œuvre connue de Quinten Matsys.
Obrecht, qui a exercé une influence majeure sur la musique flamande polyphonique et contrapuntique de la Renaissance, avait été nommé maître de chapelle de la cathédrale Notre-Dame d’Anvers en 1492. Vers 1476, Érasme est l’un des enfants de chœur d’Obrecht.
Obrecht se rendit au moins deux fois en Italie, en 1487 à l’invitation du duc Ercole d’Este Ier de Ferrare et en 1504. Ercole avait entendu la musique d’Obrecht, dont on sait qu’elle a circulé en Italie entre 1484 et 1487, et avait déclaré qu’il l’appréciait plus que la musique de tous les autres compositeurs contemporains ; il invita donc Obrecht, qui mourut de la peste en Italie.
Dès les années 1460, le professeur d’Érasme à Deventer, le compositeur et organiste Rudolph Agricola, s’était rendu en Italie. Après avoir étudié le droit civil à Pavie et suivi les cours de Battista Guarino, il se rendit à Ferrare où il devint un protégé de la cour des Este.
Vers 1499, Léonard réalise un dessin de la fille d’Ercole, Isabella d’Este, qui, selon certains, serait la personne peinte dans la Joconde.
4. Débuts à Anvers et à l’étranger
Matsys est enregistré à Louvain en 1491, mais la même année, il est également admis comme maître peintre à la Guilde de Saint-Luc à Anvers où, à l’âge de vingt-cinq ans, il décide de s’installer. A Anvers, comme nous l’avons déjà dit, il a représenté le maître de chapelle Jacob Obrecht en 1496, sa première œuvre connue, et plusieurs tableaux de dévotion à la Vierge et à l’Enfant.
Ensuite, comme les Liggeren (registres des guildes de peintres) ne rapportent aucune information sur l’activité de Matsys dans les Pays-Bas pendant une période de plusieurs années, il est très tentant d’imaginer que Matsys s’est rendu en Italie où il aurait pu rencontrer de grands maîtres (Léonard a vécu à Milan entre 1482 et 1499 et y est retourné en 1506 où il a rencontré son élève Francesco Melzi (1491-1567) qui l’a ensuite accompagné en France) ou à Colmar ou Strasbourg où il aurait pu rencontrer Albrecht Dürer qu’il semble avoir connu longtemps avant que ce dernier ne vienne aux Pays-Bas en 1520.
Dürer est envoyé par ses parents à Colmar en Alsace pour être formé à l’art de la gravure par Martin Schongauer (1450-1491) de loin le plus grand graveur de son époque. Mais lorsque Dürer arrive à Colmar à l’été 1492, Schongauer a rendu l’âme. De Colmar, l’artiste se rend à Bâle, où il produit des gravures sur bois pour illustrer des livres et découvre les impressionnantes gravures de Jacob Burgkmair (1473-1531) et de Hans Holbein l’Ancien (1460-1524). Il se rend ensuite à Strasbourg où il rencontre et réalise le portrait de l’érudit poète et écrivain humaniste Sébastien Brant, évoqué précédemment.
C. Œuvres choisies
1. La Vierge à l’Enfant, la grâce divine et le libre arbitre
En 1495, Matsys peint une Vierge à l’Enfant (Bruxelles). Même si l’œuvre reste encore très normative, Matsys enrichit déjà la dévotion avec des scènes moins formelles de la vie quotidienne. L’Enfant, explorant de manière ludique de nouveaux principes physiques, tente maladroitement de tourner les pages d’un livre alors qu’une Vierge très sérieuse est assise dans une niche de style gothique, sans doute choisie pour s’intégrer à l’architecture et au style du lieu qui accueillera le tableau.
Dans une autre Vierge à l’Enfant (Rotterdam) Matsys va plus loin dans cette direction. On y voit une jeune maman bienveillante et heureuse avec un enfant enjoué, ce qui souligne le fait que le Christ était le fils de Dieu, mais aussi celui des Hommes. Sur un présentoir proche du spectateur, on remarque la présence d’une miche de pain et un bol de soupe au lait avec une cuillère, sans doute une scène quotidienne pour la plupart des habitants des Pays-Bas essayant de nourrir leurs enfants à l’époque.
Dans sa Vierge à l’Enfant avec la soupe au lait (Bruxelles), peinte en 1520 par l’ami de Matsys, le peintre Gérard David (1460-1523), montre avec une immense tendresse une jeune maman apprenant à son enfant que le dos d’une cuillère n’est pas vraiment l’idéal pour amener la soupe du bol à sa bouche.
De nombreux tableaux sur ce thème, qu’ils soient de Quinten Matsys (Vierge à l’Enfant, Louvre, 1529, Paris) ou de Gérard David (Repos lors de la fuite en Égypte, National Gallery, Washington), montrent un enfant qui tente, avec d’énormes difficultés, de saisir quelques raisins, des cerises ou d’autres fruits.
En 1534, dans sa Diatribe sur le libre arbitre, Érasme utilise également cette métaphore sur l’équilibre fragile à considérer dans la proportion entre les opérations du libre arbitre (qui, seul, séparé d’un but supérieur, peut devenir pure arrogance) et celles de la grâce divine (qui, seule, peut être interprétée comme une forme de prédestination).
Pour rendre accessible au plus grand nombre, un sujet qu’on croirait réservé aux théologiens, Érasme emploie une métaphore très simple, mais d’une tendresse et d’une beauté extrêmes :
« Un père a un enfant encore incapable de marcher ; il tombe ; le père le relève tandis que l’enfant fait des mouvements précipités et lutte pour garder l’équilibre ; il lui montre un fruit devant lui ; l’enfant s’efforce de le saisir, mais à cause de la faiblesse de ses membres, il tomberait rapidement si le père n’étendait pas la main pour soutenir et guider sa marche.
« Ainsi, guidé par son père, l’enfant arrive au fruit que le père lui met volontiers dans les mains pour le récompenser de son effort. L’enfant ne se serait jamais levé si le père ne l’avait pas soulevé ; il n’aurait jamais vu le fruit si le père ne le lui avait pas montré ; il n’aurait pas pu avancer si le père n’avait pas soutenu ses faibles pas ; et il n’aurait pas atteint le fruit si son père ne l’avait pas mis dans ses mains.
« Qu’est-ce que l’enfant revendiquera comme ses propres actes dans ce cas ? On ne peut donc pas dire qu’il n’a rien fait. Mais il n’y a pas lieu de glorifier sa force, puisqu’il doit à son père tout ce qu’il est ».
Bref, le libre arbitre, certes, Erasme le défendra, car il en faut, mais sans prétendre que l’homme peut y arriver tout seul…
2. Retable de Sainte-Anne
A Anvers, l’activité de Matsys connaît une avancée majeure avec les premières commandes publiques importantes de deux grands retables en triptyque :
- le Triptyque de la Confrérie de Sainte-Anne (1507-1509, Musée de Bruxelles), signé « Quinten Metsys screef dit ». (Quinten Metsys a écrit ceci).;
- le Triptyque de la Déploration du Christ (1507-1508, Musée d’Anvers), peint pour la chapelle de la guilde des charpentiers à la cathédrale d’Anvers, œuvre largement inspirée de la Déposition de croix de Roger Van der Weyden (Prado, Madrid). Jean-Baptiste et Jean l’Évangéliste, qui apparaissent lorsque le triptyque est fermé, sont les saint patrons de la corporation.
Le thème et l’iconographie du Triptyque Saint-Anne ont bien sûr été entièrement dictés au peintre par la confrérie de Sainte-Anne de Louvain qui lui a passé cette commande pour leur chapelle dans l’église Saint-Pierre de la même ville.
Le panneau central dépeint l’histoire de la famille de sainte Anne – la Sainte Parenté – à l’intérieur d’un édifice monumental couronné d’une coupole tronquée et d’arcades qui offrent une large vue sur un paysage montagneux. En cinq scènes, le retable raconte la vie d’Anne, mère de la Vierge, et de son époux Joachim. Les différents membres de la famille de la sainte apparaissent sur le panneau central.
L’événement clé de la vie d’Anne et de son mari Joachim, à savoir qu’ils deviendront les parents de la Vierge Marie alors qu’ils se croyaient incapables d’avoir des enfants, est représenté sur les panneaux gauche et droit du triptyque.
Le baiser chaste
La « conception immaculée » de la Vierge, représentée par l’image d’un « chaste baiser » entre les deux époux devant la Porte d’Or de la muraille de Jérusalem, a été un sujet immensément populaire dans l’histoire de la peinture, de Giotto à Dürer.
Il a donc été rapidement transposé à l’Immaculée conception du Christ lui-même. D’où l’apparition soudaine de tableaux montrant Marie embrassant « chastement » (mais chaleureusement et parfois sur les lèvres) son enfant Jésus.
Le cycle du retable se termine par la mort d’Anne, représentée sur le panneau intérieur droit où elle est entourée de ses enfants et où le Christ donne sa bénédiction.
Malgré l’échelle impressionnante de cette œuvre et son récit conventionnel, Matsys réussit à créer un sentiment de contemplation plus libre et plus intime. Un exemple en est la figure du petit cousin de Jésus dans le coin gauche, qui s’amuse à rassembler de belles enluminures autour de lui et, maintenant pleinement concentré, tente de les lire.
3. Une nouvelle perspective
Dans deux autres occasions, j’ai pu documenter qu’aussi bien le peintre flamand Jan Van Eyck que le bronzier italien Lorenzo Ghiberti ont pu se familiariser avec « l’optique arabe », en particulier les travaux scientifiques d’Ibn al-Haytham (connu sous son nom latin Alhazen).
A la Renaissance, plusieurs « écoles », avec des approches différentes et parfois opposés, ont tenté d’établir la meilleure façon de représenter l’« espace » dans l’art grâce à « la perspective ».
D’abord, dès le début du XVe siècle, une école, profitant des travaux des Franciscains d’Oxford (Roger Bacon, Grosseteste, etc.) sur Alhazen, tente de partir de la physionomie humaine (deux yeux fabriquant une image dans l’esprit du spectateur) et à la place d’un modèle monofocal (cyclopique) invente une perspective avec deux points de fuite centraux (perspective bi-focale). Cette perspective est bien identifiable dans certaines œuvres de Van Eyck et de Lorenzo Ghiberti ce dernier ayant traduit certains textes d’Alhazen. Ensuite, une autre école, celle associée à Alberti, affirme que la « bonne » perspective, purement géométrique et mathématique, fait appel à un « point de fuite central ». Enfin, une troisième école, celle de Jean Fouquet en France et Léonard de Vinci, constatant les limites du modèle albertien, tente une perspective curviligne.
A l’époque moderne, les partisans de Descartes et de Galilée ont absolument voulu démontrer que leur modèle d’un espace vide était né à la Renaissance avec le modèle albertien. Du coup, toute autre démarche ne peut être que tâtonnement et bidouillage de « primitifs » égarés ou ignares.
Une découverte inestimable
Comme nous l’avons l’évoqué précédemment, le Centre interdisciplinaire d’art et de science de Gand (GICAS) en Belgique travaille depuis 2007 à un nouveau « catalogue raisonné » de l’œuvre de Quinten Matsys. Dans ce cadre, en 2010, Jochen Ketels et Maximiliaan Martens ont examiné le Retable Sainte Anne de Matsys et l’impressionnant portique italianisant du panneau central.
Rappelons que la partie peinte (en deux dimensions) sur le volet central a été conçue par l’artiste pour se prolonger et s’intégrer harmonieusement dans une vaste construction en bois (en trois dimensions) servant d’encadrement, structure malheureusement perdue mais dont on connaît l’existence grâce à des dessins.
« Lorsque nous avons dirigé nos lampes photographiques vers le panneau central, écrivent les deux chercheurs, la lumière rasante a révélé quelque chose qui n’avait pas du tout été mentionné dans la littérature : des lignes de construction incisées dans les voûtes à caissons de l’architecture ».
L’infrarouge a également mis en lumière l’existence d’un
« ensemble complexe de lignes de construction dessinées, à main levée ou assistées, créées à l’aide de plusieurs outils et techniques. Non seulement un système de construction aussi complexe n’a pas été observé dans les peintures nordiques de cette période, mais Matsys a dû utiliser une procédure mathématique pour construire la loggia complexe ».
Encore plus intéressant,
« pour dessiner les contours de la coupole tronquée et sa décoration, Matsys n’a pratiquement pas utilisé de lignes, mais a préféré les points (…) au bas du chapiteau, Matsys a ajouté quelques lettres séparées, probablement un ‘z’, un ‘e’ ou un ‘c’ (…) En raison de leur position proche de l’élément et du fait que Piero della Francesca, par exemple, avait déjà utilisé un système similaire avec des chiffres et des lettres dans ses dessins du De Prospectiva Pingendi (Sur la perspective des tableaux, vers 1480), on a des raisons de supposer un lien avec le tracé ou la composition de la colonne. »
A cet égard, il est intéressant de noter que l’une des rares personnes, en contact avec Matsys à un moment ou à un autre, à avoir lu et étudié le traité de Piero della Francesca sur la perspective n’est autre qu’Albrecht Dürer, dont les Quatre livres sur la proportion humaine (1528) s’appuie sur l’approche révolutionnaire de Piero.
Ce que Dürer appelle la méthode du « transfert » de Piero deviendra par la suite la base de la géométrie projective, notamment à l’Ecole polytechnique sous Monge, la science clé qui a rendu possible la révolution industrielle.
Les chercheurs ont également vérifié l’utilisation par Matsys de la perspective du point de fuite central en employant la méthode du « birapport » (cross-ratio en anglais).
Étonnés, car supposément impossible selon ce qu’ils ont appris dans les meilleures écoles, ils constatent que :
« Matsys montre sa compétence en matière de perspective, à la hauteur des normes de la Renaissance italienne », une perspective « très correct, en effet ».
Source : Publication de l’Université de Gand
Jusqu’à présent, on tenait pour acquis que la science de la perspective n’avait atteint les Pays-Bas qu’après le voyage de Jan Gossaert à Rome en 1508, alors que Matsys, qui fait preuve d’une connaissance magistrale et étendue de la science de la perspective, a commencé à composer cette œuvre dès 1507.
4. La collaboration de Matsys avec Patinir et Dürer
Une dernière remarque concernant ce tableau, le paysage montagneux derrière les personnages, qui s’apparente déjà aux paysages typiques et inquiétants produits par l’ami de Matsys, Joachim Patinir (1480-1524), un autre géant mal connu de l’histoire de la peinture.
Pourtant l’autorité de Patinir n’était pas des moindres. Felipe de Guevara, ami et conseiller artistique de Charles Quint et de Philippe II, mentionne Patinir dans ses Commentaires sur la peinture (1540) comme l’un des trois plus grands peintres de la région, aux côtés de Rogier van der Weyden et de Jan van Eyck.
Patinir dirigeait un grand atelier avec des assistants à Anvers. Parmi ceux qui subissent la triple influence de Bosch, Matsys et Patinir, on note :
- Cornelis Matsys (1508-1556), fils de Quinten, qui se mariera avec la fille de Patinir ;
- Herri met de Bles (1490-1566), actif à Anvers, possible neveu de Patinir ;
- Lucas Gassel (1485-1568), actif à Bruxelles et à Anvers;
- Jan Provoost (1465-1529), actif à Bruges et Anvers ;
- Jan Mostaert (1475-1552), peintre actif à Haarlem ;
- Frans Mostaert (1528-1560), peintre actif à Anvers ;
- Jan Wellens de Cock (1460-1521), peintre actif à Anvers ;
- Matthijs Wellens de Cock (1509-1548), peintre-graveur actif à Anvers ;
- Jérôme Wellens de Cock (1510-1570), peintre-graveur, qui fonda, avec sa femme, l’entreprise Aux Quatre Vents, probablement le plus grand atelier de gravure au nord des Alpes de l’époque, qui employait Pieter Brueghel l’Aîné.
Il est généralement admis que Matsys a peint les figures de certains paysages de Patinir. D’après l’inventaire de 1574 de l’Escorial, ce fut le cas pour Les tentations de saint Antoine (1520, Prado, Madrid). On est tenté de penser que cette collaboration entre amis a fonctionné dans les deux sens, à savoir que Patinir a réalisé des paysages pour des œuvres de Matsys et à sa demande, une réalité qui met quelque peu à mal le mythe persistant d’une Renaissance présentée comme le berceau de l’individualisme moderne.
Le fait que Matsys et Patinir étaient très proches est confirmé par le fait qu’après la mort prématurée de Patinir, Matsys devient le tuteur de ses deux filles. Il est également intéressant de noter que Gérard David, qui est devenu le principal peintre de Bruges après Memling, est devenu membre de la guilde St. Lucas d’Anvers en 1515 conjointement avec Patinir, ce qui lui a permis d’accéder légalement au marché de l’art anversois, en pleine expansion.
Les historiens de l’art moderne ont tendance à présenter Patinir comme l’« inventeur » de la peinture de paysage, affirmant que pour lui, les sujets religieux n’étaient que des prétextes pour présenter ce qui l’intéressait vraiment, les paysages, tout comme Rubens a peint Adam et Eve uniquement parce qu’il aimait peindre (et vendre) des nus.
C’est plausible pour Rubens, mais assez faux pour Patinir, dont les « beaux » paysages, comme l’a démontré l’historien de l’art Reindert L. Falkenberg, n’auraient été qu’une sorte de tromperie sophistiquée du diable. La beauté du monde, création satanique chez Patinir, n’existe que pour tenter les humains et les faire succomber au péché.
Rencontre avec Albrecht Dürer
Pourquoi Dürer est-il venu dans les Pays-Bas ? L’une des explications est qu’après la mort de son principal mécène et donneur d’ordre, l’empereur Maximilien Ier, l’artiste serait venu pour faire confirmer sa pension par Charles Quint.
Dürer arrive à Anvers le 3 août 1520 et visite Bruxelles et Malines où il est reçu par Marguerite d’Autriche (1480-1530), tante de Charles Quint. Chargée d’administrer les Pays-Bas bourguignons tant que Charles est trop jeune, elle prête parfois à Érasme une oreille attentive tout en gardant ses distances.
A Malines, Dürer a certainement visité la belle demeure de Jérôme de Busleyden (1470-1517), le mécène qui permettra à Erasme de démarrer en 1517 le « Collège trilingue ». Busleyden était l’ami de l’évêque de Londres, Cuthbert Tunstall (1475-1559), qui le présente à Thomas More (1478-1535).
Lors de son séjour chez Margaret, Dürer a pu admirer un incroyable tableau de sa collection, Le couple Arnolfini (1434) de Jan van Eyck. Marguerite venait d’accorder une pension au peintre vénitien, Jacopo de’ Barbari (1440-1515), diplomate et exilé politique à Malines, qui réalisa un portrait de Luca Pacioli (1445-1514), le franciscain qui fit découvrir Euclide à Léonard et écrivit De Divina Proportione (1509) que Léonard illustra.
De’ Barbari est mentionné par plusieurs de ses contemporains, notamment Dürer, Marcantonio Michiel (1584-1552) et Gérard Geldenhauer (1482-1542). En 1504, de’ Barbari a rencontré Dürer à Nuremberg et ils ont discuté du canon des proportions humaines, un sujet central des recherches de ce dernier. Un manuscrit non publiée du traité de Dürer révèle que l’Italien n’était pas disposé à partager ses découvertes :
« Je ne trouve personne qui ait écrit quoi que ce soit sur la façon d’élaborer le canon de proportions humaines, à l’exception d’un homme nommé Jacob, né à Venise et peintre charmant. Il me montra [sa gravure d’] un homme et une femme qu’il avait faits sur mesure, de sorte que je préférais maintenant voir ce qu’il voulait dire plutôt que de contempler un nouveau royaume… Jacobus n’a pas voulu me montrer clairement ses principes, ça, je l’ai bien vus »
(cité dans Levinson, Early Italian Engravings from the National Gallery of Art).
En mars 1510, selon les archives, de’ Barbari est au service de l’archiduchesse Marguerite à Bruxelles et à Malines. En janvier 1511, il tombe malade et rédige un testament. En mars, l’archiduchesse lui accorde une pension à vie en raison de son âge et de sa faiblesse. Il meurt en 1516, laissant à l’archiduchesse une série de 23 planches à graver. Mais lorsque Dürer lui demande de lui fournir certains des écrits de de’ Barbari sur les proportions humaines, elle décline poliment sa demande. Le journal de Dürer révèle qu’il était souvent reçu par ses collègues locaux.
A Anvers, « je suis allé voir Quinten Matsys dans sa maison », écrit-il dans son journal. Dans la même ville, il esquisse un portrait de Lucas van Leyden (1489-1533), et réalise le célèbre portrait du vieillard barbu de 93 ans qui servira de modèle à son Saint Jérôme.
Il rencontre au moins trois fois Érasme dont il fait un portrait respirant une complicité mutuelle. Érasme lui passe commande car il a besoin d’un grand nombre de portraits pour les envoyer à ses correspondants dans toute l’Europe. Comme il l’indique dans son journal, Dürer esquisse plusieurs fois Érasme au fusain lors de ces rencontres. Il en tirera un portrait gravé un peu maladroit, réalisé six ans plus tard.
A l’occasion de son deuxième mariage, le 5 mai 1521, Patinir invite Dürer. On ne sait pas quand et comment cette amitié a commencé, ou si elle était simplement de circonstance. Le maître de Nuremberg esquisse le portrait de Patinir et l’appelle « der gute Landschaftsmaler » (le bon peintre de paysages), créant ce mot nouveau pour ce qui devient un nouveau genre.
Lors du mariage, il rencontre Jan Provoost (1465-1529), Jan Gossaert (de Mabuse) (1462-1533) et Bernard van Orley (1491-1542), des peintres en vogue à la cour de Malines.
Mais la Mort et l’Avare (1515, Bruges) de Provoost est clairement d’inspiration erasmienne.
Le poète, professeur de latin et philologue Cornelis de Schrijver (Grapheus) (1482-1558), collaborateur de l’imprimeur d’Érasme à Louvain et Anvers, Dirk Martens, est une figure qui a pu mettre Dürer en lien avec les peintres d’Anvers, ville dont il est le secrétaire en 1520.
Les imprimeurs et les éditeurs ont joué un rôle clé à la Renaissance, car ils serviront d’intermédiaires entre, d’une part, les intellectuels, les érudits et les savants, et d’autre part, les illustrateurs, les graveurs, les peintres et les artisans. Comme Dürer lui-même, Grapheus était attiré par les idées de la Réforme, dont Luther et Érasme étaient les chefs de file. On sait que Grapheus a acheté à Dürer un exemplaire du De Captivitate (De la captivité babylonienne de l’Église) de Luther, un ouvrage incontournable pour quiconque s’intéressait à l’avenir de la chrétienté.
Comme Érasme et bien d’autres humanistes, Dürer a été l’hôte de Quinten Matsys dans sa fabuleuse maison de la Schuttershofstraat, ornée de décorations italiennes (festons de feuilles, de fleurs ou de fruits) et de grotesques (réseaux décoratifs et symétriques de lignes et de figures).
Une représentation idéalisée de la rencontre Dürer-Matsys (sous le regard de Thomas More et d’Érasme) figure dans un tableau de Nicaise de Keyser (1813-1887) conservé au Musée royal des arts d’Anvers. Une autre scène, un dessin de Godfried Guffens (1823-1901) datant de 1889, montre l’échevin anversois Gérard van de Werve recevant Albrecht Dürer qui lui est présenté par Quinten Matsys.
Lorsque Charles Quint revint d’Espagne et visita Anvers, Grapheus écrivit un panégyrique pour saluer son retour. Mais en 1522, il est arrêté pour hérésie, emmené à Bruxelles pour y être interrogé et emprisonné. Il perd alors son poste de secrétaire. En 1523, il est libéré et retourne à Anvers, où il devient professeur de latin. En 1540, il redevient secrétaire de la ville d’Anvers. La propre sœur de Quentin Matsys, Catherine, et son mari ont été condamnés à mort à Louvain en 1543 pour ce qui était devenu le délit capital de lecture de la Bible depuis 1521 : il a été décapité, elle aurait été enterrée vivante sur la place devant l’église.
A cause de leurs convictions religieuses, les enfants de Matsys quittent Anvers et partent en exil en 1544. Cornelis finira ses jours à l’étranger.
5. Le lien avec Erasme
En 1499, Thomas More et Érasme se rencontrent à Londres. Leur rencontre initiale s’est transformée en une amitié à vie, puisqu’ils ont continué à correspondre régulièrement. A cette époque, ils ont collaboré à la traduction en latin et à l’impression de certaines œuvres du satiriste assyrien Lucien de Samosate (vers 125-180 après J.-C.), surnommé à tort « le Cynique ».
Érasme a traduit le texte satirique de Lucien, Sur ceux qui sont aux gages des grands, et l’a fait envoyer à son ami Jean Desmarais, professeur de latin à l’Université de Louvain et chanoine à l’église Saint-Pierre de cette ville.
Lucien, dans son texte, attaque l’état d’esprit des érudits qui vendent leur âme, leur esprit et leur corps au pouvoir dominant. Il en cite, fier de lui, disant :
« Quel bonheur de compter au nombre de ses amis les premiers citoyens de Rome, de faire des dîners splendides, sans qu’il en coûte rien, de loger dans une belle maison, de voyager à son aise, mollement couché sur un char attelé de chevaux blancs de recevoir, en outre, une magnifique récompense de cette amitié et du bien-être dont il vous est donné de jouir ! Quel bon métier, où tout vient de la sorte sans semence ni culture ».
Dans un véritable manifeste contre la servitude volontaire, anticipant celui de La Boétie, Lucien, qui pardonne d’abord ceux qui se soumettent par pure nécessité alimentaire, s’en prend à leur fantasme pervers comme cause de leur capitulation :
« Il ne reste plus qu’un motif que je crois vrai, mais qu’ils n’avouent pas : c’est que l’espoir de jouir de mille plaisirs les précipite vers ces maisons, frappés de l’éclat de l’or et de l’argent dont elles brillent, tout heureux des festins et du luxe qu’ils se promettent ; quand ils boiront l’or à pleine coupe et sans obstacle. Voilà ce qui les entraîne ; voilà pourquoi ils échangent leur liberté contre l’esclavage. Ce n’est pas, comme ils le disent, le besoin du nécessaire, c’est le désir du superflu et de toutes ces magnificences. Mais, semblables à des amants infortunés, à des soupirants malheureux, ils sont traités par les riches avec la fierté rusée d’un objet aimé, qui entretient la passion de ses poursuivants, mais qui se laisse à peine dérober la faveur amoureuse d’un baiser, parce qu’il sait que la jouissance anéantit l’amour : il se refuse donc à cette jouissance, il s’en garde avec le plus grand soin. Cependant, pour laisser à l’amant quelque ombre d’espoir, dans la crainte que l’excès des rigueurs ne le désespère et qu’il ne cesse d’aimer, on lui accorde un sourire, on lui promet de faire un jour ce qu’il voudra, de se montrer aimable, de le traiter avec toutes sortes d’égards ; puis insensiblement l’âge arrive, et bientôt l’amour de l’un et les faveurs de l’autre ne sont plus de saison. Ainsi pour eux, la vie tout entière se passe à espérer. »
Lucien, Sur ceux qui sont aux gages des grands.
C’est en 1515 à Anvers, lorsque Thomas More est envoyé en mission diplomatique par le roi Henri VIII pour régler d’importants litiges commerciaux internationaux à Bruges, qu’Erasme lui présente son ami Pieter Gillis (1486-1533) (latinisé en Petrus Ægidius), compagnon humaniste et secrétaire de la ville d’Anvers. Gillis, qui avait débuté à dix-sept ans comme correcteur d’épreuves dans l’imprimerie de Dirk Martens à Louvain et Anvers, connaît Érasme depuis 1504. L’humaniste lui conseille de poursuivre ses études et ils restent en contact. L’imprimeur Martens a édité à Louvain plusieurs livres d’humanistes, notamment ceux de Denis le Chartreux (1401-1471) et De inventione dialectica (1515) de Rudolphus Agricola, le manuel d’enseignement supérieur le plus largement acheté et utilisé dans les écoles et les universités de toute l’Europe. Tout comme More et Érasme, Gilles était un admirateur et disciple d’Agricola, une figure emblématique de l’école des Frères de la Vie commune de Deventer. Grand pédagogue, musicien, facteur d’orgues d’églises, poète en latin et en langue vernaculaire, diplomate, boxeur et, vers la fin de sa vie, érudit en hébreu, Agicola, l’enseignant préféré d’Erasme, était la source d’inspiration de toute une génération. La maison de Gillis à Anvers était également un lieu de rencontre important pour les humanistes, les diplomates et les artistes de renommée internationale. Quinten Matsys y est également un invité de marque. Enfin, c’est Gillis qui recommande à la cour d’Angleterre le peintre Hans Holbein le Jeune, le jeune prodige qui avait illustré l’Éloge de la folie d’Érasme. Du coup il sera reçu outre-manche par Thomas More avec grand enthousiasme. Son frère Ambrosius Holbein (1494-1519) illustrera plus tard l’Utopie de More.
6. L’Utopie de Thomas More
Gillis partage avec More et Érasme une grande sensibilité à la justice, ainsi qu’une sensibilité typiquement humaniste vouée à la recherche de sources de sagesse plus fiables. Il est avant tout connu comme un personnage apparaissant dans les premières pages de l’Utopie, lorsque Thomas More le présente comme un modèle de civilité et un humaniste à la fois plaisant et sérieux :
« J’ai souvent reçu pendant ce séjour [à Bruges], entre autres visiteurs et bienvenus entre tous, Pieter Gillis. Né à Anvers, il jouit d’un grand crédit et d’une position éminente parmi ses concitoyens, digne des plus grands, car le savoir et le caractère de ce jeune homme sont également remarquables. Il est en effet plein de bonté et d’érudition, accueillant tout le monde avec libéralité, mais, quand il s’agit de ses amis, avec un tel élan, une telle affection, une telle fidélité et un tel dévouement sincère, qu’on trouverait peu d’hommes qui lui soient comparables dans les choses de l’amitié. Peu d’hommes ont aussi sa modestie, son manque d’affectation, son bon sens naturel, tant de charme dans la conversation, tant d’esprit avec si peu de malice ».
L’oeuvre la plus célèbre de Thomas More est bien sûr l’Utopie, composée en deux volumes.
Il s’agit de la description d’une île fictive qui n’était pas gouvernée par une oligarchie comme la plupart des États et empires occidentaux, mais qui était gouvernée sur la base des idées du bien et du juste que Platon a formulées dans son dialogue, La République.
Alors que l’Éloge de la folie d’Érasme appelait à une réforme de l’Église, l’Utopie de More (écrit en partie par Erasme), une autre satire de la corruption, de l’avidité, de la cupidité et des échecs qu’ils voyaient autour d’eux, appelait à une réforme de l’État et de l’économie.
L’idée du livre est venue à Thomas More alors qu’il séjournait dans la résidence anversoise de Gillis, Den Spieghel, en 1515.
Le premier volume, commence par une correspondance entre More et d’autres personnes, dont Pieter Gillis. De retour en Angleterre en 1516, l’humaniste anglais rédige l’essentiel de l’ouvrage.
Entre décembre 1516 et novembre 1518, quatre éditions de l’Utopie furent composées par Erasme et Thomas More et paraîssent en décembre 1516 chez l’éditeur Dirk Martens à Louvain. Avec le texte, une carte gravée sur bois de l’île d’Utopie, des vers de Gillis et l’« alphabet utopique » que ce dernier invente pour l’occasion, des vers de Geldenhouwer, historien et réformateur lui aussi éduqué par les Frères de la Vie commune de Deventer, des vers de Grapheus ainsi que l’épître de Thomas More dédicaçant l’ouvrage à Gillis. Plusieurs années après la mort de More et d’Érasme, en 1541, Grapheus, avec Pieter Gillis, publia son Enchiridio Principis Ac Magistratus Christiani.
7. Pieter Gillis et le « Diptyque de l’amitié »
Outre les triptyques et les peintures religieuses, Matsys excellait dans les portraits. L’une des plus belles oeuvres de Matsys est le double portrait d’Érasme et de son ami Gillis, peint en 1517.
Ce diptyque de l’amitié devait servir de visite « virtuelle » à leur ami anglais Thomas More à Londres et ils ont demandé à Quinten Matsys de réaliser les deux tableaux, car il était le meilleur peintre de la place. Le portrait d’Érasme fut le premier à être achevé. Celui de Gillis était constamment retardé parce qu’il tombait malade entre les séances de pose. Les deux hommes, dans leur correspondance, avaient parlé de ce double portrait à Thomas More, ce qui n’était peut-être pas une bonne idée, car More les interrogeait constamment sur l’état d’avancement des oeuvres et devenait très impatient de recevoir ce cadeau. Les deux oeuvres furent finalement achevées et envoyées à More alors qu’il se trouvait à Calais. Bien qu’ils soient représentés sur des panneaux distincts, les deux hommes érudits et cultivés sont présentés dans un espace d’étude continu. Si l’on regarde les deux tableaux côte à côte, on constate que Matsys a astucieusement maintenu la bibliothèque derrière les deux personnages, ce qui donne l’impression que les deux hommes représentés dans les deux panneaux distincts occupent la même pièce et se font face.
Érasme est occupé à écrire et Pieter Gillis montre les Antibarbari, un livre qu’Erasme préparait pour publication, tandis qu’il tient une lettre de More dans sa main gauche. La présentation d’Erasme dans son étude fait écho aux représentations de Saint Jérôme qui, avec sa traduction de la Bible, est un exemple pour tous les humanistes et dont Erasme venait de publier l’oeuvre. Il est intéressant de regarder les livres sur les étagères à l’arrière-plan.
- Sur l’étagère supérieure du tableau d’Érasme se trouve un livre portant l’inscription Novum Testamentum Graece, la première édition du Nouveau Testament en grec publiée par Érasme en 1516.
- L’étagère inférieure contient un tas de trois livres.
–Le livre du bas porte l’inscription Jérôme, qui fait référence aux éditions de l’humaniste des oeuvres de ce Père de l’Eglise ;
–le livre du milieu porte l’inscription Lucien, en référence à la collaboration entre Érasme et Thomas More dans la traduction des Dialogues de Lucien.
–L’inscription sur le livre au sommet des trois est le mot Hor, qui se lisait à l’origine Mor. La première lettre a probablement été modifiée lors d’une restauration ancienne, car outre le fait que Mor soit les premières lettres du nom de famille de Thomas More, elles font certainement référence aux essais satiriques écrits par Érasme alors qu’il séjournait chez Thomas More à Londres en 1509 et intitulés Encomium Moriae (Éloge de la folie).
Nous voyons Érasme en train d’écrire un livre. Cette représentation a fait l’objet d’une attention particulière, car les mots que l’on voit sur le papier sont une paraphrase de l’Épître aux Romains de saint Paul, l’écriture étant une reproduction soignée de celle d’Érasme, et la plume de roseau qu’il tient est connue pour être le moyen d’écriture favori d’Érasme.
En y regardant de plus près, dans l’ombre, on distingue une bourse dans les plis de la cape d’Érasme. Il se peut qu’Érasme ait voulu que l’artiste l’inclue pour illustrer sa générosité. Erasmus et Gillis ont tenu à informer Thomas More qu’ils avaient partagé le coût du tableau parce qu’ils voulaient qu’il s’agisse d’un cadeau de tous les deux.
Thomas More a fait part de sa grande satisfaction à propos de ces portraits dans de nombreuses lettres, les peintures étant exécutées « avec une si grande virtuosité que tous les peintres de l’Antiquité pâlissent en comparaison », tout en avouant une fois un peu après qu’il aurait préféré son image taillée dans la pierre (dans une incarnation qu’il estimait moins périssable).
8. Le lien avec Léonard de Vinci (I)
Plusieurs tableaux indiquent de façon incontestable que Matsys et son entourage avaient des connaissances approfondies et s’inspiraient en partie des peintures et dessins de Léonard de Vinci, sans nécessairement saisir pleinement l’intention scientifique et philosophique de l’auteur. C’est clairement le cas de la Vierge à l’Enfant du musée de Poznan (1513, Pologne), qui présente littéralement, devant un paysage de montagne de style Patinir, la pose gracieuse et aimante de Marie tenant le Christ dans ses bras, ce dernier embrassant l’agneau, presqu’une une copie de Sainte Anne et la Vierge de Léonard de Vinci, une oeuvre qu’il commence en 1503 et qu’il apporte à Amboise en France en 1517. Comme nous l’avons déjà dit, on ne sait pas comment cette image a pu atteindre le maître, qu’il s’agisse d’estampes, de dessins ou de contacts plus personnels.
Un deuxième exemple se trouve dans le Triptyque de la Déploration du Christ (1508-1511).
La scène centrale du triptyque ouvert, qui rappelle La descente de croix de Rogier van der Weyden (1435, Museo del Prado, Madrid), est soutenue par le paysage. Le drame religieux est étudié en détail et mis en scène de manière harmonieuse. En même temps, Matsys respecte la grande importance des croyants pour la narration et la description. Si la scène est propice à la réflexion et à la prière, Matsys déploie également la science du contraste. Si certains personnages plus rustres, notamment les têtes orientales, ont pu être inspirés par des visages de marins et de marchands qu’il a pu croiser dans le port, les traits de ceux qui sont frappés par la douleur et le chagrin sont plein de grâce.
Dans le panneau du milieu, nous ne voyons pas la souffrance, mais la lamentation après la souffrance. Il dépeint le moment où Joseph d’Arimathie vient demander à la Vierge la permission d’enterrer le corps du Christ. Derrière l’action centrale se trouve la colline du Golgotha, avec ses quelques arbres, la croix et les voleurs crucifiés.
Le panneau de gauche montre Salomé présentant la tête de Jean-Baptiste à Hérode le Grand, roi de Judée, Etat client de Rome.
Le panneau de droite est une scène d’une extraordinaire cruauté, représentant saint Jean, dont le corps est plongé dans un chaudron d’huile bouillante. Le saint, nu jusqu’à la taille, semble presque angélique, comme s’il ne souffrait pas. Autour de lui, une foule de visages sadiques, de vilains rustres aux vêtements criards. La seule exception à cette règle est la figure d’un jeune Flamand, peut-être une représentation du peintre lui-même, qui observe la scène du haut d’un arbre.
Quant aux visages des personnages qui entourent Saint Jean Baptise, tout comme ceux qui chauffent le chaudron, ils proviennent directement du dessin de Léonard de Vinci intitulé Les cinq têtes grotesques (vers 1494, Chateau de Windsor, Angleterre). L’ironie et l’humour flamands ont fait bon accueil à ceux de Léonard !
Chez Léonard, les visages semblent même éclater dans un rire hilarant, en se regardant les uns les autres et en regardant la figure couronnée au centre. Les feuilles de cette couronne ne sont pas celles des lauriers qui célèbrent les poètes et les héros, mais celles… d’un chêne.
A cette époque, le pape anti-humaniste et belliciste qui triomphait à Rome était Jules II, que Rabelais a mis en enfer en train de vendre des petits pâtés. Jules était membre d’une puissante famille de la noblesse italienne, la maison Della Rovere, littéralement « du chêne »…
C. La science erasmienne du grotesque
1. Dans la peinture religieuse
L’utilisation de têtes grotesques, exprimant les basses passions qui submergent et dominent les personnes malveillantes, était une pratique courante dans les peintures religieuses pour donner vie et contraste dans les oeuvres. En 1505, Dürer se rend à Venise et dans la ville universitaire de Bologne pour s’initier à la perspective. Il se rend ensuite plus au sud, à Florence, où il découvre les oeuvres de Léonard de Vinci et du jeune Raphaël, puis à Rome.
Le Christ parmi les docteurs (1506, Collection Thyssen Bornemisza, Madrid), a été peint à Rome en cinq jours et reflète l’influence éventuelle des grotesques de Léonard.
Dürer était de retour à Venise au début de l’année 1507 avant de retourner à Nuremberg la même année. Le Christ portant la croix de Jérôme Bosch (après 1510, Gand) est un autre exemple célèbre. La tête du Christ est entourée d’un groupe dynamique de « tronies » ou visages grotesques.
Bosch s’est-il inspiré de Léonard et de Matsys, ou est-ce l’inverse ? Si la composition peut sembler chaotique à première vue, sa structure est en réalité très rigide et formelle. La tête du Christ est placée précisément à l’intersection de deux diagonales. La poutre de la croix forme une diagonale, avec la figure de Simon de Cyrène aidant à porter la croix en haut à gauche, et avec le « mauvais » meurtrier en bas à droite.
L’autre diagonale relie l’empreinte du visage du Christ sur le suaire de Véronique, en bas à gauche, au voleur pénitent, en haut à droite.
Il est attaqué par un charlatan diabolique ou un pharisien et un moine diabolique, allusion évidente de Bosch au fanatisme religieux de son époque.
Les têtes grotesques rappellent les masques souvent utilisés dans les jeux de la passion ainsi que les caricatures de Léonard de Vinci.
En revanche, le visage du Christ, modelé avec douceur, est serein. Il est le Christ souffrant, abandonné de tous et qui triomphera de tous les maux du monde. Cette représentation s’inscrit parfaitement dans les idées de la Devotio Moderna.
Quinten Matsys, dans son Ecce Homo’s (1526, Venise, Italie), se base clairement sur la tradition de Bosch.
2. Les avares, les banquiers, les receveurs d’impôts et les agents de change, la lutte contre l’usure
La dénonciation satirique par Matsys de l’usure et de la cupidité est directement liée à la critique religieuse, philosophique, sociale et politique d’Érasme et de More.
Marlier, dans une description magistrale, met en lumière comment les usuriers et les spéculateurs sont devenus à Anvers les acteurs dominants de la vie économique de l’époque, une situation qui n’est pas sans rappeler la situation mondiale actuelle :
« C’est qu’au XVIe siècle la substitution progressive de la nouvelle économie capitaliste à l’ancien régime corporatif est allée de pair avec une succession de crises, dont pâtissent surtout les petites gens. Si la spéculation boursière, les manipulations monétaires et le commerce de l’argent favorisent l’édification de fortunes considérables, ils entraînent par contre l’appauvrissement et souvent la ruine des artisans et des paysans. Des marchands enrichis, des financiers mettent la main sur l’industrie et réduisent l’ouvrier au rang de prolétaire. Les travailleurs doivent passer désormais par toutes les conditions de ceux qui les emploient. Les salaires ne sont plus respectés et bien souvent le chômage sévit et plonge les familles dans la misère.
Le bouleversement économique s’accompagne de troubles financiers provoqués par l’afflux des métaux précieux de l’Amérique en l’Espagne. De gigantesques opérations de banque s’effectuent à Anvers, qui devient, sous le règne de Charles Quint, le grand marché monétaire de l’Europe. A partir de la troisième décade du siècle, le pouvoir d’achat des devises commence à fléchir et il en résulte une hausse continue des prix. Les salaires, par contre, restent stationnaires. Les hommes de finance accaparent les marchandises, détiennent les monopoles et s’emparent même des terres, dont ils pressurent sans pitié les tenanciers. Voilà les nouveaux riches, contre lesquels les pauvres et les faibles murmurent, mais que l’empereur protège, parce qu’ils sont les seuls capables de lui avancer les fonds nécessités par sa politique européenne.
Charles Quint doit se soumettre aux exigences draconiennes de ses banquiers et le service des intérêts exorbitants le pousse à multiplier les impôts. Il escompte le produit des taxes futures et met à l’encan certains offices de trésorerie. On devine les abus qui en résultent. Les taxes ne sont pas levées directement par le gouvernement, mais affermées à des accisiens, qui se rendent odieux par leurs exactions. Ils sont sans pitié pour les petites gens, auxquels ils enlèvent le peu qu’ils possèdent ».
(Marlier, p. 252-253)
« Dans une telle conjoncture, conclut Marlier, où les crises se multiplient, où la ruine succède du jour au lendemain à une prospérité fallacieuse, où le commerce est envahi par une foule de pratiques malhonnêtes, l’usure devait nécessairement prospérer. Du haut en bas de l’échelle sociale, quantité de personnes sont contraintes d’emprunter, moyennant un intérêt abusif. A tous les étages de la société, l’usurier se livre à son activité rémunératrice. Il trouve ses victimes aussi bien dans les milieux de l’aristocratie que parmi les paysans et les ouvriers. Dans les villes, il y a maintenant une classe d’hommes et de femmes qui ne vivent que de l’usure ».
(Marlier, p. 253)
A cela ajoutez le fait que les Fugger et les Welser s’cinvestissent massivement dans le commerce d’esclaves en provenance d’Afrique.
Les Fugger utilisent leurs mines d’Europe de l’Est et d’Allemagne pour produire des manillas (bracelets), des objets d’échange en métal qui sont entrés dans l’histoire comme « monnaie de traite » en raison de leur utilisation sur les côtes de l’Afrique de l’Ouest.
Les Welser, qui se concentrent sur les épices et le commerce de textile, ont tenté de leur coté d’établir une colonie dans ce qui est aujourd’hui le Venezuela (Nom espagnol dérivé de l’italien Venezziola, « petite Venise », devenue Welserland) et ont expédié plus de 1 000 Africains réduits en esclavage vers l’Amérique.
Pendant ce temps, dans les maisons des citoyens prospères d’Augsbourg, des esclaves indiens étaient forcés de travailler pour leurs « maîtres ».
D’après le site officiel de la famille Fugger, l’histoire selon laquelle Anton Fugger aurait jeté les reconnaissances de dettes de ce dernier dans le feu en 1530, sous les yeux de Charles Quint, afin de renoncer généreusement au remboursement de crédits, est une pure fiction.
Mais il a accordé au nouvel empereur une petite réduction de dette (haircut). En échange, Charles Quint renonce à son projet de « loi impériale sur les monopoles », qui aurait considérablement réduit le champ d’action des banques et des maisons de commerce du Saint Empire romain germanique.
Selon Richard Ehrenberg, chercheur sur les Fugger, l’histoire concernant Anton n’est apparue qu’à la fin du XVIIe siècle, sans doute pour attester de sa loyauté envers l’empereur.
Thomas More et Érasme ont dénoncé cette montée brutale des abus financiers prédateurs et criminels dans l’Utopie.
Sans refuser l’essor du capitalisme entrepreneurial moderne, Érasme condamne sans façons les abus d’un capitalisme financier totalement débridé :
« Le Christ, déclare-t-il, n’a pas interdit l’activité ingénieuse, mais le souci tyrannique du gain. »
Les fonctionnaires, plaide-t-il dans son Éducation d’un prince chrétien (1516), écrit pour éclairer le jeune Charles Quint qui ne l’a jamais lu, doivent être recrutés sur la base de leur compétence et de leur mérite, et non en raison de leur nom glorieux ou de leur statut social. Pour Érasme, (s’exprimant de façon satirique par la bouche de la Folie) :
« La plus folle et la plus méprisable de toutes les classes humaines, c’est celle des marchands. Occupés sans cesse du vil amour du gain, ils emploient pour le satisfaire, les moyens les plus infâmes : le mensonge, le parjure, le vol, la fraude, l’imposture remplissant leur vie entière. Cependant ils se croient de grands personnages, parce que leurs doigts sont chargés d’anneaux d’or et il se trouve assez de moinillons flatteurs qui ne rougissent pas de leur donner en public les titres les plus honorables pour attraper quelque parcelle d’un bien si mal acquis ». (cité dans Marlier, p. 270)
On peut, comme l’affirme Silver, sur la base de ce qui est écrit dans les registres représentés dans cette oeuvre et du fait que la collecte des impôts était confiée à des particuliers, réattribuer au tableau de Matsys, désigné jusqu’à récemment comme Les usuriers, la description plus « factuellement exacte » de Les receveurs d’impôts.
Cependant, force est de constater que cela ne change rien au fait que le sujet de cette oeuvre semble correspondre à ce que dénonce un vieux proverbe de l’époque :
« Un usurier, un meunier, un changeur de monnaie et un collecteur d’impôts sont les quatre évangélistes de Lucifer ».
Alors que le clerc municipal, à gauche, semble « raisonnable », puisque son visage n’est pas « grotesque », l’homme assis derrière, celui qui a extorqué l’impôt au peuple en s’engraissant au passage, dans une étrange rotation de son bras protégeant une bourse en cuir, montre la face grotesque et laide de la cupidité, justifiée par ce qu’il a déclaré et qui a été consigné dans les registres officiels.
La complaisance entre les deux hommes, l’un faisant le mal, l’autre fermant les yeux devant des pratiques innommables, est la véritable laideur de l’histoire. Les agents de change ou changeurs de monnaie, admet Silver, ont souvent joué le même rôle que les banquiers, citant l’historien de l’économie Raymond de Roover.
De plus, la quatrième canaille non représentée, le meunier (cible des peintures de Bosch et de Brueghel), était souvent fustigée parce que le prix des céréales devenait un point sensible à répétition dans les époques de fluctuation des prix des matières premières, comme c’était le cas à cette période.
Étant donné que le pillage financier prévalait après les années 1520, de telles dénonciations satiriques de la cupidité financière ne pouvaient que devenir très populaires. Le sujet est repris presque immédiatement par le fils du peintre, Jan Matsys (1510-1575), copié presque à l’identique par Marinus van Reymerswaele (1490-1546) et par Jan Sanders van Hemessen (1500-1566).
Le Banquier et sa femme
Dans une version plus « civilisée » de cette métaphore, sur le même thème, on trouve le célèbre Banquier (changeur ou prêteur) et sa femme de Matsys (1514, Louvre, Paris).
Dans un chapitre de son livre Les primitifs flamands intitulé Les héritiers des fondateurs, l’historien d’art Erwin Panofsky considère cette oeuvre comme une « reconstruction » d’une « oeuvre perdue de Jan van Eyck (un ‘tableau avec des figures à mi-corps, représentant un patron faisant ses comptes avec son employé’), que Marcantonio Michiel prétend avoir vue à la Casa Lampugnano de Milan ».
Soulignons de nouveau qu’il ne s’agit pas ici d’un double portrait d’un banquier et sa femme, mais d’un seule métaphore.
Tandis que le banquier (dans le même geste que Jacob Fugger sur le tableau de Lorenzo Lotto) vérifie si le poids du métal des pièces correspond bien à leur valeur nominale, sa femme, qui tourne les pages d’un livre d’heures, jette un regard triste sur les activités cupides de son mari visiblement malheureux.
En 1963, Georges Marlier écrivait :
« Le tableau du Louvre n’a pas d’accent satirique, mais reflète une préoccupation morale (…) L’intention édifiante est soulignée par une inscription qui figurait sur le cadre à l’époque, vers le milieu du XVIIe siècle, où le tableau se trouvait dans la collection Stevens à Anvers : “Stature justa et aequa sint podere” (que la balance soit juste et les poids égaux)
En effet, dans le Lévitique, XIX, 35-36, on peut lire:
35. « Ne faites rien contre l’équité, ni dans les jugements, ni dans ce qui sert de règle, ni dans les poids, ni dans les mesures.
36. « Que la balance soit juste, et les poids tels qu’ils doivent être ; que le boisseau soit juste, et que le setier ait sa mesure. »
Le banquier a, en plus de la balance qu’il utilise, fixé une paire de balances au mur derrière lui. Pour les humanistes chrétiens, le poids de la richesse matérielle est à l’opposé de celui de la richesse spirituelle. Dans le Jugement dernier de Van der Weyden à Beaune, le peintre montre ironiquement un ange pesant les âmes ressuscitées, envoyant les plus lourdes d’entre elles… en enfer.
D’autres supposent que la femme du banquier n’est pas complètement insensible à toutes les pièces de monnaie sur la table, mais que l’attention de ses yeux se porte davantage sur les mains de son mari que sur les objets posés sur la table. Piété ou plaisir de la richesse ? Un fruit sur l’étagère (pomme ou orange), juste au-dessus de son mari, pourrait être une référence au fruit défendu mais la bougie éteinte sur l’étagère derrière elle rappelle la brièveté des plaisirs terrestres.
Lorsque Marinus van Reymerswaele reprend ce thème (ci-dessus), la tentation de la femme pour l’argent sur la table semble encore plus grande.
Miroir bombé
On peut supposer que le miroir convexe (bombé), posé au premier plans sur la table du couple, opère comme une « mise en abîme » (une « pièce dans la pièce » ou « un tableau dans le tableau »). On y voit un homme (le banquier ?), lisant lui-même un livre (religieux ?).
Le miroir ne montre pas nécessairement un espace réel existant mais peut très bien représenter une séquence temporelle imaginaire en dehors de l’espace-temps de la scène principale. Il peut montrer le banquier dans sa vie future, libéré de la cupidité, lisant un livre religieux avec une grande ferveur.
Si l’utilisation d’images de miroirs convexes (dont les lois optiques ont été décrites par des scientifiques arabes comme Alhazen et étudiées par des franciscains d’Oxford comme Roger Bacon) rappelle à la fois le tableau représentant le couple Arnolfini de Van Eyck (1434, National Gallery, Londres) et celui de Petrus Christus (1410-1475) Orfèvre dans son atelier ou Saint Eligius (1449, Metropolitan Museum of Art, New York), la peinture de Matsys, qui cherche à rendre hommage au grand Van Eyck, est une création très réussie en son genre.
La bonne nouvelle est que, jusqu’à présent, l’hypothèse la plus généralement retenue quant à la signification de cette peinture est qu’il s’agit d’une œuvre religieuse et moralisante, sur le thème de la vanité des biens terrestres en opposition aux valeurs chrétiennes intemporelles, et d’une dénonciation de l’avarice en tant que péché capital.
Sur le plan du contenu, le tableau pourrait également être lié à un thème courant à l’époque, à savoir La vocation de saint Matthieu.
9. En partant de là, Jésus vit un homme du nom de Matthieu, assis dans la cabane d’un collecteur d’impôts. Il lui dit : « Suis-moi », et Matthieu se leva et le suivit.
10. Pendant que Jésus dînait dans la maison de Matthieu, beaucoup de publicains (collecteur d’impôts) et de pécheurs vinrent manger avec lui et ses disciples.
11. Voyant cela, les pharisiens demandèrent à ses disciples : « Pourquoi votre maître mange-t-il avec les publicains et les pécheurs ? »
12. Après avoir entendu cela, Jésus dit : Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin d’un médecin, mais les malades.
13. Allez donc apprendre ce que signifie : ‘Je désire la miséricorde et non les sacrifices'[a] ; car je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. »
(Mt 9, 9-13)
Le passage ci-dessus est probablement autobiographique en ce sens qu’il décrit l’appel de Matthieu à suivre Jésus en tant qu’apôtre. Comme nous le savons, saint Matthieu a répondu positivement à l’appel de Jésus et est devenu l’un des douze apôtres.
Selon l’Évangile, le nom de Matthieu était à l’origine Lévi, un collecteur d’impôts au service d’Hérode et donc peu populaire. Les Romains obligeaient le peuple juif à payer des impôts. Les collecteurs d’impôts étaient connus pour tromper le peuple en demandant plus que ce qui était exigé et en empochant la différence. Bien sûr, une fois que Lévi a accepté l’appel à suivre Jésus, il a été gracié et a reçu le nom de Matthieu, qui signifie « don de Yahvé ».
Ce thème ne pouvait évidemment que plaire à Érasme, puisqu’il n’insiste pas sur la punition, mais sur la transformation positive pour le mieux.
Tant Marinus van Reymerswaele (en 1530) que Jan van Hemessen (en 1536), qui ont copié Matsys après sa mort et s’en sont inspirés, ont repris le sujet dans La vocation de Saint-Matthieu. Dans le tableau de Van Hemessen, on voit également, comme dans l’œuvre de Matsys, la femme du collecteur d’impôts qui se tient devant, elle aussi la main sur un livre ouvert.
3. Le lien avec Da Vinci (II)
Pour résumer, jusqu’ici, trois éléments de l’oeuvre de Matsys nous ont permis d’établir ses liens approfondis avec l’Italie et Léonard.
- Sa bonne connaissance de la perspective, en particulier de celle de Piero della Francesca, comme le démontre la voûte en marbre de style italien apparaissant dans le Triptyque de Saint Anne (Bruxelles)
- Sa reprise des têtes grotesques de Léonard, dans les sadiques à l’oeuvre dans le Triptyque de la Déploration du Christ (Anvers)
- Sa reprise de la pose de la Vierge de la Sainte Anne et la Vierge de Léonard, dans sa Vierge et l’enfant (Poznan, Pologne).
Comment cette influence a pu s’établir reste entièrement à élucider. Plusieurs hypothèses, qui peuvent d’ailleurs se compléter, sont permises :
- Il a pu échanger avec d’autres artistes qui eux avaient effectué de tels voyages et avaient pu établir des contacts en Italie. La question de savoir si Dürer, qui avait ses propres contacts en Italie, aurait servi d’intermédiaire est une autre hypothèse à explorer. Certains dessins anatomiques de Dürer auraient été réalisés d’après Léonard. Jacopo de’ Barbari avait réalisé un portrait de Luca Pacioli, le frère franciscain qui avait aidé Léonard à lire Euclide en grec. Dürer avait rencontré Barbari à Nuremberg, mais, comme nous l’avons vu plus haut, leurs relations se sont dégradées.
- Assez jeune, il s’est rendu, soit en Italie (Milan, Venise, etc.) où il a pu établir, soit un contact direct avec Léonard, soit avec un ou plusieurs de ses élèves.
- Il a pu voir des gravures réalisées et diffusées par des artistes italiens et du Nord. Si les dessins et manuscrits originaux ont été copiés et vendus par Melzi, l’élève de Léonard, après la mort de son maître à Amboise en 1519, l’influence de Léonard sur Matsys apparaît dès 1507.
L’oeuvre de Léonard intéressait toute l’Europe. Par exemple, une réplique grandeur nature de la fresque de la Cène de Léonard est achetée en 1545 par l’abbaye des Norbertins de Tongerlo. Andrea Solario (1460-1524), élève de Léonard de Vinci, aurait créé l’oeuvre avec d’autres artistes. Selon des recherches récentes, il semble que Léonard ait peint lui-même certaines parties de cette réplique.
Le professeur Jean-Pierre Isbouts et une équipe de scientifiques de l’institut de recherche Imec ont examiné la toile à l’aide de caméras multispectrales, qui permettent de reconstituer les différentes couches d’une peinture et de distinguer les restaurations de l’original. Selon les chercheurs, un personnage attire particulièrement l’attention. Jean, l’apôtre à la gauche de Jésus, est peint avec la technique spéciale du « sfumato ». Il s’agit de la même technique que celle utilisée pour peindre la Joconde, et que seul Léonard maîtrisait, affirme Isbouts.
De même, Joos Van Cleve, dans la partie inférieure de sa Déploration (1520-1525), reprend la composition de la Cène de Léonard, ce qui montre bien que l’image était connue de la plupart des peintres du Nord.
Enfin, comme le souligne Silver, l’une des cinq têtes grotesques de Léonard, inversée par rapport à l’original, réapparaît pour le vieillard dans le Couple mal assorti de Matsys, plus tard ! Le fait qu’elle apparaît en image miroir s’expliquerait si Matsys l’a vue en gravure. En imprimant sa plaque, l’image gravée apparaît en effet en négatif par rapport à l’original.
Mais aussi une étude de Léonard de Vinci d’une tête (non grotesque) d’apôtre pour la Cène, présente des caractéristiques proches de celles utilisées par Matsys.
4. L’art du grotesque per se
Le travail de Léonard de Vinci sur les « têtes grotesques » date au moins du début de la période milanaise (années 1490), lorsqu’il a commencé à chercher un modèle pour peindre « Judas » dans la fresque de la Cène (1495-1498).
Léonard se serait inspiré de vraies personnes de Milan et des environs pour créer les personnages du tableau. Lorsque le tableau est presque terminé, Léonard n’a toujours pas de modèle pour Judas. On dit qu’il a traîné dans les prisons et avec les criminels milanais pour trouver un visage et une expression appropriés pour Judas, le quatrième personnage en partant de la gauche et l’apôtre qui a fini par trahir Jésus.
Léonard conseillait aux artistes d’avoir toujours un carnet de notes pour dessiner les gens « se disputant, riant ou se battant ». Il prenait note des visages bizarres sur la piazza. Dans une note où il explique comment dessiner des inconnus, il ajoute,
« je ne dirai rien des visages monstrueux, car ils restent naturellement dans l’esprit ».
Lorsque le prieur du couvent se plaint à Ludovic Sforza de la « paresse » de Léonard qui erre dans les rues à la recherche d’un criminel pour représenter Judas, Léonard répond que s’il ne trouve personne d’autre, le prieur sera un modèle idéal… Pendant l’exécution du tableau, l’ami de Léonard, le mathématicien franciscain Luca Pacioli, est dans les parages et en contact avec le maître.
Pour ce dernier, toujours désireux d’explorer et de capter la dynamique des contrastes de la nature, l’exploration de la laideur n’est pas seulement un jeu, mais inhérente au rôle de l’artiste : « Si le peintre souhaite voir des beautés qui l’enchanteraient », écrit-il dans son carnet,
« il est maître de leur production, et s’il souhaite voir des choses monstrueuses qui pourraient le terrifier ou qui seraient bouffonnes et risibles ou vraiment pitoyables, il en est le seigneur et le dieu ».
La chercheuse italienne Sara Taglialagamba note que le grotesque, qui est anormal ou « hors norme », n’est pas conçu par Léonard « pour s’opposer à la beauté », mais comme « l’opposé de l’équilibre et de l’harmonie ».
Les difformités qui caractérisent les figures de Léonard touchent aussi bien les hommes que les femmes, sont présentes chez les jeunes et les vieux (bien qu’elles se concentrent surtout sur ces derniers), n’épargnent aucune partie du corps et sont souvent combinées pour donner aux sujets des apparences encore plus bestiales.
Géométrie des proportions humaines
De son côté, Dürer, aujourd’hui accusé de « profilage racial », a pris très au sérieux l’étude du canon des proportions humaines, considérées, notamment avec la découverte du livre De Architectura de Vitruve, comme offrant la clé des bonnes proportions pour aussi bien la peinture que l’architecture et l’urbanisme.
Dürer a mesuré de façon systématique toutes les parties du corps humain afin d’établir des relations harmoniques entre elles. Les variations des proportions des visages et des corps, conclut-il, obéissent aux variations générées par des projections géométriques. Elles ne changent pas en termes d’harmonie mais apparaîtront différentes, voire grotesques, lorsqu’elles seront projetées sous un angle particulier.
Léonard et Dürer, et plus tard Holbein le Jeune dans son tableau Les Ambassadeurs (1533, National Gallery, Londres), sont passés maîtres dans la science des « anamorphoses », c’est-à-dire des projections géométriques à partir d’angles tangents qui rendent une image difficilement reconnaissable pour le spectateur qui regarde directement la surface plane, alors que l’image peut être comprise lorsqu’elle est regardée sous cet angle surprenant.
Le fait que des maîtres produisant de belles formes agréables comme Léonard ou Matsys se lancent soudainement dans des caricatures délirantes peut sembler troublant, alors qu’il ne devrait pas en être ainsi.
Toute caricature est basée sur une pensée métaphorique, comme tout grand art.
L’art de la Renaissance est souvent considéré comme ordonné et rassurant, mais les grotesques ne font que perpétuer l’art des gargouilles des bâtisseurs de cathédrales et les « monstres » en marge de tant de manuscrits enluminés que Bosch invitait à mettre en avant, anticipent ceux de François Rabelais, de Francesco Goya et de James Ensor.
Ses têtes sont tellement déformées et hors des normes habituelles qu’elles sont qualifiées de « grotesques ». Elles peuvent nous faire frémir et faire grincer des dents, mais également nous faire sourire lorsque nous acceptons, à contrecoeur et retenant notre irritation, de regarder de haut nos propres imperfections ou celles de nos bien-aimés que nous préférons ne pas voir. Soyons honnêtes. Nous sommes si loin des images que nous voyons dans les magazines et sur les écrans et que nous prenons pour la réalité.
Dans l’Eloge de la Folie d’Érasme, le narrateur (la Folie personnifiée) identifie d’abord, parmi de nombreux autres accomplissements, son propre rôle de premier plan dans la réalisation de choses qui, avec la logique, la raison, la sagesse formelle et l’intellect purs, échoueraient, comme les actes ridicules requis pour parvenir à la reproduction humaine.
Attention, avertit la Folie, si tout le monde était sage et dépourvu de folie, le monde serait bientôt dépeuplé !
5. La métaphore du « Couple mal assorti »
Si Erasme dénonce avec une ironie mordante la corruption et la folie des rois, des papes, des ducs et des princes, il expose également avec une ironie sans concession la corruption qui touche l’homme de la rue, par exemple les hommes plus âgés qui abandonnent leur épouse pour se mettre en ménage avec des femmes plus jeunes, « une chose si répandue, regrette la Folie, qu’elle est presque un sujet de louange ». La folie, avec une ironie satirique, se félicite de l’excellent travail qu’elle accomplit en offrant quelques gros grains aux seniors aussi bien homme que femme :
« … C’est en effet de ma générosité si vous voyez partout des vieillards aussi âgés que Nestor, qui n’ont même plus figure humaine, chevrotants, radotants, édentés, chenus, chauves, ou plutôt, pour reprendre la description d’Aristophane : crasseux, courbés, misérables, flétris, sans cheveux ni dents ni sexe prendre un tel plaisir de vivre, être si plein d’ardeur juvénile que l’un teint ses cheveux blancs, l’autre cache sa calvitie sous une perruque, un autre se sert de dents empruntées peut-être à quelque pourceau, tel autre se meurt d’amour pour une jeune fille et surpasse en inepties amoureuses n’importe quel jouvenceau. On voit des moribonds cadavres épouser un tendron et même sans dot et qui servira à d’autres ; la chose est si répandue qu’elle est presque un sujet de louange.
« Mais il est encore plus plaisant de voir des vieilles déjà mortes de décrépitude, si cadavériques qu’on pourrait les croire de retour des Enfers, et qui malgré cela ne cessent de répéter : Que la lumière est belle ! elles sont encore en chaleur et même, comme disent les Grecs, en rut, elles font entrer chez elles un Phaon grassement payé, se fardent assidûment, ne quittent jamais leur miroir, épilent leur toison au bas du pubis, exhibent leurs mamelles molasses et putrides, sollicitent un jappement tremblotant un désir qui languit, ne cessent de boire, se mêlent aux danses des jeunes filles, écrivent de pauvres lettres d’amour. Cela fait rire tout le monde ; on les trouve complètement folles et elles le sont ; mais elles sont contentes d’elles-mêmes, plongées pour l’instant dans les plus grandes délices, baignant dans le miel et, grâce à moi [la Folie], heureuses. »
(Erasme, Eloge de la folie, Chap. XXXI)
La formation de couples inégaux dans l’histoire littéraire remonte à l’Antiquité, lorsque Plaute, poète comique romain du IIIe siècle avant J.-C., déconseillait aux hommes âgés de faire la cour à des femmes plus jeunes. Erasme ne fait que reprendre un thème de la littérature satirique, notamment La Nef des fous, qui dans son 52e chapitre, combinant l’envie et la cupidité, aborde le thème du « mariage pour l’argent ».
Outre l’Eloge de la folie, Érasme consacre en 1529, dans des dialogues qu’il écrivait pour enseigner le latin aux enfants, un Colloque intitulé Le mariage qui n’en est pas un, ou l’union mal assortie. (Extrait, voir encadré)
Le mariage qui n’en est pas un, ou l’union mal assortie
Gabriel : Tu connais Lampride Eubule ?
Pétronius : Il n’y a pas dans cette ville de meilleur citoyen ni de plus fortuné.
Ga. Et sa fille Iphigénie ?
Pét. Tu as nommé la fleur des demoiselles de son âge.
Ga. C’est vrai. Eh bien ! Sais-tu à qui on l’a mariée ?
Pét. Je le saurai quand tu me l’auras dit.
Ga. A Pompilius Blenus.
Pét. Ce fanfaron, qui ne cesse d’assommer tout le monde avec ses rodomontades ?
Ga. Lui-même.
Pét. Mais il est depuis longtemps célèbre ici principalement à deux titres, ses mensonges et son mal qui n’a pas encore de nom propre, malgré le nombre de ceux qui en sont atteints !
Ga. Il s’agit d’une gale très orgueilleuse, qui ne le céderait ni à la lèpre, ni à l’éléphantiasis, ni à l’impétigo, à la podagre ou à la goutte du menton, s’il y avait conflit pour le premier rang.
Pét. C’est ce que proclame la tribu des médecins.
Ga. A quoi bon à présent te décrire la jeune fille puisque tu la connais, et cela bien que sa parure ait ajouté beaucoup d’agrément à ses charmes naturels ? Mon cher Pétrone, tu l’aurais prise pour quelque déesse : sa toilette lui allait à merveille. Sur ces entrefaits s’est présenté à nous l’heureux fiancé, le nez cassé, traînant la jambe – mais avec moins de grâce que ne font habituellement les mercenaires suisses–, les mains sales, l’haleine nauséabonde, l’oeil éteint, la tête bandée, et rendant du pus par le nez et les oreilles. Certains portent des anneaux aux doigts, lui en a jusque sur les jambes.
Pét. Qu’est-il arrivé aux parents pour qu’ils confient une telle enfant à un monstre semblable ?
Ga. Je l’ignore, si ce n’est qu’aujourd’hui la plupart des gens semblent avoir perdu l’esprit.
Pét. Peut-être est-il très riche ?
Ga. Il l’est extrêmement, mais de dettes.
Pét. Si la jeune fille avait empoisonné ses quatre grands-parents paternels et maternels, quel supplice plus cruel pouvait-on lui infliger ?
Ga. Eut-elle pissé sur les cendres de son père, on l’en aurait punie en la forçant à embrasser ne serait qu’une fois un pareil monstre.
Pét. Je suis bien d’accord.
Ga. Selon moi ce traitement est beaucoup plus cruel que de l’avoir exposée à des ours, des lions ou des crocodiles. Car ces bêtes féroces auraient épargné une beauté si remarquable, ou une prompte mort aurait mis fin à ses supplices.
Pét. Tu dis vrai. Cet acte me paraît absolument digne de Mézence qui, d’après Virgile, accouplait les vivants aux morts, les mains appliquées sur les mains et la bouche sur la bouche. Cependant même ce tyran, sauf illusion de ma part, n’aurait pas eu la barbarie d’unir une si aimable jeune fille à un cadavre. Du reste il n’y a pas de cadavre auquel on ne préférerait être attaché plutôt qu’à cette charogne puante : car son haleine est un véritable poison, ses discours une plaie, et son contact donne la mort.
Source : Erasme, Colloques, Vol. II,
traduit par Etienne Wolff,
Editions Imprimerie nationale, 1992.
Ce thème érasmien des « amants mal assortis » est devenu très populaire. Selon l’historien de l’art Max J. Friedlander, Matsys a été le premier à propager ce thème dans les Pays-Bas. Matsys dépeint ce thème en montrant un homme plus âgé qui s’éprend d’une femme plus jeune et plus belle. Il la regarde avec adoration, sans s’apercevoir qu’elle lui vole sa bourse. En réalité, la laideur grotesque de l’homme, aveuglé par son désir pour la jeune femme, correspond à la laideur de son âme. Celle-ci, aveuglée par sa cupidité, apparaît superficiellement comme une « gentille » fille, mais abuse en réalité de l’imbécile naïf.
De dehors, le spectateur s’aperçoit rapidement que l’argent qu’elle vole au vieux fou va directement dans les mains du bouffon qui se tient derrière elle et dont le visage exprime à la fois la luxure et la cupidité. La morale de la fin, c’est que tout le gain ne va ni à lui ni à elle, mais à la folie elle-même (Le Bouffon) !
Une situation qui n’est pas sans rappeler le tableau de Bosch de 1502, L’escamoteur (1475, St Germain-en-Laye). Le tableau de Matsys pose la question de la « corruption mutuelle assurée », où, comme en géopolitique, les deux parties pensent gagner aux dépens de l’autre dans un jeu à somme nulle mais en réalité chacune d’elles finissent par perdre. De ce point de vue, la leçon « moralisatrice » va bien au-delà de la simple tricherie entre partenaires.
Comme nous l’avons déjà dit, ce qui était considéré jusqu’à présent comme des « péchés » (la luxure et la cupidité) par l’Église, devient avec les humanistes chrétiens un sujet de rire, le tableau offrant un « miroir » permettant aux spectateurs de réfléchir sur eux-mêmes et d’améliorer leur propre caractère. Dans le folklore de la Saxe et ensuite des Flandres, Tyl Uylenspieghel est une grande figure. Uyl signifiant la chouette (sagesse), spieghel signifiant miroir.
Le thème du couple mal assorti apparaît déjà dans une gravure sur cuivre de Dürer datant de 1495, où une jeune fille ouvre sa main pour siphonner de l’argent de la bourse du vieux vers la sienne.
En 1503, Jacopo de’ Barbari reprend le sujet avec Vieillard et jeune femme (Philadelphie).
Cranach l’Ancien, qui s’est rendu à Anvers en 1508 et a été visiblement inspiré par les grotesques de Matsys, a commencé à produire en série des peintures sur ce thème (y compris l’utilisation des grotesques de Léonard retravaillés par Matsys !), répondant clairement à la demande croissante de l’Allemagne protestante, une production continuée par son fils Cranach le Jeune.
Cranach peindra ses propres variations sur le thème, le réduisant souvent à la seule « luxure », laissant de côté la « cupidité » et donc l’accaparement de l’argent. Bien entendu, plus l’homme est laid et âgé, et plus la femme est belle et jeune, plus le contraste qui en résulte crée un impact émotionnel mettant en valeur le caractère choquant de l’événement. Cranach s’amuse à inverser les rôles et à montrer une vieille femme riche accompagnée de sa servante, attirant un séduisant jeune homme…
Le fils de Quinten Matsys, Jan Matsys, nous a laissé une interprétation intéressante du thème, en y ajoutant une dimension sociale, celle des familles pauvres se servant de leurs filles comme appât pour piéger des messieurs riches et plus âgés dont la richesse et l’argent permettront à la famille de se nourrir, un thème également repris par Goya.
Dans l’une des versions de Cranach, l’homme riche a déjà devant lui une miche de pain sur la table, véritable symbole du chantage alimentaire. Mais ce qui frappe dans la version de Jan, c’est la mère, debout derrière le vieil homme fou, qui fixe de son regard le pain et les fruits sur la table. Si l’avidité et la luxure restent réelles, Jan dramatise un contexte donné dont on ne peut pas simplement se moquer.
Parmi les nombreux autres artistes qui ont peint ce thème, citons Hans Baldung Grien (1485-1545), Christian Richter (1587-1667) et Wolfgang Krodel l’Ancien (1500-1561). Aucun d’entre eux n’a réussi à reproduire au complet la métaphore de Matsys, le plus fidèle à l’esprit d’Érasme, celui de la folie qui gagne la partie, une situation vraiment risible ! Le triomphe de la folie ! Ici aussi, pour le visage du vieux fou, comme nous l’avons déjà mentionné, Matsys se fonde sur les esquisses de têtes grotesques de Léonard.
6. « La vieille femme hideuse », la paternité de Léonard
Cela nous permet maintenant de présenter la peinture peut-être la plus scandaleuse jamais réalisée, appelée alternativement la « Vieille femme hideuse » ou « La Duchesse laide ».
Des océans d’encre ont été jetés sur le papier pour spéculer sur son identité, sa « maladie » (la maladie de Paget dit un médecin), son « genre », la plupart du temps pour orienter le regard du spectateur vers une interprétation littérale, « basée sur des faits », plutôt que d’apprécier et de découvrir l’hilarante métaphore que l’artiste peint, non pas sur le panneau, mais dans l’esprit du spectateur.
Le tableau doit être analysé et compris avec son pendant – un tableau d’accompagnement – qui représente un vieil homme dont elle sollicite l’attention. De manière surprenante, en première approche, on peut dire que Matsys, bien avant Cranach, inverse ici les rôles habituels des genres, puisque ce que nous voyons n’est pas un vieil homme essayant de séduire la jeune fille, mais une vieille femme essayant d’attirer un vieil homme riche.
Tout d’abord, il y a la vieille dame, dont l’état physique est la décrépitude ultime, qui tente désespérément de séduire un vieil homme riche. Immédiatement, comme le Vieil homme et le jeune garçon (1490, Louvre, Paris) de Domenico Ghirlandaio, l’apparence extérieure de la personne incite le public à s’interroger sur la relation entre la beauté intérieure et la beauté extérieure.
« D’un point de vue extérieur, écrit un observateur, sur la base de sa robe exquise, de ses accessoires ornés de bijoux et de sa fleur en herbe, cette femme est théoriquement belle. Cependant, sa beauté intérieure se reflète dans son apparence physique exagérée et déplaisante ».
Une fois encore, l’influence littéraire évidente est l’Eloge de la folie (1511), qui fait la satire des femmes qui « jouent encore aux coquettes », « ne peuvent s’arracher à leur miroir » et « n’hésitent pas à exhiber leurs repoussants seins flétris ».
Les vêtements de la femme sont riches. Elle est habillée pour impressionner, y compris avec un couvre-chef bulbeux qui rehausse ses traits inhabituels. Défiant la modestie attendue des femmes âgées à la Renaissance, elle porte un corsage serré, découvert et étroitement lacé qui met en valeur son décolleté ridé.
Ses cheveux sont dissimulés dans les cornes d’un bonnet en forme de coeur, sur lequel elle a posé un voile blanc, fixé par une grande broche ornée de pierreries.
Quelle que soit la qualité de sa tenue, à l’époque où ce panneau a été peint, au début du XVIe siècle, ses vêtements devaient être dépassés de plusieurs décennies, rappelant ceux du portrait que Van Eyck avait fait de sa femme Margaret un siècle plus tôt, et suscitant le rire plutôt que l’admiration.
Cette coiffe était devenue un symbole iconographique de la vanité féminine, ses cornes étant comparées à celles du diable ou, au mieux, à celles qui indiquent qu’elle a été fait cocue par ses amants (cornuto). Elle semble se vendre pour son apparence, car elle offre une fleur, souvent symbole de la sexualité dans l’art de la Renaissance.
C’est dans le destin tragique de la rose coupée que la fuite du temps, et avec elle la déchéance physique, trouve son illustration la plus inquiétante. Fraîche ou fragile, la rose, tout en appelant au plaisir immédiat, semble protester contre la mort qui la guette.
Pour identifier la femme, plusieurs noms sont avancés. Au XVIIe siècle, le tableau a été confondu avec le portrait de Margarete Maultasch (1318-1369) qui, séparée de son premier mari Jean Henri de Luxembourg, s’est remariée avec Louis 1er, margrave de Brandebourg, après mille et un rebondissements qui ont abouti à l’excommunication du couple par Clément VI.
Une histoire compliquée dans une époque troublée, qui a valu à Margarete le surnom de « gueule-sac » (grande gueule), ou « prostituée » en dialecte bavarois. Le problème est que l’on connaît d’autres portraits de Margarete, sur lesquels elle apparaît sous son meilleur jour… Qualifiée de « femme la plus laide de l’histoire », elle a reçu le surnom de « Duchesse laide ».
A l’époque victorienne, cette image (ou l’une de ses nombreuses versions) a inspiré à John Tenniel la représentation de la duchesse dans ses illustrations des Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll (1865). Cela a permis d’ancrer le surnom et de faire de ce personnage une icône pour des générations de lecteurs.
Deuxièmement, le vieil homme, dont la robe bordée de fourrure et les bagues en or, sans être aussi manifestement archaïques ou absurdes que le costume de la femme, suggèrent néanmoins une richesse ostentatoire, et son profil distinctif fait écho au profil familier du principal marchand-banquier d’Europe au XVe siècle, feu Cosimo de’ Medici de Florence. Ce dernier, après avoir joué un rôle clé en tant que mécène des arts et soutien au Conseil oecuménique de Florence, semblait avoir perdu aussi bien sa raison que sa dignité.
Il convient de noter qu’en 1513, année de la réalisation du tableau, le pape guerrier Jules II, grand ennemi d’Érasme, rend l’âme et que Giovanni di Lorenzo de’ Medici devient le nouveau pape sous le nom de Léon X.
La figure du vieillard évoque également les portraits perdus du début du XVe siècle du duc Philippe le Hardi de Bourgogne.
Maintenant, si l’on y regarde à deux fois et que l’on oublie les seins de la femme, on s’aperçoit que son visage est celui… d’un homme affreux.
Il pourrait s’agir d’une figure politique ou d’un théologien détestés de l’époque, se vendant l’un à l’autre dans un élan de cupidité et de luxure.
Peut-être que la vieille prostituée laide est une référence au banquier Jacob le Riche, l’éternel banquier du Vatican ? Acceptons pour l’instant le fait qu’on ne sait pas.
L’artiste bohémien Wenceslaus Hollar (1607-1677) a vu le double portrait de Matsys et en a fait une gravure en 1645, en y ajoutant le titre « Roi et reine de Tunis, inventé par Léonard de Vinci, exécuté par Hollar ».
La « paternité » de Léonard de cette oeuvre fut donc un secret de polichinelle.
Pendant les périodes de carnaval, où les gens étaient autorisés à s’affranchir des règles de la société pendant quelques jours, du moins dans les Pays-Bas et dans la région du Rhin du Nord, les gens s’amusaient beaucoup en changeant les rôles. Les paysans pauvres pouvaient se déguiser en riches marchands, les laïcs en ecclésiastiques, les voleurs en policiers, les hommes en femmes et ainsi de suite.
Le concept original de cette métaphore vient clairement de Léonard, qui a fait un minuscule croquis d’une femme laide, éventuellement une prostituée, remarquablement avec le bonnet à cornes et une petite fleur plantée entre ses seins, exactement les mêmes attributs, métaphores et symboles employés plus tard par Matsys dans son œuvre !
Melzi, l’élève de Léonard, et d’autres élèves ou disciples, comme ils l’ont fait pour de nombreuses autres esquisses de Léonard, semblent avoir copié le travail de Léonard et, amusés, ont contre-posé la vieille en chaleur avec un riche marchand florentin avide. Melzi a-t-il partagé ou vendu ses esquisses à d’autres ?
Diverses versions amusantes du thème sont disséminées dans le monde entier et figurent dans des collections privées et publiques.
Une autre esquisse, réalisée par Léonard lui-même ou par ses disciples, montre un homme grotesque et sauvage, dont les cheveux se dressent sur la tête, accompagné d’une série de savants à l’allure grotesque, dont l’un ressemble à Dante !
Léonard, bien sûr, qui signait toujours ses écrits par les mots « homme sans lettres », n’était qu’un simple artisan et n’a jamais été pris au sérieux par ces érudits que Lucien dénonçait pour s’être vendus à l’establishment.
Tous ces éléments montrent que ce que faisait Matsys n’avait rien de « bizarre » ou d’« extravagant », mais qu’il partageait une « culture » de visages grotesques dont les variations pouvaient être utilisées pour enrichir les jeux de mots métaphoriques de la culture humaniste.
Mais bien sûr, ce qui a rendu l’impact de cette oeuvre si dévastateur, c’est le fait que ce qui n’était pour Léonard que de rapides esquisses dans un carnet, est devenu chez Matsys des représentations grandeur nature, d’un hyperréalisme effrayant !
Dans la collection Windsor de la Reine, il existe un dessin à la craie rouge de la femme presque exactement telle qu’elle apparaît dans l’oeuvre de Matsys.
Jusqu’à très récemment, les historiens étaient convaincus que Quentin Matsys avait « copié » ce dessin attribué à Léonard et l’avait agrandi pour réaliser sa peinture à l’huile.
« Léonard a donc dessiné ce personnage unique, jusqu’à la poitrine ridée qui émerge de sa robe. Matsys n’a fait que l’agrandir dans la peinture à l’huile ».
Cependant, des recherches récentes suggèrent que cela ne s’est pas passé ainsi !
En réalité, Melzi, ou Léonard lui-même, a pu réaliser le dessin à la craie rouge à partir de la peinture de Matsys, que ce soit à partir d’une vue directe ou des reproductions. Un Italien copiant un peintre flamand, vous imaginez ?
L’experte Susan Foister, directrice adjointe et conservatrice de la peinture ancienne néerlandaise, allemande et britannique à la National Gallery de Londres, qui était également en 2008 la commissaire de l’exposition Renaissance Faces : Van Eyck to Titian, a déclaré à l’époque au Guardian :
« Nous pouvons désormais affirmer avec certitude que Léonard – ou, du moins, l’un de ses disciples – a copié la merveilleuse peinture de Matsys, et non l’inverse. C’est une découverte très excitante ».
Foister a précisé qu’ils avaient découvert que Matsys apportait des modifications au fur et à mesure, ce qui suggère qu’il créait l’image tout seul plutôt que de copier un modèle. De plus, dans les deux copies de Léonard, les formes du corps et des vêtements sont trop simplifiées et l’oeil gauche de la femme n’est pas dans son orbite.
« On a toujours supposé qu’un artiste moins connu d’Europe du Nord aurait copié Léonard et on n’a pas vraiment pensé que cela aurait pu être l’inverse », a résumé Foister.
Elle a ajouté que les deux artistes étaient connus pour s’intéresser à la laideur et qu’ils ont échangé des dessins « mais le mérite de cette œuvre magistrale revient à Matsys ».
Source : The Guardian
E. Conclusion
La conclusion s’écrit toute seule. Les « sept péchés capitaux » que More et Érasme ont tenté d’éradiquer il y a cinq siècles sont devenus les « valeurs » axiomatiques du système « occidental » d’aujourd’hui.
Pour les maintenir « en bas », on offre aux peuples la « liberté » de se vendre à la luxure, à l’envie, à l’avidité, à la paresse, à la gourmandise, à la cupidité, à la rage, etc. à condition qu’ils ne remettent pas en cause les politiques financières spéculatives et guerrières qui leur sont imposées par une oligarchie tyrannique au sommet.
A ceux qui prétendent défendre les valeurs « européennes » et « judéo-chrétiennes » nous leur disons qu’ils manqueront de crédibilité s’ils ne s’engagent pas dans une lutte sans merci contre l’oligarchie financière si clairement exposée par Thomas More et Erasme.
Erasme se retournerait dans sa tombe s’il savait qu’en 2024 son nom est principalement associé à une bourse offerte par l’UE aux élèves désireux d’étudier dans d’autres Etats membres de l’UE. Comme l’a suggéré le professeur belge Luc Reychler, ces bourses devraient inclure une période de formation obligatoire à la pensée d’Erasme et en particulier à ses concepts avancés de construction de la paix.
En résumé, pour qu’une nouvelle renaissance devienne réalité, nous devons libérer nos concitoyens de la peur. Ignorant les dangers réels comme la guerre nucléaire, ils vivent dans la crainte de menaces imaginaires.
Pour ceux qui, comme nous, aspirent à la paix par le développement de chaque individu et de chaque Etat, il est temps de prendre très, très, très au sérieux la vision d’Érasme, de Rabelais, de Léonard et de Matsys sur le « bon rire », vérace et libérateur.
Pour terminer, je vous laisse avec le rébus visuel de Jan Matsys.
Solution:
1) Le « D » est abréviation de « le » ;
2) Le globe signifie « monde » ;
3) Le pied, en flamand « voet » est proche du mot « voedt », c’est-à-dire « nourrit » ;
4) La vièle (violon d’époque), en flamand s’écrit en flamand vedel, dont le sens est proche de « vele », c’est-à-dire « nombreux ».
5) En dessous… les deux sots.
La phrase se lit donc: « Le monde nourrit de nombreux sots ».
Et vous, spectateur, vous en êtes un, nous lancent les fous. Eux le savent et nous conseillent de n’en parler à personne ! Mondeken Toe ! (Fermons la bouche !)
Bibliographie choisie
- Bosque, Andrée, Quinten Matsys, Arcade Press, Bruxelles, 1975 ;
- Marlier, Georges, Erasme et la peinture flamande de son temps, Editions van Maerlant, Damme, 1954 ;
- Kwakkelstein, Michael W., Heads in Histories ;
- Ketels, Jochen et Martens, Maximiliaan, Foundations of Renaissance, Architecture and Treatises in Quentin Matsys’ S. Anne Altarpiece (1509) ;
- Revel, Emmanuelle, Le Prêteur et sa femme de Quentin Metsys, Service culturel, Louvre, 1995;
- Silver, Larry, Matsys and Money, The Tax Collectors Rediscovered, Journal of Historians of Netherlandish Art ;
- Silver, Larry, Mondeken Toe, Quinten Matsys en de zot in de zestiende eeuw, The Phoebus Foundation, 2019;
- De Bruyn, Eric, Op de Beeck, Jan, De Zotte Schilders, ‘t Vliegend Peerd, Mechelen, 2003 ;
- Vereycken, Karel, Comment la Folie d’Erasme sauva notre civilisation, Schiller Institute, Washington, 2005 ;
- Vereycken, Karel, Dirk Martens, l’imprimeur d’Erasme qui diffusa les livres de poche, Artkarel.com, 2019 ;
- Vereycken Karel, Le combat d’Albrecht Dürer contre la mélancolie néo-platonicienne, Artkarel, 2007 ;
- Vereycken Karel, Léonard, peintre du mouvement, Fidelio, 2002 ;
- Vereycken Karel, Avec Jérôme Bosch, sur la piste du sublime, Institut Schiller, 2007 ;
- Vereycken, Karel, La révolution du grec ancien, Platon et la Renaissance, Artkarel, 2021 ;
- Vereycken Karel, Pieter Brueghel l’aîné, Pétrarque et le « Triomphe de la Mort », Artkarel, 2020 ;
- Vereycken Karel, L’oeuf sans ombre de Piero della Francesca, Fidelio, 2000 ;
- Vereycken, Karel, Patinir et l’invention de la peinture de paysage, Artkarel, 2008 ;
- Vereycken Karel, Devotio Moderna, Frères de la vie commune, le berceau de l’humanisme dans le Nord, Artkarel, 2011 ;
- Vereycken, Karel, Jan Van Eyck, un peintre flamand utilisant l’optique arabe, Artkarel, 2006 ;
- Vereycken, Karel, Avicenne, Ghiberti, leur rôle dans l’invention de la perspective à la Renaissance, Artkarel, 2022.
- Plus? Consulter l’Index des Etudes Renaissance sur ce site.
How James Ensor ripped off the mask off the oligarchy
By Karel Vereycken,
December 2022.
James Ensor was born on April 13, 1860 into a petty-bourgeois family in Ostend, Belgium. His father, James Frederic Ensor, a failed English engineer and anti-conformist, sank into alcoholism and heroin addiction.
His mother, Maria Catherina Haegheman, a Flemish-Belgian who did little to encourage his artistic vocation, ran a store selling souvenirs, shells, chinoiserie, glassware, stuffed animals and carnival masks – artifacts that were to populate the painter’s imagination.
A bubbly spirit, Ensor was passionate about politics, literature and poetry. Commenting on his birth at a banquet held in his honor, he once said:
« I was born in Ostend on a Friday, the day of Venus [goddess of peace]. Well, dear friends, as soon as I was born, Venus came to me smiling, and we looked into each other’s eyes for a long time. Ah! the beautiful green persian eyes, the long sandy hair. Venus was blonde and beautiful, all smeared with foam, smelling of the salty sea. I soon painted her, for she bit my brushes, ate my colors, coveted my painted shells, ran over my mother-of-pearl, forgot herself in my conch shells, salivated over my brushes ».
After an initial introduction to artistic techniques at the Ostend Academy, he moved to Brussels to live with his half-brother Théo Hannon, where he continued his studies at the Académie des Beaux Arts. In Théo’s company, he was introduced to the bourgeois circles of left-wing liberals that flourished on the outskirts of the Université libre de Bruxelles (ULB).
With Ernest Rousseau, a professor at the Université libre de Bruxelles (ULB), of which he was to become rector, Ensor discovered the stakes of the political struggle. Madame Rousseau was a microbiologist with a passion for insects, mushrooms and… art.
The Rousseaus held their salon on rue Vautier in Brussels, near Antoine Wiertz‘s studio and the Royal Belgian Institute of Natural Sciences. A privileged meeting place for artists, freethinkers and other influential minds.
Back in Ostend, Ensor set up his studio in the family home, where he produced his first masterpieces, portraits imbued with realism and landscapes inspired by Impressionism.
The Realm of Colors
« Life is but a palpitation« , exclaimed Ensor. His clouds are masses of gray, gold and azure above a line of roofs. His Lady at the Breakwater (1880) is caught in a glaze of gray and mother-of-pearl, at the end of the pier. Ensor is an orchestral conductor, using knives and brushes to spread paint in thin or thick layers, adding pasty accents here and there.
His genius takes full flight in his painting The Oyster Eater (1882). Although the picture seems to exude a certain tranquility, in reality he is painting a gigantic still life that seems to have swallowed his younger sister Mitche.
The artist initially called his work “In the Realm of Colors”, more abstract than La Mangeuse d’huîtres, since colors play the main role in the composition.
The mother-of-pearl of the shells, the bluish-white of the tablecloth, the reflections of the glasses and bottles – it’s all about variation, both in the elaboration and in the tonalities of color. Ensor retained the classical approach: he always used undercoats, whereas the Impressionists applied paint directly to the white canvas.
The pigments he uses are also very traditional: vermilion red, lead white, brown earth, cobalt blue, Prussian blue and synthetic ultramarine. The chrome yellow of La Mangeuse d’huîtres is an exception. The intensity of this pigment is much higher than that of the paler Naples yellow he had previously used.
The writer Emile Verhaeren, who later wrote the painter’s first monograph, contemplated La Mangeuse d’huîtres and exclaimed: « This is the first truly luminous canvas ».
Stunned, he wanted to highlight Ensor as the great innovator of Belgian art. But opinion was not unanimous. The critics were not kind: the colors were too garish and the work was painted in a sloppy manner. What’s more, it’s immoral to paint « a subject of second rank » (in monarchy, there are no citizens, only « subjects », a woman not being part of the aristocracy) in such dimensions – 207 cm by 150 cm.
In 1882, the Salon d’Anvers, which exhibited the best of contemporary art, rejected the work. Even his former Brussels colleagues at L’Essor rejected La Mangeuse d’huîtres a year later.
The XX group
In Belgium, for example, the artistic revolution of 1884 began with a phrase uttered by a member of the official jury: « Let them exhibit at home! » he proclaimed, rejecting the canvases of two or three painters; and so they did, exhibiting at home, in « citizens’ salons », or creating their own cultural associations.
It was against this backdrop that Octave Maus and Ensor founded the « Groupe des XX », an avant-garde artistic circle in Brussels. Among the early « vingtists », in addition to Ensor, were Fernand Khnopff, Jef Lambeaux, Paul Signac, George Minne and Théo Van Rysselberghe, whose artists included Ferdinand Rops, Auguste Rodin, Camille Pissarro, Claude Monet, Georges Seurat, Gustave Caillebotte and Henri de Toulouse-Lautrec.
It wasn’t until 1886, therefore, that Ensor was able to exhibit his innovative work La mangeuse d’huîtres for the first time at the Groupe des XX. But this was not the end of his ordeal. In 1907, the Liège municipal council decided not to buy the work for the city’s Musée des Beaux-Arts.
Fortunately, Ensor’s friend Emma Lambotte did not give up on the painter. She bought the painting and exhibited it in her salon citoyen.
Social and political commitment
The social unrest that coincided with his rise as a painter, and which culminated in tragedy with the deadly clashes between workers and civic guards in 1886, prompted him to find in the masses, as a collective actor, a powerful companion in misfortune. At the end of the 19th century, the Belgian capital was a bubbling cauldron of revolutionary, creative and innovative ideas. Karl Marx, Victor Hugo and many others found exile here, sometimes briefly. Symbolism, Impressionism, Pointillism and Art Nouveau all vied for glory.
While Marx was wrong on many points, he did understand that, at a time when finance derived its wealth from production, the modernization of the means of production bore the seeds of the transformation of social relations. Sooner or later, and at all levels, those who produce wealth will claim their rightful place in the decision-making process.
Ensor’s fight for freer art reflects and coincides with the epochal change taking place at the time.
Originating in Vienna, Austria, the banking crisis of May 1873 triggered a stock market crash that marked the beginning of a crisis known as the Great Depression, which lasted throughout the last quarter of the 19th century.
On September 18, 1873, Wall Street was panic-stricken and closed for 10 days. In Belgium, after a period marked by rapid industrialization, the Le Chapelier law, which had been in force since 1791, i.e. forty years before the birth of Belgium, and which prohibited the slightest form of workers’ organization, was repealed in 1867, but strikes were still a crime punishable by the State.
It was against this backdrop that a hundred delegates representing Belgian trade unions founded the Belgian Workers’ Party (POB) in 1885. Reformist and cautious, in 1894 they called not for the « dictatorship of the proletariat », but for a strong « socialization of the means of production ». That same year, the POB won 20% of the votes cast in the parliamentary elections and had 28 deputies. It participated in several governments until it was dissolved by the German invasion of May 1940.
Victor Horta, Jean Jaurès and the Maison du Peuple in Brussels
The architect Victor Horta, a great innovator of Art Nouveau whose early houses symbolized a new art of living, was commissioned by the POB to build the magnificent « Maison du Peuple » in Brussels, a remarkable building made mainly of steel, housing a maximum of functionalities: offices, meeting room, stores, café, auditorium…
The building was inaugurated in 1899 in the presence of Jean Jaurès. In 1903, Lenin took part in the congress of the Russian Social-Democratic Workers’ Party.
Jean Jaurès gave his last speech on July 29, 1914, at the Cirque Royal in Brussels, during a major meeting of the Socialist International to save peace. Speaking of the threat of war, Jaurès said: « Attila is on the brink of the abyss, but his horse is still stumbling and hesitating ».
Opposing, as he did all his life, France’s submission to a subordinate role, he said:
« If we appeal to a secret treaty with Russia, we will appeal to a public treaty with Humanity ». And he ended his speech, the best of his life, with these prophetic words, written almost literally: « At the beginning of the war, everyone will be drawn in. But when the consequences and disasters unfold, the people will say to those responsible: ‘Go away and may God forgive you' ».
According to eyewitness accounts, Jaurès’ speech in Brussels aroused thousands of people from all classes of society. Two days later, on July 31, 1914, Jaurès was assassinated on his return to Paris, and the Maison du Peuple in Brussels was demolished in 1965 and replaced by a model of ugliness.
Doctrinary Food
Ensor’s art, especially his etchings, echoed this upheaval. His social and political criticism permeates his best work, none of which is perhaps as virulent as his etching Doctrinary Food (1889/1895) showing figures embodying the powers that be (the King of the Belgians, the clergy, etc.) literally defecating on the masses, a nasty habit that remains entrenched among our French « elites », if we review the treatment meted out, without the slightest discrimination, to our « yellow vests ».
In these engravings, Ensor presents the major demands of the POB: universal suffrage (passed in 1893, albeit imperfectly, at least for men), « personal » military service (i.e. for all, passed in 1913) and compulsory universal education (passed in 1914).
Revenge
Faced with injustice and incomprehension, Ensor can no longer suppress his righteous anger. For his own amusement – and, let’s face it, revenge – he set out to « get even » with those who ignored, despised and sabotaged him, above all the Belgian aristocracy, who clung to their privileges like mussels to rocks.
Deconstructing the straitjacket of academic rules, and drawing inspiration from Goya, Ensor forged a powerful language of metaphor and symbol. Between 1888 and 1892, Ensor began to deal with religious themes. Like Gauguin and Van Gogh, he identified with the persecuted Christ.
In 1889, at the age of 28, he painted L’Entrée du Christ à Bruxelles, a vast satirical canvas that made his name. Even those closest to him, eager for recognition in order to exist, didn’t want it. The painting was rejected at the Salon des XX, where there was talk of excluding him from the Cercle, of which he was a founding member! Against Ensor’s wishes, the « vingtistes », racing towards success, split up four years later to re-create themselves under the name of La Libre Esthétique.
In this work, a large red banner reads « Vive la sociale », not « Vive le Christ ». Only a small panel on the side applauds Jesus, King of Brussels. But what on earth is the prophet, with the painter’s features and almost lost in the crowd, doing in Brussels? Has socialism replaced Christianity to such an extent that if Jesus were to return today, he would do so under the banner « For Ensor’s friends, he had lost his mind.
The Belgian lawyer and art critic Octave Maus, co-founder with Ensor of Les XX, famously summed up the reaction of contemporary art critics to Ensor’s « pictorial outburst »:
« Ensor is the leader of a clan. Ensor is in the limelight. Ensor summarizes and concentrates certain principles that are considered anarchist. In short, Ensor is a dangerous person who has initiated great changes (…) He is therefore marked for blows. All the harquebuses are aimed at him. It is on his head that the most aromatic containers of the so-called serious critics are poured ».
In 1894, he was invited to exhibit in Paris, but his work, more intellectual than aesthetic, aroused little interest. Desperate for success, Ensor persisted with his wild, saturated and violently variegated painting.
Skeletons and masks
Skulls, skeletons and masks burst into his work very early on. This is not the morbid imagination of a sick mind, as his slanderers claim. Radical? Insolent? Certainly; sarcastic, often; pessimistic? Never; anarchist? let’s rather say « yellow vest spirit », i.e. strongly contesting an established order that has lost all legitimacy and, absorbed in immense geopolitical maneuvers, is marching like a horde of sleepwalkers towards the « Great War » and the Second World War that’s coming behind!
Dead heads, symbols of truth
Poetically, Ensor resurrected the ultra-classical Renaissance metaphor of the « Vanities« , a very Christian theme that already appeared in « The Triumph of Death », the poem by Petrarch that inspired the Flemish painter Pieter Bruegel the Elder, and Holbein’s series of woodcuts, « The Dance of Death ».
A skull juxtaposed with an hourglass were the basic elements for visualizing the ephemeral nature of human existence on earth. As humans, this metaphor reminds us, we constantly try not to think about it, but inevitably, we all end up dying, at least on a physical level. Our « vanity » is our constant desire to believe ourselves eternal.
Ensor did not hesitate to use symbols. To penetrate his work, you need to know how to read the meaning behind them. Visually, in the face of the triumph of lies and hypocrisy, Ensor, like a good Christian, sets up death as the only truth capable of giving meaning to our existence. Death triumphs over our physical existence.
Masks, symbols of lies
Gradually, as in Death and Masks (1897) (image at the top of this article), the artist dramatized this theme even further, pitting death against grotesque masks, symbols of human lies and hypocrisy.1
Often in his works, in a sublime reversal of roles, it is death who laughs and it is the masks who howl and weep, never the other way around.
It may sound grotesque and appalling, but in reality it’s only normal: truth laughs when it triumphs, and lies weep when they see their end coming! What’s more, when death returns to the living and shows the trembling flame of the candlestick, the latter howl, whereas the former has a big advantage: it’s already dead and therefore appears to live without fear!
No doubt thinking of the Brussels aristocracy who flocked to Ostend for a dip, Ensor wrote:
« Ah, you have to see the masks, under our great opal skies, and when, daubed in cruel colors, they evolve, miserable, their spines bent, pitiful under the rains, what a pitiful rout. Terrified characters, at once insolent and timid, snarling and yelping, voices in falsetto or like unleashed bugles ».
The same Ensor also castigated bad doctors pulling a huge tapeworm out of a patient’s belly, kings and priests whom he painted literally « shitting » on the people. He criticized the fishwives in the bars, the art critics who failed to see his genius and whom he painted in the form of skulls fighting over a kipper (a pun on « Art Ensor »).
The King’s Notebooks
In 1903, a scandal of unprecedented proportions shook Belgium, France and neighboring countries. Les Carnets du Roi (The King’s Notebooks), a work published anonymously in Paris and quickly banned in Brussels, portrayed a white-bearded autocrat: Leopold II, King of the Belgians, without naming him. Arrogant, pretentious and cunning, he was more concerned with enriching himself and collecting mistresses than ensuring the common good of his citizens and respect for the laws of a democratic state. The book, published by a Belgian publisher based in Paris, was the brainchild of a Belgian writer from the Liège region, Paul Gérardy (1870-1933), who happened to be a friend of Ensor.
The story of the Carnets du Roi is first and foremost that of a monarch who was not only mocked in writing and drawing throughout his reign, but also criticized extremely harshly for the methods used to govern his personal estate in the Congo. Divided into some thirty short chapters, the work is presented as a series of letters and advice from the aging king to his soon-to-be successor on the throne, his nephew Albert, who went on to become Ensor’s patron and, along with his friend Albert Einstein, whom he welcomed to Belgium, was deeply involved in preventing the outbreak of the Second World War.
In Les Carnets, a veritable satire, the monarch explains how hypocrisy, lies, treachery and double standards are necessary for the exercise of power: not to ensure the good of the « common people » or the stability of the monarchical state, but quite simply to shamelessly enrich himself.
The pages devoted to the exploitation of the people of the Congo and the « re-establishment of slavery » (sic) by a king who, via the explorer Stanley, was said to have been one of its eradicators, are ruthlessly lucid, and echo the most authoritative denunciations of the white-bearded monarch, to whom Gérardy lends these words:
« I took care to have it published that I was only concerned with civilizing the negroes, and as this nonsense was asserted with sincerity by a few convinced people, it was quickly believed and saved me some trouble ».
Meeting Albert Einstein
After 1900, the first exhibitions were devoted to him. Verhaeren wrote his first monograph. But, curiously, this success defused his strength as a painter. He contented himself with repeating his favorite themes or portraying himself, including as a skeleton. In 1903, he was awarded the Order of Leopold.
The whole world flocked to Ostend to see him. In early 1933, Ensor met Albert Einstein, who was visiting Belgium after fleeing Germany. Einstein, who resided for several months in Den Haan, not far from Ostend, was protected by the Belgian King, Albert I, with whom he coordinated his efforts to prevent another world war.
If it is claimed that Ensor and Einstein had little understanding of each other, the following quotation rather indicates the opposite.
Ensor, always lyrical, is quoted as saying:
« Let us all promptly praise the great Einstein and his relative orders, but let us condemn algebraism and its square roots, geometers and their cubic reasons. I say the world is round.… »
In 1929, King Albert I conferred the title of Baron on James Ensor. In 1934, listening to all that Franklin Roosevelt had to offer and seeing Belgium caught up in the turmoil of the 1929 crash, the King of the Belgians commissioned his Prime Minister De Broqueville to reorganize credit and the banking system along the lines of the Glass-Steagall Act model adopted in the United States in 1933.
On February 17, 1934, during a climb at Marche-les-Dames, Albert I died under conditions that have never been clarified. On March 6, De Broqueville made a speech to the Belgian Senate on the need to mourn the Treaty of Versailles and to reach an agreement with Germany on disarmament between the Allies of 1914-1918, failing which we would be heading for another war…
De Broqueville then energetically embarked on banking reform. On August 22, 1934, several Royal Decrees were promulgated, in particular Decree no. 2 of August 22, 1934, on the protection of savings and banking activities, imposing a split into separate companies, between deposit banks and business and market banks.
Pictorial bombs
From 1929 onwards, Ensor was dubbed the « Prince of Painters ». The artist had an unexpected reaction to this long-awaited recognition, which came too late for his liking: he gave up painting and devoted the last years of his life exclusively to contemporary music, before dying in 1949, covered in honors.
In 2016, a painting by Ensor from 1891, dubbed « Skeleton stopping masks », which had remained in the same family for almost a century and was unknown to historians, sold for 7.4 million euros, a world record for this artist. In the center, death (here a skull wearing the bearskin cap typical of the 1st Grenadier Regiment) is caught by the throat by strange masks that could represent the rulers of countries preparing for future conflicts.
Are the masks (the lie) about to strangle the truth (the skull and crossbones) without success? And so, over a hundred years later, Ensor’s pictorial bombs are still happily exploding in the heads of the narrow-minded, the floured bourgeois and the piss-poor, as he himself would have put it.
Notes:
- In 1819, another artist, the English poet Percy Bysshe Shelley, composed his political poem The Mask of Anarchy in reaction to the Peterloo massacre (18 dead, 700 wounded), when cavalry charged a peaceful demonstration of 60,000-80,000 people gathered to demand reform of parliamentary representation. In this call for liberty, he denounces an oligarchy that kills as it pleases (anarchy). Far from a call for anarchic counter-violence, it is perhaps the first modern declaration of the principle of non-violent resistance. ↩︎
Avec le peintre James Ensor, arrachons le masque à l’oligarchie !
James Ensor est né le 13 avril 1860 dans une famille de la petite-bourgeoisie d’Ostende en Belgique. Son père, James Frederic Ensor, un ingénieur raté anglais anti-conformiste, sombre dans l’alcoolisme et l’héroïne.
Sa mère, Maria Catherina Haegheman, belge flamande, qui n’encourage guère sa vocation artistique, tient un magasin de souvenirs, coquillages, chinoiseries, verroteries, animaux empaillés et masques de carnaval, des artefacts qui peupleront l’imagination du peintre.
Esprit pétillant, James se passionne pour la politique, la littérature et la poésie. Un jour, commentant sa naissance lors d’un banquet offert en son honneur, il dira :
« Je suis né à Ostende un vendredi, jour de Vénus [déesse de la Paix]. Eh bien ! chers amis, Vénus, dès l’aube de ma naissance, vint à moi souriante et nous nous regardâmes longuement dans les yeux. Ah ! les beaux yeux pers et verts, les longs cheveux couleur de sable. Vénus était blonde et belle, toute barbouillée d’écume, elle fleurait bon la mer salée. Bien vite je la peignis, car elle mordait mes pinceaux, bouffait mes couleurs, convoitait mes coquilles peintes, elle courait sur mes nacres, s’oubliait dans mes conques, salivait sur mes brosses.«
Après une première initiation aux techniques artistiques à l’Académie d’Ostende, il débarque à Bruxelles chez son demi-frère Théo Hannon pour y poursuivre ses études à l’Académie des Beaux Arts. En compagnie de Théo, il est introduit dans les cercles bourgeois de libéraux de gauche qui fleurissent en périphérie de l’Université libre de Bruxelles (ULB).
Chez Ernest Rousseau, professeur à l’Université libre de Bruxelles, dont il deviendra recteur, Ensor découvre les enjeux de la lutte politique. Madame Rousseau est microbiologiste, passionnée d’insectes, de champignons et… d’art. Les Rousseau tiennent salon, rue Vautier à Bruxelles, près de l’atelier d’Antoine Wiertz et de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique. Rendez-vous privilégié pour les artistes, les libres penseurs et autres esprits influents. Ensor y rencontre Félicien Rops et son beau-fils Eugène Demolder, mais aussi peut-être l’écrivain et critique d’art Joris-Karel Huysmans ainsi que l’anarchiste communard et géographe français Elisée Reclus.
De retour à Ostende, Ensor installe son atelier dans la maison familiale où il réalise ses premiers chefs-d’œuvre, portraits empreints de réalisme et paysages inspirés par l’impressionnisme.
Aux pays des couleurs
« La vie n’est qu’une palpitation ! », s’écrie Ensor. Ses nuages sont des masses grises, or et azur au-dessus d’une ligne de toits. Sa Dame au brise-lames (1880) est prise dans un glacis de gris et de nacre, au bout de la jetée.
Ensor est un chef d’orchestre se servant de couteaux et de pinceaux pour étaler la peinture en couches fines ou épaisses et ajouter par-ci par-là des accents pâteux.
Son génie prend tout son envol dans son tableau La Mangeuse d’huîtres (1882). Même si l’ensemble a l’air de dégager une certaine tranquillité, il peint en réalité une gigantesque nature morte qui semble avoir avalé sa sœur cadette Mitche.
L’artiste baptise d’abord le tableau Au pays des couleurs, plus abstrait que La Mangeuse d’huîtres, puisque ce sont bien les couleurs qui jouent le rôle principal dans la composition.
Nacres des coquillages, blanc bleuâtre de la nappe, reflets des verres et bouteilles, tout est dans la variation, tant dans l’élaboration que dans les tonalités de couleur. Ensor conserve l’approche classique : il utilise toujours des sous-couches tandis que les impressionnistes appliquent la peinture directement sur la toile blanche. Les pigments dont il se sert sont également très traditionnels : rouge vermillon, blanc de plomb, terre brune, bleu de cobalt, bleu de Prusse et outremer synthétique. Le jaune chrome de La Mangeuse d’huîtres fait exception. L’intensité de ce pigment est bien plus élevée que celle du jaune de Naples plus pâle qu’il utilisait auparavant. Mais ses couleurs, qu’il utilise souvent de manière pure au lieu de les mélanger, sont bien plus claires que celles des anciens.
L’écrivain Emile Verhaeren, qui écrira plus tard la première monographie du peintre, contemple La Mangeuse d’huîtres et s’exclame : « C’est la première toile réellement lumineuse ».
Epoustouflé, il souhaite mettre en avant Ensor comme le grand innovateur de l’art belge. Mais les avis ne sont pas unanimes. La critique n’est pas tendre : les couleurs sont trop criardes et l’œuvre est peinte de manière négligée.
De plus, il est immoral de peindre « un sujet de second rang » (En monarchie, il n’existe pas de citoyens, seulement des « sujets », une femme ne faisant pas partie de l’aristocratie) dans de telles dimensions – 207 cm sur 150 cm. Par la vue plongeante, librement appliquée, on a l’impression que tout dans le tableau va déborder de son cadre.
Le Salon d’Anvers, qui expose le meilleur de l’art actuel, refuse l’œuvre en 1882. Même les anciens compères bruxellois de L’Essor refusent La Mangeuse d’huîtres un an plus tard.
Le groupe des XX
C’est ainsi qu’en Belgique, la révolution artistique de 1884 démarrera par une phrase lancée par un membre du jury officiel : « Qu’ils exposent chez eux ! » avait-il clamé, refusant les toiles de deux ou trois peintres ; c’est donc ce qu’ils firent, en exposant chez eux, dans des « salons citoyens », ou en créant leur propres associations culturelles.
C’est dans ce contexte que Octave Maus et Ensor créeront à Bruxelles le « groupe des XX », cercle artistique d’avant-garde.
Parmi les « vingtistes » du début, outre Ensor, on trouve Fernand Khnopff, Jef Lambeaux, Paul Signac, George Minne et Théo Van Rysselberghe.
Parmi les artistes invités à venir exposer leurs œuvres à Bruxelles, de grands noms tels que Ferdinand Rops, Auguste Rodin, Camille Pissarro, Claude Monet, Georges Seurat, Gustave Caillebotte, Henri de Toulouse-Lautrec, etc.
C’est donc seulement en 1886 qu’Ensor peut exposer son œuvre novatrice La Mangeuse d’huîtres pour la première fois au groupe des XX.
Pour autant, ce n’est pas la fin de son calvaire. En 1907, le conseil communal de Liège décide de ne pas acheter l’œuvre pour le musée des Beaux-Arts de la ville.
Heureusement, Emma Lambotte, amie d’Ensor, ne laisse pas tomber le peintre. Elle achète le tableau et l’expose chez elle, dans son salon citoyen.
Engagement social et politique
Les troubles sociaux contemporains de son ascension en tant que peintre, qui virent à la tragédie lors des affrontements meurtriers de 1886 entre ouvriers et garde civique, l’incitent à trouver dans les masses en tant qu’acteur collectif un puissant compagnon d’infortune.
A la fin du XIXe siècle, la capitale belge, est une marmite bouillonnante d’idées révolutionnaires, créatrices et innovantes. Karl Marx, Victor Hugo et bien d’autres, y trouvent exil, parfois brièvement.
Le symbolisme, l’impressionnisme, le pointillisme et l’art nouveau s’y disputent leurs titres de gloire. Pour sa part, Ensor, il faut bien le reconnaître, puisant dans tous les courants, restera un inclassable s’élevant au-dessus des modes, des tendances du moment et des goûts éphémères, et de très loin.
Si Marx s’est trompé sur bien des points, il comprenait bien qu’à une époque où la finance tirait sa richesse de la production, la modernisation des moyens de production portait en germe la transformation des rapports sociaux. Tôt ou tard, et à tous les niveaux, ceux qui produisent la richesse clameront leur juste place dans le processus décisionnel.
Le combat d’Ensor pour un art plus libre reflète et coïncide avec le changement d’époque qui s’opère alors.
Partie de Vienne en Autriche, la crise bancaire de mai 1873 provoque un krach boursier qui marque le début d’une crise appelée la Grande Dépression, et qui court sur le dernier quart du XIXe siècle. Le 18 septembre 1873, Wall Street est pris de panique et ferme pendant 10 jours.
En Belgique, après une période marquée par une vertigineuse industrialisation, la loi Le Chapelier, une loi appliquée en 1791, soit quarante ans avant la naissance de la Belgique, qui interdisait la moindre forme d’organisation d’ouvriers, est abrogée en 1867, mais la grève est toujours un crime sanctionné par l’État.
C’est dans ce contexte qu’une centaine de délégués de représentants de syndicats belges fondèrent en 1885 le Parti ouvrier belge (POB). Réformistes et prudents, ils réclament en 1894, non pas la « dictature du prolétariat », mais une forte « socialisation des moyens de production ».
La même année, le POB obtient 20 % des suffrages exprimés aux élections législatives et compte 28 députés. Il participe à plusieurs gouvernements jusqu’à sa dissolution lors de l’invasion allemande en mai 1940.
Horta, Jaurès et la Maison du Peuple de Bruxelles
L’architecte Victor Horta, grand innovateur de l’Art Nouveau et dont les premières demeures symbolisent un nouvel art de vivre, sera chargé par le POB de construire la magnifique « Maison du Peuple » à Bruxelles, un bâtiment remarquable, fait principalement d’acier, abritant un maximum de fonctionnalités : bureaux, salle de réunion, magasins, café, salle de spectacle…
Le bâtiment fut inauguré en 1899 en présence de Jean Jaurès. En 1903, Lénine y participa au congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.
Jean Jaurès prononça d’ailleurs son dernier discours, le 29 juillet 1914, au Cirque Royal de Bruxelles, lors d’une grande réunion de l’Internationale socialiste pour sauver la paix.
En parlant des menaces de la guerre, Jaurès dit :
« Attila est au bord de l’abîme, mais son cheval trébuche et hésite encore ». S’opposant, comme il le fit toute sa vie, à ce que la France se soumît à un rôle subalterne, il dit textuellement : « Si l’on fait appel à un traité secret avec la Russie, nous en appellerons au traité public avec l’Humanité ».
Et il termina son discours, le meilleur de sa vie, par des paroles prophétiques dont voici le texte quasi littéral : « Au début de la guerre, tout le monde sera entraîné. Mais lorsque les conséquences et les désastres se développeront, les peuples diront aux responsables : ’Allez-vous en et que Dieu vous pardonne’ ».
Selon les témoins, à Bruxelles, le discours de Jaurès souleva l’auditoire, composé de milliers de personnes appartenant à toutes les classes de la société. Deux jours plus tard, le 31 juillet 1914, Jaurès, de retour à Paris, est assassiné.
Quant à la Maison du Peuple de Bruxelles, elle fut détruite en 1965 et remplacé par un remarquable chef-d’œuvre de la laideur.
Alimentation doctrinaire
L’art d’Ensor, surtout dans ses gravures, sera l’écho de ce grand chamboulement. Sa critique sociale et politique serpente à travers ses meilleures œuvres, dont aucune n’est peut-être aussi virulente que sa gravure Alimentation doctrinaire (1889/1895) montrant des figures incarnant les pouvoirs en place (Le roi des Belges, le clergé, etc.) littéralement déféquant sur les masses, une sale habitude qui reste bien enracinée chez nos « élites », si l’on revoit le traitement qu’on a infligé, sans la moindre discrimination, à nos « gilets jaunes ».
Ensor, dans ces gravures, présente les grandes revendications du POB : le suffrage universel (voté en 1893, de façon imparfaite, du moins pour les hommes), le service militaire « personnel » (c’est-à-dire pour tous, voté en 1913) et l’instruction universelle obligatoire (votée en 1914).
La revanche
Face à l’injustice et à l’incompréhension, Ensor ne peut plus réprimer sa juste colère. Pour s’amuser, et reconnaissons-le, se venger, il compte bien « se payer » ceux qui l’ignorent, le méprisent et le sabotent, avant tout cette aristocratie belge qui s’accroche à ses privilèges comme les moules aux roches.
Déconstruisant le carcan des règles académiques, s’inspirant de Goya, Ensor se forge alors un langage puissant de métaphores et de symboles.
Dans un premier temps, il veut renvoyer cette élite oligarchique belge, se prétendant hypocritement « catholique », aux fondements mêmes des principes humanistes qu’elle piétine.
Entre 1888 et 1892, Ensor a commencé à traiter des thèmes religieux. Comme le firent aussi Gauguin et Van Gogh, le peintre s’identifie au Christ persécuté.
En 1889, à 28 ans, il peint L’Entrée du Christ à Bruxelles, une vaste toile satirique qui fit sa renommée. Même ses proches, désireux de à se faire reconnaître pour exister, n’en veulent pas. La toile est refusée au Salon des XX où il est question de l’exclure du Cercle dont il est pourtant l’un des membres fondateurs ! Contre le souhait d’Ensor, les « vingtistes », courant vers le succès, se séparent quatre ans après pour se recréer sous le nom de La Libre Esthétique.
Dans cette œuvre, une large banderole rouge renseigne « Vive la sociale » et non « Vive le Christ ». Seul un petit panneau sur le côté applaudit un Jésus, roi de Bruxelles. Mais que diable le prophète, qui a les traits du peintre et presque perdu dans la foule, vient-il faire à Bruxelles ? Le socialisme a-t-il remplacé le christianisme au point que si Jésus revenait aujourd’hui, il le ferait sous la banderole « Vive la sociale », référence à la « République sociale » dont les partisans mettaient en avant le droit au travail, le rôle de l’État dans la lutte contre les inégalités, le chômage et la maladie ?
Pour les amis d’Ensor, il avait perdu la raison. En effet, il fallait « être fou » pour prendre de face, aussi bien l’oligarchie dominante que le peuple dont il espérait obtenir respect et reconnaissance.
L’avocat et critique d’art belge Octave Maus, co-fondateur avec Ensor des XX, a résumé de manière célèbre la réaction des critiques d’art contemporains au « coup de gueule pictural » d’Ensor :
« Ensor est le chef d’un clan. Ensor est sous les feux de la rampe. Ensor résume et concentre certains principes qui sont considérés comme anarchistes. En bref, Ensor est une personne dangereuse qui a initié de grands changements (…) Il est par conséquent marqué pour les coups. C’est sur lui que sont dirigées toutes les arquebuses. C’est sur sa tête que sont déversés les récipients les plus aromatiques des soi-disant critiques sérieux.«
En 1894, invité à exposer à Paris, son œuvre, plus objet intellectif qu’esthétique, suscite peu d’intérêt. Désespéré de ne pas rencontrer le succès, Ensor, persistera avec une peinture survoltée, sauvage, saturée et violemment bariolée.
Squelettes et masques
Très tôt, des têtes de mort, des squelettes et des masques font irruption dans son œuvre. Il ne s’agit pas là de l’imagination morbide d’un esprit malade comme le prétendent ses calomniateurs.
Radical ? Insolent ? Certes ; sarcastique, souvent ; pessimiste ? Jamais ! ; anarchiste ? disons plutôt « esprit gilet jaune », c’est-à-dire fortement contestataire d’un ordre établi ayant perdu toute légitimité et, absorbé par d’immenses manœuvres géopolitiques, marchant comme une horde de somnambules vers la « Grande Guerre » et la Deuxième Guerre mondiale qui vient derrière !
Têtes de morts, symboles de la vérité
Poétiquement, Ensor va ressusciter la métaphore ultra-classique des « Vanités » de la Renaissance, thème en somme très chrétien qui figure déjà dans « Le Triomphe de la Mort », ce poème de Pétrarque qui inspira le peintre flamand Pieter Bruegel l’Ancien ou encore la série de gravures sur bois d’Holbein, « La danse macabre ».
Un crâne juxtaposé à un sablier étaient les éléments de base permettant de visualiser le caractère éphémère de l’existence humaine sur terre. En tant qu’humains, nous rappelle cette métaphore, nous essayons en permanence de ne pas y penser, mais fatalement, nous finissons tous par mourir, du moins sur le plan corporel.
Notre « vanité », c’est cette envie permanente de nous croire éternels.
Ensor, n’hésitait pas à faire appel aux symboles. Pour pénétrer son œuvre, il faut donc savoir lire le sens qu’ils « cachent ». Visuellement, face au triomphe du mensonge et de l’hypocrisie, Ensor, en bon chrétien, érige donc la mort en seule vérité capable de donner du sens à notre existence. C’est elle qui triomphe sur notre existence physique.
Les masques, symbole du mensonge.
Petit à petit, comme dans La Mort et les masques (1897) (image en tête d’article), l’artiste va dramatiser encore un peu plus cette thématique en opposant la mort à des masques grotesques, symbole du mensonge et de l’hypocrisie des hommes. 1
Souvent dans ses œuvres, dans une inversion sublime des rôles, c’est la mort qui rit et ce sont les masques qui hurlent et pleurent, jamais l’inverse.
On dira que c’est grotesque et effroyable, mais en réalité, ce n’est que normal : la vérité rit lorsqu’elle triomphe et le mensonge pleure lorsqu’il voit sa fin arriver ! A cela s’ajoute, que lorsque la mort revient parmi les vivants et montre la flamme tremblante du chandelier, ces derniers hurlent, alors que la première a un gros avantage : elle est déjà morte et donc apparaît vit sans crainte !
Pensant sans doute à cette aristocratie bruxelloise qui accourut à Ostende pour y faire trempette, Ensor écrit :
« Ah ! Il faut les voir les masques, sous nos grands ciels d’opale et quand barbouillés de couleurs cruelles, ils évoluent, misérables, l’échine ployée, piteux sous les pluies, quelle déroute lamentable. Personnages terrifiés, à la fois insolents et timides, grognant et glapissant, voix grêles de fausset ou de clairons déchaînés.«
Ce même Ensor fustigea également les mauvais médecins tirant un immense ver solitaire du ventre d’un patient, les rois et les prêtres qu’il peignit « chiant » littéralement sur le peuple. Il pourfend les poissardes des bars, les critiques d’art qui n’ont pas vu son génie et qu’il peint sous la forme de crânes se disputant un hareng saur (jeu de mot sur « Art Ensor »).
Les Carnets du Roi
En 1903, un scandale d’une ampleur inédite éclate et secoue la Belgique, la France, et les pays voisins. Les Carnets du Roi, un ouvrage publié anonymement à Paris, et rapidement interdit à Bruxelles, dresse le portrait d’un autocrate à barbe blanche.
Sans le nommer, on y voit aisément Léopold II, le roi des Belges. Arrogant, prétentieux et roublard, il se révèle plus soucieux de s’enrichir et de collectionner les maîtresses que de veiller au bien commun des citoyens et au respect des lois d’un état démocratique. L’ouvrage, publié par un éditeur belge installé à Paris, avait jailli sous la plume d’un écrivain belge de la région liégeoise, Paul Gérardy (1870-1933), par hasard, un ami d’Ensor.
L’histoire des Carnets du Roi est avant tout celle d’un monarque dont on ne manque pas de se gausser par l’écrit et le dessin durant tout son règne, mais dont on critique également de façon extrêmement virulente, les méthodes utilisées pour gouverner son domaine personnel du Congo.
Divisé en une trentaine de courts chapitres, l’ouvrage se présente comme une suite de lettres et de conseils que le roi vieillissant adresse à celui qui devrait bientôt lui succéder sur le trône, son neveu Albert, par la suite protecteur d’Ensor et très impliqué avec son ami Albert Einstein qu’il accueillit en Belgique, à prévenir l’avènement de la Deuxième Guerre mondiale.
Dans Les Carnets, véritable satire, le monarque explique combien l’hypocrisie, le mensonge, la trahison et le double langage sont nécessaires à l’exercice du pouvoir : non pas pour assurer le bien des « gens du peuple » ou la stabilité de l’État monarchique, mais tout simplement pour s’enrichir sans vergogne. Les pages consacrées à l’exploitation des populations du Congo et au « rétablissement de l’esclavage » (sic) par un roi qui passait, via l’explorateur Stanley, pour en avoir été l’un des éradicateurs, sont d’une impitoyable lucidité.
Elles rejoignent les dénonciations les plus autorisées du monarque à la barbe blanche, à qui Gérardy prête ces mots :
« J’ai eu soin de faire publier que je n’étais soucieux que de civiliser les nègres, et comme cette sottise était affirmée avec sincérité par quelques convaincus, on y a cru rapidement et cela m’évita quelques ennuis.«
Rencontre avec Albert Einstein
Après 1900, des premières expos lui sont consacrées. Verhaeren écrit sa première monographie. Mais, curieusement, ce succès a désamorcé sa force de peintre. Il se contente de répéter ses thèmes favoris ou de s’autoportraiturer, y compris en squelette. Il reçoit en 1903 l’Ordre de Léopold. Enfin reconnu !
Le monde entier défile à Ostende pour le voir. Au début de l’année 1933, Ensor y rencontre Albert Einstein, de passage en Belgique après avoir fui l’Allemagne. Einstein, qui a résidé pendant quelques mois à Den Haan, non loin d’Ostende, fut protégé par le roi des Belges, Albert Ier, avec qui il se coordonne pour tenter d’empêcher une nouvelle guerre mondiale.
Si l’on prétend qu’Ensor et Einstein ne se comprenaient guère, la citation suivante indique plutôt le contraire. Ensor, toujours lyrique, aurait dit :
« Louons tous promptement le grand Einstein et ses ordres relatifs, mais condamnons l’algébrisme et ses racines carrées, les géomètres et leurs raisons cubiques. Je dis que le monde est rond….«
En 1929, le roi Albert Ier accorde le titre de baron à James Ensor.
En 1934, à l’écoute de tout ce qu’apporte Franklin Roosevelt et voyant la Belgique prise dans le tumulte du krach de 1929, le roi des Belges missionne son Premier ministre De Broqueville pour réorganiser le crédit et le système bancaire à l’instar du modèle du Glass-Steagall Act adopté aux Etats-Unis en 1933.
Le 17 février 1934, lors d’une escalade à Marche-les-Dames, Albert I décède dans des conditions jamais élucidées. Le 6 mars, De Broqueville fait un discours au Sénat belge sur la nécessité de faire son deuil du Traité de Versailles et d’arriver à une entente des Alliés de 1914-1918 avec l’Allemagne sur le désarmement, faute de quoi on irait vers une nouvelle guerre…
De Broqueville entame ensuite avec énergie la réforme bancaire. Ainsi, le 22 août 1934 sont promulgués plusieurs Arrêtés Royaux notamment l’Arrêté n°2 du 22 août 1934, relatif à la protection de l’épargne et de l’activité bancaire, imposant une scission en sociétés distinctes, entre banques de dépôt et banques d’affaire et de marché.
Bombes picturales
A partir de 1929, Ensor est surnommé le « prince des peintres ». L’artiste a une réaction inattendue face à cette reconnaissance trop longtemps attendue et trop tard venue à son goût : il abandonne la peinture et consacre les dernières années de sa vie exclusivement à la musique contemporaine avant de mourir en 1949, couvert d’honneurs.
En 2016, une toile d’Ensor de 1891, surnommée « Squelette arrêtant masques », restée dans la même famille depuis près d’un siècle et inconnue des historiens, s’est vendu à 7,4 millions d’euros, record mondial pour cet artiste.
Au centre, la mort (ici un crâne coiffé du bonnet en peau d’ours typique du 1er régiment de grenadiers) prise à la gorge par d’étranges masques qui pourraient représenter les souverains de pays préparant les prochains conflits. Les masques (le mensonge) s’apprêtent à étrangler sans succès la vérité (la tête de mort) ? Ainsi, plus de cent ans plus tard, les bombes picturales d’Ensor explosent encore joyeusement à la tête des esprits étroits et frileux, des bourgeois enfarinés et des pisse-vinaigre, comme il l’aurait dit lui-même.
- En 1819, un autre artiste, le poète anglais Percy Bysshe Shelley avait composé son poème politique Le Masque de l’Anarchie en réaction au massacre de Peterloo (18 morts, 700 blessés) lorsque la cavalerie chargea une manifestation pacifique de 60 000 à 80 000 personnes rassemblées pour demander une réforme de la représentation parlementaire. Dans cet appel à la liberté, il dénonce une oligarchie tuant à sa guise (l’anarchie). Loin d’un appel à la contre-violence anarchique, il s’agit peut-être de la première déclaration moderne du principe de résistance non violente. ↩︎
The « Miracle of Gandhara » : When Buddha turned himself into man
It was during my trip to Afghanistan in November 2023 that I realized how little I knew about this part of the world. Although Islam prevails in Afghanistan and Pakistan today, we often forget that a region shared by these two countries, historically known as Gandhara, played a major role in the epic of Buddhism from the 1st to the 3rd century AD, a spirituality which, by rejecting any idea of caste, was to shake up the world order.
A crossroads on the Silk Roads linking Europe to India and China, Gandhara was the site of a genuine dialogue between Eurasian, Persian, Turkish, Greek, Chinese and Indian cultures.
Buddhism. It was through the voluntarism of two Central Asian kings (Ashoka and the Kuchan ruler Kanishka) that Buddhism, born in Nepal, found the energy and determination to win over the minds and hearts of the world.
Finally, it was in Gandhara that Buddhist art, breaking with the master’s instructions, appropriated the most beautiful forms of various Greek, Indian, Persian and other artistic cultures, to present Buddha in human form to the faithful, an enlightened man, full of wisdom and animated by compassion.
By offering freshness, poetry and a spectacularly modern sense of movement, the early Buddhist artists of Gandhara invite us to identify within ourselves a leap towards self-perfection. In this respect, they are the precursors of classical humanism and of many a Renaissance.
Isn’t it time we recognize the just place that merits their contribution to universal civilization?
Finally, seen the current situation, I’d like to quote Indian Prime Minister Nehru, who on October 3, 1960, addressed the United Nations General Assembly with words that have become ever more relevant: « In the distant past, a great son of India, the Buddha, said that the only true victory was one in which all were equally victorious and no one was defeated. In today’s world, this is the only concrete victory; any other path leads to disaster. »
SUMMARY
- Introduction
- The life of the Buddha
- The Four Truths and the Eightfold Path
- Reincarnation
- Aryans and Vedism
- Brahmins and the caste system
- India before Buddhism
- The great Buddhist councils
- The arrival of the Greeks
- The Maurya Empire
- The reign of Ashoka the Great
- Edicts of Ashoka
- Content of the edicts
- The Kushan Empire
- The miracle of Gandhara
a) Poetry
b) Literature
c) Urbanisation
d) Architecture, the invention of the stupa
e) Sculpture
— Aniconism
— End of aniconism
— Difference in form, difference in content
1) Gandhara Greco-Buddhist school
2) Mathura school
3) Andrah Pradesh school
4) School of the Gupta period. - When Asia meets Greece
a) Kushan coins
b) Bimaran reliquary
c) Harra Triad
d) Taking the earth as witness
e) All Bodhisattvas? - Buddhism today
- Science and religion, Albert Einstein and Buddha.
Introduction
The 5th and 4th centuries BC were a period of global intellectual ferment. It was a time of great thinkers, such as Socrates, Plato, and Confucius, but also Panini and Buddha.
In northern India, it was the age of Buddha, after whose death a « non-theistic » faith (Buddha was only a man…) emerged and spread far beyond its region of origin.
With between 500 million and 1 billion believers today, Buddhism has established itself as one of the world’s leading religious and philosophical beliefs.
The life of the Buddha
The Buddha » (the enlightened one) is the name given to a man called Siddhartha Gautama Shakyamuni (the wise man of the Shakya clan). He reached the age of eighty.
Traditions differ on the exact dates of his life, which modern research tends to place increasingly later: around 623-543 BC according to Theravada tradition, around 563-483 BC according to most specialists of the early 20th century, while others today place him between 420 and 380 BC (his life would not have exceeded 40 years).
According to tradition, Siddhartha Gautama was born in Lumbini (in present-day Nepal) as a Prince of the royal family of Kapilavastu, a small kingdom in the foothills of the Himalayas in present-day Nepal.
An astrologer is said to have warned the boy’s father, King Suddhodana, that when growing up, the child would either become a brilliant ruler or an influential monk, depending on how he viewed the world.
Fiercely determined to make him his successor, Siddhartha’s father never let him see anything outside the palace walls.
While offering him every distraction and pleasure, he made him a virtual prisoner until the age of 29.
When the young man finally escapes his gilded cage, he discovers the existence of people affected by old age, illness, and death.
Moved by the suffering of the ordinary people he met, Siddhartha abandoned the ephemeral pleasures of the palace to seek a higher purpose.
He first tried ultra-severe asceticism, which he abandoned six years later, realizing it was an exercise in futility.
He then sat down to meditate under a large bodhi (fig tree), where he experienced nirvana (« liberation » or, in Sanskrit, « extinction » of the ego). He became known as « The Buddha » (“the enlightened one”).
The « Four Truths » and the « Eight-fold Path »
Buddha taught his young disciples the « Middle Path », between the two extremes of mortification and lavishness. He enunciates the « Four Noble Truths »:
- The noble truth of suffering;
- The noble truth of the origin of suffering;
- The noble truth of the cessation of suffering;
- The noble truth of the path leading to the cessation of suffering, that of the “Noble Eightfold Path”.
Somewhat similar to what Augustine and even more so the Brothers of the Common Life argued in the Christian world, Buddhism insists on the fact that our attachment to earthly existence (both the good and the evil) inflicts suffering. Among Christians, it is said that attachment to “Earthly Paradise” leads us inexorably to “sin”, a concept non-existent in Buddhism for which all errors come from ignorance of the right path.
For Buddha, it is necessary to combat, even extinguish, any sense of the excessive “I” (Today we could say “ego”). It is possible to end our suffering by transcending this strong sense of “I” to enter into greater harmony with things in general.
The means to achieve this are summarized in the « Noble Eightfold Path », sometimes represented by the eight spokes of a « Wheel of the Law » that Buddha will set in motion, the Dharma, a word one cannot translate with one word of western languages, but akin to “the law, or rather a set of moral and philosophical precepts to work on.
These eight points of the “Noble Eightfold Path” are:
- Right view.
- Right thought.
- Right speech.
- Right action.
- Right livelihood.
- Right effort.
- Mindfulness.
- Right concentration.
- Right view is important right from the start because if we can’t see the truth of the four noble truths, we can’t begin.
- Right thinking follows naturally from this. The term « right » here means « in accordance with the facts », i.e. with the way things are – which may be different from the way I would like them to be.
- Right thinking, right speech, right action, and right livelihood imply moral restraint – refraining from lying, stealing, committing violent acts, and earning a living in a way that is not detrimental to others. Moral restraint not only contributes to general social harmony but also helps us to control and diminish the inordinate sense of « self ». Like a spoiled child, the « I » grows wide and unruly the longer we let it have its way.
- Finally, right effort is important, because the « I » thrives on idleness and wrong effort; some of the greatest criminals are the most energetic people, so effort must be appropriate to the diminution of the « I » (today we’d say ego), and in any case, if we’re not prepared to make an effort, we can’t hope to achieve anything, either in the spiritual sense, or in life. The last two stages of the path, mindfulness and concentration or enthralment , represent the first step towards liberation from suffering.
The ascetics who had listened to the Buddha’s first discourse became the nucleus of a « sangha » (a community, a movement) of men (women were to join later) who followed the path described by the Buddha in his Fourth Noble Truth, the one specifying the “Noble Eightfold Path”.
To make Buddhist nirvana completely accessible to ordinary people during their individual lifetime, the Buddhist imagination invented the intriguing concept of « Bodhisattva », a word whose meaning varies according to context. It can refer to the state Buddha himself was in before his « awakening », or to an ordinary person who has resolved to become a Buddha in the future and has received confirmation or prediction from a living Buddha that this will be so.
In Theravada (“old school”) Buddhism, only a select few can become Bodhisattva, such as Maitreya, presented as the « Buddha of the future ». But in Mahayana Buddhism (“Great Vehicle”), a Bodhisattva refers to anyone who has generated “bodhicitta”, a spontaneous wish and compassionate spirit aimed at attaining Buddhahood for the benefit of “all sentient beings”, including humans and animals. Given that a person may, in a future life, be reincarnated as a mere animal, respect for animals is essential.
Reincarnation
If Siddhartha would build his own vision on certain foundations of Hinduism, one of the world’s oldest religions, he would introduce revolutionary changes with large political implications.
In most beliefs involving reincarnation (Hinduism, Jainism, Sikhism), the soul of a human being is immortal and does not disperse after the physical body disappears. After death, the soul simply transmigrates (metempsychosis) into a newborn baby or animal to continue its immortality. The belief in the rebirth of the soul was expressed by ancient Greek thinkers, beginning with Pythagoras, Socrates, and Plato.
Buddhism aims to bring lasting, unconditional happiness. Hinduism aims to free oneself from the cycle of births and rebirths and, ultimately, to attain moksha or liberation from births and rebirths.
Buddhism and Hinduism agree on karma, dharma, moksha, and samsara (reincarnation). But they strongly differ politically in that Buddhism sees personal commitment as more important than formal rituals and refuses the caste system. Buddhism therefore advocates a more egalitarian society.
Whereas Hinduism holds that the attainment of nirvana is only possible in future lives, the more voluntarist and optimistic Buddhism holds that once you’ve realized that life is suffering, you can put an end to that suffering in your present life.
Buddhists describe their rebirth as a flickering candle lighting another candle, rather than an « immortal » soul or « self » passing from one body to another, as Hindus do. For Buddhists, it’s a rebirth without a « self », and they regard the realization of non-self or emptiness as nirvana (extinction), whereas for Hindus, the soul, once freed from the cycle of rebirths, doesn’t become extinct, but unites with the Supreme Being and enters an eternal state of divine bliss.
Aryans and Vedism
One of the great traditions that shaped Hinduism was the Vedic religion (« Vedism »), which flourished among the Indo-Aryan peoples of the north-western Indian subcontinent (Punjab and the western Gangetic plain) during the Vedic period (1500-500 BC).
During this period, nomadic peoples from the Caucasus, calling themselves « Aryans » (« noble », « civilized » and « honorable »), entered India via the northwest frontier.
The term “Aryan” has a very bad historical connotation, especially in the 19th Century, once several virulent anti-Semites, such as Arthur de Gobineau, Richard Wagner, and Houston Chamberlain started promoting the obsolete historical “Aryan race” concept supporting the white supremacist ideology of Aryanism that portrayed the Aryan race as a “master race”, with non-Aryans regarded as racially inferior (Untermensch) and an existential threat to be exterminated.
From a purely scientific standpoint, in his book The Arctic Home (1903), the Indian teacher Bal Gangadhar Tilak (1856-1920), based on his analysis of astronomical observations contained in the Vedic hymns, formulates the hypothesis that the North Pole was the original home of the Aryans during the pre-glacial period. They supposedly left this region due to climatic changes around 8000 BC, migrating to the northern parts of Europe and Asia. Mahatma Gandhi called Tilak, who led the country’s early independence movement,« the architect of modern India ».
The Aryans arriving from the North were probably less barbaric than has been so far suggested. Thanks to their military superiority and cultural sophistication, they took over the entire Gangetic plain, eventually extending to the Deccan plateau in the South. This conquest has left its mark to the present day, as the regions occupied by these invaders speak Indo-Aryan languages derived from Sanskrit. (*1)
The Sanskrit philologist, grammarian, and scholar Panini, believed to be a contemporary of Buddha, is best known for his treatise on Sanskrit grammar, which has attracted much comment from scholars of other Indian religions, notably Buddhism.
In fact, according to the best archaeological research available today, Vedic culture has deep roots in the Eurasian culture of the Sintashta steppes (2200-1800 BC) south of the Urals, in the Andronovo culture of Central Asia (2000-900 BC) stretching from the southern Urals to the headwaters of the Yenisei in Central Siberia, and ultimately in the Indus Valley (Harappan) civilization (7000-1900 BC).
At the heart of this Vedic culture are the famous “Vedas” (knowledge), four religious texts recording the liturgy of rituals and sacrifices, and the oldest scriptures in Hinduism. The oldest part of the Rigveda was composed orally in north-western India (Punjab) between around 1500 and 1200 BC, i.e. 700 years before Plato but shortly after the collapse of the Indus Valley Civilization.
Scholars trace the origin of “Brahmanism” to Vedic times. The concept of “Brahman” was that of a pure essence that not only diffused itself everywhere but constituted everything. Men, gods, and the visible world were merely its manifestations. Such was the fundamental doctrine of Brahmanism, another name for Hinduism.
Brahmins and the caste system
To teach that to all of humanity, an all-powerful cast of high priests was created, the Brahmins whose social rank would rise to the top of a caste system. This makes it all a little bit complicated because while “Brahmâ” designates a God in Indian religions, “Brahman” designates Ultimate Reality and “Brahmin” the priest.
However, with the emergence of this Aryan culture came what is known as « Brahmanism », i.e. the birth of an all-powerful caste of high priests.
According to Gajendran Ayyathurai, an Indian anthropologist at the University of Göttingen in Germany:
« Numerous linguistic and historical studies point to socio-cultural disturbances resulting from this migration and the penetration of Brahman culture in various regions, from western South Asia to North India, South India, and South-East Asia ».
Although the term « Brahmin », literally a « superior » member of the highest priestly caste, does appear in the Vedas, modern scholars temper this fact and point out that « there is no evidence in the Rigveda of an elaborate, highly subdivided and very important caste system ».
But with the emergence of a ruling class of Brahmins, who became bankers and landowners, particularly during the, initially very promising, Gupta period (319 to 515 A.D.), a dehumanizing caste system was established. The feudal ruling class, as well as the priests, emphasized local gods, which they gradually integrated with Brahmanism to appeal to the masses. Even among the rulers, the choice of deities indicated divergent positions: part of the Gupta dynasty traditionally supported the god Vishnu, while its rivals supported the god Shiva.
The destructive caste system was then amplified and used to the full by the British East India Company, a private enterprise steering the British Empire, to impose its aristocratic and colonial power over India – a policy that still persists, especially in people’s minds.
The Hindu caste system revolves around two key concepts that categorize members of society: varna and jati. The varna (colors) divide first the Hindus and then the entire Indian society into a hierarchy of four major social classes:
- Brahmins (priestly class);
- Kshatriyas (warriors and rulers);
- Vaishyas (merchants);
- Shudras (manual workers).
In addition, jati refers to at least 3,000 hierarchical classifications, within the four varnas, between social groups according to profession, social status, common ancestry, and locality.
The justification for this “social stratification” is intimately linked to the Hindu vision of karma. Each person’s birth is directly linked to karma, the balance sheet of his or her previous life. Thus, mechanically, birth into the Brahmin varna is the result of good karma.
“Those whose conduct here has been good will quickly have a good birth – birth as a Brahmin, birth as a Kshatriya, or birth as a Vaishya. But those whose conduct here has been bad will quickly get a bad birth – birth as a dog, pig or chandala (bandit)”
(Chandogya Upanishad 5.10.7).
According to this theory, karma determines birth into a class, which in turn defines a person’s social and religious status, which in turn describes a person’s duties and obligations towards that specific status.
In 2021, a survey revealed that three out of ten Indians (30%) identify themselves as members of the four varnas. Only 4.3% of today’s 60.5 million Indians identify themselves as Brahmins. Only some members are priests, while others exercise professions such as educators, legislators, scholars, doctors, writers, poets, landowners, and politicians. As the caste system evolved, Brahmins became an influential varna in India, discriminating against other lower castes.
The vast remainder of Indians (70 percent), including Hindus, declare themselves as being « Dalits« , also known as « Untouchables », who are individuals considered, from the point of view of the caste system, to be out of the castes and assigned to functions or occupations deemed ‘impure’.
Present in India, but also throughout South Asia, the Dalits are victims of numerous forms of discrimination. In India, the overwhelming majority of Buddhists declare themselves as being Dalits.
As early as the 1st century, the Indian Buddhist philosopher, playwright, poet, musician, and orator Asvaghosa (c. 80 – c. 150 a. DC), vocally condemned this caste system with two kinds of argument. Some are borrowed from the most revered texts of the Brahmins themselves; others are based on the principle of the natural equality of all men.
The author underscores that
« the quality of Brahmin is inherent neither in the principle that lives within us, nor in the body in which this principle resides, and it results neither from birth, nor from science, nor from religious practices, nor from the observance of moral duties, nor from knowledge of the Vedas. Since this quality is neither inherent, nor acquired, it does not exist, or rather all men can possess it ».
A Buddhist allegory clearly rejects and mocks the very idea of the caste system:
« Just as sand doesn’t become food just because a child says so, when young children playing on a main road build sand blocks and give them names, saying ‘This one is milk, this one meat and this one curdled milk’, so it is with the four varnas, as you Brahmins describe them. »
India before Buddhism
The time of the Buddha was that of India’s second urbanization and great social protest. The rise of the sramanas, wandering philosophers who had rejected the authority of the Vedas and Brahmins, was new. Buddha was not alone in exploring ways of achieving liberation (moksha) from the eternal cycle of rebirths (punarjanman).
The realization that Vedic rituals did not lead to eternal liberation led to the search for other means. Primitive Buddhism and yoga but also Jainism, Ajivika, Ajnana, and Carvaka were the most important sramanas. Despite their success in disseminating ideas and concepts that were soon to be accepted by all the religions of India, the orthodox schools of Hindu philosophy (astika) opposed the sramanic schools of thought and refuted their doctrines as « heterodox » (nastika), because they refused to accept the epistemic authority of the Vedas.
For over forty years, the Buddha crisscrossed India on foot to spread his Dharma, a set of precepts and laws governing the behavior of his disciples.
When he died, his body was cremated, as was the custom in India. The Buddha’s ashes were divided, and several reliquaries were buried in large hemispherical mounds known as stupas (dome-shaped funeral temples). By the time of his death, his religion was already widespread throughout central India and in major Indian cities such as Vaishali, Shravasti, and Rajagriha.
The Great Buddhist Councils
Four great Buddhist councils were organized, at the instigation of various kings seeking to escape the clutches of the Brahmin caste.
In 483 BC, just after the Buddha’s death, the first council was held under the patronage of King Ajatasatru (492-460 BC) of the Haryanka dynasty to preserve the Buddha’s teachings and reach a consensus on how his teachings could be disseminated.
The second Buddhist Council took place in 383 BC, one hundred years after the Buddha’s death, under the reign of King Kalasoka of the Sisunaga dynasty. Differences of interpretation arose on points of discipline as followers drifted further apart. A schism threatened to divide those who wished to preserve the original spirit and those who defended a broader interpretation.
The first group, called Thera (meaning « ancient » in Pâli), is at the origin of Theravada Buddhism. They aimed to preserve the Buddha’s teachings in their original spirit.
The other group was called Mahasanghika (Great Community). They interpreted the Buddha’s teachings more liberally and gave us Mahayana Buddhism.
The participants in the council tried to iron out their differences, with little unity but no animosity either. One of the main difficulties stemmed from the fact that the Buddha’s teachings, before being recorded in texts, had been transmitted only orally for three to four centuries. (*2)
The Arrival of the Greeks
The Greeks began to settle in the north-western part of the Indian subcontinent during the time of the Achaemenid Persian Empire.
Darius the Great (550 – 486 BC) conquered the region, but he and his successors also conquered much of the Greek world, which at the time included the entire peninsula of western Anatolia.
When Greek villages rebelled under the Persian yoke, they were sometimes ethnically cleansed. Their populations were forcibly deported to the other side of the empire.
As a result, numerous Greek communities sprang up in the remotest Indian regions of the Persian Empire.
In the 4th century BC, Alexander the Great defeated and conquered the Persian Empire.
By 326 BC, this empire encompassed the north-western part of the Indian subcontinent as far as the River Beas (which the Greeks called the Hyphasis). Alexander established satrapies and established several colonies. He turned south when his troops, aware of the immensity of India, refused to advance further east.
From 180 BC to around 10 AD, more than thirty Hellenistic kings succeeded one another, often in conflict with one another. This period is known in history as the « Indo-Greek Kingdoms ». One of these kingdoms was founded when the Greco-Bactrian king Demetrius invaded India in 180 BC, creating an entity that seceded from the powerful Greco-Bactrian kingdom, Bactria (including northern Afghanistan, part of Uzbekistan, etc.).
During the two centuries of their reign, these Indo-Greek kings integrated Greek and Indian languages and symbols into a single culture, as evidenced by their coins, and blended ancient Greek, Hindu, and Buddhist religious practices, as evidenced by the archaeological remains of their cities and signs of their support for Buddhism.
The Maurya Empire and Ashoka the Great
Around 322 BC, Greeks called Yona (Ionians) or Yavana in Indian sources, took part, along with other populations, in the uprising of Chandragupta Maurya, the founder of the Maurya Empire.
Chandragupta’s reign ushered in an era of economic prosperity, reform, infrastructure expansion, and tolerance. Many religions flourished in his kingdom and the empire of his descendants. Buddhism, Jainism, and Ajivika grew in importance alongside the Vedic and Brahmanic traditions, and minority religions such as Zoroastrianism and the Greek pantheon were respected.
Ashoka the Great
The Maurya Empire reached its apogee under the reign of Chandragupta’s grandson, Ashoka the Great, from 268 to 231 BC. Eight years after taking power, Ashoka led a military campaign to conquer Kalinga, a vast coastal kingdom in east-central India. His victory enabled him to conquer a larger territory than any of his predecessors.
Thanks to Ashoka‘s conquests, the Maurya Empire became a centralized power covering a large part of the Indian subcontinent, stretching from present-day Afghanistan in the west to present-day Bangladesh in the east, with its capital at Pataliputra (present-day Patna in India).
Before this, the Maurya Empire had existed in some disarray until 185 BC. It was Ashoka who transformed the kingdom with the extreme violence that characterized the early part of his reign. Between 100,000 and 300,000 people were killed in the Kalinga conquest alone!
But the weight of such destruction plunged the king into a serious personal crisis. Ashoka was deeply shocked by the number of people slaughtered by his armies.
Ashoka‘s Edict No. 13 reflects the great remorse felt by the king after observing the destruction of Kalinga:
« His Majesty felt remorse because of the conquest of Kalinga, for in the subjugation of a country not previously conquered, there are necessarily massacres, deaths, and captives, and His Majesty feels deep sorrow and regret. »
Ashoka subsequently renounced military displays of force and other forms of violence, including cruelty to animals. Deeply convinced by Buddhism, he devoted himself to spreading his vision of dharma, just and moral conduct. He encouraged the spread of Buddhism throughout India.
According to French archaeologist and scholar François Foucher, even if cases of animal abuse did not disappear overnight, belief in the brotherhood of all living beings still flourished in India more than anywhere else.
In 250 BC, Ashoka convened the third Buddhist council. Theravada sources mention that, in addition to settling internal disputes, the council’s main function was to plan the dispatch of Buddhist missionaries to various countries to spread Buddhism.
These reached as far as the Hellenistic kingdoms to the west, starting with neighboring Bactria. Missionaries were also sent to South India, Sri Lanka, and Southeast Asia (possibly Burma). The fact that these missions were deeply involved in the flourishing of Buddhism in Asia during Ashoka‘s time is well supported by archaeological evidence. Buddhism was not spread by pure chance but as part of a creative, stimulating, and well-planned political operation along the Silk Roads.
According to the « Mahavamsa » (“Great Chronicle” XII, 1st paragraph), relating the history of the Sinhalese and Tamil kings of Ceylon (today Sri Lanka), the Council and Ashoka sent the following Buddhist missionaries:
- Elder Majjhantika led the mission to Kashmir and Gandhara (today’s northwest Pakistan and Afghanistan);
- Elder Mahadeva led the mission in southwest India (Mysore, Karnataka);
Rakkhita led the mission in southeast India (Tamil Nadu); - Elder Yona (Ionian, Greek) Dharmaraksita led the mission in Aparantaka (« the western frontier ») comprising northern Gujarat, Kathiawar, Kutch, and Sindh, which were all parts of India at the time);
- The elder Mahadharmaraksita led the mission to Maharattha (the western peninsular region of India);
- Maharakkhita (Maharaksita Thera) led the mission to the land of the Yona (Ionians), which probably refers to Bactria and possibly to the Seleucid kingdom;
- Majjhima Thera conducted the mission to the Himavat region (northern Nepal, Himalayan foothills);
- Sona Thera and Uttara Thera led missions to Suvarnabhumi (somewhere in Southeast Asia, perhaps Myanmar or Thailand); and
- Mahinda, Ashoka‘s eldest son and therefore Prince of his kingdom, accompanied by his disciples, went to Lankadeepa (Sri Lanka).
Some of these missions were successful, such as those that established Buddhism in Afghanistan, Gandhara, and Sri Lanka.
Gandharan Buddhism, Greco-Buddhism, and Sinhalese Buddhism have for generations been a powerful inspiration for the development of Buddhism in the rest of Asia, particularly China.
While missions to the Hellenistic Mediterranean kingdoms seem to have been less successful, it is possible that Buddhist communities were established for a limited period in Egyptian Alexandria, which may have been the origin of the so-called Therapeutae sect mentioned in some ancient sources such as Philo of Alexandria (c. 20 BC – 50 AD).
The Jewish Essenes and the Therapeutae of Alexandria are said to be communities founded on the model of Buddhist monasticism.
According to French historian André Dupont-Sommer (1900-1983), « India is believed to have been the source of this vast monastic movement, which shone brightly within Judaism itself for around three centuries ». According to him, this influence contributed to the emergence of Christianity.
Ashoka’s Edicts
King Ashoka presented his messages through edicts engraved on pillars and rocks in various parts of the kingdom, close to stupas on pilgrimage sites and along busy trade routes.
Some thirty of them have been preserved. They were not written in Sanskrit, but:
- in Greek (the language of the neighboring Greco-Bactrian kingdom and the Greek communities of Ashoka‘s kingdom),
- in Aramaic (the official language of the ancient Achaemenid Empire); and
in various dialects of Prâkrit (*3), including ancient Gândhârî, the language spoken in Gandhara. The edicts were engraved in the language relevant to the region. For example, in Bactria, where the Greeks dominated, an edict near present-day Kandahar was written solely in Greek and Aramaic.
Content of Edicts
Some edicts reflect Ashoka‘s deep adherence to the precepts of Buddhism and his close relationship with the sangha, the Buddhist monastic order. He also uses the specifically Buddhist term dharma to designate the qualities of the heart that underpin moral action.
In the Minor Rock Edict N° 1, the King declares himself « a lay follower of the Buddha’s teaching for more than two and a half years », but admits that so far, he has « not made much progress ». He adds that « for a little over a year now, I’ve been getting closer to the Order ».
In the Minor Rock Edict N° 3 from Calcutta-Bairat, Ashoka emphasized that « what has been said by the Buddha has been said well » and described the Buddha’s teachings as the true dharma.
Ashoka recognized the close links between the individual, society, the king, and the state. His dharma can be understood as morality, goodness, or virtue, and the imperative to pursue it gave him a sense of duty. The inscriptions explain that dharma includes self-control, purity of thought, liberality, gratitude, firm devotion, truthfulness, protection of speech, and moderation in spending and possessions. Dharma also has a social aspect. It includes obedience to parents, respect for elders, courtesy and liberality towards Brahma worshipers, courtesy towards slaves and servants, and liberality towards friends, acquaintances, and relatives.
Non-violence, which means refraining from harming or killing any living being, was an important aspect of Ashoka‘s dharma. Not killing living beings is described as part of the good (Minor Rock Edict N° 11), as is gentleness towards them (Minor Rock Edict N° 9). The emphasis on non-violence is accompanied by the promotion of a positive attitude of care, gentleness, and compassion.
Ashoka adopts and advocates a policy based on respect and tolerance of other religions. One of his edicts reads as follows:
« All men are my children. To my children, I wish prosperity and happiness in this world and the next; my wishes are the same for all men ».
Far from being sectarian, Ashoka, based on the conviction that all religions share a common, positive essence, encourages tolerance and understanding of other religions:
« The beloved of the gods, King Piyadassi (name Ashoka gave himself after converting to Buddhism), wishes that all sects may dwell in all places, for all seek self-mastery and purity of spirit. (Major Rock Edict N° 7)
And he adds:
« For whoever praises his own sect or blames other sects, – all out of pure devotion to his own sect, i.e. intending to glorify his own sect, – if he does so, he is rather seriously harming his own sect. But concord is meritorious, (i.e.) they must both listen to and obey each other’s morals. » (Major Rock Edict N° 12)
Ashoka had the idea of a political empire and a moral empire, the latter encompassing the former. His conception of his constituency extended beyond his political subjects to include all living beings, human and animal, living within and outside his political domain.
His inscriptions express his fatherlike conception of kingship and describe his welfare measures, including the provision of medical treatment, the planting of herbs, trees, and roots for people and animals, and the digging of wells along roads (Major Rock Edict N° 2).
The emperor had become a sage. He ran a centralized government from the capital of the Maurya empire: Pataliputra.
Guided by the Arthashastra, the Mauryan state became the central land clearing agency with the objective of extending settled agriculture and breaking up the disintegrating remnants of the frontier hill tribes. Members of such tribes cultivated on these newly cleared forest lands. Agriculture developed thanks to irrigation, and good roads were built to link strategic points and political centers. Centuries before our great Duke de Sully in France, Ashoka demanded that these roads be lined with shade trees, wells, and inns. His administration collected taxes. He made his inspectors accountable to him. The king’s dhamma-propagating activities were not limited to his own political domain but extended to the kingdoms of other rulers.
Hence, Ashoka‘s very existence as a historical figure was close to being forgotten! But since the deciphering of sources in Brahmi script in the 19th century, Ashoka has come to be regarded as one of India’s greatest emperors. Today, Ashoka‘s Buddhist wheel is featured on the Indian flag.
As already mentioned, Ashoka and his descendants used their power to build monasteries and spread Buddhist influence in Afghanistan, large parts of Central Asia, Sri Lanka, and beyond to Thailand, Burma, Indonesia, China, Korea, and Japan.
Bronze statues from his time have been unearthed in the jungles of Annam, Borneo, and Sulawesi. Buddhist culture was superimposed on the whole of Southeast Asia, although each region, happily enough, kept some of its own personality, touch and character.
The Kushan Empire
The Maurya Empire, which ruled Bactria and other ancient Greek satrapies, collapsed in 185 BC, hardly five decades after the death of Ashoka, accused of spending too much on infrastructure and Buddhist missions and not enough on national defense. Some academics argue that Pushyamitra Sunga, who assassinated the last Mauryan monarch, Brihadratha, signalled a strong Brahmanical response against Ashoka’s pro-Buddhist policies and Dhamma. Others argue that Ashoka’s ahimsa (non-violence) philosophy was a contributing factor to the decline of the Mauryan Empire. The king’s non-violence also meant that he stopped exercising control over officials, particularly those in the provinces, who had become tyrannical and required control.
These were turbulent times. In the first century AD, the Kushans, one of the five branches of the Chinese Yuezhi confederation, emigrated from northwest China (Xinjiang and Gansu) and, following in the footsteps of the Iranian Saka nomads, seized control of ancient Bactria. They formed the Kushan empire in the Bactrian territories at the beginning of the 1st century. This empire soon extended to include much of what is now Uzbekistan, Afghanistan, Pakistan and northern India, at least as far as Saketa and Sarnath, near Varanasi (Benares).
The founder of the Kushan dynasty, Kujula Kadphises, followed Greek cultural ideas and iconography after the Greco-Bactrian tradition and was a follower of the Shivaite sect of Hinduism. Two later Kushan kings, Vima Kadphises and Vasudeva II, were also patrons of Hinduism and Buddhism.
The homeland of their empire was in Bactria, where Greek was initially the administrative language before being replaced by « Bactrian » a language written in Greek characters until the 8th century, when Islam replaced it with Arabic.
The Kushans also became great patrons of Buddhism, particularly Emperor Kanishka the Great, who played an important role in its spread via the Silk Roads to Central Asia and China, ushering in a 200-year period of relative peace, rightly described as the « Pax Kushana ».
It also seems that, from the very beginning, Buddhism flourished among the merchant class, whose birth barred access to the religious orders of India and the Himalayas.
Buddhist thought and art developed along trade routes between India, the Himalayas, Central Asia, China, Persia, Southeast Asia, and the West. Travelers sought the protection of Buddhist images and made offerings to shrines along the way, collecting portable objects and shrines for personal use.
The term 4th Buddhist Council refers to two different events, one in the Theravada and the other in the Mahayana schools.
- According to Theravada tradition: to prevent the Buddha’s teachings, which had hitherto been transmitted orally, from being lost, five hundred monks led by the Venerable Maharakkhita gathered at Tambapanni, Sri Lanka in 72 AD, under the patronage of King Vattagamani (r. 103 — 77 BC) to write down the “Pâli Canon” on palm leaves. (*4) The work, which is said to have lasted three years, took place in the Aloka Lena cave near present-day Matale;
- However, according to Mahayana tradition, it was 400 years after the Buddha’s extinction that five hundred Sarvastivadin monks gathered in Kashmir in 72 AD to compile and clarify their doctrines under the direction of Vasumitra and the patronage of Emperor Kanishka. They produced the Mahavibhasa (Great Exegesis) in Sanskrit.
According to several sources, the Indian Buddhist monk Asvaghosa considered the first classical Sanskrit playwright whose attacks on the caste system we have presented, served as King Kanishka‘s spiritual adviser during the last years of his life.
Note that the oldest Buddhist manuscripts discovered to date, such as the 27 birch-bark scrolls acquired by the British Library in 1994 and dating from the 1st century, were found not in « India », but buried in the ancient monasteries of Gandhara, the central region of the Maurya and Kushan empire, which includes the Peshawar and Swat valleys (Pakistan), and extends westwards to the Kabul valley in Afghanistan and northwards to the Karakorum range.
Thus, after a first great impetus given by King Ashoka the Great, Gandhara culture was given a second wind under the reign of the Kushan king Kanishka. The cities of Begram, Taxila, Purushapura (now Peshawar), and Surkh Kotal reached new heights of development and prosperity.
The Miracle of Gandhara
It cannot be overemphasized that Gandhara, especially in the Kushan period, was at the heart of a veritable renaissance of civilization, with an enormous concentration of artistic production and unparalleled inventiveness. While Buddhist art was mainly focused on temples and monasteries, objects for personal devotion were very common.
Thanks to Gandhara’s art, Buddhism became an immense force for beauty, harmony, and peace, and has conquered the world.
Buddhism favored the creation of numerous artistic works that elevate thought and morality by using metaphorical paradoxes. The prevailing mediums and supports were silk paintings, frescoes, illustrated books and engravings, embroidery and other textile arts, sculpture (wood, metal, ivory, stone, jade), and architecture.
Here are a few examples:
A. Poetry
For most Westerners, Buddhism is a « typical » emanation of Asian culture, generally associated with India, Tibet, and Nepal, but also with China and Indonesia. Few of them know that the oldest Buddhist manuscripts known to date (1st century AD) were discovered, not in Asia, but rather in Central Asia, in ancient Buddhist monasteries of Gandhara.
Originally, before their transcription into Sanskrit (for long years the language of the elite), they were written in Gândhârî, an Indo-Aryan language of the Prâkrit group, transcribed with the “kharosthi alphabet” (an ancient Indo-Iranian script).
Gandhârî was the lingua franca of early Buddhist thought. Proof of this is the Buddhist manuscripts written in Gândhârî that traveled as far away as eastern China, where they can be found in the Luoyang and An-yang inscriptions.
To preserve their writings, the Buddhists were at the forefront of adopting Chinese book-making technologies, notably paper and xylography (single-sheet woodcut). This printing technique consists of reproducing the text to be printed on a transparent sheet of paper, which is turned over and engraved on a soft wooden board. The inking of the protruding parts then allows multiple print runs. This explains why the first fully printed book is the Buddhist Diamond Sutra (circa 868), produced using this process.
The Khaggavisana Suttra, literally « The Horn of the Rhinoceros », is a wonderful example of authentic Buddhist religious poetry. Known as the « Rhinoceros Sutra », this poetic work is part of the Pali collection of short texts known as the Kuddhhaka Nikava, the fifth part of the Pitaka Sutta, written in the 1st century CE.
Since tradition grants the Asian rhinoceros a solitary life in the forest – the animal dislikes herds – this sutra (teaching) bears the apt title « On the value of the solitary and wandering life ». The allegory of the rhinoceros helps communicate to devotees the keen sense of individual sovereignty required by the moral commitments prescribed by the Buddha to end suffering by disconnecting from earthly pleasures and pains. Excerpt:
Shunning violence towards all beings,
never harming a single one of them,
compassionately helping with a loving heart,
wander alone like a rhinoceros.
One keeping company nurtures affection,
and from affection suffering arises.
Realizing the danger arising from affection,
wander alone like a rhinoceros.
In sympathizing with friends and companions,
the mind gets fixed on them and loses its way.
Perceiving this danger is familiarity,
wander alone like a rhinoceros.
Concerns that one has for one’s sons and wives,
are like a thick and tangled bamboo tree.
Remaining untangled like a young bamboo,
wander alone like a rhinoceros.
Just like a deer, wandering free in the forest,
goes wherever he wishes as he grazes,
so a wise man, treasuring his freedom,
wanders alone like the rhinoceros.
Leave behind your sons and wives and money,
all your possessions, relatives, and friends.
Abandoning all desires whatsoever,
wander alone like the rhinoceros (…)
B. Literature
Two other masterpieces from the same oeuvre are the famous Jataka, or « Birth stories of the Buddha’s previous lives », and the Milindapanha, or « King Milinda’s questions”.
The Jataka, which features numerous animals, shows how, before the last human incarnation in which he attained nirvana, the Buddha himself was reincarnated countless times as an animal – as various kinds of fish, as a crab, a rooster, a woodpecker, a partridge, a francolin, a quail, a goose, a pigeon, a crow, a zebra, a buffalo, several times as a monkey or an elephant, an antelope, a deer and a horse. One story describes how the Bodhisattva was born as a Great Monkey who dwelled in a beautiful Himalayan forest among a large troop of monkeys. And since it’s Buddha who’s incarnated in the animal, the monkey suddenly speaks words of great wisdom.
But on other occasions, the characters are animals, while our Bodhisattva appears in human form. These tales are often peppered with piquant humor. They are known to have inspired La Fontaine, who must have heard them from Dr. François Bernier, who learned them from him while working as a physician in India for eight years.
The Questions of King Milinda is an imaginative account, a veritable Platonic dialogue between the Greek king of Bactria Milinda (the Greek, Menander), who ruled the Punjab, and the Buddhist sage Bhante Nagasena.
Their lively dialogue, dramatic and witty, eloquent, and inspired, explores the various problems of Buddhist thought and practice from the point of view of a perceptive Greek intellectual, both perplexed and fascinated by the strangely rational religion he discovers on the Indian subcontinent.
Through a series of paradoxes, Nagasena leads the Greek « rationalist » to ascend to the spiritual and therefore transcendental dimension, beyond logic and simple rationality, of nirvana, which, like space, has « no formal cause » and can therefore occur, but « cannot be caused ». So how do we get there?
And to one of his disciples, who once asked him whether the universe was finite or infinite, eternal or not, whether the soul was distinct from the body, what became of man after death, the Buddha replied with a parable:
« Suppose a man is seriously wounded by an arrow, and is taken to a doctor, and the man says: « I will not let this arrow be removed, until I know who wounded me, what caste he is, what village he was born in, what bow he used, what material the arrow was made of, from what direction it was shot. .. » Then this man would surely die before he got the answers. »
C. Urban Planning
One of the great urban and cultural centers and, for a time, the capital of Gandhara, was Taxila or Takshashila (present-day Punjab), founded around 1000 BC on the ruins of a city dating from the Harappan period and located on the eastern bank of the Indus, the junction points between the Indian subcontinent and Central Asia.
Some ruins of Taxila date to the time of the Achaemenid Persian Empire, followed successively by the Mauryan Empire, the Indo-Greek Kingdom, the Indo-Scythians, and the Kushan Empire.
According to some accounts, the University of Ancient Taxila (centuries before the residential bouddhist University of Nalanda founded in 427 AD) can be considered one of the earliest centers of learning in South Asia.
As early as 300 BC, Taxila functioned largely as a “University” offering higher education. Students had to complete their primary and secondary education elsewhere before being admitted to Taxila.
The minimum age requirement was sixteen. Not only Indians but also students from neighboring countries like China, Greece, and Arabia flocked to this city of learning.
Around 321 BC, it was the great philosopher, teacher, and economist of Gandhara, Chanakya, who helped the first Mauryan emperor, Chandragupta, to seize power.
Under the tutelage of Chanakya, Chandragupta received a comprehensive education at Taxila, encompassing the various arts of the time, including the art of war, for a duration of 7–8 years.
In 303 BC, Taxila fell into their hands, and under Ashoka the Great, the grandson of Chandragupta, the city became a great center of Buddhist learning and art.
Chanakya, whose writings were only rediscovered in the early 20th century and who served as the principal advisor to both emperors Chandragupta and his son Bindusara, is widely considered to have played an important role in establishing the Mauryan Empire.
Also known as Kauṭilya and Vishnugupta, Chanakya is the author of The Arthashastra, a Sanskrit political treatise on statecraft, political science, economic policy, and military strategy. The Arthashastra also addresses the question of collective ethics which ensures the cohesion of a society. He advised the king to launch major public works projects, such as the creation of irrigation routes and the construction of forts around the main production centers and strategic towns in regions devastated by famine, epidemics, and other natural disasters, or by war, and to exempt from taxes those affected by these disasters.
In the 2nd century BC, Taxila was annexed by the Indo-Greek kingdom of Bactria which built a new capital there named Sirkap, where Buddhist temples were contiguous with Hindu and Greek temples, a sign of religious tolerance and syncretism.
Sirkap was built according to the “Hippodamian” grid plan characteristic of Greek cities. (*5)
It is organized around a main avenue and fifteen perpendicular streets, covering an area of approximately 1,200 meters by 400, with a surrounding wall 5 to 7 meters wide and 4.8 kilometers long.
After its construction by the Greeks, the city was rebuilt during the incursions of the Indo-Scythians, then by the Indo-Parthians after an earthquake in the year 30 AD. Gondophares, the first king of the Indo-Parthian kingdom, built parts of the city, including the Buddhist stupa (funerary monument) of the double-headed eagle and the temple of the Sun god. Finally, inscriptions dating from 76 AD demonstrate that the city had already come under Kushan domination. The Kushan ruler Kanishka erected Sirsukh, about 1.5 km northeast of ancient Taxila.
Buddhist sutras from the Gandhara region were studied in China when the Kushan monk Lokaksema (born 147) began translating some of the earliest Buddhist sutras into Chinese. The oldest of these translations show that they were translated from the Gândhârî language.
D. Architecture, the invention of Stupas
The construction of religious buildings in the form of a Buddhist stupa (reliquary) – a domed monument – began in India as memorials associated with the preservation of the sacred relics of the Buddha.
The stupas are surrounded by a balustrade which serves as a ramp for ritual circumambulation. The sacred area is accessed through doors located at the four cardinal points. Stupas were often built near much older prehistoric burial sites, notably those associated with the Indus Valley Civilization.
Stone gates and gates covered with sculptures were added to the stupas. The favorite themes are the events of the historical life of the Buddha, as well as his previous lives numbering 550 and described with much irony in the Jatakas. (See B)
The bas-reliefs of the stupas are like comic strips that tell us about the daily and religious life of Gandhara: wine amphorae, wine goblets (kantaros), bacchanalia, musical instruments, Greek or Indian clothing, ornaments, hairstyles arranged in style. Greek, artisans, their tools, etc. On a vase found inside a stupa, is the inscription of a Greek, Theodore, civil governor of a province in the 1st century BC, explaining in Kharosthi script how the relics were deposited in the stupa.
Many stupas are believed to date from Ashoka‘s time, such as that of Sanchi (Central India) or Kesariya (East India), where he also erected pillars with his edicts and perhaps the stupa of Bharhut (Central India), Amaravati (South-East India) or Dharmarajika (Taxila) in Gandhara (Pakistan). According to Buddhist tradition, Emperor Ashoka recovered the relics of the Buddha in older stupas and erected 84,000 stupas to distribute all these relics throughout Indian territory.
Following in the footsteps of Ashoka, Kanishka ordered the construction of the 400-foot grand stupa at Purushapura (Peshawar), which is among the tallest buildings of the ancient world.
Archaeologists who rediscovered its base in 1908-1909 estimated that this stupa had a diameter of 87 meters. Reports from Chinese pilgrims such as Xuanzang indicate that its height was around 200 meters and that it was covered in precious stones. Also, under the Kushans, huge statues of the Buddha were erected in monasteries and carved into hillsides.
Sculpture: when Buddha became man
ANICONIC PERIOD
It is important to know that in early times Buddha was never depicted in human form. For more than four centuries, his presence is simply indicated by symbolic elements such as a pair of footprints, a lotus (indicating the purity of his birth), an empty throne, an unoccupied space under a parasol, a horse without a rider or the Bodhi fig tree under which he reached nirvana. Scholars do not agree on whether these symbols represent the Buddha himself or whether they simply allude to anecdotes from his life.
END OF ANICONISM
What led Buddhists to abandon aniconic representations remains a vast mystery. Such a development is quite unique in the history of religions. Imagine Muslims suddenly promoting statues of the prophet Mohammed!
The explanations put forward so far leave us wanting more.
For some, the Buddhists wanted to appeal to a Greek clientele, but both the Greek population and Buddhism were in Gandhara long before the iconographic revolution in question. The timing doesn’t fit.
For others, practitioners, in the absence of Buddha himself, would have been desperate to find a visual focal point, be it a statue, a painting or even a few hairs… But for that purpose, the symbols they adopted (wheel, fig tree, empty chair, footprint, etc.), were sufficient.
“The Jataka of Kalingabodhi (a key script on the multiple lives of Buddha) relates the frustration of the inhabitants of Sravasti who, one day, discover that they have no one to worship when they go to the Jetavana and find the Buddha gone away on a trip. To remedy this situation, upon his return, the Buddha allowed (his disciple) Ananda to plant a bodhi fig tree in front of the (monastery of) Jetavana […] which serves as a substitute center for people’s devotions, each time that the Buddha is not in residence,”
(John Strong, Relics of the Buddha.)
Buddha, it is reported, refused to be represented in any way, fearing that idolatry would flourish.
But over time, Buddhism evolved. In Gandhara, Mahayana Buddhism flourished.
While for the old school, Siddhartha Gautama was only an enlightened man setting an example, for the new school of Mahayana Buddhism, Buddha was a (successful) attempt to personify (the omnipresent spiritual force, the ultimate and supreme principle of life) in the conception of the first Buddha of all. In short, a kind of Jesus. Consequently, just like Christ from the 5th century on, Buddha could be represented in human form and express elevated states of the soul, such as tenderness and compassion. Added to this is the fact that for Mahayana Buddhism, the objective of helping all living beings to attain nirvana and liberate them from suffering has priority over reaching nirvana on a purely personal level.
Unlike many Christian artists in the West, who, following the doxa, represented Christ suffering on the Cross (the founding event of the Christian faith and Church), the artists of Gandhara present the Buddha as a being totally detached from human pain, looking with compassion to all of humanity.
More importantly, the goal is the elimination of suffering in all humans, compassion is not a passive notion for Buddhists. It is not just empathy but rather an empathetic altruism that actively strives to free others from suffering, an act of kindness imbued with both wisdom and love.
DIFFERENCES IN FORM, DIFFERENCES IN CONTENT
Before discussing their differences, let’s simply distinguish four types of Buddha representations, among many others:
- The « Greco-Buddhist » Gandhara school, produced in the region between Hadda (Afghanistan) and Taxila (Punjab), via Peshawar (Pakistan);
- The « Indo-Buddhist » school of Mathura;
- The Andra Pradesh school in southern India;
- The school of the Gupta period (3rd to 5th centuries).
1. Greco-Buddhist in Gandhara
The term « Greco-Buddhist » refers to archaeologist Alfred Foucher’s (1865-1952) 1905 Sorbonne thesis on Gandhara art.
As André Malraux (1901-1976) wrote in Les Voix du silence in 1951, Greco-Buddhist art is the encounter between Hellenism and Buddhism. Instead of saying that art from Greece had metamorphosed into Buddhist art, as Malraux put it, I think that in Gandhara, it was Buddhist art that appropriated the best of Indian, Greek and steppe aesthetics.
However, Foucher was right to insist, against his English friends, that the influence was Hellenic and not Roman. For their part, with India emancipating itself from the British Empire, Indian scholars tried to validate the thesis of an indigenous creation of the Buddha image, contrasting the Gandhara style, which Foucher wanted to be Greco-Buddhist, with the style of Mathura, in the Delhi region, also part of the Kushan empire, and seen by some as contemporary, even if it is far less prolix than Gandhara art.
Gandhara art really took off during the Kushan period, particularly under the reign of King Kanishka.
Thousands of images were produced and spread throughout the region, from portable Buddhas to monumental statues in sacred places of worship.
In Gandhara, Buddha is depicted very realistically as a beautiful person, often a young man or even a woman. The spiritual charge is such that gender is no longer essential. We don’t know whether these are beautiful portraits taken from life, or pure figments of the artist’s imagination.
Buddha is often shown in meditative posture to evoke the moment when he reaches nirvana.
Crowned with a halo, his face serious or smiling, his eyes half-closed, he radiates light. Full of serenity, he embodies detachment, concentration, wisdom and benevolence.
His hair in a bun (the ushnisha) at the top of his head indicates that he is gifted with supramundane knowledge. The black dot between his eyes symbolizes the third eye, the eye of enlightenment.
In some sculptures, this cavity contains a crystal pearl, symbolizing radiant light. The earlobes are elongated to accommodate the heavy jewelry once worn by the young prince Siddhartha during his princely youth.
The positioning of the hands, as in the rest of Indian art, responds to codes. These include the « abhayamudra », the gesture of reassurance, with the palm facing outwards; the « varamudra », symbolizing giving, with the hand hanging open and the arm half-bent; or the « vitarkamudra », symbolizing argumentation, with the hand raised to chest height, half-closed, palm forward, index finger curved towards the thumb.
At Gandhara, Buddha is dressed in a monastic cloak covering both shoulders. The fabric is neither cut nor sewn, but simply draped in a Greek style around the body. The barely stylized folds follow natural volumes.
2. The School of Mathura
King Kanishka, while supporting all religions he found worthy, did not hide his preference for Buddhism. In practice, he encouraged both the Gandhara school of Greco-Buddhist art (in Taxila and Hadda) and the Indo-Buddhist school (in Mathura, closer to South Asia).
As one can see, in Mathura, local artists produced a very different type of Buddha. His body is dilated by the sacred breath (prana) and his monastic robe is draped in the Indian style in a way that bares the right shoulder.
Mathura artists used the image of statues of the pre-Buddhist yaksha cults of nature as models for their productions. The body position is often more static and without contrapposto. Clothing can be so thin that the lower parts of the anatomy make a showing and detract the viewers’ concentration on Buddha’s spiritual nature.
3. School of Andhra Pradesh
A third type of influential Buddha type developed in Andhra Pradesh in southern India, where images of large proportions, with serious, unsmiling faces, are dressed in robes that also reveal the left shoulder. These southern sites served as artistic inspiration for the Buddhist land of Sri Lanka, at the southern tip of India, and Sri Lankan monks visited them regularly. Many statues in this style spread from there throughout Southeast Asia.
4. The Gupta period
The Gupta period, from the 4th to 6th centuries AD, in northern India, often referred to as the Golden Age, is believed to have synthesized the three schools. In seeking an “ideal” image for mass production, mannerism took over.
The Gupta Buddhas have their hair arranged in small individual curls, and the robes have a network of strings to suggest the folds of the draperies (as at Mathura).
With their downward gaze and spiritual aura, the Gupta Buddhas became the model for future generations of artists, whether in post-Gupta and Pala India or Nepal, Thailand, and Indonesia.
Metal Gupta statues of the Buddha were also carried by pilgrims along the Silk Road to China and Korea where Confucius literati sometimes felt threatened by the rise of Buddhism.
But the Buddhas of Gandhara are very special and truly unique. They are distinct examples escaping any codification and standards. They were made by artists with a high spirituality, exploring new frontiers of beauty, movement, and freedom, and not objects produced to satisfy an emerging market.
As early as the first century BC, local artists, who had worked with perishable materials such as brick, wood, thatch, and bamboo, adopted stone on a very large scale. The new material used was mainly a light to dark colour gray shale stone (in the Kabul River valley and Peshawar region). Later periods are characterized by the use of stucco and clay (a specialty of Hadda).
The origin of Buddha’s beautiful image is a subject Pakistanis, Indians, Afghans, and Europeans like to wrangle about today. All claim to have been the main sponsors and authors of the « Miracle of Gandhara », but few ask how it came about. The techniques used for the sculptures and coins of Gandhara are very close to those of Greece. Questions about whether they were created by traveling Greek sculptors or by the local artists they trained are up for discussion. Who did what and when remains an open question, but does it really matter?
When Asia meets Greece
Let’s take a look at some of the artistic expressions that testify to the beautiful encounter between Hellenic culture and Central Asian and Indian local cultures.
A. Kushan Coins
A gold coin dating from 120 AD shows the king dressed in a heavy Kushan cloak and long boots, with flames emanating from the shoulders, holding a standard in his left hand and making a sacrifice on an altar with the legend in Greek characters: “King of kings, Kanishka the Kushan”.
The reverse of the same coin represents a standing Buddha, in Greek costume, making the “fear nothing” (abhaya mudra) gesture with his right hand and holding a fold of his robe in his left hand. The legend in Greek characters now reads ΒΟΔΔΟ (Boddo), for the Buddha.
B. Bimaran Reliquary
A truly classical theme in the repertoire of any artist of the time consists of showing Buddha surrounded, welcomed, and protected by the deities of other beliefs and more ancient religions.
The oldest such representation known to date appears on a reliquary found in the Bimaran stupa in northwestern Gandhara. On this small gold urn, known as the Bimaran casket, generally dated 50-60 AD, there appears, inside vaulted niches of Greco-Roman architecture, a “Hellenistic” representation of the Buddha (hairstyle, contrapposto, prestigeous wrap, etc.), surrounded by the Indian deities Brahma and Shakra.
Just like Ashoka, the almost secular Kanishka, did not intend to reign against but with all and “above” all religions.
Thus, on occasion, the Greek deities, represented on coins (Zeus, Apollo, Heracles, Athena…), rub shoulders with the deities of Vedism, Zoroastrianism, and Buddhism.
Another example of this form of inclusiveness, is the cave and the temple carved into the rock in Ellora, in central India, with representatives of the three religions (Buddhism, Hinduism, and Jainism) rubbing shoulders in the center.
C. The Hadda Triad
Another exquisite example of this Gandharan art is a sculptural group known as the Triad of Hadda, excavated at Tapa Shotor, a large Sarvastivadin monastery near Hadda in Afghanistan, dating from the 2nd century AD.
To give an idea of its vast artistic production, it is worthy of note that some 23,000 Greco-Buddhist sculptures, in clay and plaster, were unearthed in Hadda alone between the 1930s and 1970s.
The site, heavily damaged during recent wars, had beautiful statues, including a seated Buddha (image above), dressed in a Greek chlamys (white coat), with curly hair, accompanied by Heracles and Tyche (Greek goddess of fortune and of prosperity), dressed in a chiton (Greek dress), holding a cornucopia.
Here, the only adaptation to local traditions of Greek iconography is the fact that Heracles no longer holds in his hand his usual club but the thunderbolt of Vajrapani (from the Sanskrit word which means “thunderbolt” (vajra) and « in the hand » (pani), one of the first three protective deities surrounding the Buddha.
Another statue recalls the portrait of Alexander the Great. Unfortunately, only photographs remain of this sculptural ensemble, .
According to Afghan archaeologist Zemaryalai Tarzi, the Tapa Shotor Monastery, with its clay sculptures dating back to the 2nd century AD, represents the « missing link » between the Hellenistic art of Bactria and the later stucco sculptures found at Hadda, generally dating back to between the 3rd – 4th century AD. Traditionally, the influx of master artists of Hellenistic art has been attributed to the migration of Greek populations from the Greco-Bactrian cities of Ai-Khanoum and Takht-I-Sangin (Northern Afghanistan).
Tarzi suggests that Greek populations settled in the plains of Jalalabad, which included Hadda, around the Hellenistic city of Dionysopolis (Nagara), and were responsible for the Buddhist creations of Tapa Shotor in the 2nd century AD.
The Greek colonists who remained in Gandhara (the “Yavanas” or Ionians) after the departure of Alexander, either by choice or as populations condemned to exile by Athens, greatly embellished the artistic expressions of their new spirituality.
Offering freshness, poetry, and a spectacularly modern sense of movement, the first Buddhist artists of Gandhara, capturing instants of « motion-change » allowing the human mind to apprehend a potential leap towards perfection, are an invaluable contribution to all human culture. Isn’t it high time that this magnificent work be recognized?
D. Take the Earth as your Witness
A magnificent sculpture, now on exhibition at the Cleveland Museum, depicts one of the narratives of the Buddha’s struggle to achieve nirvana. The bodhi fig tree under which the Buddha achieved enlightenment is at the center of the composition. It has been revered since ancient times by local villagers, as it is known to be the residence of a deity of nature. The altar itself is covered with kusha grass used as part of sacrificial offerings.
After sitting in meditation for seven days under his tree, approximately 2,500 years ago, the Buddha was challenged by nightmarish demons (Maras) who questioned the authenticity of his accomplishment.
Mara, who stands on the right in an arrogant swaying position among his beautiful daughters, tries everything to prevent Buddha from succeeding. He threatens him and encourages his daughters to seduce him. Innocently, he asks Buddha if he is sure he can find someone to testify that he has truly reached nirvana. In response to the challenge launched by Mara, the Buddha then touches the earth and calls it to witness.
According to mythology, when he touched the ground, the young Earth Goddess rose out of the ground and started to wring the cool waters of detachment out of her hair to drown Mara. On the sculpture, one can see the Earth goddess, very small, at the base of the altar, kneeling before Buddha in reverence. She also took a human form when rising from the ground. The old religions intervened here to defend and protect the new one, that of Buddha.
The Indians who converted to Buddhism also seem to have missed the old gods and goddesses of their pantheon; hence, they too include their deities above the head of Buddha or next to it, such as the Vedic god Indra, for example.
E. All Bodhisattvas?
Finally, to conclude this section on sculpture, a few words about the bodhisattva, a very interesting figure that has emerged from the Buddhist imagination to make Buddhist spirituality accessible to ordinary people.
Animated by altruism and obeying the disciplines intended for bodhisattvas, a bodhisattva must compassionately first help all other sentient beings to awaken, even by delaying his own nirwana!
Bodhisattvas are distinguished by great spiritual qualities such as the « four divine abodes »:
- loving-kindness (Maitri);
- compassion (karuna);
- empathic joy (mudita);
- equanimity (upekṣa).
The other various perfections (paramitas) of the Bodhisattva include prajnaparamita (« transcendent knowledge » or the « perfection of wisdom ») and skillful means (upaya).
Spiritually advanced Bodhisattva such as Avalokiteshvara, Maitreya, and Manjushri were widely revered in the Mahayana Buddhist world and are believed to possess great power which they use to help all living beings.
A wonderful example of the Bodhisattva concept can be seen at the Dallas Museum of Art (above). This terracotta sculpture represents a “thinking Bodhisattva” from the Hadda region in Afghanistan and is a typical production from Gandhara.
With very few visual elements, the artist produces here a huge effect.
The pillars of his large Bodhisattva chair are lions with slightly outlandish eyes, an allegorical representation of those passions that make us suffer and which are kept under sagacious control by the highly reflective effort of the heroic Bodhisattva on the chair at the center of the piece.
Buddhism today
Paradoxically, since the 12th century AD Buddhism, as a religion, has almost ceased to exist in its own birthplace of India.
A fine example of the incessant struggle of the best Indian minds for emancipation was in 1956 when nearly half a million « untouchables » converted to Buddhism under the leadership of the political leader who headed the committee responsible for drafting the Constitution of India, the social reformer B. R. Ambedkar (1891-1956), and the Indian Prime Minister and leader of the Congress Party Jawaharlal Nehru (1889-1964), himself from a Brahmin family.
In June of the same year, the UNESCO Courier dedicated its edition to “25 centuries of Buddhist art and culture”.
In India, the two statesmen orchestrated a year-long celebration honoring “2,500 years of Buddhism« , not to resurrect an ancient faith per se, but to claim status as the birthplace of Buddhism: this ancient religion that restores to the world an image advocating non-violence and pacifism.
Later, on November 9, 1961, during his state visit to the White House, Indian Prime Minister Nehru presented a Buddhist sculpture to President John F. Kennedy.
The West’s gaping ignorance about the real nature of Buddhism and Nehru’s “non-alignment” would eventually turn decolonization into bloody conflicts, such as in Vietnam, where close to 80 percent of the population was Buddhist, but where 80 percent of the land was owned by Catholic interests considered more robust to resist communist expansionism.
Mahatma Gandhi, like many Hindus, listened to Buddha’s message. For Hindus, Buddhism was just “another form of Hinduism”, and its justified social criticism, therefore, came “from within Hinduism”.
A point of view that Indian Prime Minister Jawaharlal Nehru did not share. Deeply troubled by certain intrinsic features of Hinduism, such as ritualism and the caste system, Nehru could not place Buddhism, which abhorred these institutions, in the same category. Nehru was profoundly influenced by Buddhism. He even named his daughter Indira Priyadashini (the future Prime Minister Indira Gandhi), because « Priyadarshi » was the name adopted by the great emperor Ashoka after he became a Buddhist prince of peace!
Nehru was instrumental in making the Ashoka Chakra (the Buddhist wheel incorporated into the national flag) the symbol of India. Every time he visited Sri Lanka, he visited the Buddha statue at Anuradhapura.
Nehru, who continually urged superstitious and ritualistic Indians to cultivate a « scientific temperament » and bring India into the era of the atomic age, was naturally attracted to the rationalism advocated by the Buddha.
Nehru argued:
“Buddha did not ask anyone to believe in anything other than what could be proven by experience and test. All he wanted was for men to seek the truth and not accept anything on the faith of another man, even if it was the Buddha himself. It seems to me that this is the essence of his message” … adding, “Buddha dared to accept the truth and not to accept anything on the faith of another (…) Buddha had the courage to condemn popular religion, from superstition, ritual and priesthood, to all interests connected with them. He also condemned metaphysical and theological perspectives, miracles, revelations, and relationships with the supernatural. It appeals to logic, reason, and experience; he emphasizes ethics (…) His whole approach is like the breath of fresh mountain air after the stale air of metaphysical speculation (…) Buddha did not condemn castes directly, but in his own order, he did not recognize them, and there is no doubt that his whole attitude and activity weakened the caste system.”
The influence of the Buddha was manifested in Nehru’s foreign policy. This policy was motivated by a desire for peace, international harmony, and mutual respect. It aimed to resolve conflicts by peaceful methods.
On November 28, 1956, Nehru stated:
“It is mainly because of the Buddha’s message that we can view our problems in the right perspective and move away from conflicts and competition in the field of strife, violence and hatred « .
Visibly inspired by Buddhist precepts, the concepts of « non-alignment » and Nehru’s « Treaty of Panchsheel », commonly referred to as the « Treaty of the Five Principles of Peaceful Coexistence », were formally enunciated for the first time in the agreement on trade and relations between the Tibetan region of China and India, signed on 29th April 1954.
This agreement stipulated, in its preamble, that the two governments,
“…have decided to conclude this Agreement based on the following principles: Mutual respect for each other’s territorial integrity and sovereignty, Mutual non-aggression, mutual non-interference, equality and mutual benefit, and peaceful coexistence”.
Nehru, at the International Buddhist Cultural Conference held on 29th November 1952, in Sanchi, the very city where Kanishka had started building the highest stupa of antiquity, specified:
“The message that Buddha conveyed 2,500 years ago enlightened not only India and Asia but the whole world. The question that inevitably arises is: To what extent can the Buddha’s great message be applied to today’s world? Maybe yes, maybe no, but I know that if we follow the principles set forth by the Buddha, we will gain peace and tranquility for the world.”
On 3rd October 1960, Nehru addressed the United Nations General Assembly when he said,
“In the distant past, a great son of India, the Buddha, said that the only true victory was when all were equally victorious, and no one was defeated. In today’s world, this is the only concrete victory; any other path leads to disaster.”
Nehru tried his best to apply the teachings of the Buddha in managing India’s internal affairs. His belief is that social change can only be achieved through the broadest social consensus that stems from the influence of the Buddha, Ashoka, and Gandhi.
In his speech of 15th August 15, 1956, on the occasion of Independence Day, Nehru sets out the challenges to be met: “We are proud that the soil on which we were born has produced great souls like Gautama Buddha and Gandhi. Let us refresh our memory once again and pay homage to Gautama Buddha and Gandhi, and to the great souls who, like them, shaped this country. Let us follow the path they showed us with strength, determination, and cooperation.”
Science and religion, Albert Einstein and Buddha
To conclude, here are some quotes of Albert Einstein discussing the relation between science and religion where he underlines the importance of Buddha:
Cosmic religious feeling
« There is a third state of religious experience…which I will call cosmic religious feeling. It is very difficult to elucidate this feeling to anyone who is entirely without it, especially as there is no anthropomorphic conception of God corresponding to it. The individual feels the nothingness of human desires and aims and the sublimity and marvellous order which reveal themselves both in nature and in the world of thought. He looks upon individual existence as a sort of prison and wants to experience the universe as a single significant whole.
The beginnings of cosmic religious feeling already appear at an early stage of development—e.g., in many of the Psalms of David and in some of the Prophets.
Buddhism, as we have learnt from the wonderful writings of Schopenhauer especially, contains a much stronger element of it. The religious geniuses of all ages have been distinguished by this kind of religious feeling, which knows no dogma and no God conceived in man’s image; so that there can be no Church whose central teachings are based on it.
Hence it is precisely among the heretics of every age that we find men who were filled with the highest kind of religious feeling and were in many cases regarded by their contemporaries as Atheists, sometimes also as saints. Looked at in this light, men like Democritus, Francis of Assisi, and Spinoza are closely akin to one another. How can cosmic religious feeling be communicated from one person to another, if it can give rise to no definite notion of a God and no theology? In my view, it is the most important function of art and science to awaken this feeling and keep it alive in those who are capable of it. »
—Einstein, Albert. The World As I See It. (Secaucus, NJ: Carol Publishing Group, 1999). p. 26.
Liberated from the the fetters of selfish desires
« A person who is religiously enlightened appears to me to be one who has, to the best of his ability, liberated himself from the fetters of his selfish desires and is preoccupied with thoughts, feelings, and aspirations to which he clings because of their super-personal value. It seems to me that what is important is the force of this super-personal content and the depth of the conviction concerning its overpowering meaningfulness, regardless of whether any attempt is made to unite this content with a divine Being, for otherwise it would not be possible to count Buddha and Spinoza as religious personalities.
Accordingly, a religious person is devout in the sense that he has no doubt of the significance and loftiness of those super-personal objects and goals which neither require nor are capable of rational foundation. They exist with the same necessity and matter-of-factness as he himself. In this sense religion is the age-old endeavor of mankind to become clearly and completely conscious of these values and goals and constantly to strengthen and extend their effect. »
—Einstein, Albert. Einstein, Science, Philosophy and Religion, A Symposium, published by the Conference on Science, Philosophy and Religion in Their Relation to the Democratic Way of Life, Inc., New York, 1941.
Buddha, Moses and Jesus
« What humanity owes to personalities like Buddha, Moses, and Jesus ranks for me higher than all the achievements of the enquiring and constructive mind. What these blessed men have given us we must guard and try to keep alive with all our strength if humanity is not to lose its dignity, the security of its existence, and its joy in living. »
—Einstein, Albert. Written statement (September 1937), p. 70
We must begin with the heart of man
« If we want to improve the world we cannot do it with scientific knowledge but with ideals. Confucius, Buddha, Jesus and Gandhi have done more for humanity than science has done. We must begin with the heart of man—with his conscience—and the values of conscience can only be manifested by selfless service to mankind. »
—Einstein, Albert. Einstein and the Poet (1983), p. 92
Optical delusion of consciousness
One of the most poignant exchanges in his role as a philosopher came when he was 70 and living in Princeton. An ordained rabbi had written ex plaining that he had sought in vain to comfort his 19‐year‐old daughter over the death of her sister, “a sinless, beautiful, 16‐year‐old child.”
“A human being,” wrote Einstein in reply, “is a part of the whole, called by us “Universe,’ a part limited in time and space. He experiences himself, his thoughts and feelings as something separated from the rest — a kind of optical delusion of his consciousness. This delusion is a kind of prison for us, restricting us to our personal desires and to affection for a few persons near est to us. Our task must be to free ourselves from this prison by widening our circle of compassion to embrace all living creatures and the whole nature in its beauty. Nobody is able to achieve this completely, but the striving for such achievement is in itself a part of the liberation and a foundation for inner security.”
— Walter Sullivan, “The Einstein Papers: A Man of Many Parts,” New York Times Archives, March 29, 1972.
NOTES:
(*1) Indo-Aryan languages. There are over 200 known Indo-Aryan languages spoken by about 1 billion people. Modern Indo-Aryan languages descend from Old Indo-Aryan languages such as early Vedic Sanskrit, through Middle Indo-Aryan languages (or Prakrits). The largest such languages in terms of first-speakers are Hindi–Urdu (c. 330 million), Bengali (242 million), Punjabi (about 120 million), Marathi (112 million), Gujarati (60 million), Rajasthani (58 million), Bhojpuri (51 million), Odia (35 million), Maithili (about 34 million), Sindhi (25 million), Nepali (16 million), Assamese (15 million), Chhattisgarhi (18 million), Sinhala (17 million), and Romani (c. 3.5 million). Southern India has Dravidian languages (Telugu, Tamil, Kannada and Malayalam). In Europe, the main Indo-European languages are English, French, Portuguese, Russian, Dutch and Spanish.
(*2) Discords. As early as the 3rd century BC, no fewer than eighteen distinct Buddhist schools were at work in India, but all recognized each other as followers of the Buddha’s philosophy. Finally, Diamond Vehicle Buddhism, known as Vajrayana, whose complex texts and rituals were developed in the universities of northeast India around the 7th and 8th centuries.
(*3) Prakrit is a term that designates an Indo-Aryan language derived from classical Sanskrit. The word itself has a fairly flexible definition, because it sometimes has the meaning of “original, natural, without artifice, normal, ordinary, usual, or even local”, thus contrasting with the literary and religious form of Sanskrit; but sometimes, we can also understand Prakrit as meaning “derived from an original language”, that is to say, derived from Sanskrit. We can therefore say that Prakrit, like any vulgar and vernacular language of India, comes from Sanskrit. In a way, we can compare Prakrits to vulgar Latin, while Sanskrit would be classical Latin. The oldest known use of prâkrit is formed by the set of inscriptions of the Indian emperor Ashoka (3rd century BC). One of the most famous Prakrits is Pali, which achieved the status of a literary and intellectual language by becoming that of the texts of Theravada Buddhism.
(*4) Pâli is an Indo-European language of the Indo-Aryan family. It is a Middle Indian Prakrit close to Sanskrit and probably dates back to the 3rd century BC. Pâḷi is used as a Buddhist liturgical language in Sri Lanka, Burma, Laos, Thailand, and Cambodia. Its status as a liturgical language has made it, like Sanskrit, fixed and standardized.
(*5) Hippodamos of Miletus (born 498 BC – died 408 BC) was a surveyor and engineer from the 5th century BC. BC was also an urban architect, physicist, mathematician, meteorologist, and Pythagorean philosopher. Tradition has remembered his great works of urban planning. Although these works are characterized by the systematic use of the checkerboard plan, he is not its inventor, very ancient Greek colonies already providing us with examples of this urban structure.
Le « miracle » du Gandhara : quand Bouddha s’est fait homme
C’est lors de mon voyage en Afghanistan, en novembre 2023, que j’ai réalisé à quel point j’ignorais tout de cette partie du monde. Si aujourd’hui l’islam prévaut en Afghanistan et au Pakistan, on oublie souvent qu’une région commune à ces deux pays, historiquement connue sous le nom de Gandhara, a joué, du Ier au IIIe siècle de notre ère, un rôle majeur dans l’épopée du bouddhisme, une spiritualité qui, en refusant toute idée de caste, va bousculer l’ordre du monde.
Carrefour obligé sur les Routes de la soie reliant l’Europe à l’Inde et à la Chine, c’est au Gandhara, qu’a eu lieu un véritable dialogue entre les cultures eurasiatiques, perses, turques, grecques, chinoises et indiennes.
Bouddha. C’est par le volontarisme de deux grands rois d’Asie centrale (Ashoka et Kanishka) que le bouddhisme, né au Népal, trouvera l’énergie et la détermination pour gagner les esprits et les cœurs du monde.
Enfin, c’est au Gandhara que l’art bouddhique, en rupture avec les consignes du maître, va s’approprier les plus belles formes de diverses cultures artistiques grecques, indiennes, perses et autres, pour présenter bouddha sous une forme humaine aux fidèles, un homme éclairé, plein de sagesse et animé de compassion.
En offrant fraîcheur, poésie et un sens du mouvement spectaculairement moderne, les premiers artistes bouddhistes du Gandhara nous invitent à identifier en nous-mêmes, un saut vers l’auto-perfectionnement. A ce titre, ils sont les précurseurs de l’humanisme classique et de bien des Renaissances.
N’est-il pas temps de reconnaître la juste place que mérite leur contribution à la civilisation universelle ?
Enfin, vu la situation actuelle du monde, je tiens à citer le Premier Ministre indien Nehru, qui, le 3 octobre 1960 s’adressait à l’Assemblée générale des Nations unies avec des paroles qui n’ont cessé de gagner en pertinence : « Dans un passé lointain, un grand fils de l’Inde, le Bouddha, a dit que la seule vraie victoire était celle où tous étaient également victorieux et où personne n’était vaincu. Dans le monde d’aujourd’hui, c’est la seule victoire concrète ; toute autre voie mène au désastre. »
- Introduction
- Bouddha, bio-express
- Les quatre vérités et l’octuple sentier
- Réincarnation
- Les Aryens et le védisme
- Les Brahmanes et le système des castes
- L’Inde avant le Bouddhisme
- Les grands conciles bouddhistes
- L’arrivée des Grecs
- L’Empire Maurya
- Le règne d’Ashoka le Grand
- Edits d’Ashoka
- Contenu des édits
- L’Empire Kouchan
- Le miracle de Gandhara
a) La poésie
b) La littérature
c) L’urbanisme
d) L’architecture, l’invention des stupa
e) Sculpture
–Aniconisme
–Fin de l’aniconisme
–Différence de forme, différence de contenu
1) Ecole greco-bouddhique de Gandhara
2) Ecole de Mathura
3) Ecole d’Andrah Pradesh
4) Ecole de la période Gupta. - Lorsque l’Asie rencontre la Grèce
a) Pièces de monnaies kouchanes
b) Reliquaire bimaran
c) Triade de Harra
d) Prendre la terre à témoin
e) Tous Bodhisattva - Le Bouddhisme aujourd’hui, l’exemple de Nehru
- Science et religion, Albert Einstein et Buddha.
Introduction
Les Ve et IVe siècles avant J.-C. furent une période d’effervescence intellectuelle mondiale. C’est l’époque des grands penseurs, tels que Socrate, Platon et Confucius, mais aussi Panini et Bouddha.
Dans le nord de l’Inde, c’est l’âge du Bouddha, après la mort duquel émerge une foi non théiste (Bouddha n’est qu’un homme…), qui se répand bien au-delà de sa région d’origine. Avec entre 500 millions et un milliard de croyants, le bouddhisme constitue aujourd’hui l’une des principales croyances religieuses et philosophiques du monde et sans doute une force potentielle redoutable pour la paix.
Bouddha, bio-express
« Le bouddha » (l’éveillé) est le nom donné à un homme appelé Siddhartha Gautama Shakyamuni (le muni ou sage du clan des Shakya). Il aurait atteint l’âge d’environ quatre-vingts an. Craignant l’idolâtrie, il refuse toute représentation de sa personne sous forme d’image.
Les traditions divergent sur les dates exactes de sa vie que la recherche moderne ten