En 1999, un Bill Clinton niais, devant un parterre de banquiers américains hilares, abroge le fameux Glass-Steagall Act ; cette loi adoptée par Franklin Roosevelt pour sortir le monde de la dépression économique par une séparation stricte entre les banques d’affaires (spéculatives) et les banques « normales » chargées de fournir du crédit à l’économie réel
D’une façon orwellienne, la loi de 1999 scellant cette abrogation s’appelle la loi Gramm-Leach-Bliley « de modernisations des services financiers ». Or, comme vous allez le découvrir dans cet article, cette loi, qui a ouvert toutes grandes les portes à une mondialisation financière prédatrice et criminelle, n’a fait que rétablir des pratiques féodales qu’on avait su repousser à l’aube des temps modernes.
En France, le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) appela explicitement à « l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie », une revendication reprise, en partie, au 9e alinéa du préambule de la Constitution de 1946 pour qui, « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ».
Dans ce sens, la « modernisation » urgentissime de la finance pour laquelle nous nous battons, entend faire renaître non seulement un pôle de banques publiques, mais des banques nationales souveraines sous contrôle des Etats, chacune au service de son pays mais œuvrant d’un commun accord avec d’autres dans le monde pour investir dans l’équipement de l’homme et de la nature au plus grand bénéfice de tous. Il s’agit, par la création d’un système de crédit productif et de marchés organisés, de sortir de l’enfer d’un système de chantage « monétariste ».
Affirmer aujourd’hui qu’un cartel international de faux-monnayeurs cherche à prendre le contrôle des sociétés démocratiques, à se livrer au pillage colonial, à créer des dissensions fratricides et les conditions d’une nouvelle guerre mondiale, sera immédiatement qualifié de complotisme, de Poutinophilie ou d’anti-sémitisme dissimulé, ou les trois à la fois.
Pourtant, les faits historiques de l’ascension et de la chute des familles allemandes Fugger et Welser (qui, soit dit en passant, n’étaient pas juives mais d’ardents catholiques), démontrent amplement que c’est précisément ce qui s’est passé au début du XVIe siècle, véritable poignard dans le dos de la Renaissance. A nous de « moderniser » la finance pour que plus jamais une telle situation ne se représente !
Corruption et élections
Au « bon » vieux temps de l’Empire romain, tout était tellement plus simple ! Déjà à Athènes, mais à plus grande échelle à Rome, la corruption électorale est une pratique rodée. À la fin de la République romaine, des « lobbies » puissants coordonnent des systèmes de corruption et d’extorsion. On dit même que les emprunts à grande échelle destinés à financer les pots-de-vin ont créé l’instabilité financière qui a conduit à la guerre civile de 49-45 av. JC. Les généraux romains, une fois qu’ils avaient ravagé et pillé une colonie lointaine et transformé en espèces sonnantes et trébuchantes leur butin, achetaient directement les voix des sénateurs, toujours utiles pour élire tel ou tel empereur ou légitimer un tyran après son énième coup d’État. A Rome, les « élections » deviendront une telle farce obscène qu’elles furent éliminées. « Une bénédiction du ciel », se réjouit l’homme d’État Quintus Aurelius Symmachus, heureux que « l’affreux bulletin de vote, la répartition des places au spectacle entre copains, la course vénale, tout cela n’existe plus ! ».
Le « Saint-Empire romain germanique »
Faire revivre un système impérial aussi dégénéré et corrompu n’était donc pas forcément une idée brillante, à part pour les lobbies corrupteurs. Le 25 décembre 800, le pape Léon III a couronné Charlemagne « Empereur romain », faisant revivre le titre en Europe occidentale plus de trois siècles après l’effondrement de l’ancien Empire romain d’Occident en 476.
En 962, Otton Ier est couronné empereur par le pape Jean XII. Il se présente comme le successeur de Charlemagne et inaugure l’existence continue de l’Empire pendant plus de huit siècles…
En théorie, les empereurs étaient considérés comme les « premiers parmi leurs pairs », les monarques catholiques d’Europe. Mais, tout comme le vote du Sénat romain était nécessaire pour « élire » un empereur romain, au Moyen Âge, dans la pratique, un petit groupe de « Princes-électeurs », principalement allemands, s’arroge le privilège d’élire le « Roi des Romains ». Une fois élu à ce titre, ce roi est ensuite couronné « Empereur » par le pape.
Le statut d’Électeur jouit d’un grand prestige et est considéré comme juste inférieur à celui de l’empereur, des rois et des plus grands ducs. Les Électeurs bénéficient de privilèges exclusifs qui ne sont pas partagés avec les autres princes de l’Empire, et ils continuent à porter leur titre d’origine en même temps que celui d’Électeur.
En 1356, la « Bulle d’or », un décret portant un sceau d’or émis par la Diète impériale de Nuremberg et de Metz dirigée par l’empereur de l’époque, Charles IV, fixe les règles et les protocoles du système de pouvoir impérial. Tout en limitant quelque peu leur pouvoir, la Bulle d’or accorde aux Grands Électeurs le « Privilegium de non appellando » (privilège de non-appel), empêchant leurs sujets de faire appel à une juridiction impériale supérieure et transforme leurs tribunaux territoriaux en juridictions de dernier ressort.
Cependant, imposer partout une telle superstructure n’est pas mince affaire. Avec Jacques Cœur, Yolande d’Aragon et Louis XI, la France s’affirme de plus en plus comme un État-nation souverain et anti-impérial.
C’est ainsi que le Saint-Empire romain, par un décret adopté à la Diète de Cologne en 1512, devient le « Saint Empire romain germanique », nom utilisé pour la première fois dans un document de 1474. L’adoption de ce nouveau nom coïncide avec la perte des territoires impériaux en Italie et en Bourgogne au sud et à l’ouest à la fin du XVe siècle, tout en visant à souligner la nouvelle importance des États impériaux allemands dans la direction de l’Empire. Napoléon est supposé avoir déclaré que le terme « Saint-Empire romain germanique » était trois fois erroné. Car il était trop débauché pour être saint, trop allemand pour être romain et trop faible pour être un empire.
Vu l’objet de cet article, nous ne nous étendrons pas sur ce vaste sujet. Il convient néanmoins de noter que la propagande du parti nazi, dès 1923, désignait le « Saint-Empire romain de la nation germanique » comme le « premier » Reich (Reich signifiant empire), l’Empire allemand comme le « deuxième » Reich et ce qui allait devenir l’Allemagne nazie comme le « troisième » Reich.
Adolphe Hitler, fier de l’héritage des Fugger, voulait faire d’Augsbourg la « cité des marchands allemands » et transformer la grande résidence des Fugger en « musée du commerce ». Pour briser le morale du führer, le bâtiment fut sévèrement bombardé en février 1942.
Les Princes électeurs
Au XVIe siècle, le Saint-Empire romain germanique se compose d’une myriade de quelque 1800 entités semi-indépendantes réparties en Europe centrale et en Italie du Nord. En clin d’œil à l’ancienne tradition germanique d’élection des rois, les empereurs médiévaux de ce patchwork tentaculaire de territoires disparates sont élus.
A partir de la Bulle d’or de 1356, l’empereur est élu à Francfort (futur siège de la Banque centrale européenne) par un « collège électoral » composé de sept « Princes-électeurs » (en allemand Kurfürst) :
l’archevêque de Mayence, archichancelier d’Allemagne ;
l’archevêque de Trêves, archichancelier de Gallia (France) ;
l’archevêque de Cologne, archichancelier d’Italie ;
le duc de Saxe ;
le comte palatin du Rhin ;
le margrave de Brandebourg ;
le roi de Bohême.
Bien entendu, pour obtenir le vote de ces messieurs, les aspirants formulent des engagements oraux et écrits, et surtout, aussi bien sur que sous la table, offrent des privilèges, du pouvoir, de l’argent et bien d’autres choses encore.
Ainsi, la tâche la plus difficile pour tout candidat en herbe consiste à réunir les fonds nécessaires à l’achat des votes. En conséquence, l’existence et la survie même du Saint-Empire romain germanique est aux mains d’une oligarchie financière de riches familles de banquiers marchands.
Tout comme une poignée de banques géantes contrôlent aujourd’hui les nations occidentales en leur achetant leurs émissions de bons du Trésor indispensables au refinancement des intérêts de leurs dettes, les banquiers du début du XVIe siècle, se constituant en oligopole, s’imposent comme « trop grands pour faire faillite », et par conséquent, « trop grands pour aller en prison ».
Le rôle néfaste des Bardi, Peruzzi et autres banquiers Médicis, qui, en ruinant les agriculteurs européens, avaient plongé l’Europe dans une grande famine invitant la « Peste Noire » à décimer entre 30 et 50 % de la population européenne, est un fait historique bien documenté, notamment par mon ami, l’analyste financier américain Paul Gallagher.
Fucker Advenit
Nous nous intéresserons ici aux activités de deux familles de banquiers allemands qui dominent le monde au début du XVIe siècle : les Fugger et les Welser d’Augsbourg (Bavière).
Contrairement aux Welser, une vieille famille patricienne dont nous parlerons à la fin, l’histoire de la réussite des Fugger commence en 1367, lorsque qu’un simple artisan, le « maître tisserand » Hans Fugger (1348-1409), quitte son village de Graben pour s’installer dans la « ville impériale libre » d’Augsbourg, à quatre heures de marche. Le registre des impôts d’Augsbourg indique « Fucker Advenit » (Fugger est arrivé). En 1385, Hans est élu à la direction de la guilde des tisserands, ce qui lui permet de siéger au Grand Conseil de la ville.
Augsbourg, comme les autres villes libres et impériales, n’est soumise à l’autorité d’aucun prince, mais seulement à celle de l’empereur. La ville est représentée à la Diète impériale, contrôle son propre commerce et ne permet que peu d’interférences extérieures.
Dans l’Allemagne de la Renaissance, peu de villes ont égalé l’énergie et l’effervescence d’Augsbourg. Les marchés débordent de tout, des œufs d’autruche aux crânes de saints. Les dames apportent des faucons à l’église. Des éleveurs hongrois conduisent du bétail dans les rues. Si l’empereur vient en ville, les chevaliers joutent sur les places. Si un meurtrier est arrêté le matin, il est pendu l’après-midi pour être vu de tous. La bière coule dans les bains publics aussi librement que dans les tavernes. La ville ne se contente pas d’autoriser la prostitution, elle entretient les maisons closes.
Au départ, le profil commercial des Fugger est fort traditionnel : on achète des tissus fabriqués par des tisserands locaux et on les vend lors de foires à Francfort, à Cologne et, au-delà des Alpes, à Venise.
Pour un tisserand comme Hans Fugger, c’était le « bon moment » pour venir à Augsbourg. Une innovation passionnante s’installe dans toute l’Europe : la futaine, un nouveau type de tissu qui tire peut-être son nom de la ville égyptienne de Fustat, près du Caire, qui fabriquait ce matériau avant que sa production ne s’étende à l’Italie, à l’Allemagne du Sud et à la France.
La futaine médiévale était un tissu robuste type toile ou sergé avec une trame de coton et une chaîne de lin, de soie ou de chanvre et dont l’un des côtés a subi un léger lainage. Plus légère que la laine, elle deviendra très demandée, notamment pour une nouvelle invention : les sous-vêtements. Alors que le lin et le chanvre pouvaient être cultivés presque partout, à la fin du Moyen Âge, le coton provient de la région méditerranéenne, de Syrie, d’Égypte, d’Anatolie et de Chypre, et entre en Europe par Venise.
De Jacob l’Ancien à « Fugger Brothers »
À Augsbourg, Hans a deux enfants : Jacob, connu sous le nom de « Jacob l’Ancien » (1398-1469) et Andreas Fugger (1394-1457). Les deux fils ont des stratégies d’investissement différentes et opposées. Alors qu’Andreas fait faillite, Jacob l’Ancien développe prudemment ses activités.
Après le décès de Jacob l’Ancien en 1469, son fils aîné Ulrich Fugger (1441-1510), avec l’aide de son frère cadet Georg Fugger (1453-1506), prend la direction de l’entreprise jusqu’à sa mort.
Petit à petit, les profits sont investis dans des activités nettement plus rentables : pierres précieuses, orfèvrerie, bijoux et reliques religieuses telles que les os des martyrs et les fragments de croix ; épices (sucre, sel, poivre, safran, cannelle, alun) ; plantes et herbes médicinales et surtout métaux et mines (or, argent, cuivre, étain, plomb, mercure) qui, comme collatéral, permettront l’expansion des émissions monétaires, tout en fournissant les matières premières stratégiques pour l’armement.
Les Fugger nouent alors d’étroites relations personnelles et professionnelles avec l’aristocratie. Ils se marient avec les familles les plus puissantes d’Europe – en particulier les Thurzo d’Autriche. Leurs activités s’étendent à toute l’Europe centrale et septentrionale, à l’Italie et à l’Espagne, avec des succursales à Nuremberg, Leipzig, Hambourg, Lübeck, Francfort, Mayence et Cologne, à Cracovie, Danzig, Breslau et Budapest, à Venise, Milan, Rome et Naples, à Anvers et Amsterdam, à Madrid, Séville et Lisbonne.
Jacob Fugger « le Riche »
En 1473, le plus jeune des trois frères, Jacob Fugger (ultérieurement connu comme « le Riche ») (1459-1525), âgé de 14 ans et destiné à l’origine à une carrière ecclésiastique, est envoyé à Venise, à l’époque « la ville la plus commerçante du monde. Il y est formé au commerce et à la comptabilité. Jeune, Jacob rappelle qu’il s’y est trouvé dormant « à côté de ses compatriotes sur un plancher couvert de paille dans le grenier ».
Jacob retourne à Augsbourg en 1486 avec une immense admiration pour Venise au point qu’il aimait se faire appeler « Jacobo » et ne lâche jamais son béret d’or vénitien. Plus tard, avec un certain sens de l’ironie, il appelle la comptabilité apprise à Venise « l’art de l’enrichissement ».
L’humaniste Érasme de Rotterdam semble avoir voulu lui répondre dans son Colloque « L’ami du mensonge et l’ami de la vérité ».
Le banquier et sa femme
L’ami d’Érasme à Anvers, le peintre flamand Quinten Matsys, a peint en 1515 un panneau intitulé « Le banquier et sa femme », véritable réponse culturelle des humanistes aux Fugger.
Tandis que le banquier, qui a accroché son chapelet au mur derrière lui, vérifie si le poids du métal des pièces correspond à leur valeur nominale, sa femme, qui tourne les pages d’un livre d’heures religieux, jette un regard triste sur les obsessions cupides de son mari visiblement malheureux. L’inscription sur le cadre a disparu.
Elle se lisait ainsi : « Stature justa et aequa sint podere » ( « que la balance soit juste et les poids égaux », phrase tirée de la Bible, Lévitique, XIX, 35).
Le peintre interpelle une finance sans foi ni loi et semble leur dire : « Qu’est-ce qui vous fera entrer au paradis : le poids de votre or ou le poids de vos bonnes actions ? »
L’importance de l’information
A Venise, Jacob a assimilé les méthodes vénitiennes (de l’Empire romain) pour réussir :
organiser un service de renseignement privé ;
imposer un monopole sur les produits stratégiques ;
alternance entre la corruption intelligente et le chantage ;
pousser le monde au bord de la faillite pour se rendre indispensable.
Jacob Fugger reconnaît l’importance de l’information. Pour réussir, il doit être informé de ce qui se passe dans les ports maritimes et les centres de commerce. Désireux d’obtenir tous les avantages possibles en affaires, Fugger met en place un système de courrier privé destiné à lui transmettre exclusivement les nouvelles, telles que les « décès et les résultats des batailles », afin qu’il les ait avant tout le monde, surtout avant l’empereur.
Jacob Fugger et son épouse, un couple riche mais pauvre d’amour et d’enfants.
Jacob Fugger finance tout projet, personne ou opération, correspondant à son objectif à long terme. Mais toujours à des conditions sévères fixées par lui et toujours pour s’imposer aux autres. Le principe en vigueur était le « do ut des », en d’autres termes, « je donne, je peux recevoir ».
En échange de tout prêt, des garanties et des hypothèques étaient exigées : des productions de métaux, des concessions minières, des entrées financières des États, des privilèges commerciaux et sociaux, des exemptions fiscales et douanières et de hautes fonctions pour les proches de Fugger dans la vie des Etats. Et avec la hausse des sommes avancées, la hausse des contreparties exigées par Fugger.
Sébastian Löscher, La richesse et le pouvoir payant tribut à Jacob Fugger, 1525, Augsbourg.
Si le capitalisme « moderne » est la dictature de monopoles privés au détriment d’une libre concurrence non-faussé, c’est sûr qu’il en est le fondateur.
La chose la plus importante qu’il ait apprise à Venise ? Être toujours prêt à sacrifier des gains financiers à court terme et même à offrir des profits financiers à ses victimes pour démontrer sa solvabilité et assurer son contrôle politique à long terme. En l’absence de banques nationales ou de banques publiques, les papes, les princes, les ducs et les empereurs dépendent fortement, voire entièrement, d’un oligopole de banquiers privés.
Lorsqu’un empereur autrichien, dont il est le banquier, envisage de lever un impôt universel, Fugger sabote le projet car cela réduisait sa dépendance des banquiers !
Un ambassadeur vénitien, découvrant que Jacob avait appris son métier à Venise, confesse:
« Si Augsbourg est la fille de Venise, alors la fille a surpassé sa mère »
Anvers et Venise
L’Europe (à l’envers), vue par Fugger avec Venise dans le nord et Anvers dans le Sud. Augsbourg au centre du monde.
Les trois Fugger sont bien conscients du rôle clé de Venise et d’Anvers pour le commerce du cuivre, Augsbourg se trouvant, avec Nuremberg, au beau milieu du corridor commercial les reliant. (voir carte)
Anvers
L’année 1503 marque le début des activités portugaises de la maison Fugger à Anvers et, en 1508, les Portugais font d’Anvers la maison de base du commerce colonial.
Bourse de commerce d’Anvers.
En 1515, Anvers se dote de la première bourse de commerce d’Europe qui servira de modèle pour Londres (1571) et Amsterdam (1611).
On y négocie le cuivre, le poivre et les dettes. L’achat d’une cargaison de poivre se réglait pour les ¾ en or, pour ¼ en cuivre. Venise d’abord, Portugal et Espagne par la suite, dépendent de Fugger pour l’argent (métal) et le cuivre.
Venise
La firme exporte du cuivre et de l’argent du Tyrol vers Venise, et importe par Venise des produits de luxe, des textiles fins, du coton et, surtout, des épices indiennes et orientales. Après de grands efforts, c’est le 30 novembre 1489 que le Conseil d’État de Venise confirme aux Fugger la possession permanente de leur chambre au Fondaco dei Tedeschi (Maison des Allemands), l’entrepôt des marchands allemands de poivre sur le Grand Canal, pour l’entretien et la décoration duquel Fugger a dépensé des sommes importantes.
Fondaco dei Tedeschi, (Maison des Allemands) à Venise, vue de l’extérieur.
Au début du XVIe siècle, les marchands de Nuremberg partagent avec ceux d’Augsbourg, le monopole de ce qui constitue le plus important comptoir commercial germanique. Au cours des repas pris en commun que le règlement leur impose, ils président alors officiellement la table réunissant leurs confrères de Cologne, de Bâle, de Strasbourg, de Francfort et de Lübeck.
Des familles de commerçants bien connues font du commerce dans la Fondaco dei Tedeschi dont les Imhoff, Koler, Kreß, Mendel et Paumgartner de Nuremberg, et les Fugger et Höchstetter de Augsbourg. Les marchands importent principalement des épices de Venise : safran, poivre, gingembre, muscade, clous de girofle, cannelle et sucre.
Fondaco dei Tedeschi, Venise. Vue sur la cour intérieure.
La bourse de Nuremberg sert de lien commercial entre l’Italie et d’autres centres économiques européens. Des aliments connus et appréciés dans la région méditerranéenne, tels que l’huile d’olive, les amandes, les figues, les citrons et les oranges, les confitures et des vins trouvent leur chemin de la mer Adriatique à Nuremberg.
A cela s’ajoutent d’autres produits de valeur tels que les coraux, les perles, les pierres précieuses, les produits de la verrerie de Murano et de l’industrie textile, comme les tissus de soie, draps de coton et de damas, velours, brocart, fil d’or, camelot et bocassin. Du papier et des livres complètent la liste.
Au cours des années suivantes, la firme « Ulrich Fugger et frères » traite des lettres de change vénitiennes avec la société Blum de Francfort et les sources mentionnent fréquemment la succursale de la société sur le Rialto comme un débouché pour le cuivre et l’argent, un centre pour l’achat de produits de luxe et une station de compensation pour les transferts à la curie romaine.
Le basculement du monde
Engagements des Fugger dans le commerce international des métaux: argent (gris foncé); cuivre (rouge); plomb (bleu) et mercure (vert olive).
En 1498, six ans après le voyage de Christophe Colomb vers l’Amérique, Vasco de Gama(1460-1524) fut le premier Européen à trouver la route de l’Inde en contournant l’Afrique. Il put ainsi fonder Calicut, le premier comptoir portugais en Inde. L’ouverture de la route maritime vers les Indes orientales par les Portugais prive alors les routes commerciales de la Méditerranée, et donc de l’Allemagne du Sud, d’une grande partie de leur importance. Géographiquement, c’est l’Espagne, le Portugal et les Pays-Bas qui prennent l’avantage.
Jacob Fugger, toujours au courant de tout avant tout le monde, décide alors de relocaliser son marché colonial de Venise vers Lisbonne et Anvers. Il profite de l’occasion pour ouvrir de nouveaux marchés tels que l’Angleterre, sans pour autant délaisser ses marchés tels que l’Italie. Il participe au commerce des épices et ouvre une factorerie à Lisbonne en 1503.
Il reçoit l’autorisation de faire transiter par Lisbonne le poivre, d’autres épices et des produits de luxe tels que les perles et les pierres précieuses.
Avec d’autres maisons de commerce d’Allemagne et d’Italie, Fugger contribue à une flotte de 22 navires portugais dirigée par le portugais Francisco de Almeida (1450-1510), qui se rend en Inde en 1505 et en revient en 1506. Bien qu’un tiers des marchandises importées doive être cédé au roi du Portugal, l’opération reste rentable. Obnubilé par les gains énormes de l’expédition, le roi du Portugal, pour pleinement pouvoir en profiter, fait du commerce des épices un monopole royal excluant toute participation étrangère. Cependant, les Portugais restent dépendant du cuivre livré par Fugger, un produit d’exportation essentiel pour le commerce avec l’Inde.
Fugger, ruses et astuces
1. Renfloue-moi, chérie
En 1494, les frères Fugger fondent une entreprise commerciale avec un capital de 54 385 florins, somme qui sera doublée deux ans plus tard lorsque Jacob persuade, en 1496, le cardinal Melchior von Meckau (1440-1509), prince-évêque de Brixen (aujourd’hui Bressanone dans le Tyrol italien), de rejoindre l’entreprise en tant qu’« associé silencieux » dans le cadre de l’expansion des activités minières en Haute-Hongrie. Dans le plus grand secret et à l’insu de son chapitre ecclésiastique, le prince-évêque place 150 000 florins dans la société Fugger en échange d’un dividende annuel de 5 %. Si de telles « transactions discrètes » étaient tout à fait habituelles chez les Médicis, profiter de taux d’intérêts reste un péché pour l’Eglise.
Lorsque le prince-évêque meurt à Rome en 1509, cet investissement est découvert. Le pape, l’évêché de Brixen et la famille de Meckau, qui revendiquent tous l’héritage, exigent alors le remboursement immédiat de la somme, ce qui aurait entraîné l’insolvabilité de Jacob Fugger.
C’est cette situation qui incite l’empereur Maximilien Ier à intervenir et à aider son banquier. Fugger lui trouve la formule. À condition d’aider le pape Jules II dans une petite guerre contre la République de Venise, le monarque des Habsbourg est reconnu comme l’héritier légitime du cardinal Melchior von Meckau. L’héritage peut désormais être réglé par l’amortissement des dettes en cours. Fugger doit également livrer des bijoux en guise de dédommagement au pape. En échange de son soutien, Maximilien Ier exige toutefois un appui financier soutenu pour ses campagnes militaires et politiques en cours. Une façon de dire aux Fugger : « Je vous sauve aujourd’hui mais je compte sur vous pour me sauver demain… ».
2. Achète-moi un pape et le Vatican, chérie
Pape Jules II.
En 1503, Jacob Fugger donne 4000 ducats (5600 florins) pour graisser la patte des cardinaux afin de faire élire « le pape guerrier » Jules II, ennemi des humanistes.
Une fois élu, pour sa protection, Jules II réclame 200 mercenaires suisses. En septembre 1505, le premier contingent de gardes suisses se met en route pour Rome. À pied et dans les rigueurs de l’hiver, ils marchent vers le sud, franchissent le col du Saint-Gothard et reçoivent leur solde du banquier… Jacob Fugger.
Jules II montre sa gratitude en confiant à Fugger la frappe de la monnaie papale. Entre 1508 et 1524, les Fugger occupent à Rome l’hôtel des monnaies, la Zecca, et fabriquent 66 types de pièces pour quatre papes différents.
3. Les affaires d’abord, chérie
En 1509, Venise est attaquée par les armées de la Ligue de Cambrai, une alliance de puissantes forces européennes qui décide de briser le monopole de Venise sur le commerce européen.
Le conflit désorganise les échanges terrestres et maritimes des Fugger. Les prêts accordés par les Fugger à Maximilien (membre de la Ligue de Cambrai) sont garantis par le cuivre du Tyrol exporté via Venise… Les Fuggers se rangent du côté de Venise sans se brouiller avec un Maximilien bien content.
4. Achète-moi un tueur à gages, chérie
Fugger a des rivaux qui le détestent. Parmi eux, les frères Gossembrot. Sigmund Gossembrot est le maire d’Augsbourg. Son frère et associé en affaires George, est le secrétaire au trésor de Maximilien. Ils souhaitent que les revenus des mines soient investis dans l’économie réelle et conseillent à l’empereur de rompre avec les Fugger. Les deux frères moururent en 1502 après avoir mangé du boudin noir. Le grand historien des Fugger, Gotried von Pölnitz, qui a passé plus de temps que quiconque dans les archives, s’est demandé si les Fugger avaient ordonné cet assassinat. Disons qu’une absence de preuve n’est pas une preuve d’absence.
5. Ta belle mine est mienne, chérie
Mine de cuivre au XVIe siècle.
La période comprise entre 1480 et 1560 a été le siècle de la révolution métallurgique. L’or, l’argent et le cuivre peuvent désormais être séparés de manière économique. La demande de mercure nécessaire au processus augmente rapidement.
Jacob, conscient des gains financiers potentiels qu’il offre, passa du commerce des textiles à celui des épices, puis à l’exploitation minière. Il se rend donc à Innsbruck, dans l’actuelle Autriche, où les mines appartiennent à Sigismond, archiduc d’Autriche (1427-1496), membre de la famille Habsbourg et cousin de l’empereur Frédéric.
Sigismond d’Autriche.
La bonne nouvelle pour Jacob Fugger, c’est que Sigismond est très dépensier. Non pas pour ses sujets mais pour se divertir. Lors d’une fête somptueuse on voit sortir un nain d’un gâteau pour lutter contre un géant. Résultat, Sigismond est constamment obligé de s’endetter. Lorsque l’argent manque, Sigismond vend la production de sa mine d’argent à des prix cassés à un groupe de banquiers. Par exemple à la famille de banquiers génois Antonio de Cavallis.
Pour entrer dans le jeu, Fugger prête à l’archiduc 3000 florins et reçoit 1000 livres d’argent métal à 8 florins la livre, qu’il revend plus tard à 12. Une somme dérisoire comparée à celles prêtées par d’autres, mais ouvrant ses relations avec Sigismond et surtout avec la dynastie naissante des Habsbourg.
En 1487, après une escarmouche militaire avec Venise, plus puissante, pour le contrôle des mines d’argent du Tyrol, l’irresponsabilité financière de Sigismond le rend persona non grata auprès des grands banquiers. Désespéré, il se tourne alors vers Fugger. Ce dernier mobilise la fortune familiale pour réunir l’argent que réclame le monarque. Une situation idéale pour le banquier. Bien entendu, il s’agit d’un prêt garanti et assorti de conditions très strictes. Sigismond ne peut pas le rembourser avec de l’argent métal de ses mines et il doit céder à Fugger le contrôle de son trésor public. Si Sigismond le rembourse, Fugger repart avec une fortune. Mais, compte tenu des antécédents de Sigismond, la chance qu’il rembourse est nulle. Ignorant les conditions du prêt, la plupart des autres banquiers sont convaincus que Fugger fera faillite. Et en effet, Sigismond a fait défaut, exactement comme Fugger… l’avait prévu. Cependant, comme stipule le contrat, Fugger s’empare de « la mère de toutes les mines d’argent », celle du Tyrol. En avançant un peu d’argent comptant, il met la main sur une mine d’argent.
6. Achète mes « obligations Fugger », chérie
Palais Fugger d’Augsbourg, cour intérieure.
Le fonctionnement de la banque Fugger est « moderne » : Fugger prête à l’Empereur (ou à un autre client) et refinance le prêt sur le marché (à des taux d’intérêt plus bas) en vendant des « obligations Fugger » à d’autres investisseurs. Les obligations Fugger étaient des investissements très recherchés car les Fugger sont considérés comme « débiteurs sûrs ». Ainsi, les Fugger ont utilisé leur solvabilité supérieure sur le marché pour garantir le financement de leurs clients dont la solidité n’était pas aussi bien notée. Tant que l’Empereur et les autres clients honorent leurs engagements, les Fugger font un profit sur la différence d’intérêt entre les prêts accordés à taux élevé et l’argent levé à taux bas. Moderne, non ?
7. Achète-moi un empereur, chérie
Maximilien d’Autriche.
Sigismond est bientôt éclipsé par le fils de l’Empereur Frédéric III, Maximilien d’Autriche (1459-1519), qui s’est arrangé pour prendre le pouvoir si Sigismond ne rembourse pas l’argent qu’il lui devait. (Fugger aurait pu prêter à Sigismond l’argent nécessaire pour le maintenir au pouvoir, mais il préfère que Maximilien occupe ce poste).
Maximilien est élu « Roi des Romains » en 1486 et régne en tant qu’empereur du Saint-Empire romain germanique de 1508 jusqu’à sa mort en 1519. Jacob Fugger a soutenu Maximilien Ier de Habsbourg lors de son accession au trône en versant 800 000 florins pour soudoyer les grands Électeurs. Cette fois, Fugger, en tant que caution, ne réclame pas de l’argent, mais des terres. C’est ainsi qu’il acquiert les comtés de Kirchberg et de Weissenhorn auprès de Maximilien Ier en 1507. En 1514, l’empereur le nomme comte.
Sans surprise, les conquêtes militaires de Maximilien coïncident avec les projets d’expansion minière de Jacob. Fugger achète de précieuses terres avec les bénéfices qu’il tire des mines d’argent obtenues de Sigismond et finance ensuite l’armée de Maximilien pour reprendre Vienne en 1490. L’empereur s’empare également de la Hongrie, une région riche en cuivre.
Albrecht Dürer, Le grand canon (détail), gravure sur acier, 1518.
Une « ceinture du cuivre » s’étend tout le long des Carpates comprenant la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie. Fugger modernise les mines du pays grâce à l’introduction de l’énergie hydraulique et de galeries.
L’objectif de Jacob est d’établir un monopole sur le cuivre, matière première stratégique. Avec l’étain, le cuivre entre dans la fabrication du bronze, métal stratégique pour la production de l’armement.
Fugger ouvre des fonderies à Hohenkirchen et dans une usine fortifiée située à Villach, en Carinthie, la Fuggerau (aujourd’hui en Autriche), qui est en même temps un arsenal où l’on fond des canons, où l’on fabrique des mousquets et des arquebuses.
8. Vend des indulgences, chérie
Trafic des indulgences: à gauche, un commis des Fugger, au centre le prédicateur dominicain Tetzel et à droite, à cheval, l’archevêque de Mayence Albrecht de Brandebourg.
En 1514, le poste d’archevêque de Mayence se libère. Comme nous l’avons vu, il s’agit du poste le plus puissant d’Allemagne, à l’exception de celui de l’Empereur. De tels postes requièrent des rétributions. Albrecht de Brandebourg (1490-1545), dont la famille, les Hohenzollern, régnait sur une grande partie du pays, voulait le poste. Albrecht est déjà un homme puissant : il occupe plusieurs autres fonctions ecclésiastiques. Mais même lui n’a pas les moyens de payer des honoraires aussi élevés. Il emprunte donc la somme nécessaire aux Fugger, moyennant un intérêt, que la convention de l’époque qualifie d’honoraire pour « peine, danger et dépense ».
Le pape Léon X, après avoir dilapidé le trésor papal pour son couronnement et organisé des fêtes où des prostituées s’occupaient des cardinaux, demande 34 000 florins pour accorder le titre à Albrecht – ce qui équivaut à peu près à 4,8 millions de dollars d’aujourd’hui – et Fugger dépose l’argent directement sur le compte personnel du pape.
Reste maintenant à rembourser les Fugger. Albrecht a un plan. Il obtient du pape Léon X le droit d’administrer les « indulgences du jubilé » récemment annoncées. Les indulgences étaient des contrats vendus par l’Église pour pardonner les péchés, permettant aux croyants d’acheter leur sortie du purgatoire et leur entrée au paradis.
Mais pour « tondre les moutons », comme pour toute bonne escroquerie, il fallait une « couverture » ou un « narratif ». Le motif à invoquer, concocté par Jules II, était crédible : il affirmait que la basilique Saint-Pierre avait besoin d’une rénovation urgente et coûteuse.
Johann Tetzel avec sa caisse.
Chargé de la vente, un « colporteur d’indulgences », le dominicain Johann Tetzel, « portait des bibles, des croix et une grande boîte en bois avec […] une image de Satan sur le dessus », et disait aux fidèles que ses indulgences « annulaient tous les péchés ». Il propose même un « barème progressif », les riches payant 25 florins et les travailleurs ordinaires un seul. Tetzel aurait dit : « lorsque l’argent s’entrechoque dans la boîte, l’âme saute du purgatoire ».
Sur le terrain, dans chaque église, des commis des Fugger assistent directement à la collecte de l’argent dont la moitié allait au pape et l’autre à Fugger. Fugger obtient du même coup le monopole des transferts de l’argent obtenu par la vente des indulgences entre l’Allemagne et Rome.
Si l’archevêque est à la merci des Fugger, le pape Léon X l’est tout autant, car, pour rembourser sa dette, il collecte de l’argent par des « simonies », c’est-à-dire qu’il vend de hautes fonctions ecclésiastiques aux princes. Entre 1495 et 1520, 88 des 110 évêques d’Allemagne, de Hongrie, de Pologne et de Scandinavie ont été nommés par Rome en échange de transferts d’argent centralisés par Fugger. C’est comme cela que Fugger devient « le banquier de Dieu, le principal financier de Rome ».
9. Achète-moi Luther, chérie
Depuis le IIIe siècle, l’Église catholique affirme que Dieu peut se montrer indulgent et accorder une rémission totale ou partielle de la peine encourue suite au pardon d’un péché. Cependant, l’indulgence obtenue en contrepartie d’un acte de piété (pèlerinage, prière, mortification, don), notamment dans le but de raccourcir le passage par le purgatoire d’un défunt, au cours du temps s’est transformée en un commerce lucratif. Urbain II s’en servira pour recruter des croyants à la première croisade.
Au XVIe siècle, c’est ce trafic des indulgences qui créera de graves troubles et un tumulte au sein de l’Église. Pratique qualifiée par Erasme de superstition dans son Éloge de la folie, la dénonciation du commerce des indulgences est le sujet même des quatre-vingt-quinze arguments de Luther, dont la thèse conduira l’Église à la division et à la Réforme protestante.
Refusant de se rendre à Rome pour répondre aux accusations d’hérésie et de mise en cause de l’autorité du Pape, Luther accepte de se présenter en 1518 à Augsbourg au légat du pape, le cardinal Cajetan. Ce dernier exhorta Luther à se rétracter ou à revenir sur ses déclarations (« revoca ! »).
Luther au palais Fugger d’Augsbourg, devant le cardinal Cajetan.
Alors que Luther avait dénoncé nommément Fugger pour son rôle central dans l’escroquerie des indulgences, il accepta d’être interrogé dans le bureau central de la banque qui organisait le crime qu’il dénonce !
Luther semble avoir été conscient que, accusations verbales à part, les Fugger allaient le protéger et le promouvoir afin de discréditer à un appel à la réforme beaucoup plus raisonnable émanant d’Érasme et de ses disciples à l’intérieur de l’Eglise. Alors qu’il aurait pu être arrêté et brûlé sur le bûcher comme certains le demandaient, Luther est venu, a refusé pendant trois jours de revenir sur ses déclarations et est reparti indemne.
10. Achète-moi de la pauvreté, chérie
Au XVIe siècle, les prix augmentent de façon constante dans toute l’Europe occidentale. A la fin du siècle, ils sont trois à quatre fois plus élevés qu’au début. Récemment, les historiens se sont montrés insatisfaits des explications monétaires de la hausse des prix au XVIe siècle. Ils se sont rendus compte que les prix dans de nombreux pays ont commencé à augmenter avant que la majeure partie de l’or et de l’argent du Nouveau Monde n’arrive en Espagne, et a fortiori ne la quitte, et que les flux monétaires qui leur sont associés n’ont que peu de rapport avec des mouvements de prix, y compris en Espagne.
En réalité, à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, la population européenne a recommencé à croître, après la longue période de contraction amorcée par la peste noire de 1348. L’accroissement de la population a entraîné une augmentation de la demande de nourriture, de boissons, de vêtements bon marché, d’abris, de bois de chauffage, etc. Les agriculteurs ont du mal à augmenter leur production : les prix des denrées alimentaires, la valeur des terres, les coûts industriels, tout augmente. Ces pressions sont aujourd’hui considérées comme une cause sous-jacente importante de cette inflation, même si peu de gens nieraient qu’elle a été exacerbée à certains moments par les gouvernements qui manipulent la monnaie, empruntent massivement et mènent des guerres.
« L’ère des Fuggers » est une ère où l’argent est investi dans l’argent et la spéculation financière. L’économie réelle est pillée par les impôts et les guerres. La dynamique créée par l’effondrement du niveau de vie, les impôts et l’inflation des prix pour la plupart des gens et la révélation publique de la corruption de l’Église et de l’aristocratie ouvrent la voie à des émeutes dans de nombreuses villes, à la Guerre des paysans, à une insurrection des tisserands, des artisans et même des mineurs. La « Révolte des Pays-Bas » et des siècles de guerres « religieuses » sanglantes ne prendront fin qu’avec l’« enterrement » de l’Empire par la paix de Westphalie en 1648.
11. Achète-moi des logements sociaux, chérie
Alors qu’il appauvrit des centaines de milliers de personnes par sa rapacité financière, Jacob Fugger offre une centaine de logements sociaux aux indigents qui veulent travailler et prier pour sa famille.
L’initiative de Jacob Fugger, en 1516, de construire la Fuggerei, un projet de logement sociaux pour une centaine de familles de travailleurs à Augsbourg, plutôt unique dans son genre pour l’époque, s’avère trop peu et arrive trop tard. La Fuggerei a survécu en tant que monument en l’honneur des Fugger. Le loyer n’a pas changé, il est toujours d’un gulden rhénan par an (équivalent à 0,88 euros). Mais les locataires doivent prier trois fois par jour pour les Fugger et exercer un emploi à temps partiel. Les conditions pour y vivre restent les mêmes qu’il y a 500 ans : il faut avoir vécu au moins deux ans à Augsbourg, être de confession catholique et indigent sans dettes. Un précurseur des mesures Harz-4? Chaque jour, les cinq portes ferment à 22 heures.
12. Achète-moi des taux dignes d’intérêt, chérie
« Tu ne percevras pas d’intérêts ». En 1215, le pape Innocent III a explicitement confirmé l’interdiction de l’intérêt et de l’usure décrétée par la Bible. La phrase de Luc 6:35, « Prêtez et n’attendez rien en retour », est interprétée par l’Église comme une interdiction pure et simple de l’usure, définie comme la demande d’un quelconque intérêt. Même les comptes d’épargne étaient considérés comme un péché. Ce n’était pas le scénario idéal de Jacob Fugger.
Pour changer cette situation, Fugger embauche un théologien renommé, Johannes Eck (1494-1554) d’Ingolstadt, pour plaider sa cause. Fugger mène une véritable campagne de relations publiques, notamment en organisant des débats sur la question entre orateurs de son choix, et écrit une lettre passionnée au pape Léon X.
Au service des Fugger, le pape Léon X, tableau de Raphaël.
En conséquence, Léon X publie un décret proclamant que la perception d’intérêts n’est de l’usure que si le prêt était consenti « sans travail, coût ou risque » – ce qui n’a jamais été le cas pour aucun prêt.
Plus d’un millénaire après Aristote, le pape Léon X a constaté que le risque et le travail liés à la protection du capital faisaient du prêt d’argent une chose vivante. Tant qu’un prêt implique un travail, un coût ou un risque, il est en règle. Le tour est joué. Fugger persuade l’Église d’autoriser un taux d’intérêt de 5 % – et il réussit assez bien : la perception d’intérêts n’est pas autorisée, mais elle n’est pas punie non plus.
Ainsi, grâce à Léon X, Fugger peut désormais attirer des dépôts en offrant à ses clients un rendement de 5 %. Au niveau des prêts, selon le rapport du Conseil du Tyrol, alors que les autres banquiers prêtaient à un taux de 10 % à Maximilien, le taux appliqué par Fugger, justifié par « le risque » dépassait les 50 % !
Quinten Matsys, Les usuriers, 1520, Galleria Doria Pamphilj, Rome.
Charles Quint, dans les années 1520, a dû emprunter à 18 % et même à 49 % entre 1553 et 1556. Entre-temps, les biens de Fugger, qui s’élèvent en 1511 à 196 791 florins, passent en 1527, deux ans après la mort de Jacob, à 2 021 202 florins, soit un bénéfice total de 1 824 411 florins, ou 927 % d’augmentation, ce qui représente, en moyenne, une augmentation annuelle de 54,5 %. Tout cela est aujourd’hui présenté, non pas comme de l’usure, mais comme une « grande avancée » anticipant les pratiques modernes de gestion de fortunes et d’actifs…
Fugger « a brisé les reins de la Ligue hanséatique » et « a sorti le commerce de son sommeil médiéval en persuadant le pape de lever l’interdiction de prêter de l’argent. Il a contribué à sauver la libre entreprise d’une mort prématurée en finançant l’armée qui a remporté la guerre des paysans allemands, le premier grand affrontement entre le capitalisme et le communisme », souligne Greg Steinmetz, historien et ancien correspondant du Wall Street Journal.
Venise, le plus ancien ghetto juif d’Europe
Comment Venise a créé le premier ghetto juif d’Europe
Bien entendu, les Vénitiens ont longtemps ignoré ces règles, préférant gagner de l’argent plutôt que de plaire à Dieu, comme en témoigne la devise « D’abord les Vénitiens, ensuite les Chrétiens ».
En 1382, les juifs sont autorisés à entrer à Venise. En 1385, la première « Condotta » a été accordée, un accord entre la République de Venise et les banquiers juifs, qui leur donnait la permission de s’installer à Venise pour prêter de l’argent avec intérêt. L’accord, d’une durée de dix ans, détaillait les règles que ces banquiers devaient respecter. Il fixait notamment la taxe annuelle élevée à payer, le nombre de banques autorisées à ouvrir et les taux d’intérêt qu’elles pouvaient appliquer.
En 1385, Venise a signé un autre accord avec les banquiers juifs qui vivaient à Mestre, situé sur la terre ferme en face des îles de Venise, afin qu’ils puissent accorder des prêts à des taux favorables aux quartiers les plus pauvres de la ville. Grâce à cet accord, la Sérénissime parvient à soulager la pauvreté de la population et, en même temps, si les gens se fâchent contre le Doge, à diriger l’hostilité des masses contre… les prêteurs juifs.
La Condotta de 1385 n’est pas renouvelée en 1394 sous prétexte que les Juifs ne respectent pas les règles imposées à leurs activités. Les banquiers juifs reçoivent l’autorisation de séjourner pendant une période de 15 jours par mois et ceux qui vivent à Mestre profitent de cette concession pour travailler à Venise. Mais pour être reconnus comme juifs, ils devaient déjà porter un cercle jaune sur leurs vêtements…
Pour faire court, Venise a résolu le « dilemme » en optant pour la ségrégation de masse. Le 20 mars 1516, l’un des membres du Conseil, après avoir violemment agressé verbalement les Juifs, demande qu’ils soient enfermés dans le « Ghetto », mot dialectal vénitien utilisé à l’époque pour désigner les fonderies du quartier. Le Doge et le Conseil approuvent cette solution. S’ils voulaient continuer à vivre à Venise, les Juifs devraient vivre ensemble dans une certaine zone, séparés du reste de la population. Le 29 mars, un décret crée le ghetto de Venise.
Lorsque la Turquie envahit la Hongrie en 1514, Fugger s’inquiète vivement de la valeur de ses mines de cuivre hongroises, ses propriétés les plus rentables. Après l’échec des efforts diplomatiques, Fugger lance un ultimatum à Maximilien : soit il conclut un accord avec la Hongrie, soit Fugger renonce à d’autres prêts. La menace fonctionne.
Fidèle à la devise qui prétend expliquer l’origine de la prospérité de la famille de Habsbourg. « Bella gerant alii, tu, felix Austria, nube » (les autres font la guerre; toi, heureuse Autriche, tu fais des mariages), Maximilien négocie une alliance matrimoniale qui laisse la Hongrie aux mains des Habsbourg, ce qui conduit à redessiner la carte de l’Europe en créant la gigantesque poudrière politique connue sous le nom d’Empire austro-hongrois. Fugger avait besoin que les Habsbourg s’emparent de la Hongrie pour protéger ses possessions.
14. Achète-moi un deuxième empereur, chérie
Charles Quint, élu empereur avec l’argent des Fugger. Il les remboursera avec le sang et les larmes de ses sujets.
Lorsque Maximilien Ier, empereur du Saint-Empire romain germanique, meurt en 1519, il doit à Jacob Fugger environ 350 000 florins. Pour éviter un défaut de paiement sur cet investissement, Fugger a réuni un cartel de banquiers afin de réunir tout l’argent de la corruption permettant au petit-fils de Maximilien, Charles Quint, d’acheter le trône.
Si un autre candidat avait été élu empereur, comme le roi de France François qui a soudainement tenté d’entrer en scène, et aurait certainement été réticent à payer les dettes de Maximilien à Fugger, ce dernier aurait sombré dans la faillite.
Cette situation rappelle le modus operandi de JP Morgan, après le krach bancaire américain de 1897 et la panique bancaire de 1907. Le « Napoléon de Wall Street », craignant la renaissance d’une véritable banque nationale dans la tradition d’Alexander Hamilton, réunit d’abord les fonds nécessaires pour renflouer ses concurrents défaillants, puis crée, en 1913, le système de la Réserve fédérale, un syndicat privé de banquiers chargé d’empêcher le gouvernement de s’immiscer dans leurs affaires lucratives.
Ainsi, Jacob Fugger, en liaison directe avec Marguerite d’Autriche, qui a adhéré au projet en raison de ses craintes pour la paix en Europe, a rassemblé de manière totalement centralisée l’argent pour chaque Électeur, profitant de l’occasion pour renforcer de manière spectaculaire ses positions monopolistiques, en particulier sur ses concurrents tels que les Welser et le port d’Anvers, en pleine expansion.
Selon l’historien français Jules Michelet (1798-1874), Jacob Fugger posa énergiquement trois conditions :
« Les Garibaldi de Gênes, les Welser d’Allemagne et d’autres banquiers ne pouvaient participer à ce projet qu’en versant des acomptes à Fugger et ne pouvaient prêter de l’argent [à Charles] que par son intermédiaire ;
« Fugger obtient des billets à ordre des villes d’Anvers et de Malines comme garantie, payés par les péages de Zélande ;
« Fugger obtient de la ville d’Augsbourg qu’elle interdise de prêter aux Français. Il demande à Marguerite d’Autriche (la régente) d’interdire aux Anversois d’échanger de l’argent en Allemagne pour qui que ce soit ». (remettant de facto cette activité lucrative aux seuls banquiers d’Augsbourg…)
Hans Holbein le Jeune, L’Homme riche, 1526. Lors de son décès, la mort lui pique ses sous ! Fugger « le Rich » meurt en 1525.
Comme nous l’avons déjà dit, les gens pensent à tort que Jacob « le Riche » était « très riche ». Bien sûr qu’il l’était : aujourd’hui, il est considéré comme l’une des personnes les plus riches de l’Histoire, avec une fortune de plus de 400 milliards de dollars (actuels), soit environ 2 % du PIB total de l’Europe à l’époque, plus de deux fois la fortune de Bill Gates.
Nous ne saurons jamais si cela est vrai ou non et quelle était sa richesse réelle. Mais si l’on examine le capital propre déclaré par les frères Fugger aux autorités fiscales d’Augsbourg, on s’aperçoit qu’il éclipse de loin les sommes colossales prêtées.
Selon l’historien Mark Häberlein, Jacob a anticipé les astuces modernes d’évasion fiscale en concluant un accord avec les autorités fiscales d’Augsbourg en 1516. En échange d’une somme forfaitaire annuelle, la véritable richesse de la famille… n’est pas divulguée. L’une des raisons en est bien sûr que, tout comme BlackRock aujourd’hui, Fugger était un « gestionnaire de fortune », promettant un retour sur investissement de 5 % tout en empochant lui-même 14,5 %… Les cardinaux et autres fortunes investissaient secrètement dans Fugger pour ses rendements juteux.
On peut donc dire que Fugger était très riche… de dettes. Et tout comme le FMI et une poignée de banques géantes aujourd’hui, en renflouant leurs clients avec de l’argent fictif, les Fugger ne faisaient rien d’autre que de se renflouer eux-mêmes et d’augmenter leur capacité à continuer de le faire. Pas de réforme structurelle sur la table, seulement une crise de liquidité ? Cela me rappelle quelque chose !
Le choix unanime de Charles Quint par les Électeurs a nécessité des pots-de-vin exorbitants, d’un montant de 851 585 florins, pour faciliter les choses. Jacob Fugger a versé 543 385 florins, soit environ les deux tiers de la somme, les Welser et quelques banquiers génois ont avancé le reste.
Il faudrait un gros livre ou un documentaire pour détailler l’ampleur des pots-de-vin payés pour l’élection impériale de Charles Quint.
Albert de Brandebourg. Pas assez de doigts aux mains pour exhiber ses bagues.
« Le cardinal Albert de Brandebourg, électeur de Mayence, a reçu 4 200 florins d’or pour sa participation à la Diète d’Augsbourg. En outre, Maximilien s’engagea à lui verser 30 000 florins, dès que les autres électeurs se seraient également engagés à donner leur voix au roi catholique (Charles Quint). Il s’agit d’une prime accordée au cardinal de Mayence pour avoir été le premier à s’engager ; à ce cadeau s’ajoutent une crédence en or et une tapisserie des Pays-Bas. L’électeur avide recevra également une pension viagère de 10 000 florins rhénans, payable annuellement à Leipzig au comptoir des banquiers Fugger, et garantie par [les rentrées d’argent des taxes prélevées sur le commerce maritime par] les villes d’Anvers et de Malines. Enfin, le roi catholique (Charles Quint)devait le protéger contre le ressentiment du roi de France et contre tout autre agresseur, tout en insistant pour que Rome lui accorde le titre et les prérogatives de ‘legate a latere’ en Allemagne, avec les avantages de la nomination ».
Hermann V de Wied.
« Hermann V de Wied, archevêque-électeur de Cologne, avait reçu 20 000 florins en espèces pour lui-même et 9 000 florins à partager entre ses principaux officiers. On lui avait également promis une pension viagère de 6 000 florins, une pension viagère de 600 florins pour son frère, une pension perpétuelle de 500 florins pour son autre frère, le comte Jean, ainsi que d’autres pensions s’élevant à 700 florins, à répartir entre ses principaux officiers. »
Joachim Ier Nestor.
« De son côté, Joachim Ier Nestor, électeur et margrave de Brandebourg (un autre Hohenzollern et frère d’Albert de Brandebourg), exige une compensation substantielle pour les avantages qu’il perd en abandonnant le roi de France.
Ce dernier lui avait promis une princesse de sang royal pour son fils et une forte somme d’argent. Joachim tient donc à remplacer Renée de France par la princesse Catherine, sœur de Charles, et réclame 8 000 florins pour lui-même et 600 pour ses conseillers. Et ce n’est pas tout. Il doit être payé en espèces le jour de l’élection : 70 000 florins à déduire de la dot de la princesse Catherine ; 50 000 florins pour l’élection ; 1 000 florins pour son chancelier et 500 florins pour son conseiller, le doyen Thomas Krul ».
C’est ainsi qu’il a véritablement gagné sa réputation de « père de toutes les cupidités ».
15. Achète-moi un monde sans régulation bancaire, chérie
En 1523, sous la pression d’une opinion publique de plus en plus remontée contre les maisons de commerce d’Augsbourg, au premier rang celles des Fugger, le bras fiscal du Conseil impérial de régence les met en accusation. Certains évoquent même l’idée de limiter le capital commercial des entreprises individuelles à 50 000 florins et le nombre de leurs succursales à trois. La mort pour Fugger.
Conscient qu’une telle réglementation le ruinerait, Jacob Fugger, pris de panique, écrit le 24 avril 1523 un court message à l’empereur Charles Quint, rappelant à sa Majesté sa dépendance à l’égard de la bonne santé des comptes bancaires de Fugger :
« Ce n’est d’ailleurs un secret pour personne que Votre Majesté Impériale n’aurait pas obtenu la couronne de Rome sans mon aide, comme je peux le prouver par des lettres écrites de leur propre main par tous les commissaires de Votre Majesté (…) Votre Majesté me doit encore 152 000 ducats, etc. »
Charles Quint se rend bien compte que la dette n’est pas l’objet du message. Il écrit immédiatement à son frère Ferdinand pour lui demander de prendre des mesures afin d’empêcher le procès anti-monopole. Les autorités fiscales impériales reçoivent l’ordre d’abandonner les poursuites. Pour Fugger et les autres grands marchands, l’orage est passé.
16. Achète-moi l’Espagne, chérie
Bien sûr, Charles Quint n’a pas un kopeck pour rembourser le prêt géant de Fugger qui l’avait fait élire ! Petit à petit, Fugger fait valider son droit de poursuivre l’exploitation des métaux – argent et cuivre – dans le Tyrol pour faire fructifier l’argent. Mais il en obtint davantage, d’abord en Espagne même et, tout à fait logiquement, dans les territoires nouvellement conquis par l’Espagne en Amérique.
17. Achète-moi l’Amérique, chérie
Tout d’abord, pour rembourser sa dette, Charles propose l’usufruit des principaux territoires des ordres de chevalerie espagnols, appelés Maestrazgos, pour lesquels les Fugger paient 135 000 ducats par an. Entre 1528 et 1537, le Maestrazgos est administré par les Welser d’Augsbourg et un groupe de marchands dirigé par le chef espagnol du service postal Maffeo de Taxis et le banquier génois Giovanni Battista Grimaldi. Mais après 1537, les Fugger reprennent le flambeau. Le contrat de bail est très intéressant pour deux raisons : d’une part, il permet aux preneurs à bail d’exporter les excédents de céréales de ces domaines et, d’autre part, il inclut les mines de mercure d’Alamadén, un élément crucial à la fois pour la production de verre à miroir, le traitement de l’or et les applications médicales.
Comme les Fugger dépendent des livraisons d’or et d’argent en provenance d’Amérique pour recouvrer leurs prêts à la couronne espagnole, il semblait logique qu’ils se tournent également vers le Nouveau Monde.
18. Achète-moi le Venezuela, chérie
Plaque commémorative sur la résidence des Welser à Augsbourg: « Ici résidait entre 1511 et 1519, Bartolomé Welser qui a dirigé les premières colonisations allemandes en Amérique du Sud.
Bartholomé Welser.
Passons maintenant aux Welser. L’histoire des Welser remonte au XIIIe siècle, lorsque ses membres occupaient des postes officiels dans la ville d’Augsbourg. Plus tard, la famille s’est fait connaître en tant que patriciens et marchands de premier plan. Au XVe siècle, alors que les frères Bartolomé et Lucas Welser pratiquent un vaste commerce avec le Levant et d’autres pays, ils ont des succursales dans les principaux centres commerciaux du sud de l’Allemagne et de l’Italie, ainsi qu’à Anvers, Londres et Lisbonne. Aux XVe et XVIe siècles, des branches de la famille s’installent à Nuremberg et en Autriche.
En récompense de leur contribution financière à son élection en 1519, le roi Charles Quint, incapable de rembourser, accorde aux Welser des privilèges dans la traite des esclaves africains et la conquête des Amériques.
La famille Welser se voit donc offrir la possibilité de participer à la conquête des Amériques au début et au milieu du XVe siècle. Comme le stipule le contrat de Madrid (1528), également connu sous le nom de « contrats Welser », les marchands se sont vus garantir le privilège de mener des « entradas » (expéditions) pour conquérir et exploiter de grandes parties des territoires qui appartiennent aujourd’hui au Venezuela et à la Colombie. Les commerçants allemands cultivent des fantasmes de richesses fabuleuses, alimentés par la découverte de trésors d’or : on dit que les Welser ont créé le mythe de l’El Dorado (la cité de l’or).
Récit allemand (1509) sur les expéditions portugaises.
Les Welser commencent leurs activités en ouvrant un bureau sur l’île portugaise de Madère et en acquérant une plantation de sucre aux îles Canaries.
Ils se sont ensuite étendus à Saint-Domingue, l’actuelle Haïti. La main-mise des Welser sur la traite des esclaves dans les Caraïbes a commencé en 1523, cinq ans avant le contrat de Madrid, puisqu’ils avaient commencé leur propre production de sucre sur l’île.
Les Welser explorant le Venezuela.
Le contrat de Madrid comprend le droit d’exploiter une grande partie du territoire de l’actuel Venezuela (en espagnol « Petite Venise »), un pays qu’ils appelaient eux-mêmes « Welserland ». Ils obtiennent également le droit d’expédier 4 000 esclaves africains pour travailler dans les plantations de sucre. Alors que l’Espagne accorde des capitaux, des chevaux et des armes aux conquistadors espagnols, les Welsers ne leur prêtent qu’au prix fort et les obligent à acheter, exclusivement auprès d’eux, les moyens de faire tourner leurs activités. Des Allemands pauvres se rendent au Venezuela et s’endettent rapidement, ce qui exacerbe leur rapacité et aggrave la façon dont ils traitent les esclaves. De 1528 à 1556, sept entradas (expéditions) conduisent au pillage et à l’exploitation des cultures locales.
La situation devient si grave qu’en 1546, l’Espagne révoque le contrat, notamment parce qu’elle sait que les Welser servent également des clients luthériens en Allemagne. Le fils de Bartholomeus Welser, Bartholomeus VI Welser et Philipp von Hutten sont arrêtés et décapités à El Tocuyo par le gouverneur espagnol local Juan de Carvajal en 1546. Enfin, l’abdication de Charles Quint en 1556 met un terme à la tentative des Welser de rétablir par la loi leur concession.
19. Achète-moi le Pérou et le Chili, chérie
Contrairement à la famille Welser, la participation de Jacob Fugger au commerce colonial reste prudente et conservatrice, et la seule autre opération de ce type dans laquelle il investit est une expédition commerciale ratée de 1525 vers les Moluques, menée par l’Espagnol Garcia de Loaisa (1490-1526). Pour l’Espagne, l’idée était d’accéder à l’Indonésie en passant par l’Amérique, ce qui aurait permis d’échapper au contrôle portugais. Cela n’ira pas plus loin parce que Jacob le Riche meurt en décembre de la même année et son neveu Anton Fugger prend la direction de l’entreprise.
Cependant, la fête continue. Les relations des Fugger avec la Couronne espagnole atteignent leur apogée en 1530 avec le prêt de 1,5 million de ducats des Fugger pour l’élection de Ferdinand comme « roi romain ». C’est dans ce contexte que l’agent des Fugger, Veit Hörl, obtient en garantie de l’Espagne le droit de conquérir et de coloniser la région côtière occidentale de l’Amérique du Sud, de Chincha au Pérou jusqu’au détroit de Magellan. Cette région comprend l’actuel sud du Pérou et tout le Chili. Les choses se sont cependant embrouillées et, pour des raisons inconnues, Charles Quint, qui était d’accord avec l’accord, ne le ratifie pas. Considérant que le projet vénézuélien des Welser a dégénéré en entreprise brutale de pillage et s’est soldé par des pertes substantielles. Anton Fugger, qui estime que les retombées financières sont trop faibles, abandonne ce type d’entreprise.
20. Achète moi des esclaves, chérie
Des manillas, monnaie d’échange pour l’achat d’esclaves.
Le cuivre des mines de Fugger était utilisé pour les canons des navires, mais il servait également à la production de « manillas » en forme de fer à cheval. Les manillas, dérivées du latin signifiant main ou bracelet, étaient une « monnaie » utilisée par la Grande-Bretagne, le Portugal, l’Espagne, les Pays-Bas, la France et le Danemark pour échanger avec l’Afrique de l’Ouest de l’or et de l’ivoire, ainsi que des personnes réduites à l’état d’esclaves. Les métaux privilégiés étaient à l’origine le cuivre, puis le laiton vers la fin du XVe siècle et enfin le bronze vers 1630.
En 1505, au Nigeria, un esclave se vend pour 8 à 10 manilles, et une dent d’éléphant pour une manille de cuivre. On dispose désormais de chiffres : entre 1504 et 1507, les commerçants portugais importent 287 813 manilles du Portugal vers la Guinée, en Afrique, via la station commerciale de São Jorge da Mina. Le commerce portugais s’intensifie au cours des décennies suivantes. 150 000 manilles sont exportées chaque année vers le fort commercial d’Elmina, sur la Côte d’Or. En 1548, une commande de 1,4 million de manilles est passée à un marchand allemand de la famille Fugger pour soutenir le commerce.
Un bronze béninois.
En 2023, un groupe de scientifiques a découvert que certains des bronzes du Bénin, aujourd’hui restitués aux nations africaines, ont été fabriqués avec du métal extrait à des milliers de kilomètres de là, en Rhénanie allemande. Le peuple Edo du Royaume du Bénin, a créé ses extraordinaires sculptures avec des bracelets en laiton fondus, la sinistre monnaie de la traite transatlantique des esclaves entre le 16e et le 19e siècle…
Fin de partie
Anton Fugger.
Après la mort de Jacob, son neveu Anton Fugger (1493-1560) tente de maintenir la position d’une maison qui s’affaiblit.
Les souverains captifs ne sont pas aussi solvables qu’on l’espérait. Charles Quint a de sérieux soucis financiers et la faillite qui s’annonce est l’une des raisons pour lesquelles il se retire, laissant la direction de l’empire à son fils, le roi Philippe II d’Espagne. Malgré l’arrivée de l’or et de l’argent, l’Empire fait faillite. À trois reprises (1557, 1575, 1598), Philippe II est incapable de payer ses dettes, tout comme ses successeurs, Philippe III et Philippe IV, en 1607, 1627 et 1647.
Mais l’emprise politique des Fugger sur les finances espagnoles est si forte, écrit Jeannette Graulau, que « lorsque Philippe II déclara une suspension de paiement en 1557, la faillite n’incluait pas les comptes de la famille Fugger. Les Fugger proposent à Philippe II une réduction de 50 % des intérêts des prêts si l’entreprise est exclue de la faillite. Malgré le lobbying intense de son puissant secrétaire, Francisco de Eraso, et des banquiers espagnols rivaux des Fugger, Philippe n’inclut pas les Fugger dans la faillite ». Bravo les artistes !
En 1563, les créances des Fugger sur la Couronne espagnole s’élevaient à 4,445 millions de florins, soit bien plus que leurs avoirs à Anvers (783 000 florins), Augsbourg (164 000 florins), Nuremberg et Vienne (28 600 florins).
Mais en fin de compte, en unissant leur destin trop étroitement à celui des souverains espagnols, l’empire bancaire des Fugger s’est effondré avec l’effondrement de l’empire espagnol des Habsbourg.
Le professeur français Pierre Bezbakh, écrivant dans Le Monde en septembre 2021, a noté :
« Alors, quand les caisses sont vides, le royaume d’Espagne émet des emprunts, une pratique qui n’est pas très originale, mais qui devient récurrente et à grande échelle. Ces emprunts étaient souscrits par des prêteurs étrangers, comme les Fugger allemands et les banquiers génois, qui accumulaient mais continuaient à prêter, sachant qu’ils perdraient tout s’ils cessaient de le faire, tout comme les grandes banques d’aujourd’hui continuent à prêter aux États surendettés. La différence est que les prêteurs attendaient l’arrivée promise des métaux américains, alors qu’aujourd’hui, les prêteurs attendent que d’autres pays ou des banques centrales soutiennent les pays en difficulté ».
Aujourd’hui, uniquement dix méga-banques (dont 4 françaises) appelées « Prime Brokers » sont autorisées à acheter et à revendre sur le marché secondaire les bons d’État français, émis à dates régulières par l’Agence française du Trésor pour refinancer la dette publique française (3228 milliards d’euros) et surtout pour refinancer les remboursements de la dette (51 milliards d’euros en 2024). Les noms des Fuggers d’aujourd’hui sont : HSBC, BNP Paribas, Crédit Agricole, J.P. Morgan, Société Générale, Citi, Deutsche Bank, Barclays, Bank of America Securities et Natixis.
Conclusion
Au-delà de l’histoire des dynasties Fugger et Welser qui, après avoir colonisé les Européens, ont étendu leurs crimes coloniaux à l’Amérique, il y a quelque chose de plus profond à comprendre.
Aujourd’hui, on dit que le système financier mondial est « désespérément » en faillite. Techniquement, c’est vrai, mais politiquement, il est maintenu avec succès au bord de l’effondrement total afin de garder le monde entier dépendant d’une classe de prédateurs financiers apatrides. Un système en faillite, paradoxalement, nous désespère, mais leur donne l’espoir de rester aux commandes et de maintenir leurs privilèges jusqu’à la fin des temps. Seuls les banquiers peuvent sauver le monde de la faillite !
Historiquement, nous, en tant qu’humanité, avons créé des « États-nations » dûment équipés de « banques nationales » contrôlées par le gouvernement, afin de nous protéger de ce chantage financier systémique et abject. Les banques nationales, si elles sont correctement gérées, peuvent générer des crédits productifs dans notre intérêt à long terme en développant notre économie physique et humaine plutôt que les bulles financières des maîtres-chanteurs financiers.
Malheureusement, un tel système positif a rarement existé et lorsqu’il a existé, il a été saboté par les marchands d’argent que Roosevelt voulait chasser du temple de la République.
Comme nous l’avons démontré, la grave dissociation mentale appelée « monétarisme » est l’essence même du fascisme (financier). Les syndicats financiers et bancaires criminels « impriment » et « créent » de l’argent. Si cet argent n’est pas « domestiqué » et utilisé comme instrument pour accroître les pouvoirs créatifs de l’homme et de la nature, les ressources s’épuisent et les conflits deviennent insolubles.
La volonté de « convertir » à tout prix, y compris par la destruction de l’humanité et de ses pouvoirs créateurs, une « valeur » nominale qui n’existe qu’en tant qu’accord entre les hommes, en une forme de richesse physique « réelle », est l’essence même de la machine de guerre nazie.
Pour sauver les dettes du Royaume-Uni et de la France envers l’industrie américaine de l’armement détenue par JP Morgan et consorts, il fallait forcer, par le Traité de Versailles, l’Allemagne à payer. Lorsqu’il s’est avéré que c’était impossible, les intérêts bancaires anglo-franco-américains ont créé la « Banque des règlements internationaux ».
La BRI, sous la supervision directe de Londres et de Wall Street, a permis à Hitler d’obtenir les liquidités et devises suisses dont il avait besoin pour construire sa machine de guerre, une machine de guerre considérée comme potentiellement utile pour les Occidentaux tant qu’elle annonçait vouloir marcher vers l’Est, en direction de Moscou.
Pour obtenir des liquidités de la BRI, la banque centrale allemande déposait en garantie des tonnes d’or volées aux pays qu’elle envahissait (Autriche, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Tchécoslovaquie, Pologne, Albanie, etc.). L’or dentaire des Juifs, des communistes, des homosexuels et des Tziganes exterminés dans les camps de concentration est déposé sur un compte secret de la Reichsbank pour financer les SS.
Le ministre des finances de la Banque d’Angleterre et d’Hitler, Hjalmar Schacht, qui a échappé à la potence du procès de Nuremberg grâce à ses protections internationales, fut sans doute le meilleur élève de Jacob Fugger le Riche, non pas le père de la banque allemande ou « moderne », mais le père du fascisme financier, héritier de Rome, de Venise et de Gênes. Plus jamais ça !
Biographie sommaire:
Steinmetz, Greg, L’homme le plus riche qui ait jamais vécu, La vie et l’époque de Jacob Fugger, Simon and Shuster, 2016 ;
A. Les enjeux culturels et philosophiques d’un contexte
Blagues cyniques ou dialogue socratique ?
Qu’est-ce que l’humanisme chrétien ?
Pétrarque et le « Triomphe » de la mort
L’ère du bon rire
Sebastian Brant, Jérôme Bosch et la Nef des fous
B. Quinten Matsys
Éléments biographiques
De forgeron à peintre
Duché de Brabant
Formation : Bouts, Memling et Van der Goes
Débuts à Anvers et à l’étranger
C. Œuvres choisies, décryptage et nouvelles interprétations
La Vierge et l’Enfant, « Grâce divine » et « Libre arbitre »
Le retable de Sainte-Anne
Une nouvelle perspective
Coopération avec Patinir et Dürer
Le lien avec Érasme
L’Utopie de Thomas More
Pieter Gillis et le « diptyque de l’amitié »
La connexion Léonard de Vinci (I)
D. L’art érasmien du grotesque
Dans les peintures religieuses
Avares, banquiers, receveurs d’impôt et agents de change, la lutte contre l’usure
La connexion Léonard de Vinci (II)
L’art du grotesque per se
La métaphore du « couple mal assorti ».
« La vieille femme hideuse », la paternité de Léonard
E. Conclusion
Bibliographie sélective
Au début du XVIe siècle, Quentin Matsys (1466-1530) s’impose comme peintre majeur à Anvers où il travaille pendant plus de 20 ans, créant de nombreuses œuvres, parmi lesquelles des triptyques profondément religieux, des portraits étonnamment détaillés et certaines des œuvres satiriques les plus hilarantes de l’histoire de la peinture.
Pour rendre hommage et justice à cet artiste mal connu, nous explorerons et mettrons en lumière sa verve et son esprit érasmien et présenterons certains de ses apports artistiques les plus originaux.
Quinten Matsys.
En 1500, Anvers, avec quelque 90 000 habitants, est la plus grande ville (précisons-le) d’Occident. Grand port et cœur battant d’un florissant commerce international qui dépasse alors la vieille Bruges des Médicis, Anvers est un aimant qui attire tous les talents de toutes les nations.
C’est dans ce contexte de brassage culturel que Quinten Matsys croise et collabore avec les plus brillants des grands humanistes chrétiens de son époque, qu’il s’agisse d’érudits militants pour la paix tels qu’Érasme de Rotterdam, Thomas More et Pieter Gillis, d’imprimeurs novateurs comme Dirk Martens d’Alost, de réformateurs exigeants comme Gérard Geldenhouwer et Cornelius Grapheus, de peintres flamands comme Gérard David et Joachim Patinir ou de peintres-graveurs et illustrateurs étrangers comme Albrecht Dürer, Lucas van Leyden et Hans Holbein le Jeune.
Malheureusement, aujourd’hui, les grandes maisons d’édition internationales, telles que, pour ne pas la nommer, Taschen, pour des raisons qui restent à élucider, semblent l’avoir condamné à l’oubli éternel. Ailleurs, son nom n’apparaît que sporadiquement dans un court chapitre consacré à « l’Ecole d’Anvers » à la fin de l’ouvrage Les Primitifs flamands et leur temps (656 pages, Renaissance du Livre, 1994). Pire encore, aucune de ses œuvres n’est référencée et seules deux mentions de son nom figurent dans L’art flamand et hollandais, les siècles des Primitifs (613 pages, Citadelles et Mazenod, 2003), œuvre de référence sur cette période.
La bonne nouvelle est que depuis 2007, le Centre interdisciplinaire pour l’art et la science de Gand, en Belgique, prépare un nouveau « catalogue raisonné » de son œuvre. Celui de Larry Silver (Phaedon Press, 1984) se vend hors de prix. Reste celui d’Andrée de Bosque (Arcade, Bruxelles, 1975), avec la majorité des images en noir et blanc. En guise de consolation, les lecteurs se contenteront de la thèse de doctorat de Harald Brising de 1908, dans une version réimprimée en 2019.
Afin d’honorer et de rendre justice à cet artiste, nous tenterons d’explorer dans cet article certaines questions restées sans réponse jusqu’à présent. Dans quelle mesure l’œuvre d’Érasme a-t-elle directement inspiré Matsys, Patinir et leur cercle ? Que savons-nous des échanges entre ce cercle à Anvers et d’éminents artistes de la Renaissance tels que Léonard de Vinci et Albrecht Dürer ? Quelle influence l’artiste érasmien a-t-il exercée sur ses correspondants étrangers ?
La question interroge d’emblée puisqu’Érasme n’était pas vraiment amateur de ce qui était la « peinture religieuse » à l’époque, préférant une véritable action agapique pour le bien commun, à la prosternation passive devant des rites religieux et des images saintes. Comme le note le critique d’art belge Georges Marlier (1898-1968) en 1954, dans son livre bien documenté, si Érasme respectait et honorait les peintures saintes si elles évoquaient un véritable sentiment religieux, de l’amour et de la tendresse, cela ne l’empêchait pas de penser que…
« la véritable imitation du Christ et sa Passion, consiste à mortifier les entraînements qui guerroient contre l’esprit et non pas à pleurer sur le Christ comme un objet pitoyable » (p. 163)
Quinten Matsys. Autrefois, pour de bonnes raisons, ce tableau était appelé Les Hypocrites, et aujourd’hui Les deux moines en prière. (Galleria Arti Doria Pamphilj, Rome).
Nos recherches antérieures sur la Renaissance italienne, la vie d’Érasme et l’art de Dürer nous ont familiarisés avec l’époque de Matsys et ses défis, un sujet que nous ne pouvons pas redévelopper ici de façon exhaustive, mais qui nous donne quelques bases pour appréhender la valeur extraordinaire de cet artiste.
A. Les enjeux culturels et philosophiques d’un contexte
1. Blagues cyniques ou dialogue socratique ?
« Tussen neus en lepel », proverbe néerlandais signifiant littéralement “entre le nez et la cuillère”, c’est-à-dire “entre une chose et une autre”.
De nombreux spectateurs contemporains, pénalisés par un regard non entraîné et pollués par un wokisme et un pessimisme abusif, passent à côté du sujet. Il leur manque l’intégrité morale et intellectuelle nécessaire pour comprendre les plaisanteries, l’ironie et les métaphores qui constituaient l’essence même de la vie culturelle des Pays-Bas de l’époque. Beaucoup contemplent et commentent la couleur de leurs lunettes en croyant livrer leur vision du monde. Perdus dans leurs préjugés culturels, en regardant un visage peint, ils ne voient pas l’intention ou l’idée que l’artiste a voulu faire apparaître, non pas sur le tableau, mais dans l’esprit du spectateur. Fuyant ce domaine supérieur de la métaphore, ils se ruent sur les détails en enchaînant des interprétations symboliques dont la somme est supposé expliquer le sens de l’œuvre.
Ainsi, devant un visage « grotesque », ils s’obstinent à croire qu’il s’agit d’un portrait plutôt que de rire à pleins poumons ! Du coup, ne voulant pas voir cette dimension « invisible », prenant l’image « à la lettre », pour eux, les « grotesques » d’Érasme, de Matsys et de Léonard, ne sont et ne peuvent être que des « plaisanteries cyniques » témoignant d’un « manque de tolérance » à l’égard des personnes « laides », « malades », « anormales » ou « différentes » !
Répétons-le donc haut et fort : Erasme et ses trois principaux disciples, Rabelais, Cervantès et Shakespeare, sont les incarnations, quoique rarement reconnues, de l’« humanisme chrétien » et le bon rire, en tant qu’arme politique puissante pour « élever à la dignité d’homme, tous les membres du genre humain ».
2. Qu’est-ce que l’humanisme chrétien ?
L’idée maîtresse du programme éducatif et politique d’Érasme était de promouvoir la docta pietas, la piété savante, ou ce qu’il appelait la « philosophie du Christ ». Cette philosophie peut être résumée comme un « mariage » entre les principes humanistes résumés dans la République de Platon et la notion agapique de l’homme transmise par les Saintes Écritures et les écrits des premiers Pères de l’Église comme Jérôme et Augustin, qui considéraient Platon comme un de leurs précurseurs imparfaits.
En rupture totale avec la soumission à une foi « aveugle » et féodale, qui plaçait le salut de l’homme uniquement dans une existence après la mort, l’humanisme chrétien considère que la nature humaine est bonne. L’origine du mal n’est donc pas l’homme lui-même ou un « diable » extérieur, mais les vices et les afflictions morales que Platon avait déjà largement identifiés des siècles avant qu’elles deviennent chez les Chrétiens les « sept péchés capitaux » qui peuvent être surmontés par les « sept vertus capitales ».
Jérome Bosch, Les sept péchés capitaux et les quatre dernières choses (la mort, le jugement, le ciel et l’enfer), vers 1500, dessus de table, Prado, Madrid.
Pour rappel, ces péchés capitaux et leur antidotes sont :
L’orgueil (Superbia, hubris) par opposition à l’humilité (Humilitas) ;
L’avarice (Avaricia) par opposition à la charité (Caritas, Agapè) ;
La colère (Ira, rage) opposée à la patience (Patientia) ;
L’envie (Invidia, jalousie) opposée à la bonté (Humanitas) ;
La luxure (Luxuria, fornication) opposée à la chasteté (Castitas) ;
La gourmandise (Gula) opposée à la tempérance (Temperantia) ;
La paresse (Acedia, mélancolie, spleen, paresse morale) opposée à la diligence (Diligentia).
Il est assez révélateur pour notre époque que ces « péchés » (affections qui nous empêchent de faire le bien), et non leurs vertus opposées, aient été tragiquement sacralisés comme les « valeurs » de base garantissant le bon fonctionnement du système financier « néolibéral » actuel et de son ordre mondial « fondé sur les règles » !
« Les vices privés font la vertu publique », arguait Bernard Mandeville en 1705 dans La fable des abeilles. C’est la dynamique des intérêts particuliers qui stimule la prospérité d’une société, estimait ce théoricien néerlandais qui a inspiré Adam Smith et pour qui « la morale » ne fait qu’inviter à la léthargie et provoque le malheur de la cité.
C’est la cupidité et la recherche perpétuelle du plaisir, et non le bien commun, qui ont été proclamées motivations essentielles de l’homme, selon l’école philosophique devenue dominante, celle de l’empirisme britannique proféré par Locke, Hume, Smith et consorts.
De ce fait, la « charité », le « Care » et l’aide « humanitaire » ont été réduits à une activité souvent éphémère de dames de charité, permettant au système criminel actuel de faire accepter au plus grand nombre son existence perpétuelle. Ainsi, et c’est tout à fait regrettable, les « organisations humanitaires », les « fondations charitables » aux mains de grandes familles patriciennes et certaines ONG, dont le travail est souvent essentiel, sont malheureusement devenues des outils de domination.
3. Pétrarque et le « Triomphe de la mort »
Daniel Hopfer, Femmes se regardant dans un miroir, surprises par la Mort et le Diable, 1515.
Le vrai christianisme, comme toutes les grandes religions humanistes, s’efforce sans relâche de secouer ceux qui gaspillent leur vie dans le péché en leur montrant que leur comportement est à la fois dramatique et surtout ridicule à la lumière de l’extrême brièveté de l’existence physique humaine.
Le chevalier, la mort et le diable.Saint Jérôme dans son étude.Melencolia I.
Dürer en fait le thème central de ses trois célèbres Meisterstiche (gravures de maître) qui ne peuvent être comprises que comme une seule et même unité : Le chevalier, la mort et le diable (1513) ; Saint Jérôme dans son étude (1514) et Melencolia I (1514). Dans chacune de ces gravures figure un sablier, métaphore de l’écoulement inexorable du temps qui passe. En juxtaposant au sablier (le temps) un crâne (la mort ), une bougie qui s’éteint (dernier souffle), une fleur qui flétrie (la vacuité des passions) etc., les artistes arrivent à faire émerger la métaphore de la « vanité ».
Érasme, qui fait du couple sablier-crâne son emblème, y ajoute sa devise : Concedi Nulli (Signifiant que la mort n’épargnera personne et que tous, riches ou pauvres, mourront un jour). En ce sens, à la Renaissance, l’humanisme chrétien était un mouvement de masse visant à éduquer les gens à « l’immortalité » spirituelle, à la fois contre les superstitions religieuses et contre un retour sournois du paganisme gréco-romain.
Illustration du Triomphe de la renommée sur le Triomphe de la mort dans les I Trionfi de Pétrarque. Bnf, Paris.
Avec cette exigence philosophique, Erasme marche ici directement dans les pas de Pétrarque et ses I Trionfi (1351-1374), un cycle poétique structuré en six triomphes allégoriques qui s’enchaînent les uns aux autres. Par exemple, le Triomphe de l’amour est lui-même surpassé par le Triomphe de la chasteté. À son tour, la Chasteté est vaincue par la Mort ; la Mort est vaincue par la Renommée ; la Renommée est conquise par le Temps ; et même le Temps est finalement vaincu par l’Éternité et enfin par le Triomphe de Dieu sur toutes ces préoccupations terrestres.
Puisque la mort « triomphera » à la fin de notre existence physique éphémère, dans la vision pré-Renaissance, c’est la peur de la mort et la peur de Dieu qui doivent aider l’homme à se concentrer pour apporter quelque chose d’immortel aux générations futures plutôt que de se perdre dans le labyrinthe des plaisirs et des douleurs terrestres que Jérôme Bosch (1450-1516) dépeint avec tant d’ironie dans son Jardin des délices terrestres (1503-1515). Léonard, dont le sentiment théo-philosophique était considéré comme une hérésie par bon nombre au Vatican, notait amèrement dans ses carnets que, vu leur comportement, beaucoup d’hommes et de femmes ne méritaient même pas le beau corps que Dieu leur avait offert:
« Vois, nombreux sont ceux qui pourraient s’intituler de simples tubes digestifs, des producteurs de fumier, des remplisseurs de latrines, car ils n’ont point d’autre emploi en ce monde ; ils ne mettent en pratique aucune vertu, rien ne reste d’eux que des latrines pleines ».
4. L’ère du « bon rire »
Érasme, autoportrait?
Selon les dictionnaires, on rit bien lorsqu’on trouve amusante et drôle une situation qui était au départ contrariante. En bref, le bon rire est la récompense d’un véritable processus créatif lorsque « l’agonie » de l’épuisement des hypothèses lors d’une recherche de solutions se termine par un joyeux Eurêka !
Cela peut être pour des questions scientifiques et purement matérielles, mais aussi dans le processus de développement de l’identité personnelle. La tempête et les nuages ont disparu et la pleine lumière ouvre des horizons et apporte une nouvelle perspective.
Érasme censuré.
Pour les humanistes chrétiens, grâce à « l’effet miroir » intrinsèquement inhérent au « dialogue socratique » (qui commence par accepter que l’on ne sait pas – appelé docta ignorantia par Nicolas de Cues), l’homme peut être libéré de ces afflictions « pécheresses » qui le plombent et lui coupent les ailes.
Son libre arbitre peut être mobilisé pour l’amener à agir conformément à sa vraie (bonne) nature, celle de se consacrer et de trouver son ultime plaisir dans l’accomplissement du bien commun au service d’autrui, aussi bien dans ses relations personnelles que dans ses activités économiques. C’est cet objectif, celui de former et d’ennoblir le caractère de chacun, qui deviendra le but fondamental de l’éducation républicaine. On ne remplit pas les têtes mais on forme des citoyens.
Or, en affirmant que la vie de l’homme est entièrement prédéterminée par Dieu, Luther niait l’existence du libre arbitre et rendait l’homme totalement irresponsable de ses actes. Ce point de vue était à l’opposé de celui d’Érasme, qui avait commencé par demander à l’Église d’éradiquer ses propres abus financiers, tels que les fameuses « indulgences », et ceci bien avant que Luther n’entre en scène. Les humanistes chrétiens se sont fermement engagés à élever nos âmes au plus haut niveau de beauté morale et intellectuelle en nous libérant de notre attachement excessifs aux biens terrestres – non pas en nous infligeant des sentiments de culpabilité et des injonctions morales ou par le commerce lucratif de la peur de l’enfer, mais… par le rire ! Ouf, on respire ! Prenons un peu de recul et tout en nous engageant sérieusement à nous améliorer, rions de nos imperfections. Dieu nous a donné la vie et elle est belle, pourvu qu’on sache comment s’en servir !
Jean Jaurès, lecteur d’Érasme disait même que :
« Les progrès de l’humanité se mesurent aux concessions que la folie des sages fait à la sagesse des fous. »
Le rire vérace des uns, on s’en doute, ne fait pas le bonheur des autres, car il ruine l’autorité illégitime des puissants et des tyrans. Il s’agit bien de l’arme politique la plus dévastatrice jamais conçue. Par conséquent, pour les forces du mal, le rire vérace, tel qu’il est promu par Érasme et ses disciples, doit être ignoré, calomnié et autant que possible éradiqué et remplacé par la mélancolie, l’obéissance et la soumission à des doctrines et des « narratifs » écrits d’avance par et pour les élites dominantes grâce à une constipation scolastique douloureuse.
5. Sebastian Brant, Hieronymus Bosch et La nef des fous
Albrecht Dürer, portrait de Sébastian Brant.
La Nef des fous s’imprime, se copie, se diffuse et se vend comme des petits pains dans toute l’Europe. Son auteur n’était pas seulement un simple satiriste, mais un humaniste cultivé dont on retient la traduction de poèmes de Pétrarque.
La « peinture de genre », qui dépeint des aspects de la vie quotidienne en représentant des gens ordinaires engagés dans des activités ordinaires et quotidiennes, est née avec Quinten Matsys (on devrait plutôt dire avec le paradigme érasmien que nous venons d’identifier), souligne Larry Silver en reprenant ce qu’affirmait déjà Georges Marlier en 1954.
Plusieurs années avant qu’Erasme ne publie son Eloge de la folie (écrit en 1509 et publié à Paris dès 1511), le poète humaniste et réformateur social strasbourgeois Sébastien Brant (1558-1921) ouvre le bal du rire socratique avec son Narrenshiff (La Nef des fous, publiée en 1494 à Bâle, Strasbourg, Paris et Anvers), une œuvre satirique hilarante illustrée par Holbein le Jeune (1497-1543) et Albrecht Dürer (1471-1528) qui exécute 73 des 105 illustrations de l’édition originale. Brant était une figure clé et un allié de Johann Froben (1460-1529) et Johann Amerbach (1441-1513) issus de familles d’imprimeurs suisses qui accueillirent plus tard Érasme lorsque, persécuté aux Pays-Bas, il dut s’exiler à Bâle.
Quinten Matsys, portrait d’un homme. Son frère? Autoportrait?Quinten Matsys, portrait d’une femme? Sa sœur Caterina?
Après les saints et les princes, soudainement, ce sont des femmes, des hommes et des enfants ordinaires, des marchands certes encore souvent aisés, qui apparaissent dans les œuvres, non plus comme des « donateurs » assistants comme témoin à une scène biblique, mais pour leur qualités propres d’humains méritoires.
Dürer fait, par exemple, une gravure certes un peu ironique, d’« un cuisinier et sa femme ». Si au XVe siècle, la philosophie grecque pénètre en Europe, en ce début du XVIe, c’est le peuple qui fait irruption.
Bien sûr, les temps ont changé et la clientèle des peintres aussi. Les commandes proviennent beaucoup moins d’ordres religieux et de riches cardinaux de Rome et de plus en plus de bourgeois prospères ou de guildes, corporations, confréries et communautés des métiers désirant embellir leurs chapelles et demeures et offrir leurs portraits à leurs amis.
La Nef des fous de Brant marque un véritable tournant, prélude à un nouveau paradigme. Elle marque le début d’un long arc de créativité, de raison et d’éducation par le rire vérace et libérateur, dont l’écho résonnera très fort jusqu’à la mort de Pieter Bruegel l’Aîné en 1569.
Cet élan ne sera interrompu que lorsque Charles Quint, croyant faire peur, ressuscite, en 1521, l’Inquisition et adopte les « placards », c’est-à-dire des décrets punissant par la mort tout citoyen osant lire, commenter ou discuter de la Bible.
La Nef des fous s’organise en 113 sections, dont chacune, à l’exception d’une courte introduction et de deux pièces finales, traite indépendamment d’une certaine classe de fous, d’imbéciles ou de vicieux. L’idée fondamentale de la nef n’étant rappelée qu’occasionnellement.
Aucune folie du siècle n’est censurée. Le poète s’attaque avec noble zèle aux défauts et aux extravagances de l’homme. Le livre s’ouvre sur la dénonciation du plus grand fou de tous, celui qui se détourne de l’étude de tous les livres merveilleux qui l’entourent. Il ne veut pas « se casser la tête » et « encombrer » son crâne. « J’ai tout, dit le sot, d’un grand seigneur qui peut payer comptant la fatigue de ceux qui apprennent pour moi ». La troisième folie (sur les 113), donc tout près de la première, est la cupidité et l’avarice:
« C’est absurde folie d’entasser des richesses et de ne pas jouir de la vraie joie de vivre, le fou ne sachant pas à qui servira l’or qu’il a mis de côté, le jour où il devra descendre dans la tombe ».
Un triptyque de Jérôme Bosch, en partie perdu, s’inscrit dans cette lignée. Des recherches relativement récentes ont établi que le tableau actuel La Nef des fous (Louvre, Paris) de Bosch, possiblement exécuté avant même que Brant n’écrive sa satire, n’est que le volet gauche d’un triptyque dont le panneau droit était La Mort de l’avare (National Gallery, Washington).
Ce qui est intéressant avec ce dernier panneau, c’est qu’il n’y a pas de fatalité ! Même l’avare, jusqu’à son dernier souffle, peut choisir entre lever les yeux vers le Christ ou les abaisser vers le diable ! Que l’homme soit éternellement perfectible et que son sort dépende de sa volonté, était au cœur de la doctrine des Frères de la Vie commune, un mouvement laïc de dévotion chrétienne avec lequel Bosch, sans en être membre, avait d’importantes affinités. Cependant, personne ne connaît à ce jour l’image et le nom du panneau central qui a été perdu. Mais ce qui apparaît lorsqu’on referme les deux volets latéraux, c’est l’image d’un colporteur (autrefois appelé à tort Le retour de l’enfant prodigue) fuyant des mauvais lieux.
Ce thème figure également sur les panneaux extérieurs du triptyque de Bosch le Chariot de foin, montrant des rois, des princes et des papes courant après un chariot chargé d’une gigantesque botte de foin (une métaphore de l’argent) et que les diables tirent vers l’Enfer.
Le thème du colporteur qui pérégrine était très populaire parmi les Frères de la Vie commune et la Devotio Moderna. Pour eux, comme pour Saint Augustin, l’homme est en permanence confronté à un choix existentiel. Il est en permanence à la croisée du chemin (le bivium). Soit il emprunte le chemin rocailleux et difficile qui le mène à une position spirituellement plus élevée et plus proche de Dieu, soit il emprunte la voie de la facilité vers le bas en s’abaissant aux passions et aux affections terrestres.
La beauté de l’homme et de la nature, prévient Augustin, peut et doit être pleinement appréciée et célébrée sous condition qu’elle soit vécue comme « l’avant-goût de la sagesse divine » et non pas comme un simple plaisir des sens.
Le colporteur que l’on retrouve chez Bosch et Patinir est donc une métaphore de l’humanité qui s’efforce d’avancer sur le bon chemin et dans la bonne direction. Bosch peuplera ses tableaux d’hommes et de femmes ressemblant à des animaux décervelés se précipitant avec grande frénésie sur de petits fruits comme des cerises, des fraises et des baies, métaphores de plaisirs terrestres tellement éphémères qu’ils doivent éternellement renouveler l’expérience pour en tirer le moindre plaisir.
Hans Holbein le Jeune, Illustration de l’Éloge de la folie d’Érasme: Homo Viator, qui va toujours d’un endroit à l’autre.
Le colporteur avance « op een slof en een schoen » (sur une pantoufle et une chaussure), c’est-à-dire qu’il abandonne sa maison et quitte le monde créé du péché (on voit un bordel, des ivrognes, etc.), et tous les biens matériels. Avec son « bâton » (symbole de la foi), il réussit à repousser les « chiens infernaux » (le mal) qui tentent de le retenir. Une enluminure d’un livre de psaumes anglais du XIVe siècle, le Luttrell Psalter, présente exactement la même représentation allégorique.
Ces images métaphoriques ne sont donc pas les fruits d’un « esprit malade » ou d’une imagination exubérante de Bosch, mais un langage courant qu’on retrouve assez souvent dans les marges des livres enluminés.
Le même thème, celui de l’Homo Viator, l’homme qui se détache des biens terrestres, est également récurrent dans l’art et la littérature de cette époque, notamment depuis la traduction néerlandaise du Pèlerinage de la vie et de l’âme humaine, écrit en 1358 par le moine cistercien normand Guillaume de Degulleville (1295-après 1358). Le Christ nous transforme en pèlerins à travers le monde. Unis à Lui nous traversons la Cité terrestre n’ayant comme véritable but que la Cité Céleste. Non plus seulement homo sapiens, mais homo viator, homme en route vers le Ciel.
Si les trois volets qui subsistent du triptyque de Bosch (la Nef des fous, La mort de l’Avare et le Colporteur) semblent de prime abord sans aucun lien, leur cohérence saute aux yeux une fois que le spectateur identifie ce concept primordial.
Il serait amusant, pour un peintre imaginatif et créatif vivant aujourd’hui, de recréer et de réinventer une image digne du volet perdu de Bosch, le thème étant forcément la chute de l’homme qui n’arrive pas à se détacher des biens terrestres, passant de la Nef des fous à La Mort de l’Avare.
B. Quinten Matsys, éléments biographiques
Connaissant maintenant les enjeux philosophiques et culturels majeurs de l’époque, nous pouvons examiner avec sérénité la vie de Matsys et quelques-unes de ses œuvres.
1. De forgeron à peintre
Quinten Matsys, médaille avec auto-portrait.
Selon l’Historiae Lovaniensium de Joannes Molanus (1533-1585), Matsys est né à Louvain entre le 4 avril et le 10 septembre 1466, comme un des quatre enfants de Joost Matsys (mort en 1483) et de Catherine van Kincken.
La plupart des récits de sa vie mêlent à cœur joie des faits et des légendes. En réalité, on dispose de très peu d’indices concernant son activité ou son caractère.
A Louvain, Quinten aurait eu des débuts modestes en tant que ferronnier d’art. La légende veut qu’il se soit épris d’une belle fille que courtisait également un peintre. La fille préférant de loin les peintres aux forgerons, Quinten aurait aussi vite abandonné l’enclume pour le pinceau.
An 1604, le chroniqueur Karel Van Mander affirme que Quinten, frappé d’une maladie depuis l’âge de vingt ans, « se trouvait dans l’impossibilité de gagner son pain » en tant que forgeron.
Van Mander rappelle que lors des fêtes du mardi gras,
« les confrères qui soignent les malades allaient de par la ville, portant une grande torche de bois sculptée et peinte, distribuant aux enfants des images de saints gravées et coloriées ; il leur en fallait donc un grand nombre. Il se trouva que l’un des confrères, allant voir Quinten lui conseilla de colorier de ces images, et il en résulta que celui-ci s’essaya au travail. Par ce début infime, ses dispositions se manifestèrent, et, à dater de ce temps, il se mit à la peinture avec une vive ardeur. En peu de temps il fit des progrès extraordinaires et devint un maître accompli. »
(Karel Van Mander, Le livre des peintres, 1604)
Karel Vereycken,Anvers. Avec le géant Antigoon menaçant le port.
A Anvers, devant la cathédrale Notre-Dame, au Handschoenmarkt (marché aux gants), on trouve encore la « putkevie » (porte en fer forgé décorée sur un puits) qui aurait été réalisée par Quinten Matsys lui-même et qui représente la légende de Silvius Brabo et Druon Antigoon, respectivement les noms d’un officier romain mythique qui libéra Anvers de l’oppression d’un géant appelé Antigoon qui nuisait au commerce de la ville en bloquant l’entrée de la rivière.
L’inscription sur le puits se lit comme suit : « Dese putkevie werd gesmeed door Quinten Matsijs. De liefde maeckte van den smidt eenen schilder. » (La ferronnerie de ce puits a été forgée par Quinten Matsys. L’amour a fait du forgeron un peintre.)
Les dons documentés et les possessions de Joost Matsys, le père de Quinten, forgeron et horloger de la ville, indiquent que la famille disposait d’un revenu respectable et que le besoin financier n’était pas la raison la plus probable pour laquelle Matsys s’est tourné vers la peinture.
En 1897, Edward van Even a écrit, sans présenter la moindre preuve, que Matsys composait également de la musique, écrivait des poèmes et réalisait des gravures.
Quinten Matsys, La Vierge à l’enfant trônant avec quatre anges, 1505, National Gallery, Londres.
Bien qu’il n’existe aucune preuve de la formation de Quinten Metsys avant son inscription en tant que maître libre à la guilde des peintres d’Anvers en 1491, le projet de dessin de son frère Joos Matsys II à Louvain et les activités de leur père suggèrent que le jeune artiste a d’abord appris à dessiner et à transposer ses idées sur le papier auprès de sa famille et qu’ils l’ont exposé pour la première fois aux formes architecturales et à leur déploiement créatif.
Ses premières œuvres, en particulier, suggèrent clairement qu’il a reçu une formation de dessinateur d’architecture. Dans sa Vierge à l’enfanttrônant avec quatre anges de 1505 (National Gallery, Londres), les personnages divins sont assis sur un trône doré dont le tracé gothique fait écho à celui de la fenêtre du dessin sur parchemin et à la maquette en calcaire du projet de Saint-Pierre auquel son frère était affecté à peu près à la même époque.
Quinten Matsys, médaille en bronze avec l’effigie d’Erasme.
Ce qui est sûr, c’est que l’artiste a réalisé de magnifiques médaillons en bronze représentant Érasme, sa sœur Catarina et lui-même.
Vers 1492, il épouse Alyt van Tuylt qui lui donne trois enfants : deux fils, Quinten et Pawel, et une fille, Katelijne. Alyt meurt en 1507 et Quinten se remarie un an plus tard.
Avec sa nouvelle épouse Catherina Heyns, il a dix autres enfants, cinq fils et cinq filles. Peu après la mort de leur père, deux de ses fils, Jan (1509-1575) et Cornelis (1510-1556) deviennent à leur tour peintres et membres de la Guilde d’Anvers.
2. Le Duché de Brabant
Leuven, Hôtel de ville et Eglise Saint Pierre (à droite).
Louvain était alors la capitale du Duché de Brabant qui s’étendait de Luttre, au sud de Nivelles, à ‘s Hertogenbosch (Pays-bas actuel). Il comprenait les villes d’Alost, Anvers, Malines, Bruxelles et Louvain, où, en 1425, l’une des premières universités d’Europe vit le jour. Cinq ans plus tard, en 1430, avec les duchés de Basse-Lotharingie et de Limbourg, Philippe le Bon de Bourgogne hérite du Brabant qui fait partie des Pays-Bas bourguignons.
En 1477, alors que Matsys avait environ 11 ans, le duché de Brabant tomba sous la domination des Habsbourg en tant que partie de la dot de Marie de Bourgogne au roi d’Espagne Charles Quint.
L’histoire ultérieure du Brabant fait partie de l’histoire des « dix-sept provinces » des Habsbourg, de plus en plus sous le contrôle de familles de banquiers d’Augsbourg, telles que les Fugger et les Welser.
Jacob Fugger l’ancien.Bartholomé WelserAugsbourg: d’ici est partie la première entreprise coloniale allemande en Amérique du Sud.
Si l’époque d’Érasme et de Matsys est une période faste de la « Renaissance du Nord », elle marque aussi des efforts toujours plus grands des familles de banquiers pour « acheter » la papauté afin de dominer le monde.
Le partage géopolitique du monde entier (et de ses ressources) entre l’Empire espagnol (dirigé par des banquiers vénitiens) et l’Empire portugais (sous la houlette des banquiers génois), fut scellé par le traité de Tordesillas, une combine entérinée en 1494 au Vatican par le pape Alexandre VI Borgia. Ce traité a ouvert les portes à l’asservissement colonial de nombreux peuples et pays, le tout au nom d’un sentiment très discutable de supériorité culturelle et religieuse.
Suite à des banqueroutes d’État à répétition, les Pays-Bas deviennent alors la cible d’un intense pillage économique et financier, imposé aux populations par l’alliance du sabre et de goupillon. En diabolisant à outrance Luther, de plus en plus déterminé à créer une opposition en dehors de l’Église catholique, le pouvoir en place esquive les questions pressantes formulées par Erasme et Thomas More exigeant des réformes urgentes pour éradiquer les abus et la corruption à l’intérieur de l’Église catholique.
Tout laisse à penser que le refus du Pape Clément VII d’accepter les demandes de divorce d’Henri VIII faisait partie d’une stratégie globale visant à plonger l’ensemble du continent européen dans des « guerres de religion », qui n’ont pris fin qu’avec la paix de Westphalie en 1648.
3. Formation : Bouts, Van der Goes et Memling
Les premiers triptyques peints par Matsys lui valent de nombreux éloges et amènent les historiens à le présenter comme « l’un des derniers primitifs flamands », le quolibet utilisé par Michel-Ange pour discréditer intrinsèquement tout art non-italien considéré comme « gothique » (barbare) ou « primitif » par rapport à l’art italien imitant le style antique.
Comme Matsys est né à Louvain, on a pensé qu’il a pu être formé par Aelbrecht Bouts (1452-1549), le fils du peintre dominant de Louvain à l’époque, Dieric Bouts l’Ancien (v. 1415-1475). En 1476, un an après la mort de son père, Aelbrecht aurait quitté Louvain afin de compléter sa formation auprès d’un maître en dehors de la ville, très probablement Hugo van der Goes (1440-1482), dont l’influence sur Aelbrecht Bouts, mais aussi sur Quinten Matsys, semble plausible. Van der Goes, qui devint en 1474 le doyen de la guilde des peintres de Gand et mourut en 1482 au Cloître Rouge près de Bruxelles, était un fervent fidèle des Frères de la Vie commune et de leurs principes. En tant que jeune assistant d’Aelbrecht Bouts, lui-même en cours de formation chez Van der Goes, Matsys aurait pu découvrir ce qui était alors le berceau de l’humanisme chrétien.
L’œuvre la plus célèbre de Van der Goes est le Triptyque Portinari (Uffizi, Florence), un retable commandé pour l’église Sant’Egidio de l’hôpital Santa Maria Nuova de Florence par Tommaso Portinari, directeur de la succursale brugeoise de la banque Médicis.
Les traits rudes de trois bergers (exprimant chacun un des états d’élévation spirituelle stipulés par les Frères de la Vie commune) dans la composition de van der Goes ont profondément impressionné les peintres travaillant à Florence.
Matsys est également considéré comme un possible élève de Hans Memling (1430-1494), ce dernier étant un disciple de Van der Weyden et un peintre de premier plan à Bruges.
Quinten Matsys, Portrait de Jacob Obrecht, 1496.
Le style de Memling et celui de Matsys sont si proches qu’il est difficile de les distinguer.
Alors que l’historien de l’art flamand Dirk de Vos a qualifié, dans son catalogue de 1994 sur l’oeuvre de Hans Memling, le portrait du musicien et compositeur Jacob Obrecht (1496, Kimbell Art Museum, Fort Worth) d’œuvre très tardive de Hans Memling, les experts actuels, parmi lesquels Larry Silver, ont pu établir en 2018 qu’en réalité, il est beaucoup plus probable que le portrait soit la première œuvre connue de Quinten Matsys.
Obrecht, qui a exercé une influence majeure sur la musique flamande polyphonique et contrapuntique de la Renaissance, avait été nommé maître de chapelle de la cathédrale Notre-Dame d’Anvers en 1492. Vers 1476, Érasme est l’un des enfants de chœur d’Obrecht.
Obrecht se rendit au moins deux fois en Italie, en 1487 à l’invitation du duc Ercole d’Este Ier de Ferrare et en 1504. Ercole avait entendu la musique d’Obrecht, dont on sait qu’elle a circulé en Italie entre 1484 et 1487, et avait déclaré qu’il l’appréciait plus que la musique de tous les autres compositeurs contemporains ; il invita donc Obrecht, qui mourut de la peste en Italie.
Dès les années 1460, le professeur d’Érasme à Deventer, le compositeur et organiste Rudolph Agricola, s’était rendu en Italie. Après avoir étudié le droit civil à Pavie et suivi les cours de Battista Guarino, il se rendit à Ferrare où il devint un protégé de la cour des Este.
Isabella d’Este, dessin de Léonard de Vinci, Louvre, Paris.La Joconde, Léonard de Vinci, Louvre, Paris.
Vers 1499, Léonard réalise un dessin de la fille d’Ercole, Isabella d’Este, qui, selon certains, serait la personne peinte dans la Joconde.
4. Débuts à Anvers et à l’étranger
Matsys est enregistré à Louvain en 1491, mais la même année, il est également admis comme maître peintre à la Guilde de Saint-Luc à Anvers où, à l’âge de vingt-cinq ans, il décide de s’installer. A Anvers, comme nous l’avons déjà dit, il a représenté le maître de chapelle Jacob Obrecht en 1496, sa première œuvre connue, et plusieurs tableaux de dévotion à la Vierge et à l’Enfant.
Ensuite, comme les Liggeren (registres des guildes de peintres) ne rapportent aucune information sur l’activité de Matsys dans les Pays-Bas pendant une période de plusieurs années, il est très tentant d’imaginer que Matsys s’est rendu en Italie où il aurait pu rencontrer de grands maîtres (Léonard a vécu à Milan entre 1482 et 1499 et y est retourné en 1506 où il a rencontré son élève Francesco Melzi (1491-1567) qui l’a ensuite accompagné en France) ou à Colmar ou Strasbourg où il aurait pu rencontrer Albrecht Dürer qu’il semble avoir connu longtemps avant que ce dernier ne vienne aux Pays-Bas en 1520.
Dürer est envoyé par ses parents à Colmar en Alsace pour être formé à l’art de la gravure par Martin Schongauer(1450-1491) de loin le plus grand graveur de son époque. Mais lorsque Dürer arrive à Colmar à l’été 1492, Schongauer a rendu l’âme. De Colmar, l’artiste se rend à Bâle, où il produit des gravures sur bois pour illustrer des livres et découvre les impressionnantes gravures de Jacob Burgkmair (1473-1531) et de Hans Holbein l’Ancien (1460-1524). Il se rend ensuite à Strasbourg où il rencontre et réalise le portrait de l’érudit poète et écrivain humaniste Sébastien Brant, évoqué précédemment.
C. Œuvres choisies
1. La Vierge à l’Enfant, la grâce divine et le libre arbitre
Quinten Matsys, Vierge à l’Enfant, Bruxelles.Quinten Matsys, Vierge à l’Enfant, Rotterdam.
En 1495, Matsys peint une Vierge à l’Enfant (Bruxelles). Même si l’œuvre reste encore très normative, Matsys enrichit déjà la dévotion avec des scènes moins formelles de la vie quotidienne. L’Enfant, explorant de manière ludique de nouveaux principes physiques, tente maladroitement de tourner les pages d’un livre alors qu’une Vierge très sérieuse est assise dans une niche de style gothique, sans doute choisie pour s’intégrer à l’architecture et au style du lieu qui accueillera le tableau.
Dans une autre Vierge à l’Enfant (Rotterdam) Matsys va plus loin dans cette direction. On y voit une jeune maman bienveillante et heureuse avec un enfant enjoué, ce qui souligne le fait que le Christ était le fils de Dieu, mais aussi celui des Hommes. Sur un présentoir proche du spectateur, on remarque la présence d’une miche de pain et un bol de soupe au lait avec une cuillère, sans doute une scène quotidienne pour la plupart des habitants des Pays-Bas essayant de nourrir leurs enfants à l’époque.
Gérard David, Vierge à l’Enfant avec la soupe au lait, 1520, Bruxel.
Dans sa Vierge à l’Enfant avec la soupe au lait (Bruxelles), peinte en 1520 par l’ami de Matsys, le peintre Gérard David (1460-1523), montre avec une immense tendresse une jeune maman apprenant à son enfant que le dos d’une cuillère n’est pas vraiment l’idéal pour amener la soupe du bol à sa bouche.
De nombreux tableaux sur ce thème, qu’ils soient de Quinten Matsys (Vierge à l’Enfant, Louvre, 1529, Paris) ou de Gérard David (Repos lors de la fuite en Égypte, National Gallery, Washington), montrent un enfant qui tente, avec d’énormes difficultés, de saisir quelques raisins, des cerises ou d’autres fruits.
Gérard David,Repos lors de la fuite en Égypte, Gérard David, Washington.Quinten Matsys, Vierge à l’Enfant, Paris.Quinten Matsys, Vierge à l’Enfant, Amsterdam.
En 1534, dans sa Diatribe sur le libre arbitre, Érasme utilise également cette métaphore sur l’équilibre fragile à considérer dans la proportion entre les opérations du libre arbitre (qui, seul, séparé d’un but supérieur, peut devenir pure arrogance) et celles de la grâce divine (qui, seule, peut être interprétée comme une forme de prédestination).
Pour rendre accessible au plus grand nombre, un sujet qu’on croirait réservé aux théologiens, Érasme emploie une métaphore très simple, mais d’une tendresse et d’une beauté extrêmes :
Jan Matsys, Vierge à l’Enfant, 1537, Metropolitan, New York.
« Un père a un enfant encore incapable de marcher ; il tombe ; le père le relève tandis que l’enfant fait des mouvements précipités et lutte pour garder l’équilibre ; il lui montre un fruit devant lui ; l’enfant s’efforce de le saisir, mais à cause de la faiblesse de ses membres, il tomberait rapidement si le père n’étendait pas la main pour soutenir et guider sa marche.
« Ainsi, guidé par son père, l’enfant arrive au fruit que le père lui met volontiers dans les mains pour le récompenser de son effort. L’enfant ne se serait jamais levé si le père ne l’avait pas soulevé ; il n’aurait jamais vu le fruit si le père ne le lui avait pas montré ; il n’aurait pas pu avancer si le père n’avait pas soutenu ses faibles pas ; et il n’aurait pas atteint le fruit si son père ne l’avait pas mis dans ses mains.
« Qu’est-ce que l’enfant revendiquera comme ses propres actes dans ce cas ? On ne peut donc pas dire qu’il n’a rien fait. Mais il n’y a pas lieu de glorifier sa force, puisqu’il doit à son père tout ce qu’il est ».
Bref, le libre arbitre, certes, Erasme le défendra, car il en faut, mais sans prétendre que l’homme peut y arriver tout seul…
2. Retable de Sainte-Anne
A Anvers, l’activité de Matsys connaît une avancée majeure avec les premières commandes publiques importantes de deux grands retables en triptyque :
le Triptyque de la Confrérie de Sainte-Anne (1507-1509, Musée de Bruxelles), signé «Quinten Metsys screef dit ». (Quinten Metsys a écrit ceci).;
le Triptyque de la Déploration du Christ (1507-1508, Musée d’Anvers), peint pour la chapelle de la guilde des charpentiers à la cathédrale d’Anvers, œuvre largement inspirée de la Déposition de croix de Roger Van der Weyden (Prado, Madrid). Jean-Baptiste et Jean l’Évangéliste, qui apparaissent lorsque le triptyque est fermé, sont les saint patrons de la corporation.
Le « portique » peint sur le panneau (en deux dimensions) semble avoir formé une seule unité avec le cadre tridimensionnel d’origine, aujourd’hui perdu.
Le thème et l’iconographie du Triptyque Saint-Anne ont bien sûr été entièrement dictés au peintre par la confrérie de Sainte-Anne de Louvain qui lui a passé cette commande pour leur chapelle dans l’église Saint-Pierre de la même ville.
Le panneau central dépeint l’histoire de la famille de sainte Anne – la Sainte Parenté – à l’intérieur d’un édifice monumental couronné d’une coupole tronquée et d’arcades qui offrent une large vue sur un paysage montagneux. En cinq scènes, le retable raconte la vie d’Anne, mère de la Vierge, et de son époux Joachim. Les différents membres de la famille de la sainte apparaissent sur le panneau central.
L’événement clé de la vie d’Anne et de son mari Joachim, à savoir qu’ils deviendront les parents de la Vierge Marie alors qu’ils se croyaient incapables d’avoir des enfants, est représenté sur les panneaux gauche et droit du triptyque.
Rencontre chaste entre Anne et Joachim à la Porte d’Or de JérusalemVersion GiottoDieric Bouts, Vierge à l’Enfant.
Le baiser chaste
La « conception immaculée » de la Vierge, représentée par l’image d’un « chaste baiser » entre les deux époux devant la Porte d’Or de la muraille de Jérusalem, a été un sujet immensément populaire dans l’histoire de la peinture, de Giotto à Dürer.
Il a donc été rapidement transposé à l’Immaculée conception du Christ lui-même. D’où l’apparition soudaine de tableaux montrant Marie embrassant « chastement » (mais chaleureusement et parfois sur les lèvres) son enfant Jésus.
Le cycle du retable se termine par la mort d’Anne, représentée sur le panneau intérieur droit où elle est entourée de ses enfants et où le Christ donne sa bénédiction.
Malgré l’échelle impressionnante de cette œuvre et son récit conventionnel, Matsys réussit à créer un sentiment de contemplation plus libre et plus intime. Un exemple en est la figure du petit cousin de Jésus dans le coin gauche, qui s’amuse à rassembler de belles enluminures autour de lui et, maintenant pleinement concentré, tente de les lire.
3. Une nouvelle perspective
Dans deux autres occasions, j’ai pu documenter qu’aussi bien le peintre flamand Jan Van Eyck que le bronzier italien Lorenzo Ghiberti ont pu se familiariser avec « l’optique arabe », en particulier les travaux scientifiques d’Ibn al-Haytham (connu sous son nom latin Alhazen).
A la Renaissance, plusieurs « écoles », avec des approches différentes et parfois opposés, ont tenté d’établir la meilleure façon de représenter l’« espace » dans l’art grâce à « la perspective ».
D’abord, dès le début du XVe siècle, une école, profitant des travaux des Franciscains d’Oxford (Roger Bacon, Grosseteste, etc.) sur Alhazen, tente de partir de la physionomie humaine (deux yeux fabriquant une image dans l’esprit du spectateur) et à la place d’un modèle monofocal (cyclopique) invente une perspective avec deux points de fuite centraux (perspective bi-focale). Cette perspective est bien identifiable dans certaines œuvres de Van Eyck et de Lorenzo Ghiberti ce dernier ayant traduit certains textes d’Alhazen. Ensuite, une autre école, celle associée à Alberti, affirme que la « bonne » perspective, purement géométrique et mathématique, fait appel à un « point de fuite central ». Enfin, une troisième école, celle de Jean Fouquet en France et Léonard de Vinci, constatant les limites du modèle albertien, tente une perspective curviligne.
A l’époque moderne, les partisans de Descartes et de Galilée ont absolument voulu démontrer que leur modèle d’un espace vide était né à la Renaissance avec le modèle albertien. Du coup, toute autre démarche ne peut être que tâtonnement et bidouillage de « primitifs » égarés ou ignares.
Une découverte inestimable
Comme nous l’avons l’évoqué précédemment, le Centre interdisciplinaire d’art et de science de Gand (GICAS) en Belgique travaille depuis 2007 à un nouveau « catalogue raisonné » de l’œuvre de Quinten Matsys. Dans ce cadre, en 2010, Jochen Ketels et Maximiliaan Martens ont examiné le Retable Sainte Anne de Matsys et l’impressionnant portique italianisant du panneau central.
Rappelons que la partie peinte (en deux dimensions) sur le volet central a été conçue par l’artiste pour se prolonger et s’intégrer harmonieusement dans une vaste construction en bois (en trois dimensions) servant d’encadrement, structure malheureusement perdue mais dont on connaît l’existence grâce à des dessins.
« Lorsque nous avons dirigé nos lampes photographiques vers le panneau central, écrivent les deux chercheurs, la lumière rasante a révélé quelque chose qui n’avait pas du tout été mentionné dans la littérature : des lignes de construction incisées dans les voûtes à caissons de l’architecture».
L’infrarouge a également mis en lumière l’existence d’un
« ensemble complexe de lignes de construction dessinées, à main levée ou assistées, créées à l’aide de plusieurs outils et techniques. Non seulement un système de construction aussi complexe n’a pas été observé dans les peintures nordiques de cette période, mais Matsys a dû utiliser une procédure mathématique pour construire la loggia complexe ».
Encore plus intéressant,
« pour dessiner les contours de la coupole tronquée et sa décoration, Matsys n’a pratiquement pas utilisé de lignes, mais a préféré les points (…) au bas du chapiteau, Matsys a ajouté quelques lettres séparées, probablement un ‘z’, un ‘e’ ou un ‘c’ (…) En raison de leur position proche de l’élément et du fait que Piero della Francesca, par exemple, avait déjà utilisé un système similaire avec des chiffres et des lettres dans ses dessins du De Prospectiva Pingendi (Sur la perspective des tableaux, vers 1480), on a des raisons de supposer un lien avec le tracé ou la composition de la colonne. »
Albrecht Dürer, reprenant Piero della Francesca.
A cet égard, il est intéressant de noter que l’une des rares personnes, en contact avec Matsys à un moment ou à un autre, à avoir lu et étudié le traité de Piero della Francesca sur la perspective n’est autre qu’Albrecht Dürer, dont les Quatre livres sur la proportion humaine (1528) s’appuie sur l’approche révolutionnaire de Piero.
Ce que Dürer appelle la méthode du « transfert » de Piero deviendra par la suite la base de la géométrie projective, notamment à l’Ecole polytechnique sous Monge, la science clé qui a rendu possible la révolution industrielle.
Les chercheurs ont également vérifié l’utilisation par Matsys de la perspective du point de fuite central en employant la méthode du « birapport » (cross-ratio en anglais).
Étonnés, car supposément impossible selon ce qu’ils ont appris dans les meilleures écoles, ils constatent que :
« Matsys montre sa compétence en matière de perspective, à la hauteur des normes de la Renaissance italienne », une perspective « très correct, en effet ».
Jusqu’à présent, on tenait pour acquis que la science de la perspective n’avait atteint les Pays-Bas qu’après le voyage de Jan Gossaert à Rome en 1508, alors que Matsys, qui fait preuve d’une connaissance magistrale et étendue de la science de la perspective, a commencé à composer cette œuvre dès 1507.
4. La collaboration de Matsys avec Patinir et Dürer
Antwerpen, Grote Markt avec maisons des guildes de métier.
Albrecht Dürer, portrait de Joachim Patinir.
Une dernière remarque concernant ce tableau, le paysage montagneux derrière les personnages, qui s’apparente déjà aux paysages typiques et inquiétants produits par l’ami de Matsys, Joachim Patinir (1480-1524), un autre géant mal connu de l’histoire de la peinture.
Pourtant l’autorité de Patinir n’était pas des moindres. Felipe de Guevara, ami et conseiller artistique de Charles Quint et de Philippe II, mentionne Patinir dans ses Commentaires sur la peinture (1540) comme l’un des trois plus grands peintres de la région, aux côtés de Rogier van der Weyden et de Jan van Eyck.
Patinir dirigeait un grand atelier avec des assistants à Anvers. Parmi ceux qui subissent la triple influence de Bosch, Matsys et Patinir, on note :
Cornelis Matsys (1508-1556), fils de Quinten, qui se mariera avec la fille de Patinir ;
Herri met de Bles (1490-1566), actif à Anvers, possible neveu de Patinir ;
Lucas Gassel (1485-1568), actif à Bruxelles et à Anvers;
Jan Provoost (1465-1529), actif à Bruges et Anvers ;
Jan Mostaert (1475-1552), peintre actif à Haarlem ;
Frans Mostaert (1528-1560), peintre actif à Anvers ;
Jan Wellens de Cock (1460-1521), peintre actif à Anvers ;
Matthijs Wellens de Cock (1509-1548), peintre-graveur actif à Anvers ;
Jérôme Wellens de Cock (1510-1570), peintre-graveur, qui fonda, avec sa femme, l’entreprise Aux Quatre Vents, probablement le plus grand atelier de gravure au nord des Alpes de l’époque, qui employait Pieter Brueghel l’Aîné.
Cornelis Matsys, L’aveugle guidant l’aveugle (1550). 4,5 x 7,8 cm. Gravure qui a inspiré Pieter Brueghel l’Ancien pour sa propre peinture sur ce thème en 1558.
Il est généralement admis que Matsys a peint les figures de certains paysages de Patinir. D’après l’inventaire de 1574 de l’Escorial, ce fut le cas pour Les tentations de saint Antoine (1520, Prado, Madrid). On est tenté de penser que cette collaboration entre amis a fonctionné dans les deux sens, à savoir que Patinir a réalisé des paysages pour des œuvres de Matsys et à sa demande, une réalité qui met quelque peu à mal le mythe persistant d’une Renaissance présentée comme le berceau de l’individualisme moderne.
Le fait que Matsys et Patinir étaient très proches est confirmé par le fait qu’après la mort prématurée de Patinir, Matsys devient le tuteur de ses deux filles. Il est également intéressant de noter que Gérard David, qui est devenu le principal peintre de Bruges après Memling, est devenu membre de la guilde St. Lucas d’Anvers en 1515 conjointement avec Patinir, ce qui lui a permis d’accéder légalement au marché de l’art anversois, en pleine expansion.
Les historiens de l’art moderne ont tendance à présenter Patinir comme l’« inventeur » de la peinture de paysage, affirmant que pour lui, les sujets religieux n’étaient que des prétextes pour présenter ce qui l’intéressait vraiment, les paysages, tout comme Rubens a peint Adam et Eve uniquement parce qu’il aimait peindre (et vendre) des nus.
C’est plausible pour Rubens, mais assez faux pour Patinir, dont les « beaux » paysages, comme l’a démontré l’historien de l’art Reindert L. Falkenberg, n’auraient été qu’une sorte de tromperie sophistiquée du diable. La beauté du monde, création satanique chez Patinir, n’existe que pour tenter les humains et les faire succomber au péché.
Rencontre avec Albrecht Dürer
Henri Leys, Visite de Dürer à Anvers, 1855, Anvers.
Pourquoi Dürer est-il venu dans les Pays-Bas ? L’une des explications est qu’après la mort de son principal mécène et donneur d’ordre, l’empereur Maximilien Ier, l’artiste serait venu pour faire confirmer sa pension par Charles Quint.
Dürer arrive à Anvers le 3 août 1520 et visite Bruxelles et Malines où il est reçu par Marguerite d’Autriche (1480-1530), tante de Charles Quint. Chargée d’administrer les Pays-Bas bourguignons tant que Charles est trop jeune, elle prête parfois à Érasme une oreille attentive tout en gardant ses distances.
Mechelen, Palais de Margaret d’Autriche.Mechelen, Cour de Busleyden.
A Malines, Dürer a certainement visité la belle demeure de Jérôme de Busleyden (1470-1517), le mécène qui permettra à Erasme de démarrer en 1517 le « Collège trilingue ». Busleyden était l’ami de l’évêque de Londres, Cuthbert Tunstall (1475-1559), qui le présente à Thomas More (1478-1535).
Lors de son séjour chez Margaret, Dürer a pu admirer un incroyable tableau de sa collection, Le couple Arnolfini (1434) de Jan van Eyck. Marguerite venait d’accorder une pension au peintre vénitien, Jacopo de’ Barbari (1440-1515), diplomate et exilé politique à Malines, qui réalisa un portrait de Luca Pacioli (1445-1514), le franciscain qui fit découvrir Euclide à Léonard et écrivit De Divina Proportione (1509) que Léonard illustra.
De’ Barbari est mentionné par plusieurs de ses contemporains, notamment Dürer, Marcantonio Michiel (1584-1552) et Gérard Geldenhauer (1482-1542). En 1504, de’ Barbari a rencontré Dürer à Nuremberg et ils ont discuté du canon des proportions humaines, un sujet central des recherches de ce dernier. Un manuscrit non publiée du traité de Dürer révèle que l’Italien n’était pas disposé à partager ses découvertes :
« Je ne trouve personne qui ait écrit quoi que ce soit sur la façon d’élaborer le canon de proportions humaines, à l’exception d’un homme nommé Jacob, né à Venise et peintre charmant. Il me montra [sa gravure d’] un homme et une femme qu’il avait faits sur mesure, de sorte que je préférais maintenant voir ce qu’il voulait dire plutôt que de contempler un nouveau royaume… Jacobus n’a pas voulu me montrer clairement ses principes, ça, je l’ai bien vus »
(cité dans Levinson, Early Italian Engravings from the National Gallery of Art).
En mars 1510, selon les archives, de’ Barbari est au service de l’archiduchesse Marguerite à Bruxelles et à Malines. En janvier 1511, il tombe malade et rédige un testament. En mars, l’archiduchesse lui accorde une pension à vie en raison de son âge et de sa faiblesse. Il meurt en 1516, laissant à l’archiduchesse une série de 23 planches à graver. Mais lorsque Dürer lui demande de lui fournir certains des écrits de de’ Barbari sur les proportions humaines, elle décline poliment sa demande. Le journal de Dürer révèle qu’il était souvent reçu par ses collègues locaux.
A Anvers, « je suis allé voir Quinten Matsys dans sa maison », écrit-il dans son journal. Dans la même ville, il esquisse un portrait de Lucas van Leyden (1489-1533), et réalise le célèbre portrait du vieillard barbu de 93 ans qui servira de modèle à son Saint Jérôme.
Erasme, dessiné par Dürer.Lucas van Leyden, dessiné par Dürer.Vieillard anversois dessiné par Dürer, modèle pour son Saint Jérôme.
Il rencontre au moins trois fois Érasme dont il fait un portrait respirant une complicité mutuelle. Érasme lui passe commande car il a besoin d’un grand nombre de portraits pour les envoyer à ses correspondants dans toute l’Europe. Comme il l’indique dans son journal, Dürer esquisse plusieurs fois Érasme au fusain lors de ces rencontres. Il en tirera un portrait gravé un peu maladroit, réalisé six ans plus tard.
Hans Schwartz, portrait de Dürer, médaillon en bronze, 1520.
A l’occasion de son deuxième mariage, le 5 mai 1521, Patinir invite Dürer. On ne sait pas quand et comment cette amitié a commencé, ou si elle était simplement de circonstance. Le maître de Nuremberg esquisse le portrait de Patinir et l’appelle « der gute Landschaftsmaler » (le bon peintre de paysages), créant ce mot nouveau pour ce qui devient un nouveau genre.
Lors du mariage, il rencontre Jan Provoost (1465-1529), Jan Gossaert (de Mabuse) (1462-1533) et Bernard van Orley (1491-1542), des peintres en vogue à la cour de Malines.
Mais la Mort et l’Avare (1515, Bruges) de Provoost est clairement d’inspiration erasmienne.
Jan Provoost, La Mort et l’Avare, vers 1515, Groeningenmuseum, Bruges.
Le poète, professeur de latin et philologue Cornelis de Schrijver(Grapheus) (1482-1558), collaborateur de l’imprimeur d’Érasme à Louvain et Anvers, Dirk Martens, est une figure qui a pu mettre Dürer en lien avec les peintres d’Anvers, ville dont il est le secrétaire en 1520.
Les imprimeurs et les éditeurs ont joué un rôle clé à la Renaissance, car ils serviront d’intermédiaires entre, d’une part, les intellectuels, les érudits et les savants, et d’autre part, les illustrateurs, les graveurs, les peintres et les artisans. Comme Dürer lui-même, Grapheus était attiré par les idées de la Réforme, dont Luther et Érasme étaient les chefs de file. On sait que Grapheus a acheté à Dürer un exemplaire du De Captivitate (De la captivité babylonienne de l’Église) de Luther, un ouvrage incontournable pour quiconque s’intéressait à l’avenir de la chrétienté.
Comme Érasme et bien d’autres humanistes, Dürer a été l’hôte de Quinten Matsys dans sa fabuleuse maison de la Schuttershofstraat, ornée de décorations italiennes (festons de feuilles, de fleurs ou de fruits) et de grotesques (réseaux décoratifs et symétriques de lignes et de figures).
Nicaise de Keyser, la rencontre Dürer-Matsys (sous le regard de Thomas More et d’Érasme), Anvers.
Une représentation idéalisée de la rencontre Dürer-Matsys (sous le regard de Thomas More et d’Érasme) figure dans un tableau de Nicaise de Keyser (1813-1887) conservé au Musée royal des arts d’Anvers. Une autre scène, un dessin de Godfried Guffens (1823-1901) datant de 1889, montre l’échevin anversois Gérard van de Werve recevant Albrecht Dürer qui lui est présenté par Quinten Matsys.
Lorsque Charles Quint revint d’Espagne et visita Anvers, Grapheus écrivit un panégyrique pour saluer son retour. Mais en 1522, il est arrêté pour hérésie, emmené à Bruxelles pour y être interrogé et emprisonné. Il perd alors son poste de secrétaire. En 1523, il est libéré et retourne à Anvers, où il devient professeur de latin. En 1540, il redevient secrétaire de la ville d’Anvers. La propre sœur de Quentin Matsys, Catherine, et son mari ont été condamnés à mort à Louvain en 1543 pour ce qui était devenu le délit capital de lecture de la Bible depuis 1521 : il a été décapité, elle aurait été enterrée vivante sur la place devant l’église.
A cause de leurs convictions religieuses, les enfants de Matsys quittent Anvers et partent en exil en 1544. Cornelis finira ses jours à l’étranger.
5. Le lien avec Erasme
Thomas More, par Holbein le jeune.Erasme, par Holbein le jeune.
En 1499, Thomas More et Érasme se rencontrent à Londres. Leur rencontre initiale s’est transformée en une amitié à vie, puisqu’ils ont continué à correspondre régulièrement. A cette époque, ils ont collaboré à la traduction en latin et à l’impression de certaines œuvres du satiriste assyrien Lucien de Samosate (vers 125-180 après J.-C.), surnommé à tort « le Cynique ».
Érasme a traduit le texte satirique de Lucien, Sur ceux qui sont aux gages des grands, et l’a fait envoyer à son ami Jean Desmarais, professeur de latin à l’Université de Louvain et chanoine à l’église Saint-Pierre de cette ville.
Lucien, dans son texte, attaque l’état d’esprit des érudits qui vendent leur âme, leur esprit et leur corps au pouvoir dominant. Il en cite, fier de lui, disant :
« Quel bonheur de compter au nombre de ses amis les premiers citoyens de Rome, de faire des dîners splendides, sans qu’il en coûte rien, de loger dans une belle maison, de voyager à son aise, mollement couché sur un char attelé de chevaux blancs de recevoir, en outre, une magnifique récompense de cette amitié et du bien-être dont il vous est donné de jouir ! Quel bon métier, où tout vient de la sorte sans semence ni culture ».
Dans un véritable manifeste contre la servitude volontaire, anticipant celui de La Boétie, Lucien, qui pardonne d’abord ceux qui se soumettent par pure nécessité alimentaire, s’en prend à leur fantasme pervers comme cause de leur capitulation :
« Il ne reste plus qu’un motif que je crois vrai, mais qu’ils n’avouent pas : c’est que l’espoir de jouir de mille plaisirs les précipite vers ces maisons, frappés de l’éclat de l’or et de l’argent dont elles brillent, tout heureux des festins et du luxe qu’ils se promettent ; quand ils boiront l’or à pleine coupe et sans obstacle. Voilà ce qui les entraîne ; voilà pourquoi ils échangent leur liberté contre l’esclavage. Ce n’est pas, comme ils le disent, le besoin du nécessaire, c’est le désir du superflu et de toutes ces magnificences. Mais, semblables à des amants infortunés, à des soupirants malheureux, ils sont traités par les riches avec la fierté rusée d’un objet aimé, qui entretient la passion de ses poursuivants, mais qui se laisse à peine dérober la faveur amoureuse d’un baiser, parce qu’il sait que la jouissance anéantit l’amour : il se refuse donc à cette jouissance, il s’en garde avec le plus grand soin. Cependant, pour laisser à l’amant quelque ombre d’espoir, dans la crainte que l’excès des rigueurs ne le désespère et qu’il ne cesse d’aimer, on lui accorde un sourire, on lui promet de faire un jour ce qu’il voudra, de se montrer aimable, de le traiter avec toutes sortes d’égards ; puis insensiblement l’âge arrive, et bientôt l’amour de l’un et les faveurs de l’autre ne sont plus de saison. Ainsi pour eux, la vie tout entière se passe à espérer.»
C’est en 1515 à Anvers, lorsque Thomas More est envoyé en mission diplomatique par le roi Henri VIII pour régler d’importants litiges commerciaux internationaux à Bruges, qu’Erasme lui présente son ami Pieter Gillis (1486-1533) (latinisé en Petrus Ægidius), compagnon humaniste et secrétaire de la ville d’Anvers. Gillis, qui avait débuté à dix-sept ans comme correcteur d’épreuves dans l’imprimerie de Dirk Martens à Louvain et Anvers, connaît Érasme depuis 1504. L’humaniste lui conseille de poursuivre ses études et ils restent en contact. L’imprimeur Martens a édité à Louvain plusieurs livres d’humanistes, notamment ceux de Denis le Chartreux (1401-1471) et De inventione dialectica (1515) de Rudolphus Agricola, le manuel d’enseignement supérieur le plus largement acheté et utilisé dans les écoles et les universités de toute l’Europe. Tout comme More et Érasme, Gilles était un admirateur et disciple d’Agricola, une figure emblématique de l’école des Frères de la Vie commune de Deventer. Grand pédagogue, musicien, facteur d’orgues d’églises, poète en latin et en langue vernaculaire, diplomate, boxeur et, vers la fin de sa vie, érudit en hébreu, Agicola, l’enseignant préféré d’Erasme, était la source d’inspiration de toute une génération. La maison de Gillis à Anvers était également un lieu de rencontre important pour les humanistes, les diplomates et les artistes de renommée internationale. Quinten Matsys y est également un invité de marque. Enfin, c’est Gillis qui recommande à la cour d’Angleterre le peintre Hans Holbein le Jeune, le jeune prodige qui avait illustré l’Éloge de la folie d’Érasme. Du coup il sera reçu outre-manche par Thomas More avec grand enthousiasme. Son frère Ambrosius Holbein (1494-1519) illustrera plus tard l’Utopie de More.
6. L’Utopie de Thomas More
Pages de l’Utopie, avec l’alphabet des utopiens inventé en réalité par Pieter Gillis.
Gillis partage avec More et Érasme une grande sensibilité à la justice, ainsi qu’une sensibilité typiquement humaniste vouée à la recherche de sources de sagesse plus fiables. Il est avant tout connu comme un personnage apparaissant dans les premières pages de l’Utopie, lorsque Thomas More le présente comme un modèle de civilité et un humaniste à la fois plaisant et sérieux :
« J’ai souvent reçu pendant ce séjour [à Bruges], entre autres visiteurs et bienvenus entre tous, Pieter Gillis. Né à Anvers, il jouit d’un grand crédit et d’une position éminente parmi ses concitoyens, digne des plus grands, car le savoir et le caractère de ce jeune homme sont également remarquables. Il est en effet plein de bonté et d’érudition, accueillant tout le monde avec libéralité, mais, quand il s’agit de ses amis, avec un tel élan, une telle affection, une telle fidélité et un tel dévouement sincère, qu’on trouverait peu d’hommes qui lui soient comparables dans les choses de l’amitié. Peu d’hommes ont aussi sa modestie, son manque d’affectation, son bon sens naturel, tant de charme dans la conversation, tant d’esprit avec si peu de malice ».
Porte d’entrée baroque de Den Spieghel, Anvers.
L’oeuvre la plus célèbre de Thomas More est bien sûr l’Utopie, composée en deux volumes.
Il s’agit de la description d’une île fictive qui n’était pas gouvernée par une oligarchie comme la plupart des États et empires occidentaux, mais qui était gouvernée sur la base des idées du bien et du juste que Platon a formulées dans son dialogue, La République.
Alors que l’Éloge de la folie d’Érasme appelait à une réforme de l’Église, l’Utopie de More (écrit en partie par Erasme), une autre satire de la corruption, de l’avidité, de la cupidité et des échecs qu’ils voyaient autour d’eux, appelait à une réforme de l’État et de l’économie.
L’idée du livre est venue à Thomas More alors qu’il séjournait dans la résidence anversoise de Gillis, Den Spieghel, en 1515.
Le premier volume, commence par une correspondance entre More et d’autres personnes, dont Pieter Gillis. De retour en Angleterre en 1516, l’humaniste anglais rédige l’essentiel de l’ouvrage.
Entre décembre 1516 et novembre 1518, quatre éditions de l’Utopie furent composées par Erasme et Thomas More et paraîssent en décembre 1516 chez l’éditeur Dirk Martens à Louvain. Avec le texte, une carte gravée sur bois de l’île d’Utopie, des vers de Gillis et l’« alphabet utopique » que ce dernier invente pour l’occasion, des vers de Geldenhouwer, historien et réformateur lui aussi éduqué par les Frères de la Vie commune de Deventer, des vers de Grapheus ainsi que l’épître de Thomas More dédicaçant l’ouvrage à Gillis. Plusieurs années après la mort de More et d’Érasme, en 1541, Grapheus, avec Pieter Gillis, publia son Enchiridio Principis Ac Magistratus Christiani.
7. Pieter Gillis et le « Diptyque de l’amitié »
Quinten Matsys, double portrait d’Erasme et Pieter Gillis.
Outre les triptyques et les peintures religieuses, Matsys excellait dans les portraits. L’une des plus belles oeuvres de Matsys est le double portrait d’Érasme et de son ami Gillis, peint en 1517.
Ce diptyque de l’amitié devait servir de visite « virtuelle » à leur ami anglais Thomas More à Londres et ils ont demandé à Quinten Matsys de réaliser les deux tableaux, car il était le meilleur peintre de la place. Le portrait d’Érasme fut le premier à être achevé. Celui de Gillis était constamment retardé parce qu’il tombait malade entre les séances de pose. Les deux hommes, dans leur correspondance, avaient parlé de ce double portrait à Thomas More, ce qui n’était peut-être pas une bonne idée, car More les interrogeait constamment sur l’état d’avancement des oeuvres et devenait très impatient de recevoir ce cadeau. Les deux oeuvres furent finalement achevées et envoyées à More alors qu’il se trouvait à Calais. Bien qu’ils soient représentés sur des panneaux distincts, les deux hommes érudits et cultivés sont présentés dans un espace d’étude continu. Si l’on regarde les deux tableaux côte à côte, on constate que Matsys a astucieusement maintenu la bibliothèque derrière les deux personnages, ce qui donne l’impression que les deux hommes représentés dans les deux panneaux distincts occupent la même pièce et se font face.
Érasme est occupé à écrire et Pieter Gillis montre les Antibarbari, un livre qu’Erasme préparait pour publication, tandis qu’il tient une lettre de More dans sa main gauche. La présentation d’Erasme dans son étude fait écho aux représentations de Saint Jérôme qui, avec sa traduction de la Bible, est un exemple pour tous les humanistes et dont Erasme venait de publier l’oeuvre. Il est intéressant de regarder les livres sur les étagères à l’arrière-plan.
Sur l’étagère supérieure du tableau d’Érasme se trouve un livre portant l’inscription Novum Testamentum Graece, la première édition du Nouveau Testament en grec publiée par Érasme en 1516.
L’étagère inférieure contient un tas de trois livres. –Le livre du bas porte l’inscription Jérôme, qui fait référence aux éditions de l’humaniste des oeuvres de ce Père de l’Eglise ; –le livre du milieu porte l’inscription Lucien, en référence à la collaboration entre Érasme et Thomas More dans la traduction des Dialogues de Lucien. –L’inscription sur le livre au sommet des trois est le mot Hor, qui se lisait à l’origine Mor. La première lettre a probablement été modifiée lors d’une restauration ancienne, car outre le fait que Mor soit les premières lettres du nom de famille de Thomas More, elles font certainement référence aux essais satiriques écrits par Érasme alors qu’il séjournait chez Thomas More à Londres en 1509 et intitulés Encomium Moriae (Éloge de la folie).
Nous voyons Érasme en train d’écrire un livre. Cette représentation a fait l’objet d’une attention particulière, car les mots que l’on voit sur le papier sont une paraphrase de l’Épître aux Romains de saint Paul, l’écriture étant une reproduction soignée de celle d’Érasme, et la plume de roseau qu’il tient est connue pour être le moyen d’écriture favori d’Érasme.
En y regardant de plus près, dans l’ombre, on distingue une bourse dans les plis de la cape d’Érasme. Il se peut qu’Érasme ait voulu que l’artiste l’inclue pour illustrer sa générosité. Erasmus et Gillis ont tenu à informer Thomas More qu’ils avaient partagé le coût du tableau parce qu’ils voulaient qu’il s’agisse d’un cadeau de tous les deux.
Thomas More a fait part de sa grande satisfaction à propos de ces portraits dans de nombreuses lettres, les peintures étant exécutées « avec une si grande virtuosité que tous les peintres de l’Antiquité pâlissent en comparaison », tout en avouant une fois un peu après qu’il aurait préféré son image taillée dans la pierre (dans une incarnation qu’il estimait moins périssable).
8. Le lien avec Léonard de Vinci (I)
Vierge à l’Enfant, Quinten Matsys, Poznan, Pologne.Saint Anne et la VIerge, Léonard de Vinci, Louvre, Paris.
Plusieurs tableaux indiquent de façon incontestable que Matsys et son entourage avaient des connaissances approfondies et s’inspiraient en partie des peintures et dessins de Léonard de Vinci, sans nécessairement saisir pleinement l’intention scientifique et philosophique de l’auteur. C’est clairement le cas de la Vierge à l’Enfant du musée de Poznan (1513, Pologne), qui présente littéralement, devant un paysage de montagne de style Patinir, la pose gracieuse et aimante de Marie tenant le Christ dans ses bras, ce dernier embrassant l’agneau, presqu’une une copie de Sainte Anne et la Vierge de Léonard de Vinci, une oeuvre qu’il commence en 1503 et qu’il apporte à Amboise en France en 1517. Comme nous l’avons déjà dit, on ne sait pas comment cette image a pu atteindre le maître, qu’il s’agisse d’estampes, de dessins ou de contacts plus personnels.
Quinten Matsys, Triptyque de la Déploration du Christ, Bruxelles.
Un deuxième exemple se trouve dans le Triptyque de la Déploration du Christ (1508-1511).
La scène centrale du triptyque ouvert, qui rappelle La descente de croix de Rogier van der Weyden (1435, Museo del Prado, Madrid), est soutenue par le paysage. Le drame religieux est étudié en détail et mis en scène de manière harmonieuse. En même temps, Matsys respecte la grande importance des croyants pour la narration et la description. Si la scène est propice à la réflexion et à la prière, Matsys déploie également la science du contraste. Si certains personnages plus rustres, notamment les têtes orientales, ont pu être inspirés par des visages de marins et de marchands qu’il a pu croiser dans le port, les traits de ceux qui sont frappés par la douleur et le chagrin sont plein de grâce.
Détail de la Déploration.
Dans le panneau du milieu, nous ne voyons pas la souffrance, mais la lamentation après la souffrance. Il dépeint le moment où Joseph d’Arimathie vient demander à la Vierge la permission d’enterrer le corps du Christ. Derrière l’action centrale se trouve la colline du Golgotha, avec ses quelques arbres, la croix et les voleurs crucifiés.
Le panneau de gauche montre Salomé présentant la tête de Jean-Baptiste à Hérode le Grand, roi de Judée, Etat client de Rome.
Le panneau de droite est une scène d’une extraordinaire cruauté, représentant saint Jean, dont le corps est plongé dans un chaudron d’huile bouillante. Le saint, nu jusqu’à la taille, semble presque angélique, comme s’il ne souffrait pas. Autour de lui, une foule de visages sadiques, de vilains rustres aux vêtements criards. La seule exception à cette règle est la figure d’un jeune Flamand, peut-être une représentation du peintre lui-même, qui observe la scène du haut d’un arbre.
Quant aux visages des personnages qui entourent Saint Jean Baptise, tout comme ceux qui chauffent le chaudron, ils proviennent directement du dessin de Léonard de Vinci intitulé Les cinq têtes grotesques (vers 1494, Chateau de Windsor, Angleterre). L’ironie et l’humour flamands ont fait bon accueil à ceux de Léonard !
Léonard de Vinci,Cinq têtes grotesques, Windsor Castle, Londres.
Chez Léonard, les visages semblent même éclater dans un rire hilarant, en se regardant les uns les autres et en regardant la figure couronnée au centre. Les feuilles de cette couronne ne sont pas celles des lauriers qui célèbrent les poètes et les héros, mais celles… d’un chêne.
A cette époque, le pape anti-humaniste et belliciste qui triomphait à Rome était Jules II, que Rabelais a mis en enfer en train de vendre des petits pâtés. Jules était membre d’une puissante famille de la noblesse italienne, la maison Della Rovere, littéralement « du chêne »…
C. La science erasmienne du grotesque
1. Dans la peinture religieuse
L’utilisation de têtes grotesques, exprimant les basses passions qui submergent et dominent les personnes malveillantes, était une pratique courante dans les peintures religieuses pour donner vie et contraste dans les oeuvres. En 1505, Dürer se rend à Venise et dans la ville universitaire de Bologne pour s’initier à la perspective. Il se rend ensuite plus au sud, à Florence, où il découvre les oeuvres de Léonard de Vinci et du jeune Raphaël, puis à Rome.
Albrecht Dürer, Le Christ parmi les docteurs, Madrid.
Le Christ parmi les docteurs (1506, Collection Thyssen Bornemisza, Madrid), a été peint à Rome en cinq jours et reflète l’influence éventuelle des grotesques de Léonard.
Dürer était de retour à Venise au début de l’année 1507 avant de retourner à Nuremberg la même année. Le Christ portant la croix de Jérôme Bosch (après 1510, Gand) est un autre exemple célèbre. La tête du Christ est entourée d’un groupe dynamique de « tronies » ou visages grotesques.
Jérôme Bosch, Le Christ portant la croix.Quinten Matsys, Le Christ portant la croix.
Bosch s’est-il inspiré de Léonard et de Matsys, ou est-ce l’inverse ? Si la composition peut sembler chaotique à première vue, sa structure est en réalité très rigide et formelle. La tête du Christ est placée précisément à l’intersection de deux diagonales. La poutre de la croix forme une diagonale, avec la figure de Simon de Cyrène aidant à porter la croix en haut à gauche, et avec le « mauvais » meurtrier en bas à droite.
L’autre diagonale relie l’empreinte du visage du Christ sur le suaire de Véronique, en bas à gauche, au voleur pénitent, en haut à droite.
Quinten Matsys, Ecce Homo (1526, Venise).
Il est attaqué par un charlatan diabolique ou un pharisien et un moine diabolique, allusion évidente de Bosch au fanatisme religieux de son époque.
Les têtes grotesques rappellent les masques souvent utilisés dans les jeux de la passion ainsi que les caricatures de Léonard de Vinci.
En revanche, le visage du Christ, modelé avec douceur, est serein. Il est le Christ souffrant, abandonné de tous et qui triomphera de tous les maux du monde. Cette représentation s’inscrit parfaitement dans les idées de la Devotio Moderna.
Quinten Matsys, dans son Ecce Homo’s (1526, Venise, Italie), se base clairement sur la tradition de Bosch.
2. Les avares, les banquiers, les receveurs d’impôts et les agents de change, la lutte contre l’usure
Quinten Matsys, Le contrat de vente, 1515, Berlin. Une bonne « affaire “ entre banquiers, avocats, théologiens et malfaiteurs d’un côté, et un fou de l’autre, peut-être un contrat pour une indulgence ?
La dénonciation satirique par Matsys de l’usure et de la cupidité est directement liée à la critique religieuse, philosophique, sociale et politique d’Érasme et de More.
Marlier, dans une description magistrale, met en lumière comment les usuriers et les spéculateurs sont devenus à Anvers les acteurs dominants de la vie économique de l’époque, une situation qui n’est pas sans rappeler la situation mondiale actuelle :
« C’est qu’au XVIe siècle la substitution progressive de la nouvelle économie capitaliste à l’ancien régime corporatif est allée de pair avec une succession de crises, dont pâtissent surtout les petites gens. Si la spéculation boursière, les manipulations monétaires et le commerce de l’argent favorisent l’édification de fortunes considérables, ils entraînent par contre l’appauvrissement et souvent la ruine des artisans et des paysans. Des marchands enrichis, des financiers mettent la main sur l’industrie et réduisent l’ouvrier au rang de prolétaire. Les travailleurs doivent passer désormais par toutes les conditions de ceux qui les emploient. Les salaires ne sont plus respectés et bien souvent le chômage sévit et plonge les familles dans la misère.
Le bouleversement économique s’accompagne de troubles financiers provoqués par l’afflux des métaux précieux de l’Amérique en l’Espagne. De gigantesques opérations de banque s’effectuent à Anvers, qui devient, sous le règne de Charles Quint, le grand marché monétaire de l’Europe. A partir de la troisième décade du siècle, le pouvoir d’achat des devises commence à fléchir et il en résulte une hausse continue des prix. Les salaires, par contre, restent stationnaires. Les hommes de finance accaparent les marchandises, détiennent les monopoles et s’emparent même des terres, dont ils pressurent sans pitié les tenanciers. Voilà les nouveaux riches, contre lesquels les pauvres et les faibles murmurent, mais que l’empereur protège, parce qu’ils sont les seuls capables de lui avancer les fonds nécessités par sa politique européenne.
Charles Quint doit se soumettre aux exigences draconiennes de ses banquiers et le service des intérêts exorbitants le pousse à multiplier les impôts. Il escompte le produit des taxes futures et met à l’encan certains offices de trésorerie. On devine les abus qui en résultent. Les taxes ne sont pas levées directement par le gouvernement, mais affermées à des accisiens, qui se rendent odieux par leurs exactions. Ils sont sans pitié pour les petites gens, auxquels ils enlèvent le peu qu’ils possèdent ». (Marlier, p. 252-253)
« Dans une telle conjoncture, conclut Marlier, où les crises se multiplient, où la ruine succède du jour au lendemain à une prospérité fallacieuse, où le commerce est envahi par une foule de pratiques malhonnêtes, l’usure devait nécessairement prospérer. Du haut en bas de l’échelle sociale, quantité de personnes sont contraintes d’emprunter, moyennant un intérêt abusif. A tous les étages de la société, l’usurier se livre à son activité rémunératrice. Il trouve ses victimes aussi bien dans les milieux de l’aristocratie que parmi les paysans et les ouvriers. Dans les villes, il y a maintenant une classe d’hommes et de femmes qui ne vivent que de l’usure ». (Marlier, p. 253)
Quinten Matsys, Les usuriers (et leurs victimes), 1520, Galleria Doria Pamphilj, Rome.
Manillas.
A cela ajoutez le fait que les Fugger et les Welser s’cinvestissent massivement dans le commerce d’esclaves en provenance d’Afrique.
Les Fugger utilisent leurs mines d’Europe de l’Est et d’Allemagne pour produire des manillas (bracelets), des objets d’échange en métal qui sont entrés dans l’histoire comme « monnaie de traite » en raison de leur utilisation sur les côtes de l’Afrique de l’Ouest.
Les Welser, qui se concentrent sur les épices et le commerce de textile, ont tenté de leur coté d’établir une colonie dans ce qui est aujourd’hui le Venezuela (Nom espagnol dérivé de l’italien Venezziola, « petite Venise », devenue Welserland) et ont expédié plus de 1 000 Africains réduits en esclavage vers l’Amérique.
Pendant ce temps, dans les maisons des citoyens prospères d’Augsbourg, des esclaves indiens étaient forcés de travailler pour leurs « maîtres ».
Carl Ludwig Friedrich Becker, Jakob Fugger brûle les reconnaissances de dette de Charles Quint, 1866.
D’après le site officiel de la famille Fugger, l’histoire selon laquelle Anton Fugger aurait jeté les reconnaissances de dettes de ce dernier dans le feu en 1530, sous les yeux de Charles Quint, afin de renoncer généreusement au remboursement de crédits, est une pure fiction.
Mais il a accordé au nouvel empereur une petite réduction de dette (haircut). En échange, Charles Quint renonce à son projet de « loi impériale sur les monopoles », qui aurait considérablement réduit le champ d’action des banques et des maisons de commerce du Saint Empire romain germanique.
Selon Richard Ehrenberg, chercheur sur les Fugger, l’histoire concernant Anton n’est apparue qu’à la fin du XVIIe siècle, sans doute pour attester de sa loyauté envers l’empereur.
Thomas More et Érasme ont dénoncé cette montée brutale des abus financiers prédateurs et criminels dans l’Utopie.
Sans refuser l’essor du capitalisme entrepreneurial moderne, Érasme condamne sans façons les abus d’un capitalisme financier totalement débridé :
« Le Christ, déclare-t-il, n’a pas interdit l’activité ingénieuse, mais le souci tyrannique du gain. »
Les fonctionnaires, plaide-t-il dans son Éducation d’un prince chrétien (1516), écrit pour éclairer le jeune Charles Quint qui ne l’a jamais lu, doivent être recrutés sur la base de leur compétence et de leur mérite, et non en raison de leur nom glorieux ou de leur statut social. Pour Érasme, (s’exprimant de façon satirique par la bouche de la Folie) :
« La plus folle et la plus méprisable de toutes les classes humaines, c’est celle des marchands. Occupés sans cesse du vil amour du gain, ils emploient pour le satisfaire, les moyens les plus infâmes : le mensonge, le parjure, le vol, la fraude, l’imposture remplissant leur vie entière. Cependant ils se croient de grands personnages, parce que leurs doigts sont chargés d’anneaux d’or et il se trouve assez de moinillons flatteurs qui ne rougissent pas de leur donner en public les titres les plus honorables pour attraper quelque parcelle d’un bien si mal acquis ». (cité dans Marlier, p. 270)
Quinten Matsys, Collecteurs d’impôts, fin des années 1520.
On peut, comme l’affirme Silver, sur la base de ce qui est écrit dans les registres représentés dans cette oeuvre et du fait que la collecte des impôts était confiée à des particuliers, réattribuer au tableau de Matsys, désigné jusqu’à récemment comme Les usuriers, la description plus « factuellement exacte » de Les receveurs d’impôts.
Cependant, force est de constater que cela ne change rien au fait que le sujet de cette oeuvre semble correspondre à ce que dénonce un vieux proverbe de l’époque :
« Un usurier, un meunier, un changeur de monnaie et un collecteur d’impôts sont les quatre évangélistes de Lucifer ».
Alors que le clerc municipal, à gauche, semble « raisonnable », puisque son visage n’est pas « grotesque », l’homme assis derrière, celui qui a extorqué l’impôt au peuple en s’engraissant au passage, dans une étrange rotation de son bras protégeant une bourse en cuir, montre la face grotesque et laide de la cupidité, justifiée par ce qu’il a déclaré et qui a été consigné dans les registres officiels.
La complaisance entre les deux hommes, l’un faisant le mal, l’autre fermant les yeux devant des pratiques innommables, est la véritable laideur de l’histoire. Les agents de change ou changeurs de monnaie, admet Silver, ont souvent joué le même rôle que les banquiers, citant l’historien de l’économie Raymond de Roover.
De plus, la quatrième canaille non représentée, le meunier (cible des peintures de Bosch et de Brueghel), était souvent fustigée parce que le prix des céréales devenait un point sensible à répétition dans les époques de fluctuation des prix des matières premières, comme c’était le cas à cette période.
Étant donné que le pillage financier prévalait après les années 1520, de telles dénonciations satiriques de la cupidité financière ne pouvaient que devenir très populaires. Le sujet est repris presque immédiatement par le fils du peintre, Jan Matsys (1510-1575), copié presque à l’identique par Marinus van Reymerswaele (1490-1546) et par Jan Sanders van Hemessen (1500-1566).
Le Banquier et sa femme
Quinten Matsys, Le banquier et sa femme, 1514, Louvre, Paris.
Lorenzo Lotto, Jacob Fugger, 1505.
Dans une version plus « civilisée » de cette métaphore, sur le même thème, on trouve le célèbre Banquier (changeur ou prêteur) et sa femme de Matsys (1514, Louvre, Paris).
Dans un chapitre de son livre Les primitifs flamands intitulé Les héritiers des fondateurs, l’historien d’art Erwin Panofsky considère cette oeuvre comme une « reconstruction » d’une «oeuvre perdue de Jan van Eyck (un ‘tableau avec des figures à mi-corps, représentant un patron faisant ses comptes avec son employé’), que Marcantonio Michiel prétend avoir vue à la Casa Lampugnano de Milan ».
Soulignons de nouveau qu’il ne s’agit pas ici d’un double portrait d’un banquier et sa femme, mais d’un seule métaphore.
Tandis que le banquier (dans le même geste que Jacob Fugger sur le tableau de Lorenzo Lotto) vérifie si le poids du métal des pièces correspond bien à leur valeur nominale, sa femme, qui tourne les pages d’un livre d’heures, jette un regard triste sur les activités cupides de son mari visiblement malheureux.
En 1963, Georges Marlier écrivait :
« Le tableau du Louvre n’a pas d’accent satirique, mais reflète une préoccupation morale (…) L’intention édifiante est soulignée par une inscription qui figurait sur le cadre à l’époque, vers le milieu du XVIIe siècle, où le tableau se trouvait dans la collection Stevens à Anvers : “Stature justa et aequa sint podere” (que la balance soit juste et les poids égaux)
En effet, dans le Lévitique, XIX, 35-36, on peut lire:
35. « Ne faites rien contre l’équité, ni dans les jugements, ni dans ce qui sert de règle, ni dans les poids, ni dans les mesures. 36. « Que la balance soit juste, et les poids tels qu’ils doivent être ; que le boisseau soit juste, et que le setier ait sa mesure. »
Le banquier a, en plus de la balance qu’il utilise, fixé une paire de balances au mur derrière lui. Pour les humanistes chrétiens, le poids de la richesse matérielle est à l’opposé de celui de la richesse spirituelle. Dans le Jugement dernier de Van der Weyden à Beaune, le peintre montre ironiquement un ange pesant les âmes ressuscitées, envoyant les plus lourdes d’entre elles… en enfer.
D’autres supposent que la femme du banquier n’est pas complètement insensible à toutes les pièces de monnaie sur la table, mais que l’attention de ses yeux se porte davantage sur les mains de son mari que sur les objets posés sur la table. Piété ou plaisir de la richesse ? Un fruit sur l’étagère (pomme ou orange), juste au-dessus de son mari, pourrait être une référence au fruit défendu mais la bougie éteinte sur l’étagère derrière elle rappelle la brièveté des plaisirs terrestres.
Marinus van Reymerswaele, Le banquier et sa femme.
Lorsque Marinus van Reymerswaele reprend ce thème (ci-dessus), la tentation de la femme pour l’argent sur la table semble encore plus grande.
Miroir bombé
Quinten Matsys, Le banquier et sa femme, détail du miroir bombé, Louvre, Paris.
On peut supposer que le miroir convexe (bombé), posé au premier plans sur la table du couple, opère comme une « mise en abîme » (une « pièce dans la pièce » ou « un tableau dans le tableau »). On y voit un homme (le banquier ?), lisant lui-même un livre (religieux ?).
Le miroir ne montre pas nécessairement un espace réel existant mais peut très bien représenter une séquence temporelle imaginaire en dehors de l’espace-temps de la scène principale. Il peut montrer le banquier dans sa vie future, libéré de la cupidité, lisant un livre religieux avec une grande ferveur.
Si l’utilisation d’images de miroirs convexes (dont les lois optiques ont été décrites par des scientifiques arabes comme Alhazen et étudiées par des franciscains d’Oxford comme Roger Bacon) rappelle à la fois le tableau représentant le couple Arnolfini de Van Eyck (1434, National Gallery, Londres) et celui de Petrus Christus (1410-1475)Orfèvre dans son atelier ou Saint Eligius (1449, Metropolitan Museum of Art, New York), la peinture de Matsys, qui cherche à rendre hommage au grand Van Eyck, est une création très réussie en son genre.
La bonne nouvelle est que, jusqu’à présent, l’hypothèse la plus généralement retenue quant à la signification de cette peinture est qu’il s’agit d’une œuvre religieuse et moralisante, sur le thème de la vanité des biens terrestres en opposition aux valeurs chrétiennes intemporelles, et d’une dénonciation de l’avarice en tant que péché capital.
Sur le plan du contenu, le tableau pourrait également être lié à un thème courant à l’époque, à savoir La vocation de saint Matthieu.
9. En partant de là, Jésus vit un homme du nom de Matthieu, assis dans la cabane d’un collecteur d’impôts. Il lui dit : « Suis-moi », et Matthieu se leva et le suivit. 10. Pendant que Jésus dînait dans la maison de Matthieu, beaucoup de publicains (collecteur d’impôts) et de pécheurs vinrent manger avec lui et ses disciples. 11. Voyant cela, les pharisiens demandèrent à ses disciples: « Pourquoi votre maître mange-t-il avec les publicains et les pécheurs ? » 12. Après avoir entendu cela, Jésus dit : Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin d’un médecin, mais les malades. 13. Allez donc apprendre ce que signifie : ‘Je désire la miséricorde et non les sacrifices'[a] ; car je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. »
(Mt 9, 9-13)
Le passage ci-dessus est probablement autobiographique en ce sens qu’il décrit l’appel de Matthieu à suivre Jésus en tant qu’apôtre. Comme nous le savons, saint Matthieu a répondu positivement à l’appel de Jésus et est devenu l’un des douze apôtres.
Selon l’Évangile, le nom de Matthieu était à l’origine Lévi, un collecteur d’impôts au service d’Hérode et donc peu populaire. Les Romains obligeaient le peuple juif à payer des impôts. Les collecteurs d’impôts étaient connus pour tromper le peuple en demandant plus que ce qui était exigé et en empochant la différence. Bien sûr, une fois que Lévi a accepté l’appel à suivre Jésus, il a été gracié et a reçu le nom de Matthieu, qui signifie « don de Yahvé ».
Ce thème ne pouvait évidemment que plaire à Érasme, puisqu’il n’insiste pas sur la punition, mais sur la transformation positive pour le mieux.
Marinus van Reymerswaele, La vocation de Saint Matthieu, 1530, Madrid.
Jan van Hemessen, La vocation de Saint Matthieu, 1536, Munich.
Tant Marinus van Reymerswaele (en 1530) que Jan van Hemessen (en 1536), qui ont copié Matsys après sa mort et s’en sont inspirés, ont repris le sujet dans La vocation de Saint-Matthieu. Dans le tableau de Van Hemessen, on voit également, comme dans l’œuvre de Matsys, la femme du collecteur d’impôts qui se tient devant, elle aussi la main sur un livre ouvert.
3. Le lien avec Da Vinci (II)
Léonard de Vinci, Cinq visages grotesques, Windsor.
Quinten Matsys, détail du Triptique de la Déploration, Bruxelles.
Pour résumer, jusqu’ici, trois éléments de l’oeuvre de Matsys nous ont permis d’établir ses liens approfondis avec l’Italie et Léonard.
Sa bonne connaissance de la perspective, en particulier de celle de Piero della Francesca, comme le démontre la voûte en marbre de style italien apparaissant dans le Triptyque de Saint Anne (Bruxelles)
Sa reprise des têtes grotesques de Léonard, dans les sadiques à l’oeuvre dans le Triptyque de la Déploration du Christ (Anvers)
Sa reprise de la pose de la Vierge de la Sainte Anne et la Vierge de Léonard, dans sa Vierge et l’enfant (Poznan, Pologne).
Comment cette influence a pu s’établir reste entièrement à élucider. Plusieurs hypothèses, qui peuvent d’ailleurs se compléter, sont permises :
Il a pu échanger avec d’autres artistes qui eux avaient effectué de tels voyages et avaient pu établir des contacts en Italie. La question de savoir si Dürer, qui avait ses propres contacts en Italie, aurait servi d’intermédiaire est une autre hypothèse à explorer. Certains dessins anatomiques de Dürer auraient été réalisés d’après Léonard. Jacopo de’ Barbari avait réalisé un portrait de Luca Pacioli, le frère franciscain qui avait aidé Léonard à lire Euclide en grec. Dürer avait rencontré Barbari à Nuremberg, mais, comme nous l’avons vu plus haut, leurs relations se sont dégradées.
Assez jeune, il s’est rendu, soit en Italie (Milan, Venise, etc.) où il a pu établir, soit un contact direct avec Léonard, soit avec un ou plusieurs de ses élèves.
Il a pu voir des gravures réalisées et diffusées par des artistes italiens et du Nord. Si les dessins et manuscrits originaux ont été copiés et vendus par Melzi, l’élève de Léonard, après la mort de son maître à Amboise en 1519, l’influence de Léonard sur Matsys apparaît dès 1507.
Albrecht Dürer, étude anatomique d’après Léonard, carnets de Dresden.
L’oeuvre de Léonard intéressait toute l’Europe. Par exemple, une réplique grandeur nature de la fresque de la Cène de Léonard est achetée en 1545 par l’abbaye des Norbertins de Tongerlo. Andrea Solario (1460-1524), élève de Léonard de Vinci, aurait créé l’oeuvre avec d’autres artistes. Selon des recherches récentes, il semble que Léonard ait peint lui-même certaines parties de cette réplique.
Réplique grandeur nature de la fresque de la Cène de Léonard de Vinci, réalisée avant la mort du maître, appartenant à l’abbaye de Tongerlo en Belgique depuis 1545.
Le professeur Jean-Pierre Isbouts et une équipe de scientifiques de l’institut de recherche Imec ont examiné la toile à l’aide de caméras multispectrales, qui permettent de reconstituer les différentes couches d’une peinture et de distinguer les restaurations de l’original. Selon les chercheurs, un personnage attire particulièrement l’attention. Jean, l’apôtre à la gauche de Jésus, est peint avec la technique spéciale du « sfumato ». Il s’agit de la même technique que celle utilisée pour peindre la Joconde, et que seul Léonard maîtrisait, affirme Isbouts.
Joos van Cleve, la Cène, 1520-1525).
De même, Joos Van Cleve, dans la partie inférieure de sa Déploration (1520-1525), reprend la composition de la Cène de Léonard, ce qui montre bien que l’image était connue de la plupart des peintres du Nord.
Enfin, comme le souligne Silver, l’une des cinq têtes grotesques de Léonard, inversée par rapport à l’original, réapparaît pour le vieillard dans le Couple mal assorti de Matsys, plus tard ! Le fait qu’elle apparaît en image miroir s’expliquerait si Matsys l’a vue en gravure. En imprimant sa plaque, l’image gravée apparaît en effet en négatif par rapport à l’original.
Quinten Matsys, Couple mal assorti.NégatifLéonard de Vinci, grotesque.
Mais aussi une étude de Léonard de Vinci d’une tête (non grotesque) d’apôtre pour la Cène, présente des caractéristiques proches de celles utilisées par Matsys.
Léonard, étude pour un apôtre.
4. L’art du grotesqueper se
Portrait probable du jeune Léonard, étude de Verrocchio pour son David.
Le travail de Léonard de Vinci sur les « têtes grotesques » date au moins du début de la période milanaise (années 1490), lorsqu’il a commencé à chercher un modèle pour peindre « Judas » dans la fresque de la Cène (1495-1498).
Léonard se serait inspiré de vraies personnes de Milan et des environs pour créer les personnages du tableau. Lorsque le tableau est presque terminé, Léonard n’a toujours pas de modèle pour Judas. On dit qu’il a traîné dans les prisons et avec les criminels milanais pour trouver un visage et une expression appropriés pour Judas, le quatrième personnage en partant de la gauche et l’apôtre qui a fini par trahir Jésus.
Léonard conseillait aux artistes d’avoir toujours un carnet de notes pour dessiner les gens « se disputant, riant ou se battant ». Il prenait note des visages bizarres sur la piazza. Dans une note où il explique comment dessiner des inconnus, il ajoute,
« je ne dirai rien des visages monstrueux, car ils restent naturellement dans l’esprit ».
Lorsque le prieur du couvent se plaint à Ludovic Sforza de la « paresse » de Léonard qui erre dans les rues à la recherche d’un criminel pour représenter Judas, Léonard répond que s’il ne trouve personne d’autre, le prieur sera un modèle idéal… Pendant l’exécution du tableau, l’ami de Léonard, le mathématicien franciscain Luca Pacioli, est dans les parages et en contact avec le maître.
Pour ce dernier, toujours désireux d’explorer et de capter la dynamique des contrastes de la nature, l’exploration de la laideur n’est pas seulement un jeu, mais inhérente au rôle de l’artiste : « Si le peintre souhaite voir des beautés qui l’enchanteraient », écrit-il dans son carnet,
« il est maître de leur production, et s’il souhaite voir des choses monstrueuses qui pourraient le terrifier ou qui seraient bouffonnes et risibles ou vraiment pitoyables, il en est le seigneur et le dieu ».
La chercheuse italienne Sara Taglialagamba note que le grotesque, qui est anormal ou « hors norme », n’est pas conçu par Léonard « pour s’opposer à la beauté », mais comme « l’opposé de l’équilibre et de l’harmonie ».
Les difformités qui caractérisent les figures de Léonard touchent aussi bien les hommes que les femmes, sont présentes chez les jeunes et les vieux (bien qu’elles se concentrent surtout sur ces derniers), n’épargnent aucune partie du corps et sont souvent combinées pour donner aux sujets des apparences encore plus bestiales.
Géométrie des proportions humaines
Albrecht Dürer, page des Quatre Livres sur la proportion de l’Homme.
De son côté, Dürer, aujourd’hui accusé de « profilage racial », a pris très au sérieux l’étude du canon des proportions humaines, considérées, notamment avec la découverte du livre De Architectura de Vitruve, comme offrant la clé des bonnes proportions pour aussi bien la peinture que l’architecture et l’urbanisme.
Dürer a mesuré de façon systématique toutes les parties du corps humain afin d’établir des relations harmoniques entre elles. Les variations des proportions des visages et des corps, conclut-il, obéissent aux variations générées par des projections géométriques. Elles ne changent pas en termes d’harmonie mais apparaîtront différentes, voire grotesques, lorsqu’elles seront projetées sous un angle particulier.
Léonard et Dürer, et plus tard Holbein le Jeune dans son tableau Les Ambassadeurs (1533, National Gallery, Londres), sont passés maîtres dans la science des « anamorphoses », c’est-à-dire des projections géométriques à partir d’angles tangents qui rendent une image difficilement reconnaissable pour le spectateur qui regarde directement la surface plane, alors que l’image peut être comprise lorsqu’elle est regardée sous cet angle surprenant.
Léonard, anamorphose.
Le fait que des maîtres produisant de belles formes agréables comme Léonard ou Matsys se lancent soudainement dans des caricatures délirantes peut sembler troublant, alors qu’il ne devrait pas en être ainsi.
Toute caricature est basée sur une pensée métaphorique, comme tout grand art.
L’art de la Renaissance est souvent considéré comme ordonné et rassurant, mais les grotesques ne font que perpétuer l’art des gargouilles des bâtisseurs de cathédrales et les « monstres » en marge de tant de manuscrits enluminés que Bosch invitait à mettre en avant, anticipent ceux de François Rabelais, de Francesco Goya et de James Ensor.
Ses têtes sont tellement déformées et hors des normes habituelles qu’elles sont qualifiées de «grotesques ». Elles peuvent nous faire frémir et faire grincer des dents, mais également nous faire sourire lorsque nous acceptons, à contrecoeur et retenant notre irritation, de regarder de haut nos propres imperfections ou celles de nos bien-aimés que nous préférons ne pas voir. Soyons honnêtes. Nous sommes si loin des images que nous voyons dans les magazines et sur les écrans et que nous prenons pour la réalité.
Dans l’Eloge de la Folie d’Érasme, le narrateur (la Folie personnifiée) identifie d’abord, parmi de nombreux autres accomplissements, son propre rôle de premier plan dans la réalisation de choses qui, avec la logique, la raison, la sagesse formelle et l’intellect purs, échoueraient, comme les actes ridicules requis pour parvenir à la reproduction humaine.
Attention, avertit la Folie, si tout le monde était sage et dépourvu de folie, le monde serait bientôt dépeuplé !
5. La métaphore du « Couple mal assorti »
Quinten Matsys, Le couple mal assorti, Washington.
Si Erasme dénonce avec une ironie mordante la corruption et la folie des rois, des papes, des ducs et des princes, il expose également avec une ironie sans concession la corruption qui touche l’homme de la rue, par exemple les hommes plus âgés qui abandonnent leur épouse pour se mettre en ménage avec des femmes plus jeunes, « une chose si répandue, regrette la Folie, qu’elle est presque un sujet de louange ». La folie, avec une ironie satirique, se félicite de l’excellent travail qu’elle accomplit en offrant quelques gros grains aux seniors aussi bien homme que femme :
« … C’est en effet de ma générosité si vous voyez partout des vieillards aussi âgés que Nestor, qui n’ont même plus figure humaine, chevrotants, radotants, édentés, chenus, chauves, ou plutôt, pour reprendre la description d’Aristophane : crasseux, courbés, misérables, flétris, sans cheveux ni dents ni sexe prendre un tel plaisir de vivre, être si plein d’ardeur juvénile que l’un teint ses cheveux blancs, l’autre cache sa calvitie sous une perruque, un autre se sert de dents empruntées peut-être à quelque pourceau, tel autre se meurt d’amour pour une jeune fille et surpasse en inepties amoureuses n’importe quel jouvenceau. On voit des moribonds cadavres épouser un tendron et même sans dot et qui servira à d’autres ; la chose est si répandue qu’elle est presque un sujet de louange.
« Mais il est encore plus plaisant de voir des vieilles déjà mortes de décrépitude, si cadavériques qu’on pourrait les croire de retour des Enfers, et qui malgré cela ne cessent de répéter : Que la lumière est belle ! elles sont encore en chaleur et même, comme disent les Grecs, en rut, elles font entrer chez elles un Phaon grassement payé, se fardent assidûment, ne quittent jamais leur miroir, épilent leur toison au bas du pubis, exhibent leurs mamelles molasses et putrides, sollicitent un jappement tremblotant un désir qui languit, ne cessent de boire, se mêlent aux danses des jeunes filles, écrivent de pauvres lettres d’amour. Cela fait rire tout le monde ; on les trouve complètement folles et elles le sont ; mais elles sont contentes d’elles-mêmes, plongées pour l’instant dans les plus grandes délices, baignant dans le miel et, grâce à moi [la Folie], heureuses. »
(Erasme, Eloge de la folie, Chap. XXXI)
La formation de couples inégaux dans l’histoire littéraire remonte à l’Antiquité, lorsque Plaute, poète comique romain du IIIe siècle avant J.-C., déconseillait aux hommes âgés de faire la cour à des femmes plus jeunes. Erasme ne fait que reprendre un thème de la littérature satirique, notamment La Nef des fous, qui dans son 52e chapitre, combinant l’envie et la cupidité, aborde le thème du « mariage pour l’argent ».
Outre l’Eloge de la folie, Érasme consacre en 1529, dans des dialogues qu’il écrivait pour enseigner le latin aux enfants, un Colloque intitulé Le mariage qui n’en est pas un, ou l’union mal assortie. (Extrait, voir encadré)
Le mariage qui n’en est pas un, ou l’union mal assortie
Gabriel : Tu connais Lampride Eubule ? Pétronius : Il n’y a pas dans cette ville de meilleur citoyen ni de plus fortuné. Ga. Et sa fille Iphigénie ? Pét.Tu as nommé la fleur des demoiselles de son âge. Ga. C’est vrai. Eh bien ! Sais-tu à qui on l’a mariée ? Pét.Je le saurai quand tu me l’auras dit. Ga. A Pompilius Blenus. Pét. Ce fanfaron, qui ne cesse d’assommer tout le monde avec ses rodomontades ? Ga.Lui-même. Pét.Mais il est depuis longtemps célèbre ici principalement à deux titres, ses mensonges et son mal qui n’a pas encore de nom propre, malgré le nombre de ceux qui en sont atteints ! Ga.Il s’agit d’une gale très orgueilleuse, qui ne le céderait ni à la lèpre, ni à l’éléphantiasis, ni à l’impétigo, à la podagre ou à la goutte du menton, s’il y avait conflit pour le premier rang. Pét.C’est ce que proclame la tribu des médecins. Ga.A quoi bon à présent te décrire la jeune fille puisque tu la connais, et cela bien que sa parure ait ajouté beaucoup d’agrément à ses charmes naturels ? Mon cher Pétrone, tu l’aurais prise pour quelque déesse : sa toilette lui allait à merveille. Sur ces entrefaits s’est présenté à nous l’heureux fiancé, le nez cassé, traînant la jambe – mais avec moins de grâce que ne font habituellement les mercenaires suisses–, les mains sales, l’haleine nauséabonde, l’oeil éteint, la tête bandée, et rendant du pus par le nez et les oreilles. Certains portent des anneaux aux doigts, lui en a jusque sur les jambes. Pét. Qu’est-il arrivé aux parents pour qu’ils confient une telle enfant à un monstre semblable ? Ga. Je l’ignore, si ce n’est qu’aujourd’hui la plupart des gens semblent avoir perdu l’esprit. Pét.Peut-être est-il très riche ? Ga. Il l’est extrêmement, mais de dettes. Pét.Si la jeune fille avait empoisonné ses quatre grands-parents paternels et maternels, quel supplice plus cruel pouvait-on lui infliger ? Ga. Eut-elle pissé sur les cendres de son père, on l’en aurait punie en la forçant à embrasser ne serait qu’une fois un pareil monstre. Pét.Je suis bien d’accord. Ga.Selon moi ce traitement est beaucoup plus cruel que de l’avoir exposée à des ours, des lions ou des crocodiles. Car ces bêtes féroces auraient épargné une beauté si remarquable, ou une prompte mort aurait mis fin à ses supplices. Pét.Tu dis vrai. Cet acte me paraît absolument digne de Mézence qui, d’après Virgile, accouplait les vivants aux morts, les mains appliquées sur les mains et la bouche sur la bouche. Cependant même ce tyran, sauf illusion de ma part, n’aurait pas eu la barbarie d’unir une si aimable jeune fille à un cadavre. Du reste il n’y a pas de cadavre auquel on ne préférerait être attaché plutôt qu’à cette charogne puante : car son haleine est un véritable poison, ses discours une plaie, et son contact donne la mort.
Source : Erasme, Colloques, Vol. II, traduit par Etienne Wolff, Editions Imprimerie nationale, 1992.
Ce thème érasmien des « amants mal assortis » est devenu très populaire. Selon l’historien de l’art Max J. Friedlander, Matsys a été le premier à propager ce thème dans les Pays-Bas. Matsys dépeint ce thème en montrant un homme plus âgé qui s’éprend d’une femme plus jeune et plus belle. Il la regarde avec adoration, sans s’apercevoir qu’elle lui vole sa bourse. En réalité, la laideur grotesque de l’homme, aveuglé par son désir pour la jeune femme, correspond à la laideur de son âme. Celle-ci, aveuglée par sa cupidité, apparaît superficiellement comme une « gentille » fille, mais abuse en réalité de l’imbécile naïf.
De dehors, le spectateur s’aperçoit rapidement que l’argent qu’elle vole au vieux fou va directement dans les mains du bouffon qui se tient derrière elle et dont le visage exprime à la fois la luxure et la cupidité. La morale de la fin, c’est que tout le gain ne va ni à lui ni à elle, mais à la folie elle-même (Le Bouffon) !
Une situation qui n’est pas sans rappeler le tableau de Bosch de 1502, L’escamoteur (1475, St Germain-en-Laye). Le tableau de Matsys pose la question de la « corruption mutuelle assurée », où, comme en géopolitique, les deux parties pensent gagner aux dépens de l’autre dans un jeu à somme nulle mais en réalité chacune d’elles finissent par perdre. De ce point de vue, la leçon « moralisatrice » va bien au-delà de la simple tricherie entre partenaires.
Comme nous l’avons déjà dit, ce qui était considéré jusqu’à présent comme des « péchés » (la luxure et la cupidité) par l’Église, devient avec les humanistes chrétiens un sujet de rire, le tableau offrant un « miroir » permettant aux spectateurs de réfléchir sur eux-mêmes et d’améliorer leur propre caractère. Dans le folklore de la Saxe et ensuite des Flandres, Tyl Uylenspieghel est une grande figure. Uyl signifiant la chouette (sagesse), spieghel signifiant miroir.
Albrecht Dürer, Le couple mal assorti, 1495, Metropolitan, New York.
Jacopo de’ Barbari, Vieillard et jeune femme, 1503.
Le thème du couple mal assorti apparaît déjà dans une gravure sur cuivre de Dürer datant de 1495, où une jeune fille ouvre sa main pour siphonner de l’argent de la bourse du vieux vers la sienne.
En 1503, Jacopo de’ Barbari reprend le sujet avec Vieillard et jeune femme (Philadelphie).
Cranach l’Ancien, qui s’est rendu à Anvers en 1508 et a été visiblement inspiré par les grotesques de Matsys, a commencé à produire en série des peintures sur ce thème (y compris l’utilisation des grotesques de Léonard retravaillés par Matsys !), répondant clairement à la demande croissante de l’Allemagne protestante, une production continuée par son fils Cranach le Jeune.
Cranach l’ancien, Couple mal assorti.
Cranach peindra ses propres variations sur le thème, le réduisant souvent à la seule « luxure », laissant de côté la « cupidité » et donc l’accaparement de l’argent. Bien entendu, plus l’homme est laid et âgé, et plus la femme est belle et jeune, plus le contraste qui en résulte crée un impact émotionnel mettant en valeur le caractère choquant de l’événement. Cranach s’amuse à inverser les rôles et à montrer une vieille femme riche accompagnée de sa servante, attirant un séduisant jeune homme…
Jan Matsys, Couple mal assorti.
Le fils de Quinten Matsys, Jan Matsys, nous a laissé une interprétation intéressante du thème, en y ajoutant une dimension sociale, celle des familles pauvres se servant de leurs filles comme appât pour piéger des messieurs riches et plus âgés dont la richesse et l’argent permettront à la famille de se nourrir, un thème également repris par Goya.
Dans l’une des versions de Cranach, l’homme riche a déjà devant lui une miche de pain sur la table, véritable symbole du chantage alimentaire. Mais ce qui frappe dans la version de Jan, c’est la mère, debout derrière le vieil homme fou, qui fixe de son regard le pain et les fruits sur la table. Si l’avidité et la luxure restent réelles, Jan dramatise un contexte donné dont on ne peut pas simplement se moquer.
Parmi les nombreux autres artistes qui ont peint ce thème, citons Hans Baldung Grien (1485-1545), Christian Richter (1587-1667) et Wolfgang Krodel l’Ancien (1500-1561). Aucun d’entre eux n’a réussi à reproduire au complet la métaphore de Matsys, le plus fidèle à l’esprit d’Érasme, celui de la folie qui gagne la partie, une situation vraiment risible ! Le triomphe de la folie ! Ici aussi, pour le visage du vieux fou, comme nous l’avons déjà mentionné, Matsys se fonde sur les esquisses de têtes grotesques de Léonard.
6. « La vieille femme hideuse », la paternité de Léonard
Cela nous permet maintenant de présenter la peinture peut-être la plus scandaleuse jamais réalisée, appelée alternativement la « Vieille femme hideuse » ou « La Duchesse laide ».
Des océans d’encre ont été jetés sur le papier pour spéculer sur son identité, sa « maladie » (la maladie de Paget dit un médecin), son « genre », la plupart du temps pour orienter le regard du spectateur vers une interprétation littérale, « basée sur des faits », plutôt que d’apprécier et de découvrir l’hilarante métaphore que l’artiste peint, non pas sur le panneau, mais dans l’esprit du spectateur.
Le tableau doit être analysé et compris avec son pendant – un tableau d’accompagnement – qui représente un vieil homme dont elle sollicite l’attention. De manière surprenante, en première approche, on peut dire que Matsys, bien avant Cranach, inverse ici les rôles habituels des genres, puisque ce que nous voyons n’est pas un vieil homme essayant de séduire la jeune fille, mais une vieille femme essayant d’attirer un vieil homme riche.
Tout d’abord, il y a la vieille dame, dont l’état physique est la décrépitude ultime, qui tente désespérément de séduire un vieil homme riche. Immédiatement, comme le Vieil homme et le jeune garçon (1490, Louvre, Paris) de Domenico Ghirlandaio, l’apparence extérieure de la personne incite le public à s’interroger sur la relation entre la beauté intérieure et la beauté extérieure.
« D’un point de vue extérieur, écrit un observateur, sur la base de sa robe exquise, de ses accessoires ornés de bijoux et de sa fleur en herbe, cette femme est théoriquement belle. Cependant, sa beauté intérieure se reflète dans son apparence physique exagérée et déplaisante».
Une fois encore, l’influence littéraire évidente est l’Eloge de la folie (1511), qui fait la satire des femmes qui « jouent encore aux coquettes », « ne peuvent s’arracher à leur miroir » et « n’hésitent pas à exhiber leurs repoussants seins flétris ».
Les vêtements de la femme sont riches. Elle est habillée pour impressionner, y compris avec un couvre-chef bulbeux qui rehausse ses traits inhabituels. Défiant la modestie attendue des femmes âgées à la Renaissance, elle porte un corsage serré, découvert et étroitement lacé qui met en valeur son décolleté ridé.
Jan van Eyck, Portrait de sa femme Margaret.
Ses cheveux sont dissimulés dans les cornes d’un bonnet en forme de coeur, sur lequel elle a posé un voile blanc, fixé par une grande broche ornée de pierreries.
Quelle que soit la qualité de sa tenue, à l’époque où ce panneau a été peint, au début du XVIe siècle, ses vêtements devaient être dépassés de plusieurs décennies, rappelant ceux du portrait que Van Eyck avait fait de sa femme Margaret un siècle plus tôt, et suscitant le rire plutôt que l’admiration.
Cette coiffe était devenue un symbole iconographique de la vanité féminine, ses cornes étant comparées à celles du diable ou, au mieux, à celles qui indiquent qu’elle a été fait cocue par ses amants (cornuto). Elle semble se vendre pour son apparence, car elle offre une fleur, souvent symbole de la sexualité dans l’art de la Renaissance.
C’est dans le destin tragique de la rose coupée que la fuite du temps, et avec elle la déchéance physique, trouve son illustration la plus inquiétante. Fraîche ou fragile, la rose, tout en appelant au plaisir immédiat, semble protester contre la mort qui la guette.
Margarete Maultasch.
Pour identifier la femme, plusieurs noms sont avancés. Au XVIIe siècle, le tableau a été confondu avec le portrait de Margarete Maultasch (1318-1369) qui, séparée de son premier mari Jean Henri de Luxembourg, s’est remariée avec Louis 1er, margrave de Brandebourg, après mille et un rebondissements qui ont abouti à l’excommunication du couple par Clément VI.
Une histoire compliquée dans une époque troublée, qui a valu à Margarete le surnom de « gueule-sac » (grande gueule), ou « prostituée » en dialecte bavarois. Le problème est que l’on connaît d’autres portraits de Margarete, sur lesquels elle apparaît sous son meilleur jour… Qualifiée de « femme la plus laide de l’histoire », elle a reçu le surnom de « Duchesse laide ».
A l’époque victorienne, cette image (ou l’une de ses nombreuses versions) a inspiré à John Tenniel la représentation de la duchesse dans ses illustrations des Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll (1865). Cela a permis d’ancrer le surnom et de faire de ce personnage une icône pour des générations de lecteurs.
Deuxièmement, le vieil homme, dont la robe bordée de fourrure et les bagues en or, sans être aussi manifestement archaïques ou absurdes que le costume de la femme, suggèrent néanmoins une richesse ostentatoire, et son profil distinctif fait écho au profil familier du principal marchand-banquier d’Europe au XVe siècle, feu Cosimo de’ Medici de Florence. Ce dernier, après avoir joué un rôle clé en tant que mécène des arts et soutien au Conseil oecuménique de Florence, semblait avoir perdu aussi bien sa raison que sa dignité.
Il convient de noter qu’en 1513, année de la réalisation du tableau, le pape guerrier Jules II, grand ennemi d’Érasme, rend l’âme et que Giovanni di Lorenzo de’ Medici devient le nouveau pape sous le nom de Léon X.
Jacob Fugger.
La figure du vieillard évoque également les portraits perdus du début du XVe siècle du duc Philippe le Hardi de Bourgogne.
Maintenant, si l’on y regarde à deux fois et que l’on oublie les seins de la femme, on s’aperçoit que son visage est celui… d’un homme affreux.
Il pourrait s’agir d’une figure politique ou d’un théologien détestés de l’époque, se vendant l’un à l’autre dans un élan de cupidité et de luxure.
Peut-être que la vieille prostituée laide est une référence au banquier Jacob le Riche, l’éternel banquier du Vatican ? Acceptons pour l’instant le fait qu’on ne sait pas.
L’artiste bohémien Wenceslaus Hollar (1607-1677) a vu le double portrait de Matsys et en a fait une gravure en 1645, en y ajoutant le titre « Roi et reine de Tunis, inventé par Léonard de Vinci, exécuté par Hollar ».
La « paternité » de Léonard de cette oeuvre fut donc un secret de polichinelle.
Pendant les périodes de carnaval, où les gens étaient autorisés à s’affranchir des règles de la société pendant quelques jours, du moins dans les Pays-Bas et dans la région du Rhin du Nord, les gens s’amusaient beaucoup en changeant les rôles. Les paysans pauvres pouvaient se déguiser en riches marchands, les laïcs en ecclésiastiques, les voleurs en policiers, les hommes en femmes et ainsi de suite.
Léonard de Vinci, croquis, National Gallery, Washington.
Le concept original de cette métaphore vient clairement de Léonard, qui a fait un minuscule croquis d’une femme laide, éventuellement une prostituée, remarquablement avec le bonnet à cornes et une petite fleur plantée entre ses seins, exactement les mêmes attributs, métaphores et symboles employés plus tard par Matsys dans son œuvre !
Francesco Melzi ? Copie d’après Léonard, Université de Harvard.
Melzi, l’élève de Léonard, et d’autres élèves ou disciples, comme ils l’ont fait pour de nombreuses autres esquisses de Léonard, semblent avoir copié le travail de Léonard et, amusés, ont contre-posé la vieille en chaleur avec un riche marchand florentin avide. Melzi a-t-il partagé ou vendu ses esquisses à d’autres ?
Francesco Melzi ? d’après Léonard, Université de Harvard.
Léonard de Vinci, croquis, Musée des Offices, Florence.
Diverses versions amusantes du thème sont disséminées dans le monde entier et figurent dans des collections privées et publiques.
Une autre esquisse, réalisée par Léonard lui-même ou par ses disciples, montre un homme grotesque et sauvage, dont les cheveux se dressent sur la tête, accompagné d’une série de savants à l’allure grotesque, dont l’un ressemble à Dante !
Francesco Melzi, sept caricatures, 1515, Galerie dell’Academia, Venise.
Léonard, bien sûr, qui signait toujours ses écrits par les mots « homme sans lettres », n’était qu’un simple artisan et n’a jamais été pris au sérieux par ces érudits que Lucien dénonçait pour s’être vendus à l’establishment.
Tous ces éléments montrent que ce que faisait Matsys n’avait rien de « bizarre » ou d’« extravagant », mais qu’il partageait une « culture » de visages grotesques dont les variations pouvaient être utilisées pour enrichir les jeux de mots métaphoriques de la culture humaniste.
Mais bien sûr, ce qui a rendu l’impact de cette oeuvre si dévastateur, c’est le fait que ce qui n’était pour Léonard que de rapides esquisses dans un carnet, est devenu chez Matsys des représentations grandeur nature, d’un hyperréalisme effrayant !
Dans la collection Windsor de la Reine, il existe un dessin à la craie rouge de la femme presque exactement telle qu’elle apparaît dans l’oeuvre de Matsys.
Melzi ou Léonard ? d’après Quinten Matsys, Windsor, Londres.
Jusqu’à très récemment, les historiens étaient convaincus que Quentin Matsys avait « copié » ce dessin attribué à Léonard et l’avait agrandi pour réaliser sa peinture à l’huile.
« Léonard a donc dessiné ce personnage unique, jusqu’à la poitrine ridée qui émerge de sa robe. Matsys n’a fait que l’agrandir dans la peinture à l’huile ».
Cependant, des recherches récentes suggèrent que cela ne s’est pas passé ainsi !
En réalité, Melzi, ou Léonard lui-même, a pu réaliser le dessin à la craie rouge à partir de la peinture de Matsys, que ce soit à partir d’une vue directe ou des reproductions. Un Italien copiant un peintre flamand, vous imaginez ?
L’experte Susan Foister, directrice adjointe et conservatrice de la peinture ancienne néerlandaise, allemande et britannique à la National Gallery de Londres, qui était également en 2008 la commissaire de l’exposition Renaissance Faces : Van Eyck to Titian, a déclaré à l’époque au Guardian :
« Nous pouvons désormais affirmer avec certitude que Léonard – ou, du moins, l’un de ses disciples – a copié la merveilleuse peinture de Matsys, et non l’inverse. C’est une découverte très excitante ».
Foister a précisé qu’ils avaient découvert que Matsys apportait des modifications au fur et à mesure, ce qui suggère qu’il créait l’image tout seul plutôt que de copier un modèle. De plus, dans les deux copies de Léonard, les formes du corps et des vêtements sont trop simplifiées et l’oeil gauche de la femme n’est pas dans son orbite.
« On a toujours supposé qu’un artiste moins connu d’Europe du Nord aurait copié Léonard et on n’a pas vraiment pensé que cela aurait pu être l’inverse », a résumé Foister.
Elle a ajouté que les deux artistes étaient connus pour s’intéresser à la laideur et qu’ils ont échangé des dessins « mais le mérite de cette œuvre magistrale revient à Matsys ».
La conclusion s’écrit toute seule. Les « sept péchés capitaux » que More et Érasme ont tenté d’éradiquer il y a cinq siècles sont devenus les « valeurs » axiomatiques du système « occidental » d’aujourd’hui.
Pour les maintenir « en bas », on offre aux peuples la « liberté » de se vendre à la luxure, à l’envie, à l’avidité, à la paresse, à la gourmandise, à la cupidité, à la rage, etc. à condition qu’ils ne remettent pas en cause les politiques financières spéculatives et guerrières qui leur sont imposées par une oligarchie tyrannique au sommet.
A ceux qui prétendent défendre les valeurs « européennes » et « judéo-chrétiennes » nous leur disons qu’ils manqueront de crédibilité s’ils ne s’engagent pas dans une lutte sans merci contre l’oligarchie financière si clairement exposée par Thomas More et Erasme.
Erasme se retournerait dans sa tombe s’il savait qu’en 2024 son nom est principalement associé à une bourse offerte par l’UE aux élèves désireux d’étudier dans d’autres Etats membres de l’UE. Comme l’a suggéré le professeur belge Luc Reychler, ces bourses devraient inclure une période de formation obligatoire à la pensée d’Erasme et en particulier à ses concepts avancés de construction de la paix.
En résumé, pour qu’une nouvelle renaissance devienne réalité, nous devons libérer nos concitoyens de la peur. Ignorant les dangers réels comme la guerre nucléaire, ils vivent dans la crainte de menaces imaginaires.
Pour ceux qui, comme nous, aspirent à la paix par le développement de chaque individu et de chaque Etat, il est temps de prendre très, très, très au sérieux la vision d’Érasme, de Rabelais, de Léonard et de Matsys sur le « bon rire », vérace et libérateur.
Jan Matsys, vers 1530, Fondation Phoebus, Anvers.
Pour terminer, je vous laisse avec le rébus visuel de Jan Matsys.
Solution: 1) Le « D » est abréviation de « le » ; 2) Le globe signifie « monde » ; 3) Le pied, en flamand « voet » est proche du mot « voedt », c’est-à-dire « nourrit » ; 4) La vièle (violon d’époque), en flamand s’écrit en flamand vedel, dont le sens est proche de « vele », c’est-à-dire « nombreux ». 5) En dessous… les deux sots.
La phrase se lit donc: « Le monde nourrit de nombreux sots ».
Et vous, spectateur, vous en êtes un, nous lancent les fous. Eux le savent et nous conseillent de n’en parler à personne ! Mondeken Toe ! (Fermons la bouche !)
Quinten Matsys, The Ill-Matched Couple, 1520-25, National Gallery, Washington.
By Karel Vereycken, August 2024.
Summary
Introduction
A. Making our values great again
Cynical jokes or Socratic dialogue?
What is Christian humanism?
Petrarch and the “Triumph” of Death
The Age of GoodLaughter
Sebastian Brant, Hieronymus Bosch and The Ship of Fools
B. Quinten Matsys’ Early Life and biography
From blacksmith to painter
Duchy of Brabant
Training: Bouts, Memling and Van der Goes
Getting started in Antwerp and abroad
C. Selected Works and thematics
The Virgin and the Child, « Divine Grace » and « Free Will«
The Saint Anne Altarpiece
A New Perspective
Cooperation with Patinir and Dürer
The Erasmus Connection
Thomas More’s Utopia
Pieter Gillis and « The Friendship diptych«
The Da Vinci Connection (I)
D. The Art of Erasmian Grotesque
In religious paintings
Misers, Bankers and Money-changers, the Fight against Usury
The Da Vinci Connection (II)
The Art of Grotesqueper se
The metaphor of the “Ill-matched Lovers”
Leonardo’s baby: “The Ugly Duchess”
E. Conclusion
Selected Bibliography
In the early XVIth Century, Quinten Matsys (1466–1530), emerged as a major painter in Antwerp where he worked for over 20 years creating numerous works, among which profound religious triptychs, amazingly detailed portraits and some of the most hilarious satirical works in the history of painting.
To do honor and do justice to this badly well-known artist, we will explore and highlight here his Erasmian spirit and some of his most mind-provoking artistic contributions.
Quinten Matsys.
At the turn of the century, attracting talents from all over the continent as a magnet, Antwerp, and with some 90,000 inhabitants, had become a growing port and trade center, outdoing the Medici’s dominated Brugge in importance.
Unfortunately, today, large international publishing houses, such as Taschen, for reasons yet unclear, seem to have condemned this highly remarkable artist to oblivion. For all those reasons, one finds hardly mention of Matsys’ name. It only appears in a short chapter dealing with the “Antwerp school”, at the end of Les Primitifs flamands et leur temps (656 pages, Renaissance du Livre, 1994). Even worse, not a single of his works is presented and only two mentions of his name appear in L’art flamand et hollandais, le siècles des primitifs (613 pages, Citadelles et Mazenod, 2003).
The good news is that since 2007, the Ghent Interdisciplinary Centre for Art and Science is working on a new « catalogue raisonné » of his work. That of Larry Silver (Phaedon Press, 1984) is mostly unavailable or/and became largely unaffordable. What remains is the one of Andrée de Bosque (Arcade Press, Brussels, 1975), with very few color prints. As a consolation, readers can access Harald Brising’s 1908 doctoral thesis, in a reprint version of 2019.
To honor and do some justice to this artist, we will attempt to explore in this article some questions left unanswered so far. To what extent did Erasmus’ work directly inspired Matsys, Patinir and their circle? What do we know about the exchanges between this group and prominent Renaissance artists such as Leonardo da Vinci and Albrecht Dürer? What influence did the Erasmian artist exert on his foreign correspondents? Erasmus wasn’t really a fan of what was called “religious” paintings in those days, preferring agapic action for the common good to passive devotion of holy images.
As Belgian art critic Georges Marlier (1898-1968) pointed out in 1954, in his well documented book, while Erasmus respected and honored holy paintings if they evoked real religious sentiment, love and tenderness, that didn’t prevent him from thinking that:
“the real imitation of Christ and his Passion consists in mortifying the leanings that are warring against the mind rather than whining about the Christ as if it were an object of pity.” (p. 163)
Quinten Matsys. In the past, for good reasons this painting was named The Hypocrites, in modern times Two Praying Monks. (Galleria Arti Doria Pamphilj, Rome.)
Our previous inquiries into the works of both Erasmus and Dürer have familiarized us with Matsys’ age and its challenges, a subject we can not redevelop here at full length, but which gives the author some solid grounds to accomplish this task.
A. Getting our values straight
1. Cynical jokes or Socratic dialogue?
« Tussen neus en lepel », Dutch proverb meaning literally « between nose and spoon », i.e. « between one thing and another. »
Many modern viewers, with untrained eyes and minds steeped in a culture of abusive wokism and pessimism, lack the moral and intellectual integrity to understand the jokes, irony and metaphors which were the very essence of cultural life in the Low Countries of that time.
Lost in their own cultural prejudices, in looking at a painted face, they miss the visual puns the artist is making, trying instead to establish its identity as if the subject was a portrait. They pay obsessive (eventually useful) attention to “secret” and symbolic meanings of iconographic details hoping that their sum will somehow allow them to arrive at a sort of meaning.
We will look here afresh at Erasmus’, Matsys’ and Leonardo’s “grotesques,” which are not “cynical jokes” showing a “lack of tolerance” towards “ugly”, “sick”, “abnormal” or “different” people, as the accusation goes, but caricatures and jokes aimed to free our minds!
Erasmus and his three main followers Rabelais, Cervantes and Shakespeare, are the real if rarely recognized incarnations of “Christian humanism” and good laughter as a powerful political weapon to educate people’s characters, was not yet outlawed at their time.
2. What is Christian Humanism?
The thrust of Erasmus‘ educational and political programme was the promotion of docta pietas, learned piety, or what he termed the “Philosophy of Christ”. It can be summarized as a “wedding” between the humanist principles summarized in Plato’s Republic and the agapic notion of man transmitted by the Holy scriptures and the writing’s of those early fathers of the Church as Jerome and Augustine who saw Plato as their imperfect precursor.
In a complete phase shift and break with feudal “blind” faith putting man’s hope uniquely in his salvation by Christ in a putative existence after death, for christian humanism, man’s nature is good and therefore the origin of evil is not man himself or some outside “Devil”, but those vices and moral afflictions Plato basically identified in his Republic centuries before being turned by the christian humanists into the famous “Seven Capital Sins” that had to be overcome by the “Seven Capital Virtues.”
Hieronymus Bosch, The Seven Deadly Sins and the las four things (Death, Jugement, Heaven and Hell), c. 1500, painted table, , Prado, Madrid.
As a reminder, these deadly sins are:
Pride, (Superbia, hubris) as opposed to Humility (Humilitas);
Greed(Avaricia) as opposed to Charity (Caritas, Agapè);
Wrath(Ira, rage) as opposed to Patience (Patientia);
Envy(Invidia, jealousy) as opposed to Kindness (Humanitas);
Lust(Luxuria, fornication) as opposed to Chastity (Castitas);
Gluttony(Gula) as opposed to Temperance (Temperantia);
Sloth(Acedia, melancholy, spleen, moral laziness) as opposed to Diligence (Diligentia).
Isn’t it quite telling for our own times that these sins (affections preventing us from doing the good), and not their opposing virtues, have tragically been consecrated as the very basic values guaranteeing the well-functioning of the current “Neo-liberal” financial system and its « rules-based » world order!
“Private vices make public virtue”, argued Bernard Mandeville in his 1705’s The Fable of the Bees. It is the dynamics of particular interests that stimulate the prosperity of a society, according to this Dutch theorist who inspired Adam Smith, and for whom “morality” only invites lethargy and provokes the misfortune of the city.
It is greed and perpetual pleasure-seeking and not the Common Good that have been proclaimed to be man’s essential motives, according to the dominant school of British Empiricism: Locke, Hume, Smith and consorts.
“Charity,” “Care” and “Humanitarian” aid have been reduced to a despicable and increasingly rare Lady-do-rightly activity allowing the current system to perpetuate its criminal existence. Oligarchical and banking families’ “charities” and “foundations” have even become the oligarchy’s tool to impose their perpetual dominance.
3. Petrarch and the “Triumph of Death”
Daniel Hopfer, Women looking in a mirror, surprised by Death and the Devil, 1515, copper engraving.
Christianity, as all major humanist religions, relentlessly labor to shake up those wasting their lives in sinful behavior by showing them how their behavior is both dramatic and even ridiculous in light of the extreme shortness of individual physical existence.
Dürer made this the core theme of his three famous Meisterstiche (master engravings) who have to be interpreted and cannot be understood but as one single unity: Knight, Death and the Devil (1513), Saint Jerome in His Study (1514) and Melencolia I (1514).
In each of these engravings one can find an hourglass, metaphor for the inexorable march of time. Saint Jerome is often depicted with an hourglass (time) and a skul (mortality), a metaphor for vanitas. Erasmus made of these concepts his personal banner together with the moto: “Concedi Nulli » which refers to death saying that nobody will escape her grip, underlining even more the inexorable nature of human mortality. In that sense, the Christian Renaissance, was a mass movement for spiritual immortality, both against religious superstition and against the revival of Greco-Roman paganism.
Illustration of Petrarch’s Triomph of Fame over Death.
Petrarch’s triumphs are “concatenated,” so that the Triumph of Love (over Mankind and even Gods) is itself triumphed over by another allegorical force, the Triumph of Chastity. In its turn, Chastity is triumphed over by Death; Death is overcome by Fame; Fame is conquered by Time; and even Time is ultimately overcome by Eternity, the Triumph of God over all such worldly concerns.
Since death will “triumph” at the end of our ephemeral physical existence, the fear of death and the fear of God should help man concentrate to contribute something immortal to future generations rather than get lost in the labyrinth of earthly pleasures and pains that Hieronymus Bosch’s (1450-1516) depicted with great irony in his Garden of Earthly delights (1503-1515), .
Leonardo, whose far advanced scientific-religious sentiment was considered a heresy by many in Rome, expressed with some anger in his notebooks that many men and women didn’t merit the beautiful human body God gave them.
“How many people there are who could be described as mere channels for food, shit factories, fillers of latrines, for they have no other purpose in this world; they do nothing even remotely worthwhile; all that remains after them is a load of shit.”
4. The Age of “Good Laughter”
Dictionaries have it that people have a “good laugh” when they find amusing and funny a situation that was at first upsetting. In short, good laughter is the reward of a true creative process when the “agony” of looking for solutions ends with finding one. That can be for scientific and practical questions but also in the development process of one’s personal identity. The storm and the clouds are gone and full light brings a new perspective.
Erasmus, « grotesque » self-portrait.
For the Christian humanists, through the “mirror-effect” intrinsically inherent to a “Socratic dialogue” (which starts by accepting what you know not – called docta ignorantia by Cusanus), man has and can be freed from these “sinful” afflictions, because man’s free will can be mobilized to bring him to act in accordance to his real (good) nature, that of dedicating himself and getting his ultimate pleasure in accomplishing the common good in service of the others, including in economic activities.
By claiming that man’s life on earth is fully predetermined by God, Luther’s denied the existence of the free will, and made man totally irresponsible for his own deeds. That viewpoint was the exact opposite of that of Erasmus who had started calling on the Church to curb their financial abuses such as the famous “indulgencies” longtime before Luther was brought on the scene.
All of Erasmus’ writings where put on the index of forbidden literature for Catholics. They remained on that list till 1910.
The Christian Humanists were firmly committed to elevate our souls to the highest realm of moral and intellectual beauty by freeing us from our earthly attachments — not by inflicting guilt feelings or moral orations and the lucrative business of fear from hell, but by laughter!
Laughter can ruin the authority of the powerful and the tyrants. Therefore, it is the most devastating political weapon ever conceived. For the evil forces, truth-seeking laughter, of the sort promoted by Erasmus and his followers, had and remains to be ignored, slandered and as much as possible eradicated and replaced with melancholy, obedience and submission to in advance justified narratives and doctrines of painful scholastic constipation.
5. Sebastian Brant, Hieronymus Bosch and The Ship of Fools
Albrecht Dürer, portrait of Sebastian Brant.
Years before Erasmus published his In Praise of Folly (written in 1509 and first published in Paris in 1511), the Strasbourg humanist poet and social reformer Sebastian Brant(1558-1921), opened the of the gates of such Socratic laughter with his Narrenshiff (The Ship of Fools, published in 1494 in Basel, Strasbourg, Paris and Antwerp), a hilarious satirical work illustrated with engravings of Albrecht Dürer (1471-1528) and later Holbein the Younger (1497-1543). 73 of the 105 illustrations for the original edition were produced by Dürer.
The Ship of Fools took Europe by a storm. Brant was not only a satirist but a well educated humanist who had notably translated Petrarch’s poems.
“Genre-painting,” wrote Georges Marlier in 1954 and more recently the American art historian Larry Silver, depicting aspects of everyday life by portraying ordinary people engaged in common activities, was born with Quinten Matsys (One should rather say with the Erasmian paradigm we just identified).
Quinten Matsys, portrait of a man. A self-portrait?Quinten Matsys, portrait of a woman with a book. His sister Catherine?
Images of more ordinary women and men, wealthy tradesman and bankers, suddenly appeared as sovereign individuals to be portrayed for their own merits rather than as donors praying while assisting at a religious scene. Dürer made an engraving of « a cook and his wife. »
Of course, times had changed and so had the client-base of painters. The orders came much less from the religious orders and wealthy cardinals in Rome and increasingly more from wealthy bourgeois out to embellish their homes and eager to offer their portraits to friends.
The expansion of the Antwerp market that made paintings available as a middle-class luxury product is a well-studied phenomenon, and research has confirmed Ludovico Guicciardini’s claim that there were at least 300 active painters’ workshops in Antwerp by the 1560s.
Brant’s Ship of Fools, was a real turning point and game changer of the day, the prelude of a new paradigm. It marked the beginning of a long arch of creativity, reason and education through healthy laughter whose echo resonated loudly until the death of Pieter Bruegel the Elder in 1569. That élan was ony halted when Charles Vth resurrected the Inquisition in 1521 by plublishing his decrees (“placards”) forbidding ordinary citizens from reading, commenting and discussing the Bible.
The Ship of Fools is divided in 113 sections, each of which, with the exception of a short introduction and two concluding pieces, treats independently of a certain class of fools or vicious persons; and we are only occasionally reminded of the fundamental idea by an allusion to the ship. No folly of the century is left uncensored. The poet attacks with noble zeal the failings and extravagances of his age, and applies his sword unsparingly even against the dreaded Hydra of popery and monasticism.
The book opens with the denunciation of the first fool, one which turns away from the study of all the wonderful books in his possession. The third one (out of 113), not far away, is greed and avarice.
Coherent with this, is Hieronymus Bosch’s partly lost triptych. Modern research has established that Bosch’s Ship of Fools (Louvre, Paris), eventually painted before Brant wrote his satire, was the left panel of a triptych whose right panel was The Death of the Miser (National Gallery, Washington).
Interesting here, is the fact that there is no fatality in this painting and that what people become, a fool or a wise man, depends on each person’s personal decision, a doctrine quintessential to the convictions of the Brothers of the Common Life with whom Bosch, without being a member, had major affinities. Even the miser, until his last breath, can choose between looking up to Christ or down to the devil!
We ignore the theme of the central panel which is lost. But we do know that the backsides of the two lateral panels folded together complete the image of a Door-to-door salesman (before mistakenly called The return of the prodigal son) also depicted on the outside panels of Bosch’s triptych of the Hay wagon, showing kings, princes and popes running after a wagon full of hay (a metaphor for money).
The theme of a peregrinating peddler was very popular among the Brothers of the Common Live and the Devotio Moderna for whom individual responsibility and choice was decisive for each person to save above all himself with some help of God.
For Augustine, man is permanently confronted with an existential choice. Either he takes the bumpy, difficult road moving him to a spiritually more elevated position and closer to God, or he goes down the easy way by attaching himself to earthly passions and affections. The beauty of man and nature, warns Augustine, can and should be fully enjoyed and celebrated under condition they are understood as a mere “foretaste of divine wisdom” and not as purely earthly pleasures. The peddler as found in Bosch and Patinir is therefore a metaphor of mankind fighting to remain on the right road and in the right direction.
Bosch will populate his paintings with deprived men and women running like brainless animals behind little fruits as cherries and beys, metaphors for extremely ephemeral earthly pleasures unable to offer any real durable satisfaction.
Hans Holbein the Younger. Illustration for Erasmus’ In Praise of Folly. The homo viator, always going from one place to the next.
The peddler advances “op een slof en een schoen” (on a slipper and a shoe) i.e., he has abandoned his house and has left the created world of sin (we see a bordello, drunkards, etc.), and all material possessions. With his “staff” (a symbol of Faith) he succeeds in repelling the “infernal dogs” (Evil) that try to hold him back. Such metaphorical images are not personal outbursts of the exuberant imagination of Bosch, but a common image very much used in that period. An illumination of a fourteenth-century English psalm book, the Luttrell Psalter, features exactly the same allegorical representation.
The same theme, that of a homo viator, the man who detaches himself from earthly goods, is also recurrent in the art and literature of this period, particularly since the Dutch translation of Pèlerinage de la vie et de l’âme humaine (pilgrimage of life and the human soul), written in 1358 by the Norman Cistercian monk Guillaume de Degulleville (1295-after 1358).
If the three surviving images on the panels of the Bosch triptych (the Ship of fools, the Miser and the Peregrinating peddler) are hard to connect when analysed separately, their coherence appears strongly once one identifies this overriding concept.
Today, an imaginative, creative painter could try to find out what Bosch’s lost panel would have looked like, the theme certainly having focused on the origin of evil (going from a ship of fools to the death of the miser).
B. Quinten Matsys, biographical elements
With this in mind, and knowing what were the stakes at that time, we can now examine more profoundly Matsys’ life and some of his works.
1. From Blacksmith to painter
Quinten Matsys, bronze medal with self-portrait.
One of four children, Quinten Matsys was born in Leuven to Joost Matsys (d. 1483) and Catherine van Kincken sometime between April 4 and September 10, 1466. Most early accounts of Matsys’ life are composed primarily of legends and very little contemporary accounts exist of the nature of his activities or character.
According to the Historiae Lovaniensium by Joannes Molanus (1533-1585), Matsys was born in Leuven between April 4 and September 10, 1466, as one of four children of Joost Matsys (d. 1483) and Catherine van Kincken.
Most accounts of his life blend fact and legend. In reality, there are very few clues as to his activity or character.
In Leuven, Quinten is said to have had modest beginnings as an ironworker. Legend has it that he fell in love with a beautiful girl who was also being courted by a painter. As the girl much preferred painters to blacksmiths, Quentin quickly abandoned the anvil for the paintbrush.
In 1604, chronicler Karel Van Mander states that Quintin, stricken with an illness since the age of twenty, “was in the impossibility to earn his bread” as a blacksmith.
Van Mander reminds us that in Antwerp, during « Shrove Tuesday » celebrations,
“… the brothers who cared for the sick would go around town, carrying a large carved and painted wooden torch, distributing engraved and colored images of saints to the children; so they needed a large number of them. It so happened that one of the confreres went to see Quentin and advised him to color some of these images, with the result that Quentin tried his hand at the job. From this tiny beginning, his talent became apparent, and from then on he began to paint with great enthusiasm. In no time at all, he made extraordinary progress and became an accomplished master.”
(Karel Van Mander, The Book of Painters, 1604)
Karel Vereycken, Antwerp, etching on zinc, 2011.
In Antwerp, in front of Our Lady’s cathedral at the Handschoenmarkt (glove market), one still can find the « putkevie » (a decorated wrought iron gate on a well) said to be made by Quinten Matsys himself and depicting the legend of Silvius Brabo and Druon Antigoon, respectively the names of a mythical Roman officer who liberated Antwerp from the oppression of a giant called Antigoon who would harm the trade of the city by blocking the entrance of the river.
The inscription on the well reads: “Dese putkevie werd gesmeed door Quinten Matsijs. De liefde maeckte van den smidt eenen schilder.” (« The ironwork for this well was forged by Quinten Matsys. Love made the blacksmith a painter. »)
Documented donations and possessions of Quinten’s father Joost Matsys indicate that the family had a respectable income and that financial need was not the most likely reason for which Matsys turned to painting.
Quinten Matsys, Virgin and Child Enthroned with Four Angels, 1505.
Although no evidence exists documenting Quinten Metsys’ training before his enrolment as a free master in the Antwerp painter’s guild in 1491, his brother Joos Matsys II’s design project in Leuven and their father’s activities suggest that the young artist first learned how to draw and transfer his ideas to paper from his family and that they first exposed him to architectural forms and their creative deployment.
His earlier works in particular clearly suggest that he had training as an architectural draughtsman. In his 1505 Virgin and Child Enthronedwith Four Angels, the divine titular characters are seated on a gilded throne whose gothic tracery echoes that in the window on the parchment drawing and the limestone model for the St Peter’s project to which his brother was assigned at around the same time.
What we do know for sure is that the artist produced some magnificent bronze medaillons representing Erasmus, his sister Catarina and himself.
Around 1492, he married Alyt van Tuylt, who gave him three children: two sons, Quinten and Pawel, and a daughter, Katelijne. Alyt died in 1507 and Quentin remarried a year later. With his new wife Catherina Heyns, they had ten more children, five sons and five daughters. Shortly after their father’s death, two of his sons, Jan (1509-1575) and Cornelis (1510-1556), became painters and members of the Antwerp Guild.
2. The Duchy of Brabant
Leuven.
Leuven, at that time, was the capital of the Duchy of Brabant which extended from Luttre, south of Nivelles to ‘s Hertogenbosch. It included the cities of Aalst, Antwerp, Mechelen, Brussels and Leuven, where in 1425, one of the first universities of Europe saw the light.
Five years later, in 1430, together with the Duchies of Lower Lotharingia and Limburg, Brabant was inherited by Philip the Good of Burgundy and became part of the Burgundian Netherlands.
Then, when Matsys was around 11 years old, in 1477, the Duchy of Brabant fell under Hapsburg rule as part of the dowry of Mary of Burgundy to Spanish king Charles V.
The subsequent history of Brabant is part of the history of the Hapsburg « Seventeen Provinces » increasingly under the control of such Augsburg banking families as the Fuggers and Welsers.
Plaque on the residence of the Welser’s in Augsburg.Bartholomeus Welser
Erasmus and Matsys epoch was a glorious period of the “Renaissance in the North” but also marks the continuous efforts of these banking families’ to “buy up” the papacy and achieve world hegemony. The imperial geopolitical sharing of the entire world among the Spanish Empire (run by Venetian and Fugger bankers) and the Portuguese Empire (run by Genovese and Welser bankers), a deal formalized by the Treaty of Tordesillas, endorsed in 1494 in the Vatican by Pope Alexander VI Borgia, opened the gates to colonial subjugation of people and countries, fueled by a highly questionable sense of cultural superiority.
Following the never-ending state bankruptcies of these financial oligarchs, the Low Countries fell prey to economic looting, military dictatorship and fanaticism. By demonizing Luther, increasingly committed to creating an opposition outside the Catholic church, the oligarchy avoided successfully those urgent reforms called for by the Erasmians to eradicate abuses and corruption inside the Catholic church. Rome’s refusal to accept Henry VIII’s demands for divorce, were part of an overall strategy to plunge the entire European continent in “religious wars,” that only ended with the 1648 Peace of Westphalia.
3. Training: Bouts, Van der Goes and Memling
The early triptychs, painted by Matsys, gained him a lot of praise and got historians to present him as one of the last “Flemish Primitives”, in reality a nickname given by Michelangelo to intrinsically slander and discredit all non-Italian art considered “Gothic” (barbarian), or “primitive” in comparison to Italian art whichh immitated the immortal antique style.
In 1476, one year after his father’s death, Albrecht reportedly left Leuven, perhaps to complete his training with a master outside the city, most probably Hugo van der Goes (1440-1482), whose influence on Aelbrecht Bouts, but also on Quinten Matsys, seems to have been direct.
Van der Goes, who became the dean of the Painting guild of Ghent in 1474 and died in 1482 in Red Cloister close to Brussels, was a vehement follower of the Brother’s of the Common Life and their principles. As a young assistant of Aelbrecht Bouts, and getting training from Van der Goes, Matsys could have discovered what was the cradle of Christian humanism at that time.
Van der Goes‘s most famous surviving work is the Portinari Triptych (Uffizi, Florence), an altarpiece commissioned for the church of Sant’Egidio in the hospital of Santa Maria Nuova in Florence by Tommaso Portinari, the manager of the Bruges branch of the Medici Bank.
The raw features of the shepherds (expressing the three states of spiritual elevation identified by the Brothers of the Common Life) in van der Goes’s composition made a deep impression on painters working in Florence.
Quinten Matsys, portrait of Jacob Obrecht, 1496, Forth Worth.
Matsys is also considered as a possible pupil of Hans Memling(1430-1494), the latter being a follower of Van der Weyden and a leading painter in Brugge.
Memling’s style and that of Matsys, in certain aspects, are hard to distinguish.
While the Flemish art historian Dirk de Vos inscribed, in his 1994 catalogue of Hans Memling’s work, the portrait of the musician and composer Jacob Obrecht (1496, Kimbell Art Museum, Fort Worth), as a very late work by Hans Memling, current experts, among which Larry Silver, agreed in 2018, that in reality, it is far more likely that the portrait is the earliest known work of Quinten Matsys.
Obrecht, who was a major influence on polyphonic Renaissance music, had been named choirmaster of the Cathedral of Our Lady in Antwerp in 1492. Erasmus served as one of Obrecht’s choirboys around 1476.
Obrecht made at least two trips to Italy, once in 1487 at the invitation of Duke Ercole d’Este I of Ferrare and again in 1504. Ercole had heard Obrecht’s music, which is known to have circulated in Italy between 1484 and 1487, and said that he appreciated it above the music of all other contemporary composers; consequently he invited Obrecht who died from the plague in Italy.
Already in the 1460s, Erasmus teacher in Deventer, music composer and organist Rudolph Agricola, had travelled to Italy. After studying civil low in Pavia and attending lectures by Battista Guarino, he went to Ferrare where he became a protégé of the Este court.
Around 1499 Leonardo made a drawing of Ercole’s daughter, Isabella d’Este, according to some to be the person painted in the Mona Lisa.
Isabella d’Este, Leonardo da Vinci, Louvre, Paris.Mona Lisa, Leonardo da Vince, Louvre, Paris.
4. Getting started in Antwerp and abroad
Matsys was registered in Leuven in 1491, but the same year he was equally admitted as a master painter in the Guild of St Luke in Antwerp where, at the age of twenty-five, he decided to settle. In Antwerp, as said before, he depicted the choirmaster Jacob Obrecht in 1496, his first known work, and several Virgin and Child devotional paintings.
After that, since the Liggeren (painting guild records) don’t report any information about Matsys activity in the Low Countries for a period of several years, it remains very tempting to imagine Matsys going on an eventual trip to Italy. There, he could have met great masters among which Leonardo da Vinci, who lived in Milan between 1482 and 1499 and returned to Milan in 1506 where he met his pupil Francesco Melzi(1491-1567) who later accompanied him to France. Matsys could also have traveled over the Rhine to Strasbourg or Colmar. He eventually could have traveled to Nuremberg where he could have met Albrecht Dürer which he seems to have known longtime before the latter came to the Netherlands in 1520.
Dürer was sent by his parents to Alsace to be trained in the art of engraving by Martin Schongauer(1450-1491). But when he arrived in Colmar in the summer of 1492, Schongauer had died. From Colmar the artist traveled to Basel, where he made designs for the woodcut illustrations for books and discovered the impressive engravings of Jacob Burgkmair(1473-1531) and Hans Holbein the Elder (1460-1524). He then went to Strasbourg in 1492 where he met and made the portrait of the erudite humanist poet and author Sebastian Brant already mentioned above.
C. Selected Works
1. The Virgin and the Child, Divine Grace and the Free Will
Quinten Matsys, Virgin and Child, Brussels.Quinten Matsys, Virgin and Child, Rotterdam.
In 1495, Matsys painted a Virgin and Child (left) (Brussels). Even while still very normative, Matsys already “enriches” devotion with less formal scenery of daily life. The child, playfully exploring new physical principles, clumsily tries to turn the pages of a book, while a very serious Virgin sits herself in an elaborated niche of Gothic architecture, probably chosen to fit with the building or house where the work would end up being exposed.
Another Virgin and Child (right) (Rotterdam) of Matsys goes even further in this direction. It shows a quite happy caring young mother with a playful child, underlying the fact that Christ was the son of God but now had become human.
On a display close to the viewer, a loaf of bread and a cup of milk-soup with a spoon, undoubtedly the daily scene for most inhabitants of the Low Countries trying to feed their children.
Gerard David, Madonna and Child with the Milk Soup, 1520, Brussels
Another “Madonna and child with the milk soup,” (Brussels) this one painted in 1520 by Matsys’ friend, the painterGerard David (1460-1523), literally shows a young mother teaching her child that the backside of a spoon is not the best tool to transfer milk soup to one’s mouth.
One outstanding feature of many virgins of these period, be it by Quinten Matsys (Virgin and Child, Louvre, 1529, Paris) or Gerard David (Rest on the flight into Egypt, National Gallery, Washington), is the image of the child trying, with great difficulties, to get a hold on a fruit, be it a cherry or a grape of raisin.
Gerard David, Rest on the Flight into Egypt, c. 1510, National Gallery, Washington.Quinten Matsys, Virgin and Child, Louvre, Paris.Quinten Matsys, Virgin and Child, Rijksmuseum, Amsterdam.
In 1534, in his Diatribe on the Free Will, Erasmus also used this metaphor on the fragile equilibrium to be considered in the proportion between the operations of the free will (which, alone, separated from a higher purpose, can become pure arrogance) and those of divine grace (which alone can be misunderstood as a form of predestination).
To make that point clear with an image, Erasmus paints a very simple metaphor, but of extreme tenderness and beauty:
Jan Matsys, Virgin and Child, 1537, Metropolitan, New York.
“A father has a child still incapable of walking; it falls; the father pulls him up while the child makes hectic moves and struggles to keep his balance; he shows him a fruit in front of him; the child strives to grab it, but because the weakness of its limbs it would quickly fall if the father did not stretch out his hand to support and guide his walking.
Thus, guided by his father, the child arrives at the fruit that the father willingly puts in his hands as a reward for his effort. The child would never have risen if the father had not lifted him up; he would never have seen the fruit if the father had not shown it to him; he could not have advanced had the father not supported his feeble steps; and he would not have reached the fruit if his father had not put it into his hands.
What will the child claim as his own acts in this case? Hence, one cannot say he did not do anything. But there is no reason to glorify his strength, since he owes to his father everything that he is.”
In short, free will, yes, but without pretending that man can do it alone.
2. Saint Anne Altarpiece
The painted « portico » on the flat panel formed one single unity with the three dimensional original frame, lost today.
In Antwerp, Matsys’ activity made a major step forward with the first important public commissions for two large triptych altarpieces:
the beautiful Lamentation quite inspired by Roger Van der Weyden’s Deposition of the cross (Prado, Madrid) ;
the Saint Anne Altarpiece (1507–1509), painted for the Collegiate Church of St Peter in Leuven and signed “Quinte Metsys screef dit.” (Quinten Metsys wrote this).
The content and narrative of the Saint Anne Alterpiece was of course entirely dictated to the painter by the commissioners willing to decorate their dedicated chapel of the Church. The central panel depicts the history of the family of St Anne – the Holy Kinship – inside a monumental building crowned by a truncated dome and arcades that offer a wide view on a mountainous landscape.
The altarpiece depicts five scenes from the life of Anne, the Virgin’s mother and her husband Joachim. The various members of the saint’s family appear on the central panel. The key event in the life of Anne and her husband Joachim, namely that they will become the parents of the Virgin Mary while they thought themselves incapable of having children, is depicted in the left and right panels of the triptych.
The Chaste Kiss
The Virgin’s “immaculate” conception, depicted as a chaste kiss between the couple in front of the Golden Gate of the Jerusalem city wall, was already a very popular subject matter painted before by Giotto and later by Dürer.
chaste meeting between Anne and Joachim at Jerusalem’s Golden GateGiotto’s versionDirk Bouts, Virgin and Child.
The “chaste kiss” as a metaphor for the immaculate conception of the Virgin, was well received by the public. As a result, it was rapidly transposed to the immaculate conception of Christ himself. Hence, the sudden appearance of paintings showing Mary “kissing” her baby as close as on the lips.
The cycle on the Altarpiece ends with Anne’s death depicted on the inside right panel where she is surrounded by her children and Christ giving his blessings.
Despite the impressive scale and the conventional narrative, Matsys sought to create a more intimate feeling of contemplation. An example of this is the figure of the small cousin of Jesus in the left corner, who playfully gathers beautiful illuminations around him and, now fully focused, tries to read them.
3. A new perspective
In two other articles, I have underscored the fact that both Jan Van Eyck and Lorenzo Ghiberti, were quite familiar with “Arab optics”, in particular the works of Ibn al-Haytham (known by his Latinized name Alhazen).
During the Renaissance, at least two “schools”, after opposing each other, ended up completing each other respecting the best way to represent “space” in art. For one school, centered on Alberti, space could be reduced to a “central” vanishing point, i.e. a purely mathematical geometrical construction. For the other, that of Roger Bacon, Witelo and later Kepler, one had to start from the physiognomy of both eyes and how they produce the image of space in the mind. Van Eyck and Ghiberti used both approaches employing either the one-eyed « cyclopic » Alberti model denounced by Leonardo, or the « bi-focal » Alhazen approach.
Since the cyclopic approach has been decreed to be the only “mathematical” and therefore the only “scientific” way to represent space, the bi-focal approach was slandered as being full of “errors” or purely intuitive and “non-scientific”. Among those accused, most paintings of the “Flemish Primitives”
In 2010, Jochen Ketels and Maximiliaan Martens investigated Matsys’s 1509 Saint AnneAltarpiece and the impressive italianate portico on the central panel to be understood as a visual element integrating the entire work in a three-dimensional wooden frame currently lost (see images above).
“When we directed our photographic lamps to the central panel, they reported, the raking light revealed something that hadn’t been mentioned in the literature at all: incised construction lines in the coffered vaults of the architecture.” Infra-red also brought to light the existence of “a complicated set of drawn construction lines, both freehand as well as aided ones, created with several tools and techniques. Not only has such a complex construction system not been observed in Northern paintings of this period, Matsys must have used a mathematically based procedure to construct the complex loggia.”
(…) “To design the contours of the truncated dome and its decoration, Matsys hardly used any lines, but preferred points” (…) “to the bottom of the capital, Matsys added a few separated letters, presumably a ‘z’, ‘e’ or ‘c’ and ‘l’ or ‘e’. Because of their position close to the element, and the fact that e.g. Piero della Francescahad already used a similar system with numbers and letters in his drawings in De Prospectiva Pingendi (On the perspective of paintings, about 1480), there are reasons to assume a link with the outline or the composition of the column.”
Albrecht Dürer, after Piero della Francesca. What Dürer calles Piero’s « transfer » method would become the basis for projective geometry, the key science that made possible the industrial revolution.
In this respect, it is noteworthy that one of the rare persons, in contact with Matsys at one point or another, which had read and studied Piero della Francesca’s treaty on perspective was none-other than Albrecht Dürer, whose own Four Books on Human Proportion (1528) builds on Piero’s groundbreaking achievements.
The investigators also verified Matsys’ use of the central vanishing point perspective by employing the “cross-ratio” method. Astonished, they demonstrate that “Matsys shows his competence in matters of perspective, equal to Italian renaissance standards” and that his perspective was “very correct, indeed.”
Till now, it was taken for granted that the science of perspective only reached the Low Countries after Jan Gossaert’s trip to Rome in 1508, while Matsys’s, showing his masterful and extensive knowledge of science of perspective, started composing this oeuvre as early as 1507.
4. Matsys’ cooperation with Patinir, Dürer and Leonardo
One last note regarding this painting, the mountainous landscape behind the figures, already akin to the typical, eerie landscapes produced years later by Matsys’ friend Joachim Patinir 1480-1524, another badly known giant in the history of painting.
Felipe de Guevara, a friend and artistic assessor to both Charles V and Philip II, mentions Patinir in his Commentaries on Painting (1540) as one of the three greatest painters, alongside Rogier van der Weyden and Jan van Eyck.
Antwerp.
Albrecht Dürer, portrait de Joachim Patinir.
A final note on this painting: the mountainous landscape behind the figures already resembles the typical, disquieting landscapes produced by Matsys’s close friend Joachim Patinir (1480-1524), another little-known giant in the history of painting.
Yet Patinir’s authority was no mean feat. Felipe de Guevara, friend and artistic advisor to Charles V and Philip II, mentions Patinir in his Commentaries on Painting (1540) as one of the three greatest painters in the region, alongside Rogier van der Weyden and Jan van Eyck.
Patinir ran a large studio with assistants in Antwerp. Among those under the triple influence of Bosch, Matsys and Patinir are:
Cornelis Matsys (1508-1556), son of Quinten, who married Patinir’s daughter;
Herri met de Bles (1490-1566), active in Antwerp, possible nephew of Patinir;
Lucas Gassel (1485-1568), active in Brussels and Antwerp;
Jan Mostaert (1475-1552), painter active in Haarlem;
Frans Mostaert (1528-1560), painter active in Antwerp;
Jan Wellens de Cock (1460-1521), painter active in Antwerp;
Matthijs Wellens de Cock (1509-1548), painter-engraver active in Antwerp;
Jérôme Wellens de Cock (1510-1570), painter-engraver, who, with his wife Volcxken Diericx, founded In de Vier Winden, probably the largest engraving workshop north of the Alps at the time, employing Pieter Brueghel the Elder.
Cornelis Matsys, The Blind Guiding the Blind (1550). 4,5 x 7,8 cm. Etching that inspired Pieter Brueghel the Elder for his own painting on this theme in 1558.
It is generally accepted that Matsys painted the figures in some of Patinir’s landscapes. According to the 1574 Escorial inventory, this was the case for The Temptations of Saint Anthony (1520, Prado, Madrid).
One is tempted to think that this collaboration between friends worked both ways, with Patinir creating landscapes for Matsys’ works and at his request, a reality that somewhat challenges the persistent myth of a Renaissance presented as the cradle of modern individualism.
The fact that Matsys and Patinir were very close is confirmed by the fact that, after Patinir’s untimely death (at age 44), Matsys became the guardian of his two daughters. It’s also interesting to note that Gerard David, who became Bruges’ leading painter after Memling, became a member of the St. Lucas guild in Antwerp in 1515 jointly with Patinir, which gave him legal access to the booming Antwerp art market.
Modern art historians tend to present Patinir as the “inventor” of landscape painting (see my article), claiming that for him religious subjects were mere pretexts for the development of landscapes that were the true protagonists, much as Rubens painted Adam and Eve only because we wanted to paint nudes.
Eventually true for Rubens but dead wrong for Patinir, whose “beautiful” landscapes, as art historian Reindert L. Falkenberg documented in depth, were nothing but a sophisticated sort of deceptive trick of the devil attracting souls to attach themselves to earthly pleasure…
Henri Leys, Visit of Dürer to Antwerp, 1855, Antwerp.
Albrecht Dürer
A unique source of information is Dürer’s diary of his visit to the Low Countries. Why did Dürer come to the Low Countries? One of the explanations is that following the death of his main patron and order giver emperor Maximilian I, the artist came in an effort to get his pension confirmed by Charles V.
Dürer arrived in Antwerp on August 3, 1520 and visited Brussels and Mechelen where he was received by Margaret of Austria (1480-1530), aunt of Charles V, who sometimes lent Erasmus a sympathetic ear, in charge of administering the Burgondian Low Countries as long as Charles was to young.
Palace of Margaret of Austria in Mechelen.Court of Hieronymus van Busleyden in Mechelen.
In 1504, de’ Barbari met Dürer in person in Nuremberg and the pair discussed the canon of human proportions, a core subject of the latter’s research.
Hence, an unpublished draft version of Dürer’s own treatise on the subject reveals that he thought the Italian was holding back on him:
“…I find no one who has written anything about how to make a canon of human proportions except for a man named Jacob, born in Venice and a charming painter. He showed me a man and a woman which he had made according to measure, so that I would now rather see what he meant than behold a new kingdom… Jacobus did not want to show his principles to me clearly, that I saw well”
(as quoted in Levinson Early Italian Engravings from the National Gallery of Art).
By March of 1510 de’ Barbari was in the employ of Archduchess Margaret in Brussels and Mechelen. In January 1511, he fell ill and made a will, and, in March, the Archduchess gave him a pension for life on account of his age and weakness. He was dead by 1516, leaving the Archduchess with his stock of 23 engraving plates. But when Dürer asked her to provide some of de’ Barbari’s writings on human proportion, she politely declined his request.
Dürer, sketchy portrait of Erasmus in 1520 in Antwerp, Louvre, ParisLucas Van Leyden, sketch by Dürer.Old man of Antwerp, Dürer.
The artist’s diary reveals nevertheless that he was often entertained by his local colleagues. In Antwerp, « I went to see Quinten Matsys in his house, » wrote Dürer in his journal.
In the same city, he makes a portrait sketch of Lucas van Leyden (1489-1533), and the famous portrait of the 93 year old bearded old man who became the model for his St. Jerome.
Hans Schwartz, portrait of Dürer, bronze medallion, 1520.
He met Erasmus at least three times, and sketched a wonderful portrait of him showing mutual complicity. Erasmus placed an order with him since the humanist needed a large number of portraits to send to his correspondents throughout Europe. As his diary indicates, Dürer sketched Erasmus several times in charcoal during these meetings and used them for an engraved portrait of him six years later.
After the death of his wife, Patinir married Johanna Noyts. On 5 May 1521, he invited Albrecht Dürer to his wedding. How and when that friendship started, or if it was just opportunistic, is not known. The master of Nuremberg sketched Patinir’s portrait and called him « der gute Landschaftsmaler » (« the good landscape painter »), creating a new word for what became a new genre.
Jan Provoost, Death and the Miser, c. 1515, Groeningenmuseum, Brugge.
One figure that could have mediated the encounters between intellectuals and craftsmen, was the poet, Latin teacher and philologist Cornelis de Schrijver (Grapheus)(1482-1558), a collaborator of Erasmus printer Dirk Martens. In 1520, he became secretary to the city of Antwerp.
Printers and editors played a key role in the Renaissance as they where the key middlemen between intellectuals, erudites and scholars on the one side, and illustrators, engravers, painters and craftsmen on the other side.
Just as Erasmus and many other humanists, Dürer is also said to have been the guest of Quinten Matsys in the latter’s fabulous house in the Schuttershofstraat, decorated with Italianate decorations (festoons of leaves, flowers or fruit) and grotesques (decorative and symmetric network of lines and figures).
An idealized representation of the Dürer-Matsys encounter (with Thomas More and Erasmus looking on) can be seen in a painting of Nicaise de Keyser (1813-1887) at the Royal Museum of Arts of Antwerp.
Another scene, an 1889 drawing by Godfried Guffens (1823-1901) shows the Antwerp Alderman Gerard van de Werve receiving Albrecht Dürer presented to him by Quinten Matsys.
When Charles V returned from Spain and visited Antwerp, Grapheus wrote a panegyric to welcome his return. But in 1522, he was arrested for heresy, taken to Brussels for interrogation and imprisonment. As a result, he lost his position as secretary. In 1523, he was released and returned to Antwerp, where he became a Latin teacher. In 1540, he was reinstated as secretary of the city of Antwerp.
Quentin Matsys’ own sister Catherine and her husband suffered at Leuven in 1543 for what had become the capital offense of reading the Bible since 1521: he being decapitated, she allegedly buried alive in the square before the church.
Because of their religious convictions, the Matsys children left Antwerp and went into exile in 1544. Cornelis ended his life somewhere abroad.
5. The Erasmus connection
Thomas More, portrait by Hans Holbein the Younger, National Gallery, London. Erasmus, portrait by Hans Holbein the Younger.
In 1499, Thomas More and Erasmus met in London. Their initial meeting turned into a lifelong friendship as they continued to correspond on a regular basis during which time they worked collaboratively to translate into Latin and have printed some of the works of the Assyrian satirist, Lucian of Samosata (c. 125-180 AD), erroneously called « The Cynic. »
Erasmus translated Lucian’s satirical text The Dependant Scholarand had it send to his friend Jean Desmarais, a Latin teacher at the University of Louvain and a canon at Saint Peter’s Church in that city.
Lucian blasts scholars that sell their soul, mind and body to the ruling oligarchy:
“The elite of Rome are their friends. They dine sumptuously, and call for no reckoning. They are lodged splendidly, and travel comfortably — nay, luxuriously — with cushions at their backs, and as often as not a fine pair of creams in front of them. And, as if this were not enough, the friendship they enjoy and the handsome treatment they receive is made good to them with a substantial salary. They sow not, they plough not; yet all things grow for their use.”…
In a real manifesto against voluntary servitude, Lucian goes after their personal corruption and the real reasons for their selling out:
“And now for the true reason, which you will never hear from their lips. Voluptuousness and a whole pack of desires are what induce them to force their way into great houses. The dazzling spectacle of abundant gold and silver, the joys of high feeding and luxurious living, the immediate prospect of wallowing in riches, with no man to say them nay,— these are the temptations that lure them on, and make slaves of free men; not lack of the necessaries of life, as they pretend, but lust of its superfluities, greed of its costly refinements. And their employers, like finished coquettes, exercise their rigors upon these hapless slaves of love, and keep them forever dangling in amorous attendance; but for fruition, no! never so much as a kiss may they snatch. To grant that would be to give the lover his release, a conclusion against which they are jealously on their guard. But upon hopes he is abundantly fed. Despair might else cure his ardent passion, and the lover be lover no more. So there are smiles for him, and promises; always something shall be done, some favor shall be granted, a handsome provision shall be made for him,— someday. Meanwhile, old age steals upon the pair; the superannuated lover ceases from desire, and his mistress has nothing left to give.”
It was through his meeting with Erasmus that Thomas More got introduced to Erasmus’ friend, Pieter Gillis (1486-1533), a fellow humanist and town secretary of Antwerp. It was Erasmus who suggested that Gillesmeet Thomas More. The meeting took place in Antwerp in 1515, when More was sent on a diplomatic mission by King Henry VIII to settle some major international commercial disputes.
Gillis, who started as a seventeen year-old proofreader in Dirk Martens print shop in Leuven, met Erasmus in 1504. The humanist gave him the advice to study further and they kept in contact. Printer Martens had edited in Leuven several humanist’s books, most notably those of Denis the Carthusian (1401-1471) and Rudolphus Agricola’s De inventione dialectica (1515) the higher-education manual most widely bought, and used in schools and universities throughout Europe.
Just as More and Erasmus, Gilles was an admirer of the latter’s teacher at the Deventer school of the Brothers of the Common Life, Agricola, a great pedagogue, musician, builder of church organs, a poet in Latin and the vernacular, a diplomat, a boxer and a Hebrew scholar towards the end of his life.
Gillis‘ house in Antwerp was an important meeting place for humanists, diplomats and artists with international allure. Quinten Matsys is also a gladly seen guest. Gilles also recommended the painterHans Holbein the Younger, who had illustrated ErasmusIn Praise of Folly, to the court of England, whereThomas More received him delighted. His brother Ambrosius Holbein (1494-1519), would later illustrate Erasmus’ and More’s Utopia.
6. Thomas More’s Utopia
Pages of Utopia with the alphabet invented by Pieter Gillis.
Gilles shared with More and Erasmus a great sensitivity to justice, as well as a typically humanist sensibility devoted to the search for more established sources of truth. As a matter of fact, he is best known as a character in Utopia, a famous book in whose first pages Thomas More presents him as a model of civility and a humanist who was both pleasant and seriousness:
“I often received during this stay [in Bruges], among other visitors and welcome among all, Pieter Gilles. Born in Antwerp, he enjoys great credit and a prominent position among his fellow citizens, worthy of the highest, for this young man’s knowledge and character are equally remarkable. He is indeed full of kindness and erudition, welcoming everyone liberally, but, when it comes to his friends, with such élan, affection, fidelity and sincere devotion, that one would find few men to compare with him when it comes to the things of friendship. Few also have his modesty, his lack of affectation, his natural good sense, so much charm in conversation, so much wit with so little malice.”
Entrance of house Den Spieghel, Antwerp, where Pieter Gilles lived in 1505
Thomas More’s most famous composition was of course his two-volume work entitled Utopia. It is a depiction of a fictional island that was not ruled by an oligarchy as most western states and empires, but ruled on the basis of the ideas of the good and the just Plato formulated in his dialogue, the Republic.
While Erasmus’ In Praise of Folly called for a reform of the Catholic Church, Erasmus’ and More’s Utopia, satirizing the corruption, greed, cupidity and failings they saw all around them, called for the reform of the State and Economy.
The whole idea of the book came to Thomas More whilst he was staying at the Antwerp residence of Gillis, Den Spieghel, in 1515.
In the first volume, entitled Dialogue of Counsel, it begins with correspondence between More himself and others, including Pieter Gillis. On his return to England in 1516, the English humanist wrote the main part of the work and the first edition was completed and edited by Erasmus and published in Leuven.
The first edition contained a woodcut map map of the island of Utopia, verses by Gillisand the “Utopian alphabet” the latter invented for the occasion, verses of Geldenhouwer, an historian and reformer educated by the Brothers of the Common Life in Deventer and Grapheus, and Thomas More’s epistle dedicating the work to Gillis.
Several years after More‘s and Erasmus’ death, in 1541, Grapheus, with Pieter Gilles, published his Enchiridio Principis Ac Magistratus Christiani.
7. Pieter Gillis and the “Friendship Diptych”
Besides triptychs and religious paintings, Matsys also excelled in portraits. One of the most beautiful works of Matsys is the double portrait of Erasmus and his friend Gillis, painted in 1517. This friendship diptych would act as a “virtual” visit to their English friend Thomas More in London and they approached Quinten Matsys to carry out the two paintings as he was the leading Antwerp painter at that time.
Erasmus’ portrait was the first to be completed because the portrait of Gillis was constantly being delayed due to him falling ill during the sittings. The two men had told Thomas More about the paintings which may not have been a wise move as More constantly queried them as to the progress of the paintings and became very impatient to receive the gift. The two works were finally completed and were sent to More whilst he was in Calais.
Both learned educated men, although they are portrayed on separate panels, are presented in one continuous study area. Erasmus is busy writing and Pieter Gillis points to a book (not yet published) by the humanist, the Antibarbari, while he holds a letter from More in his left hand. The presentation in a study room makes one think of presentations of St. Hieronymus study room, who with his bible translation is an example for all humanists and whose work Erasmus had just published.
If you look closely, in the folds of Erasmus’ cloak you can just make out a purse. It could be that Erasmus wanted the artist to include this in order to illustrate his generosity. Erasmus and Gillis made a point of informing Thomas More that they had split the cost of the painting because they wanted it to be a present from them both. If you look at the two paintings side by side then one can see that Matsys has cleverly continued the bookcase behind the two sitters and this gives the impression that the two men depicted in the two separate panels occupy the same room and are facing each other.
It is interesting to look at the books on the shelves in the background. On the upper shelf of the Erasmus painting there is a book which has the inscription Novum Testament which alludes to Novum Testamentum Graece, the first published edition of the Greek New Testament produced by Erasmus in 1516.
On the lower shelf there is a stack of three books. The bottom tome has the inscription Hieronymus which refers to Erasmus’s edition of St Jerome; in the middle, there is a book with the inscription Lucian and refers to Erasmus and Thomas More’s collaboration in translating Lucian’s satirical Dialogues. The inscription on the book on top of these three is the word Hor, which originally read Mor. The first letter was probably altered during an early restoration, for besides Mor being the first letters of Thomas More’s surname they almost certainly refer to the satirical essays written by Erasmus whilst staying with Thomas More in his London home in 1509 and entitled Encomium Moriae (Praise of Folly). This collection of essays was considered one of the most notable works of the Renaissance.
We see Erasmus writing in a book. This depiction has been carefully thought out for the words one sees on the page paper are a paraphrase of St Paul’s Epistle to the Romans, the handwriting is a careful replication of Erasmus’s own hand, and the reed pen he holds was known to be Erasmus’s favorite writing tool.
Thomas More let his pleasure about these portraits be known in many letters, the paintings being executed, « with such a great virtuosity that all painters from Antiquity pale in comparison », while confessing once he would have preferred his image carved in (far more immortal) stone.
8. The Da Vinci connection (I)
Quinten Matsys, Virgin and Child, 1513, Poznan.Leonardo da Vinci, Saint Anne and the Virgin, 1503-1517, Louvre, Paris.
Several paintings clearly prove that Matsys and his circle had extensive knowledge and took some of their inspiration from some of Leonardo da Vinci’s paintings and drawings without necessarily fully comprehending its full and far ranging scientific and philosophical content.
Such is clearly the case in the Virgin and child (1513, Poznan, Poland), literally presenting in front of a Patinir style mountain landscape, the gracious loving pose of Mary embracing the Christ with the latter embracing the lamb, directly a copy of Da Vinci’s Saint Anna and the Virgin (1503-1517), one of the works Leonardo had brought to Amboise in France in 1517.
As said before, it is not known how this “form” came to the attention of the master, be it prints, drawings or other.
Quinten Matsys, The Lamentation of Christ (1508-1511), Antwerp.
A second example can be seen in The Lamentation of Christ (1508–1511), a vast triptych painted for the chapel of the Carpenter Corporation in the Cathedral of Our Lady in Antwerp (Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp). Both John the Baptist and John the Evangelist, which appear when the triptych is closed, were there patron saints.
The central scene of the open triptych, which is reminiscent of Rogier van der Weyden’sThe Descent from the Cross (1435 Museo del Prado, Madrid), is supported by the landscape. The religious drama is considered in detail and harmoniously staged.
Détail of Saint-John (left) in tears.
At the same time, Matsys approaches the great importance of the believers for the narration and the description. If the scene is conducive of reflection and prayer. Matsys uses the science of contrast. If some of the figures, especially the oriental heads, could have been inspired by the many exotic faces the painter would have seen around him in the world trade hub that was Antwerp in his days, the graceful faces of those struck with pain and sorrow are extremely beautiful.
In the middle panel, we see not the suffering, but the lament after the suffering. It depicts the moment at which Joseph of Arimathea comes to ask the Virgin for her permission to bury Christ’s body. Behind the central action is the hill of Golgotha, with its few trees, the cross and the crucified thieves.
The left wing panel shows the martyrdom of John the Evangelist and Salome presenting John the Baptist’s head to the Roman Jewish Client King Herod the Great.
The right hand panel is a scene of extraordinary cruelty, depicting St John, his body plunged into a cauldron of boiling oil. The saint, who is naked from the waist up, seems almost angelic, as if he were not suffering. Around him is a crowd of sadistic faces, ugly boors in garish clothes. The one exception to this rule is the figure of a young Flemish boy, maybe a representation of the painter himself, who is watching the scene from above in a tree.
Now the faces of those surrounding St John the Baptist and also the two main figures heating up the cauldron are directly taken or inspired by a drawing of Leonardo called the Five Grotesque Heads.
Flemish irony and humor gave a great welcome to that of Leonardo!
In Leonardo’s case, the faces even seem as breaking up in hilarious laughter, when looking at each other and at the central figure with a crown on his head. The leaves of the crown are not those of laurels to celebrate poets and heroes, but leaves of an oak tree. At that time, the anti-humanist and war mongering pope was Julius II, which Rabelais put in hell. Julius was a member of a powerful Italian noble family, the House of Della Rovere, literally “of the oak tree”…
Five grotesque heads, Leonardo da Vinci.
D. The Science of Erasmian Grotesque
1. In religious painting
The use of grotesque heads expressing the low passions that overwhelm and dominate evil persons was common practice in religious paintings to create contrast of expression.
In 1505, Dürer went to Venice and also to the university city of Bologna to learn about perspective and then journeyed further south to Florence, where he saw the work of Leonardo da Vinci and the young Raphael, and to Rome.
Christ Among Doctors, Dürer, Thyssen Bornemisza Collection, Madrid.
Christ Among the Doctors, 1506, was painted in Rome in five day’s time and reflects the influence of Leonardo‘s grotesques. Dürer was back in Venice early in 1507 before returning to Nuremberg in the same year.
Christ carrying the Cross, after 1510, Hieronymus Bosch, Ghent.
Hieronymus Bosch’s Christ carrying the cross (after 1510, Ghent) is another famous example. Christ’s head is surrounded by a dynamic group of grotesque “tronies” or faces. Was Bosch inspired by Leonardo and Matsys, or was it the other way around?
While the composition may seem chaotic at first glance, its structure is actually very rigid and formal. Christ’s head is positioned precisely at the intersection of two diagonals. The beam of the cross forms one diagonal, with the figure of Simon of Cyrene helping carry the cross at the top left, and with the “bad” murderer to the bottom right.
The other diagonal connects the imprint of Christ’s face on Veronica’s sudarium at the bottom left with the penitent thief, at the top right. He is attacked by an evil charlatan or a Pharisee and an evil monk, a clear allusion by Bosch to the religious fanaticism of his era. The grotesque heads remind us of the masks that are often used in passion plays as well as of Leonardo da Vinci’s caricatures.
By way of contrast, the softly modeled face of Christ is serene. He is the Suffering Christ, who has been abandoned by everyone and who shall triumph over all evil in the world. This representation ties in perfectly with the ideas of the Devotio Moderna.
Quinten Matsys, Christ carrying the Cross, 1510-1515, Rijksmuseum, Amsterdam.
Quinten Matsys, Ecce Homo, 1526, Venice.
Quinten Matsys, in his Ecce Homo’s (1526, Venice, Italy) cleary bases his work on the Bosch‘ tradition.
2. Misers, bankers, tax collectors and money-changers, the fight against usury
The Purchase Agreement (1515, Berlin), Quinten Matsys. A good « deal » between bankers, lawyers, theologians and misers on the one side, and a fool on the other side, maybe a contract for an « indulgence »?
Directly relevant to Erasmus’ and More’s religious, philosophical, sociological and political critique, and certainly with some relevance for today, Matsys’ denunciation of usury and greed.
Marlier keenly sketches how usurers and speculators became dominant players of Antwerp’s economic life.
« In the sixteenth century, the gradual replacement of the old corporate system by the new capitalist economy went hand in hand with a succession of crises, with the little people suffering most of all. While stock market speculation, currency manipulation and money trading helped build up considerable fortunes, they also impoverished and often ruined craftsmen and peasants. Enriched merchants and financiers took over industry, reducing workers to the status of proletarians. From now on, workers are subject to all the conditions of those who employ them. Wages were no longer respected, and unemployment often plunged families into misery.”
« The economic upheaval was accompanied by financial turmoil caused by the influx of precious metals from America to Spain. Huge banking operations were carried out in Antwerp, which became Europe’s major money market under Charles V. From the third decade of the century onwards, the purchasing power of currencies began to weaken, resulting in a steady rise in prices. Wages, on the other hand, remained static. Men of finance took possession of goods, erected monopolies and even seized land, squeezing tenants mercilessly. These were the new rich, against whom the poor and weak whispered, but whom the Emperor protected, because they alone were able to advance him the funds required by his European policy. Charles V had to submit to the draconian demands of his bankers, and the exorbitant interest payments prompted him to multiply taxes. He discounted the proceeds of future taxes and auctioned off certain treasury offices. The resulting abuses are easy to guess. Taxes were not levied directly by the government, but leased to private tax-collectors, who make themselves odious by their exactions. They have no mercy on the little people, from whom they take what little they have. »
Under those circumstances, notes Marlier, with everybody over their neck into debt and in urgent need for cash, usurers found a fantastic market to prosper.
The Misers (and their victims) (1520, Galleria Doria Pamphilj, Rome), Quinten Matsys.
Abroad, the Fuggers and Welsers duly participated in the emerging trade of enslaved people from Africa.
Manillas used by the european bankers to buy slaves in Africa.
The Fuggers used their mines in Eastern Europe and Germany to producemanillas – metal objects of exchange that have gone down in history as a “slave trade currency” due to their use on the coasts of West Africa. The Welsers, in turn, attempted to establish a colony in what is now Venezuela (Spanish name derived from the Italian Venezziola, “little Venice”, which became Welserland) and shipped more than 1,000 enslaved Africans to America. Meanwhile, in the homes of prosperous Augsburg citizens, enslaved people from India were forced to toil for their “masters”.
Carl Ludwig Friedrich Becker, Anton Fugger burns Charles V’s debt titles, 1866.
According to the official Fugger family website, the story that Anton Fugger threw his promissary notes into the fire in 1530, in front of Charles V, in order to generously waive repayment of loans, is pure fiction. But he did grant the new emperor a proverbial “haircut”. In exchange Charles V abandoned his plans for an “imperial monopoly law” that would have massively curtailed the scope of action of the banking and trading houses in the Holy Roman Empire.
According to Fugger researcher Richard Ehrenberg, the story about Anton didn’t emerge until the late 17th century, presumably to demonstrate his loyalty to the Emperor.
Thomas More and Erasmus exposed the rise of predatory and criminal financial abuse in their book Utopia. Erasmus, while not refusing the rise of modern entrepreneurial capitalism, denounces the abuses of financial greed.
“Christ, he said, did not forbid ingenious activity, but the tyrannical search for profit.”
Civil servants, he argued in his Education of a Christian Prince written for Charles V, should be recruited on the basis of their competence and merit, and not because of their glorious name or social status.
For Erasmus, (speaking through the mouth of Folly):
« The craziest and most despicable of all human classes is that of merchants. Constantly occupied with the vile love of gain, they use the most infamous means to satisfy it: lying lies, perjury, theft, fraud and imposture fill their entire lives. However, they believe themselves to be great people, because their fingers are laden with gold rings, and there are enough flatterers who don’t blush to give them the most honorable titles in public honourable titles in order to catch a piece of such ill-gotten acquisitions. »
Quinten Massys, Tax Collectors, late 1520s, oil on panel, 86 x 71 cm. Liechtenstein Collection, Vaduz.
One can, as Silver argues, on the basis of what’s written in the records and the fact that tax collection was outsourced to private individuals, rebrand Quinten Matsys’ painting, often referred to as The Misers, as the more « factually exact » name of Tax Collectors. However, that doesn’t change the fact the subject is precisely what exposes an old Netherlandish proverb of the period:
“A usurer, a miller, a money-changer, and a tax-collector are Lucifer’s four evangelists.”
While the municipal financial officer on the left seems « reasonable » since his face is not “grotesque”, the man sitting behind, in a strange turn of his arm protecting a leather purse, shows the grotesque, ugly face of greed, justified by what he declared and was noted in the records. The complicity between both men is the real ugliness of the story.
Money-changers, admits Silver, often performed the same role as bankers, citing economic historian Raymond de Roover. Moreover, the unrepresented fourth scoundrel, the miller (a target in Bosch’s and Brueghel’s paintings), was often castigated because grain prices became a chronic sore spot in eras of fluctuating commodity prices, as was true in just this period.
Quinten Matsys, The Money Changer and His Wife, 1514, Louvre, Paris.
Jacob Fugger (the Rich), by Lorenzo Lotto.
In a more “civilized” version of this metaphor, starting from the same theme, there is Matsys’ famous Banker (or Money Changer) and His Wife (1514, Louvre, Paris).
In a chapter of his opus majus Flemish Primitives entitled The Heirs of the Founders, Erwin Panofsky considers Matsys’ The Money Changer and his Wife to be a “reconstruction” of a “lost work by Jan van Eyck (a ‘painting with half-body figures, depicting a boss doing his accounts with his employee’), which Marcantonio Michiel claims to have seen in the Casa Lampugnano in Milan.”
Once again, it is not a double portrait of a banker of his wife, but a moralizing metaphor. While the banker, who has attached his prayer beads on the wall behind him, is cross-checking if the weight of the metal of the coins correspond to their nominal value, his wife, turning the pages of a religious hour book, throws a sad look at the greedy obsessions of her visibly unhappy husband.
In 1963, Georges Marlier wrote: « The painting in the Louvre has no satirical accent, but reflects a moral concern (…) The edifying intention was underlined by an inscription that appeared on the frame at the time, around the middle of the 17th century, when the painting was in the Stevens collection in Antwerp: ‘Stature justa et aequa sint podere’ (let the scales be just and the weights equal »(Leviticus, XIX, 35).”
The banker has, besides the scales he’s using, attached a pair of them to the wall behind him. For the Christian Humanists, the weight of material wealth is the opposite of that of spiritual richness. In Van der Weyden’s Last Judgment in Beaune, France, the painter ironically shows an angel weighing the resurrected souls, sending the heaviest of them… to hell.
Others speculate the banker’s wife is not completely unaffected by all the coins on the table but the attention of her eyes goes more to the hands of her husband than to the objects on the table. Piety or the pleasure of wealth? A fruit on the shelve (apple of orange), juste above her husband, might be a reference to the forbidden fruit but the estinguished candle on the shelve behind herself recalls the shortness of earthly pleasures.
Tax collector and his wife (1539, Prado, Madrid), Marinus van Reymerswaele.
When Marinus van Reymerswaele copies this theme, the woman’s temptation for the money on the table seems even bigger.
Detail with convexe mirror.
The convex mirror (who disappears in the copies made by Matsys’ followers), operating as a “mise en abîme” (a play in the play or a painting in a painting), shows a man (the banker?), reading himself a (religious?) book. The mirror not necesseraly shows some existing real space but can very will represent an imaginary time sequence outside that of the space-time of the main scene. It might show the banker in his future life, free from greed, reading a religious book with great fervor.
While the use of image of convex mirrors (whose optical laws were examined in depth by arab scientists such as Ibn al-Haytham and studied by Franciscans at Oxford such as Roger Bacon) reminds both Van Eyck’s Arnolfini couple (National Gallery, London) and Petrus Christus(1410-1475)Goldsmith in his workshop or Saint Eligius (1449, Metropolitan Museum of Art, New York), with a couple standing behind, Matsys’ painting, is a unique creation of its kind.
In terms of content, the painting could also be related to a common theme at that period, namely The Calling of Saint Matthew.
9 As Jesus went on from there, he saw a man named Matthew sitting at the tax collector’s booth. “Follow me,” he told him, and Matthew got up and followed him. 10 While Jesus was having dinner at Matthew’s house, many tax collectors and sinners came and ate with him and his disciples. 11 When the Pharisees saw this, they asked his disciples, “Why does your teacher eat with tax collectors and sinners?” 12 On hearing this, Jesus said, “It is not the healthy who need a doctor, but the sick. 13 But go and learn what this means: ‘I desire mercy, not sacrifice.’[a] For I have not come to call the righteous, but sinners.”
(Mt 9:9-13)
The above passage is probably autobiographical in that it describes the Matthew’s call to follow Jesus as an apostle. As we know, St. Matthew responded positively to Jesus’ call and became one of the Twelve Apostles.
The Calling of Saint-Matthew (1536, Alte Pincacoteca, Munich), Jan van Hemessen.
According to the Gospel, Matthew’s name was originally Levi, a tax collector serving Herod and therefore not very popular. The Romans forced the Jewish people to pay taxes. Tax collectors were known to cheat the people by charging more than required and pocketing the difference. Of course, once Levi accepted the call to follow Jesus, he was pardoned and given the name Matthew, meaning “Yahweh’s gift.”
The Calling of Matthew (1530, Thyssen Bornemisza, Madrid), Marinus van Reymerswaele.
This theme of course could not but have pleased Erasmus, since it doesn’t insist on punishment but on positive transformation for the better. Both Marinus van Reymerswaele (in 1530) and Jan van Hemessen (in 1536), who copied and were inspired by Matsys, took up the subject as The calling of Saint-Matthew showing Jesus (on the right) calling on a tax collector to abandon his profession. In Van Hemessen’s painting we also see, just as in Matsys’ work, the wife of the tax-collector standing in front, also with her hand on an open book.
The good news is that, till now, the most generally accepted hypothesis as to the meaning of this painting is that it is an allegorical and moralizing work, on the theme of the vanity of earthly goods in opposition to timeless Christian values, and a denunciation of avarice as a cardinal sin.
3. The Da Vinci connection (II)
Leonardo da Vinci, five grotesque heads, around 1494, Windsor collection.
Quiten Matsys, détail of the right panel of Lamentation, 1508-1511, Antwerp Politically, to be noted, the Habsburg double-eagle Imperial flag waved by those executing Saint-John…
To sum it up, so far three elements of Matsys’ work have enabled us to establish his deep links with Italy and Leonardo.
1. His expertise knowledge of perspective, in particular that of Piero della Francesca, as demonstrated by the Italian-style marble vault appearing in the Altarpiece of Saint Anne.
2. His use of Leonardo’s grotesque heads, in his Triptych of the Lamentation of Christ.
3. His reworking of the Virgin’s pose from Leonardo’s Saint Anne and the Virgin, in his Virgin and Child at the Poznan Museum.
How this influence came about remains to be elucidated. Several hypotheses, which may complement each other, are possible:
1. At an early age, he traveled to Italy (Milan, Venice, etc.), where he may have established direct contact with Leonardo, or with one or more of his pupils.
2. He was able to exchange ideas and prints with other artists who had made such trips and had established contacts in Italy. Whether Dürer, who had his own contacts in Italy, might have acted as an intermediary is another hypothesis to be explored. Some of Dürer’s anatomical drawings are said to have been made after Leonardo. Jacopo de’ Barbari had painted a portrait of Luca Pacioli, the Franciscan friar who had helped Leonardo to read Euclid in Greek. Dürer had met Barbari in Nuremberg, but, as we saw above, their relationship soured.
Anatomical study (2017; Dresden notebooks) by Dürer, based on Leonardo.
Probable portrait of the young Leonardo, Verrocchio’s study for his David.
3. He was able to see reproductions made and distributed by Italian and northern artists. Although the original drawings and manuscripts were copied and sold by Melzi, Leonardo’s pupil, after his master’s death in Amboise in 1519, Leonardo’s influence on Matsys appeared as early as 1507.
Leonardo’s work captivated the attention of many in Europe. For example, a life-size replica of Leonardo’s Last Supper fresco was purchased in 1545 by the Norbertine Abbey in Tongerlo, Belgum. Andrea Solario (1460-1524), a pupil of Leonardo da Vinci, is said to have created the work with other artists. Recent research suggests that Leonardo may have painted parts of the replica himself. Professor Jean-Pierre Isbouts and a team of scientists from the Imec research institute examined the canvas using multispectral cameras, which can reconstruct the different layers of a painting and distinguish restorations from the original. According to the researchers, one figure in particular catches the eye. John, the apostle to Jesus’ left, is painted using a special “sfumato” technique. This is the same technique used to paint the Mona Lisa, and one that only Leonardo mastered, says Isbouts.
Similarly, Joos Van Cleve, in the lower part of his Lamentation (1520-1525), repeats the composition of Leonardo’s Last Supper, showing that the image was known to most northern painters.
Moreover, as Silver keenly points out, one of those same heads, a near-profile but reversed from its Leonardo model (the head on the left), reappears for the lustful old man in Matsys’ later “Ill-Matched Lovers » !
The fact that it appears as a mirror image might be the result of Matsys working from a print. The engraver copies the « positive » image, but whet it is prited it appears as « negative ». In other words, as a mirror image of the original.
Quinten Matsys: détail of « Ill-matched couple »inversion of the same imageGrotesque of Leonardo
But also a study by Leonardo of a (not grotesque) head of an Apostle for the Last Supper, shows features close to those used by Matsys.
A life-sized replica of Leonardo’s Last Supper fresco, has been owned since 1545 by the Norbertijnen abbey in Tongerlo. Andrea Solario (1460-1524) a student of Da Vinci, would have created the work with fellow artists.
However, according to recent research, it seems that Da Vinci painted parts of the replica himself. Professor Jean-Pierre Isbouts, together with a team of scientists from Imec research institute, went over the canvas with multispectral cameras, that can reconstruct the different layers in a painting, and distinguish the restorations from the original.
One figure specifically catches the eye, according to Isbouts. John, the apostle on Jesus’ left side is painted with the special ‘sfumato’ technique. This is the same technique used to paint the Mona Lisa, and Da Vinci himself was the only artist that had mastered it, claims Isbouts.
Life-size replica of Leonardo’s Last Supper fresco, done before the master’s death, belonging to the Abbey of Tongerlo in Belgium since 1545.
Also Joos Van Cleve, in the lower section of his Lamentation (1520-1525), bases himself on Leonardo’s Last Supper, showing clearly the image was well-known to most painters in the North.
4. The Art of Grotesqueper se
Da Vinci’s work on “grotesque heads” dates at least from the early Milan period (1490s) and later when he started looking for a model to paint “Judas” in the Last Supper fresco (1495-1498). Leonardo reportedly used the likenesses of people in and around Milan as inspiration for the painting’s figures. When the painting was nearly finished, Leonardo still was lacking a model for Judas. It’s said that he loitered around jails and with Milanese criminals to find an appropriate face and expression for Judas, the fourth figure from the left and the apostle who ultimately betrayed Jesus. He advised artists to always carry a notebook to draw people around town, “quarreling or laughing or fighting”. He took note of outlandish faces on the piazza, because in another note recommending sketching strangers, he adds:
“Of monstrous faces I shall say nothing because they naturally stay in the mind.”
When the convent’s prior complained to Ludovico Sforza of Leonardo‘s « laziness » as he wandered the streets to find a criminal to base Judas on, Leonardo responded that if he could find no one else, the prior would make a suitable model… While the painting was being executed, Leonardo’s friend, the mathematician Lucia Pacioli, was around and in contact with the master.
For the Italian scientist, always keen to explore the dynamic of contrasts of nature, exploring the ugly was not only a game but inherent to the role of the artist:
“if the painter wishes to see beauties that would enrapture him,” Leonardo wrote in his notebook, « he is master of their production, and if he wishes to see monstrous things which might terrify or which would be buffoonish and laughable or truly pitiable, he is their lord and god.”
Italian scholarSara Taglialagamba notes that the grotesque, being abnormal or “out of norm”, in the works of Leonardo is conceived as “the opposite of balance and harmony” but “not to oppose beauty.”
The deformities that connote Leonardo’s figures affect both men and women, are present in the young and the old (although on the latter they are concentrated for the most part), spare no portion of the body, and are often combined to give the subjects even more bestial appearances.
Geometry of Human Proportions
From his side, Dürer, now accused of « racial profiling » took very seriously the issue of understanding human proportions, considered, especially with the discovery of Vitruviusbook De Architectura, as to offer the key to the right proportions for human architecture and urban planning. According to Vitruvius, « Beauty is produced by the pleasing appearance and good taste of the whole, and by the dimensions of all the parts being duly proportioned to each other. »
Dürer therefore measured all parts of the human body to establish harmonic relations among them. The variations in the proportions of faces and bodies, he concluded, obey the variations generated by geometric projections. They don’t change in terms of harmony but will appear different and even grotesque when projected from a different angle.
Both Leonardo and Dürer, and later Holbein the Younger in his painting The Ambassadors (1533, National Gallery, London), became masters in the science of “anamorphoses”, I.e. geometrical projections from tangent angles making an image hardly recognizable for the viewer looking straight to the plane surface while the image can be understood when viewed from that surprising angle.
Having such masters of “serious” beautiful forms as Leonardo or Matsys suddenly engaging in outrageous cartoon drawing may look disturbing, while it should not. All cartoons are based on metaphorical thinking and so is all great art.
Renaissance art is often assumed to be orderly and reassuring but these faces succeed the uncompromising polemics of the gargoyles of the cathedral builders, the “monsters” in the margin of so many illuminated manuscripts that Bosch invited on the forefront and anticipate those of Rabelais, Goyaand Ensor. They are so distorted and out of the habitual norm that they get the label “grotesque” but they also make us smile when we, reluctantly and even with some anger, accept to look down on our own imperfections or those of our beloved we prefer not to see. We are not the icons we take for real that we see in the magazines.
In Erasmus’ Praise of Folly, the narrator (Folly personified), first identifies, among many other accomplishments, its own leading role in making things work that with pure logic, reason and intellect would fail, such as the ridiculous acts required to achieve human reproduction.
Hence, says Folly, “if all were thus wise you see how soon the world would be depopulated, and what need there would be of a second Prometheus, to plaster up the decayed image of mankind?”
Folly, with satirical irony, claims it is doing a great job helping especially older people to refuse dying off like animals:
“Of my gift it is, that you have so many old Nestors everywhere that have scarce left them so much as the shape of a man; stutterers, dotards, toothless, gray-haired, bald; or rather, to use the words of Aristophanes, « Nasty, crumpled, miserable, shriveled, bald, toothless, and wanting their baubles, » yet so delighted with life and to be thought young that one dyes his gray hairs; another covers his baldness with a periwig; another gets a set of new teeth; another falls desperately in love with a young wench and keeps more flickering about her than a young man would have been ashamed of. For to see such an old crooked piece with one foot in the grave to marry a plump young wench, and that too without a portion, is so common that men almost expect to be commended for it.
But the best sport of all is to see our old women, even dead with age, and such skeletons one would think they had stolen out of their graves, and ever mumbling in their mouths, « Life is sweet; » and as old as they are, still caterwauling, daily plastering their face, scarce ever from the glass, gossiping, dancing, and writing love letters. These things are laughed at as foolish, as indeed they are; yet they please themselves, live merrily, swim in pleasure, and in a word are happy, by my courtesy.”
5. The metaphor of the “Ill-matched Lovers”
Quinten Matsys, The Ill-matched Lovers
If Erasmus will blast with biting irony the corruption and madness of the Kings, Popes, Dukes and Princes, he will also expose with uncompromising irony the corruption affecting the common man, for example older men dropping their spouses to hook up with younger women, a practice, says Folly, “grown so common, that it is become the a-la-mode of the times.”
The pairing of unequal couples has a literary history dating back to antiquity when Plautus, a Roman comic poet from the 3rd–century BC, cautioned elderly men against courting younger ladies.
The « grotesque marriage » comes straight from the satirical literature, such as the above mentioned Ship of Fools (1494) of Sebastian Brant, which in its 52nd chapter tackles the « marriage-for-money » theme.
Besides In Praise of Folly, Erasmus dedicated in 1529 a colloquium to this theme titled The Unequal Marriage. (Box)
The Unequal Marriage
Gabriel. Do you know Lampridius Eubulus ?
Petronius. Yes ; there is not a better nor happier Man in the City.
Ga. Well, and do you know his Daughter Iphigenia too?
Pet. You have mention’d the very Flower of the Age.
Ga. She is so; but, do you know who she’s married to?
Pet. I shall know when you have told me.
Ga. She is married to Pompilius Blennus.
Pet. What, to that Hector, that us’d to talk Folks to Death in cracking of his bullying Tricks?
Ga. To the very Man.
Pet. He has been for a long Time very noted in this Town, for two Things chiefly, i.e. Lying and the Mange, which has no proper Name to it, tho’ indeed it has a great many.
Ga. A very proud Distemper, that won’t strike Sail to the Leprosy, the Elephantine Leprosy, Tetters, the Gout, or Ringworm, if there was to be an Engagement between them.
Pet. So the Sons of Esculapius tell us.
Ga. What Need is there, Petronius, for me to describe to you a Damsel that you are very well acquainted with ? altho’ her Dress was a great Addition to her native Beauty. My Petronius, you would have taken her for a Goddess, had you seen her. Every Thing in her and about her was graceful. In the mean Time out comes our blessed Bridegroom with his Snub-Nose, dragging one Leg after him, but not so cleverly neither as the Switzers do ; itchy Hands, a stinking Breath, heavyEyes, his head bound up with a Forehead-Piece, and a Running at his Nose and Ears. Other People wear their Rings on their Fingers, but he wears his on his Thighs.
Pet. What was in the Mind of the Lady’s Parents, to join such a Daughter to a living Mummy?
Ga. I can’t tell, except it was with them, as it is with many more, that have lost their Senses.
Pet. It may be he was very rich ?
Ga. He is very rich indeed, but it is in the Debts he owes.
Pet. What greater Punishment could they have inflicted upon the Maid, if she had poison’d her Grand-Fathers and Grandmothers, both of the Father’s and Mother’s Side ?
Ga. Nay, if she had scatter’d her Water upon the Grave of her Parents, it would have been a Punishment bad enough to have oblig’d her but to have given a Kiss to such a Monster.
Pet. I am of your Mind.
Ga. I look upon it a greater Piece of Cruelty, than if they had stripp’d their Daughter naked, and expos’d her to Bears, Lions, or Crocodiles : For these wild Beasts would either have spar’d her for her exquisite Beauty, or put her out of her Pain by a quick Dispatch.
Pet. You say right : I think this is what would have become Mezentius himself, who, as Virgil tells us,’bound dead Bodies to living ones, Hands to Hands, and Mouths to Mouths.’ But I don’t believe Mezentius himself would have been so inhuman as to have bound such a lovely Maid to such a Carcass as this : Nor is there any dead Body you would not chuse to be bound to, rather than to such a stinking one ; for his Breath is rank Poison, what he speaks is Pestilence, and what he touches mortifies.
This Erasmian theme of the “Ill-matched Lovers,” became quite popular. According to art historian Max J. Friedlander, Matsys was the first to propagate this theme in the Low Countries.
Matsys depicts this theme by showing an older man besotted by a younger, beautiful woman. He gazes at her adoringly, not noticing that she is stealing his purse. In reality, the grotesque ugliness of the man, blinded by his lust for the young woman, corresponds to the ugliness of his soul. She, blinded by her greed, appears superficially as a “nice” girl, but in reality is abusing the naive fool. But the viewer rapidly finds out that the money she steals from the old fool, goes directly in the hands of the jester standing behind her and whose face expresses a combination of both lust and greed. In final analysis, that’s the moral, all the gain goes neither to him nor to her, but to foolishness itself (The Jester). A situation reminiscent of Bosch’s 1502 painting The Conjurer.
Matsys’ painting raises the issue of “Mutually Assured Corruption,” where, just as in geopolitics, both sides think they are winning at the expense of the other in a zero sum game. From that standpoint, the “moralistic” lesson here goes far beyond simple cheating among partners.
As said before, what were considered so far as “sins” (lust and greed) by the Church, became a subject of laughter for the humanist with the painting offering a “mirror” allowing viewers to self-reflect and to improve their own character.
Albrecht Dürer, The Ill-Matched Couple, Metropolitan Museum, New York.
The theme already appears in a copper engraving of Dürer in 1495, with the girl opening her hand to get money from his purse into her own.
Old Man and a Young Woman, 1503, Jacopo de Barbari, Philadelphia.
And in 1503, Jacopo Barbari painted a similar subject, An old man and a young woman. (Philadelphia)
Cranach the Elder, who made a trip to Antwerp in 1508, and was visibly inspired by the Leonardo style grotesques of Matsys, started mass producing paintings on this theme (including the use of Matsys reworked grotesque of Leonardo!), clearly answering the growing demand of protestant Germany, a production continued by his son Cranach the Younger.
Cranach will make variations on the theme, often reducing the theme to only “lust” leaving “greed” (money grabbing) out of the picture.
Of course, the uglier and the older the man, and the younger and the more beautiful the lady, the more the resulting contrast creates an emotional impact by underscoring the shocking character of the event. Cranach will playfully inverse roles and show an old woman with her maid, seducing a handsome young gentleman.
The Ill-Matched Lovers, Jan Massys.
Quinten Matsys’ son, Jan Matsys, will do his own variation on the theme, adding a new social dimension, that of poor families using their daughters as bait to trap older rich gentlemen whose wealth and money will allow the family to have a living, a theme also Goya took up.
Already in one of Cranach’s versions, the rich man has in front of him a loaf of bread on the table. But what strikes in Jan’s version, is the mother, standing behind the old foolish man, staring at the bread and the fruits on the table. If the greed and the lust remain real, Jan points to a given context which cannot simply be laughed away.
None of them reproduced completely the pun crafted by Matsys and most loyal to the real spirit of Erasmus, that of foolishness coming out on top winning the game, a truly laughable situation ! The Triumph of Folly!
Also here, for the face of the old foolish man, Matsys was influenced by sketches of grotesque heads by Leonardo.
6. Leonardo’s baby, the “Ugly Duchess”
This allows us now to introduce maybe the most outrageous painting ever made, alternatively called the Old ugly woman or The ugly Duchess. Oceans of ink have been thrown on paper to speculate on her identity, her “disease” (Paget’s disease), her “gender”, most of the time to turn the eye of the viewer to a literal, “fact-based” explanation rather than enjoying and discovering the “mental” metaphor the artist paints, not on the panel, but in the mind of the viewer.
The painting has to be analyzed and understood with its pendant – an accompanying painting – which depicts an old man whose attention she solicits. In a surprise move, as a first approach, one can say that Matsys inverts the common gender roles here, since what we see is not an old man trying to seduce the girl, but an old woman trying to attract a rich old man.
–First, there is the old lady, whose physical state is ultimate decrepitude, who desperately tries to seduce an old rich man. Just as Domenico Ghirlandaio’s Old man and young boy (1490, Louvre, Paris), the person’s outside appearance prompts the audience to consider the relationship between internal and external beauty.
“Externally, writes one observer, based on her exquisite dress, jeweled accessories, and budding flower, this woman was theoretically beautiful. However, her internal beauty is reflected in her exaggerated and displeasing physical appearance.”
Once again, the obvious literary influence is Erasmus‘s essay In Praise of Folly (1511), which satirizes women who « still play the coquette », « cannot tear themselves away from their mirrors » and « do not hesitate to exhibit their repulsive withered breasts. » The woman’s clothes are rich. She is dressed to impress, including bulbous headgear that heightens her unusual features. Defying the modesty expected from older women during the Renaissance, she is wearing a low-cut, uncovered, and tightly laced bodice that emphasizes her wrinkly cleavage.
Jan Van Eyck, portrait of his wife, Margaret.
Her hair is concealed in the horns of a heart-shaped bonnet, over which she has placed a white veil, secured by a large, bejeweled brooch. However fine her attire, by the time this panel was painted in the early sixteenth century her clothes would have been many decades out of date, reminding those of Van Eyck’s portrait of his wife Margaret a century earlier, prompting laughter rather than admiration.
Her headdress had by then become an iconographic shorthand for female vanity, its horns compared to those of the devil or at best those indicating she was betrayed by her lovers (cornuto). She appears to be selling herself on her looks, for she holds a flower, often an advert for sex work in Renaissance art. It was in the tragic fate of the rose that the flight of time, and with its physical decay, found its most alarming illustration. Whether fresh or fragile, the rose, while calling for immediate pleasure, seems to protest that death is just around the corner.
Margarete Maultasch.
To identify the woman, several names are put forward. In the seventeenth century, the painting was misidentified as a portrait of Margarete Maultasch (1318-1369), who, having separated from her first husband Jean Henri de Luxembourg, remarried Louis 1er, Margrave of Brandenburg, after a thousand and one twists and turns, culminating in the couple’s excommunication by Clement VI. A complicated story in turbulent times, which earned Margarete the nickname “mouth-bag” (big mouth), or “prostitute” in Bavarian dialect. The problem is that other portraits of Margarete are known to exist, in which she appears most comely…
Defamed as the “ugliest woman in history,” she gained the nickname “The Ugly Duchess,.” In the Victorian era, this picture (or one of its many versions) inspired John Tenniel’s depiction of the Duchess in his illustrations of Lewis Carroll’s Alice’s Adventures in Wonderland (1865). This entrenched the moniker and turned this figure into an icon for generations of readers.
The old man saying yes, no, or not now?
–Second, the old Man, whose fur-trimmed robe and visible gold rings, while not as demonstrably archaic or absurd as the costume of the Woman, nonetheless suggest conspicuous wealth, and his distinctive profile echoes the familiar profile of Europe’s leading merchant-banker of the fifteenth century, the late Cosimo de’ Medici of Florence.
After having played a key role as a patron of the arts and a backer of the Renaissance and the Council of Florence, became quite a disgusting figure. It has to be noted that in 1513 the warrior pope Julius II, a strong enemy of Erasmus, died and Giovanni di Lorenzo de’ Medici became pope Leo X.
The figure has also been compared to the lost portraits of the early fifteenth century of Duke Philip the Bold of Burgundy.
Jacob Fugger.
But if one takes a second look, and forgets the woman’s breasts, the viewer realizes that her face is that… of an ugly man. Maybe the whole undertaking was a political statement and the faces were those of real people whose identity we’ve not yet discovered. They might be some hated politicians or theologians of those days, selling out one to the other in an elan of greed and lust. Maybe the old ugly prostitute was a reference to fugger banker Jacob the Rich, the eternal bankroller of the increasingly bankrupt Vatican ? For the moment, let’s accept we just don’t know.
The Bohemian artist Wenceslaus Hollar (1607-1677) saw Matsys double portrait and made in 1645 an engraving of it, adding the title “King and Queen of Tunis, invented by Leonardo da Vinci, executed by Hollar.”
Engraving from Wenceslaus Hollar
In periods of carnival, when people were allowed to do away with the rules of society for a couple of days, at least in the Low Countries and the Northern Rhine area, people had a lot of fun by shifting roles. Putting things upside down, poor peasants could dress up as rich merchants, laymen as clergymen, thieves as policemen, male as female and one and all the other way around.
The original concept of this metaphor seems to have come from Leonardo, who made a tiny sketch of an ugly woman, eventually a prostitute, remarkably with the horn bonnet and a tiny flower planted between her breasts, exactly the same attributes, metaphors and symbols employed later by Matsys in his work.
Old grotesque woman, National Gallery, Washington.
Francesco Melzi?
Leonardo’s pupil Melzi and other students or followers, as they did with many other of Leonardo’s sketches, seem to have copied Leonardo’s work and, amused, counter-posed the horny woman with a greedy, wealthy Florentine merchant. Did Melzi share or sell his sketches to others?
Various amusing versions of the theme are scattered around the world and figure in private and pubic collections.
Another sketch, either by Leonardo himself of his followers, shows a wild grotesque man with his hair raising up his head, with a series of grotesque looking scholars, including one looking like Dante! Leonardo, of course, who always signed his writings with the words “man without letters,” was a mere craftsman and never taken serious by those scholars Lucian exposed for having sold out to the establishment.
All these elements that what Matsys did was nothing “bizarre” or “extravagant,” but as someone sharing a “culture” of grotesque faces whose variations could be used to express the metaphorical puns of the humanist culture.
But of course, what made his old man and woman impact so huge, was the fact that what for Leonardo were nothing but rapid sketches in a notebook, became with Matsys life-size frighteningly hyper-realistic representations!
In the Queen’s Windsor Collection, there exists a red chalk drawing of the woman nearly exactly as she appears in Matsys work.
Francesco Melzi or another pupil of Leonardo da Vinci, done after original from Quinten Matsys, Royal Collection, Windsor.
Untill very recently, historians were convinced that Quentin Matsys had “copied” this drawing of around 1490 attributed to Leonardo which he enlarged to produce his oil painting. “So Leonardo designed this unique person, even to the wrinkled bosom emerging from her dress. All Matsys did was enlarge her in oils,” it is said.
However, recent research suggests it could have been the other way around! Either Melzi, or Leonardo himself, could have made the red chalk drawing starting from Matsys painting, either from a direct view, prints or reproductions. An Italian copying a Flemish painter, can you imagine?
Leading expert Susan Foister, Deputy Director and Curator of Early Netherlandish, German and British Painting at The National Gallery, London, who was also the curator of the museums 2008 exhibit “Renaissance Faces: Van Eyck to Titian,” told The Guardian at that time : « We can now say with confidence that Leonardo – or, at least, one of his followers – copied Matsys’s wonderful painting, not the other way around. This is a very exciting discovery. »
Foister said they had discovered that Matsys made amendments as he went along, suggesting he was creating the image all by himself rather than copying a model. Also, in the two Leonardo copies, the forms of the body and clothes are oversimplified and the woman’s left eye is not in its socket. « It was always assumed that a lesser known northern European artist would have copied Leonardo and it has not really been thought that it could have been the other way round, » said Foister. She added that both artists were known to be interested in ugliness and exchanged drawings « but credit for this masterful work belongs to Matsys ».
The conclusion writes itself. The “Seven Capital Sins” which More and Erasmus tried to eradicate five centuries ago have become the very axiomatic “values” of today’s “Western” system.
At the ground level, people are offered the “freedom” to sell out to lust, envy, greed, sloth, gluttony, etc. — all of this packed as “diversity”, on condition they don’t call into question the speculative financial and war policies that is imposed on them from a tyrannical oligarchy on the top. And those pretending to defend « european » and « judeo-christian » values will lack any credibility if they don’t take up the fight against financial oligarchism so clearly exposed by Thomas More and Erasmus.
Erasmus would turn around in his grave if he knew that his name is mainly associated with a scholarship offered by the EU for pupils willing to study in other EU member states. As Belgian professor Luc Reychler has suggested, such scholarships should include a mandatory training period in Erasmus’ thoughts and especially his advanced concepts of peace building.
In short, to make a new renaissance a reality, we have to free our fellow citizens from fear. While unaware about such real dangers as nuclear war, they live in fear of threats they have been brought to imagine. For those like us longing for peace, time has come to take Erasmus’, Leonardo’s and Matsys’ vision of “good laughter,” very, very, very seriously.
I end here with following rebus:
« D » stands for « The »; the world stands for « World »; the foot, in flemish « voet », meaning also « feeds », and the « vedel » (Vielle) also means « many », following by two happy fools. The phrase therefore reads: « The World Feeds Many Happy Fools! » And you are one of them! But don’t tell! Mondeken Toe!
Joachim Patinir, Landscape with Saint Jerome, National Gallery, London.
In November 2008, a symposium was held at the Centre d’études supérieures sur la Renaissance in Tours on the theme of « Contemplation in Flemish painting (14th-16th centuries) ».
Here is a transcript of the contribution by Karel Vereycken on Joachim Patinir, a little-known Belgian painter who is essential to the history of art.
Joachim Patinir (1485-1524), drawing by Albrecht Dürer, who attended Patinir’s wedding in Antwerp in 1520.
It is generally believed that the « modern » concept of landscape in Flemish painting only emerged with the work ofJoachim Patinir (1485-1524), a Dinant-born painter working in Antwerp in the early 16th century.
For Viennese art historian Ludwig von Baldass (1887-1963), writing at the beginning of the 20th century, Patinir‘s work, presented as clearly ahead of its time, would herald landscape as überschauweltlandschaft, translatable as « panoramic landscape of the world », a truly cosmic and totalizing representation of the visible universe.
What characterizes Patinir‘s work, say the proponents of this analysis, is the sheer scale of the landscapes it presents for the viewer to contemplate.
This breadth has a dual character: the space depicted is immense (due to a panoramic viewpoint situated high up, almost « celestial »), while at the same time it encompasses, without concern for geographical verisimilitude, the greatest possible number of different phenomena and representative specimens, typical of what the earth can offer as curiosities, sometimes even imaginary, dreamlike, unreal, fantastic motifs: fields, woods, anthropomorphic mountains, villages and cities, deserts and forests, rainbows and storms, swamps and rivers, rivers and volcanoes.
Bayart Rock on the Meuse, near Dinant, Belgium.
For example, the « Bayart Rock », which borders the Meuse not far from Patinir‘s native town of Dinant.
In addition to this panoramic perspective, Patinir uses aerial perspective – theorized at the time by Leonardo da Vinci – by dividing the space into three color planes: brown-ochre for the first plane, green for the middle plane and blue for the distant plane.
However, the painter preserves the visibility of the totality of details with a meticulousness, minutiae and preciousness worthy of the Flemish masters of the XVth century, who, by tending towards a quantitative infinity (consisting in showing everything), sought to approach a qualitative infinity (allowing us to see everything).
For their part, the authors of the weltlandschaft thesis, after showering with praise, do not hesitate to strongly relativize his contribution, saying:
« For landscape painting to become anything other than a virtuoso but compulsive accumulation of motifs, and more precisely, the quasi-documentary capture of an infinitesimal fragment of contingent reality, we have to wait for the XVIIth century and the full maturity of Dutch painting… ».
And it’s here that the trap of this approach, which consists in making us believe that the advent of landscape as an autonomous genre, its so-called « secularization », is simply the result of emancipation from a medieval and religious mental matrix, considered necessarily retrograde, for which landscape was reduced to a pure emanation or incarnation of divine power, is clearly identified.
Patinir, the first, would thus have demonstrated a purely « modern » aesthetic conception, and these « realistic » landscapes would mark the transition from a religious – and therefore obscurantist – cultural paradigm to a modern one, i.e. one devoid of meaning… which he would later be criticized for.
This is how the romantic and fantastic minds of the XVIIth and XVIIIth centuries viewed the artists of the XVth and XVIth centuries.
Von Baldass was undoubtedly influenced by the writings of Goethe, who, no doubt in a moment of enthusiasm for Greek paganism, analyzed the increasingly diminished role of religious figures in XVIth-century Flemish paintings and deduced that it was no longer the religious subject that was the subject, but the landscape.
Just as Rubens would have used the pretext of painting Adam and Eve expelled from Paradise to be able to paint nudes, Patinir would simply have seized the pretext of a biblical passage to be able to indulge his true passion, landscape…
A little detour via Hieronymus Bosch
A fresh look at Patinir’s work clearly demonstrates the error of this analysis.
To arrive at a more accurate reading, I suggest a detour to Hieronymus Bosch, whose spirit was very much alive among Erasmus‘ circle of friends in Antwerp (Gérard David, Quentin Massys, Jan Wellens Cock, Albrecht Dürer, etc.), of which Patinir was a member.
Bosch, contrary to the clichés still in vogue today, is above all a pious and moralizing spirit. If he shows vice, it’s not so much to praise it as to make us aware of just how much it attracts us. Faithful to the Augustinian traditions of Devotio Moderna, promoted by the Brothers of the Common Life (a spiritual renewal movement to which he was close), Bosch believes that man’s attachment to earthly things leads him to sin. This is the central theme of all his work, the spirit of which can only be penetrated by reading The Imitation of Christ, written, in all probability, by the founding soul of the Devotio Moderna, Geert Groote (1340-1384), or his disciple, Thomas à Kempis (1379-1471), to whom this work is generally attributed.
In this work, the most widely read in human history after the Bible, we read:
« Vanity of vanities, all is vanity, except loving God and serving Him alone. Sovereign wisdom is to strive for the kingdom of heaven by despising the world.
—Vanity, then, to hoard perishable riches and hope in them. —Vanity to aspire to honors and to rise to the highest. —Vanity, to follow the desires of the flesh and seek that for which one must soon be rigorously punished. —Vanity, to wish for a long life and not care about living well. —Vanity, to think only of the present life and not to foresee what will follow it. —Vanity, to cling to what passes so quickly and not hasten towards the joy that never ends.
Remember often the words of the wise man: the eye is not satisfied with what it sees, nor the ear with what it hears.
Apply yourselves, therefore, to detaching your heart from the love of visible things, to bring it entirely to the invisible ones, for those who follow the lure of their senses defile their souls and lose the grace of God. »
Bosch treats this subject with great compassion and humor in his painting The Hay Wagon (Prado Museum, Madrid).
Hieronymus Bosch, The Hay Chariot Altarpiece, central panel, reference to the vanity of earthly riches. Prado Museum, Madrid.
The allegory of straw already exists in the Old Testament. Isaiah 40:6 :
« All flesh is grass, and all its brightness like the flower of the field; The grass withers, the flower withers, when the breath of Yahweh passes over it.
« Yes, the people are grass. The grass withers, the flower withers, but the word of our God is fulfilled forever.«
It was echoed in the New Testament by the apostle Peter (1:24):
« For all flesh is like grass, and all its glory like the flower of grass. The grass withers, and the flower falls. »
Johannes Brahms uses this passage in the second movement of his German Requiem.
Bosch‘s triptych depicts a hay wagon, an allegory of the vanity of earthly riches, pulled by strange creatures on their way to hell.
The Duke of Burgundy, the Emperor of Germany and even the Pope himself (this is the time of Julius II…) follow close behind, while a dozen or so characters fight to the death for a blade of straw. It’s a bit like the huge speculative securities bubble that is leading our era into a great depression…
It’s easy to imagine the bankers who sabotaged the G20 summit to perpetuate their system, which is so profitable in the very short term. But this corruption doesn’t just affect the big boys. In the foreground of the picture, an abbot has entire sacks of hay filled, a false dentist and also gypsies cheat people for a bit of straw.
The peddler and the Homo Viator
The closed triptych sums up the same topos in the form of a peddler (not the prodigal son). This peddler, eternal homo viator, is an allegory of Man who fights to stay on the right path and insists on staying on it.
In another version of the same subject painted by Bosch (Museum Boijmans Beuningen, Rotterdam), the peddler advances op een slof en een schoen (on a slipper and a shoe), i.e. he chooses precariousness, leaving the visible world of sin (we see a brothel and drunkards) and abandoning his material possessions.
Painting by Bosch. Here, the peddler is merely a metaphor for the path chosen by the soul as it steadily detaches itself from earthly temptations. With his staff (faith), the believer repels the sin (the dog) that comes to bite his calves.
With his staff (symbol of faith), he fends off the infernal dogs (symbol of temptation), who try to hold him back.
Once again, these are not manifestations of Bosch‘s exuberant imagination, but of a metaphorical language common at the time. We find this representation in the margin of the famous Luttrell Psalter, a XIVth-century English psalter.
Luttrell Psalter, peddler with staff and infernal dog, British Library, London.
This theme of homo viator, the man who detaches himself from earthly goods, is also recurrent in the art and literature of this period, particularly since the Dutch translation of Pèlerinage de la vie et de l’âme humaine (pilgrimage of life and the human soul), written in 1358 by the Norman Cistercian monk Guillaume de Degulleville (1295-after 1358).
A miniature from this work shows a soul on its way, dressed as a peddler.
Miniature from Guillaume Degulleville’s Pèlerinage de la vie et l’âme humaine.
Nevertheless, while in the XIVth century this spiritual requirement may have dictated a sometimes excessive rigorism, the liberating laughter of nascent humanism (Brant, Erasmus, Rabelais, etc.) would bring happier, freer colors to Flemish Brabant culture (Bosch, Matsys, Bruegel), albeit later stifled by the dictates of the Council of Trent.
Man’s foolish attachment to earthly goods became a laughing matter. Published in Basel in 1494, Sébastien Brant’sShip of Fools, a veritable inventory of all the follies that can lead man to his doom, left its mark on an entire generation, which rediscovered creativity and optimism thanks to the liberating laughter of Erasmusand his disciple, the Christian humanist François Rabelais.
In any case, for Bosch, Patinirand the Devotio Moderna, contemplation was the very opposite of pessimism and scholastic passivity. For them, laughter is the ideal antidote to despair, acedia (weariness) and melancholy.
Contemplation thus took on a new dimension. Each member of the faithful is encouraged to live out his or her Christian commitment, through personal experience and individual imitation of Christ. They must stop blaming themselves on the great figures of the Bible and Sacred History.
Man can no longer rely on the intercession of the Virgin Mary, the apostles and the saints. While following their examples, he must give personal content to the ideal of the Christian life. Driven to action, each individual, fully aware of his or her sinful nature, is constantly led to choose good over evil. These are just a few of the cultural backgrounds that enable us to approach Patinir’s landscapes in a different way.
Charon crossing the Styx
Patinir’s painting Charon Crossing the Styx (Prado Museum, Madrid), which combines ancient and Christian traditions, will serve here as our « Rosetta stone ». Inspired by the sixth book of the Aeneid, in which the Roman writer Virgil describes the catabasis, or descent into hell, or Dante‘s Inferno (3, line 78) taken from Virgil, Patinir places a boat at the center of the work.
Joachim Patinir, Charon crossing the Styx, Prado Museum, Madrid.
The tall figure standing in this boat is Charon, the Ferryman of the Underworld, usually portrayed as a gloomy, sinister old man. His task is to ferry the souls of the deceased across the River Styx.
In payment, Charon takes a coin placed in the mouths of the corpses. The passenger in the boat is thus a human soul.
Although the scene takes place after the person’s physical death, the soul – and this may come as a surprise – is tormented by the choice between Heaven and Hell.
Since the Council of Trent, it has been considered that a bad life irrevocably sends man to Hell from the moment of his death. But Christian faith continues, even today, to distinguish the Last Judgment from what is known as the « particular judgment ».
According to this concept, which is sometimes disputed within denominations, at the moment of death, although our final fate is fixed (Hebrews 9:27), all the consequences of this particular Judgment will not be drawn until the general Judgment, which will take place when Christ returns at the end of time.
So, the « particular judgment » that is supposed to immediately follow our death, concerns our last act of freedom, prepared by all that our life has been. Helping us to contemplate this ultimate moment therefore seems to be the primary aim of Patinir‘s painting, with other metaphors thrown in for good measure.
However, a closer look at the lower part of the painting reveals a contradiction that is absent from Virgil’s poem. While Hell is on the right (Cerberus, the three-headed dog guarding the gateway to Hell, can be seen), the gateway seems easily accessible, with splendid trees dotting the lawns.
To the left is Paradise. An angel tries to attract the attention of the soul in the boat, but it seems much more attracted by a seemingly welcoming Hell.
What’s more, the dimly-lit path to paradise seems perilous, with rocks, swamps and other dangerous obstacles. Once again, it’s our senses that may lead us to make a literally hellish choice.
Hercules at the crossroads, Ship of Fools, Sébastien Brant.
The subject of the painting is clearly that of the bivium, the binary choice at the crossroads that offers the pilgrim viewer the choice between the path of vice and that of salvation.
This theme was widespread at the time. We find it again in Sébastien Brant‘s Ship of Fools, in the form of Hercules at the crossroads. In this illustration, on the left, at the top of a hill, a naked woman represents vice and idleness. Behind her, death smiles down on us.
On the right, planted at the top of a higher hill, at the end of a rocky path, awaits virtue symbolized by work. Let’s also remember that the Gospel (Matthew 7:13-14) clearly evokes the choice we will face:
« Enter by the narrow gate. For wide is the gate and broad is the road that leads to destruction, and there are many who enter by it. But the gate is narrow and the way to life is narrow, and there are few who find it ».
Landscape as an object of contemplation
The art historian Reindert Leonard Falkenburg, in his 1985 doctoral thesis, was the first to note that Patinir takes pleasure in transposing this metaphorical language to the whole of his landscape.
Although the image of impassable rocks as a metaphor for the virtue achieved by choosing the difficult path is nothing new, Patinir exploits this idea with unprecedented virtuosity.
We thus discover that the theme of man courageously turning away from the temptation of a world that traps our sensorium, is the underlying theo-philosophical theme of almost all Patinir’s landscapes. In this way, his work finds its raison d’être as an object of contemplation, where man measures himself against the infinite.Let’s return to our Landscape with Saint Jerome by Patinir (National Gallery, London).
Here we discover the « narrow gate » leading to a difficult path that takes us to the first plateau. This is not the highest mountain. The highest, like the Tower of Babylon, is a symbol of pride.
Next, let’s look at Resting on the Road to Egypt (Prado Museum, Madrid). At the side of the road, Mary is seated, and in front of her, on the ground, are the peddler’s staff and his typical basket.
Joachim Patinir, The Rest of the Holy Family, Prado Museum, Madrid.
In conclusion, we could say that, driven by his spiritual and humanist fervor, by painting increasingly impassable rocks – reflecting the immense virtue of those who decide to climb them – Patinir elaborates not « realistic » landscapes, but « spiritual landscapes », dictated by the immense need to tell the spiritual journey of the soul.
Hence, far from being mere aesthetic objects, his spiritual landscapes serve contemplation.
Like a half-ironic mirror image, they enable those who wish to do so to prepare for the choices their soul will face during, and after, life’s pilgrimage.
Bibliography:
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Maurice Pons and André Barret, Patinir ou l’harmonie du monde, Robert Laffont, 1980;
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Georgette Epinay-Burgard, Gérard Groote, fondateur de la Dévotion Moderne, Brepols, 1998.
Comme Friedrich Schiller, patriote et citoyen du monde
La Révolution de juillet 1830
Ministre de l’Instruction publique sous la IIe République A. Ecole Maternelle B. Ecole Primaire C. Exposé des motifs de la loi de juin 1848 sur l’Ecole D. Des instituteurs pour éclairer le monde rural E. Enseignement secondaire F. Haute Commission des études scientifiques et littéraires G. Une Ecole d’Administration H. Education pour tous tout au long de la vie I. Bibliothèques circulantes J. Beaux-Arts, hygiène et gymnastique au programme K. Concorde citoyenne
Conclusion
Annexe : œuvres d’Hippolyte Carnot
Quelque ouvrages et articles consultés
« L’arbre que vous plantez est jeune comme la République elle-même (…) Il étendra sur vous ses rameaux, de même que la République étendra sur la France les bienfaits de l’Instruction populaire. »
Hippolyte Carnot, Memorial, dossier 13, 1848.
Lazare Carnot, général, ministre de l’Intérieur sous les Cent-Jours..Léonard Sadi Carnot, physicien.Hippolyte Carnot, ministre de l’Instruction publique, IIe République
1. Introduction
Hippolyte Carnot (1801-1888) n’a ni la gloire de son père Lazare Carnot (1753-1823), « l’organisateur de la victoire » de l’An II, ni le renom de son frère, l’inventeur de la thermodynamique Léonard Sadi Carnot (1796-1832), ni le destin tragique de son fils, François Sadi Carnot (1837-1887), président de la République assassiné par un anarchiste à Lyon.
L’histoire retient presqu’ exclusivement ses magnifiques « Mémoires sur Lazare Carnot par son fils », où il relate l’action, les idées et la vie de son père, le « grand Carnot », esprit scientifique, poète, fervent républicain et ministre de la Guerre.
Hippolyte reste méconnu alors que sa longue vie (87 ans), un peu plus longue que celle de Victor Hugo (83 ans) couvre presque tout un siècle (1801-1888) et que son œuvre et son influence sont considérables.
Le XIXe siècle est une période de profonds changements. La flamme de l’espérance allumée par les Révolutions américaine et française, l’idéal de la liberté, de la fraternité et de l’émancipation, aussi bien des individus, des peuples que des Etats souverains, s’avère in-éteignable, s’affirme et se prolonge tout au long du XIXe siècle. La longue marche vers un nouveau paradigme est semée d’embûches. Les mutations s’opèrent lentement sur fond de crises brutales et de ruptures violentes.
Durant sa longue vie, Hippolyte Carnot connaîtra indirectement ou directement :
Deux empires : 1803-1814 : Premier Empire sous Napoléon Bonaparte 1852-1870 : Second Empire sous Napoléon III
Trois monarchies : 1814-1815 : Première restauration sous Louis XVIII 1815-1830 : Seconde restauration sous Charles X 1830-1848 : Monarchie de juillet sous Louis-Philippe, duc d’Orléans.
Deux républiques : 1848-1852 : IIe République 1870 : IIIe République
Trois révolutions exprimant la ferveur républicaine : 1830 (Trois glorieuses) ; 1848 (soulèvements) ; 1871 (Commune).
Ainsi, dans un environnement toujours en transformation, traversant révolutions, coups d’État, monarchies, empires ou républiques, guerres et procès, celui qui sera (trop) brièvement ministre de l’Instruction publique en 1848, ami de Victor Hugo, Hippolyte Carnot sera un bâtisseur et un inspirateur.
Philosophe et journaliste, mémorialiste et ministre, franc-maçon et croyant, exilé politique et député, sénateur et membre de l’Académie, il participe à tous les combats pour les libertés publiques et privées, jette les bases de la formation des professeurs et de l’école gratuite et obligatoire, y compris maternelle, crée l’ancêtre de l’ENA et défend les causes les plus avancées (scolarisation des filles, suffrage universel, lutte contre l’esclavage et abolition de la peine de mort).
Etant donné que le nom et encore moins l’action d’Hippolyte Carnot ne figurent nulle part sur le site du ministère, l’auteur se désole que « rares sont ceux, y compris au ministère de l’Éducation nationale, qui rendent hommage au rôle et la personnalité d’Hippolyte Carnot ».
Les anthologies de textes et discours fondateurs de l’école républicaine, qui se sont multipliées ces dernières années, l’oublient systématiquement.
« C’est donc la réparation d’une injustice et d’un oubli que nous effectuerons en retraçant la vie et l’œuvre d’Hippolyte Carnot qui vont bien au-delà de ses projets et réalisations éducatives. Par sa stature, sa formation, son parcours, ses idées, ses écrits et combats, cet homme aux multiples talents nous permettra de retracer l’histoire de la construction de l’école et donc de la société au XIXe siècle (…) Et comme cette question renvoie à la question politique, sociale voire économique et culturelle de la nation, et comme le ministre fut de tous les combats philosophiques de son siècle (…) c’est en grande partie l’histoire d’un siècle qui sera évoquée (…) ».
Le texte intégral de cette magnifique biographie est en accès gratuit sur internet et nous nous en sommes largement inspiré pour écrire ce texte.
3. De la charité à la scolarisation universelle
Ecole primaire à l’époque de l’ancien régime.
Afin de pouvoir pleinement appréhender l’apport fondamental des conceptions de Lazare Carnot et du début de leur mise en œuvre par son fils Hippolyte, un bref historique de la scolarisation de notre pays s’impose.
Éduquer une poignée d’enfants plus ou moins talentueux ? On a su faire, surtout depuis les conseils savoureux des grands pédagogues de la Renaissance (Vittorino da Feltre, Alexandre Hegius, Erasme de Rotterdam, Juan Luis Vivès, Comenius, etc.). Mais organiser l’enseignement obligatoire, laïque et gratuit pour toute une nation, garçons et filles, restait un énorme défi à relever.
Et comme le montre la chronologie qui suit, la route vers la scolarisation universelle a été semée de nombreuses embûches.
En France, dès le XVIe siècle, l’Etat royal confie à l’église catholique (Jésuites, Oratoriens) le soin de former les enfants de la noblesse : seules les familles aisées arrivent à payer un précepteur pour les leurs, les autres, souvent qualifiés de personnes « n’étant pas faites pour des études », restent essentiellement analphabètes.
Au XVIIe siècle, de saints hommes, émus de la grande misère des enfants du peuple fondèrent des ordres enseignants qui prirent en charge gratuitement les orphelins et les enfants abandonnés. Un enseignement avant tout religieux, mais leur fournissant de quoi manger, des rudiments d’éducation et des bases d’écriture et de calcul. Au XVIIIe siècle, des congrégations féminines prirent en charge de la même façon les filles pauvres.
Peu importe ses motivations réelles, Louis XIV, après la révocation de l’édit de Nantes en 1685, ordonne en 1698 à chaque communauté villageoise ou paroisse d’ouvrir une école dont le maître doit être un prêtre catholique. C’est la première fois que l’Etat envisage de donner de l’instruction à des enfants des régions rurales. En charge d’y arriver, les Frères des Ecoles chrétiennes (« Lassalliens ») avec les méthodes qui seront les leurs.
Les chiffres de l’alphabétisation à la fin de l’Ancien Régime montrent l’ampleur et les limites de l’œuvre accomplie. On estime à cette époque à 37 % la proportion des Français assez instruits pour signer leur acte de mariage au lieu de 21 % un siècle plus tôt. L’instruction féminine progressait lentement et environ un quart des femmes étaient alphabétisées, très sommairement pour nombre d’entre elles. Les disparités étaient importantes entre les villes et les campagnes.
4. Malebranche et les Oratoriens
Paris, couvent de l’Oratoire.
Parmi les congrégations, les Oratoriens, depuis 1660 sous l’influence du philosophe et théologien Nicolas Malebranche (1638-1715) qui en prend la direction, font exception. En rupture avec l’aristotélisme des Jésuites et le dualisme prôné par René Descartes, Malebranche, devenu membre honoraire de l’Académie des Sciences, par des échanges épistolaires soutenus, va se laisser gagner par la vision optimiste du grand scientifique allemand Wilhelm Gottfried Leibniz(1646-1716). Réconciliant sciences et foi, sur le plan métaphysique, son dieu est un Dieu sage et raisonnable respectant toujours son essence et les lois de l’ordre qu’il engendre. Sa perfection réside avant tout dans sa fonction de législateur, identifiée à la sagesse ou à la raison, plutôt que dans un pouvoir arbitraire.
Malebrache, patron des OratoriensLeibniz
Deux exemples démontrent l’excellence de l’ enseignement des Oratoriens : Gaspard Monge et Lazare Carnot, deux grands esprits scientifiques et futurs cofondateurs de l’Ecole polytechnique. Convaincus que l’avenir politique, économique et industriel de la République en dépendait, ils mèneront le combat pour que la meilleure éducation possible soit accessible à tous et pas seulement aux privilégiés dont ils faisaient partie.
Fils d’un marchand savoyard, Gaspard Monge (1746-1818), suit des études au collège des Oratoriens de Beaune, sa ville natale. Dès 17 ans, il enseigne les mathématiques chez les Oratoriens de Lyon, puis en 1771, les mathématiques et la physique à l’École du Génie établie à Mézières. La même année, il entre en contact avec le physicien Jean Le Rond d’Alembert (1717-1783) et correspond avec le mathématicien Nicolas de Condorcet (1743-1794) qui le pousse à présenter quatre mémoires, un dans chacun des domaines des mathématiques qu’il étudie alors. Ses talents de géomètre ne tardent pas à s’exprimer : à l’Ecole du Génie de Mézières, il invente « la Géométrie descriptive » qui sera intégrée dans le programme d’études de l’école et qui fut essentielle à la révolution industrielle qui s’annonçait…
Quant au futur général Lazare Carnot (1753-1823), fils d’un notaire bourguignon, après des études chez les Oratoriens d’Autun (1762), il intègre lui aussi l’École du Génie de Mézières (1771) où il reçoit l’enseignement de Gaspard Monge.
5. La Révolution des esprits (1789)
En 1789, la Révolution chamboulera la situation. Dès le 13 février 1790, toutes les corporations et congrégations religieuses sont supprimées par décret et les religieux reçoivent l’injonction de prêter serment à la Révolution. C’est une remise en cause totale d’une Église toute puissante mais également l’effondrement du peu d’instruction qui existait.
En rupture avec l’Ancien Régime, la Constitution de 1791 affirme qu’il sera
« créé et organisé une instruction publique commune à tous les citoyens. »
Talleyrand.
Un rapport et un projet de loi, sont présentés par Talleyrand (1754-1838), le 10 septembre 1791. Rédigé grâce à la contribution des plus grands savants de l’époque (Condorcet, Lagrange, Monge, Lavoisier, La Harpe), le Rapport sur l’Instruction publique de Talleyrand, constitue une véritable rupture par rapport à la façon dont l’instruction était conçue pendant l’Ancien régime. Il pose la question de l’instruction publique dans des termes nouveaux, aussi bien au niveau des principes (l’instruction publique est présentée comme une nécessité à la fois politique, sociale et morale, et donc comme quelque chose que l’Etat doit garantir aux citoyens) qu’au niveau formel. Ce plan embrasse l’ensemble de l’éducation nationale, qui est organisée sur quatre niveaux et dont les établissements sont distribués sur le territoire national en fonction des découpages administratifs. Il met sur le papier les bases d’un enseignement gratuit pour tous y compris les filles (écoles et programmes séparés) et précise qu’« on y apprendra les premiers éléments de la langue française, soit parlée, soit écrite ».
En 1794, le juriste Bertrand Barère de Vieuzac (1755-1841) précisera :
« Nous enseignerons le français aux populations quiparlent le bas-breton, l’allemand, l’italien ou le basque, afin de les mettre en état de comprendre les lois républicaines, et de les rattacher à la cause de la Révolution. »
Faute de temps, il n’est pas voté.
Dans son projet de loi, Talleyrand propose la création d’une école primaire dans chaque commune. L’Assemblée constituante venait de fixer l’organisation territoriale encore en place aujourd’hui. Le décret du 14 décembre 1789 venait de créer 44 000 municipalités (sur le territoire des anciennes « paroisses ») baptisées « communes » en 1793. La loi du 22 décembre 1789 créa les départements, le décret du 26 février 1790 en fixa le nombre à 83.
6. Le Comité d’Instruction publique (1791)
Nicolas de Condorcet.
Un mois après le rapport de Talleyrand, le 14 octobre 1791, à l’Assemblée nationale législative, est créé un premier « Comité d’Instruction publique » dont Condorcetest élu président et l’avocat Emmanuel de Pastoret vice-président, les autres membres étant le futur général Lazare Carnot, le député Jean Debry, le mathématicien Louis Arbogast et l’homme politique Gilbert Romme.
Condorcet préside, en outre, l’une des trois sections, celle relative à l’organisation générale de l’Instruction publique. Le 5 mars 1792 il est nommé rapporteur du projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique que le comité doit présenter à l’Assemblée.
Formé à 11 ans au collège des Jésuites de Reims, il est envoyé à 15 ans au collège de Navarre à Paris. De cette éducation-là, avant tout religieuse, il conservera toute sa vie des souvenirs douloureux et lui reprochera notamment ses brutalités et ses méthodes humiliantes. Son indignation le conduit à imaginer une approche totalement différente. Dans La Bibliothèque de l’homme public, il publie en 1791 « Cinq mémoires sur l’Instruction publique » constituant un véritable plan.
Ils seront la base du projet qu’il rédige à la Législative et seront approuvés par le comité d’instruction publique le 18 avril et présentés à l’Assemblée nationale les 20 et 21 avril 1792.
7. Condorcet et le parti américain
Hagiographe du physiocrate Anne Robert Jacques Turgot(1727-1781), tout en critiquant le sectarisme des « économistes », Condorcet adhère à certaines thèses physiocrates, notamment l’établissement de l’impôt sur le seul revenu agricole, considéré comme l’unique source de richesse de la nation, l’industrie étant considérée comme une catégorie « stérile » de l’économie nationale (voir mon article « La face cachée de la planète Marx »).
Pour les physiocrates, grands défenseurs de la rente terrienne qui les engraissait, l’ennemi à combattre était bien cet Etat centralisé, dirigiste et mercantile que Colbert, marchant dans les pas de Sully, avait commencé à mettre en place.
Ce qui n’empêche pas Condorcet, plus courageux que bien des gens de sa génération, de monter sur le devant de la scène pour soutenir ouvertement la Révolution américaine dans sa lutte contre les horreurs de l’Empire britannique : esclavage, peine de mort, droits de l’homme et de la femme.
Thomas JeffersonThomas PaineNicolas de Condorcet
Bien qu’ami de Voltaire, Condorcet écrit un éloge vibrant de Benjamin Franklin. Ami du pamphlétaire anglais influent Thomas Paine(1737-1809), il publie en 1786 « De l’influence de la Révolution d’Amérique sur l’Europe », dédié à La Fayette. Dans ce vibrant plaidoyer pour la démocratie et la liberté de la presse, Condorcet considère que l’Indépendance américaine pourrait servir de modèle à un nouveau monde politique.
Avec Paine et du Chastellet, Condorcet collabore de façon anonyme à une publication intermittente, Le Républicain, qui promeut les idées républicaines. À cette époque, il existe dans le monde seulement quelques états appelés républiques (les cantons suisses, Venise, les Provinces-Unies, notamment).
Par la suite, Condorcet se disputera violemment avec le deuxième président des Etats-Unis, John Adams, dont les encyclopédistes rejettent avec mépris le projet d’un parlement bicaméral.
Condorcet se lie également avec le président américain Thomas Jefferson qui promeut et fait publier les écrits de Condorcet en faveur du physiocrate Turgot pour les faire connaître en Amérique. Le 31 juillet 1788, Jefferson écrit à James Madison : « Je vous envoie aussi deux petits pamphlets du marquis de Condorcet, dans lesquels se trouve le jugement le plus judicieux que j’aie jamais vu sur les grandes questions qui agitent cette nation en ce moment ». Il s’agissait des « Lettres d’un Citoyen des États-Unis à un Français et des Sentimentsd’un Républicain ».
Sophie de Grouchet, marquise de Condorcet.
Pendant son séjour à Paris, Jefferson fréquente le salon cosmopolite de Mme de Condorcet. Avant de retourner en Amérique, il reçoit ses amis les plus proches une dernière fois chez lui, à l’hôtel de Langeac : Condorcet, La Rochefoucauld, Lafayette et le gouverneur Morris.
Après le retour de Jefferson en Amérique, Condorcet continua son dialogue avec le secrétaire d’État américain de Washington. Le 3 mai 1791, il lui envoya une copie du rapport sur le choix d’une unité de mesure, présenté par Borda, Lagrange, Laplace, Monge et lui-même, à l’Académie des sciences le 19 mars, et soumis ensuite à l’Assemblée nationale le 26. Il s’agissait en effet d’un centre d’intérêt commun : le 4 juillet 1790, Jefferson avait présenté au Congrès américain son rapport sur les poids et les mesures, dont il avait envoyé un exemplaire à Condorcet. C’était la même foi dans le progrès qui encourageait les deux hommes à soutenir l’idée d’un système de mesure décimal et universel.
Dans une lettre, Jefferson informe Condorcet des travaux d’un mathématicien et astronome américain noir, Benjamin Banneker, auteur d’un almanach, dont il lui envoie un exemplaire. Dans les « Réflexions sur l’esclavage des nègres », bien que partisan convaincu de la liberté des noirs, Condorcet s’était exprimé en faveur d’une abolition graduelle de l’esclavage de la même manière que Jefferson dans ses « Notes on the State of Virginia ».
Jefferson oscilla dans ses positions, attribuant l’infériorité des Noirs tantôt à des causes naturelles, tantôt aux effets de l’esclavage, tandis que Condorcet – en accord avec Franklin – était convaincu depuis toujours de l’égalité naturelle de tous les hommes.
Dans les faits, celui qui fut le troisième président des Etats-Unis, posséda plus de 600 esclaves au cours de sa vie adulte. Il a libéré deux esclaves de son vivant, et cinq autres ont été libérés après sa mort, dont deux de ses enfants issus de sa relation avec son esclave Sally Hemings. Après sa mort, les autres esclaves ont été vendus pour rembourser les dettes de sa succession.
Jefferson s’oppose avec force aux « Fédéralistes » comme Alexander Hamilton qui promeuvent un Etat fédéral fort, le dirigisme économique à la Colbert et le mercantilisme. Condorcet va encourager Jefferson dans son projet de « démocratie agraire », la vision physiocratique des grands propriétaires terriens qui deviendra, jusqu’à l’arrivée de Lincoln et son conseiller Henry Carey, l’idéologie du Parti Républicain américain.
8. Le Plan Condorcet
Les progrès de la science et de la raison mèneront au bonheur des sociétés et des individus, estime Condorcet. Dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, il écrit :
« Nos espérances, sur l’état à venir de l’espèce humaine, peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l’inégalité entre les nations, les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin, le perfectionnement réel de l’homme. »
Préférant « L’Instruction publique » à l’éducation nationale, il rêve d’une instruction totalement indépendante de l’État et libre de tout dogmatisme :
« La puissance publique ne peut même sur aucun objet, avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités ; elle ne doit imposer aucune croyance. » (Sur l’instruction publique, premier mémoire, 1791).
Esquissant des principes laïques, pour Condorcet, « les principes de la morale enseignée dans les écoles et dans les instituts seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent également à tous les hommes. »
A l’Assemblée nationale, il est massivement applaudi lorsqu’il déclare que « dans ces écoles les vérités premières de la science sociale précéderont leurs applications. Ni la Constitution française ni même la Déclaration des droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens, comme des tables descendues du ciel, qu’il faut adorer et croire. Leur enthousiasme ne sera point fondé sur les préjugés, sur les habitudes de l’enfance ; et on pourra leur dire : ‘Cette Déclaration des droits qui vous apprend à la fois ce que vous devez à la société et ce que vous êtes en droit d’exiger d’elle, cette Constitution que vous devez maintenir aux dépens de votre vie ne sont que le développement de ces principes simples, dictés par la nature et par la raison dont vous avez appris, dans vos premières années, à reconnaître l’éternelle vérité. Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auront été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d’utiles vérités ; le genre humain n’en resterait pas moins partagé en deux classes, celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves.’»
Pour Condorcet, il s’agit d’assurer le développement des capacités de chacun et de tendre au perfectionnement de l’humanité. Son projet propose d’instituer cinq catégories d’établissements :
les écoles primaires visant à la formation civique et pratique ;
les écoles secondaires dans lesquelles sont surtout enseignées les mathématiques et les sciences ;
les instituts, assurant dans chaque département la formation des maîtres d’écoles primaires et secondaires et, aux élèves, un enseignement général ;
les lycées, lieu de formation des professeurs et de ceux qui « se destinent à des professions où l’on ne peut obtenir de grands succès que par une étude approfondie d’une ou plusieurs sciences. » ;
la Société nationale des sciences et des arts ayant pour mission la direction des établissements scolaires, l’enrichissement du patrimoine culturel et la diffusion des découvertes.
Son plan se caractérise également par l’égalité des âges et des sexes devant l’instruction, l’universalité et la gratuité de l’enseignement élémentaire et la liberté d’ouverture des écoles. Enfin la religion ne doit relever que de la sphère privée.
Le projet n’oublie nullement « le peuple », car des conférences hebdomadaires et mensuelles destinées aux adultes doivent permettre de « continuer l’instruction pendant toute la durée de la vie », une ambition que reprendront à leur compte l’abbé Grégoire(1750-1831) et Hippolyte Carnot.
Comme le relate Paul Carnot : « L’Assemblée Constituante, dans sa courte existence, n’avait pu que transmettre le fameux rapport de Talleyrand à la Convention. Celle-ci, après les rapports, non moins fameux – de Condorcet et de Lakanal, après les discussions de son Comité d’Enseignement (presque aussi actif que le Comité de Salut public), avait proclamé des principes qui sont toujours les nôtres ceux de l’École primaire, obligatoire, gratuite et laïque. La Déclaration des Droits de l’Homme (art. XXII) proclamait, avec Robespierre ‘L’Instruction est le besoin de tous ; la société doit favoriser, de tout son pouvoir, les progrès de la raison publique et mettre l’Instruction à la portée de tous les citoyens’. »
Tous les partis, chose rare, étaient d’accord sur ces points. Les Girondins (Condorcet, Ducos) disaient, avec François Xavier Lanthenas (1754-1799), que:
« L’instruction est la première dette de l’État envers les citoyens. »
A propos de la gratuité, Georges Danton dira
« Nul n’est maître de ne pas donner l’instruction à ses enfants. Il n’y a pas de dépense réelle là où est le bon emploi pour l’intérêt public. Après le pain, l’instruction est le premier besoin du peuple.»
Mais le programme d’instruction publique menant à la perfectibilité de l’humanité, grâce à la raison, n’est pas une priorité, car le roi Louis XVI, sur proposition du général Dumouriez, vient de décider de se rendre à l’Assemblée nationale pour lui proposer de déclarer la guerre contre l’Autriche… A cela s’ajoute que l’argent pour l’éducation manque.
Condorcet doit interrompre la lecture de son projet. A la fin de l’après-midi de ce 20 avril 1792, l’Assemblée adopte la déclaration de guerre au roi de Bohême et de Hongrie, à l’unanimité moins sept voix. Le lendemain Condorcet termine la lecture de son projet. L’Assemblée décrète l’impression du rapport mais en diffère la discussion. C’est en vain que Romme, au nom du comité d’Instruction publique, demandera le 24 mai l’inscription à l’ordre du jour de la discussion du rapport. Le projet de Condorcet n’aura pas, tout comme le rapport de Talleyrand, le temps d’être débattu et ne sera pas adopté.
9. La bataille sous la Convention (1792-1795)
Joseph Lakanal.
Les protagonistes de l’an I (sous la Convention) ne furent guère plus décisionnaires. Un nouveau Comité d’instruction publique est constitué. L’abbé Grégoire, abolitionniste et ami intime de Lazare Carnot et plus tard de son fils Hippolyte, et Joseph Lakanal(1762-1845) en font partie.
Le 12 décembre 1792, Marie-Joseph de Chénier(1764-1811) lit les propositions de Lanthénas qui reprend les idées de Talleyrand et Condorcet. Les discussions sont stériles et le projet est balayé par Marat. Ce dernier s’exclame ce jour-là :
« Quelque brillants, dit il, que soient les discours que l’on nous débite ici sur cette matière, ils doivent céder place à des intérêts plus urgents. Vous ressemblez à un général qui s’amuserait à planter et déplanter des arbres pour nourrir de leurs fruits des soldats qui mouraient de faim. Je demande que l’assemblée ordonne l’impression de ces discours, pour s’occuper d’objets plus importants. »
Lepeltier Saint-Fargeau.
L’année d’après, Robespierre opte pour un plan d’éducation nationale imaginé par Lepeltier de Saint-Fargeau(1760-1793).
Selon ce plan, présenté par Robespierre en personne, le 13 juillet 1793, l’instruction sans une bonne dose d’idéologie républicaine ne saurait suffire à la régénération de l’espèce humaine. C’est donc l’État qui doit se charger d’inculquer une morale républicaine, en prenant en charge l’éducation en commun des enfants entre 5 et 12 ans.
Le 21 Janvier 1793, le Roi est décapité. Alors que pour Carnot, il s’agit de ne plus jamais permettre le retour de la lignée des Bourbons, Condorcet, adversaire par principe à la peine de mort, s’y oppose. Les débats sur l’instruction publique sont ajournés. Ce n’est qu’en fin d’année qu’une législation de compromis sur l’organisation des écoles primaires voit le jour ; elle rend l’instruction obligatoire et gratuite pour tous les enfants de six à huit ans et fixe la liberté d’ouvrir des écoles. Le décret du 19 décembre 1793 précise que les études primaires forment le premier degré de l’instruction : on y enseignera les connaissances rigoureusement nécessaires à tous les citoyens et les personnes chargées de l’enseignement dans ces écoles s’appelleront désormais « instituteurs ». Ce décret ne sera que partiellement appliqué.
1794 vit rédiger une profusion de textes législatifs sur le sujet :
le décret du 27 janvier 1794 impose enfin l’instruction en langue française.
Le 21 octobre 1794 une autre décision organise la distribution des premières écoles dans les communes.
Le 30 octobre est créée, pour former des enseignants, la première « école normale » sur l’impulsion de Dominique Joseph Garat, de Joseph Lakanal et du Comité d’instruction publique. La loi précise qu’« Il sera établi à Paris une École normale, où seront appelés, de toutes les parties de la République, des citoyens déjà instruits dans les sciences utiles, pour apprendre, sous les professeurs les plus habiles dans tous les genres, l’art d’enseigner ». L’école, prévue pour près de 1 500 élèves, s’installe dans un amphithéâtre du Muséum national d’histoire naturelle, trop petit pour accueillir toute la promotion. Rapidement fermée, elle réunit néanmoins des professeurs brillants, tels que les scientifiques Monge, Vandermonde, Daubenton et Berthollet.
Le 17 novembre, Lakanal fait adopter une loi rendant l’instruction gratuite, la République assurant un traitement et un logement aux instituteurs et autorisant la création d’écoles privées.
Entrée de l’Ecole polytechnique.
Également en 1794, Jacques-Élie Lamblardie, Gaspard Monge et Lazare Carnot, pères fondateurs de l’institution, se voient confier la mission d’organiser une « Ecole centrale des travaux publics », renommée « École polytechnique » en 1795 par Claude Prieur de la Côte d’Or, pour pallier la pénurie d’ingénieurs dans la France d’après la Révolution.
Gaspard MongeClaude Prieur de la Côte d’OrJacques Elié Lamblardie
Malheureusement, sur le plan d’une scolarisation universelle, le bilan de 1795 est désastreux : aucun des décrets de 1794 n’a été appliqué!
Pire encore, le 25 octobre 1795, une nouvelle loi élaborée par Pierre Daunou marque même un recul : faute de budget, l’instruction n’est plus gratuite, les instituteurs doivent être salariés par les élèves (et leurs riches parents) et le programme scolaire devient indigent. Cette loi est restée en vigueur jusqu’aux textes napoléoniens sur l’enseignement secondaire et supérieur en 1802. Si elle prévoit l’abandon de l’obligation scolaire et de la gratuité, cette loi préconise la création d’une école primaire par canton et « d’école centrales » secondaires dans chaque département.
Les nouvelles autorités fixent aux communes des délais pour l’organisation des écoles. Elles mandatent des envoyés spéciaux pour voir si les communes prennent les mesures nécessaires pour rechercher et installer un instituteur.
Dans les villes, l’administration parvient à recueillir un certain nombre de candidats instituteurs, mais à la campagne, bien souvent la liste demeure vierge. Les administrations locales, en plus du problème de recrutements, se heurtent au problème du local, du mobilier, du chauffage de l’école et des ouvrages à utiliser. Les instituteurs en exercice se plaignent de la pénurie d’élèves car l’école républicaine suscite de la méfiance. Quand l’instituteur se risque à remplacer le catéchisme et les Évangiles par la Constitution et les Droits de l’Homme, les parents, incités en cela par des prêtres réfractaires, préfèrent garder leurs enfants chez eux. Le Comité d’instruction publique est submergé de questions, accablé de suggestions et de demandes.
Le 17 novembre 1795, Lakanal fait adopter par la Convention une nouvelle loi. L’instruction reste gratuite mais non obligatoire. Elle assure un traitement fixe et une retraite aux instituteurs et institutrices et leur fournit un local et un logement. Elle autorise tout citoyen à fonder des écoles particulières (privées).
10. Lazare Carnot sous les Cent-Jours (mars-juin 1815)
Jean-Antoine Chaptal.
Le 9 novembre 1799, Bonaparte fomente un coup d’État et établit le régime du Consulat. Premier Consul, il signe avec le pape Pie VII le Concordat le 16 juillet 1801 qui abolit la loi de 1795 séparant l’Église de l’État.
Saisissant l’occasion du moment, et avant tout cherchant à répondre aux besoins immédiats, le ministre de l’Intérieur, le chimiste et industriel républicain Jean-Antoine Chaptal (1756-1832) soumet alors à Bonaparte un projet d’organisation de l’enseignement secondaire, confié, en particulier aux Oratoriens de Tournon. En 1800 il présente son « Rapport et projet de loi sur l’instruction publique. »
Rappelé par le Premier consul, Lazare Carnot reçoit le portefeuille de la Guerre qu’il conservera jusqu’à la conclusion de la paix d’Amiens en 1802, après les batailles de Marengo et d’Hohenlinden.
Révolutionnaire de la première heure, mais aussi modéré et républicain, il vote contre le Consulat à vie, puis est le seul Tribun à voter contre l’Empire le 1er mai 1804. Dès lors, privé de toute influence politique, il se recentre sur l’Académie des sciences. En 1814, la défense d’Anvers, ville dont il sera maire, lui est confiée : il s’y maintient longtemps et ne consent à remettre la place que sur l’ordre de Louis XVIII.
Mais quelques mois plus tard, l’Empereur revient au pouvoir pour les Cent-Jours, du 20 mars au 7 juillet 1815 (3 mois et 17 jours). C’est à ce moment que Lazare Carnot, menacé d’arrestation au point de se cacher rue du Parc-Royal, est nommé ministre de l’Intérieur le 22 mars 1815. Et comme ce ministère comporte dans ses attributions l’Instruction publique, il peut alors lancer le projet éducatif qui lui tient à cœur.
Trois jours après son installation au ministère, Lazare Carnot commande une étude sur l’enseignement.
Pour Carnot et Grégoire, l’éducation et l’instruction doivent « élever à la dignité d’Homme tous les individus de l’espèce humaine », éduquer autant que moraliser, et répandre l’amour entre les hommes.
Lazare Carnot.
Pendant les Cent-Jours, Carnot a juste eu le temps de préparer, en avril 1815, un « plan d’ensemble pour l’éducation populaire » suivi d’un décret et de la création d’une Commission spéciale pour l’enseignement élémentaire chargée de tracer des perspectives en la matière en s’inspirant des modèles anglais et hollandais.
Familiarisé avec les « brigades » inventées par Gaspard Monge à l’école du Génie de Mézières et ensuite à Polytechnique, où les meilleurs élèves encadrent les autres, Carnot est plus que favorable au système de l’enseignement mutuel dans les écoles populaires. Répandu en Angleterre et en Suisse, Carnot va l’établir en France.
Convaincu de l’importance de la musique, il souhaite l’enseignement de celle-ci aux élèves. Dans cette intention, il rencontre plusieurs fois Alexandre-Étienne Choron (1771-1834), lui aussi passé par les Oratoriens, qui réunit un certain nombre d’enfants et leur fit exécuter en sa présence plusieurs morceaux appris en fort peu de leçons. Par ailleurs, Carnot connaissait le pédagogue Louis Bocquillon, dit Wilhem (1781-1832) depuis dix ans. Il entrevit aussi la possibilité d’introduire, par lui, le chant dans les écoles, et tous deux visitèrent ensemble celle de la rue Jean-de-Beauvais, ouverte à Paris à trois cents enfants. De son côté, Wilhem créa le mouvement musical de masse des « orphéons ».
11. Hippolyte Carnot reprend le flambeau de son père Lazare
Lazare, un esprit scientifique de haut vol, a des idées bien arrêtées sur l’éducation qui forgeront la personnalité de ses fils, notamment celle d’Hippolyte, le futur ministre de l’Instruction publique de la seconde République. Pour les deux Carnot,
« toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l’amélioration sous le rapport physique, intellectuel et moral de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. »
Plus que des « têtes bien pleines », il aspirait à faire de ses fils des « têtes bien faites », et de « nous faire connaître la saveur des bonnes choses plutôt que nous rendre infaillibles sur le sens des mots », selon les mots de son cadet. Pour Lazare, il s’agit de mettre à l’épreuve en famille les principes éducatifs qu’il prône pour la nation.
Bien que peu féru de langues mortes et plus attiré par les langues vivantes, Lazare initie ses enfants au latin, redevenu langue obligatoire dans les lycées impériaux créés en mai 1802. Pour le reste, si la riche bibliothèque paternelle permet à Sadi Carnot et à son frère Hippolyte de se familiariser avec les classiques indispensables à la culture humaniste qui fonde l’enseignement secondaire, elle les initie à d’autres penseurs plus contemporains et novateurs.
Parmi eux, Hippolyte s’intéresse à ceux qui se penchent sur les questions éducatives comme Rousseau, mais aussi à des philosophes plus originaux comme Saint-Simon dont son père disait :
« Voilà un homme que l’on traite d’extravagant, or il a dit plus de choses sensées dans toute sa vie que les sages qui le raillent […]. Mais c’est un esprit très original, très hardi dont les idées méritent de fixer l’attention des philosophes et des hommes d’État. »
Évoquant son père, Hippolyte dira plus tard :
« Les leçons que nous recevions avaient toutes pour objet de nous rendre, comme le maître qui les donnait, vertueux sans effort, sages sans système. »
Lazare Carnot fait entrer Hippolyte à l’institution polytechnique, 8 avenue de Neuilly. D’après Dalisson,
« le jeune Carnot y reçoit une éducation spartiate où, si la discipline n’exclut pas les châtiments corporels sous la férule ‘d’Inspecteurs généraux’, la pédagogie est novatrice. Les élèves sont répartis dans des classes selon leur âge et l’enseignement allie éducation intellectuelle et physique à travers des programmes qui complètent l’éducation paternelle. Hippolyte se perfectionne ainsi en lecture, en langues, anciennes et vivantes, en littérature, en mathématiques, en physique et géométrie, goûte à la chronologie, à l’histoire, au dessin, à la musique, à l’escrime et à la danse, se révélant en tout point un excellent élève ».
12. Exil de Lazare Carnot (1816)
Après la seconde abdication de Napoléon, Lazare Carnot fait partie du gouvernement provisoire. Exilé au moment de la Restauration, il est banni comme régicide en 1816 et se retire à Varsovie, puis à Magdebourg, où il consacrera le reste de ses jours à l’étude et surtout à l’éducation de ses enfants.
Dalisson : « quand il ne va pas en cours, il (Hippolyte) sert de secrétaire à son père qui continue son éducation ». A Magdebourg, « l’une des consolations de Carnot était de compléter l’éducation de son jeune fils, dont il dirigeait plus spécialement les études vers les questions historiques et l’économie sociale ». C’est donc en Prusse qu’Hippolyte trouve sa voie, abandonne les sciences « dures » pour se consacrer à la philosophie en général et à la philosophie politique et sociale en particulier. Là-bas, l’éducation a un statut privilégié depuis que Frédéric II a rendu l’enseignement primaire obligatoire en 1763, envisagé une forme de gratuité (pour les familles pauvres) et créé des gymnases pour le Secondaire. De quoi inciter Carnot père et fils à imaginer comment la France peut rattraper son retard.
Mieux encore, comme le précise Dalisson :
« la Prusse reste un royaume qui, comme la France quelques années plus tôt, a procédé à une levée en masse en 1813 pour chasser l’envahisseur. Le lien entre instruction populaire et sentiment national, entre éducation et économie, entre libéralisme et éducation nationale s’impose et rejoint les idéaux éducatifs de la famille Carnot. C’est pourquoi, à la demande du gouvernement, Lazare bâtit un projet éducatif en créant une ‘école professionnelle’ dans ce lointain pays d’accueil. Aidé d’Hippolyte il met sur pied un système complet d’enseignement pour l’agriculture et l’industrie. Si nous n’avons pas trace du texte, il influença sans doute le jeune homme pour ses années parisiennes et libérales autant que pour son futur ministère ».
13. Hippolyte avec l’abbé Grégoire
L’abbé Henri Grégoire, évêque de Blois.
De retour en France, Hippolyte se met en rapport avec les anciens amis de son père, notamment l’abbé Grégoire. Figure emblématique de la lutte pour l’émancipation des juifs et des noirs, cet « évêque révolutionnaire » réclame l’abolition totale des privilèges et prône le suffrage universel masculin.
Sur le principe, Hippolyte approuve. Cependant, dans la pratique, après avoir constaté l’engouement du peuple pour les exécutions publiques, il découvre avec quelle facilité on peut mener, voire manipuler une foule en jouant sur l’irrationnel, sur la passion et les pulsions, toutes choses qui rendent délicat l’usage du suffrage universel et peuvent mener à la dictature. Il en conclut que l’instruction populaire doit éclairer le peuple pour le faire revenir à des sentiments plus fraternels et raisonnables.
Pour l’abbé Grégoire, comme pour Carnot père et fils, l’esclavage doit être aboli, les nations doivent s’affranchir des Empires en recouvrant leur souveraineté et l’éducation doit affranchir les citoyens de l’ignorance, un ensemble de sujets merveilleusement réunis dans l’iconographie des bas-reliefs du socle de la statue de Gutenberg à Strasbourg, monument commémoratif réalisé par un ami aussi bien de l’abbé Grégoire que d’Hippolyte Carnot, et plus tard de Victor Hugo : le sculpteur David d’Angers.
Membre du Comité d’instruction publique, Grégoire réclame, comme le faisaient déjà avant lui les Oratoriens, la généralisation de la langue française et devient le rapporteur de la suppression des anciennes académies et de la création de l’Institut.
L’ouverture de toute une série ‘d’écoles spéciales’, tels l’Ecole polytechnique (1794) et l’Institut des langues orientales (1795), l’établissement du Musée du Louvre (1793), l’avant-projet de l’implantation d’une Bibliothèque nationale (1790), la création du Bureau des Longitudes (1795), le lancement des nouvelles unités de poids et mesures, système métrique et décimal, l’extension des écoles élémentaires à toutes les communes et l’un des fleurons de cette politique : la fondation du Conservatoire national des arts et métiers (1794) durent l’essentiel de leur mise en œuvre à l’énergie débordante de l’abbé Grégoire.
Il s’agit de transmettre des savoirs techniques à deux types de publics. D’un côté, des « grandes » écoles, tournées vers les nouvelles élites du pays, mettent en place un enseignement de haut niveau pour former savants et ingénieurs (École polytechnique, Ponts et chaussées, etc.) ou les futurs professeurs du nouveau système d’instruction publique avec l’École normale (1794) ; de l’autre, des écoles destinées à l’encadrement intermédiaire dans les manufactures, de bons ouvriers et chefs d’ateliers : c’est le cas des écoles d’arts et métiers, héritières de l’école professionnelle imaginée en 1780 à Liancourt (60) par le duc de la Rochefoucauld.
Sont également instaurées plusieurs grandes institutions qui existent encore aujourd’hui, parmi lesquelles, hors celles déjà nommées, le Muséum d’histoire naturelle (1793) au Jardin royal des plantes médicinales (1793) ou le musée des Monuments français (1795).
L’abbé Grégoire fait entrer le jeune Hippolyte dans la loge maçonnique dont il fait partie, Les Philadelphes. Inspiré par le combat de Grégoire, dont il sera l’exécuteur testamentaire et sur lequel il publiera une œuvre vers la fin de sa vie, Hippolyte, à peine âgé de 23 ans, publie « Gunima, nouvelle africaine du XVIIIe siècle » (1824) un conte philosophique relatant l’éducation morale du jeune Benjamin qui confronte ses préjugés et l’injustice du régime esclavagiste et de servitude des peuples dits hottentots du Cap aux principes des Lumières.
Étonnamment moderne, l’histoire relève le défi de la fraternité au moment où la France répondait aux revendications de reconnaissance d’Haïti.
Fidèle à la philosophie de l’abbé Grégoire, il proteste contre l’expulsion des juifs de Dresde où ils sont interdits de séjour. Indigné, il tente d’alerter l’opinion : depuis 1789 les juifs sont des citoyens français comme les autres. Il réaffirme sa foi dans la liberté des cultes qui a permis l’émancipation des juifs et s’écrie :
« Si l’on appelle juif celui que, dès le sein de sa mère, la société condamne au plus vil esclavage, qui végète sans droit dans sa patrie et sert de plastron aux insultes de la populace, à qui ses actions ne méritent rien (…) et que poursuivent sans relâche la honte et le mépris, alors je suis un juif et le serai toujours ».
14. Comme Friedrich Schiller, patriote et citoyen du monde
Extrait du livre de Dalisson : « La position de Carnot est résumée lors d’une fête en hommage à la Révolution française, le 19 mars 1838, à Paris. Il porte un toast au nom de ‘la sainte égalité, de la solidarité entre tous les peuples et toutes les races d’hommes dans un esprit de fraternité’ à ‘l’abolition de l’esclavage, à la cessation de cet affreux scandale de l’humanité’.
« De ce jour, il collabore régulièrement avec Victor Schoelcher, journaliste, franc-maçon, proche des saint-simoniens et membre des mêmes sociétés que lui et qu’il retrouvera trois ans plus tard au gouvernement de la République, puis en exil. Schoelcher a été confronté à l’esclavage à Cuba dès 1828 et pense aussi que leur émancipation doit être progressive, avant de changer d’avis et de devenir partisan de l’abolition immédiate.
« La liberté doit aussi s’appliquer aux peuples et donc aux nations, car ‘le principe de toute souveraineté réside dans la nation’. Fils de 1789 éduqué pendant les luttes d’émancipations nationales, étudiant pétri de romantisme, passionné par les révoltes des années quinze et trente avant d’être happé par le ‘Printemps des peuples’, Carnot place sa confiance dans la liberté des nations : ‘Le salut viendra des peuples s’unissant pour venir à bout de l’ennemi commun, le despotisme.’ Si les nations et les peuples libérés arrivent à s’entendre et à s’unir, elles bâtiront même ‘l’Europe unie’.
« Il soutiendra tout au long du siècle tous les combats nationaux, et donc les unités nationales, contre les empires qui oppriment les minorités. Car la nationalité, ‘c’est le droit de l’homme proclamé en 1789, le droit de se grouper selon ses affinités de caractère, de tradition, de race, de langue, c’est au fond la LIBERTÉ même’. Il est donc acquis, y compris après la guerre de 1870, à une sorte de « ‘droit des peuples à disposer d’eux-mêmes’ dans une Europe fondée sur la liberté des peuples.
« Dans ses écrits sur la politique extérieure revient régulièrement la maxime de Friedrich Schiller : ‘L’homme est créé libre, il est libre, fut-il né dans des chaînes. (…) Devant l’homme libre, ne tremblez pas.’ Cette liberté des peuples et des nations doit même s’appuyer, horresco referens, sur la nécessaire réconciliation entre la France et l’Allemagne, deux peuples voisins que les vicissitudes de l’histoire ont séparés, mais qui sont « deux amis que de longues querelles ont divisés et qui ont besoin de s’expliquer’ ».
14. La Révolution de juillet 1830
Hippolyte Carnot, fusil à la main, sur les barricades, caricature de Cham.
La Révolution de 1830, dite aussi révolution de Juillet ou encore « Trois Glorieuses », se déroule à Paris du 27 au 29 juillet 1830.
Une partie des Parisiens se soulève contre la politique très réactionnaire du gouvernement du roi Charles X. Immédiatement se pose la question : « que mettre à la place du roi ? » Beaucoup comptaient restaurer la République.
Le 30 juillet les députés et les journalistes favorables au duc d’Orléans font placarder des affiches qui rappellent le passé « patriote » du duc, un ancien de Valmy qui se réclame des idées de George Washington, et de son engagement pour l’avenir : il sera « un roi-citoyen ». Sans condition les représentants du peuple (95 députés présents à Paris) proposent que le duc d’Orléans soit nommé Lieutenant-Général du royaume. Le 31 juillet ce dernier accepte le poste et se rend à l’Hôtel de Ville de Paris, le quartier général des républicains.
Lafayette appuyant le duc d’Orléans.
Là, devant la foule réunie, il reçoit l’accolade de La Fayette, tous les deux enroulés dans le drapeau tricolore. Lafayette estime qu’une transition graduelle vers une République passe forcément par une Monarchie constitutionnelle. Le 9 août, les députés modifient la Charte de 1814 qui devient « la charte » constitutionnelle de 1830 et le duc d’Orléans est proclamé « roi des Français » sous le nom de Louis-Philippe Ier.
Hippolyte Carnot, toujours dans la modération, croit fermement à la « démocratie représentative » et est élu trois fois député sous la Monarchie de 1830. Tribun de l’opposition au régime, il prépare la suite.
15. Ministre de l’Instruction publique sous la IIe République
Hippolyte Carnot.
Après une première tentative de rétablir des valeurs républicaines, neutralisée par le « coup d’Etat » de Louis-Philippe en 1830, les soulèvements de 1847-48 se terminent en février 1848 par la constitution, à l’Hôtel de Ville de Paris, du « Gouvernement provisoire » dirigé par plusieurs amis d’Hippolyte Carnot, instaurant la IIe République.
Les premières mesures du gouvernement provisoire se veulent en rupture avec la période précédente.
La peine de mort est abolie dans le domaine politique.
Les châtiments corporels sont supprimés le 12 mars et la contrainte par corps (prison pour dette) le 19 mars.
Le 4 mars une commission est mise en place pour résoudre le problème de l’esclavage dans les colonies françaises. Sous l’égide du ministre des Colonies, l’astronome républicain François Arago (1786-1853), ami intime d’Alexandre de Humboldt, et dont le secrétaire d’Etat s’appelle Victor Schoelcher, les travaux de cette commission permettent l’abolition de l’esclavage le 27 avril.
Dans le domaine politique, les changements sont importants.
La liberté de la presse et celle de réunion sont proclamées le 4 mars.
Le 5 mars le gouvernement institue le suffrage universel masculin, en remplacement du suffrage censitaire en vigueur depuis 1815. D’un coup le corps électoral passe de 250 000 à 9 millions d’électeurs… Cette mesure démocratique fait du monde rural, qui regroupe les trois quarts des habitants, le maître de la vie politique, et ce, pour de nombreuses décennies.
Des élections destinées à désigner les membres d’une assemblée constituante sont prévues pour le 9 avril. La Garde nationale que dirige Lafayette, jusque-là réservée aux notables, aux boutiquiers, est ouverte à tous les citoyens.
Le gouvernement provisoire proposa de nommer Hippolyte Carnot comme ministre de l’Intérieur ; il refusa, mais accepta celui de l’Instruction publique (que Victor Hugo venait de refuser), auquel on joignit les cultes, qui jusqu’alors avaient relevé du ministère de la Justice.
Si Carnot souhaite que les cultes soient réunis à l’instruction publique, c’est que non seulement il n’avait aucun sentiment d’hostilité à l’égard de l’Eglise, mais il croyait voir dans une étroite alliance de la République et du clergé la meilleure garantie du progrès.
« J’ai moi-même, a-t-il écrit, le sentiment religieux trop profondément gravé au cœur pour ne pas être et pour ne pas vouloir que l’on soit autour de moi plein de déférence à l’égard des ministres de toutes les religions. »
Et encore : « Mes efforts constants ont eu pour but de rattacher le clergé inférieur à la République. Le ministre de la religion et le maître d’école sont à mes yeux les colonnes sur lesquelles doit s’appuyer l’édifice républicain. »
16. Les réformes d’Hippolyte Carnot
Carte de l’alphabétisation en France en 1867. En s’appuyant sur le degré d’instruction des Français à l’âge du mariage, cette carte met en évidence une grande disparité entre les régions. Ainsi, le taux d’alphabétisation des habitants du nord et de l’est est-il nettement supérieur à celui des habitants du sud et de l’ouest. La France alphabétisée est celle des grandes villes, des campagnes riches et des populations denses.
Pendant son ministère très court, muni d’une vision d’ensemble longuement mûrie et préparée d’avance, il annoncera, parfois plusieurs fois par semaine, des réformes républicaines de tous les grands chantiers de l’éducation, de la première enfance jusqu’aux adultes en passant par la formation des enseignants, des grands commis de l’État et de l’ensemble des citoyens. En déclarant dans ses notes préparatoires qu’il « importe que les divers degrés du système d’enseignement s’intègrent les uns dans les autres, conduisant directement de l’un à l’autre ».
A. Ecoles maternelles
Pour Carnot, les « salles d’asile » ne sont guère que des établissements charitables dirigées par les religieuses. On y fait peu pour l’éducation de la première enfance. Leur nom qui rappelle des idées de misère et d’aumône est remplacé le 28 avril par celui « d’école maternelle ».
« L’enfant doit y trouver l’éducation qu’il ne peut recevoir de sa mère, c’est-à-dire les soins du corps, le langage du sentiment, et ces petits exercices destinés, non pas encore à meubler l’intelligence, mais seulement à l’entrouvrir ».
Dans l’esprit de Jean Reynaud (1806-1863) (sous-secrétaire d’État à l’Instruction publique) et de Carnot, la salle d’asile n’est ni une école d’instruction, ni un lieu de refuge pour des enfants privés de leurs parents. A Paris est créée simultanément une « Ecole maternelle normale », recevant des élèves âgés de vingt à quarante ans.
B. Ecole primaire
Tout est dit: « Le peuple qui a les meilleurs écoles est le premier peuple, s’il ne l’est pas aujourd’hui, il le sera demain. »
Dès le 27 février, dans une circulaire aux recteurs, Carnot marquait l’intention d’améliorer la condition du personnel enseignant primaire :
« La condition des instituteurs primaires est un des objets principaux de ma sollicitude… C’est à eux que sont confiées les bases de l’éducation nationale. Il n’importe pas seulement d’élever leur condition par une juste augmentation de leurs appointements ; il faut que la dignité de leur fonction soit rehaussée de toute manière… Il faut qu’au lieu de s’en tenir à l’instruction qu’ils ont reçue dans les écoles normales primaires, ils soient constamment sollicités à l’accroître… Rien n’empêche que ceux qui en seront capables ne s’élèvent jusqu’aux plus hautes sommités de notre hiérarchie. Leur sort quant à l’avancement ne saurait être inférieur à celui des soldats ; leur mérite a droit aussi de conquérir des grades… Mais, pour que tous soient animés dans une voie d’émulation si glorieuse, il est nécessaire que des positions intermédiaires leur soient assurées. Elles le feront naturellement par l’extension que doit recevoir dans les écoles primaires supérieures l’enseignement des mathématiques, de la physique, de l’histoire naturelle, de l’agriculture. Les instituteurs primaires seront donc invités, au nom de la République, à se préparer à servir au recrutement du personnel de ces écoles. Tel est un des compléments de l’établissement des écoles normales primaires. L’intérêt de la République est que les portes de la hiérarchie universitaire soient ouvertes aussi largement que possible devant ces magistrats populaires. »
Le ministre s’attaque donc le 30 juin à l’enseignement primaire. Avant lui, l’ordonnance du 29 février 1816 avait marqué un tournant. Elle établissait un comité cantonal chargé de la surveillance des écoles et obligeait, dans son article 14, les communes, sans leur en donner les moyens, à « pourvoir à ce que les enfants qui l’habitent reçoivent l’instruction primaire, et à ce que les enfants indigents la reçoivent gratuitement », celles-ci pouvant se regrouper pour remplir cette obligation. En clair, l’éducation primaire était complètement laissée aux communes qui à leur tour, faute de locaux et de moyens, faisaient appel aux congrégations religieuses.
Le ministre propose donc « d’élever la condition des instituteurs en les transformant, de fonctionnaires des communes en fonctionnaires d’État » pour les émanciper des potentats locaux, des parents et des religieux. Car,
« il faut certes que l’instituteur soit accepté dans sa commune, mais s’il en dépend trop, il n’est pas assez considéré. Il importe donc qu’il ne puisse point être destitué capricieusement ».
Dans cette optique, il supprime le « certificat de moralité » qui inféodait les instituteurs à l’Église et, accessoirement, au pouvoir.
A côté de l’obligation scolaire (pour les deux sexes et pour les communes de 300 habitants au moins) et la gratuité totale déjà évoquées, il veut compléter les programmes pour former un « tronc uniforme (…) destiné à tout passer en revue pour servir à déterminer les vocations » qui préfigure l’école de Jules Ferry et va plus loin que les seuls lire, écrire et compter.
Outre l’histoire et la géographie nationales, deux des marottes de Carnot, le chant, l’histoire naturelle, la musique et le dessin linéaire, deux matières destinées à épanouir et instruire, on trouve plusieurs spécificités dans les nouveaux textes. La première, qui sera reprise trente ans plus tard, est une sorte d’instruction civique que le ministre qualifie de
« devoirs et droits de l’homme et du citoyen, le développement des sentiments de liberté, d’égalité et de fraternité (…), bases d’un enseignement civique pour l’éducation républicaine du pays ».
Hippolyte avait été élu le 23 avril 1848 membre de l’Assemblée constituante. Lorsque, le 10 mai 1848, la « Commission exécutive » (du 9 mai au 28 juin 1848) remplace le « Gouvernement provisoire » (24 février – 9 mai 1848), il conserve son portefeuille ; mais l’exécutif, « afin de renforcer l’élément révolutionnaire », lui adjoignit Jean Reynaud (1806-1863), comme lui un ancien saint-simonien élu aussi représentant, comme sous-secrétaire d’Etat : « Je connaissais la modération réelle de ses principes, écrit Carnot ; il connaissait la fermeté des miens ; nous rîmes ensemble du rôle qu’on prétendait lui assigner ».
Edouard Charton (1807-1890), également un ancien saint-simonien, devenu lui aussi membre de l’Assemblée, donna sa démission de secrétaire général ; mais il continua ses bons offices sans titre officiel.
Parmi les actes de Carnot dans cette seconde période de son ministère, il faut mentionner le dépôt, le 3 juin, d’un projet de décret ouvrant un crédit de 995 000 francs, destiné à augmenter, pour le second semestre de 1848, le traitement de ceux des instituteurs primaires dont le traitement fixe et éventuel demeurait inférieur à six cents francs ; et un second crédit, de 105 000 francs, destiné à secourir, dans le courant de 1848, les institutrices communales dont les traitements fixe et éventuel demeuraient inférieurs à quatre cents francs (le décret fut voté le 7 juillet).
C. Exposé des motifs de la loi de juin 1848 sur l’École
La rédaction de la loi d’instruction primaire se poursuivait en petit comité, chargé de coordonner les travaux préparés par la Haute Commission. Elle fut achevée dans le courant de juin ; mais le dépôt du projet, retardé par les événements, ne put avoir lieu que le 30 juin. L’exposé des motifs s’exprime ainsi :
« Citoyens représentants, la différence entre la République et la monarchie ne doit se témoigner nulle part plus profondément, dans le domaine de l’instruction publique, qu’en ce qui touche les écoles primaires. Puisque la libre volonté des citoyens doit désormais imprimer au pays sa direction, c’est de la bonne préparation de cette volonté que dépendront à l’avenir le salut et le bonheur de la France.
« Le but de l’instruction primaire est ainsi nettement déterminé. Il ne s’agit plus seulement de mettre les enfants en mesure de recevoir les notions de la lecture, de l’écriture et de la grammaire ; le devoir de l’Etat est de veiller à ce que tous soient élevés de manière à devenir véritablement dignes de ce grand nom de citoyen qui les attend. L’enseignement primaire doit, par conséquent, renfermer tout ce qui est nécessaire au développement de l’homme et du citoyen, tel que les conditions actuelles de la civilisation française permettent de le concevoir. En même temps qu’il faut introduire dans cet enseignement une plus grande somme de connaissances, il faut aussi le faire concourir plus directement à l’éducation morale, et particulièrement à la consécration du grand principe de la fraternité que nous avons inscrit sur nos drapeaux et qu’il est indispensable de faire pénétrer et vivre partout dans les cœurs pour qu’il soit véritablement immortel.C’est là, citoyens, que l’enseignement primaire vient se joindre à l’enseignement religieux, qui n’est pas du ressort des écoles, mais auquel nous faisons un appel sincère, à quelque culte qu’il se rapporte, parce qu’il n’y a point de base plus solide et plus générale à l’amour des hommes que celle qui se déduit de l’amour de Dieu.
« L’établissement de la République, en donnant à l’enseignement primaire cette tendance nouvelle, commandait aussi, comme conséquences naturelles, deux mesures importantes, qui sont de rendre cet enseignement gratuit et obligatoire.
Nous le voulons obligatoire, parce qu’aucun citoyen ne saurait être dispensé, sans dommage pour l’intérêt public, d’une culture intellectuelle reconnue nécessaire au bon exercice de sa participation personnelle à la souveraineté.
Nous le voulons gratuit, par là même que nous le voulons obligatoire, et parce que sur les bancs des écoles de la République il ne doit pas exister de distinctions entre les enfants des riches et ceux des pauvres.
Nous vous demandons de proclamer la liberté de l’enseignement, c’est-à-dire le droit de tout citoyen de communiquer aux autres ce qu’il sait, et le droit du père de famille de faire élever ses enfants par l’instituteur qui lui convient. Nous considérons la déclaration de ce droit comme une des applications légitimes et sincères de la parole de liberté que notre République a jetée au monde avec enthousiasme, (…) Il nous a même semblé que ce ne serait pas un des moindres moyens de relever les écoles publiques que de laisser un plein essor aux écoles privées, à condition que dans cette carrière d’émulation il ne manquât aux premières aucune chance favorable (…) En un mot, citoyens, l’idée d’après laquelle nous nous sommes dirigés a été l’union continuelle du principe de l’autorité avec celui de la liberté. (…) C’est dans cette conciliation entre deux principes également respectables que consiste tout l’esprit de la loi que nous avons l’honneur de vous soumettre. »
Source : Hippolyte Carnot, Bulletin des lois, 1848.
D. Appel aux instituteurs pour éclairer le monde rural
Même lors du plébiscite du 8 mai 1870, le vote en faveur de Napoléon III est écrasant : 7 358 000 » oui » contre 1 538 000 » non « , grâce notamment au vote rural dépourvu d’éducation de base. Caricature de Cham dans Le Charivari du 18 mai 1870.
Le 5 mars, un décret fixa au 9 avril la convocation des assemblées électorales pour la nomination, par le suffrage universel, de « l’Assemblée constituante » qui siégera du 4 au 26 mai. Ce sont les premières élections depuis 1792 à se dérouler au suffrage universel masculin. Par décision de la IIe République, le nombre d’électeurs qui passe à 9 395 035, a été multiplié par 40 !
Or, comme nous l’avons dit, si Hippolyte Carnot est en théorie pour le suffrage universel, avec une grande majorité de Français non-éduqués, l’expression du vote risque de conduire au désastre.
Aucune partie de l’instruction primaire, écrit-il, « n’a été plus négligée, sous les précédents gouvernements, que la formation des enfants comme citoyens ». Dès lors, beaucoup des électeurs que le décret du gouvernement provisoire vient d’investir du droit de suffrage ne sont-ils pas, surtout dans les campagnes, suffisamment instruits des intérêts de la chose publique.
Pour tenter d’éclairer ces électeurs sur leurs droits et libertés, Carnot fait appel aux instituteurs :
« Excitez autour de vous les esprits capables d’une telle tâche à composer en vue de vos instituteurs de courts manuels, par demandes et par réponses, sur les droits et les devoirs des citoyens. Veillez à ce que ces livres parviennent aux instituteurs de votre ressort, et qu’ils deviennent entre leurs mains le texte de leçons profitables.
« C’est ce qui va se faire à Paris sous mes yeux ; imitez-le. Que nos 36 000 instituteurs primaires se lèvent donc à mon appel pour se faire immédiatement les réparateurs de l’instruction publique devant la population des campagnes. Puisse ma voix les toucher jusque dans nos derniers villages ! Je les prie de contribuer pour leur part à fonder la République. Il ne s’agit pas, comme du temps de nos pères, de la défendre contre le danger de ses frontières, il faut la défendre contre l’ignorance et le mensonge, et c’est à eux qu’appartient cette tâche. Des hommes nouveaux, voilà ce que réclame la France. Une révolution ne doit pas seulement renouveler les institutions, il faut qu’elle renouvelle les hommes. On change d’outil quand on change d’ouvrage. C’est un principe capital de politique. »
« Mais les instituteurs ne doivent pas seulement, en éclairant les électeurs, leur enseigner à choisir les représentants les plus capables de consolider le régime démocratique ; ils peuvent faire davantage : « Pourquoi nos instituteurs primaires ne se présenteraient-ils pas, non seulement pour enseigner ce principe, mais pour prendre place eux-mêmes parmi ces hommes nouveaux ? Il en est, je n’en doute pas, qui en sont dignes : qu’une ambition généreuse s’allume en eux ; qu’ils oublient l’obscurité de leur condition ; elle était des plus humbles sous la monarchie ; elle devient, sous la République, des plus honorables et des plus respectées (…) Qu’ils viennent parmi nous, au nom de ces populations rurales dans le sein desquelles ils sont nés, dont ils savent les souffrances, dont ils ne partagent que trop la misère. Qu’ils expriment au sein de la législature les besoins, les vœux, les espérances de cet élément de la nation si capital et si longtemps délaissé. Tel est le service nouveau que, dans ce temps révolutionnaire, je réclame du zèle de Messieurs les instituteurs primaires. »
C’étaient là des paroles comme la France n’en avait pas entendu depuis l’an II. Elles causèrent une émotion profonde ; elles mirent la flamme au cœur de tout ce qu’il y avait de jeune et de généreux dans le personnel enseignant primaire, en même temps qu’elles produisaient dans le camp des conservateurs la plus vive irritation. Furibard, Léon Faucher écrivait, le 7 mars, à un ami : « Lisez la circulaire de Carnot aux recteurs. C’est le chef-d’œuvre de la folie ! »
L’appel du ministre pour la composition de manuels sur les droits et les devoirs du citoyen fut entendu. Dans plusieurs académies, les recteurs firent rédiger et publier des catéchismes d’enseignement civique.
A Paris, l’historien Henri Martin fit paraître un Manuel de l’instituteur pour les élections ; le philosophe Charles Renouvier publia, sous les auspices du ministre, un Manuel républicain de l’homme et du citoyen : ces deux ouvrages furent envoyés d’office aux recteurs, et distribués par leurs soins.
Au niveau électoral, leurs efforts ne furent pas couronnés de succès. Les élections qui auront finalement lieu le 23 avril donnent une majorité aux modérés (« monarchistes camouflés » et « républicains modérés »).
Les républicains « avancés », dont Carnot fait partie, sont nettement battus. La nouvelle assemblée se réunit le 4 mai. Elle proclame la République et met fin à l’existence du gouvernement provisoire. Elle élit une « Commission exécutive » dont sont exclus les éléments les plus progressistes du gouvernement provisoire.
E. Enseignement secondaire
Le 28 février 1848, une circulaire exposa, dans ses grandes lignes, le programme du ministre et de ses collaborateurs ; elle « déroule les principes généraux de notre entreprise », dit Carnot. On y lisait :
« Il est nécessaire, dans l’intérêt de la société, qu’un certain nombre de citoyens reçoive des connaissances plus étendues que celles qui suffisent pour assurer le développement de l’homme. C’est à quoi répondra l’établissement de l’instruction secondaire. Le gouvernement républicain se propose de recruter ces agents si essentiels dans la masse du peuple. Il faut donc veiller à ce que les portes de l’instruction secondaire ne soient fermées à aucun des élèves d’élite qui se produisent dans les établissements primaires.
« Toutes les mesures nécessaires à cet égard seront prises. — C’est dans les écoles supérieures seulement que le principe de la spécialité, prudemment préparé dans les autres, doit se dessiner tout à fait. L’accès aux leçons de ces écoles ne peut être défendu à personne ; mais c’est en vue des élèves dignes de servir aux intérêts généraux qu’elles doivent être instituées. Il n’y a que la décision des examens qui puisse y conférer tous les droits. »
F. Une Ecole d’administration
Un décret du 8 mars 1848 annonce qu’une :
« Ecole d’administration, destinée au recrutement des diverses branches d’administration dépourvues jusqu’à présent d’écoles préparatoires, sera établie sur des bases analogues à celles de l’Ecole polytechnique ».
Pour Carnot, il s’agit de créer un foyer capable de « rayonner » sur toute la France « la lumière républicaine », en promouvant les valeurs philosophiques des droits de l’homme. Ce n’est pas au privé mais bien à l’État d’établir « une pépinière pour les services publics » en formant des administrateurs dévoués corps et âme à l’intérêt général.
Faute de subventions suffisantes, l’école est installée dans un bâtiment délabré, l’ancien Collège du Plessis (rue Saint-Jean-de-Beauvais, c’est-à-dire là où son père avait fait installer la l’école pilote pour l’enseignement mutuel !), et le ministère apportera les chaises ; les élèves furent tenus de suivre les cours du Collège de France, répétés ensuite et commentés par des maîtres de conférences. Les programmes sont éclectiques : à côté de l’enseignement professionnel, une « large part est faite aux études scientifiques, mais aussi littéraires qui meublent l’intelligence et lui donnent de l’ampleur ».
Contrairement à l’ENA de nos jours, on y enseigne non pas le « management » et la statistique, mais l’architecture, le dessin, l’histoire de l’art et les religions orientales. Prise dans les turbulences politiques, cette école ne survécut pas au ministre qui l’avait fondée mais fera date.
G. Haute Commission des études scientifiques et littéraires
En vue de la préparation d’une nouvelle loi sur l’instruction primaire, et de la recherche des solutions à apporter aux questions nouvelles qui surgissaient, Carnot institua une Haute Commission des études scientifiques et littéraires, dont la présidence fut donnée à Jean Reynaud, et où il fit entrer « les hommes les plus notables et les plus amis du progrès dans les sciences, dans les lettres, dans l’administration, et surtout dans l’enseignement ».
Parmi les noms des 45 membres de cette Commission, notons ceux du chansonnier Pierre-Jean de Béranger, de Boussingault, d’Henri Martin, de Poncelet, d’Edgar Quinet et de Charles Renouvier.
H. Education pour tous, tout au long de la vie
École publique du soir pour adultes.
Sur le plan de l’instruction, en 1848, la situation reste désastreuse. Sur 300 000 conscrits, plus de 112 000 ne savent ni lire, ni écrire. Si l’on prend les plus âgés, la proportion est encore supérieure à ce tiers. D’où l’arrêté du 8 juin, qui institua à Paris des lectures publiques du soir, « destinées à populariser la connaissance des chefs-d’œuvre de notre littérature nationale ». Elles devaient avoir lieu deux fois par semaine, « dans différents locaux situés, autant que possible, au sein des quartiers les plus populeux de Paris ».
Les paysans, soit les deux tiers de la population, qui ne bénéficient d’aucune structure associative et sont éloignés des villes et des écoles, sont la cible prioritaire du ministre. Ce sont eux qu’il faut prioritairement convertir par la lecture, clé de l’instruction et de l’émancipation, et mener jusqu’aux maisons d’école :
« Les maîtres, devenus bibliothécaires leur feront la lecture, à haute et intelligible voix, pourront les instruire, les intéresser et (…) les passionner pour la vie politique du pays. Les enseignants en l’état de leurs disponibilités prodigueront des enseignements généraux pour l’étatagricole et des lectures à la maison d’école ou à la mairie, pour l’instruction civique et même la littérature. »
I. Bibliothèques « circulantes »
Bibliothèque en 1876.
En partant du constat que « nous manquons de livres de lecture pour le peuple comme il y en a ailleurs », le ministre met sur pied un vaste réseau public de bibliothèques communales de toutes tailles. Il charge l’éditeur Paulin de rassembler des collections de livres les plus variés possible dans chaque quartier des villes et chaque canton rural pour les mettre gratuitement à la disposition du peuple. Il crée également toute une gamme d’établissements complémentaires comme les bibliothèques spéciales près des facultés pour mettre le savoir le plus savant à la disposition du plus grand nombre. Sur une idée de Jules Simon, il entend créer des bibliothèques populaires et rurales qu’il rebaptise « collections circulantes » avec des enseignants qui « parcourraient les petits villages et porteraient aux enfants isolés l’instruction qu’ils ne pourraient trouver ailleurs ». Les « bibliothécaires missionnaires » de ces établissements itinérants seront des « instituteurs conservateurs de la petite bibliothèque populaire », qui guideront le public, contrôleront les prêts et pourront lire à la demande.
C’est dans cette optique bibliophile qu’il faut replacer la création, au printemps 1848, d’un Service officiel des lectures publiques du soir. L’objectif est toujours le même : donner le meilleur au peuple. C’est ce qu’explique Émile Deschanel : « Le ministre de la République voulut que le peuple souverain eût, lui aussi, ses lecteurs et professeurs. » Ce service, aussi politique que moral, rappelle les séances organisées par les philanthropes ou les saint-simoniens, censées remplacer les cabarets et les bals trop arrosés. Elles permettront à l’ouvrier (et plus tard au paysan) fatigué « du labeur quotidien de trouver un asile commode, un plaisir qui porterait avec lui l’instruction, de bons conseils et la familiarité des grands esprits de notre race ».
Il s’agit de vulgariser les textes patrimoniaux et, si besoin, de les commenter pour « instruire noblement les auditeurs en les amusant », raconte l’ancien saint-simonien Sainte-Beuve. Le programme de ces lectures doit donc être varié pour ne point lasser. Les grands classiques comme Corneille et Molière alternent avec l’Histoire à la Michelet qui a une fonction civique évidente, et des comédies ou des chansons comme celles de Béranger.
Les premières séances parisiennes devant des ouvriers et des artisans pleins de respects sont un succès « dans un silence attentif où les moindres impressions se peignent sur les visages ». Le ministre relève des réactions amusées aux comédies, patriotes à l’évocation des grandes batailles comme Crécy, critiques devant un style ampoulé et déroutées devant les Fables de la Fontaine. Dans cette logique le ministère envisage la création d’une Athénée libre sur les modèles allemand et américain. Il s’agit de réunir quelques professeurs dans un amphithéâtre ou dans d’anciennes salles de spectacles pour donner un enseignement libre et gratuit, ouvert à tous et délivré par « des pionniers dans des domaines encore inexplorés » des sciences et des techniques.
J. Beaux-Arts, hygiène et gymnastique au programme
Dans l’enseignement, outre des « éléments d’histoire et de géographie nationale », il ajoute le français, le droit public et l’hygiène, sans oublier la gymnastique pour améliorer la santé des plus démunis. Il s’agit là de la version pour adulte de ce que l’école nouvelle et l’instruction républicaine proposeront à tous les enfants de France. Ces cours doivent même mettre l’art à la portée de tous à travers la promotion du patrimoine : « Existe-t-il moyen plus puissant d’éducation populaire ? », dit-il en parlant de l’art en général et des Beaux-Arts en particulier.
Concrètement, le 29 mars, le ministre fonde avec treize professeurs l’Association Philotechnique destinée à donner aux ouvriers les connaissances professionnelles et techniques nécessaires aux métiers modernes.
L’Association s’accorde sur des cours de géométrie, de grammaire, d’algèbre, de mécanique et de dessin délivrés dans les salles de la Halle aux draps, puis à l’école Turgot. Les professeurs de lycées parisiens sont les premiers sollicités par l’Association pour compléter la formation en Histoire et en Droit.
L’expérience démarre début avril avec 150 ouvriers teinturiers du faubourg Saint-Marcel qui s’initient aux connaissances scientifiques dans l’amphithéâtre de l’Ecole de pharmacie. Rapidement, cet enseignement professionnel s’étend en province, comme à Orléans, avant de disparaître dans le tumulte de Juin.
Carnot veut aller plus loin et songe à des « clubs-écoles » sur le modèle écossais des « Mécanic-institutions », c’est-à-dire des salles de conférences, des bibliothèques et des cours permanents pour les ouvriers dans des bâtiments jouxtant les usines. Tenu au courant des travaux de Braille, il s’intéresse aussi aux sourds et aux aveugles, pour lesquels il compte multiplier les institutions spécialisées dépendant de son ministère, et non plus de l’Intérieur.
K. Concorde citoyenne
Pour couronner cette démocratisation, Carnot songe à l’une des méthodes les plus originales de la Révolution : la pédagogie civique par les fêtes publiques.
Fin février, il a déjà expérimenté leurs vertus citoyennes en participant à la plantation d’un arbre de la Liberté, pratique rituelle en 1848, dans les jardins de Saint-Nicolas à Paris. Dans cet établissement spécialisé dans l’éducation des enfants d’ouvriers, la cérémonie est placée sous le signe des Trois Couleurs. Le clergé bénit l’arbre comme le veut l’usage, en présence du maire de l’arrondissement. Le discours du ministre est édifiant : « L’arbre que vous plantez est jeune comme la République elle-même (…) Il étendra sur vous ses rameaux, de même que la République étendra sur la France les bienfaits de l’Instruction populaire. (…) Les bons écoliers deviennent les bons citoyens. »
Le ministre de l’Instruction a été aussi impressionné par la « Fête de la concorde » du 21 mars, entre la Bastille et le Champ de Mars, avec ses défilés, sa statuaire civique, ses revues d’œuvres industrielles, ses hymnes à la République et son enthousiasme réformateur. Cette pédagogie civique lui a semblé efficace grâce à sa représentation symbolique du régime et sa « foule d’hommes obéissant à une inspiration commune ».
17. Conclusion
Face à Carnot, la riposte de l’oligarchie est foudroyante. Figure du « parti de l’ordre », Adolphe Thiers, en 1848, n’hésite pas à déclarer : « Je demande que l’action du curé soit forte, beaucoup plus forte qu’elle ne l’est, parce que je compte beaucoup sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici pour souffrir. »
Dès le 10 décembre 1848, date de l’élection de Louis Napoléon Bonaparte à la présidence de la République, le pouvoir s’appuie sur des forces issues du clergé et d’une droite rétrograde.
Cédant aux congrégations, il fait voter deux lois hypothéquant fortement et durablement les chances de réussite de l’école publique: la loi Parieu du 11 janvier 1850 et la loi Falloux du 15 mars 1850.
La première poursuit les enseignants restés fidèles à l’esprit de Carnot (4000 instituteurs seront révoqués). La seconde accentue les prérogatives de l’Eglise en matière d’enseignement et favorise le développement de l’enseignement congrégationiste. En guise de conclusion, voici celle de Rémi Dalisson dont nous recommandons fortement la magnifique biographie sur Hippolyte Carnot :
« Sa pratique, ce sont ses textes législatifs sur l’instruction, y compris les programmes scolaires, aussi variés que novateurs, comme ceux de son École d’administration ou de ‘l’école maternelle’. Ils font de Carnot l’incontestable précurseur de Jules Ferry et du projet éducatif et civique de la Troisième République. Ses lois et décrets veulent (…) émanciper les enfants et en faire des citoyens actifs et critiques dans une démocratie apaisée, modérée et socialement fluide, sous l’égide d’instituteurs restaurés, symboles des temps nouveaux.
« Sa pratique, ce sont ses combats et ses engagements, et d’abord dans l’opposition à laquelle il appartient longtemps. Retenons ses écrits précoces contre la peine de mort, sa participation aux événements de 1830, son rôle en 1848 à l’Assemblée, son combat pour les instituteurs pour lesquels il se dépense sans compter et son exil volontaire. (…)
« Dans un siècle écrasé par le souvenir de deux guerres mondiales, par l’effacement de la République sous Vichy puis par la décolonisation et la chute du communisme, l’oubli de 1848 et de ses espoirs sociaux et éducatifs en dit long sur nos structures mentales et notre mémoire. Cette sorte d’amnésie, qui n’empêche d’ailleurs pas la sacralisation, souvent anachronique, du corpus républicain, a fait tomber Hippolyte Carnot et l’ensemble du XIXe siècle dans un bien triste oubli. La période n’évoque plus grand-chose, hormis quelques coups de projecteurs ponctuels. Elle est même à présent sacrifiée dans l’enseignement, comme si seul le XXe siècle était digne d’étude.
« A l’heure où le modèle scolaire français est remis en cause, où l’école républicaine doute de ses missions, où la laïcité est elle aussi discutée et où les enseignants se sentent abandonnés, il est plus que jamais nécessaire de connaître les racines d’un système éducatif intimement lié au régime républicain. Pour cela, à l’aube du XXIe siècle, la réévaluation de la vie et de l’œuvre d’Hippolyte Carnot, défenseur acharné de la liberté, de l’école, de Clio et de la République peut poser les bases d’une réflexion renouvelée et civique sur la chose scolaire ».
18. Annexe
Liste de principaux ouvrages d’Hippolyte Carnot:
Gunima, nouvelle africaine du XVIIIe siècle, (Paris, Barba, 1824).
Le Gymnase, recueil de morale et de littérature (Paris, Balzac, 1828).
En plein centre-ville de Strasbourg, à deux pas de la cathédrale, tournant le dos à la Chambre de commerce qui date de 1585, la belle statue en bronze représentant l’imprimeur allemand Johannes Gutenberg tenant une page à peine imprimée de sa Bible sur laquelle on peut lire : « Et la lumière fut ! » (NOTE 1)
Évoquant l’émancipation des peuples grâce à la diffusion de la connaissance par le développement de l’imprimerie, la statue, érigée en 1840, arrive à un moment où les partisans de la République sont vent debout contre la censure de la presse imposée par Louis-Philippe sous la Monarchie de Juillet.
Strasbourg, Mayence et la Chine
Modèle en plâtre pour la statue de Gutenberg, par David d’Angers.
Né vers 1400 à Mayence, Johannes Gutenberg, avec l’argent que lui prête le marchand et banquier Johann Fust, réalise à Strasbourg, entre 1434 et 1445, ses premiers essais avec des caractères d’imprimerie mobiles en métal, avant de perfectionner son procédé à Mayence, notamment en imprimant à partir de 1452 sa fameuse Bible dite à 42 lignes.
A sa mort (à Mayence) en 1468, Gutenberg lègue son procédé à l’humanité permettant l’envol de l’imprimerie en Europe. Des chroniqueurs évoquent également le travail de Laurens Janszoon Coster à Harlem ou encore ceux de l’imprimeur italien Panfilo Castaldi qui aurait ramené le savoir-faire chinois en Europe. Soulignons que le monde « civilisé » d’alors refusait de reconnaître que l’imprimerie avait vu le jour en Asie avec les fameux « caractères mobiles » (en porcelaine et en métal) mis au point plusieurs siècles plus tôt en Chine et en Corée. (NOTE 2)
En Europe, Mayence et Strasbourg se disputent la place d’honneur. Ainsi, pour célébrer le 400e anniversaire de « l’invention » de l’imprimerie, Mayence inaugure, le 14 août 1837, sa statue de Gutenberg érigée par le sculpteur Bertel Thorvaldsenalors, alors qu’à Strasbourg, dès 1835, un comité local avait confié la réalisation d’un monument du même type au sculpteur David d’Angers.
Ce dernier, assez peu connu, fut aussi bien un grand sculpteur ami proche de Victor Hugo, qu’un républicain fervent en contact personnel avec la fine fleur de l’élite humaniste de son époque en France, en Allemagne et aux Etats-Unis. Il fut également un combattant inlassable de l’abolition de la traite négrière et de l’esclavage.
La vie du sculpteur
Sculpteur français Pierre-Jean David, dit « David d’Angers » (1788-1856) est le fils du maître sculpteur Pierre Louis David. Pierre-Jean sera marqué par l’esprit républicain de son père qui le forme à la sculpture dès son jeune âge. A douze ans, son père l’inscrit au cours de dessin de l’École centrale de Nantes. A Paris, il est sollicité pour réaliser les ornementations de l’Arc de Triomphe du Carrousel et la façade sud du palais du Louvre. Enfin il entre aux Beaux-arts.
David d’Angers, par François-Joseph Heim, Musée du Louvre.
David d’Angers possède un sens aigu de l’interprétation de la figure humaine et une aptitude à pénétrer les secrets de ses modèles. Il excelle dans le portrait que ce soit en buste ou en médaillon. Il est l’auteur d’au moins soixante huit statues et statuettes, d’une cinquantaine de bas-reliefs, d’une centaine de bustes et plus de cinq cents médaillons. Victor Hugo avait dit à son ami David: « C’est la monnaie de bronze avec laquelle vous payez votre péage à la postérité. »
Il voyage en Europe : Berlin, Londres, Dresde, Munich où partout, il exécute des bustes.
Vers 1825, alors qu’il obtient la commande du monument funéraire que la Nation élève par souscription publique en l’honneur du général Foy, un tribun de l’opposition parlementaire, une mutation idéologique et artistique s’opère en lui. Il fréquente les milieux progressistes des intellectuels de la « génération de 1820 » et rejoint le courant républicain international. Il s’interroge alors sur les problèmes politiques et sociaux de la France et de l’Europe. Plus tard, il resta toujours fidèle à ses convictions, refusant par exemple la commande prestigieuse du tombeau de Napoléon.
Production artistique
Projet de statue du médecin Françis-Xavier Bichat (1771-1802), David d’Angers.
Son art s’infléchit donc dans le sens d’un naturalisme dont l’iconographie et l’expression détonnent si on le compare à l’art que pratiquent ses collègues académiciens et à celui des sculpteurs dissidents dits alors « romantiques ». Pour David, point de sensualisme mythologique, d’allégories obscures ni de pittoresque historique. La sculpture, selon David, doit au contraire généraliser et transposer ce que l’artiste observe, de façon à assurer la survie des idées et des destinées dans une postérité intemporelle. David s’attacha à cette conception particulière, limitée de la sculpture, adoptant ainsi les réflexions de l’âge des Lumières selon lesquelles cet art se fait « le dépôt durable des vertus des hommes » en perpétuant le souvenir des exploits des êtres d’exception.
Médaillon figurant Alexandre de Humboldt, David d’Angers.
Prévaut alors l’image, un peu austère, des « grands hommes » que l’on connaît surtout grâce à quelque 600 médaillons représentant les hommes et femmes célèbres, de plusieurs pays, la plupart étant ses contemporains. A cela, s’ajoute une centaine de bustes, avant tout représentant ses amis, des poètes, des écrivains, des musiciens, des chansonniers, des scientifiques et des hommes politiques avec lesquels il partage l’idéal républicain.
Parmi les plus éclairés de son époque, on compte : Victor Hugo, Lafayette, Wolfgang Goethe, Alfred de Vigny, Alphonse Lamartine, Pierre-Jean de Béranger, Alfred de Musset, François Arago, Alexandre de Humboldt, Honoré de Balzac, Lady Morgan, James Fennimore Cooper, Armand Carrel, François Chateaubriand, Ennius Quirinus Visconti et autres Niccolo Paganini.
Pour magnifier ses modèles et rendre visuellement les qualités du génie propre à chacun, David d’Angers invente un mode d’idéalisation non plus fondé sur le classicisme à l’antique, mais sur une grammaire des formes issue d’une science nouvelle, la phrénologie du Docteur Gall, qui voulait que les « bosses » crâniennes d’un individu traduisent ses aptitudes intellectuelles et ses passions. Pour le sculpteur il s’agissait de transcender la physionomie du modèle pour que la grandeur de l’âme rayonne à son front.
En 1826, il est élu membre de l’Institut de France et, la même année, professeur aux Beaux-Arts. En 1828, David d’Angers est victime d’un premier attentat jamais élucidé. Blessé à la tête, il est obligé de garder le lit pendant trois mois. Ce qui ne l’empêche pas, en 1830, toujours fidèle aux idées républicaines, de participer aux journées révolutionnaires et combats sur les barricades. Fronton du Panthéon, David d’Angers.
Le sculpteur se trouva ainsi tout désigné, en 1830, pour exécuter la commande du programme de sculpture politique le plus chargé de sens de la monarchie de Juillet et, peut-être, du XIXe siècle en France, la nouvelle décoration du fronton de l’église Sainte-Geneviève reconvertie, dès juillet, en Panthéon.
Il s’agit pour lui, historiographe, de représenter les civils et hommes de guerre qui édifièrent la France républicaine. L’exécution des personnages qu’il avait choisis et disposés dans une esquisse d’abord approuvée puis suspendue, devait nécessairement conduire, en 1837, à un conflit avec le haut-clergé et le gouvernement. À gauche, nous voyons Bichat, Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, David, Cuvier, Lafayette, Manuel, Carnot, Berthollet, Laplace, Malesherbes, Mirabeau, Monge et Fénelon. Alors que le gouvernement tente de faire supprimer l’effigie de Lafayette, ce que David d’Angers refuse avec obstination, appuyé en cela par la presse libérale, le fronton est dévoilé sans cérémonie officielle en septembre 1837, sans la présence de l’artiste, non invité.
Entrée en politique
Lors de la Révolution de 1848, il est nommé maire du XIe arrondissement de Paris, entre à l’Assemblée nationale constituante puis à l’Assemblée nationale législative où il vote avec la Montagne (gauche révolutionnaire). Il défend l’existence de l’Ecole des Beaux-arts et de l’Académie de France à Rome. Il s’oppose à la destruction de la Chapelle Expiatoire et au retrait de deux statues de l’Arc de Triomphe, (Résistance et Paix d’Antoine Etex).
Il vote aussi contre les poursuites à l’encontre de Louis Blanc (autre homme d’Etat républicain condamné à l’exil), contre les crédits de l’expédition romaine de Napoléon III, pour l’abolition de la peine de mort, pour le droit au travail, pour l’amnistie générale.
Exil
Jeune fille grecque, statue de David d’Angers pour le tombeau de Markos Botzaris.
Il n’est pas réélu député en 1849 et se retire de la vie politique. En 1851, à l’avènement de Napoléon III, David d’Angers est arrêté et également condamné à l’exil. Il choisit la Belgique puis voyage en Grèce (son vieux projet). Il veut revoir sa Jeune grecque sur le tombeau du républicain patriote grec Markos Botzaris, qu’il trouve mutilée et à l’abandon (il la fera rapatrier en France et restaurer).
Déçu par la Grèce, il revient en France, en 1852. Aidé par son ami de Béranger, il est autorisé à séjourner à Paris où il reprend ses travaux. En septembre 1855, il est terrassé par une attaque d’apoplexie qui l’oblige à cesser ses activités. Il décède en janvier 1856.
Amitiés avec Lafayette, l’abbé Grégoire et Pierre-Jean de Béranger
Le marquis de Lafayette. peint par Adolphe Phalipon d’après un tableau d’Ary Scheffer (1795-1858).
David d’Angers apparaît comme un véritable trait-d’union entre les républicains du XVIII et ceux du XIXe siècle et une passerelle vivante entre ceux d’Europe et d’Amérique.
Né en 1788, il aura la chance de fréquenter dans son jeune âge certaines grandes figures révolutionnaires de l’époque avant de s’impliquer personnellement dans les révolutions de 1830 et 1848.
Vers la fin des années 1820, David participe aux réunions chaque mardi du salon de Madame de Lafayette épouse de Gilbert du Motier, marquis de La Fayette (1757-1834).
Alors que le général Lafayette s’y tenait droit comme « un chêne vénérable », ce salon, note le sculpteur,
« aune physionomie bien tranchée, écrit-il. Là les hommes causent de choses sérieuses, surtout politiques, les jeunes gens mêmes ont l’air grave : il y a quelque chose de décidé, d’énergique et de courageux dans leur regard et dans leur maintien (…) Toutes les dames et aussi les demoiselles ont l’air calme et réfléchi ; elles ont plutôt l’air d’être venues pour voir ou assister à des délibérations importantes, que pour se faire voir. »
Le général républicain irlandais Arthur O’Connor.
David y rencontre un compagnon d’armes de Lafayette, le général Arthur O’Connor (1763-1852), ancien député irlandais acquis à la cause républicaine ayant rejoint les volontaires de l’Etat-Major de Lafayette en 1792.
Accusé d’avoir suscité des troubles contre l’Empire britannique et en contact avec le général Lazare Hoche, O’Connor se réfugia en France en 1796 et participa à l’expédition d’Irlande. O’Connor, épousa en 1807 la fille de Condorcet et sera naturalisé Français en 1818.
Le chansonnier républicain Pierre-Jean de Béranger, buste de David d’Angers.
Lafayette et David d’Angers se retrouvaient souvent avec un petit groupe d’amis, quelques « frères », membres de loges maçonniques : tels le chansonnier Pierre-Jean de Béranger, François Chateaubriand, Benjamin Constant, Alexandre Dumas (qui correspondait avec Edgar Allan Poe), Alphonse Lamartine, Henri Beyle dit Stendhal ou encore les peintres François Gérard et Horace Vernet.
Dans ces mêmes cercles, David fera également connaissance avec l’Abbé Grégoire (1750-1831) et on y évoquait souvent le problème de l’abolition de l’esclavage que Grégoire avait fait voter le 4 février 1794.
Dans leurs échanges, Lafayette aimait rappeler ce que disait son ami de jeunesse Nicolas de Condorcet :
« L’esclavage, c’est une horrible barbarie, si nous ne pouvons manger du sucre qu’à ce prix, il faut savoir renoncer à une denrée souillée du sang de nos frères.«
Pour Grégoire, le problème était bien plus profond :
« Tant que les hommes seront altérés de sang, ou plutôt, tant que la plupart des gouvernements n’auront pas de morale, que la politique sera l’art de fourber, que les peuples, méconnaissant leurs vrais intérêts, attacheront une sotte importance au métier de spadassin, et se laisseront conduire aveuglément à la boucherie avec une résignation moutonnière, presque toujours pour servir de piédestal à la vanité, presque jamais pour venger les droits de l’humanité, et faire un pas vers le bonheur et la vertu, la nation la plus florissante sera celle qui aura plus de facilité pour égorger les autres.«
(Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs)
Napoléon et l’esclavage
La première abolition de l’esclavage avait été, hélas de courte durée. En 1802, Napoléon Bonaparte, à court d’argent pour financer ses guerres, rétablit l’esclavage et neuf jours plus tard, il exclut de l’armée française les officiers de couleur. Enfin, il proscrit les mariages entre « fiancés dont la couleur de peau est différente ». David d’Angers restait très sensible à cette question, ayant comme camarade, un tout jeune écrivain, Alexandre Dumas, dont le père était né esclave à Haïti.
Dès 1781, sous le pseudonyme de Schwarz (noir en Allemand), Nicolas de Condorcet avait fait paraître un manifeste plaidant pour la disparition graduelle de l’esclavage sur une période de 60 à70 ans, un point de vue rapidement partagé par Lafayette. Fervent militant de la cause abolitionniste, Condorcet condamne l’esclavage comme un crime mais dénonce aussi son inutilité économique : le travail servile, dont la productivité est faible, est un frein à l’établissement de l’économie de marché.
Et avant même la signature du traité de paix entre la France et les Etats-Unis, Lafayette écrivit à son ami George Washington le 3 février 1783 pour lui proposer de s’associer à lui afin de mettre en route un processus d’émancipation progressif des esclaves. Il lui suggérait un plan qui « deviendrait franchement bénéfique pour la portion noire de l’humanité ».
Il s’agissait d’acheter un petit État dans lequel on ferait l’expérience de libérer les esclaves et de les faire travailler comme fermiers. Un tel exemple, expliquait-il, « pourrait faire école et ainsi devenir une pratique générale ». (NOTE 3)
Washington lui répond qu’à titre personnel il aurait plutôt envie d’appuyer une telle démarche mais que le Congrès américain (déjà) y était totalement hostile.
De la Société des amis des Noirs à la Société française pour l’abolition de l’esclavage
L’abbé Henri Grégoire, buste de David d’Angers.
A Paris, l’abbé Grégoire et Jacques Pierre Brissot créent le 19 février 1788 « La Société des amis des Noirs » dont le règlement fut rédigé par Condorcet et dont les époux Lafayette furent également membres.
La société avait pour but l’égalité des Blancs et des Noirs libres dans les colonies, l’interdiction immédiate de la traite des Noirs et progressive de l’esclavage ; d’une part dans le souci de maintenir l’économie des colonies françaises, et d’autre part dans l’idée qu’avant d’accéder à la liberté, les Noirs devaient y être préparés, et donc éduqués.
D’abord favorable à une abolition progressive, la SFAE sera ensuite favorable à une abolition immédiate. Interdit de réunion, elle décide de créer des comités abolitionnistes dans l’ensemble du pays pour que ceux-ci relaient tant au plan local qu’au plan national la volonté de faire cesser l’esclavage.
Goethe et Schiller
À l’été 1829, David d’Angers effectue son premier voyage en Allemagne et rencontre Goethe (1749-1832), le poète et philosophe qui s’était retiré à Weimar. Plusieurs séances de pose ont permis au sculpteur de réaliser son portrait.
En 1827, le journal français Globe avait fait paraître deux lettres racontant deux visites rendues à Goethe, en 1817 et 1825, par Victor Cousin(1792-1887), ainsi qu’un courrier d’André-Marie Ampère(1775-1867), de retour de l’« Athènes de l’Allemagne ». Le tout jeune savant y faisait part de son admiration, et donnait de nombreux détails qui aiguisèrent l’intérêt de ses compatriotes. Lors de son séjour à Weimar, Ampère compléta les connaissances de son hôte au sujet des auteurs romantiques, et notamment en ce qui concerne Mérimée, Vigny, Deschamps et Delphine Gay. Goethe avait déjà une opinion (positive) sur Victor Hugo, Lamartine et Casimir Delavigne, et sur tout ce qu’ils devaient à Chateaubriand.
Abonné au Globe depuis sa fondation en 1824 Goethe disposait d’un merveilleux instrument d’information française. En tous cas, il ne lui restait pas grand chose à apprendre sur la France, quand David et Pavie se présentèrent chez lui, au mois d’août 1829. Fort de son expérience malheureuse avec Walter Scott à Londres, David d’Angers avait, cette fois, pris ses précautions, se munissant d’un certain nombre de lettres de recommandation pour les habitants de Weimar, ainsi que de deux lettres d’introduction auprès de Goethe, signées par l’abbé Grégoire et Victor Cousin. Afin de montrer à l’illustre écrivain ce qu’il savait faire, il avait mis dans une caisse quelques uns de ses plus beaux médaillons.
Arrivés à Weimar, David d’Angers et Victor Pavie rencontreront de grandes difficultés dans leur quête, d’autant que les destinataires des lettres de recommandation étaient tous absents. Frappé de désespoir, craignant l’échec, David accuse alors son jeune ami Victor Pavie :
Friedrich Schiller, médaillon de David d’Angers.
c« Oui, tu t’es lancé avec ton optimisme de jeune homme sans me laisser le temps de réfléchir et de me dégager. Ce n’est point en poltron et sous le patronage interlope d’un aventurier, c’est de front et résolument qu’il nous fallait aborder le personnage. (…) On vaut par ce qu’on est, c’est oui ou non. Tu me connais, à genoux devant le génie, et, devant le pouvoir, imployable. Ah ! les poètes de cour, grands ou petits, partout les mêmes !
(…) Et d’un bond s’élançant de la chaise où il s’était insensiblement laissé choir : Où est Schiller (1759-1805) que je l’embrasse ! Celui-là était peuple, on ne disait point Monsieur de Schiller ; sa tombe, où je frapperai, ne me restera point scellée ; j’irai l’y prendre, et l’en ramènerai glorieux. Je ne l’ai point vu, qu’importe ? ai-je vu Corneille, ai-je vu Racine ? Le buste que je lui destine n’en ressemblera que mieux ; sur son front reluira l’éclair de son génie. Je le ferai tel que je l’aime et l’admire, non point avec ce nez pincé dont l’a gratifié Dannecker, mais les narines gonflées de patriotisme et de liberté ».
Le récit de Victor Pavie révèle la ferveur républicaine animant le sculpteur qui, fidèle aux idéaux de l’abbé Grégoire, réfléchissait déjà à la grande sculpture contre l’esclavage qu’il projetait de réaliser :
« En ce moment, la fenêtre entrebâillée de notre chambre, cédant à la brise du soir, s’ouvrit à deux battants. Le ciel était superbe ; la voie lactée s’y déroulait avec un tel éclat qu’on en eût compté les étoiles. Il (David) resta quelque temps silencieux, ébloui ; puis, avec cette soudaineté d’impression qui renouvelait incessamment autour de lui le domaine des sentiments et des idées :‘Quelle œuvre, et quel chef-d’œuvre ! Sommes-nous pauvres près de cela ! Tous vos génies en un, écrivains, artistes, poètes, atteindraient-ils jamais à ce poème incomparable dont les tâches sont des splendeurs ? Dieu sait pourtant vos prétentions insatiables ; on vous écorche en vous louant… Et légers ! Retiens bien ceci (et ses pressentiments à cet égard n’étaient rien moins qu’une chimère), c’est que tel d’entre eux qui a reçu de moi pour gage de mon admiration un buste en marbre, en aura quelque jour littéralement perdu le souvenir. – Non, il n’y a rien de noble et de grand dans l’humanité que ce qui souffre. J’ai toujours dans la tête, ou plutôt dans le cœur, cette protestation de la conscience humaine contre la plus exécrable iniquité de nos temps, la traite des nègres : après dix ans de silence et de souffrance il faut qu’elle éclate par la voix de l’airain. Tu vois d’ici le groupe : l’esclave garrotté, l’œil au ciel protecteur et vengeur du faible ; près de lui, gisante et brisée, sa femme, au sein de laquelle une frêle créature suce du sang au lieu de lait ; à leurs pieds, détaché du collier rompu de la négresse, le crucifix, l’Homme-Dieu mort pour ses frères, noirs ou blancs. Oui, le monument sera de bronze, et quand soufflera le vent, l’on entendra battre la chaîne, et les anneaux résonneront’ ».
Enfin, Goethe finit par rencontrer les deux Français et David d’Angers réussit à faire son buste. Victor Pavie : « Goethe s’inclina avec politesse devant nous, attaqua dès l’abord le français avec aisance, et nous fit asseoir de cet air calme et résigné qui m’étonnait, comme si c’était une chose toute simple de se trouver debout à quatre-vingts ans, face à face avec une troisième génération, à laquelle il se trouve transmis à travers la seconde, ainsi qu’une vivante tradition.
« (…) David portait sur lui, comme l’on dit vulgairement, un échantillon de son savoir-faire. Il présenta au vieillard quelques uns de ses profils vivants, d’une expression si morale, d’une exécution si nerveuse et si intime, fragment d’un grand tout qui va se complétant avec notre âge, et qui réserve aux siècles d’après la physionomie monumentale du XIXe. Goethe les prit dans sa main, les considéra muet, avec une scrupuleuse attention, comme pour en soutirer une harmonie cachée, et fit entendre une exclamation sourde et équivoque que je reconnus plus tard pour une marque de satisfaction authentique. Puis à ce propos, par une transition plus intelligible et bien flatteuse, dont il ne se douta peut-être pas, marchant à sa bibliothèque, il nous étala avec charme une riche collection de médailles du moyen âge, rares et précieuses reliques d’un art que l’on pourrait dire perdu, et dont notre grand sculpteur David a su de nos jours retrouver et retremper le secret.
« (…) Le projet de buste n’eut pas à languir longtemps : et dès le lendemain un des appartements de l’immense maison du poète était transformé en atelier, et un tertre informe gisait sur le parquet, attendant le premier souffle de l’existence. Sitôt qu’il se fut remué lentement vers une apparence humaine, on vit se mouvoir en même temps la figure jusque-là calme et impassible de Goethe. Peu-à-peu, comme s’il se fut déterminé une secrète et sympathique alliance entre le portrait et le modèle, à mesure que l’un s’acheminait à la vie, l’autre s’épanouissait à la confiance et à l’abandon : on en vint bientôt à ces confidences d’artiste, à ce confluent de poésie, où réunies de part et d’autre, les idées du poète et du sculpteur se précipitent dans un moule commun. Il allait, venait, rôdant autour de cette masse croissante, (pour me servir d’une comparaison triviale) avec l’inquiète sollicitude d’un propriétaire qui fait bâtir. Il nous adressait de nombreuses questions sur la France dont il suivait la marche avec une jeune et active curiosité ; et s’ébattant à loisir sur la littérature moderne, il passait tour-à-tour en revue Chateaubriand, Lamartine, Nodier, Alfred de Vigny, Victor Hugo, dont il avait médité sérieusement la manière dans Cromwell.
Goethe par David d’AngersSchiller, par Dannecker
« (…) Le buste de David sera beau comme celui de Chateaubriand, de Lamartine, de Cooper, comme toute application de génie à génie, comme l’œuvre d’un ciseau apte et puissant à la reproduction d’un de ces types créés tout exprès par la nature pour l’habitation d’une grande pensée. De toutes les ressemblances tentées avec plus ou moins de bonheur, dans tous les âges de cette longue gloire, depuis sa jeunesse de vingt ans jusqu’au buste de Rauch, le dernier et le mieux entendu de tous, ce n’est pas une prévention de dire que celui de David est le meilleur, ou pour parler plus franchement encore, la seule réalisation de cette ressemblance idéale qui n’est pas la chose, mais qui est plus que la chose, la nature prise au-dedans et retournée au-dehors, la manifestation extérieure d’une intelligence divine passée à l’état d’écorce humaine. Et il est peu d’occasion comme celle-ci, où l’exécution colossale ne semble que l’indication impuissante d’un effet réel. Un front immense, sur lequel se dresse, comme des nuages, une épaisse touffe de cheveux argentés ; un regard de haut en bas, creux et immobile, un regard de Jupiter olympien, un nez de proportion large et de style antique, dans la ligne du front ; puis cette bouche singulière dont nous parlions tout-à-l’heure, avec la lèvre inférieure un peu avancée, cette bouche, tout examen, interrogation et finesse, complétant le haut par le bas, le génie par la raison ; sans autre piédestal que son cou musculeux, cette tête se penche comme voilée, vers la terre : c’est l’heure où le génie couchant abaisse son regard vers ce monde qu’il éclaire encore d’un rayon d’adieu. Telle est la description grossière de la statue de Goethe par David. – Quel malheur que dans son buste de Schiller, si célèbre et si prôné, le sculpteur Dannecker lui ait préparé un si misérable pendant ! »
Quand Goethe reçoit son buste, il remercie chaleureusement l’Angevin pour les échanges épistolaires, les livres et les médaillons… mais ne fait aucune mention du buste ! Pour une raison simple : il ne se reconnaît pas du tout dans l’œuvre, qu’il ne garde d’ailleurs pas chez lui… Le poète allemand est représenté avec un front démesuré, pour refléter sa grande intelligence. Et ses cheveux ébouriffés symbolisent les tourments de son âme…
David d’Angers et Hippolyte Carnot
Hippolyte Carnot, fils cadet de Lazare Carnot, peint par Jules Laure, 1837.
Hippolyte publiera en 1888, sous le titre Henri Grégoire, évêque républicain, les Mémoires de ce défenseur de tous les opprimés d’alors (des nègres comme des juifs), grand ami de son père et qui lui avait gardé cette amitié.
Pour l’ancien évêque de Blois,
« il faut éclairer l’ignorance qui ne connait pas et la pauvreté qui n’a pas les moyens de connaitre.«
Grégoire avait été un des grands « éducateurs de la Convention » et c’est sur son rapport que fut fondé, 29 septembre 1794, notamment, pour l’instruction des artisans, le Conservatoire des Arts-et-Métiers. Grégoire contribua également à la création du Bureau des longitudes le 25 juin 1795 et de l’Institut de France le 25 octobre 1795.
Buste de Rouget de Lisle, David d’Angers.
Hippolyte Carnot et David d’Angers publièrent ensemble les Mémoires de Bertrand Barère de Vieuzac(1755-1841) qui, au Comité de Salut Public, avait en quelque sorte le rôle de Ministre de l’Information, chargé d’annoncer à la Convention, dès leur arrivée, les victoires des Armées Républicaines.
C’est également l’abbé Grégoire qui chargea David d’Angers, avec l’aide de son ami Béranger, d’apporter en 1826 un peu de confort matériel et financier à Rouget de Lisle (1860-1836), l’auteur légendaire de La Marseillaise composée à Strasbourg, lorsque dans ses vieux jours, le compositeur croupillait en prison pour dette.
Dépassant les sectarismes de leur époque, voilà trois fervents républicains plein de compassion et de reconnaissance pour un génie musical qui n’a jamais voulu accepter de renoncer à ses convictions royalistes mais dont la création patriotique deviendra l’hymne national de la jeune République française.
Gouvernement provisoire de la IIe République
Hippolyte Carnot.
Tous ces combats, démarches et mobilisations aboutiront en 1848, lorsque, pendant deux mois et 15 jours (du 24 février au 9 mai), une poignée d’authentiques républicains firent partie du « gouvernement provisoire » de la IIe république.
En si peu de temps, que de bonnes mesures furent prises ou mises en chantier ! Hippolyte Carnot y est un ministre de l’Instruction publique déterminé à créer une éducation de haut niveau pour tous, et femmes incluses, suivant les modèles fixés par son père pour Polytechnique et de Grégoire pour les Arts et Métiers.
L’article 13 de la Constitution de 1848, « garantit aux citoyens (…) l’enseignement primaire gratuit ». Le ministre de l’Instruction publique, toujours Lazare Hippolyte Carnot, soumet à l’Assemblée le 30 juin 1848 un projet de loi qui anticipe totalement sur les lois Ferry, en prévoyant un enseignement élémentaire obligatoire pour les deux sexes, gratuit et laïc, tout en garantissant la liberté d’enseignement. Il prévoit également pour les instituteurs une formation gratuite de trois ans dans une école normale, avec en contrepartie une obligation d’enseigner pendant au moins dix ans, système qui sera longtemps en vigueur. Il propose une nette amélioration de leurs salaires. Il exhorte, déjà, les instituteurs « à dispenser un catéchisme républicain ».
Buste de David d’Angers signé « A son honorable ami François Arago ».
Membre du gouvernement provisoire, le grand astronome et scientifique François Arago est ministre des colonies, après avoir été désigné par Gaspard Monge à lui succéder à l’Ecole polytechnique pour y enseigner la géométrie projective. Son ami le plus proche n’est autre qu’Alexandre de Humboldt, ami de Johann Wolfgang Goethe et de Friedrich Schiller.
Il est un autre militant abolitionniste ayant passé une bonne partie de sa vie d’adulte à Paris. Humboldt fait partie de la Société d’Arcueil formée autour du chimiste Claude-Louis Berthollet où se rencontrent également François Arago, Jean-Baptiste Biot, Louis-Joseph Gay-Lussac avec lesquels Humboldt se lie d’amitié. Ils publient ensemble plusieurs articles scientifiques.
Humboldt et Gay-Lussac mènent des expériences communes sur la composition de l’atmosphère, sur le magnétisme terrestre et la diffraction de la lumière, recherches dont le grand Louis Pasteur cueillera par la suite les fruits.
Napoléon, qui voulait initialement expulser Humboldt, finit par tolérer sa présence. La Société de géographie de Paris, fondée en 1821, le choisit comme président.
Humboldt, Arago, Schoelcher, David d’Angers et Hugo
Humboldt ne cache pas ses idéaux républicains. Son Essai Politique sur l’Ile de Cuba (1825), a l’effet d’une bombe. Trop hostile aux pratiques esclavagistes, l’ouvrage fut interdit de publication en Espagne. Londres va jusqu’à lui refuser tout accès à son Empire.
Bien plus déplorable, John S. Trasher, qui en publia, en 1856, une version en langue anglaise, supprima carrément le chapitre consacré aux esclaves et à la traite ! Humboldt protestera énergiquement contre cette mutilation, opérée à des fins politiques. Trasher était esclavagiste, Sa traduction expurgée fut destinée à combattre les arguments des abolitionnistes nord-américains, qui par la suite publièrent le chapitre escamoté dans le New-York Herald et le Courrier des États-Unis. Victor Schoelcher et le décret abolissant l’esclavage dans les colonies françaises.
En France, sous Arago, le sous-secrétaire d’État à la Marine et aux colonies se nomme Victor Schoelcher. Il n’a pas besoin d’argumenter beaucoup pour convaincre l’astronome que toutes les planètes sont alignés pour passer à l’acte.
Franc-maçon, Schoelcher est un frère de loge de David d’Angers, « Les amis de la Vérité » aussi connu sous le nom de Cercle social, en réalité « un mélange de club politique révolutionnaire, de loge maçonnique et de salon littéraire ».
Le 4 mars une commission est mise en place pour résoudre le problème de l’esclavage dans les colonies françaises. Elle est présidée par Victor de Broglie, président de la SFAE à laquelle adhèrent cinq des douze membres de la commission. Grâce aux efforts de François Arago, Henri Wallon et surtout Victor Schoelcher, ses travaux permettent l’abolition de l’esclavage le 27 avril.
Hugo abolitionniste
Victor Hugo, buste de David d’Angers.
Victor Hugo fut un des partisans de l’abolition de l’esclavage, en France, mais aussi d’une égalité entre ce que l’on désignait encore comme « les races » au XIXe siècle. « République blanche et république noire sont sœurs, de même que l’homme noir et l’homme blanc sont frères », affirmait déjà Hugo en 1859. Pour lui, tous les hommes étant des créations de Dieu, la fraternité était de mise.
Lorsque le 27 avril 1851, une anti-esclavagiste, Maria Chapman, écrit à Hugo pour lui demander de soutenir la cause abolitionniste, Hugo lui répond : « L’esclavage aux États-Unis ! s’exclame-t-il le 12 mai, y a-t-il un contresens plus monstrueux ? ». Comment, en effet, une république dotée d’une aussi belle constitution est capable de préserver une pratique aussi barbare ?
Huit ans plus tard, le 2 décembre 1859, il écrit une lettre ouverte aux États-Unis d’Amérique, publiée par les journaux libres d’Europe, pour défendre l’abolitionniste John Brown condamné à mort.
Partant du fait qu’« il y a des esclaves dans les états du Sud, ce qui indigne, comme le plus monstrueux des contre-sens, la conscience logique et pure des états du Nord », il relate le combat de Brown, son procès et son exécution annoncée, et conclut : « il y a quelque chose de plus effrayant que Caïn tuant Abel, c’est Washington tuant Spartacus ».
Un journaliste de Port-au-Prince, Exilien Heurtelou, le remercie le 4 février 1860. Hugo lui répond le 31 mars :
« Vous êtes, monsieur, un noble échantillon de cette humanité noire si longtemps opprimée et méconnue. D’un bout à l’autre de la terre, la même flamme est dans l’homme ; et les noirs comme vous le prouvent. Y a-t-il eu plusieurs Adam ? Les naturalistes peuvent discuter la question ; mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y a qu’un Dieu. Puisqu’il n’y a qu’un père, nous sommes frères.
C’est pour cette vérité que John Brown est mort ; c’est pour cette vérité que je lutte. Vous m’en remerciez, et je ne saurais vous dire combien vos belles paroles me touchent. Il n’y a sur la terre ni blancs ni noirs, il y a des esprits ; vous en êtes un. Devant Dieu, toutes les âmes sont blanches.
J’aime votre pays, votre race, votre liberté, votre révolution, votre république. Votre île magnifique et douce plaît à cette heure aux âmes libres ; elle vient de donner un grand exemple ; elle a brisé le despotisme.Elle nous aidera à briser l’esclavage. »
En 1860 également, la Société abolitionniste américaine, mobilisée derrière Lincoln publiera un recueil de discours. La brochure s’ouvre sur trois textes de Hugo, suivis par ceux de Carnot, Humboldt et Lafayette.
Hugo accepte de présider, le 18 mai 1879, une commémoration de l’abolition de l’esclavage en présence de Victor Schoelcher, auteur principal du décret d’émancipation de 1848, qui salue en Hugo« le défenseur puissant de tous les déshérités, de tous les faibles, de tous les opprimés de ce monde » et déclare ceci :
« La cause des nègres que nous soutenons, et envers lesquels les nations chrétiennes ont tant à se reprocher, devait avoir votre sympathie ; nous vous sommes reconnaissants de l’attester par votre présence au milieu de nous.«
Un début de mieux
Autre mesure prise par le gouvernement provisoire de cette éphémère IIe République : l’abolition de la peine de mort dans le domaine politique et la suppression, le 12 mars, des châtiments corporels, tout comme la contrainte par corps (prison pour dette) le 19 mars.
Dans le domaine politique, la liberté de la presse et celle de réunion sont proclamées le 4 mars. Le 5 mars le gouvernement institue le suffrage universel masculin, en remplacement du suffrage censitaire en vigueur depuis 1815. D’un coup le corps électoral passe de 250 000 à 9 millions d’électeurs. Cette mesure démocratique place le monde rural, qui regroupe les trois quarts des habitants, au cœur de la vie politique, et ce, pour de nombreuses décennies. Cette masse de nouveaux électeurs, faute de véritable formation citoyenne, voyant en lui un protecteur, plébiscitera en masse Napoléon III, aussi bien en 1851, en 1860 qu’en 1870.
Victor Hugo
Deuxième buste de Victor Hugo, par David d’Angers.
Pour revenir à David d’Angers, une amitié durable l’unit à Victor Hugo (1802-1885). Fraîchement mariés, Hugo et David se retrouvaient pour dessiner. Le poète et le sculpteur aimaient dessiner ensemble, faire des caricatures, peindre des paysages ou des « architectures » qui les inspiraient.
Un même idéal les unissait et avec l’arrivée de Napoléon III, les deux hommes connurent l’exil politique.
Par amitié, David d’Angers a fait plusieurs bustes de son ami. Hugo est représenté portant un costume élégant contemporain.
Son large front et ses sourcils légèrement froncés expriment la grandeur, encore à venir, du poète. Renonçant à détailler les pupilles, David confère à ce regard une dimension intérieure et pensive qui fit écrire à Hugo :
« Mon ami, c’est l’immortalité que vous m’envoyez.«
En 1842, David d’Angers réalise un autre buste de Victor Hugo, couronné de laurier, où cette fois ce n’est pas Hugo l’ami intime qui est évoqué mais davantage le génie et le grand homme.
Enfin, pour les funérailles de Hugo, en 1885, la République d’Haïti tint à manifester au poète sa reconnaissance en se faisant représenter par une délégation. Emmanuel-Edouard, écrivain haïtien, la présidait et déclara notamment au Panthéon :
« La République d’Haïti a le droit de parler au nom de la race noire ; la race noire, par mon organe, remercie Victor Hugo de l’avoir beaucoup aimée et honorée, de l’avoir raffermie et consolée.«
Les quatre bas-reliefs de la statue de Gutenberg
Visite-conférence de la statue de Gutenberg par l’auteur, le 8 juillet 2023.
Une fois que le lecteur identifie ce « grand arche » qui traverse l’histoire et, les idées et convictions, qui animaient David d’Angers, il saisira la belle unité qui sous-tend les quatre bas-reliefs du socle de la statue commémorant Gutenberg à Strasbourg.
Ce qui ressort c’est l’idée très optimiste que le genre humain, dans sa grande et magnifique diversité, est un et fraternel . Une fois libéré de toutes les formes d’oppressions (l’ignorance, esclavage, etc.), il peut vivre ensemble dans la paix et l’harmonie.
Ces bas-reliefs en bronze ont été ajoutés en 1844. Après d’âpres débats et contestations, , ils ont remplacé les modèles en plâtre peints originaux de 1840 apposés lors de l’inauguration. Ils représentent les bienfaits de l’imprimerie en Amérique, en Afrique, en Asie et en Europe. Au centre de chaque relief, une presse d’imprimerie entourée de personnages identifiés par des inscriptions ainsi que des instituteurs, des enseignants et des enfants.
Pour conclure, voici un extrait du compte-rendu de l’inauguration décrivant les bas-reliefs. Sans tomber dans le wokisme (pour qui toute idée de « grand homme » est forcément à combattre), soulignons qu’il est écrit dans les termes de l’époque et donc sujet à discussion :
Diffusion des idées en Europe grâce à l’imprimerie. Modèle en plâtre pour le socle de la statue de Gutenberg, David d’Angers.
L’EUROPE
« L’Europe est représentée par un bas-relief sur lequel se côtoient René Descartes dans une attitude méditative, placé sous Francis Bacon et Herman Boerhaave. A gauche, l’on voit successivement William Shakespeare, Pierre Corneille, Molière et Racine. Un rang en dessous se succèdent Voltaire, Buffon,Albrecht Dürer, John Milton et Cimarosa, Poussin, Calderone, Camoëns et Puget. A droite du tableau, se pressent Martin Luther, Wilhelm Gottfried Leibniz, Emmanuel Kant, Copernic, Wolfgang Goethe, Friedrich Schiller, Hegel, Richter, Klopstock. Rejetés sur le coté Linné et Ambroise Parée. Près de la presse, on peut voir au-dessus de la figure de Martin Luther, Erasme de Rotterdam, Rousseau et Lessing. Sous le gradin se voient Volta, Galilée, Isaac Newton, James Watt, Denis Papin et Raphaël. Un petit groupe d’enfants étudient parmi lesquels un Africain et un Asiatique « .
Diffusion des idées en Asie grâce à l’imprimerie. Modèle en plâtre pour le socle de la statue de Gutenberg, David d’Angers.
L’ASIE
« Une presse est de nouveau représentée à côté de laquelle William Jones et Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron offrent des livres aux brahmanes qui leur donnent en retour des manuscrits. Près de Jones, le sultan Mahmoud II est en train de lire le Moniteur revêtu de vêtements modernes, son ancien turban gît à ses pieds et tout près un Turc lit un livre. Un degré en dessous un empereur chinois entouré d’un Persan et d’un Chinois lit le livre de Confucius. Un Européen instruit des enfants tandis qu’un groupe de femmes indiennes se tient près d’une idole et du philosophe indien Rammonhun-Roy. «
Diffusion des idées en Afrique grâce à l’imprimerie. Modèle en plâtre pour le socle de la statue de Gutenberg, David d’Angers.
L’AFRIQUE
« Appuyé sur une presse, William Wilberforce étreint un Africain possédant un livre, alors que des Européens distribuent à d’autres Africains des livres et s’occupent à instruire les enfants. A droite, on peut voir Thomas Clarkson brisant les fers d’un esclave. Derrière lui, l’abbé Grégoire aide un noir à se relever et tient sa main sur son cœur. Un groupe de femmes élève leurs enfants retrouvés vers les ciel, qui ne verra désormais plus que des hommes libres, tandis qu’à terre gisent des fouets et des fers brisés. C’est la fin de l’esclavage. »
Diffusion des idées en Amérique grâce à l’imprimerie. Modèle en plâtre pour le socle de la statue de Gutenberg, David d’Angers.
L’AMERIQUE
« L’acte de l’indépendance des Etats-Unis qui a fraîchement été tiré de sous la presse figure dans les mains de Benjamin Franklin. Près de lui se tiennent Washington et Lafayette qui tient sur sa poitrine l’épée que lui donne sa patrie adoptive. Jefferson et tous les signataires de l’acte d’indépendance sont rassemblés. A droite, Bolivar serre la main d’un Indien. «
L’Amérique
1884, chantier de la statue de la Liberté, rue de Chazelles, Paris XVIIe.
L’on comprend mieux les paroles prononcées par Victor Hugo, le 29 novembre 1884, c’est-à-dire peu avant sa mort, lors de sa visite de l’atelier du sculpteur Frédéric-Auguste Bartholdi où le poète est invité à admirer la statue géante portant le nom symbolique « La Liberté éclairant le monde », fabriquée avec le concours de Gustave Eiffel et prête à partir aux Etats-Unis par bateau. Don de la France à l’Amérique, elle consacrera le souvenir de la part active que le pays de Lafayette a prise pendant la guerre d’Indépendance.
Initialement, Hugo s’est surtout intéressé aux héros et grands hommes d’Etat américains : William Penn, Benjamin Franklin, John Brown ou encore Abraham Lincoln. Des modèles, selon Hugo qui permettaient au peuple de progresser. Aussi l’Amérique est-elle, pour l’homme politique français devenu républicain en 1847, l’exemple à suivre. Même s’il est très déçu par la position des américains sur la peine de mort et l’esclavage.
Après 1830, l’écrivain abandonne cette vision un peu idyllique du Nouveau Monde et s’en prend aux « civilisateurs » blancs, pourchasseurs d’indiens :
« Vous croyez civiliser un monde, lorsque vous l’enfiévrez de quelque fièvre immonde [4], quand vous troublez ses lacs, miroirs d’un dieu secret, lorsque vous violez sa vierge, la forêt. Quand vous chassez du bois, de l’antre, du rivage, votre frère naïf et sombre, le sauvage… Et quand jetant dehors cet Adam inutile, vous peuplez le désert d’un homme plus reptile… Idolâtre du dieu dollar, fou qui palpite, non plus pour un soleil, mais pour une pépite, qui se dit libre et montre au monde épouvanté l’esclavage étonné servant la liberté ! «
(NOTE 5)
Surmontant sa fatigue, devant la statue de la Liberté, Hugo improvise ce qu’il sait être sa dernière allocution :
« Cette belle œuvre tend à ce que j’ai toujours aimé, appelé : la paix entre l’Amérique et la France – La France qui est l’Europe – Ce gage de paix demeurera permanent. Il était bon que cela fût fait ! «
NOTES:
Si la phrase figure dans le livre de la Genèse, il pourrait également se référer à Notre-Dame de Paris (1831) un roman de Victor Hugo, grand ami du sculpteur de la statue, David d’Angers. On sait par une lettre d’Hugo d’août 1832 que le poète porta à David d’Angers la huitième édition du livre. La scène la plus directement incarnée dans la statue est celle durant laquelle le personnage de Frollo converse avec deux érudits (l’un étant Louis XI déguisé) tout en désignant d’un doigt un livre et de l’autre la cathédrale en remarquant : « Ceci tuera cela », c’est-à-dire qu’un pouvoir (la presse imprimée), la démocratie, supplantera l’autre (l’Église), la théocratie, une évolution historique qu’Hugo pensait inéluctable.
C’est la rencontre avec l’Asie qui va amener en Europe d’innombrables savoirs-faire techniques et découvertes scientifiques d’Orient, les plus connus étant la boussole et la poudre à canons. Tout aussi essentiel pour l’imprimerie que les caractères mobiles, le papier dont la fabrication fut mis au point en Chine à la fin de la Dynastie des Han de l’Est (vers l’année 185). Quant à l’imprimerie, à ce jour, le plus vieux livre imprimé que nous possédons est le Sûtra du Diamant, un écrit bouddhique chinois datant de 868. Enfin, c’est au milieu du XIe siècle, sous la dynastie des Song, que Bi Sheng (990-1051) inventa les caractères mobiles. Gravés dans de la porcelaine, céramique d’argile visqueuse, durcis dans le feu et assemblés dans la résine, ils révolutionnent l’imprimerie. Comme le documente le musée Gutenberg de Mayence, c’est le Coréen Choe Yun-ui (1102-1162) qui va améliorer cette technique au XIIe siècle en utilisant du métal (moins fragile), procédé que reprendra Gutenberg et ses associés. L’Anthologie des enseignements zen des grands prêtres bouddhistes (1377), également connue sous le nom de Jikji, a été imprimée en Corée, 78 ans avant la Bible de Gutenberg, et est reconnue comme le plus ancien livre à caractères métalliques mobiles existant au monde.
Victor Hugo a sans doute voulu rebondir sur les nouvelles qui lui arrivèrent d’Amérique. L’épidémie de variole du Pacifique Nord-Ouest de 1862, qui a été apportée de San Francisco à Victoria, a dévasté les peuples indigènes de la côte du Pacifique Nord-Ouest, avec un taux de mortalité de plus de 50 % sur toute la côte, de Puget Sound au sud-est de l’Alaska. Certains historiens ont décrit l’épidémie comme un génocide délibéré, car la colonie de l’île de Vancouver et la colonie de la Colombie-Britannique auraient pu la prévenir, mais ont choisi de ne pas le faire, et l’ont en quelque sorte facilitée.
Victor Hugo, La civilisation extrait de Toute la lyre (1888 et 1893).
Enseignement à l’Université de Bologne (Italie) avant 1400. Sans livres scolaires, les élèves ont bien du mal à se concentrer.
Par Karel Vereycken, peintre-graveur, zoographe, passionné d’histoire. cet article en PDF
Des amis m’ont interrogé sur les conditions ayant conduit à la découverte de la philosophie grecque, en particulier les idées de Platon, et le rôle qu’a pu jouer la découverte du grec ancien pendant la Renaissance européenne.
On entend parfois dire que c’est à l’occasion des grands conciles œcuméniques de Ferrare et de Florence (1439) qu’en apportant avec lui les manuscrits grecs de Byzance, le cardinal Nicolas de Cues (Cusanus), avec ses amis Pléthon et Bessarion, aurait permis à l’Europe occidentale d’accéder aux trésors de la philosophie grecque, notamment en redécouvrant Platon dont les œuvres étaient perdues depuis des siècles.
C’est l’introduction par Nicolas de Cues de la vision positive de l’homme qui aurait suscité en partie la Renaissance. Comme preuve, le fait qu’après le Concile de Florence, les Médicis auraient été les premiers à financer la traduction de l’œuvre complète de Platon, une percée qui aurait permis à la Renaissance de devenir ce qu’elle est devenue.
Si tout ceci n’est pas entièrement faux, permettez-moi d’y apporter quelques précisions.
La Renaissance fut-elle le fruit du Concile de Florence ?
Coluccio Salutati, chancelier de Florence.
Pas vraiment. C’est le programme de renouveau des études grecques et hébraïques, lancé par Coluccio Salutati (1332-1406), futur chancelier de Florence, qui marqua le début du processus.
L’idée lui vient de Pétrarque et de Boccace. Avec Dante Alighieri (1265-1321), c’est sans doute le poète italien Pétrarque (1304-1374) qui incarne le mieux l’idéal qui animait les humanistes de la Renaissance.
Toute sa vie, il tenta de « retrouver le très riche enseignement des auteurs classiques dans toutes les disciplines et, à partir de cette somme de connaissances le plus souvent dispersées et oubliées, de relancer et de poursuivre la recherche que ces auteurs avaient engagée ». *
Après avoir suivi ses parents à Avignon, Pétrarque fit ses études à Carpentras où il apprit la grammaire, puis à Montpellier, la rhétorique, et enfin à Bologne, où il passa sept ans à l’école de jurisconsultes.
Cependant, au lieu d’étudier le droit qui ouvrait sur une belle carrière, Pétrarque, en secret, lira tous les classiques alors connus, notamment Cicéron et Virgile, malgré le fait que son père ait brûlé ses livres à l’occasion.
Barlaam de Seminara
L’évêque basilien Barlaam de Seminara, portant un sac d’épaule, traverse une rivière. Haguenau, 1469. Encre et lavis sur papier.
Pétrarque
Sous le pontificat de Benoît XII, Pétrarque tenta d’acquérir les rudiments de la langue grecque grâce à un savant moine de l’ordre de Saint-Basile, Barlaam de Seminara (1290-1348), dit Barlaam le Calabrais, venu en 1339 à Avignon en tant qu’ambassadeur d’Andronic III Paléologue afin de tenter, en vain, de mettre un terme au schisme entre les Églises orthodoxe et catholique.
Philosophe, théologien et mathématicien, Barlaam, tout en ayant une connaissance limitée du grec et du latin, fut un des premiers à souhaiter que l’étude de la langue et de la philosophie grecques renaisse en Europe.
Dans son Traité sur sa propre ignorance et celle de beaucoup d’autres (1367), Pétrarque se déclara fier de ses manuscrits grecs – et de sa bibliothèque en général – et évoqua avec admiration Barlaam :
J’ai chez moi seize œuvres de Platon. Je ne sais pas si mes amis en ont jamais entendu nommer les titres […]. Et ce n’est là qu’une petite partie de l’œuvre de Platon, car j’en ai vu, de mes yeux, un grand nombre, en particulier chez le calabrais Barlaam, modèle moderne de sagesse grecque qui commença à m’enseigner le grec alors que j’ignorais encore le latin et qui l’aurait peut-être fait avec succès si la mort ne me l’eût ravi et n’eût fait obstacle à mes honnêtes projets, comme de coutume.
En 1350, c’est-à-dire deux ans après le décès de Barlaam, Pétrarque rencontra Boccace (1313-1375). Ce dernier, comme Pétrarque, se prit d’un vif amour pour le grec. Dans sa jeunesse, à Naples, il avait lui aussi rencontré Barlaam et appris quelques mots de grec, recopiant avec une émouvante maladresse des alphabets, des vers, y joignant la traduction latine et des indications de prononciation.
Le calabrais Léonce Pilate, traducteur d’Euripide, d’Aristote et d’Homère.
Pour se remettre au grec, Boccace fit alors venir de Thessalonique un disciple de Barlaam, Léonce Pilate (mort en 1366), un personnage austère, laid et de fort mauvais caractère. Mais ce Calabrais lui expliqua l’Iliade et l’Odyssée d’Homère et lui traduisit seize dialogues de Platon. Comment se fâcher avec lui ?
Boccace le garda trois ans dans sa maison et fit créer pour lui, chose totalement nouvelle, une chaire de grec à Florence. Mais Pilate ne maîtrisait pas vraiment cette langue. Bien que se faisant passer pour un Grec de souche, l’homme n’avait qu’une maigre connaissance du grec ancien et ses traductions ne dépassèrent jamais le niveau du mot-à-mot. Quant aux leçons qu’il donna à Pétrarque, elles étaient si brutales qu’il l’en dégoûta pour toujours.
Ce qui ne l’empêchera pas, sur les instances de Boccace, de traduire l’Iliade et l’Odyssée d’Homère en latin à partir d’un manuscrit grec envoyé à Pétrarque par Nicolaos Sigeros, l’ambassadeur de Byzance à Avignon.
L’histoire étant ce qu’elle est, c’est grâce à cette traduction très imparfaite que l’Europe redécouvrit une des grandes œuvres fondatrices de sa culture !
Et sur ce terreau fragile s’élèvera une flamme qui va révolutionner le monde.
Ne fut-ce pas moi, écrit Boccace dans sa Généalogie des Dieux, qui eus la gloire et l’honneur de me servir le premier de vers grecs parmi les Toscans ? Ne fut-ce pas moi qui amenai par mes prières, Pilate à s’établir à Florence et qui l’y logeait ? J’ai fait venir à mes frais des exemplaires d’Homère et d’autres auteurs grecs alors qu’il n’en existait pas en Toscane. Je fus le premier des Italiens à qui fut expliqué, en particulier, Homère, et je le fis ensuite expliquer en public.
La chasse aux manuscrits
Le traité de Boccace, Des femmes célèbres. Il s’agit, dans la littérature européenne, de la première œuvre ne présentant que des biographies de femmes.
Ce qui importe, c’est qu’au cours de ces rencontres, Pétrarque créa un réseau culturel couvrant toute l’Europe, qui se prolongea jusqu’en Orient.
Il demanda alors à ses relations et amis, qui partageait son idéal humaniste, de l’aider à retrouver dans leur pays ou leur province, les textes latins des anciens que pouvaient posséder les bibliothèques des abbayes, des particuliers ou des villes. Au cours de ses propres voyages il retrouva plusieurs textes majeurs tombés dans l’oubli.
C’est à Liège (Belgique) qu’il découvrit le Pro Archia et à Vérone, Ad Atticum, Ad Quintum et Ad Brutum, tous de Cicéron. Lors d’un séjour à Paris, il mit la main sur les poèmes élégiaques de Properce, puis, en 1350, sur une œuvre du Quintilien. Dans un souci constant de restituer le texte le plus authentique, il soumet ces manuscrits à un minutieux travail philologique et leur apporte des corrections par rapprochements avec d’autres manuscrits. C’est ainsi qu’il recomposa la première et la quatrième décade de l’Histoire Romaine de Tite-Live à partir de fragments et qu’il restaura certains textes de Virgile.
Ces manuscrits, qu’il conserva dans sa propre bibliothèque, en sortirent par la suite sous forme de copies et devinrent ainsi accessibles au plus grand nombre. Tout en reconnaissant que « la vraie foie » manquait aux païens, Pétrarque estimait que lorsqu’on parle vertu, le vieux et le nouveau monde ne firent pas en lutte.
Le « Circolo di Santo Spirito »
Le couvent augustinien Santo Spirito de Florence.
A partir des années 1360, Boccace réunira un premier groupe d’humanistes connu sous le nom de « Circolo di Santo Spirito » (Cercle du Saint Esprit), emprunté au couvent augustinien florentin datant du XIIIe siècle.
Forme embryonnaire d’une université, son Studium Generale (reconnu en 1284) était alors au cœur d’un vaste centre intellectuel comprenant des écoles, des hospices et des réfectoires pour les indigents.
Avant son décès en 1375, Boccace, qui avait récupéré une partie de la bibliothèque de Pétrarque, léguera au couvent l’ensemble de cette précieuse collection de livres et manuscrits anciens.**
Ensuite, dans les années 1380 et au début des années 1390, un deuxième cercle d’humanistes s’y réunit quotidiennement dans la cellule du moine augustinien Luigi Marsili (1342-1394). Ce dernier, qui avait étudié la philosophie et la théologie aux universités de Paris et de Padoue, où il était déjà entré en contact avec Pétrarque en 1370, se lia rapidement d’amitié avec Boccace.
En fréquentant à partir de 1375 le Cercle du Saint Esprit, le futur chancelier de Florence Coluccio Salutati (1332-1406) s’éprit à son tour d’un amour infini pour les études grecques.
En invitant à Florence le savant grec Manuel Chrysoloras (1355-1415) pour y enseigner le grec ancien, c’est Salutati qui donnera l’impulsion décisive conduisant à la fin du schisme entre l’Orient et l’Occident et donc à l’unification des Églises, consacrée lors du Concile de Florence de 1439.
Un siècle avant Salutati, le philosophe et scientifique anglais Roger Bacon (1214-1294), un moine franciscain résidant à Oxford, auteur d’une de l’une des premières grammaires grecques, appela déjà de ses vœux une telle « révolution linguistique ».
Comme le précise Dean P. Lockwood dans son article Roger Bacon’s Vision of the Study of Greek (1919) :
« De toute évidence, le grec ancien était la clé de voûte du grand entrepôt des connaissances antiques, l’hébreu et l’arabe étant les deux autres. En outre, nous ne devons pas oublier qu’à l’époque de Bacon, la supériorité des anciens était un fait incontestable. Le monde moderne a surpassé les Grecs et les Romains dans d’innombrables domaines ; les penseurs médiévaux se rapprochaient encore du standard hellénique.« Trois choses étaient claires pour Roger Bacon : la nécessité de maîtriser la langue grecque, l’ignorance qu’on avait de cette langue à son époque et aussi, l’occasion réelle de pouvoir l’acquérir. On peut dire la même chose de l’hébreu, mais Bacon faisait passer, à juste titre, le grec en premier. Le programme de Bacon était simple : 1. Rechercher les Grecs byzantins natifs résidant en Europe, de préférence des grammairiens. Ils sont très peu nombreux, bien sûr, mais on peut les trouver dans les monastères grecs du sud de l’Italie. 2. A partir de ceux-ci et de toute autre source disponible, retrouver des livres en grec ancien. Si l’on réalisait ce programme, Bacon prophétisa avec confiance que les résultats ne se feraient pas attendre ».
Leonardo Bruni
Leonardo Bruni (manuscrit du XVe siècle).
Manuel Chrysoloras arriva à Florence à l’hiver 1397, un événement qui apparaîtra comme une nouvelle grande opportunité selon l’un de ses élèves les plus célèbres, le savant humaniste Leonardo Bruni (1369-1444). Celui-ci occupera le poste de chancelier de Florence lors du Concile qu s’y déroula. Bruni disait qu’il y avait beaucoup de professeurs de droit, mais que personne n’avait étudié le grec ancien en Italie du Nord depuis 700 ans.
En faisant venir Chrysoloras à Florence, Salutati permit à un groupe de jeunes, dont Bruni et Vergerio, la lecture d’Aristote et de Platon en grec original.
Aristote (la Logique) contre Platon (la Dialectique), bas-relief de Luca della Robbia.
Jusque-là, en Europe, les chrétiens connaissaient les noms de Pythagore, Socrate et Platon par leurs lectures des pères de l’Eglise : Origène, Saint-Jérôme et Saint Augustin. Ce dernier, dans sa Cité de Dieu, n’hésite pas à affirmer que les « platoniciens », c’est-à-dire Platon et ceux qui ont assimilé son enseignement (Plato et qui eum bene intellexerunt), étaient supérieurs à tous les autres philosophes païens.
Comme nous l’avons démontré ailleurs, notamment dans notre étude sur Raphaël et l’École d’Athènes, c’est en grande partie la démarche philosophique optimiste et prométhéenne de Platon, pour qui la connaissance provient avant tout de la capacité d’hypothèse et non pas du simple témoignage des sens, comme le prétend Aristote, qui fournit la sève permettant à l’arbre de la Renaissance d’offrir à l’humanité tant de fruits merveilleux.
Le témoignage suivant, de l’imprimeur français Etienne Dolet, mort sur le bûcher à Paris en 1546, révèle bien que pour les humanistes, il s’agissait d’un projet civilisationnel décidé à faire reculer la barbarie en élevant l’homme « au-dessus de l’animal par son âme ».
Le cercle d’Ambrogio Traversari
Buste d’Ambrogio Traversari au couvent Sainte-Marie-des-Anges.
L’élève le plus célèbre de Chrysoloras fut Ambrogio Traversari (1386-1439) qui devint général de l’ordre des Camaldules. Aujourd’hui honoré comme un saint par son ordre, Traversari fut l’un des premiers à conceptualiser le type « d’humanisme chrétien » que promouvront le Cusain et plus tard Erasme de Rotterdam (qui forgea le concept de « Saint-Socrate » en unissant Platon aux Saintes Ecritures et aux Pères de l’Eglise), ainsi que celui qui se considérait comme son disciple, le bouillonnant François Rabelais.
Traversari, l’un des principaux organisateurs du Concile de Florence, fut également le protecteur personnel du grand peintre de la Renaissance Piero della Francesca et l’architecte du Dôme Filippo Brunelleschi.
Le couvent florentin Sainte-Marie-des-Anges.
Selon Vespasiano de Bisticci, l’historien de la cour d’Urbino, Traversari animait des séances de travail hebdomadaires sur Platon et la philosophie grecque au couvent florentin Sainte-Marie-des-Anges avec la fine fleur de l’humanisme européen dans le domaine des lettres, de la théologie, de la science, de la politique, de l’aménagement des villes et des territoires, de l’éducation et des beaux-arts. Parmi eux :
Le cardinal-philosophe allemand Nicolas de Cues ;
Paolo dal Pozzo Toscanelli, le célèbre médecin et cartographe, lui aussi ami et protecteur de Piero della Francesca et de Léonard de Vinci ;
L’érudit collectionneur de manuscrits Niccolò Niccoli, conseiller de Côme l’ancien, héritier de l’empire industriel et financier des Médicis. Considéré à l’époque comme l’homme le plus riche d’Occident, il fut l’un des mécènes du sculpteur Donatello ;
Aeneas Sylvius Piccolomini, le futur pape humaniste Pie II ;
Le secrétaire apostolique du pape Innocent VII puis de ses trois successeurs, Leonardo Bruni, élève de Chrysoloras. Il succèdera à Coluccio Salutati à la chancellerie de Florence (1410-1411 et 1427-1444).
L’homme d’Etat italien Carlo Marsuppini, passionné de l’Antiquité grecque et successeur de Bruni, à sa mort en 1444, au poste de chancelier de la République de Florence.
Le philosophe, antiquaire et écrivain Poggio Bracciolini. Après avoir conseillé pas moins de neuf papes (!), il est nommé chancelier de la République de Florence suite à la mort de Marsuppini en 1453 ;
L’homme politique et ambassadeur Gianozzi Manetti. Amoureux du grec ancien et de l’hébreu, son cercle comprend Francesco Filelfo, Palla Strozzi et Lorenzo Valla. Valla ;
Manuel Chrysoloras à Florence
L’érudit grec Manuel Chrysoloras, dessin de Paolo Uccello.
Chrysoloras ne resta que quelques années à Florence, de 1397 à 1400. Tout comme à Bologne, Venise et Rome, il y enseigna les rudiments du grec ancien. Parmi les nombreux jeunes qui profiteront de ses cours, plusieurs de ses élèves comptèrent parmi les figures les plus marquantes du renouveau des études grecques dans l’Italie de la Renaissance.
Outre Leonardo Bruni et Ambrogio Traversari, on compte parmi eux Guarino da Verona et le banquier florentin Palla Strozzi (1372-1462), par la suite l’ami et protecteur du sculpteur et traducteur Lorenzo Ghiberti). A noter, le fait que Strozzi prit à sa charge une partie du traitement de Chrysoloras et fit venir de Constantinople et de Grèce les livres nécessaires à l’enseignement nouveau.
Chrysoloras se rendit à Rome à l’invitation de Bruni, à l’époque secrétaire du pape Grégoire XII. En 1408, le savant grec fut envoyé à Paris par l’empereur Manuel II Paléologue (1350-1425) pour une importante mission. En 1413, choisi pour y représenter l’Église d’Orient, il se rendit également en Allemagne pour une ambassade auprès de l’empereur Sigismond, dont l’objet est de décider du lieu du Concile sur l’union des églises, qui se tiendra à Constance en 1415.
Chrysoloras a traduit en latin les œuvres d’Homère et La République de Platon. Son Erotemata (Questions-réponses), qui fut la première grammaire grecque de base employée en Europe occidentale, circula d’abord sous forme de manuscrit avant d’être publiée en 1484.
Réimprimée à de multiples reprises, elle connut un succès considérable non seulement auprès de ses élèves à Florence, mais également auprès des humanistes les plus éminents de l’époque, dont Thomas Linacre à Oxford et Erasme lorsqu’il résida à Cambridge. Son texte devint le manuel de base des élèves du fameux « Collège Trilingue » créé en 1515 par Erasme à Louvain en Belgique.
Un cercle d’étude à la Renaissance.
Traversari rencontra Chrysoloras à l’occasion des deux séjours qu’il fit à Florence pendant l’été 1413, puis en janvier-février 1414, et le vieux lettré byzantin fut impressionné par la culture bilingue du jeune moine. Il lui adressera une longue lettre philosophique en grec sur le thème de l’amitié. Ambrogio lui-même exprima dans ses lettres la plus grande considération pour Chrysoloras et son émotion pour la bienveillance qu’il lui avait témoigna.
Notons également que le riche érudit humaniste Niccolò Niccoli, grand collectionneur de livres, ouvrit sa bibliothèque à Traversari et le mit en relation avec les cercles érudits de Florence (notamment Leonardo Bruni, et aussi Côme de Médicis dont il était le conseiller), de Rome et de Venise.
En 1423, le pape Martin V envoie deux lettres, l’une au prieur du couvent Sainte-Marie-des-Anges, le Père Matteo, l’autre à Traversari lui-même, exprimant son soutien au grand développement des études patristiques dans cet établissement, et tout particulièrement au travail de traduction des Pères grecs mené par Traversari.
Le pape avait en vue les négociations qu’il allait mener avec l’Église grecque : début 1423, son légat Antoine de Massa rapporta de Constantinople plusieurs manuscrits grecs qu’il confia à Traversari pour traduction : notamment l’Adversus Græcos de Manuel Calécas, et pour les classiques les Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, qui ne sera longtemps diffusé que dans la traduction latine de Traversari.
C’est suite à ce travail que Traversari manifesta son intérêt à voir résolu le schisme entre les Eglises latine et grecque. Fin 1423, Niccolò Niccoli procura à Traversari un vieux volume contenant tout le corpus des anciens canons ecclésiastiques. Le savant moine exprima dans sa correspondance avec l’humaniste son enthousiasme de pouvoir se plonger dans la vie de l’Église chrétienne antique alors unie. Sur sa lancée il traduira en grec une longue lettre du pape Grégoire le Grand aux prélats d’Orient.
Bessarion et Pléthon furent-ils les premiers à introduire l’ensemble de l’œuvre de Platon en Europe ?
Giovanni Aurispa, traducteur de Platon.
Pas vraiment. Si Jean Bessarion (1403-1472) apporta effectivement en 1437 sa propre collection des « œuvres complètes de Platon » à Florence, elles avaient déjà été introduites plus tôt en Italie, notamment en 1423 par le Sicilien Giovanni Aurispa (1376-1459), le précepteur de Lorenzo Valla (un autre collaborateur du Cusain, avec lequel il dénonça la fraude de la « Donation de Constantin » et dont les travaux influenceront fortement Erasme).
En 1421, Aurispa, travaillant avec Traversari, fut envoyé par le pape Martin V afin de servir de traducteur au marquis Gianfrancesco Gonzaga, en mission diplomatique auprès de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue. Sur place, Aurispa gagna la faveur du fils et successeur de l’empereur, Jean VIII Paléologue (1392-1448), qui fit de lui son secrétaire. Deux ans plus tard, Aurispa accompagnera l’empereur byzantin dans une mission à la cour d’Europe.
Jean VIII Paléologue, ici représenté comme le roi Balthazar, fresque de Benozzo Gozzoli.
Le 15 décembre 1423, 16 ans avant le Concile de Florence de 1439, Aurispa arriva à Venise avec la plus grande et la plus belle collection de textes grecs à pénétrer en Occident ; donc avant ceux apportés par Bessarion.
En réponse à une lettre de Traversari, il précisa avoir ramené 238 manuscrits. Ceux-ci contenaient toutes les œuvres de Platon, dont la plupart jusqu’alors n’étaient connues que très partiellement ou pas du tout en Occident, à quelques exceptions près. Par exemple, en Sicile, dès 1160, Henri Aristippe de Calabre (1105-1162) avait traduit en latin le Phèdre et le Ménon, deux dialogues de Platon.
Le virus du néo-platonisme
Les authentiques platoniciens (tels que Pétrarque, Traversari, Nicolas de Cues ou Erasme), s’opposèrent avec force aux « néo-platoniciens » (tels que Plotin, Proclus, Jamblique, le Ficin et autres Pic de la Mirandole) dont l’influence suscitera ce que l’on peut et doit appeler une « contre-Renaissance ».
Quelques siècles plus tard, le philosophe humaniste Leibniz mettra lui aussi fortement en garde contre les « néo-platoniciens » et exigera que l’on étudie Platon dans ses écrits originaux plutôt qu’à travers ses commentateurs, aussi brillants soient-ils :
« Non ex Plotino aut Marsilio Ficino, qui mira semper et mystica affectantes diceren tanti uiri doctrinam corrupere. » Il faut étudier Platon, dit-il, « mais non pas Plotin ou le Ficin, qui, en s’efforçant toujours de parler merveilleusement et mystiquement, corrompent la doctrine d’un si grand homme. »
Examinons maintenant, dans ce contexte, la figure de Pléthon, qui estimait que Platon et Aristote pouvaient jouer chacun leur propre rôle.
George Gemistos Pléthon, fresque de Benozzo Gozzoli.
George Gemistos « Pléthon » (1355-1452), fut un disciple du neo-platonicien radical Michael Psellos (1018-1080).
Vers 1410, Gemistos ouvrit son académie « néo-platonicienne » à Mistra (près du site de l’ancienne Sparte) et ajouta « Pléthon » à son nom pour ressembler à Platon. A part Platon, il admirait aussi Pythagore et les « Oracles chaldéens », qu’il attribua à Zoroastre.
Alors que la plupart des écrits de Pléthon, soupçonné d’hérésie, furent brûlés, une partie de son œuvre finira entre les mains de son ancien élève, le cardinal Jean Bessarion. Ce dernier, avant de mourir, légua sa vaste collection de manuscrits et de livres à la bibliothèque Saint-Marc de Venise (ville où résidaient plus de 4000 Grecs). Parmi ces livres et manuscrits se trouvait le Résumé des Doctrines de Zoroastre et de Platon. Ce texte, un mélange de croyances polythéistes et d’éléments néo-platoniciens, était un résumé que Pléthon avait écrit en partant de l’œuvre de Platon, Les Lois.
Jean Bessarion, ce véritable humaniste qui participa au Concile de Ferrare (1437) et de Florence (1439), en tant que représentant des Grecs et a signa le décret de l’Union, il s’en tint au principe :
« J’honore et respecte Aristote, j’aime Platon » (colo et veneror Aristotelem, amo Platonem).
Pour lui, la pensée platonicienne ne serait acceptable pour le monde latin (Occident) que lorsqu’elle obtiendrait le même droit que la pensée aristotélicienne en apparaissant comme une interprétation irénique de l’aristotélisme, sans être en contradiction avec le christianisme.
Les Médicis financèrent-ils un programme intensif pour traduire les œuvres de Platon ?
Côme de Médicis.
En 1397, le banquier et industriel Giovannni « di Bicci » de’ Medici (1360-1429) fonda la Banque des Médicis. Giovanni possédait deux manufactures de laine à Florence et fut membre de deux guildes : l’Arte della Lana et l’Arte del Cambio. En 1402, il fut l’un des juges du jury qui sélectionna le projet du sculpteur Lorenzo Ghiberti pour les magnifiques bas-reliefs en bronze des portes du Baptistère de Florence.
En 1418, Giovanni di Bicci, souhaitant doter les Medicis de leur propre église familiale, confia à Filippo Brunelleschi, futur réalisateur du Duomo, la fameuse coupole de la cathédrale de Santa Maria del Fioro, le Duomo, le soin de transformer radicalement l’église basilique de San Lorenzo et chargea Donatello de réaliser les sculptures.
Politiquement, la puissante famille des Médicis, actifs dans la finance et l’industrie textile, n’accéda au pouvoir qu’en 1434, trois ans avant le Concile de Florence alors que la Renaissance battait déjà son plein.
Certes, le fils et héritier de Giovanni di Bicci, Cosimo (Côme) di Medici (1389-1464), connu comme l’homme le plus riche de son siècle, fut si enthousiasmé par les paroles de Pléthon qu’il acquit une bibliothèque complète de manuscrits grecs. Il lui acheta également un ensemble de 24 dialogues de Platon, ainsi qu’un exemplaire du Corpus Hermeticum d’Hermès Trismégiste l’Égyptien (entre 100 et 300 après JC.), trouvé en Macédoine par un moine italien, Leonardo de Pistoia.
Cosimo songea à faire traduire du grec ancien au latin la totalité des œuvres de Platon. Cependant, comme nous l’avons déjà dit, Leonardo Bruni (1369-1444), chancelier de la république florentine de 1427 à 1444, avait déjà traduit bien avant une grande partie des œuvres de Platon du grec ancien vers le latin.
Cosimo choisit comme traducteur Marsilio Ficino (1433-1499), le fils de son médecin personnel, âgé seulement de cinq ans au moment du Concile de Florence en 1439. Ayant de sérieux doutes sur les capacités du Ficin lorsque ce dernier lui offre en 1456 sa première traduction, Les institutions platoniques, Cosimo lui demanda de ne pas publier cet ouvrage et d’apprendre d’abord la langue grecque… que le Ficin apprit auprès du savant byzantin Jean Argyropoulos (1395 -1487), un élève aristotélicien de Bessarion.
Avancé en âge et gagné par la corruption, Cosimo lui donna finalement le poste. Il lui alloue une bourse annuelle, les manuscrits nécessaires et une villa à Careggi, un quartier de Florence, où le Ficin fonda son « Académie platonicienne » avec une poignée d’adeptes, parmi lesquels Angelo Poliziano (1454-94), Jean Pic de la Mirandole (1463-1494) et Cristoforo Landino (1424-1498).
Marsilio Ficino (à gauche) avec ses disciples.
L’Académie du Ficin, reprenant (comme il le dit lui-même) l’ancienne tradition néo-platonicienne de Plotin et de Porphyre organisait chaque année, le 7 novembre, un banquet cérémonial « négligé depuis mille deux cents ans ». Cette date correspondait, selon lui, à la fois à l’anniversaire de Platon et de sa mort.
Après le dîner, les participants lisaient le Symposium de Platon, puis chacun d’entre eux commentait l’un des discours de l’œuvre. Il s’agissait de démonstrations sans véritable dialogue et dépourvus de l’essence de toute vraie dialectique socratique : l’ironie.
En outre, il est à noter que la plupart des réunions de l’Académie du Ficin avaient lieu en présence de l’ambassadeur de Venise à Florence, en particulier le puissant oligarque Bernardo Bembo (1433-1519), père du cardinal « poète » Pietro Bembo, plus tard conseiller spécial du pape guerrier, le génois Jules II.
C’est cette alliance formée par la famille des Médicis, de plus en plus dégénérée, des Vénitiens et des néo-platoniciens qui permit de consolider une emprise oligarchique sur l’Église catholique romaine.
Les Médicis eurent peu de considération pour Léonard de Vinci dont ils jugeaient trop lente l’exécution de ses œuvres et ses fresques défaillantes techniquement. Déçu de n’obtenir aucune commande de la part du pape, Léonard se rendit en France où le roi François Ier l’attendait.
Giorgio Vasari, peintre médiocre, fut l’homme orchestre des Médicis. Dans sa Vies des peintres, il répandit le mythe que la Renaissance fut le bébé quasi-exclusif des ses employeurs.
Soulignons également qu’avant de traduire les œuvres de Platon, et à la demande expresse de Cosimo, le Ficin traduira d’abord (en 1462) les Hymnes orphiques, les Dictons de Zoroastre et le Corpus Hermeticum d’Hermès Trismégiste.
Ce n’est qu’en 1469 (trente ans après le Concile de Florence) que le Ficin achèvera ses traductions de Platon après une dépression nerveuse en 1468, décrite par ses contemporains comme une crise de « profonde mélancolie ».
En 1470, sous le titre plagié de Proclus, le Ficin écrivit sa Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes. Bien que complètement gagné au néo-platonisme ésotérique, il devint prêtre en 1473 et écrira son Livre de la religion chrétienne sans renoncer à sa vision païenne néo-platonicienne, puisqu’il entreprit alors toute une nouvelle série de traductions des néo-platoniciens d’Alexandrie : les cinquante-quatre livres des Ennéades de Plotin ainsi que les œuvres de Porphyre et de Proclus.
Le Ficin, dans ses « Cinq questions concernant l’esprit », s’attaqua explicitement à la conception prométhéenne de l’homme :
Rien n’est plus déraisonnable que l’homme qui, par la raison, est le plus parfait de tous les animaux, non, de toutes les choses du ciel, le plus parfait, dis-je, par rapport à cette perfection formelle qui nous est donnée dès le commencement, que l’homme, également par la raison, devrait être le moins parfait de tous par rapport à cette perfection finale pour laquelle la première perfection est donnée. Cela semble être celui du plus malheureux Prométhée. Instruit par la sagesse divine de Pallas, il a pris possession du feu céleste, c’est-à-dire de la raison. C’est à cause de cette possession, sur le plus haut sommet de la montagne, c’est-à-dire à la place la plus élevée de la contemplation, qu’il est à juste titre jugé le plus misérable de tous, car il est rendu misérable par le rongement continuel du plus vorace des vautours, c’est-à-dire par le tourment de l’enquête…
(…) Que disent les philosophes de ces choses ? Certainement que les Mages, disciples de Zoroastre et d’Ostanès, affirment quelque chose de similaire. Ils disent que, à cause d’une certaine vieille maladie de l’esprit humain, tout ce qui est très malsain et difficile nous arrive…
L’Académie néo-platonicienne florentine, soutenue par le flamboyant Lorenzo de Médicis (1449-1492) dit « Laurent le Magnifique », ne fut jamais à l’origine d’une quelconque Renaissance. Bien au contraire, elle servira d’opération « delphique » : défendre Platon pour mieux le détruire ; le louer en des termes tels qu’il en devienne discrédité.
Et surtout détruire l’influence de Platon en opposant la religion à la science, à un moment où Nicolas de Cues et ses partisans réussirent à fertiliser l’une avec la semence de l’autre. N’est-il pas étrange que le nom du Cusain n’apparaisse pas une seule fois dans les œuvres du Ficin ou de Pic de la Mirandole, si érudits ?
Infecté par ce néo-platonisme ésotérique, Thomaso Inghirami (1470-1516), le bibliothécaire en chef du pape Jules II, n’accomplira rien d’autre que cela en dictant au peintre Raphaël le contenu des Stanze (chambres) au Vatican quelques décennies plus tard.
La « mélancolie » néo-platonicienne, que l’ami d’Erasme, le peintre-graveur Albrecht Dürer, prendra comme thème de sa célèbre gravure, deviendra la matrice philosophique des romantiques, des symbolistes et de l’école dite moderne.
Quant à la révolution que susciteront les études grecques dans les sciences, j’ai eu l’occasion d’expliquer la question dans mon texte « 1512-2012 : De la cosmographie aux cosmonautes, Gérard Mercator et Gemma Frisius ».
Humanistes et traducteurs
Pour conclure, voici une courte liste de traducteurs (il en manque certainement) et des langues étrangères qu’ils maîtrisaient.
Remercions-les pour tout ce qu’ils nous ont apporté. Sans eux, l’homme n’aurait certainement pas pu poser le pied sur la Lune !
Cicéron, 106-43 av. JC. : italien, latin et grec ;
Philon d’Alexandrie, vers 20 av. JC- 45 apr. JC : hébreu, grec ;
Origène, v. 185-v. 253 après JC. : grec, latin ;
Saint Jérôme (de Stridon), 342-420 : italien, latin et grec ;
Boèce, 477-524 : italien, latin et grec ;
Bède le Vénérable, 672-735 : anglais, latin, grec et hébreu ;
Charlemagne, 742-814, parlait couramment le latin et connaissait le grec, l’hébreu, le syriaque et l’esclavon (l’ancien serbo-croate) ;
Jean Scot Erigène, 800-876 : irlandais, grec, arabe et hébreu ;
Hunayn ibn Ishaq, 809-873 : arabe, syriaque, persan et grec ;
Thabit ibn Qurra, 826-901 : syriaque, arabe et grec ;
Guarino Guarini (de Vérone), 1370-1460 : italien, latin et grec ;
Palla di Onorio Strozzi, 1372-1462 : italien, latin et grec ;
Giovanni Aurispa, 1376-1459 : italien, latin et grec ;
Vittorino da Feltre, 1378-1446 : italien, latin et grec ;
Poggio Bracciolini, 1380-1459 : italien, latin et grec ;
Ambrogio Traversari, 1386-1439 : italien, latin et grec ;
Gianozzo Manetti, 1396-1459 : italien, latin, grec et hébreu ;
Jean Argyropoulos, 1395-1487 : grec, italien et latin ;
Georges de Trébizonde, 1396-1472 : grec, latin et italien ;
Tommaso Parentucelli (pape Nicolas V), 1397-1494 : italien et latin ;
Francesco Filelfo, 1398-1481 : Italien, latin et grec ;
Carlo Marsuppini, 1399-1453 : italien, latin et grec ;
Théodore de Gaza, 1400-1478 : grec et latin ;
Jean Bessarion, 1403-1472 : grec, latin et italien ;
Lorenzo Valla, 1407-1457 : italien, latin et grec ;
Nicolas de Cues, 1401-1464 : allemand, latin, grec et hébreu ;
John Wessel Gansfoort, 1419-1489 : néerlandais, latin, grec et hébreu ;
Georg von Peuerbach, 1423-1461 : allemand, latin et grec ;
Démétrios Chalcondyle, 1423-1511 : grec et latin ;
Marcilio Ficino, 1433-1499 : italien, latin et grec ;
Constantin Lascaris, 1434-1501 : grec, latin, italien ;
Regiomontanus, 1436-1476 : allemand, latin et grec ;
Alexander Hegius, 1440-1498 : néerlandais, latin et grec ;
Rudolf Agricola, 1444-1485 : néerlandais, latin, grec et hébreu ;
Janus Lascaris, 1445-1535 : grec et latin ;
William Grocyn, 1446-1519, anglais, latin et grec ;
Angelo Poliziano, 1454-1494 : italien, latin et grec ;
Johannes Reuchlin, 1455-1522 : allemand, latin, grec et hébreu ;
Thomas Linacre, 1460-1524 : anglais, latin et grec ;
Erasme de Rotterdam, 1467-1536 : néerlandais, français, latin et grec ;
Guillaume Budé, 1467-1540 : français, latin et grec ;
William Latimer, 1467-1545 : anglais, latin et grec ;
Willibald Pirckhimer, 1470-1530 : allemand, latin et grec ;
Marcus Musurus, 1470-1517, italien, latin et grec ;
Thomas More, 1478-1535 : anglais, latin et grec ;
Pietro Bembo, 1470-1547 : italien, latin et grec ;
Jérôme Aléandre, 1480-1542, italien, latin et grec;
François Rabelais, 1483-1553 : français, latin et grec ;
Germain de Brie, 1490-1538 : français, latin et grec;
Juan Luis Vivès, 1492-1540 : espagnol, latin, grec et hébreu.
* * * * *
NOTES : *A. Artus et M. Maynègre, La Fontaine de Pétrarque, n° spécial consacré au 700e anniversaire de la naissance de François Pétrarque, Avignon, 2004. **Dans son testament du 28 août 1374, Boccace avait prédisposé qu’à sa mort (advenue le 21 décembre 1375), une partie de sa riche bibliothèque (l’essentiel des textes latins et grecs, à l’exclusion donc des œuvres en langue vernaculaire) aille en héritage au frère augustin Martino da Signa et que celui-ci, à sa propre mort (survenue en 1387), la lègue intégralement à son institution d’appartenance, le couvent de Santo Spirito à Florence.
Le triptyque Portinari de Van der Goes, les bergers
Le beau livre de l’historien néerlandais Bernhard Ridderbos, Schilderkunst in de Bourgondische Nederlanden (La peinture aux Pays-Bas bourguignon, Davidsfonds, Leuven 2015) est un régal pour les yeux et l’esprit.
Couverture du livre de Bernhard Ridderbos
Ridderbos, déjà irrité par l’habile campagne de propagande menée depuis des siècles par des banquiers italiens pour qui « la » Renaissance n’était qu’italienne et pour qui les fiammingo n’étaient que des « Primitifs », démarre son ouvrage en incendiant (non sans raison) une œuvre qui reste une référence, L’automne du Moyen Age (1919), de Johan Huizinga (1872-1945).
Pour cet historien néerlandais influant, recteur de l’Université de Leyden :
L’art de Van Eyck, dans sa capacité de figurer les choses saintes, a su atteindre un haut degré de détail et de naturalisme, marquant sans doute un point de départ sur le plan strict de l’histoire de l’art, mais signifiant en réalité une fin sur le plan historico-culturel. La tension extrême de l’imagination terrestre du divin fut atteint ici ; cependant, le contenu mystique de son imagination s’apprêtait à quitter ces images et à ne laisser les réjouissances qu’à la forme
Niant l’esprit clairement pré-renaissant des peintres flamands du début du XVe siècle, pour Huizinga, leur naturalisme n’était rien d’autre que « le déploiement ultime de l’esprit moyenâgeux tardif. »
Or, comme j’ai cherché à démontrer, en avril 2006, lors de mon exposé au Colloque international à la Sorbonne sur le thème de « La recherche du divin à travers l’espace géométrique », Robert Campin, Jan van Eyck et d’autres peintres flamands, qu’on présente assez souvent comme récalcitrant à utiliser les modèles perspectivistes développés par l’italien Leon Battista Alberti et comme en témoigne la présence assez imposante de miroirs convexes dans leurs œuvres (Volets Werl, Epoux Arnolfini), se sont inspirés des travaux mathématiques et géométriques complexes du grand scientifique arabe Ibn Al-Haytam.
Mieux connu en Occident sous son nom latin Alhazen, ses travaux d’optique, notamment sur la lumière et les miroirs convexes, se retrouvent dans les carnets de Léonard de Vinci, lecteur assidu des Commentaires de Ghiberti. *
Libéré de cette chape de plomb de l’autocensure, Ridderbos approfondit l’iconographie, les contextes économiques, sociaux et culturels. Sans égarer le lecteur dans un marécage de détails et d’hypothèses stériles, il nous offre des éclairages très intéressants sur le comment et le pourquoi des créations artistiques de cette époque.
Ceux parmi vous qui n’ont jamais pris le temps de lire ni l’œuvre monumentale d’Erwin Panofsky, ni les imposantes monographies publiées en Belgique par le Fonds Mercator d’Anvers relatant in extenso la vie des grands peintres flamands tels que Robert Campin, Rogier Van der Weyden, Jan Van Eyck, Hans Memling, Thierry Bouts, Hugo Van der Goes et Gérard David, remercieront Ridderbos pour non seulement en avoir extrait la quintessence, mais pour les avoir mis en relation les unes avec les autres.
Les commanditaires
En premier lieu, il montre à quel point les artistes étaient soumis à des « carnets de charges » très stricts. Un tel monastère, une telle guilde, un tel seigneur passait commande. Ils fixaient la taille de l’œuvre, le sujet et les personnes à représenter. Plusieurs théologiens, spécialistes du thème à traiter, furent parfois nommés pour conseiller et accompagner le peintre dans sa représentation de sujets religieux. L’artiste exécuta d’abord, sur son panneau, un dessin. Et ce n’est qu’une fois validé par le commanditaire, souvent après de nombreuses modifications, qu’il appliqua les couleurs. Gérard David, par exemple, a du changer l’ensemble des portraits des échevins sur son œuvre, suite à l’élection d’une nouvelle équipe…
Rivalités
Ensuite, Ridderbos indique comment les rivalités des uns et des autres, princes, églises, mais aussi Cités-Etats, souvent en quête de prestige (le fameux « soft power » de nos jours), ont profité à la vie artistique flamande. Princes, ducs, rois et banquiers étrangers se disputaient les peintres flamands pour fanfaronner et se mettre en avant.
Triptyque Portinari (1475), par Hugo van der Goes.
Pour monter en grade, un banquier des Médicis (Angelo Tani) commande un triptyque à Hans Memling, un Jugement dernier (1466-1473), largement inspiré de l’œuvre éponyme de Van Der Weyden pour l’Hospice de Beaune.
Lorsque son confrère (Tommaso Portinari, le fondé de pouvoir des Médicis à Bruges) l’apprend, il passe commande d’un autre triptyque, une Nativité (1475), bien plus grand et plus splendide encore chez Hugo Van der Goes. Ce « triptyque Portinari » sera dévoilé à Florence en 1483 et inspirera toute une série d’œuvres italiens, notamment celles du peintre italien Domenico Ghirlandaio.
Rogier Van der Weyden, après avoir travaillé pour la ville de Louvain, se voit offrir un bien meilleur salaire par la ville de Bruxelles, les deux villes cherchant à devenir la capitale de la région.
Lorsqu’il y peint pour l’Hôtel de Ville un grand retable sur la Justice (La Justice de Trajan et Herkenbald, ca. 1450), la ville de Louvain, pour ne pas être en reste, commandera plusieurs années après une œuvre semblable (La justice d’Otton III, 1473) à Thierry Bouts, provoquant à son tour une autre ville, celle de Bruges d’en commander un du même type (Le jugement de Cambyses, 1498) chez Gérard David, un disciple et proche de l’atelier de Van der Goes.
Ridderbos bien sûr ne se limite pas à tracer cette dynamique sociologique. Il analyse comment ces peintres vont dialoguer entre eux en reprenant à leur compte les apports techniques et iconographiques de leurs confrères. Tout en mobilisant le meilleur d’eux-mêmes, ils apportèrent des choses entièrement nouvelles. C’est un processus assez similaire à l’apport compositionnel d’un Ludwig van Beethoven montant lui-même « sur les épaules des géants » que furent avant lui Bach, Haydn et Mozart.
Van der Goes et la Dévotion moderne
Restes de l’Abbaye de Rouge Cloitre à Auderghem près de Bruxelles.
Dans le chapitre VII, page 179, l’auteur fait un effort particulier pour mettre en valeur l’œuvre d’Hugo Van Der Goes, un peintre remarquable qu’on a rangé un peu vite dans l’ombre de Van Eyck, Van der Weyden et Memling.
Probablement né vers 1440 à Gand, Van der Goes est reçu maître de la guilde des peintres de cette ville en 1467 et en devient le doyen en 1474. Trois ans plus tard, il est à l’apogée de la reconnaissance professionnelle et de la réussite sociale.
C’est alors qu’il abandonne la vie bourgeoise pour s’associer au grand mouvement de réforme appelé la Dévotion moderne. Pour ce faire, Van Der Goes devient frère lai auprès des Soeurs et Frères de la Vie commune, plus précisément ceux de l’abbaye du Rouge-Cloître (Rooklooster) dans la Forêt de Soignes près de Bruxelles. Il y jouit de certains privilèges, comme d’être autorisé à continuer à peindre.
Deventer
La Dévotion moderne sera avant tout un mouvement éducateur. Elle fonda notamment à Deventer une école renommée ouverte aux pauvres et aux orphelins. Rudolf Agricola et son successeur Alexandre Hegius y enseignent le grec et le latin à toute une génération d’humanistes dont le plus connu s’appelle Erasme de Rotterdam.
Le fameux cardinal-philosophe, mathématicien et juriste allemand, Nicolas de Cues (1401-1464) tenait en haute estime les efforts des enseignants de Deventer. En 1469, cinq ans après sa mort, sans doute en accord avec ses derniers vœux, une partie de son héritage ira abonder (de 1470 à 1682) un fond dédié, la Bursa Cusana, permettant à une vingtaine d’élèves, dont la moitié originaire de la ville natale de Cues, d’y parfaire leur instruction.
Le piétisme de la Devotion moderne, centré sur l’intériorité, s’articule le mieux dans le petit livre de Thomas van Kempen (a Kempis) (1380-1471), L’imitation de Jésus Christ. Celui-ci souligne l’exemple à suivre de la passion du Christ tel que nous l’enseigne l’Évangile, message repris par Erasme.
Van Der Goes, animé à titre personnel par l’esprit de cette démarche, apparaît ainsi, sans l’avoir connu, avec le peintre anversois Quinten Matsys, comme « le plus erasmien » des peintres flamands. Et à ce titre, il sera capable de faire transparaître dans ses œuvres une tension dramatique plus aiguë, traduite par l’animation et l’expressivité des personnages.
Les bergers
On pense immédiatement aux magnifiques bergers du Triptyque Portinari. Cette œuvre est commanditée par un des banquiers les plus riches de l’époque et pourtant, ce ne sont pas les trois Rois mages qui se trouvent au premier plan, mais d’humbles bergers arrivés bien avant eux et les premiers à reconnaître l’enfant pour ce qu’il est.
Se démarquant nettement de la façon dont le peintre italien Andrea Mantegna les avait dépeint vingt ans plus tôt, c’est-à-dire comme des pauvres hères en haillons, hirsutes, sales et édentés, Van der Goes souligne leur dignité et met en avant leurs transformations.
D’ailleurs, les expressions des bergers incarneraient les trois étapes spirituelles définies par un autre inspirateur de la Devotion moderne, le mystique flamand Jan Van Ruysbroeck (1293-1381) : la vie active, la vie intérieure et la vie contemplative où l’Homme entre en communion spirituelle avec Dieu. **
Le chapeau de Nicodème
La lamentation du Christ (après 1479), œuvre de Hugo van der Goes, Musée de Vienne.
Autre exemple, son tableau La lamentation du Christ (après 1479) actuellement au Musée de Vienne. De prime abord rien de bien révolutionnaire dans cette représentation. On y voit la mère du Christ retenue par Jean lorsqu’elle s’effondre sur la dépouille mortelle de son fils.
C’est sur l’avant plan que deux figures méritent notre attention. S’appuyant sur les Geestelijke Opklimmingen (Des ascensions spirituelles) écrit par Gerard Zerbold de Zutphen (1367-1398), un auteur de la Dévotion moderne proche de Groote, Ridderbos identifie leur rôle dans cette œuvre.
A droite, d’abord, on voit Nicodème coiffé d’une capuche rouge. Selon l’Evangile selon Saint-Jean, Nicodème a été un des premiers pharisiens devenus secrètement disciples de Jésus. Ici, on le voit en pleine crise, pour ne pas dire agonie existentielle, portant un regard effrayé sur son riche chapeau posé par terre.
Le chapeau de Nicodème, surmonté d’une couronne d’épines !
Or, lorsque l’on examine de plus près ce couvre-chef, on découvre qu’il est surmonté d’une couronne d’épines !
La métaphore est donc à l’image de la Dévotion moderne qui exigeait de chacun, non seulement de suivre fidèlement les rites, mais de « vivre à l’imitation du Christ », c’est-à-dire de s’élever à un tel niveau d’amour pour le Christ et l’humanité qu’on puisse offrir librement ses possessions, son patrimoine et même sa vie au vrai, au juste et au beau.
Enfin, pour compléter le tableau, à gauche, toujours au premier plan, la figure de Marie Madeleine, une autre disciple de Jésus qui le suit jusqu’à ses derniers jours.
Prostituée repentie, Marie Madeleine complète à merveille la métaphore en s’érigeant ici comme l’exemple même du travail d’introspection et d’auto-perfectionnement personnel qu’exigeaient les Sœurs et Frères de la Vie Commune.
Le message est fort : vous ne pouvez pas vous contenter d’adorer ou d’admirer le Christ ! Vous devez changer vos vies ! Un message qui n’a pas perdu de son actualité…
Détail du Triptyque Portinari de Hugo van der Goes.
Plaque commémorative au Rooklooster d’Ouderghem près de Bruxelles.
Notes:
* Ibn Al-Haytam (Alhazen) (965-1039) écrivit quelques 200 ouvrages sur les mathématiques, l’astronomie, la physique, la médecine et la philosophie. Né à Bassora, et après avoir travaillé sur l’aménagement des cours du Nil en Égypte, il se serait rendu en Espagne. Il aurait mené une série d’expériences très précises sur l’optique théorique et expérimentale, y compris sur la camera obscura (chambre noire), travaux qu’on retrouve ultérieurement dans les études de Léonard de Vinci. Ce dernier a pu lire les longs passages d’Alhazen qui figurent dans les Commentari du sculpteur florentin Ghiberti. Après que l’évêque de Reims Gerbert d’Aurillac (le futur pape Sylvestre II en 999) ramena d’Espagne le système décimal avec son zéro et un astrolabe, c’est grâce à Gérard de Crémone (1114-vers 1187) que l’Europe va accéder à la science grecque, juive et arabe. Ce savant se rendra 1175 à Tolède pour y apprendre l’arabe et effectuera la traduction de quelques 80 ouvrages scientifiques de l’arabe en latin, notamment l’Almageste de Ptolémée, les Coniques d’Apollonius, plusieurs traités d’Aristote, le Canon d’Avicenne, les œuvres d’Ibn Al-Haytam, d’Al-Kindi, de Thabit ibn Qurra et d’Al-Razi. Dans le monde arabe, ces recherches furent reprises un siècle plus tard par le physicien persan Al-Farisi (1267-1319). Ce dernier a rédigé un important commentaire du Traité d’optique d’Alhazen. En prenant pour modèle une goutte d’eau et en s’appuyant sur la théorie d’Alhazen sur la double réfraction dans une sphère, il a donné la première explication correcte de l’arc-en-ciel. Il a même suggéré la propriété ondulatoire de la lumière, alors qu’Alhazen avait étudié la lumière à l’aide de balles solides dans ses expériences de réflexion et de réfraction. Désormais la question se posait ainsi : la lumière se propage-t-elle par ondulation ou par transport de particules ?
** Voir à ce propos : Nadeije Laneyrie-dagen, L’invention du corps : La représentation de l’homme du Moyen Âge à la fin du XIXe siècle, Paris 1997, 52. ; Delphine Rabier, Les trois degrés de la vision selon Ruysbroeck l’Admirable et les Bergers du triptyque Portinari de Hugo van der Goes, in Studies in Spirituality, 27, p. 163-179, 2017.
A l’occasion du cinq-centième anniversaire de la mort du peintre italien Raffaello Sanzio da Urbino (1483-1520), plusieurs expositions mettent à l’honneur cet artiste, notamment à Rome, Milan, Urbino, Belgrade, Washington, Pasadena, Londres, ou encore à Chantilly en France. Mais que sait-on réellement de l’intention et du sens de son œuvre ?
Introduction
Raphaël : tête d’un jeune garçon.
Il est incontestable que, dans la conscience collective occidentale, Raphaël, aux côtés de Michel-Ange et Léonard de Vinci, s’érige comme un des artistes les plus géniaux incarnant sans doute le mieux la « Renaissance italienne ».
Bien que mort à l’âge de 37 ans, Raphaël a pu dévoiler au monde son immense talent, en particulier en réalisant, entre 1509 et 1511, plusieurs fresques monumentales au Vatican, la plus célèbre d’entre elles, longue de 7,7 mètres et haute de 5 mètres, est connue sous le nom de L’Ecole d’Athènes.
Le spectateur se trouve à l’intérieur d’un édifice réunissant la pensée de l’humanité toute entière : unis dans un espace hors du temps, une cinquantaine de philosophes, de mathématiciens et d’astronomes de tous les âges s’y rencontrent pour échanger sur leur vision de l’homme et de la nature.
L’image puissante que dégage cette fresque incarne tellement « l’idéal » d’une République démocratique, qu’en France, lors de la révolution de février 1848, le tableau représentant Louis Philippe – suspendu derrière le Président de l’Assemblée nationale – fut décroché et remplacé par une copie de la fresque de Raphaël, sous la forme d’une tapisserie de la Manufacture des Gobelins, réalisée entre 1683 et 1688 à la demande de Jean-Baptiste Colbert, fondateur de notre propre Académie des Sciences.
Ensuite, en France, est apparue l’idée que Raphaël, « le Prince des peintres », incarne « l’artiste ultime ». Bien mieux que Rubens ou le Titien, Raphaël aurait su réaliser la subtile « synthèse » entre « la grâce divine » d’un Léonard de Vinci et la « puissance sourde » d’un Michel-Ange. Qui dit mieux ? Une observation vraie tant qu’on se penche uniquement sur la pureté des « formes » et donc du « style ». Adoré ou détesté, Raphaël fut érigé en modèle à imiter par tout jeune talent fréquentant nos Académies des Beaux-Arts.
Tout ceci a contribué au fait que depuis cinq siècles, artistes, historiens et connaisseurs n’ont cessé de commenter et souvent s’affronter, non pas sur l’intention ou le sens des œuvres de l’artiste, mais sur son style ! A la manière de certains de nos contemporains qui adorent Star Wars sans prêter attention à l’idéologie que, sournoisement, cette série véhicule…
Pour ces historiens-là, « l’iconographie », cette branche de l’histoire de l’art qui s’intéresse aux sujets représentés, aux interprétations possibles des compositions à partir de détails particuliers, n’était vraiment utile que pour apprécier la peinture « plus primitive », c’est-à-dire celle des « Écoles du Nord »…
On sait bien, surtout en France, qu’une fois que la « forme » prend l’apparence de la perfection, peu importe le contenu ! Tel ou tel écrivain raconte des horreurs abjectes, mais « c’est tellement bien écrit ! »
La bonne nouvelle, c’est que depuis une vingtaine d’années, une poignée d’historiens et surtout d’historiennes d’art de premier plan, ont entrepris et publié de nouvelles recherches.
Je pense en particulier à Marcia Hall (Temple University), Ingrid D. Rowland (Université de Chicago), le révérend Timothy Verdon (Florence et Stanford), l’historien jésuite John William O’Malley et surtout à Christiane L. Joost-Gaugier. Son livre Raphael’s Stanza della Signatura, Meaning and Invention (Cambridge University Press, 2002), que j’ai pu lire grâce au confinement, m’a permis d’ajuster certaines pistes et intuitions que j’avais résumées en 2000 dans une note, avouons-le, assez brouillonne.
Si mon travail se résumait à tenter de donner un peu de cohérence à ce qui se trouve dans le domaine public, par un travail d’archives assidu au Vatican et ailleurs, ces historiennes, pour qui ni le latin ni le grec n’ont de secrets, ont largement contribué à éclaircir le contexte politique, philosophique, culturel et religieux ayant concouru à la genèse de cette œuvre.
Enrichi par ces lectures j’ai tenté ici, de façon méthodique, de « rendre lisible », ce qui est considéré, avec raison, comme l’œuvre majeure de Raphaël, L’Ecole d’Athènes.
Au lieu de commenter d’emblée les figures, j’ai choisi d’abord de brosser quelques arrières-plans servant d’autant de « clés » pour pénétrer cette œuvre. Car, pour déceler les intentions et les sentiments du peintre, il est indispensable de pénétrer l’esprit de l’époque qui a engendré celui de l’artiste : enjeux politiques et économiques, héritage culturel de Rome et de l’Église, gros plan sur le pape qui a commandité l’œuvre, convictions philosophiques des conseillers ayant dictés la thématique de l’œuvre, etc.
Toutefois, si tout ceci vous semble trop fastidieux, ou si vous mourez d’impatience de simplement vous familiariser avec l’œuvre, rien ne vous empêche de faire quelques aller-retours entre le décryptage des fresques en fin d’article et la contextualisation qui les précède.
Faire le ménage dans nos têtes
Vue générale de deux des quatre fresques de Raphaël décorant la Chambre de la signature.
Pour voir le monde tel qu’il est, essuyons nos lunettes et cessons de regarder la teinte de nos verres. Car comme souvent, ce qui « empêche » le spectateur de pénétrer une œuvre, d’en voir l’intention et le sens, ce n’est pas ce que voient ses yeux en tant que tel, mais les idées préconçues qu’il a. Apprendre à voir commence généralement par bousculer quelques-unes de nos idées préconçues.
1. Ce n’est pas un tableau ! Depuis le XVIe siècle, nous Européens, raisonnons en termes de « tableau de chevalet ». L’artiste peint sur un support, un panneau en bois ou une toile, que le commanditaire accroche ensuite au mur. Or, L’Ecole d’Athènes, en tant que telle, n’est pas « un tableau » de ce type, mais simplement, au sens strict, un « détail » de ce qu’on appellerait aujourd’hui, « une installation ». Je m’explique. Ce qui constitue l’œuvre ici, c’est l’ensemble des fresques et décorations couvrant aussi bien le plafond, le sol que les quatre parois de la pièce ! On va vous les expliquer. Le spectateur se trouve, en quelque sorte, à l’intérieur d’un cube que l’artiste a cherché à faire apparaître comme une sphère. De sorte que vouloir « expliquer » le sens de L’Ecole d’Athènes, de façon isolée du reste et sans démontrer les liens thématiques et symboliques qui relient ce « détail » à l’iconographie des autres parois, n’est pas seulement un exercice futile mais relève de l’incompétence.
2. Erreur de titre ! Ni lors de sa commande, ni lors de sa réalisation, la fresque n’a porté le nom Ecole d’Athènes. Son nom n’apparaît qu’ultérieurement. Tout indique que l’ensemble de la pièce devait exprimer une harmonie divine réunissant La Philosophie (L’Ecole d’Athènes), La Théologie (en face), La Poésie (à droite) et La Justice (à gauche). On y reviendra.
3. La thématique n’est pas le choix de l’artiste ! La seule personne ayant rencontré de son vivant aussi bien Raphaël que le pape Jules II, a été le médecin Paolo Giovio (1483-1552) qui arrive à Rome en 1512, un an avant la mort de Jules II. D’après Giovio, c’est le pontife en personne qui, dès 1506, c’est-à-dire deux ans avant l’arrivée de Raphaël, conçoit le contenu de la « Chambre de la signature ». C’est logique puisqu’il s’agissait de l’endroit où il installait sa bibliothèque personnelle, une collection de quelque 270 livres, disposés sur des étagères en bas des fresques et classés selon les thèmes de chaque décoration murale (Philosophie, Théologie, Poésie et Justice). Cependant, vue la complexité de la thématique, et vue la faible culture littéraire de Jules II, les historiens s’accordent à attribuer la paternité intellectuelle des fresques aux conseillers du pape et surtout à celui qui aurait été en mesure d’en faire la synthèse, son libraire-en-chef, Thomaso Inghirami (1470-1516).
Une thématique et un programme que Raphaël, qui semble avoir constamment modifié ses dessins préparatoires en fonction des retours et commentaires qu’il recueillait de la part des commanditaires, a su traduire en images, avec l’énorme talent qui était le sien. En clair, si vous aimez les images, félicitez Raphaël ; si le contenu vous déplaît, adressez-vous au « patron ».
Raphaël et Il Sodoma se présentent (à la droite de l’oeuvre) comme co-signataires de l’Ecole d’Athènes.
4. Peint à plusieurs ? Reste à éclaircir le fait que, à en croire les comptes du Vatican, la décoration entière de la pièce a été confiée, au milieu de l’année 1508, au fresquiste talentueux Giovanni Antonio Bazzi (1477-1549), de six ans plus âgé que Raphaël, connu sous le surnom Il Sodoma. C’est lui qui apparaît comme l’unique personne ayant perçu quelques sommes à ce sujet. Raphaël ne figure, en ces comptes, qu’à dater de 1513…
Or, comme en témoigne le cycle des fresques sur la vie de saint Benoît à l’abbaye territoriale Santa-Maria de Monte Oliveto Maggiore, Sodoma, avait également un talent considérable, et surtout une facilité d’exécution incomparable. S’il n’a jamais été mis à l’honneur, son style se confond tellement avec celui de Raphaël qu’on s’y méprendrait. Portrait de Pietro Aretino (Pierre l’Arétin), par le peintre vénitien le Titien.
Précisons également que Sodoma, venu à Rome à la demande du banquier du pape Agostino Chigi (1466-1520), fut sollicité en 1508 pour décorer sa villa, ce qui aurait laissé le champ libre à Raphaël au Vatican avant de le rejoindre sur le même chantier.
Portrait de Pietro Aretino (Pierre l’Arétin), par le peintre vénitien le Titien.
Selon l’historien Bernard Levergeois, le sulfureux Pietro Aretino, dit l’Arétin (1495-1556), pamphlétaire pornographique, avant de devenir le protégé et « l’agent culturel » du banquier Chigi à Rome, a passé de longues années à Pérouse.
Il s’intéresse à l’écurie du Pérugin, le maître de Raphaël, et y « fréquente les peintres les plus prestigieux de l’heure : Raphaël, Sebastiano del Piombo, Jules Romain, Giovanni da Udine, Giovan Francesco Penni et Sodoma, tous s’attelant à tour de rôle à la décoration de la magnifique villa (la Farnesine) que Chigi fait édifier aux portes de Rome (…). Certains d’entre eux travaillent également à celle de la non moins fameuse villa Madame (pour Jules II), projet grandiose qui ne sera jamais achevé ».
Pierre l’Arétin dans la fresque de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine.
Comme on le voit dans le portrait peint par le Titien, l’Arétin, surnommé « le fléau des Princes », est un homme puissant, possessif et tyrannique. Maître-chanteur, pansexuel flamboyant et bien renseigné sur ce qui se passait dans les alcôves des élites, il s’érige, comme le patron du FBI Edgar Hoover à l’époque de Kennedy, tel un pouvoir au-dessus du pouvoir. Les historiens rapportent qu’aussi bien Raphaël que Michel-Ange, avant de montrer au public leurs œuvres, se pensaient contraints de solliciter l’avis de l’Arétin.
Et dans la chapelle Sixtine, Michel-Ange représente, sous les traits de l’Arétin, saint Bartolomé. L’artiste a dû estimer que l’attribut traditionnel du martyr écorché vif convenait à merveille à celui qui le rudoyait : il porte la dépouille de sa propre peau et tient en main le grand couteau qui servit à ce supplice…
Il n’est donc pas interdit de penser que ce soit l’Arétin, le favori du banquier du Pape, plutôt que le Bramante, comme c’est communément accepté, qui a pu jouer le rôle d’intermédiaire pour faire venir, aussi bien Sodoma que Raphaël à Rome en vu d’y faire renaître la gloire de son patron et de l’oligarchie tenant en grippe la Ville éternelle.
A ma connaissance, Raphaël, ni dans ses propres lettres, ni dans les propos rapportés par son entourage, n’aurait commenté la thématique et l’intention de son œuvre. Étrange modestie. Se considérait-il comme un simple « peintre décorateur » ?
Enfin, si la participation de Sodoma à la réalisation de l’Ecole d’Athènes reste à éclaircir, son portrait y figure bien. Il se trouve au premier plan à l’extrême droite, devant un Raphaël un peu triste (tout deux du côté des aristotéliciens). Une double signature ?
Peut-on alors continuer de parler des fresques « de Raphaël » ? Ne s’agit-il pas plutôt des fresques de Jules II-Inghirami-Sodoma-Raphaël ?
Un commanditaire hors du commun, « le pape guerrier » Jules II
Médaille avec l’effigie de Jules II le « ligurien » (génois). Au verso, le projet de reconstruction de la Basilique Saint-Pierre à Rome.
Avant de parler de ces fameux « impresarios de la Renaissance » et comprendre leurs motivations, il est nécessaire de s’arrêter un moment sur le personnage de Giuliano della Rovere (1443-1513). Il sera nommé évêque de Carpentras par le pape Sixte IV, son oncle. Il fut aussi successivement archevêque d’Avignon et cardinal-évêque d’Ostie.
Ce n’est que le 31 octobre 1503 que 37 des 38 cardinaux composant le Sacré Collège, le portent à la tête de l’Église occidentale, sous le nom de Jules II, jusqu’à sa mort en 1513. Giuliano attendait ce moment depuis 20 ans.
En effet, en 1492, son ennemi personnel, l’espagnol Rodrigo de Borgia (1431-1503), réussit à se faire élire sous le nom d’Alexandre VI. Fidèle à la corruption légendaire de la dynastie des Borgia, il sera l’un des papes les plus corrompus de l’histoire de l’Église.
Jaloux et fâché de son échec, Giuliano accuse alors le nouveau pape d’avoir acheté un certain nombre de voix. Craignant pour sa vie, il part en France à la cour de Charles VIII qu’il convainc de mener une campagne militaire en Italie, afin de déposer Alexandre VI et de récupérer le Royaume de Naples… Accompagnant le jeune roi dans son expédition italienne, il entre dans Rome avec lui fin 1494 et se prépare à lancer un concile pour enquêter sur les agissements du pape. Mais Alexandre VI parvient à circonvenir les machinations de son ennemi et préserve son pontificat jusqu’à sa mort en 1503.
Médaille à l’effigie du pape Alexandre VI Borgia.
Dès son avènement, Giuliano della Rovere confesse avoir choisi son nom de pape, Jules II, non pas en fonction du pape Jules I, mais en référence au dictateur sanguinaire romain Jules César. Il affirme d’emblée sa ferme volonté de restaurer la puissance politique des papes en Italie. Pour lui, Rome doit redevenir la capitale d’un Empire bien plus vaste que l’Empire romain de jadis.
Lorsque Jules II prend ses fonctions, la décadence et la corruption ont conduit l’Église au bord du gouffre. Les territoires qui deviendront ultérieurement l’Italie, ne sont qu’un vaste champ de bataille où condottieri italiens, rois français, empereurs allemands et nobles espagnols viennent guerroyer. La ville antique de Rome n’est plus qu’un vaste amas de ruines systématiquement pillé par des entrepreneurs rapaces au service des princes, des évêques et des papes cherchant chacun à s’accaparer la moindre colonne ou architrave susceptible de venir orner leur palais ou église. Sur les 50000 habitants qu’accueille la ville, on compte 10000 prostituées et courtisanes…
De toute évidence, Jules II, est le pape choisi par l’oligarchie pour remettre un minimum d’ordre dans la maison. Car, particulièrement dès 1492, l’extension du catholicisme dans le Nouveau Monde puis en Orient, nécessite une « renaissance », non pas de « l’humanisme chrétien », comme lors de la Renaissance du début du XVe siècle, mais de l’autorité de l’Église.
Pour nous aujourd’hui, le mot « Renaissance » évoque l’apogée de la culture italienne. Cependant, pour les puissants de l’époque de Raphaël, il s’agissait, en s’appuyant sur l’étude assidue des textes grecs et latins, de ressusciter la splendeur de l’Antiquité gréco-romaine, incarnée par la gloire de la « République » romaine, idéalisée comme ayant été un grand Etat bien administré, grâce à des lois efficaces, des fonctionnaires capables et une grande culture.
Et c’est bien à cette renaissance de l’autorité romaine que Jules II va se consacrer. En premier lieu par le glaive. En moins de trois ans (1503-1506), César Borgia est réduit à l’impuissance. Il est le fils illégitime du pape Alexandre VI qui, à la tête d’une armée de mercenaires, guerroyait dans le pays et terrorisait les Etats pontificaux,
En 1506, Jules II, vite surnommé « le pape guerrier » à la tête de ses troupes, reprend Pérouse et Bologne. Comme le lui reproche alors l’humaniste Erasme de Rotterdam (1467-1537), présent en Italie et témoin oculaire du pillage de Bologne par les troupes pontificales, Jules II préfère de loin le casque à la tiare. Interrogé par Michel-Ange en charge de l’immortaliser avec une statue en bronze, pour savoir s’il ne désirait pas être représenté un livre à la main pour souligner son haut degré de culture, Jules II répond :
Pourquoi un livre ? Représentez-moi plutôt une épée en main.
Originaire de la région de Gênes (la Ligurie), Jules II entreprend alors de chasser de la Romagne qu’ils occupaient, les Vénitiens qu’il abhorre. « Je réduirai votre Venise à l’état de hameau de pêcheurs dont elle est sortie, » avait dit un jour le pape ligurien à l’ambassadeur Pisani, à quoi le fier patricien n’a pas manqué de répliquer :
Et nous, Saint-Père, nous ferons de vous un petit curé de village, si vous n’êtes pas raisonnable…
Ce langage donne la mesure de l’aigreur à laquelle on était arrivé de part et d’autre. Dans la bulle d’excommunication lancée peu après (27 avril 1509) contre les Vénitiens, ceux-ci étaient accusés « d’unir l’habitude du loup à la férocité du lion, et d’écorcher la peau en arrachant les poils… »
La Ligue de Cambrai
Contre les pratiques rapaces de Venise, le 10 décembre 1508 à Cambrai, Jules II se rallie officiellement à la « Ligue de Cambrai », un ensemble de puissances (dont le roi Louis XII, la régente des Pays-Bas Marguerite d’Autriche, le roi Ferdinand II d’Aragon et l’empereur Maximilien Ier).
Pour Jules II, le bonheur est total car Louis XII vient en personne expulser les Vénitiens des États de l’Église. Mieux encore, le 14 mai 1509, après à sa défaite contre la Ligue de Cambrai lors de la bataille d’Agnadel, la République de Venise agonise et se retrouve à la merci d’une invasion. Jules II, craignant alors que les Français n’établissent durablement leur influence sur le pays, opère un revirement spectaculaire. Il organise, du jour au lendemain, la survie de Venise !
Son trésorier général, le banquier siennois Agostino Chigi (milliardaire siennois proche des Borgia auxquels il avait prêté des sommes colossales et futur mécène de Raphaël), en fixe les conditions : pour se payer les mercenaires suisses capables de repousser les agresseurs, Chigi concède aux Vénitiens un prêt conséquent.
En échange, la Sérénissime accepte de renoncer à son monopole sur le commerce de l’alun qu’elle importe de Constantinople. Or, à l’époque, l’alun, un minerai irremplaçable permettant de fixer les teintures des étoffes, représente un véritable enjeu « stratégique ».
L’arrêt des importations d’alun par Venise, obligera l’ensemble du monde méditerranéen, du jour au lendemain, à se fournir non plus auprès de Venise, mais auprès du… Vatican, c’est-à-dire auprès de… Chigi, en charge pour la papauté de l’exploitation de « l’alun de Rome » situé dans les mines des monts de la Tolfa, au nord-ouest de Rome en plein cœur des Etats pontificaux. Consciente qu’il en va de sa survie, et faute d’alternative, Venise accepte.
Dans sa biographie sur Jules II, Ivan Cloulas précise :
Au-dessus de tous se détache Agostino Chigi, le banquier siennois, fermier des mines pontificales d’alun de la Tolfa depuis le règne d’Alexandre VI. La faveur dont jouit ce personnage auprès de Jules II a de quoi étonner, s’agissant d’un banquier qui a longtemps servi César Borgia. Le pontife a suivant la tradition, conféré lors de son avènement la charge de ‘dépositaire’ à l’un de ses compatriotes génois, Paolo Sauli, chargé d’effectuer toutes les transactions financières du Saint-Siège en liaison avec le cardinal camerlingue Raffaelo Sansoni-Riario. Mais Chigi ne subit pas de disgrâce, car il a avancé à Julien della Rovere des sommes considérables pour acheter des électeurs [des cardinaux membres du Sacré Collège], et il a fait fructifier à merveille l’exploitation et l’exportation de l’alun extrait des mines pontificales. L’expérience et la valeur du siennois en font un partenaire des différents banquiers de la papauté, notamment les Sauli et les Fugger, qui gagnent de nouvelles richesses au fur et à mesure que se développe en Allemagne le fructueux commerce des indulgences.
Ainsi, allié à Venise, Jules II, dans ce qui apparaît aux yeux des naïfs comme un « retournement d’alliance » spectaculaire, met sur pied la « Sainte Ligue » pour « expulser d’Italie les Barbares » (Fuori i Barbari !). Une ligue dans laquelle il fit entrer les Suisses, Venise, les rois Ferdinand d’Aragon et Henri VIII d’Angleterre, et enfin, l’empereur Maximilien. Cette ligue chassera alors les Français hors d’Italie ; Jules II ironisant :
Si Venise n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer.
En riposte, Louis XII, le Roi de France, tentera de transposer la lutte dans le domaine spirituel. Ainsi, un concile national, réuni à Orléans en 1510, déclare la France soustraite à l’obédience de Jules II. Un second concile fut réuni en Italie même, à Pise, puis à Milan (1512) essayant de destituer le pape. Jules II opposa au Roi de France le Ve concile œcuménique du Latran (1512) où il accueillera chaleureusement ceux qui abandonnaient celui de Milan…
Empires maritimes
Jules II s’acharnera à rétablir son autorité autant sur la terre ferme que sur les océans. Un peu comme dans la Grèce antique, l’Italie a connu un phénomène assez particulier, celui de l’émergence de « Républiques maritimes ». Si la « République de Venise » est célébrissime, on connaît moins les Républiques maritimes de Pise, de Raguse (Dubrovnik sur la côte dalmate), d’Amalfi (près de Naples) et de Gênes.
A chaque fois, opérant à partir d’un port, une oligarchie locale va se construire un empire maritime et surtout empoisonner ses concurrents. Or, l’activité maritime, par sa nature propre, implique une prise de risque s’inscrivant dans la durée. D’où la nécessité d’une finance habile, robuste et prévoyante, offrant des assurances et des options d’achats sur les biens et les profits futurs. Ce n’est donc pas un hasard si la plupart des empires financiers se développeront en symbiose avec des Empires maritimes, notamment, hollandais et britanniques et avec les Compagnies des Indes occidentales et orientales.
A la fin du XVe siècle, c’est essentiellement Gênes et Venise qui s’affrontent pour le contrôle des mers. D’un côté, Venise, historiquement la tête de pont de l’Empire byzantin et sa capitale Constantinople (Istanbul), qui est de loin la plus grande ville du monde méditerranéen en 1500 avec 200 000 habitants. Depuis son apogée au XIIIe siècle, la Sérénissime défend bec et ongles son statut d’intermédiaire incontournable sur la Route de la soie en Occident. De l’autre, Gênes, qui, après s’être implantée au Levant grâce aux croisades, en prenant le contrôle du Portugal, financera toutes les expéditions coloniales portugaises en Afrique de l’Ouest d’où elle ramènera or et esclaves.
Deux exploits maritimes viendront exacerber un peu plus cette rivalité :
1488. Bien que les travaux du savant persan Al Biruni (XIe siècle) et de vieilles cartes, dont celle de Fra Mauro, permettaient d’entrevoir le contournement du continent africain par l’océan Atlantique pour rejoindre les Indes, ce n’est qu’en 1488 que des marins portugais passent le cap de Bonne Espérance. Ainsi, Gênes, sans le moindre intermédiaire, peut directement charger ses navires en Asie et ramener ses marchandises en Europe ;
1492. Cherchant elle aussi à ouvrir une route commerciale directe vers l’Asie sans devoir traiter avec les Vénitiens ou les Portugais (génois), l’Espagne enverra en 1492 le navigateur génois Christophe Colomb en partant vers l’Ouest. Plus qu’une nouvelle route vers l’Asie, Colomb découvre un nouveau continent qui sera objet de convoitises.
Ligne de partage du monde entre Espagnols (Venise) et Portugais (Gênes), fixée par le traité de Tordesillas de 1494.
Deux ans plus tard, le 7 juin 1494, Portugais et Espagnols signeront letraité de Tordesillas pour se partager à deux, rien que ça, le monde. En gros, tout le Nouveau Monde pour l’Espagne, tout l’ancien (des Açores jusqu’à Macao) pour le Portugal. Pour délimiter leurs empires, ils fixent une ligne imaginaire, que le pape Alexandre VI Borgia fixe dès 1493 à 100 lieues à l’Ouest des Açores et des îles du Cap Vert.
Ensuite, la ligne fut reportée, à la demande des Portugais, à 370 lieues. Toute terre découverte à l’Est de cette ligne devait appartenir au Portugal ; à l’Ouest, à l’Espagne. Au même moment, toute autre puissance maritime occidentale se voit refuser l’accès au nouveau continent. Or, en 1500, horreur pour les Espagnols, c’est un Portugais qui découvre le Brésil. Et étant donné sa position géographique, à l’ouest de la fameuse ligne, ce pays tombe sous la coupe de l’Empire portugais !
Jules II, un enfant de la Ligurie (région de Gênes, donc liée au Portugal) et vomissant Alexandre VI Borgia (espagnol), en 1506, se fait un grand plaisir en confirmant, par la bulle Inter Cætera, le traité de Tordesillas de 1494 permettant de fixer les diocèses du Nouveau Monde, évidemment à l’avantage des portugais et donc au sien.
L’arme suprême, la culture
Sur le plan « spirituel » et « culturel », si Jules II passait la plus grande partie de son temps à guerroyer, la postérité retient essentiellement l’image « d’un des grands papes de la Renaissance » car grand protecteur et mécène des arts.
En effet, pour rétablir le prestige (le mot français pour soft power) et donc l’autorité de Rome et son Empire, la culture est une arme aussi redoutable que le glaive. Pour commencer, Jules II ouvre de nouvelles artères à Rome, dont la via Giulia. Il place dans la cour du Belvédère les antiques qu’il a acquis, en particulier, « l’Apollon du Belvédère » et le « Laocoon », fraîchement découvert en 1506 dans les ruines du Palais impérial de Néron. Jules II et son tombeau
Jules II et son tombeau.
La même année, c’est-à-dire six ans avant la fin des opérations militaires, Jules II lance également d’énormes chantiers dont certains ne seront réalisés que partiellement ou entièrement après sa mort :
La reconstruction de la basilique Saint-Pierre, tâche confiée à l’architecte et peintre Donato Bramante (1444-1514) ;
Le tombeau de Jules II, que le sculpteur Michel-Ange est chargé de réaliser dans l’abside de la nouvelle basilique et dont sa fameuse statue de Moïse, une des 48 statues et bas-reliefs en bronze prévus à l’origine, aurait dû faire partie ;
La décoration de la voûte de la Chapelle Sixtine construite par le Pape Sixte IV l’oncle de Jules II, sera également confiée à Michel-Ange. Jules II se laisse entraîner par la fougue créatrice du sculpteur. Ils échafaudent ensemble des projets toujours plus grandioses pour la décoration de la Chapelle. L’artiste donnera libre cours à son imagination, dans un genre artistique différent qui plaira peu au pape. Jusqu’au 31 octobre 1512, Michel-Ange peindra plus de 300 personnages sur la voûte ;
Les fresques ornant la bibliothèque personnelle du pape dont sera chargé le peintre Raphaël, appelé à Rome en 1508, probablement à la suggestion de Chigi, l’Arétin ou Bramante. La Stanza était l’endroit, où le pape signait ses brèves et ses bulles. Cette salle devint ensuite la bibliothèque privée du souverain pontife Jules II puis la salle du Tribunal des Signatures Apostoliques de Grâce et de Justice et plus tard, celle de l’instance suprême d’appel et de cassation. Avant l’arrivée de Jules II, cette salle et « la chambre d’Héliodore », étaient couvertes de fresques de Piero della Francesca, protégé par Nicolas de Cues, immortalisant le grand concile œcuménique de Florence (1438). Des décorations de Lucas Signorelli et du Sodoma y furent ajoutées ultérieurement. Suite à son élection, Jules II, soucieux de marquer sa présence dans l’histoire, et de rétablir l’autorité de l’oligarchie et de l’Eglise, fera recouvrir les fresques du concile de Florence par de nouvelles. Convaincu par ses conseillers, le pape consent à confier la direction du chantier à Raphaël. Officiellement, on dit que ce dernier aurait épargné quelques fresques du plafond, notamment celles exécutées par Sodoma, pour ne pas se le mettre entièrement à dos. Mais, comme nous l’avons dit, le contenu, la thématique très élaborée et une partie de l’iconographie des fresques furent arrêtés dès 1506 avant même l’arrivée de Raphaël en 1508 ;
Moderniser la ville de Rome. Jules II, sans doute conseillé par l’architecte Bramante, transforme singulièrement la voirie de Rome. Afin que toutes les voies convergent vers la basilique Saint-Pierre, il ordonna de percer la Via Giulia sur la rive gauche et de transformer en une véritable rue la Lungara, les chemins qui serpentaient le long du fleuve sur la rive droite. Sa mort interrompt les grands travaux qu’il envisage, notamment la construction d’une avenue monumentale conduisant à Saint-Pierre et celle d’un nouveau pont pour décongestionner celui de Saint-Ange dont il a d’ailleurs facilité l’accès en élargissant la rue y conduisant. L’ampleur des travaux entrepris pose le problème des matériaux ; bien qu’il fût, en principe, interdit de s’en prendre aux monuments antiques, la réalité fut toute autre. Ruinante, devint le surnom de Bramante.
Dessin de la porte d’entrée du Vatican, vers 1530.
Grands chantiers, mécénat et dépenses militaires assèchent les revenus du Saint Siège. Pour y remédier, Jules II multiplie les ventes de bénéfices ecclésiastiques, de dispenses et d’indulgences.
Au XIIe siècle, par des décrets pontificaux, l’Église catholique romaine fixait les règles du commerce des « indulgences » (du latin indulgere, accorder). Ils encadraient ainsi la rémission totale ou partielle devant Dieu d’un péché, notamment en promettant une réduction du temps de passage au purgatoire aux généreux fidèles après leur mort. Au cours du temps, cette pratique, exploitant essentiellement une forme de superstition religieuse, s’est transformée en un commerce si lucratif que l’Église ne pouvait plus s’en passer.
Dans le nord de l’Europe, notamment en Allemagne, les banquiers Fugger d’Augsbourg participaient à l’organisation de ce commerce. Cette pratique fut vivement dénoncée et combattue par les humanistes, notamment par Erasme, avant que Luther n’en fasse une pièce essentielle des fameuses 95 thèses qu’il placarda, en 1517, sur les portes de l’église de Wittenberg.
Dans son ouvrage Erasme et l’Italie, Augustin Renaudet écrit qu’Erasme, après avoir rencontré les plus hautes instances du Vatican, ne fut pas dupe :
Il ne tarda guère à comprendre qu’en dehors du Saint-Siège, des services de la Curie et de la Chancellerie, en dehors des cardinaux, des innombrables prélats en mission et en charge, en dehors d’une foule bigarrée de fonctionnaires et de scribes, qui peuplaient les bureaux administratifs ou financiers et les tribunaux, il n’y avait rien à Rome. Dans toutes les villes qu’il avait connues, à Bruxelles, à Paris, à Londres, à Milan, à Florence, et récemment à Venise, une économie active, alimentée par l’industrie, le commerce, la finance, soutenait une forte bourgeoisie urbaine, ou comme à Venise, une aristocratie d’armateurs. A Rome, toute l’économie, tout le commerce, toute la finance, étaient aux mains d’étrangers : marchands florentins ou génois, banquiers florentins ou génois. Ces étrangers tenaient dans leur dépendance un peuple de petits marchands, de petits artisans qui vendaient dans l’arrière-boutique, de changeurs et de trafiquants juifs. Très peu d’industrie, la population romaine vivait au service de la Curie, des prélats, des couvents. Erasme s’émerveillait de l’orgueil avec lequel les descendants du peuple-roi prétendaient en maintenir l’antique majesté. Le mot du peuple romain n’était plus qu’un vain mot ; Erasme devait un jour écrire que, dans le monde moderne, un citoyen romain comptait moins qu’un bourgeois de Bâle.
Constat partagé par André Chastel et Robert Klein qui notent, dans L’Humanisme, l’Europe de la Renaissance :
Une autre tendance, favorable à César et à Auguste, s’était fait jour : Rome redevenant de plus en plus la capitale ‘impériale’ de tous les puissants lui empruntent ou cherchent à lui emprunter un style. Ce nouveau style associe d’ailleurs de plus en plus arma et litterae, le glaive et le livre (…) Riche ou pauvre, tout souverain de la Renaissance occupera les artistes et les lettrés dans la mesure où il a besoin de prestige : les plus grands mécènes de la Renaissance furent les ambitieux et les guerriers, Maximilien, Jules II, Henry VIII, François Ier, Charles Quint.
Les « impresarios » de Raphaël
Si, du point de vue contemporain, cela nous paraît assez impensable qu’un artiste se fasse « dicter » la thématique de son œuvre, ce ne fut pas le cas au moment de la Renaissance et encore moins au Moyen Âge. Par exemple, bien qu’il fût un diplomate de haut vol du duc de Bourgogne Philippe Le Bon, le peintre flamand Jan Van Eyck, un des premiers peintres à signer de son nom ses œuvres, se faisait conseiller en matière de théologie par le confesseur du duc, le très érudit Denis le Chartreux, ami proche du cardinal Nicolas de Cues. Et personne n’osera dire que Van Eyck « n’a pas peint » son chef d’œuvre L’Agneau mystique.
La position de Raphaël était plus délicate. A son époque, les peintres avaient encore le statut d’artisan. Y compris Léonard de Vinci, dont on connaît l’intelligence supérieure, et qui se déclarait « homme sans lettres », c’est-à-dire ne sachant lire ni le latin ni le grec. Raphaël savait lire et écrire l’italien, mais était dans la même situation. Et lorsque, vers la fin de sa courte vie, on le sollicite pour s’occuper d’architecture (la basilique Saint-Pierre) et d’urbanisme (les antiquités romaines), il demande à un de ses amis de lui traduire en italien les Dix livres de l’architecte romain Vitruve. Or, tout visiteur des « Chambres de la signature » est immédiatement frappé par la grande harmonie unissant plusieurs dizaines de philosophes, de légistes, de poètes et de théologiens dont l’existence était quasiment inconnue de Raphaël avant son arrivée à Rome en 1508.
Dans Le mariage de la Vierge, le Pérugin (à gauche) part d’une harmonie géométrique entre un rectangle, un triangle isocèle et un cercle dont le centre fait office de point de fuite de la perspective. Son élève Raphaël reprend le procédé, mais en partant du carré.
D’ailleurs, à l’exception du tableau Le mariage de la vierge, peint en 1504, à l’âge de 21 ans, à partir de la façon que son maître Pietro di Cristoforo Vannucci, dit le Pérugin (v. 1448-1523) avait traité ce même sujet, Raphaël n’avait pas encore eu à relever le type de défi que lui poseront les Stanza.
Comme nous l’avons déjà dit, les cartons et autres dessins préparatoires, parfois assez différents du résultat final, permettent également de croire que suite à « la commande », des discussions avec un ou plusieurs impresarios ont conduit l’artiste à modifier, améliorer ou changer l’iconographie pour aboutir au résultat final.
En ce qui concerne la thématique, comme nous l’avons déjà mentionné, les idées et les concepts semblent avoir émergé lors d’une longue période de maturation et furent sans doute le résultats d’échanges multiples entre le Pape Jules II et plusieurs de ses conseillers, libraires, et « orateurs » de la cour papale.
Selon l’historienne Ingrid D. Rowlands, les documents d’archives indiquent sans conteste l’apport décisif de trois personnalités très différentes de l’époque :
Battista Casali ;
Egidio Antonini da Viterbo (connu en France sous le nom de Gilles de Viterbe) et
Tommaso « Fedra » Inghirami.
L’enquête approfondie de l’historienne Christiane L. Joost-Gaugier a établi le rôle prédominant d’Inghirami. Il est le seul en position, et en capacité, en tant que libraire du pape, de fixer le programme des chambres. Raphaël, sera son collaborateur enthousiaste et finira sans doute par se faire « recruter » aux orientations et à la vision de ses commanditeurs. En témoigne le fait qu’il exigera à être enterré au Panthéon romain, considéré comme le temple le plus pythagoricien, et donc le plus néo-platonicien, de l’époque romaine.
Comme l’a documenté l’historien jésuite John William O’Malley, c’est le 1er janvier 1508, l’année de sa nomination à Saint-Jean du Latran, quelques mois avant l’arrivée de Raphaël à Rome, que Battista Casali (1473-1525), un professeur de l’Université de Rome, évoque l’image de L’Ecole d’Athènes lors d’une oraison prononcée dans la Chapelle Sixtine en présence de Jules II :
Un jour (…) la beauté d’Athènes inspira un concours entre les dieux, là, où l’humanité, les études, la religion, les primeurs, la jurisprudence et le droit ont vu le jour avant d’être distribué dans chaque pays, la où l’Athénée et tant d’autres gymnasiums ont été fondé, où tant de princes de la connaissance ont formé leurs jeunes et leur a appris la vertu, la fortitude, la tempérance et la justice – tout cela détruit dans le tourbillon de la machine de guerre Mohémataine (…) Cependant, tout comme [votre illustre oncle le pape] Sixte IV [qui ordonna la construction de la Chapelle Sixtine], a, en quelque sorte, posé les fondations de l’enseignement, vous y avez posé la corniche. Ici la bibliothèque vaticane qu’il a érigée comme si elle était venue d’Athènes elle-même, réunissant les livres qu’il a pu sauver du naufrage, et créée à l’image de l’Académie. Vous, maintenant, Jules II, pontife suprême, vous avez fondé une nouvelle Athènes lorsque vous invoquez le monde abattu des lettres comme s’il se levait des morts, et lui ordonne, entouré de menaces de travaux suspendus, qu’Athènes, ses stades, ses théâtres et ses Athénées, soient rétablis.
Gilles de Viterbe
Autre influence majeure sur la thématique, Gilles de Viterbe (1469-1532) dont parlerons ci-dessous.
Orateur hors pair, il est appelé en 1497 à Rome par le pape Alexandre VI Borgia ;
En 1503, il devint le Supérieur général de l’ordre des Ermites de saint Augustin ; avec 8000 membres, c’est l’ordre le plus puissant de son époque ;
Il est connu pour l’audace et le sérieux du discours qu’il prononça à l’ouverture du Ve concile du Latran de 1512 ;
Il critique sévèrement la politique belliqueuse de Jules II et l’incite à triompher par la culture plutôt que par le glaive ;
Après la mort de ce dernier, il devient le prédicateur et le théologien du pape Léon X qui le nomme cardinal en 1517.
Enfin, le prélat Tommaso Inghirami (1470-1516), maniant aussi bien le latin que le grec, était également un orateur redoutable. L’homme devait sa fortune à Laurent le Magnifique (1449-1492).
Éduqué par le philosophe néoplatonicien Marsile Ficin, le Magnifique fut le mécène aussi bien de Botticelli que de Michel-Ange qui vécut trois ans chez lui.
Tommaso Inghirami, le libraire-en-chef du pape Jules II et véritable impresario de Raphaël pour les fresques décorant la Chambre de la signature. Ici son portrait, peint par Raphaël en 1510.
Né à Volterra, Inghirami fut lui aussi recueilli, après le saccage de cette ville, par le Magnifique. Il surveilla soigneusement ses études et l’envoya plus tard à Rome où Alexandre VI Borgia lui fit un accueil favorable. Inghirami était un bellâtre tiré à quatre épingles.
A 16 ans, Inghirami gagna le surnom de « Phèdre » après avoir brillamment incarné, le rôle de cette reine qui se suicide dans une tragédie de Sénèque jouée en cercle restreint à la résidence du très influent cardinal Raphael Riario, cousin de Jules II ou neveu du pape Sixte IV et donc cousin de Jules II. Par la suite, Phèdre, bon vivant et pour qui les plaisirs célestes et terrestres se complétaient allègrement, gagna en poids politique et surtout… physique.
En 1475, il accompagne le nonce du pape Alexandre VI à la cour de l’empereur Maximilien Ier du Saint-Empire qui le nomma comte palatin et poète lauréat ;
Le 16 janvier 1498, Inghirami prononça à l’Eglise espagnole de Rome une oraison en l’honneur de l’Infant Don Juan, le fils assassiné du Roi d’Espagne. Inghirami, au nom d’Alexandre VI Borgia, endosse pleinement la politique espagnole de l’époque : étendre la chrétienté dans le Nouveau Monde, chasser les Maures d’Europe et renforcer le pillage coloniale de l’Afrique. Si Jules II détestait Alexandre VI, il continuera cette politique ;
En 1508, Jules II nomma Inghirami bibliothécaire du Vatican ;
En 1509, alors qu’il est fortement investi dans la réalisation des fresques des Stanza, Raphaël fait son portrait. Raphaël nous montre un homme souffrant d’un strabisme divergent qui semble tourner son regard vers le ciel afin de signifier d’où cet « humaniste » tirait son inspiration ;
En 1510, le pape le nomme évêque de Raguse ;
Enfin, en 1513, il devient secrétaire pontifical et à la demande pressante du pape mourant, Inghirami prononça son oraison funèbre : « Bon Dieu ! Quel esprit avait cet homme, quel sens, quelle capacité à gérer et à administrer l’Empire ! Quelle force suprême et inébranlable ! »
Sans tarder, Inghirami officia comme secrétaire au conclave élisant le pape Léon X (Jean de Médicis, second fils de Laurent de Médicis, lui aussi grand protecteur des néo-platoniciens et de la « culture »), un autre pape dont Raphaël fera le portrait.
En 1509, toujours désireux de réformer l’église catholique sur la base de l’étude des trois langues (latin-grec-hébreu) pour déminer les conflits religieux qui se préparaient, Erasme de Rotterdam rencontre Inghirami à Rome. Ce dernier lui expose les chantiers culturels grandioses qu’il dirigeait. Erasme n’en pipe mot.
Cependant, longtemps après la mort d’Inghirami, Erasme constate que l’Eglise et l’oligarchie recrutent parmi les humanistes. Il « se paie » la secte des Cicéroniens, omniprésente à la Curie romaine et dont Inghirami était un des chefs de file.
Ainsi, en 1528, dans Le Cicéronien, Erasme cite l’oraison d’Inghirami lors du Vendredi saint de l’année 1509. Il y dénonce le fait que les membres de cette secte, au motif de l’élégance de la langue latine, n’utilisaient que des mots latins figurant tels quels dans les œuvres de Cicéron ! Du coup, tout le langage nouveau du christianisme évangélique, consacré au concile de Florence, qu’Erasme souhaitait promouvoir, se trouva soit banni, soit « retraduit » en des termes païens de l’époque romaine ! Par exemple, dans son sermon, Inghirami avait présenté le Christ en croix comme un dieu païen se sacrifiant héroïquement plutôt qu’en rédempteur.
Enfin, peu après la mort de Raphaël, le cardinal Jacopo Sadoleto (1477-1547) écrit un traité de philosophie dans lequel Inghirami (entretemps disparu tragiquement) défend la rhétorique et nie toute valeur à la philosophie, son argument majeur étant que tout qui s’écrit est déjà contenu dans les textes mystiques et mythologiques d’Orphée et de ses adeptes.
Platon et Aristote, l’impossible synthèse
Le Triomphe de saint Thomas (détail), ici conciliant Aristote (à gauche) et Platon (à droite). Tableau de Benozzo Gozzoli, Louvre, Paris.
Maintenant, afin d’être en mesure de « lire » la thématique déployée par Raphaël dans la « Chambre de la signature », examinons ce « néo-platonisme » florentin qui animait aussi bien Gilles de Viterbe que Tommaso Inghirami.
La démarche de ces deux orateurs consistait avant tout à mettre leur « néo-platonisme » et leur imagination au service d’une cause : celle d’affirmer avec force que Jules II, le pontifex maximus à la tête d’une Église triomphante, incarnait l’aboutissement ultime d’une vaste lignée de philosophes, de théologiens, de poètes et d’humanistes. A l’origine de ce « big bang » civilisationnel et théologique présumé conduire au lustre incommensurable de l’Église catholique sous Jules II, non pas Platon et Aristote eux-mêmes, mais ceux qui l’avaient précédé : Apollon, Moïse et surtout Pythagore.
A partir de 1506, Gilles de Viterbe, dans un exercice qu’on peut qualifier « d’au-delà d’une mission impossible », écrira un texte intitulé Sententia ad mentem Platonis (« Les Sentences avec l’esprit de Platon »). Il tentera d’y accommoder les Sentences de Pierre Lombard (1096-1160), le texte scolastique par excellence du XIIIe siècle et point de départ des commentaires du dominicain saint Thomas d’Aquin (1225-1274) pour sa Somme Théologique, avec le néo-platonisme ésotérique florentin de Marsile Ficin (1433-1499) * dont Gilles de Viterbe était un adepte.
Tout cela ne pouvait que plaire à un pape qui, pour asseoir son autorité sur les affaires terrestres et spirituelles, voyait d’un bon œil cet accord entre la Foi et la Raison dont parle Thomas d’Aquin qui dit que la Vérité étant une, la raison ne peut que confirmer une juste foi. Voire mieux, éclairer celle-ci, quitte à ce que cette dernière parachève la première…
Présenter le mariage de la scolastique aristotélicienne (la logique présentée comme « la raison » humaine) avec le néo-platonisme florentin (L’émanantisme plotinien présenté comme « la foi ») comme source de poésie et de justice, comme le fait « La Chambre de la signature » vient de là.
Rappelons qu’au milieu du XIIIe siècle, deux Ordres mendiants, les franciscains et les dominicains, contestaient la dérive d’une Eglise devenue avant tout le simple gérant de ses possessions terrestres. Celui qu’on nommera par la suite saint Thomas d’Aquin, s’oppose sur ce point à (son concurrent) saint Bonaventure (1221-1274), figure fondatrice de l’Ordre des franciscains.
Pour sa part, saint Thomas d’Aquin s’appuie sur Aristote que lui avait fait connaître Albert le Grand (1200-1280) dont il fut le disciple à Cologne, pour établir la primauté de « la raison ». Car, pour celui qui fut surnommé « le bœuf muet », la foi et la raison humaine, chacune gérant leur domaine, se devaient d’avancer ensemble, main dans main. Surtout si l’Église garde le dernier mot.
Le Triomphe de saint Thomas, vers 1470, tableau de Benozzo Gozzoli, Louvre, Paris.
Plusieurs peintures (La grande fresque de 1366 dans la chapelle espagnole de Santa-Maria-Novella de Florence ; le tableau de Filippino Lippi de 1488 dans la chapelle Carafa de Rome ou encore le tableau de Benozzo Gozzoli peint vers 1470, au Louvre à Paris), ont immortalisé le Triomphe de Thomas d’Aquin.
Le tableau de Gozzoli nous semble d’une importance particulière car plusieurs éléments préfigurent l’iconographie de la Chambre de la signature, notamment les trois niveaux qu’on retrouve dans la Théologie (Trinité, évangélistes et responsables religieux) ainsi que le couple Platon et Aristote qu’on retrouve dans la Philosophie.
Chez Gozzoli, on voit le théologien, entre Platon et Aristote, jetant par terre devant lui le philosophe arabe Averroès (1126-1198) (Ibn-Rushd de Cordoue) expulsé pour avoir nié l’immortalité et la pensée de l’âme individuelle, au profit d’un « Intellect unique » pour tous les hommes qui active en nous les idées intelligibles.
En Occident, avant l’arrivée des délégations grecques en Italie venues assister au concile de Ferrare-Florence en 1438, seules quelques œuvres de Platon, dont le Timée, étaient connues d’une poignée d’érudits, tels ceux de l’Ecole de Chartres. En réalité, notre connaissance de la pensée grecque se limitait au philosophe Aristote.
Pour les aristotéliciens qui deviennent dominant dans l’Église catholique avec saint Thomas d’Aquin, si les chrétiens doivent accepter Aristote, ils doivent considérer Platon comme incompatible.
A l’inverse, pour les platoniciens, dont Augustin, Jérôme et surtout Nicolas de Cues et Erasme, qui parlait de « saint Socrate », Platon devait être vénéré par les chrétiens : il était monothéiste, croyait en l’immortalité de l’âme et vénérait, sous la forme de la triade pythagoricienne, le mystère de la Trinité.
Au XVe siècle, faute de clarté épistémologique et l’absence de certitude sur la paternité de certains manuscrits d’inspiration platoniciennes (mais attribués à tort à Aristote), certains humanistes, en particulier l’ami de Nicolas de Cues, le cardinal Jean Bessarion (1403-1472), grand artisan de la réunification des Eglises d’Orient et d’Occident, présentent Platon comme l’« égal » d’Aristote, son disciple, dans le seul but de rendre Platon « aussi acceptable que possible » auprès de l’Église catholique.
D’où la phrase devenue célèbre de Bessarion « Colo et veneror Aristotelem, amo Platonem » (Je cultive et je vénère Aristote, j’aime Platon) qui apparaît dans son In Calumniatorem Platonis (republié en 1503), une réplique à la charge virulente contre Platon élaborée par le grec Georges Trébizond.
Ainsi, dans L’Ecole d’Athènes peint par Raphaël, Platon et Aristote apparaissent côte à côte se complétant chacun avec sa sagesse particulière : le premier tenant son livre le Timée (sur la création de l’univers) d’une la main, et de l’autre, pointant vers le ciel (le Un, Dieu), le second tenant son Ethique (la conduite morale personnelle) d’une main, et dressant l’autre bras à l’horizontale pour indiquer le règne terrestre (la Physique).
Si les concepteurs de cette fresque avaient voulu souligner l’opposition des deux penseurs, Platon aurait tenu en main son Parménide (sur les Idées) et Aristote son Physique (sur les sciences naturelles). Ce n’est clairement pas dans l’Ecole d’Athènes.
Gilles de Viterbe fera tout, dans son Sententia ad mentem Platonis pour gommer les oppositions inconciliables et bien réelles (voir encadré ci-dessous) entre la pensée platonicienne et celle d’Aristote.
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Pourquoi Platon et Aristote ne sont pas complémentaires
Par Christine Bierre
La Logique (Aristote) contre la Dialectique (Platon). Bas-relief de Luca della Robia.
Les concepts fondamentaux qui ont donné naissance à notre civilisation européenne, remontent à la Grèce classique, et à travers elle, à l’Égypte et à d’autres civilisations plus anciennes encore.
Parmi les penseurs grecs, Platon (-428/-347 av. JC) et d’Aristote (-385/-323 av. JC) ont posé toutes les grandes questions qui intéressent notre humanité : qui sommes nous, quelles sont nos caractéristiques, comment vivons nous, où nous situons nous dans l’univers, comment pouvons nous le connaître ?
Les récits qui nous sont parvenus de cette période lointaine parlent des désaccords qui ont conduit Aristote à quitter l’Académie de Platon, dont il avait été le disciple. L’histoire témoigne ensuite de la violence des oppositions entre les disciples de l’un et de l’autre. A la renaissance, les courants catholiques les plus réactionnaires – le concile de Trente notamment – étaient inspirés par Aristote, alors que Platon régnait en maître dans le camp de l’humanisme, chez certains des plus grands tels qu’Érasme et Rabelais.
Il y eut différentes tentatives cependant de les rendre complémentaires, comme l’évoque cet article de Karel Vereycken. Si Platon représente le monde des Idées, Aristote, représente celui de la matière. Impossible de construire un monde sans les deux, nous dit-on. Cela paraît d’une telle évidence !
Le philosophe grec, Platon.
Tout ceci part, cependant, d’une idée fausse opposant ces deux personnages. Pour Platon nous dit-on, la réalité se trouve dans l’existence des idées, des concepts universaux qui représentent, de façon abstraite, toutes les choses qui participent de ce concept. Exemple, le concept général d’homme contient celui des hommes particuliers tels que Pierre, Paul et Marie ; idem pour le bien, qui comprend toutes les bonnes choses quelles qu’elles soient. Pour Aristote, au contraire, la réalité se situe dans la matière, en tant que telle.
Ce qui est faux dans ce raisonnement c’est le concept que les Idées platoniciennes sont des abstractions. Les Idées platoniciennes sont, au contraire, des entités dynamiques qui engendrent et transforment la réalité. Dans le mythe de la caverne de La République, Socrate dit qu’à l’origine des choses il y a le souverain Bien. Dans Le Phédon, il explique que c’est à travers des « Idées » que ce souverain Bien a engendré le monde.
Dans le mythe de la caverne, Socrate se sert d’un rejeton de l’idée du bien – le soleil – pour mieux faire comprendre ce qu’est le souverain Bien. Le Bien, dit-il, a engendré le soleil, qui est, dans le monde visible, par rapport à la vue et aux objets de la vue, ce que le Bien est dans le monde intelligible par rapport à l’intelligence et aux objets intelligibles. Les prisonniers dans la caverne ne voyaient que les ombres de la réalité, puis, en sortant, ils ont vu, grâce au soleil, les objets réels, le firmament et le soleil. « Après cela, ils en viendront à conclure au sujet du soleil, que c’est lui qui produit les saisons et les années, qu’il gouverne tout dans le monde visible et qu’il est en quelque manière la cause de toutes ces choses que lui et ses compagnons voyaient dans la caverne. ».
Le soleil donne aux objets la faculté d’être vus mais, en plus, il est à l’origine de leur genèse et de leur développement. De même pour les objets connaissables, ils tiennent du Bien la faculté d’être connus mais, en plus, ils lui doivent leur existence et leur essence. L’idée du Bien est donc pour Platon, cause dynamique des choses : matérielles et immatérielles et non des universaux morts.
L’« Un » éclaté d’Aristote
Aristote.
Pour Aristote, comme pour tout le courant empiriste qui l’a suivi, la réalité est située au niveau des objets connaissables par les sens. La nature nous envoie ses signaux que nous décodons grâce à nos facultés mentales. Les idées ne sont que des abstractions de l’univers sensible qui constitue, lui, la réalité. Pour lui les universaux n’ont pas d’existence réelle : l’homme « en général », n’engendre rien. Ce n’est qu’une abstraction de tous les hommes en particulier. L’homme particulier est engendré par l’homme particulier ; Pierre est engendré par Paul.
On dit aussi d’Aristote qu’il a « éclaté » l’Un de Platon. Il y a deux façons de concevoir l’Un. On peut le penser soit comme un Un absolu – Dieu ou cause première selon que l’on soit religieux ou philosophe – principe purement intelligible mais cause dynamique qui a engendré toutes les choses ; ou bien, on peut le concevoir comme le chiffre « un » qui détermine chaque chose particulière : le nombre un lorsqu’on dit : un homme, une chaise, une pomme.
L’Un d’Aristote devient simplement unité particulière, caractéristique de toutes les choses qui participent de l’unité. Il n’est pas cause de ce qui « est » mais uniquement prédicat de tous les éléments qui se retrouvent dans toutes les catégories. L’Être et l’Un, dira-t-il, sont les plus universels des prédicats. L’Un, dira-t-il encore, représente une nature définie dans chaque genre mais jamais la nature de l’Un sera l’Un en soi. Et les Idées ne sont pas cause de changement.
A quoi bon tout cela ?
Cette discussion a-t-elle plus de sens que toutes les élucubrations sur les sexes des anges qui ont donné une si mauvaise réputation à la scolastique au Moyen Âge ? L’Un ou le multiple, quelle importance dans nos vies quotidiennes ?
Ce point est pourtant essentiel. Le fait de pouvoir remonter aux causes intelligibles de tout ce qui existe, met l’espèce humaine dans une situation privilégiée dans la nature. A la différence d’autres espèces, elle peut non seulement comprendre les lois de l’univers, mais s’en inspirer, pour faire progresser la société humaine. C’est pourquoi, dans l’histoire, c’est le courant « platonicien » qui a été à l’origine des grandes percées scientifiques, technologiques et culturelles dans l’astronomie, la géométrie, la mécanique, l’architecture, mais aussi la découverte des proportions qui permettent d’exprimer la beauté dans la musique, la peinture, la poésie et la danse.
Du côté d’Aristote, force est de constater, que ses conceptions sur l’homme et la connaissance n’ont pu le conduire qu’à fixer des catégories définissant une dizaine d’états possibles de l’être. Aristote a été aussi le fondateur de la logique formelle, un système de pensée qui ne prétend pas connaître la vérité, mais seulement de définir les règles d’un raisonnement correct. La logique s’intéresse si peu à la recherche de la vérité qu’on peut considérer qu’un jugement qui est totalement faux par rapport à la réalité, est juste si toutes les règles du « bon raisonnement » de la logique y ont été employées.
Les humanistes ont mis depuis longtemps le doigt sur un domaine échappant totalement à la pensée logique d’Aristote : le désir… Un lai ou fabliau du XIIIe siècle résume l’histoire. Aristote, qui avait pour élève Alexandre le Grand, reprochait à ce dernier de se laisser déconcentrer de ses royales fonctions par la courtisane Phyllis dont il était éperdument amoureux. Obéissant, le brave roi de Macédoine cesse donc de fréquenter la donzelle et s’en retourne traiter les affaires de l’État. Apprenant les raisons de son abandon, la gourgandine décide de se venger du vieux philosophe et tente de le séduire en se pavanant sous ses fenêtres en tenue légère. Aristote tombe sous le charme ?! Phyllis annonce alors au sage que s’il veut la posséder, il devra d’abord se livrer à un petit caprice et, sellé et bridé, se laisser chevaucher par la belle. L’éminent barbu accepte ce jeu sans se douter du tour qu’on est en train de lui jouer. En selle et hue ?! voilà Phyllis qui se promène à dos d’Aristote dans les jardins du roi, le fouettant pour le faire avancer.
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suite du texte:
Pour commencer, Gilles de Viterbe souligne qu’Aristote est un « élève » de Platon et qu’on pouvait réconcilier les « deux princes de la philosophie ». Très imprégné de l’esprit néo-pythagoricien, et pour qui Platon n’était qu’un des plus grands disciples de Pythagore, l’auteur avance que les deux philosophes s’accordent à dire, contrairement au panthéon païen, que l’« Un » est l’expression ultime du divin. En clair, qu’ils étaient tous les deux monothéistes et qu’ainsi leurs convictions anticipaient celles du christianisme.
Gilles de Viterbe :
La philosophie, qui trace et examine toutes les choses, juge que tout nombre et toute multiplicité sont absentes de Dieu, comme le dit Platon et son élève Aristote. L’Humanité a comme but la compréhension des choses divines, comme même Aristote l’admet dans son Éthique. Ainsi, s’il est nécessaire de poursuivre cet objectif, il est nécessaire à arriver à la compréhension de Dieu.
Et il poursuit :
Maintenant, ces princes de la Philosophie [Platon et Aristote] peuvent être réconciliés, et peu importe l’étendue de leurs désaccords en ce qui concerne la création, les Idées ou le but du Bien, ces points [d’accord] peuvent être identifié et démontré (…) [Alors], ils apparaissent comme ne pas être en désaccord entre eux du tout (…) Ces grands princes peuvent être réconciliés si nous postulons la double nature des choses, l’une qui est libre de la matière et l’autre qui est à l’intérieur de la matière (…) Platon suit la première, Aristote la deuxième, et à cause de ceci, ces deux grands dirigeants de la philosophie diffèrent à peine l’un de l’autre. Si vous pensez que c’est nous qui inventons tout ceci, écoutez-les vous même. Car si nous parlons de l’humanité, après tout le sujet de notre conversation, alors Platon dit la même chose, il dit l’humanité est l’âme, dans l’Alcibiade ; et dans le Timée, il dit que l’humanité a deux natures, et nous connaissons une de ces natures par le moyen des sens, et l’autre par le moyen de la raison. Aussi, dans le même livre, il nous apprend que chaque partie en nous n’existe pas isolée de l’autre, que chaque nature se préoccupe de l’autre nature. Aristote, dans le dixième livre de son Ethique, appelle l’humanité la Compréhension. Donc vous pouvez savoir que chaque philosophe (Platon et Aristote) sent de la même façon, peu importe qu’il vous semble qu’ils ne disent pas la même chose.
Le piquant Pic de la Mirandole
Médaille avec l’effigie de Pic de la Mirandole. Au verso, un dévoiement du thème platonicien des Trois grâces (Beauté, Amour, Plaisir), image reprise à l’identique d’une fresque romaine de Pompéi, que Raphaël reprendra à son tour dans son œuvre sur le même sujet.
Gilles de Viterbe, tout comme Tommaso Ingharimi, semble ici relever le défi que leur avait posé Jean Pic de la Mirandole (1463-1494), le jeune disciple du Ficin.
Erudit précoce, protégé de Laurent de Médicis (comme Inghirami), ce confit d’omniscience n’avait peur de rien. Ainsi, en 1485, âgé d’à peine 23 ans, il annonce son projet de réunir à ses frais, dans la ville éternelle et capitale de la chrétienté, les plus grands savants du monde pour débattre des mystères de la théologie, de la philosophie et des doctrines étrangères. L’objectif était de remonter de la scolastique à Zoroastre, en passant par les Arabes, les kabbalistes, Aristote et Platon, pour exposer aux yeux de tous, la concordance des sagesses. L’affaire échoua. Son initiative, qui réservait une place importante à la magie, ne pouvait que susciter la défiance. Pour le Vatican, tout cela ne pouvait que sentir le soufre, et l’initiative fut écartée à l’époque.
Cependant, elle va marquer les esprits. Car son Oratio de hominis dignitate, son discours inaugural écrit dans un style élégant et quasi-cicéronien, destiné à la présentation de ses neuf cents thèses, publié ensemble après sa mort, connut un grand succès, surtout parmi les jeunes érudits comme… Inghirami.
L’exploit de Pic, mal vu par les autorités, fut de donner aux études humanistes (studia humanitatis) une finalité nouvelle : chercher la concordance des doctrines et définir la dignité de l’être humain. Il s’agissait, en dégageant ce qui les unit au sein même de l’altérité, de la recherche d’une concorde universelle, afin d’en dépasser les contradictions, dans une unité qui les transcende.
Pic de la Mirandole :
Voilà pourquoi, non content d’avoir ajouté aux doctrines communes quantité de remarques sur la théologie primitive de Mercure Trismégiste, sur les enseignements des Chaldéens et de Pythagore, sur les plus secrets mystères des Juifs, nous avons aussi proposé à la discussion un certain nombre de découvertes et de conceptions qui nous sont propres dans les domaines physique et théologique. Nous avons d’abord fait valoir que Platon et Aristote s’accordent : beaucoup l’ont pensé avant nous, personne ne l’a prouvé suffisamment. Parmi les Latins, Boèce s’était promis de le faire, mais rien n’indique qu’il n’ait jamais réalisé ce qui fut toujours son projet. Chez les grecs, Simplicius s’était donné le même programme : plût au ciel qu’il se fût montré à la hauteur de ses intentions ! Augustin lui-même, dans son ouvrage Contre les Académiciens, écrit que nombre d’auteurs ont conçu, avec beaucoup de finesse dans l’argumentation, le projet d’établir ce même point, à savoir que les philosophies de Platon et d’Aristote n’en font qu’une. Ainsi Jean le Grammairien [L’helléniste Jean Lascarus] affirme bien que seuls ceux qui n’entendent pas les paroles de Platon le croient en désaccord avec Aristote, mais c’est à des successeurs qu’il a laissé le soin de la démonstration. Nous avons ajouté aussi divers développements où s’affirme la concordance entre les opinions – réputées discordantes – de Scot et Thomas d’une part, d’Averroès et d’Avicenne d’autre part. En second lieu, nos considérations sur la philosophie tant aristotélicienne que platonicienne ont été enrichies de soixante-douze nouvelles propositions physiques et métaphysiques : en les faisant sienne, si je ne m’abuse (et je serai bientôt fixé sur ce point), on pourra résoudre n’importe quel problème d’ordre naturel ou théologique, suivant une méthode philosophique bien différente de celle qui nous est enseignée oralement dans les écoles et qui est à l’ honneur parmi les docteurs de notre temps.
Dans un manuscrit retrouvé inachevé lors de sa mort en 1494 et intitulé Concordia Platonis et Aristotelis, Pic de la Mirandole mentionne explicitement le Timée de Platon et l’Ethique d’Aristote, les deux livres qui figurent comme les attributs de leurs auteurs dans la fresque de Raphaël.
Ensuite, dans son Heptaplus, une œuvre qu’il termine en 1489, Pic de la Mirandole affirme que les écrits de Moïse et la loi mosaïque, selon lui, le fondement de toute sagesse, ont été la base de la civilisation grecque avant de devenir celle de l’Église de Rome. Le Timée, l’œuvre majeure de Platon, précise Pic, démontre que son auteur faisait figure d’un « Moïse attique » (un Moïse d’origine athénienne).
Cicéron
Cicéron.
Pour Inghirami, fasciné par l’éloquence et le style de Cicéron (-106/-43 av. JC) dont il se croyait la réincarnation, le défi lancé par Pic de la Mirandole de réconcilier Apollon, Pythagore, Platon et Aristote, se présenta quasiment comme une mise à l’épreuve divine et les fresques de Raphaël ornant la « Chambre de la signature » sera avant tout sa réponse.
A ceci s’ajoute que Cicéron lui-même se réclamait du néo-platonisme. Dans le premier volume de son œuvre, les Secondes Académiques, après avoir condamné Socrate pour continuellement poser des questions sans jamais « poser les bases d’un système de pensée », Cicéron affirme, plusieurs siècles avant Pic de la Mirandole, que les idées de Platon et d’Aristote, en essence, « avaient les mêmes principes » :
A l’ombre du génie de Platon, génie fécond, varié, universel, s’établit une philosophie unique sous la double bannière des académiciens et des péripatéticiens, qui, d’accord sur les choses, ne différaient que sur les termes. Car Platon, qui avait fait en quelque sorte de Speusippe, fils de sa sœur, l’héritier de sa philosophie, laissait aussi deux disciples de grand talent et d’une rare science, Xénocrate de Chalcédoine et Aristote de Stagire : ceux qui suivaient Aristote, furent nommés péripatéticiens, parce qu’ils discouraient en se promenant dans le Lycée ; tandis que ceux qui, d’après l’institution de Platon, tenaient leurs assemblées et dissertaient dans l’Académie, l’autre gymnase d’Athènes, reçurent de ce lieu-même le nom d’Académiciens. Mais les uns et les autres, tous pénétrés du fécond génie de Platon, formulèrent la philosophie en un certain système complet et achevé, et abandonnèrent le doute universel de Socrate, et son habitude de discuter sur tout sans rien affirmer. Il y eut alors ce que Socrate désapprouvait entièrement, une science philosophique, avec des divisions régulières et tout un appareil méthodique. Cette philosophie, comme je l’ai dit, sous une double dénomination, était une ; car, entre la doctrine des péripatéticiens [Aristote] et l’ancienne Académie [Platon], il n’y avait aucune différence. Aristote l’emportait, à mon sens, par la richesse de son génie ; mais les uns et les autres avaient les mêmes principes, et jugeaient pareillement des biens et des maux.
Portail Royal de Chartres. Au centre, Pythagore avec au-dessus de lui le quadrivium (les sciences : arithmétique, géométrie, astronomie et musique). A sa droite, un disciple, avec au-dessus de lui le Trivium (les humanités : grammaire, rhétorique et logique).
Inghirami a également été conforté par la lecture d’innombrables auteurs chrétiens allant dans ce sens comme par exemple le Français, Bernard de Chartres (XIIe siècle) , un philosophe néoplatonicien ayant joué un rôle fondamental dans l’école de Chartres, qu’il fonda. Il fut nommé maître (1112) puis devient chancelier (1119) responsable de l’enseignement de l’école cathédrale.
Vous me demanderez alors, pourquoi figurent côte à côte, sur le portail occidental de la cathédrale, les sculptures de Pythagore et d’Aristote ?
Etienne Gilson écrit :
Bernard de Chartres était tout d’abord influencé par Boèce, dont il adapte le platonisme. Il s’attache ensuite à réconcilier la pensée de Platon avec celle d’Aristote, ce qui fera de lui le plus grand penseur aristotélicien et platonicien du XIIe siècle. Jean de Salisbury affirmait, dans les termes les plus formels que Bernard de Chartres et ses disciples ne croyaient pas exposer simplement la pensée de Platon en expliquant de la sorte le rapport des idées aux choses, mais qu’ils avaient la prétention de mettre en accord Aristote avec Platon. Que la peine qu’ils se sont donnée ait été perdue, c’est ce que Jean de Salisbury affirme nettement. Avec un humour bien britannique il constate que ces philosophes sont arrivés trop tard et qu’ils ont inutilement travaillé à réconcilier des morts qui s’étaient disputés pendant toute leur vie.
Inghirami aura forcément lu saint Bonaventure (1217-1274), un des fondateurs de l’ordre des franciscains qui soulignait que Platon et Aristote excellaient chacun dans son domaine :
Et ainsi il apparaît que parmi les philosophes, le don de Platon est de parler de la sagesse, celui d’Aristote de la science.
Ou encore le florentin Marsile Ficin, ce philosophe néo-platonicien du XVe siècle dont « l’Académie platonicienne » avait mis en selle Pic de la Mirandole. Le Ficin, n’avait-il pas écrit dans sa Théologie platonicienne que
Platon traite des choses naturelles divinement tandis qu’Aristote traite naturellement même des choses divines.
Dans la préface qu’il écrira pour La fable d’Orphée, une pièce de théâtre écrite par son disciple Ange Politien (1454-1494), le Ficin, se référant à saint Augustin, fait du mythique Hermès Trismégiste (Mercure) le premier des théologiens : son enseignement aurait été transmis successivement à Orphée, Aglaophème, Pythagore, Philolaos et enfin Platon.
Par la suite, le Ficin placera Zoroastre en tête de ces prisci theologi, pour attribuer finalement à Zoroastre et Mercure un rôle identique dans la genèse de la sagesse antique : Zoroastre enseigne celle-ci chez les Perses en même temps que Trismégiste l’enseignait chez les Égyptiens.
Un Platon peut cacher un Pythagore
Le grand penseur présocratique, Pythagore de Samos.
On remarquera que dans L’Ecole d’Athènes de Raphaël, la figure de Pythagore de Samos (-580/-495 av. JC) , entouré d’un groupe d’admirateurs, prend une place majeure. Il est clairement identifiable par une tablette où figurent les accords musicaux et la fameuse « Tétraktys » dont nous parlerons ici.
Alors que jusqu’ici, les historiens ont surtout exploré l’influence du courant platonicien et néo-platonicien sur la Renaissance italienne, l’historienne Christiane L. Joost-Gaugier, dans son livre Pythagoras and Renaissance Europe, a mis en lumière à quel point les idées du grand penseur présocratique que fut Pythagore, ont influencé la pensée et façonné l’art de la Renaissance.
En art, Pythagore inspire l’architecte romain Vitruve (-90/-15 av. JC, puis les théoriciens de la proportion d’or comme le moine franciscain Luca Paciolo (1445-1517) , dont le traité, De Divina Proportiona, illustré par Léonard de Vinci, parut à Venise en 1509.
Cependant, si un théorème, venu probablement d’Inde, porte son nom (attribué à Pythagore par Vitruve), l’on sait assez peu de sa vie.
Tout comme Confucius, Socrate et le Christ, si l’on est sûr qu’il a réellement existé, aucun écrit de sa main ne nous est parvenu.
Par la force des choses, Pythagore est devenu une légende vivante, et même très active lors de la Renaissance, à tel point que la plupart des gens ne voyait qu’en Platon un simple « disciple » du « divin Pythagore ».
Textes arabes et chinois démontrant le théorème attribué à Pythagore.
La Géométrie (Thalès de Milet ?) et l’Arithmétique (Pythagore ?), bas-relief de Luca della Robbia, Campanile, Florence.
Né dans la première moitié du VIe siècle avant JC. sur l’île de Samos en Asie mineure, il fut sans doute en contact avec l’école des géomètres fondée par Thalès de Milet (-625/-548 av. JC) .
Vers l’âge de 40 ans, il part vers Crotone en Italie méridionale pour y fonder une société d’amis, à la fois philosophique, politique et religieuse dont les implantations vont se multiplier.
Pour Pythagore, il s’agit de réaliser un lien entre l’homme et le divin et sur cette base transformer la cité. Interrogé sur son savoir, Pythagore, avant Socrate et Cues, affirme qu’il ne sait rien mais qu’il cultive « l’amour de la sagesse ». Le mot philo-sophie serait né ainsi.
Aucun humaniste chrétien, lisant saint Jérôme (347-420) , un des Pères de l’Église catholique, ne pouvait échapper aux éloges que ce dernier fait à Pythagore.
Dans sa polémique Contre Ruffin, Jérôme, pour évoquer un comportement exemplaire, cite ce qu’aurait dit deux disciples de Pythagore : « Nous devons par tous les moyens possibles éviter la mollesse du corps, l’ignorance de l’esprit, l’intempérance, les dissensions civiles, les dissensions domestiques et en général l’excès en toutes choses ». Et Jérôme invoque les « préceptes de Pythagore » :
Tout doit être commun entre amis ; un ami est un autre nous-même. Il faut considérer deux époques dans la vie, le matin et le soir, c’est-à-dire ce que nous avons fait et ce que nous devons faire. Après Dieu, il faut chercher la vérité, qui seule peut rapprocher les hommes du Créateur.
Ensuite, Jérôme estime que Pythagore, en affirmant le concept d’immortalité de l’âme, a précédé le christianisme :
Ecoutez ce que Pythagore a trouvé le premier en Grèce s’élance Jérôme : Que les âmes sont immortelles, qu’elles passent d’un corps dans un autre, et, c’est Virgile qui lui-même nous dit dans le sixième livre de l’Enéïde : Lorsqu’elles ont fourni une révolution de mille ans, Dieu les appelle en grand nombre sur les bords du fleuve Léthé pour que sans doute elles puissent revoir le ciel dont elle ne se souviennent plus ; c’est alors qu’elles recommencent à ranimer un nouveau corps, qui d’abord a été Euphorbus, ensuite Calide, puis Hermoticus, puis Perhius et enfin Pythagore ; et qu’après un certain temps ce qui a existé recommence à naître, qu’il n’y a rien de neuf dans le monde, que la philosophie est un recueil de méditations sur la mort, que chaque jour elle s’efforce de délivrer l’âme des chaînes qui l’attachent au corps et de lui rendre sa liberté. Platon nous communique bien d’autres idées dans ses écrits, surtout dans le Phédon et dans le Timée.
La géométrie cachée des nombres
Pour Pythagore « le commencement est la moitié de tout ». D’après Théon de Smyrne (v. 70/v. 135) , pour le philosophe, « les nombres sont pour ainsi dire le principe, la source et la racine de toutes choses ».
Aristote, dans sa Métaphysique rapporte :
Les pythagoriciens s’appliquèrent dans un premier temps aux mathématiques… Trouvant que les choses [dont les sons musicaux] modèlent principalement leur nature sur l’ensemble des nombres et que les nombres sont les premiers principes de la nature entière, les Pythagoriciens conclurent que les éléments des nombres sont aussi les éléments de tout ce qui existe, et ils firent du monde une harmonie et un nombre…
Et comme le précisait Clinias de Tarente (IVe siècle av. JC.), un pythagoricien ami de Platon :
Quand ces choses, donc, sont au repos, elles donnent naissance aux mathématiques et à la géométrie, quand elles sont en mouvement à l’harmonica et à l’astronomie.
L’idée de la « monade », une unité dynamique participant de l’Un, perfectionnée plusieurs siècles après par le philosophe et scientifique Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) dans sa « Monadologie », nous vient de cette époque.
Signifiant étymologiquement « unité » (monas), il s’agit de l’unité suprême (l’Un, Dieu, le principe des nombres) qui, tout en étant en même temps l’unité minimale, reflète dans le microcosme la même activité dynamique que représente l’Un dans le macrocosme.
Déjà, rien que le nom d’Apollon (Un dieu considéré comme « le père » de Pythagore) signifie, comme le soulignent Platon, Plutarque et d’autres auteurs de l’antiquité : libre de toute multiplicité (Pollo = multiplicité ; a-pollo = non-multiple).
Xénophane (né vers 580 av. JC), affirme l’existence d’un Dieu unique gouvernant toute chose par la puissance de son intelligence. Il s’agit d’un dieu point semblable aux hommes, car éternel, incorporel et sphérique.
Les nombres triangulaires : 1, 3, 6 et 10. Notez la présence d’un hexagone à l’intérieur du nombre 10, le fameux Tetraktys de Pythagore.
Autant cette conception d’un Un dynamique a pu provoquer parfois une explosion d’interprétations ésotériques, autant elle a stimulé les esprits les plus créatifs et terrorisé les formalistes de la pensée.
En parlant de simples choses, des nombres arithmétiques, Pythagore emploie les terme de un, deux, trois, quatre, cinq, dix…, tandis que pour évoquer des nombres idéaux et leur puissance, il parle de : monade, dyade, triade, tétrade, décade, etc.
Ainsi, en concevant les nombres de façon non-linéaire mais figurative, il offre une arithmétique applicable à l’astronomie, la musique et l’architecture. En disposant ces nombres, comme des billes, d’une façon particulière, Pythagore découvre la fameuse « géométrie des nombres ».
Par exemple, dans le cas des nombres triangulaires, trois points forment une surface triangulaire. Si l’on y rajoute trois points en dessous, on trouve le nombre 6, mais il s’agit toujours d’un triangle. Et si l’on y ajoute encore quatre points supplémentaires, on aboutit au nombre 10, toujours un nombre triangulaire.
Le Patriarche de Constantinople Photius (810-893) confirme que :
Les pythagoriciens proclamaient que le nombre complet est dix. Le nombre dix, est un composé des quatre premiers nombres que nous comptons dans leur ordre. C’est pourquoi ils appelaient Tétraktys le tout constitué par ce nombre.
A part les nombres plans et triangulaires (1, 3, 6, 10, etc.), Pythagore explorera les nombres carrés (1, 4, 9, 16, …), rectangulaires, cubiques, pyramidaux, étoilés, etc.
Ce faisant, disait Aristoxène, Pythagore avait « élevé l’arithmétique au-dessus des besoins des marchands ».
Cette approche, celle de voir l’harmonie au-dessus et dans le multiple, a inspiré de nombreux scientifiques dans l’histoire. On pense à Mendeleïev pour l’élaboration de son tableau des éléments ou à Einstein.
La puissance des nombres était également bien comprise par le cardinal-philosophe Nicolas de Cues, qui évoque Pythagore dès le premier chapitre de son traité De la docte Ignorance (1440), lorsqu’il précise que :
Tous ceux qui recherchent jugent de l’incertain, en le comparant à un présupposé certain par un système de proportions. Toute recherche est donc comparative, et elle use du moyen de la proportion : si l’objet de la recherche se laisse comparer au présupposé par une réduction proportionnelle peu étendue, le jugement d’appréhension est aisé ; mais si nous avons besoin de beaucoup d’intermédiaires, alors naissent la difficulté et la peine. Cela est bien connu dans les mathématiques : les premières propositions s’y ramènent aisément aux premiers principes très bien connus, tandis que les suivantes, parce qu’il leur faut l’intermédiaire des premières, y ont plus de difficulté. Donc toute recherche consiste en une proportion comparative facile ou difficile, et c’est pourquoi l’infini qui échappe, comme infini, à toute proportion, est inconnu. Or, la proportion qui exprime accord en une chose d’une part et altérité d’autre part, ne peut se comprendre sans le nombre. C’est pourquoi le nombre enferme tout ce qui est susceptible de proportions. Donc, il ne crée pas une proportion en quantité seulement, mais en tout ce qui, d’une façon quelconque, par substance ou par accident, peut concorder et différer. Aussi Pythagore jugeait-il avec vigueur que tout était constitué et compris par la force des nombres. Or, la précision des combinaisons dans les choses matérielles et l’adaptation exacte du connu à l’inconnu sont tellement au-dessus de la raison humaine que Socrate estimait qu’il ne connaissait rien que son ignorance ; en même temps que le très sage Salomon affirme que toutes les choses sont difficiles et que le langage ne peut les expliquer.
Géométrie des nombres, le secret du calcul mental
Voici un petit exemple très simple. Un jour, à Göttingen, le professeur du jeune mathématicien allemand Carl Gauss (1777-1855) demanda aux élèves de calculer la somme de tous les chiffres de un à cent.
Les élèves s’exécutent et commencent à additionner les chiffres 1 + 2 + 3 + 4 + 5, etc.
Le jeune Gauss lève la main et, suite à un calcul mental, annonce le résultat de l’opération : « 5050, Monsieur ! »
Le professeur lui demande comment il est arrivé aussi vite au résultat. Le jeune Gauss s’explique : pour voir s’il existe une géométrie dans le nombre cent, j’ai additionné le premier chiffre (1) avec le dernier (100). Cela donne 101. Maintenant, si j’additionne le deuxième chiffre (2) avec l’avant dernier (99), cela fait également 101. J’ai conclu qu’il existait, à l’intérieur du nombre 100, cinquante couples de nombres pairs et impairs dont la somme était chaque fois 101. Ainsi, en multipliant 101 par le nombre de couples (50), j’arrive immédiatement à 5050.
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De Pythagore à Platon
Pour Pythagore, la surface la plus parfaite est le cercle et le volume idéal la sphère puisqu’on peut y inscrire les polyèdres réguliers.
Selon un de ses disciples, l’italien Philolaus de Crotone (-470/-390 av. JC) , Pythagore aurait été le premier à définir les cinq polyèdres réguliers :
le cube,
le tétraèdre (une pyramide à 4 faces triangulaires),
l’octaèdre (composé de 8 triangles),
l’icosaèdre (64 triangles) et
le dodécaèdre (composé de 12 pentagones).
Puisque Platon les décrit dans son œuvre, le Timée, ces polyèdres réguliers prirent le nom de « solides platoniciens ».
Rappelons que Platon s’est rendu plusieurs fois en Italie, notamment pour y rencontrer son ami intime, le grand scientifique et dirigeant politique pythagoricien, Archytas de Tarente (-428/-387).
Disciple direct de Philolaos, Archytas deviendra le professeur de mathématiques de l’astronome et médecin grec Eudoxe de Cnide (-408/-355) .
Une vision géométrique des nombres permet de voir comment leur puissance augmente. Par exemple, en passant du chiffre 3 au chiffre 4, on passe de deuxième dimension à la troisième.
Dès Archytas peut-être ou après Platon, les pythagoriciens associent le 1 au point, le 2 à la ligne, le 3 à la surface (la figure géométrique à deux dimensions : cercle, triangle, carré… ), le 4 au solide (la figure géométrique à trois dimensions : tétraèdre, cube, sphère, etc.).
Ajoutons à cela que dans le Timée, un des derniers dialogues de Platon, après un bref échange avec Socrate, Critias et Hermocrate, le philosophe pythagoricien Timée de Locres (Ve siècle av. JC) expose une réflexion sur l’origine et la nature du monde physique et de l’âme humaine vues comme les œuvres d’un démiurge tout en abordant les questions de la connaissance scientifique et de la place des mathématiques dans l’explication du monde.
Cicéron (République, I, X, 16) précise que Timée de Locres était un intime de Platon :
Sans doute as-tu appris, Tubéron, qu’après la mort de Socrate, Platon se rendit d’abord en Égypte pour s’y instruire, puis en Italie et en Sicile, afin de tout apprendre des découvertes de Pythagore. C’est là qu’il vécut longtemps dans l’intimité d’Archytas de Tarente et de Timée de Locres, et eut la chance de se procurer les Commentaires de Philolaos.
La musique des sphères
Luca della Robia : Pythagore découvrant l’harmonie.
Un magnifique bas-relief, sur le campanile du dôme de Florence, reflète bien ce que savaient les premiers humanistes italiens au sujet de Pythagore.
Luca della Robia (1399-1482), le sculpteur travaillant sur les instructions du chancelier humaniste de Florence Leonardo Bruni (1370-1444) , nous montre Pythagore, un gros marteau dans une main, un petit marteau dans l’autre, frappant une enclume et concentrant son esprit sur la différence des sons qu’il produit.
Selon la légende, Pythagore se promenait aux abords d’une forge lorsque son attention fut captée par le son des marteaux frappant l’enclume.
Il y discerna à l’oreille les mêmes consonances que celles qu’il pouvait produire avec sa lyre. Son intuition mena alors à une découverte fondamentale : les sons musicaux sont gouvernés par les nombres.
Pythagore chez les forgerons.
Voilà comment Guido d’Arezzo (992-1050), le moine bénédictin à l’origine du système de notation musicale encore en vigueur, rapporte vers 1026 l’événement au dernier chapitre (XX) de son ouvrage Micrologus :
Un certain Pythagore, grand philosophe, voyageait d’aventure ; il arriva à un atelier où l’on frappait sur une enclume à l’aide de cinq marteaux. Étonné de l’agréable harmonie [concordiam] qu’ils produisaient, notre philosophe s’approcha et, croyant tout d’abord que la qualité du son et de l’harmonie [modulationis] résidait dans les différentes mains, il interchangea les marteaux. Cela fait, chaque marteau conservait le son qui lui était propre. Après en avoir retiré un qui était dissonant, il pesa les autres, et, chose admirable, par la grâce de Dieu, le premier pesait douze, le second neuf, le troisième huit, le quatrième six de je ne sais quelle unité de poids. Il connut ainsi que la science [scientiam] de la musique résidait dans la proportion et le rapport des nombres [in numerorum proportione et collatione]
[…] Que dire de plus ? En mettant en ordre les notes d’après les intervalles dont on a parlé, l’illustre Pythagore fut le premier à mettre au point le monocorde. Comme ce n’est pas lascivité qu’on y trouve, mais une révélation rapide de la connaissance de notre art, il a rencontré un assentiment général chez les savants. Et cet art s’est peu à peu affirmé en se développant jusqu’à ce jour, car le Maître lui-même illumine toujours les ténèbres humaines et sa suprême Sagesse dure dans tous les siècles. Amen.
Voici le schéma (qui se retrouve sur une ardoise posée aux pieds de Pythagore dans la fresque de Raphaël), et qui visualise les harmonies musicales que l’on obtient en divisant un corde. Si l’on la divise en deux, cela donne l’octave, en trois la quinte et en quatre, la quarte. Enfin, épogdoon (du préfixe epi– signifiant au-dessus et ogdoon signifiant le huitième) traduit l’intervalle de 9/8, qui correspond ici au ton.
Schéma (qui se retrouve sur une ardoise posée aux pieds de Pythagore dans la fresque de Raphaël), qui visualise les harmonies musicales que l’on obtient en divisant un corde. Si l’on la divise en deux, cela donne l’octave, en trois la quinte et en quatre, la quarte. Enfin, épogdoon (du préfixe epi– signifiant au-dessus et ogdoon signifiant le huitième) traduit l’intervalle de 9/8, qui correspond ici au ton.
Reprenons donc les rapports harmoniques que découvre Pythagore à partir des poids des marteaux : 12, 9, 8 et 6.
Le rapport entre 12 et 6, c’est la moitié et correspond à l’octave (diapason). On la retrouve sur un instrument de musique en faisant vibrer la moitié d’une corde.
Le rapport entre 12 et 8 est un rapport de deux tiers, ce qui correspond à la quinte (diapente) ;
Le rapport entre 8 et 6, est un rapport de trois quarts, ce qui correspond à la quarte (diatessaron) ;
Enfin, le rapport entre 8 et 9 donne l’intervalle d’un ton (épogdoon, le préfixe epi– signifiant au-dessus et ogdoon signifiant le huitième.)
Illustration du traité Theorica musiche (1480, Naples), du théoricien et compositeur Franchini Gaffurio (1451-1522), un ami et collègue de Léonard de Vinci à la Cour des Sforza à Milan.
Ensuite, les pythagoriciens transposèrent les mêmes proportions à d’autres objets, notamment à des volumes d’eau dans des verres, à la taille de cloches ainsi qu’à des disques en bronze ou encore à la longueur des cordes d’instruments de musique ou des flutes.
Pour Pythagore, cette expérience s’avère fondamentale car elle corrobore l’intuition de base de sa philosophie : tout ce qui existe est nombre, y compris des phénomènes aussi peu matériels que les intervalles musicaux.
Dans un fameux passage du Timée (35-36), Platon décrit la fabrication des proportions de l’Âme du Monde par le Démiurge. Ce passage est fondé sur la série numérique 1, 2, 3, 4, 9, 8, 27 — qui correspond à la fusion de la série des premières puissances de 2 (2, 4, 8) et de la série des premières puissances de 3 (3, 9, 27). Or, de cette série, on peut tirer les rapports numériques sur lesquels sont fondés les intervalles musicaux.
Déjà, dans sa Métaphysique, Aristote avait rapporté :
Les pythagoriciens remarquèrent que l’ensemble des modes de l’harmonie musicale et les rapports qui la composent se résolvent dans des nombres proportionnels.
Avec le philosophe français Pierre Magnard, il faut plutôt dire :
Si connaître c’est mesurer, la musique est l’art de poursuivre la mesure au-delà du seuil de l’incommensurabilité. Quand les étalons numériques, métriques et pondéraux ne sont plus capables d’établir de proportions entre les réalités naturelles, l’harmonie vient offrir le secours de ses propres échelles – diatonique, chromatique, enharmonique – et de ses intervalles – quinte, quarte, tierce, octave – pour subvenir au défaut du calcul.
Enfin, comme le précisa le musicologue romain Théon de Smyrne (70-135) :
Les pythagoriciens affirment que la musique est une combinaison harmonique des contraires, une unification des multiples et un accord des opposés.
A cela s’ajoute que pour les pythagoriciens, la musique avait également une valeur éthique et médicale.
Il faisait commencer l’éducation par la musique, au moyen de certaines mélodies et rythmes, grâce auxquels il produisait des guérisons dans les traits de caractère et les passions des hommes, ramenait l’harmonie entre les facultés de l’âme.
Tout cela faisait donc de Pythagore l’incarnation d’une harmonie cosmique et universelle**.
D’ailleurs, il aurait été le premier à avoir utilisé le mot « cosmos » (perfection, ordre).
Une page de L’Harmonie du monde de Johannes Kepler.
Pythagore, dont le premier vrai astrophysicien Johannes Kepler (1571-1630) fait l’éloge, aurait été le premier à forger le concept de « la musique des sphères » ou de « l’harmonie des sphères ».
Car, comme le précise Sextus Empiricus (vers la fin du IIe siècle), dans ses Esquisses pyrrhoniennes, Pythagore aurait constaté que les distances entre les orbites du Soleil, de la Lune et des étoiles fixes correspondent aux proportions réglant les intervalles de l’octave, de la quinte et de la quarte. Dans la République, Platon affirme qu’astronomie et musique sont des « sciences sœurs ».
Une page de l’Harmonie du Monde où l’astronome Johannes Kepler évoque la musique des sphères.
Copernic admet que les travaux des pythagoriciens ont inspiré ses propres recherches :
« D’autres pensent que la Terre se meut. Ainsi, Philolaos le pythagoricien dit que la Terre se meut autour du Feu en un cercle oblique, de même que le Soleil et la Lune. Héraclite du Pont et Ecphantos le Pythagoricien ne donnent pas, il est vrai, à la Terre un mouvement de translation [mouvement autour du Soleil, héliocentrisme]… Partant de là, j’ai commencé, moi aussi, à penser à la mobilité de la Terre »
(Copernic, lettre au pape Paul III, préface à De revolutionibus orbium cælestium [Des révolutions des orbes célestes], 1543).
Le nom de Pythagore (étymologiquement, Pyth-agoras : « celui qui a été annoncé par la Pythie », la déesse), découle de l’annonce de sa naissance faite par l’oracle à son père lors d’un voyage à Delphes. Cependant, la légende veut que Pythagore soit le fils d’Apollon, le dieu de la lumière, de la poésie et de la musique.
Or, d’après les traditions présocratiques les plus anciennes, Apollon, avait conçu un plan lui permettant de contrôler l’univers. Ce plan se révélait dans « la musique des sphères » sous la sage supervision d’Apollon, le dieu soleil et dieu de la musique ; un dieu grec passé chez les Romains sans avoir changé de nom. On représente Apollon avec une couronne de lauriers et une lyre, entouré des neufs muses.
VISITE GUIDÉE
Après avoir passé en revue la situation politique de l’époque, les motivations du Pape Jules II et de ses conseillers cherchant à rétablir l’autorité d’une « Eglise triomphante », aboutissement ultime et pour les siècles à venir d’une culture qui remonte à Apollon, Moïse, Pythagore, Platon, Cicéron et leurs disciples, le spectateur a désormais quelques « clés » solides (les « codes ») en main lui permettant de « lire » les fresques de Raphaël ornant la « Chambre de la signature ».
Ne disposant d’aucun récit de Raphaël sur son œuvre, cette lecture reste un parcours d’obstacles. Par exemple, l’identification des personnages reste incertaine car, à part quelques rares exceptions, aucune tablette ne nous l’indique. L’idée, de toute façon, c’est que le spectateur, en analysant l’apparence et la gestuelle de chacun, découvre par lui-même, qui est représenté.
Comme nous l’avons dit, en entrant dans la salle, le spectateur est d’emblée sommé d’apprécier chaque fresque non pas de façon isolée, mais comme étant l’expression d’un tout cohérent.
En pénétrant dans la « Chambre de la signature », comme à l’intérieur d’un cube peint, on se rend immédiatement compte d’être face à une mise en scène théâtrale. Car les grandes voûtes que découvre le spectateur ne sont que des images peintes et ne répondent à aucune réalité structurelle de l’édifice. Inghirami était un orateur, un acteur et un metteur en scène sachant qui devait apparaître à quel endroit, avec quelle attitude et habillé de quelle façon. Grâce à cette imagination, une salle à priori rectangulaire et ennuyeuse, a été métamorphosée en un cube sphérique car les coins de la pièce ont été « arrondis » avec du stuc.
A. LE PLAFOND
Le plafond de la Chambre de la signature : A. Les armoiries de Jules II ; B. La Philosophie ; C. La théologie ; D. La Poésie ; E. La Justice. Dans les carrés : 1. Le moteur initial ; 2. Le triomphe d’Apollon sur Marsyas dans la lutte pour la lyre ; 3. La chute où Adam et Eve chassé du Paradis ; 4. Le jugement de Salomon.
Du point de vue thématique, le parcours visuel, comme on pouvait s’en douter, commence au plafond pour finir sur le parterre. Au centre du plafond, un petit cercle avec les armoiries de Jules II. Autour, un octogone entouré de quatre cercles reliés entre eux par quatre rectangles. Chacun des quatre cercles touche le haut d’une des quatre voûtes peintes sur les quatre murs et montre une figure allégorique et un texte annonçant le thème des grandes fresques en-dessous.
A chaque fois, il s’agit de mettre en valeur l’harmonie réunissant l’ensemble des parties. Alors que les vraies incompatibilités sont laissées au vestiaire, les oppositions et les différences formelles seront même fortement mises en valeur, mais exclusivement pour démontrer qu’on peut s’en accommoder en les soumettant à un dessein supérieur.
Les quatre fresques circulaires décorant le plafond de la Chambre de la Signature. En commençant en haut à gauche et dans le sens de la montre : la Théologie, la Philosophie, la Justice et la Poésie.
Ainsi deux doubles thèmes (2 x 2) s’articulent donc :
La Philosophie (le vrai accessible par la raison), surnommée L’Ecole d’Athènes, et la Théologie (le vrai accessible par la révélation divine), surnommée depuis le concile de Trente, la « Dispute du Saint Sacrément » ; un thème commun à saint Thomas et aux néo-platoniciens.
la Poésie et la musique (le beau), et la Justice (le droit) ; un thème d’origine cicéronienne.
Au-dessus le thème de la Philosophie, dans l’un des quatre cercles, est représentée par une femme portant une robe dont chacune des quatre couleurs symbolise les quatre éléments évoqués par un motif : le bleu illustre les étoiles, le rouge les langues de feu, le vert les poissons et le brun doré les végétaux. La philosophie tient deux livres intitulés « Morale » et « Nature », tandis que deux petits genius (génies) portent des tablettes sur lesquelles on peut lire « CAUSARUM » et « COGNITO », lues ensemble « Connaître les causes ». En clair, le but de la philosophie morale et naturelle, est de connaître les causes, c’est-à-dire de remonter vers Dieu.
Au-dessus de la Théologie, une femme habillée de rouge et de vert, couleurs des vertus théologiques. Dans sa main gauche, elle tient un livre, sa main droite pointe vers la fresque en bas. Deux génies portent des tablettes disant « DIVINAR.RER » et « NOTITIA », « La révélation des choses sacrées ».
Au-dessus de la Poésie, la silhouette ailée de la Poésie portant lyre et couronne de lauriers. Deux putti (angelots) nous présentent des tablettes où sont inscrites des paroles de Virgile : « Insufflé par l’esprit » (NVMINE AFFLATVR). Puisqu’il s’agit de puttis et non pas de génies, il est clairement fait référence à l’esprit chrétien qui inspire les arts.
Enfin, au-dessus de la dernière fresque, la Justice, une femme tient les attributs de la justice : la balance et le glaive. Deux putti portent des tablettes avec les paroles de l’empereur Justinien : « IVS SVVM VNICUMQUE », c’est-à-dire, « à chacun sa juste peine ».
Ensuite, toujours au plafond, comme nous l’avons indiqué, quatre fresques rectangulaires reliant les quatre cercles dont nous venons de spécifier la thématique. De nouveau, il s’agit de deux paires qui se complètent.
A. Une première fresque rectangulaire, reliant la Philosophie avec la Poésie, nous montre une femme (la sagesse, l’Un) ici cause première et mettant un globe céleste en mouvement et donc l’univers en action. Il peut s’agir de la Sibylle mythique que mentionne Héraclite, une incarnation surhumaine de la voix prophétique. Philosophiquement, il s’agit d’une allégorie de la création de l’Univers (ou Astronomie). La constellation qui figure sur le globe a été identifiée. Elle correspond à la carte du ciel de la nuit du 31 octobre 1503, la date de l’élection de Jules II…
B. Le deuxième rectangle, diamétralement opposé du premier et reliant la Justice à la Théologie, représente « Adam et Eve chassés du Paradis ». Considéré comme le début de la théologie, « La chute de l’homme », sera réparée par la « rédemption » qu’apporteront l’Église et le pape Jules II, incarnée par la sagesse créatrice remettant l’univers en marche.
C. Le troisième rectangle, reliant la Philosophie et la Justice, représente « Le jugement de Salomon », une scène montrant le jugement sage du Roi Salomon lorsque deux mères réclamèrent le même enfant.
D. Et enfin, le quatrième, de l’autre extrémité de la diagonale, reliant la Poésie à la Théologie, représente, non pas « La flagellation de Marsyas » comme on l’a prétendu, mais une autre scène assez rare, « Le Triomphe d’Apollon contre Marsyas » dans la lutte pour la lyre. Ce dernier y reçoit une couronne de lauriers.
Pour leur mise en valeur mutuelle, les deux jugements se fondent sur des bases différentes. Alors que le roi Salomon, représentant l’Ancien Testament, juge sur la base de la Loi divine, Apollon, qui représente ici l’Antiquité, l’emporte grâce aux règles du panthéon païen.
B. LA THÉOLOGIE
(LA DISPUTE DU SAINT SACREMENT)
La Théologie (Dispute du Saint-Sacrément)
Au registre céleste : A. Dieu le Père, B. Jésus Christ, C. Marie, D. Saint-Jean Baptiste, E. Apôtre Pierre, F. Adam, G. Saint Jean l’Evangéliste, H. Roi David, I. Saint Laurent, J. Judas Macchabée, K. Saint Stéphane, L. Saint Étienne, M. Moïse, N. Jacques le Majeur, O. Abraham, P. Saint Paul, SE. Saint Esprit.
Au registre terrestre : 1. Fra Angelico, 2. ?, 3. Donato Bramante, 4. ?, 5. ?, 6. Pic de la Mirandole, 7. ?, 8. ?, 9. ?, 10. Saint Grégoire, 11. Saint Jérôme, 12. ?, 13. ?, 14. ?, 15. ?, 16. Saint Ambroise, 17. Saint Augustin, 18. Saint Thomas d’Aquin, 19. Le pape Innocent III, 20. Saint Bonaventure, 21. Le pape Sixte IV, 22. Dante Alighieri, 23. ?, 24. ? ; 25. un maçon, 26. ?, 27. ?
Les historiens nous disent qu’elle fut la première fresque à être réalisée. Le cœur du sujet est la Trinité et la « transsubstantiation », un phénomène surnaturel signifiant la conversion d’une substance en une autre, chez les chrétiens, la conversion du pain et du vin en corps et sang du Christ lors de l’Eucharistie sous l’action du Saint Esprit. Ce qui signifiait une « présence réelle » de Dieu lors de la messe et donc un attrait majeur pour attirer les fidèles et obtenir des « indulgences » de sa part. Pour certains humanistes, tels que le protestant suisse Zwingli, toute doctrine de la présence réelle relève de l’idolâtrie car elle reviendrait à vénérer du pain et du vin comme si c’était Dieu.
Erasme, pour qui l’accomplissement des rites ne devait jamais se substituer à la vraie foi, explique que lorsque le Christ disait à ses disciples, en leur offrant du pain, « ceci est mon corps » et « ceci est mon sang », en leur offrant du vin, parlait en réalité, non pas du pain et du vin, mais de ses disciples (son corps) et de son enseignement (son sang).
L’idée qui sous-tend la composition, celle de montrer le triomphe de l’unité de l’Église dans le Christ, maximalise là-aussi les complémentarités.
La scène se déroule sur deux niveaux, un registre céleste et l’autre terrestre.
En haut, au registre céleste, le cœur du sujet, « la Trinité » avec Dieu le Père (A) bénissant trônant au-dessus d’un Christ (C) entouré de Marie (B) (le Nouveau Testament) à sa droite et de Saint-Jean Baptiste (D) (l’Ancien Testament) à sa gauche, eux-mêmes apparaissant au-dessus d’une colombe symbolisant le Saint-Esprit (SE). Autour d’eux, pour faire le pendant de l’architecture de L’Ecole d’Athènes située en face, assises paisiblement sur une banquette de nuages en demi-cercle, les figures remarquables de l’Église triomphante, accompagnées de leurs attributs traditionnels et vêtues d’habits colorés spécifiques de chacune. Aux extrémités du demi-cercle, deux apôtres : l’apôtre Pierre (E) qui représente les Juifs et l’apôtre Paul (P) qui représente les Gentils, se font face, un peu comme s’ils étaient les gardes extérieurs de l’Église triomphante, dépositaires à la fois de la clé et de la lettre de celle-ci. L’Ancien Testament est représenté par Adam (F) qui fait face à Abraham (O), et Moïse (M) face au roi David (H) avec sa harpe à la main. Le Nouveau Testament est également représenté par saint Jean (G) qui fait face à saint Mathieu (N) (deux auteurs de l’Évangile), par saint Laurent (I) et saint Étienne (L) (tous deux saints martyrs).
En bas, au registre terrestre, trône un énorme autel (Y) sur lequel est écrit « IV LI VS » (Jules II). Posé dessus, un ostensoir en or (X) avec une hostie en son centre, proclame la présence du Christ dans le mystère de la transsubstantiation. A côté, les docteurs de l’Église des premiers temps du christianisme : à gauche (sous les traits de Jules II) saint Grégoire (N° 10), le grand réformateur du rituel et du chant de messe, à côté de saint Jérôme (N° 11), l’érudit le plus profond du christianisme), accompagné de son lion. A sa droite saint Augustin (N° 17) et saint Ambroise (N° 16). Ces quatre docteurs sont, au contraire des autres personnages, assis, sur ce qui les rapproche déjà des personnages situés dans les cieux ; on distingue par ailleurs deux docteurs postérieurs que sont saint Thomas d’Aquin (N° 18), dominicain, et saint Bonaventure (N° 20), franciscain.
L’historien Konrad Oberhuber, ajoute que ces deux derniers,
incarnent deux tendances de l’Église : l’une qui voit son essence du christianisme dans le rituel et l’adoration dévote (la dimension du sentiment), l’autre qui défend l’importance de la théologie (la dimension de la pensée).
Avec Dante Alighieri, une des rares figures apparaissant deux fois dans les fresques de Raphaël : Pic de la Mirandole. A gauche, habillé en blanc, dans La Philosophie, à droite dans La Théologie.
Ensuite, les papes Innocent III (1160-1216)(N° 19), pape le plus puissant du Moyen Âge qui établit l’indépendance politique de Rome) et Sixte IV (1414-1471) (N° 21), Francesco della Rovere de son nom) côtoient des religieux comme le dominicain Savonarole (instigateur en 1494 à Florence d’une révolution politique (retour à la République) et morale (rechristianisation) ou, le peintre Fra Angelico (N° 1), contemporain de Savonarole, admiré pour ses fresques et ses peintures sublimes, qu’accompagnent Dante Alighieri (N° 20), dont la Divine Comédie (avec l’enfer, le purgatoire et le paradis) eut une influence sur la théologie au Moyen Âge, Bramante, (N° 3) l’architecte fameux de la basilique Saint-Pierre, sans oublier Pic de la Mirandole (N° 6), (qu’on méprenait pour Francesco Maria della Rovere) qui, les cheveux dans le vent, pointe vers la Trinité dans un déhanchement léger et gracieux. A droite, des maçons (N° 22), qui construisent les églises, se penchent en avant. Si à droite, derrière les figures, les fondations de marbre blanc (Z), font allusion à la nouvelle basilique Saint-Pierre dont Jules II vient de lancer la reconstruction, à gauche une église villageoise (Q) rappelle que le christianisme doit pénétrer dans le quotidien des humbles.
Une belle perspective centrale rassemble 58 penseurs grecs et d’autres personnages dans un temple idéal. Aucun effet de clair-obscur ne vient troubler l’équilibre des couleurs et la clarté de la composition.
Le penseur américain Lyndon LaRouche (1922-2019), lors de sa visite au Vatican, s’émerveilla de l’harmonie gracieuse qui rayonne de cette œuvre. Elle ne pouvait qu’entrer en résonance avec un concept que LaRouche développa tout au long de sa vie : celle de la « simultanéité de l’éternité » ; cette idée poétique que les idées « immortelles » continuent leur dialogue dans un lieu au-delà de l’espace-temps matériel.
Selon les historiens, Raphaël, face à la tâche herculéenne que représentait cette série de portraits à réaliser, et faute d’informations visuelles fiables sur les figures à représenter, aurait dépêché l’un de ses assistants en Grèce afin de lui fournir une documentation à la hauteur du défi.
Petit détail : il ne s’agit nullement d’Athènes ou de la Grèce, mais de Rome. L’architecture s’inspire clairement de l’église Sant-Andrea de Mantoue, rénovée peu avant sa mort par Léon Battista Alberti (1404-1472) et des projets du Bramante pour la reconstruction de la basilique Saint-Pierre à Rome.
Nef de l’église Sant-Andrea à Mantoue, réalisée en 1473 par l’architecte Leon Battista Alberti.
Si sur les dessins préparatoires on retrouve bien l’escalier, les grandes arches avec leurs voûtes à caissons, typiques de la coupole du Panthéon romain, n’y figurent pas. Autre source d’inspiration probable, les arches, elle aussi avec des voûtes à caissons, de la basilique de Maxence et Constantin, construite à Rome au début du IVe siècle pour réaffirmer la puissance de la beauté de la ville éternelle. Il n’est pas exclu que le Bramante lui-même, qui avait réalisé un trompe-l’œil faisant appel à ce type de motif dans l’abside de l’église Santa Maria presso San Satiro à Milan, les ait dessinées en personne. Avec trois arches (tetrade) et sept rangées de caissons, la numérologie pythagoricienne n’a pas été oubliée.
Visuellement, l’ensemble se divise en deux. Le public se trouve au même niveau que le premier plan, un parterre pavé derrière lequel un très large escalier conduit vers un parvis surélevé. Pour le spectateur, une perspective légèrement cavalière renforcera la dimension monumentale des figures du niveau supérieur. Ce cadre rappelle immanquablement celui d’un décor de théâtre. Les acteurs, arrivant de l’ancien monde, peuvent entrer en scène d’un côté, sous la statue du dieu grec Apollon (A), dieu de la lumière, et partir de l’autre, vers le nouveau monde, sous la statue de Pallas Athena (B) devenue Minerve chez les Romains, protectrice des Arts, échanger entre eux, s’adresser à l’auditoire ou monter les escaliers et sortir par le fond.
Au centre du parvis et au centre d’une perspective à point de vue central, Platon (N° 9) et Aristote (N° 10) y avancent côte à côte vers les spectateurs. Le premier, le Timée à la main, pointe un doigt vers le ciel signifiant qu’au-delà du visible, un principe supérieur existe. Le deuxième étend son bras et sa main à l’horizontale soulignant que toute vérité nous vient du témoignage des sens, tout en portant de l’autre bras l’Ethique. Bizarrement, il s’agit des deux seuls livres dans la stanza dont les noms apparaissent en italien (Timeo, Etica) et non pas en latin. Comme l’observe le critique d’art Eugenio Battisti (1924-1989) :
Si l’on (…) examine le titre des ouvrages respectivement tenus par Platon et Aristote, on y voit le philosophe de l’Académie tenir le Timée, c’est-à-dire le plus aristotélicien et le plus systématique de ses ouvrages et le stagirite, l’Éthique à Nicomaque, c’est-à- dire la plus platonicienne de ses œuvres.
Y compris le choix des couleurs des habits valorise la complémentarité de Platon et Aristote.
Les couleurs des vêtements des deux philosophes symbolisent les quatre éléments : Platon est vêtu en rouge (le feu) et pourpre (l’éther) ; Aristote en bleu (l’eau) et jaune (la terre).
Si l’ensemble de la fresque coupe le monde en deux entre platoniciens et aristotéliciens, les deux marchent ensemble vers ce qui est devant eux et qui se trouve derrière le spectateur qui regarde : vers la fresque de La Théologie avec la Trinité au centre sans oublier l’ostensoir et l’imposant autel sur lequel est marqué « JV-LI-VS ». Quelle libéralité de l’Eglise d’accueillir tant de païens en son sein !
Platon et Aristote, en échangeant, avancent vers le spectateur et la fresque en face où se trouve, au centre cet autel. On y lit deux fois: « Julius », etc
Raphaël communique ainsi un grand sens de mouvement. De la même façon qu’au XVIIe siècle, le peintre néerlandais Rembrandt, dans son chef-d’œuvre La Compagnie du capitaine Banninck Cocq, dite « La Ronde de nuit », rompra avec les représentations formelles des dignitaires des corporations de villes, Raphaël tire ici un trait sur les représentations figées et statiques des séries de « grandes hommes » décorant souvent les palais et bibliothèques des grands princes et seigneurs dans le style de son maître Le Pérugin.
Sa fresque, à l’instar de la Cène de Léonard à Milan, s’organise comme un enchaînement de petits groupes de trois ou quatre personnes dialoguant avec un grand penseur ou entre eux, sans jamais se désaccorder de ce qui se passe autour. Dans ce sens, Raphaël a traduit en images, et donc rendu accessible aux yeux des spectateurs, cette unité harmonique transcendant le multiple si recherchée par les commanditaires.
Raphaël et Inghirami n’ont pas hésité à se servir, pour représenter des figures historiques, des portraits de personnes vivant à leur époque. A part eux-mêmes, on y trouve leur commanditaire, leurs collègues ainsi que d’autres personnalités qu’ils espéraient satisfaire ou charmer.
Sur l’avant-plan, quatre groupes se présentent.
L’impresario de Raphaël, le libraire-en-chef du Pape, Tommaso Inghirami en Epicure dans la fresque de Raphaël. Il porte non pas une couronne de lauriers, mais de feuilles de chêne, armoiries du pape Jules II.
A gauche, Epicure (N° 25), ici avec les traits d’Inghirami en train d’écrire la mise en scène de la pièce. Né à Samos comme Pythagore, il porte ici, non pas une couronne de lauriers, récompense accordée aux grands orateurs, mais une couronne de feuilles de chêne, symboles que l’on retrouve dans l’armoirie du pape Jules II. Certains historiens pensent qu’Inghirami était un adepte dionysiaque de l’Orphisme, un autre courant présocratique. Dionysos est en effet le frère d’Apollon et selon certains, leurs enseignements ne font qu’un.
Comme nous l’avons mentionné plus haut, peu après la mort de Raphaël (1520), le cardinal Jacopo Sadoleto a publié un traité dans lequel Inghirami défend la rhétorique et nie toute valeur de la philosophie, son argument majeur étant que tout ce qui s’écrit figure déjà dans les textes mystiques et mythologiques d’Orphée et de ses adeptes.
A Rome, les érudits de l’époque connaissaient Epicure surtout par leurs lectures de Cicéron pour qui Epicure n’était pas un débauché mais quelqu’un qui cherchait le plaisir le plus noble. Cicéron entretenait une amitié avec un philosophe épicurien, un certain Phaedrus, comme par hasard le surnom d’Inghirami…
Enfin, à l’extrême gauche, se trouvent un vieillard barbu, le penseur grec Métrodore (N° 26), disciple d’Anaxagore et pour qui c’est « l’esprit agissant » qui organisa le Monde. Devant lui, un nouveau-né. Ensemble ils pourraient symboliser la naissance de la vérité (l’enfant) et la sagesse (le vieillard) et l’expérience.
Pythagore de Samos, dans La Philosophie. Sur l’ardoise, en bas, la fameuse Tétraktys, en haut, les rapports harmoniques de la gamme musicale.
A côté, un peu plus au centre, la figure imposante de Pythagore (N° 22) (que l’historien italien Georgio Vasari méprend pour l’évangéliste saint Matthieu), assis avec un livre, un encrier et un crayon, en train d’écrire entouré de personnes visiblement intriguées.
Derrière lui, assis sur la gauche, un vieillard, représentant Boèce (N° 23), auteur romain, au VIe siècle, d’un traité sur la musique dont la première partie évoque « l’harmonie des sphères », tente de regarder ce qu’il écrit dans son livre. Sans capter un moment de transformation potentielle, comme Léonard savait le faire, la scène s’inspire visiblement de son tableau inachevé, l’Adoration des mages.
A ses pieds, une ardoise noire où figurent aussi bien la fameuse Tetraktys qu’un diagramme des intervalles musicaux (voir chapitre sur Pythagore).
Puisqu’il est impossible qu’il s’agisse d’Averroès (bani de l’église par les Thomistes), l’homme enturbanné qui semble l’admirer pourrait être Avicenne (Ibn Sina) (N° 24). Ce médecin perse, influencé par la pensée aussi bien d’Hippocrate que de Galien, dans son Qanûn (Canon de la médecine), opère une vaste synthèse médico-philosophique de la logique d’Aristote qu’il corrige et un néo-platonisme compatible avec le monothéisme.
Il pourrait également s’agir d’Al Fârâbi (872-950), autre scientifique et musicien arabe qui a cherché réconcilier la foi, la raison et la science avec la philosophie de Platon et d’Aristote dont il avait fait des traductions du grec à l’arabe. Avicenne l’admirait et le titre d’une des oeuvres d’Al Fârâbî ne laisse aucune ambiguïté : « L’Harmonie des opinions des deux sages : Platon le divin et Aristote »
Par ailleurs, vu son positionnement du côté des platoniciens, bien qu’il porte un turban blanc, il est totalement exclu qu’il s’agisse ici d’Averroès ({Ibn Rushd}), auteur terrassé par Thomas d’Aquin (voir les tableaux figurant Le Triomphe de saint Thomas) puis par les néoplatoniciens de Florence pour avoir nié l’immortalité de l’âme individuelle.
Plus au centre de la fresque, deux figures isolées plongées dans leurs pensées. La première, à gauche, semble avoir été ajoutée ultérieurement par Raphaël et ne figure pas sur son dessin. L’homme s’assoupit sur un cube, volume pythagoricien par excellence. Il s’agirait d’Héraclite d’Ephèse (N° 19) (un présocratique ionien pour qui « il n’est de permanent que le changement ») avec les traits de Michel-ange. Ce sculpteur fascina Raphaël, non seulement pour ses dons en dessin, en anatomie et en architecture, mais aussi par son esprit d’indépendance vis-à-vis d’un pape qu’il estimait tyrannique.
Précisons qu’il est admis que si le Moïse, que Michel-Ange a sculpté pour le tombeau de Jules II, jette un regard furieux, c’est que l’artiste à capté le moment où Moïse, en descendant du Mont Sinai avec les Tables de la Loi, constate que le peuple hébreu a recommencé à adorer des idoles, tel « le Veau d’or ». Irrité contre ce retour à l’idolâtrie, Moïse brise alors les Tables de Loi.
De Pythagore à Platon. Un détail interroge : Anaximandre de Milet pose ici son pied droit sur un bloc cubique de marbre dont le volume semble huit fois moindre que celui sur lequel se repose Héraclite d’Ephèse. Or, pour résoudre le problème de Délos (la duplication du volume du cube) il faut attendre le pythagoricien et ami de Platon, Archytas de Tarente.
Anaximandre de Milet (N° 20) (et non pas Parménide), lui aussi un représentant de l’école ionienne, se dresse derrière Héraclite et semble contester la démonstration de Pythagore (représentant de l’école dite « italienne »). Dans son dos, un jeune homme aux longs cheveux, regarde le spectateur. Vêtu d’une toge blanche, attribut des pythagoriciens, il s’agirait, une fois de plus de Pic de la Mirandole (N° 21), triomphant et entouré de Pythagore et deux de ses disciples. Une légende veut que Raphaël aurait représentée Hypatie d’Alexandrie (v. 370-415), une mathématicienne ayant dirigé l’école néoplatonicienne d’Alexandrie. Lorsqu’un des cardinaux examina le tableau et sut que la femme représentée était Hypatie, il aurait ordonné qu’elle en soit effacée. Raphaël aurait obéi, mais l’aurait remplacée par la figure efféminée d’un neveu du pape Jules II, François Marie Della Rovere, futur duc d’Urbin.
S’il s’agit réellement de Pic de la Mirandole, il s’agirait d’un superbe éloge, car figurant aussi bien dans La Philosophie que dans La Théologie, les deux images de Pic, rappellant l’ange agenouillé qui regarde le spectateur tout en pointant du doigt saint Jean-Baptiste dans La Vierge aux Rochers de Léonard, peuvent se contempler l’une l’autre !
La deuxième figure isolée, étalée nonchalamment sur les escaliers, est le philosophe cynique et hédoniste Diogène de Sinope (N° 18), ici présenté comme un ascète, mais dans la tradition aristotélicienne.
Le géomètre (Hippocrate de Chios?).
Ardoise du géomètre.
Ensuite, au centre droit, un groupe magnifique de jeunes, ébahis par leurs découvertes et échangeant leurs regards complices avec leurs camarades, autour d’un géomètre qui examine ou trace au compas des lignes parallèles à l’intérieur d’une étoile hexagonale sur une ardoise posée par terre. Il s’agit de l’illustration d’un théorème dont ne parlent ni Euclide (un aristotélicien), ni Archimède, alors que l’on attribue l’identité de l’un ou de l’autre à cette figure sous les traits de l’architecte Donato Bramante.
Il pourrait s’agir, c’est ma conviction, du géomètre Hippocrate de Chios (N° 17) dont parle Aristote en grand bien. Il a écrit le premier manuel de mathématiques, intitulé Les éléments de la géométrie. Ce travail précède d’un siècle les Éléments d’Euclide. A moins qu’il ne s’agisse de l’architecte Leon Battista Alberti, dont l’église de Mantoue a pu inspirer le Bramante et après tout, auteur, en 1935, de De Pictura, un traité (d’esprit aristotélicien) sur la perspective.
Cependant, en 1485, dans son traité sur l’architecture De re Aedificatoria, Alberti, dans un passage (IX, 5) qui a pu intéresser l’auteur de la fresque, souligna que :
La beauté consiste dans une harmonie et dans un accord des parties avec le tout, conformément à des déterminations de nombre, de proportionnalité et d’ordre telles que l’exige l’harmonie, c’est à dire la loi absolue et souveraine de la nature.
Sur le bord de la tunique : R.V.S.M. (Raphael Vrbinas Sua Manu, c’est-à-dire, en français : « De la main de Raphaël d’Urbino »).
Enfin, pour ajouter au mystère, on peut lire sur le col de la tunique de cette figure : « R.V.S.M. » (Raphael Vrbinas Sua Manu, c’est-à-dire, en français : « De la main de Raphaël d’Urbino »).
Car, ce qu’aborde le géomètre sur l’ardoise, c’est le rôle que jouent les diagonales de l’hexagone. La réponse est fournie par le tracé géométrique, sous forme d’un hexagone, qui sous-tend la construction de la perspective de la fresque. Les diagonales y font apparaître une belle complémentarité entre la moyenne arithmétique et la moyenne harmonique (voir infographie). C’est une démonstration magistrale dans le domaine du visible, du concept structurant toute la thématique de l’œuvre : la complémentarité, fondement de l’harmonie universelle.
En traçant la ligne d’horizon et les lignes de fuites de la perspective à partir du bas des corniches de chaque arche, le triangle isocèle OAB apparaît. En l’inscrivant dans un cercle dont le centre est le point de fuite central (O), l’on obtient un hexagone. En traçant les diagonales (XB) de cet hexagone, l’on obtient aussi bien la moyenne arithmétique (Y) que la moyenne harmonique (Z). Le tour est joué ! Car leur complémentarité illustre à merveille le motif directeur de l’ensemble de la Chambre de la Signature : l’harmonie universelle qui ordonne la beauté des proportions de l’univers. Crédit : Karel Vereycken
A droite, les géographes Ptolémée (N° 16) et Strabon (N° 15) (avec les traits de Baldassare Castiglione un ami de Raphaël ?) que l’on identifie sans réelles preuves à Zoroastre mais auquel en effet se réfère Pic de la Mirandole, se retrouvent face à face. Le premier montre la terre comme une sphère, le deuxième arbore un globe céleste.
Enfin, à l’extrême droite du premier registre, avec les traits de Raphaël, le peintre légendaire de la cour d’Alexandre le Grand, Appelles de Cos (N° 13). Rappelons que, de son vivant, Raphaël fut surnommé « l’Appelles de son temps ». A côté, son rival, le peintre grec Protogène (N° 14) sous les traits du collègue de Raphaël, le sulfureux mais virtuose fresquiste Sodoma. Venus du monde des artisans, il s’agit ici de marquer l’entrée de deux peintres-décorateurs dans « la cour des grands » et faisant leurs premiers pas dans le monde de la philosophie.
Raphaël, carton préparatoire pour Platon et Aristote. Dans la version finale, leurs tailles respectives ont été égalisées.
Sur le parvis, le sujet central, comme nous l’avons dit, Platon et Aristote. Les traits de Platon dans la fresque n’ont rien à voir avec un quelconque portrait supposé de Léonard de Vinci. Né en 1452, ce dernier n’avait que 56 ans lors de la réalisation de la fresque. Raphaël se serait servi de l’image d’un buste de Platon découvert à Athènes dans les ruines de l’ancienne académie.
Dans l’attroupement à gauche de Platon, se trouve Socrate (N° 6), son maître à penser dont tout le monde connaissait le visage, grâce à des statues romaines. L’identification des autres figures reste largement hypothétique. On pense aux orateurs des dialogues de Platon. Proche de Socrate, son vieil ami Criton (N° 4). Derrière Socrate, l’intellectuel athénien Isocrate (N° 7) qui s’était retiré de la vie politique et bien que proche de Socrate, s’érigeait en rival de Platon. Proche de ce dernier, les cinq interlocuteurs du dialogue de Platon, le Parménide. Parmi eux, Parménide (N° 8), considéré à l’origine du concept de l’Un et du multiple, et le penseur présocratique Zénon d’Elée, réputé pour ses paradoxes philosophiques.
On évoque également le général athénien (ici habillé en soldat romain) Alcibiade (N° 3) et le jeune vétus de bleu pourrait être Phédon d’Elis (N° 5) ou Xénophon, écoutant tout deux un Socrate comptant sur ses doigts, un geste suggérant sa fameuse dialectique.
Tout autoir des penseurs grecs, d’autres figures s’agitent. Derrière Alcibiade, un personnage (peut-être un bibliothécaire) retient un autre personnage en train de courir, le priant d’éviter de déranger les échanges en cours entre philosophes et scientifiques.
A l’extrême gauche, un homme avec un chapeau entre sur scène. Il pourrait s’agir de Plotin (N° 2), une figure fondatrice du néoplatonisme admirée par Bessarion, accompagné de Porphyre (N° 1), un autre néoplatonicien qui apporta sa biographie de Pythagore en messager de l’ancien monde.
A la Renaissance, la réalisation d’une fresque (peint sur du plâtre frais) n’est plus liée à la position des échafaudages (ponts) mais à la décision des ouvriers et des artistes quant à la surface à réaliser dans le cadre d’une journée (giornata) de travail. Généralement il s’agissait d’une surface entre 1 et 4 m2. Ici les giornata de l’Ecole d’Athènes.
D. LA JUSTICE
La Justice. A. La Fortitude, B. La Prudence et C. Tempérance. 1. Justinien, 2. Tribonien, 3. Le pape Paul III, 4. Antonio Del Monte, 5. Le pape Léon X, 6. Le pape Grégoire IX, 7. Le pape Clément VII.
En haut, dans la lunette, les trois vertus représentées seraient la Fortitude (A), la Prudence (B) et la Tempérance (C). Avec la Justice, elles constituent les quatre vertus cardinales (profanes). La figure féminine centrale, qui tient un miroir, désigne la Prudence. A gauche, la Fortitude tient dans ses mains une branche de chêne, allusion à la famille della Rovere de laquelle était issue Jules II, le pape commanditaire de ces fresques.
A droite, en pendant, sous les traits de Jules II, le pape Grégoire IX (N° 6) promulgue les Décrétales ; somme magistrale de droit canonique dont il avait ordonné la compilation raisonnée et dont il ordonna la publication en 1234.
A sa droite (donc à la gauche du spectateur), on voit un cardinal, en robe violette, ayant les traits du cardinal Jean de Médicis, futur pape Léon X (N° 5). Les deux autres cardinaux derrière lui seraient Alessandro Farnese, le futur pape Paul III (N° 3), et Antonio Del Monte (N° 4). Et à sa gauche (à droite pour le spectateur) un cardinal représentant du cardinal Jules de Médicis, le futur pape Clément VII (N° 7). Avec votre image immortalisée sur une fresque située au bon endroit, votre carrière pour finir pape semblerait mieux engagée !
Le fait que Jules II soit représenté portant la barbe permet de dater la fresque au-delà de juin 1511. En effet le pontife, parti de Rome imberbe pour faire la guerre, laissa ensuite pousser sa barbe et fit le vœu de ne pas la raser avant d’avoir libéré l’Italie.
Or il revint à Rome en juin. Les historiens soulignent que la mise en avant du portrait du pape indique comment le thème de la décoration des Chambres se transforma, vers 1511, en celui de la glorification de la papauté. La Justice devient ainsi le droit de Jules II d’imposer « sa » justice.
E. LA POESIE
(LE PARNASSE)
La Poésie (Le Parnasse). Les poètes : 1. Alcée de Mytilène, 2. Corinna, 3. Pétrarque, 4. Anacréon, 5. Sappho, 6. Ennius, 7. Dante, 8. Homère, 9. Virigile, 10. Stace, 11. Apollon, 12. Tebaldeo, 13. Bocace, 14. Tibulle, 15. L’Arioste, 16. Properce, 17. Ovide, 18. Sannzaro, 19. Pindare. Les neufs muses : A. Thalie, B. Clio, C. Euterpe, D. Calliope, E. Polymnie, F. Melpomène, G. Terpsichore, H. Uranie, I. Erato.
Une fenêtre réduit l’espace disponible pour la fresque à une grande lunette ou les personnages sont répartis en petits groupes sur une ligne en demi-cercle.
L’idée sous-jacente ici, prise de saint Thomas, c’est que la vérité se rend accessible à l’homme, soit par la Révélation (Théologie), soit par la Raison (Philosophie). Pour l’école néoplatonicienne, cette vérité se manifeste à nos sens en passant par le Beau (poésie et musique).
La scène peinte ici se déroule près de Delphes, au sommet du Parnasse, la montagne sacrée d’Apollon et demeure des Muses de la mythologie grecque.
La grande fenêtre autour de laquelle s’organise la fresque offre une vue, au-delà du cortile (petit temple circulaire) du Bramante, sur la colline du Belvédère (le mons Vaticanus), où l’on donnait des spectacles et où, dans l’Antiquité, on honorait Apollon, ce qui lui valait le nom d’Apolinis.
Apollon est le patron des musiciens : « c’est par les Muses et l’archer Apollon qu’il est des chanteurs et des citharistes », dit Hésiode. Il inspire même la nature : à son passage « chantent les rossignols, les hirondelles et les cigales ». Sa musique apaise les animaux sauvages et meut les pierres. Pour les Grecs, musique et danse ne sont pas seulement des divertissements : elles permettent de guérir les hommes en accordant les discordances qui rongent leur âme et donc de supporter la misère de leur condition.
Au sommet de la colline, sept lauriers. Près de la source Castalia, Apollon (N° 11), couronné de feuilles lauriers et au centre de la composition, accorde autour de lui les neufs muses (A à I) en jouant sur sa lyre. Sur le côté gauche Calliope (D), celle « qui a une belle voix » et représente la poésie épique, et à droite, Erato (I), « L’aimable » qui représente la poésie lyrique et érotique ainsi que le chant nuptial. Chacune préside à accorder le chœur de l’autre : à gauche derrière Calliope, Thalie (A)(« la florissante, l’abondante »), Clio (B) (« qui est célèbre » et représente l’histoire) et Euterpe (C) (« la toute réjouissante » qui représente la musique). Enfin, juste derrière Erato, Polymnie (E) (« celle qui dit de nombreux hymnes » et représente la rhétorique, l’éloquence et la pantomime), Melpomène (F) (« la chanteuse » qui représente la tragédie et le chant) ; Terpsichore (G) (« la danseuse de charme » ) et Uranie (H) (« la céleste » qui représente l’astronomie).
Et point n’est besoin d’être Pythagore pour compter 7 lauriers sur la montagne et se rappeler que neuf muses plus Apollon font… dix.
Comme le rappelle une des fresques carrées du plafond, Apollon avait triomphé sur Marsyas dans un combat pour s’emparer de la lyre, considérée comme l’instrument divin capable de conduire les âmes au ciel, mieux que la flûte qui n’excite que les basses passions. En détachant l’homme de ses préoccupations matérielles immédiates, la lyre victorieuse permettait de susciter l’amour divin chez les hommes. A cela s’ajoute que chez les Romains, on connaissait une lyre à sept cordes, un héritage pythagoricien, le chiffre sept faisant référence aux sept corps célestes orbitant autour du feu central.
Pour les pythagoriciens et également Héraclite, l’imitation de « l’harmonie des sphères », grâce aux harmonies produites par les sept cordes, permet la purification des âmes.
Apollon au Mont Parnasse, gravure sur bois d’Hans von Kulmbach, publié en 1502.
Cependant, étrangement, Apollon ne tient pas en main une lyre traditionnelle à quatre cordes, mais une lira da braccio (lire à bras). Si Apollon joue ici de la lyre à bras, les muses Calliope, Erato et la sybille Sapho tiennent des lyres identiques à celles du sarcophage dit « des Muses » du Museo delle Terme à Rome.
Dans de nombreuses représentations du XVIe siècle, la lyre à bras est jouée par un ensemble d’anges ou par des personnages mythologiques, tels Orphée et Apollon, mais aussi le roi David, Homère ou des Muses. Parmi ses interprètes, l’on compte notamment Léonard de Vinci, considéré comme le doyen parmi les artistes interprètes de la lire à bras.
L’instrument se dessine essentiellement comme un violon, mais avec une touche plus large et un chevalet plat qui permet un jeu en accords. La lyre est dotée généralement de sept cordes : quatre comme un violon, augmentées d’une corde grave supplémentaire (ce qui fait cinq) et deux cordes passant au-delà de la touche, qui ne sont pas jouées mais servent de bourdon et résonnent à l’octave.
Or, Raphaël, pour créer une harmonie parfaite avec le nombre des muses autour d’Apollon, va faire passer le nombre de cordes de sept à neuf, c’est-à-dire sept ajustables plus deux bourdons.
Ce détail concernant la lyre nous semble avoir été modifiée dans le temps. En effet, une reproduction gravée, de 1517, sans doute à partir de dessins antérieurs à la fresque, ou de son avant projet, par Marcantonio Raimondi, révèle un état bien différent de ce que l’on voit aujourd’hui.
Marcantonio Raimondi, gravure (vers 1517) d’après le Mont Parnasse de Raphaël à la Chambre de la signature.
La composition est moins dense et met en valeur, comme l’Ecole d’Athènes, plusieurs groupes de trois personnages chacun. Ce qui frappe d’abord, c’est que la lyre ancienne dont joue Apollon repose sur sa cuisse, alors que dans la version actuelle, Apollon, un fait vibrer les cordes de sa lira da braccio avec un archet, tout en regardant vers le ciel, en accord avec la fresque du plafond où sont inscrits des paroles de Virgile : « Insufflé par l’esprit » (NVMINE AFFLATVR).
Tout autour, dix-huit poètes sont divisés en plusieurs groupes L’identification de certains est sans équivoque, celle d’autres plus douteuses. Ils sont tous enchaînés les uns aux autres par des gestes et des regards, en formant une sorte de croissant continu.
En haut à gauche, le père de la poésie latine Ennius (N° 6), assis, écoute ravi le chant d’Homère (N° 8), tandis que Dante (N° 7), plus en arrière regarde Virgile (N° 9) qui se retourne vers lui, le poète romain Stace (N° 10), sous les traits d’Ange Politien, à ses côtés. Ce dernier était un disciple du néoplatonicien Marsile Ficin. Pour représenter les figures historiques, Raphaël s’inspira de la statuaire romaine. Ainsi, pour le visage d’Homère, il a repris l’expression dramatique du Laocoon retrouvé quelques années auparavant, en 1506, à Rome.
En bas à gauche se trouvent le poète grec Alcée de Mytilène (N°1), la poétesse grecque Corinna (N° 2), Pétrarque (N° 3) ainsi que le poète grec Anacréon (N° 4). Dans la version finale, deux personnages qui sortent du cadre sont venus enrichir la composition. A gauche, la sibylle Sappho (N° 5) comme l’indique une tablette. Considérée comme la première poétesse de la Grèce antique, elle a vécu aux VIIe et VIe siècle av. JC. D’après les Hymnes homériques, c’est elle qui aurait construit la première lyre afin d’accompagner la récitation poétique. Unique femme dans l’ensemble de la « Chambre de la signature » elle est peinte avec une monumentalité qui n’est pas sans rappeler celle de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine.
Sappho fait le pendant à Pindare (N° 19), et non pas Horace comme on le prétend, considéré comme l’un des plus grands poètes lyriques de la Grèce et pour qui Apollon était le symbole de la civilisation. Pindar est ici en conversation avec le poète italien Jacopo Sannazaro (N° 18), habillé en bleu et debout, et au-dessus d’eux Ovide (N° 17).
A droite, sur le flanc du mont, outre Pindare, Sannazaro et Ovide, cinq autres poètes et orateurs : Antonio Tebaldeo (N° 12), le dos tourné vers Apollon et sous les traits de Baldassare Castiglione ?), Bocace (N° 13), derrière, Tibulle (N° 14), Ludovico Ariosto (N° 15), Properce (N° 16), sous les traits du cardinal poète très « pétrarquiste » Pietro Bembo, un ami d’Inghirami et ennemi d’Erasme, et à ses côtés deux poètes inconnus dits « poètes du futur jugeant le passé ».
L’identification de ces personnages reste largement hypothétique et controversée. Pour arriver à des résultats satisfaisants, il faudrait selon l’historien Albert Chastel, trouver des correspondances précises entre les neuf muses, neuf poètes classiques et neuf modernes, outre le groupement par genre poétique.
Après la mort de Jules II, le pape Léon X fera de la « Chambre de la signature » son salon de musique, remplaçant les livres de son prédécesseur (qui seront déménagés vers la grande bibliothèque de l’étage inférieur) par des intarsiae. Léon X fera également achever le pavement.
F. LA MOSAIQUE AU SOL
Mosaïque de la Chambre de la signature A. Armoiries du pape, B. Bras spiralé, C. Etoile de David, référence à l’héritage juif.
Détail de la mosaïque de la Chambre de la signature. On peut lire IVLIUS II PONT MAX.
La mosaïque de la « Chambre de la signature » se dit « cosmatesque », d’après le nom des Cosmati, une vieille famille d’artisans et spécialisée dans les mosaïques à quatre couleurs. Certains matériaux proviennent des ruines romaines, le marbre vert du Péloponnèse en Grèce, le porphyre d’Assouan en Egypte, et le marbre jaune d’Afrique du Nord. Le marbre blanc, est originaire des fameuses carrières de marbre de Carrare où Michel-Ange choisissait ses matériaux.
Comme au plafond, au centre de la pièce les armoiries du pape (A), cette fois-ci à l’intérieur d’un carré (son règne terrestre) inscrit dans un cercle (sa mission théologique). Ce premier cercle est entouré de quatre bras spirales qui engendrent chacun un nouveau motif circulaire (B). Ce motif serait d’origine juive. L’étoile de David (C) apparaît à plusieurs reprises dans ce tourbillon créationnel. La doctrine des quatre mondes, décrite dans la cosmologie cabalistique souligne leur unité dynamique.
Après tout, pour Gilles de Viterbe, la découverte récente à l’époque des écrits mystiques juifs relevait de la même importance que la découverte de l’Amérique par Christophe Collomb. Rappelons que pour Jules II, tout comme Platon et Pythagore, Moïse, que Michel-ange sculpte pour son tombeau, annonçait déjà le triomphe ultérieur de l’Église de Rome qui en fera, sous sa direction, la synthèse.
Conclusion
Ainsi, toute la thématique de la « Chambre de la signature » trouve sa pleine cohérence avec l’idée de l’harmonie et de la concordance
Mais lorsqu’on y regarde de plus près, l’on constate qu’il ne s’agit que d’une « complémentarité » au niveau des formes et au service d’un pouvoir temporel déguisé en mission divine. Raphaël, un peintre talentueux, s’y est soumis en fournissant le produit pour lequel on le payait. Il peindra des choses bien pire en se soumettant aux caprices païens du banquier de la papauté Agostino Chigi pour la décoration de sa villa, la Farnesine.
Avec la « Chambre de la signature », on est donc très loin de cette fameuse « coïncidence des opposés » chère à Pythagore, Platon et Nicolas de Cues, qui permet, dans une recherche sans concession de la vérité et par amour de l’humanité, de dépasser les paradoxes et de résoudre un grand nombre de problèmes à partir d’un point de vue supérieur.
En empilant les allégories et les symboles, si elle impressionne, cette œuvre magistrale finit par nous étouffer. Par les règles de sa composition, elle ne peut que sombrer dans le théâtrale et le didactique. Dans un univers purgé de la moindre ironie ou surprise, aucune vraie métaphore saura nous éveiller. Et bien que Raphaël a tenté d’y amener un peu de vie, le spectateur se retrouve fatalement avec un vaste sédiment d’idées fossilisées, aussi mortes que les plus glorieuses ruines de l’Empire romain.
Bibliographie sommaire :
Jules II, Ivan Cloulas, Fayard, Paris 1990 ;
Léon X et son siècle, Gonzague Truc, Grasset, Paris, 1941 ;
Une histoire des empires maritimes, Cyrille P. Coutensais, CNRS, 2013 ;
L’Humanisme, l’Europe de la Renaissance, André Chastel et Robert Klein, Editions Skira, Genève, 1995 ;
L’Arétin ou l’insolence du plaisir, Bertrand Levergeois, Fayard, Paris, 1999 ;
Giorgio Vasari, l’homme des Médicis, Grasset, Paris, 1995 ;
Marsile Ficin et l’Art, André Chastel, Droz, Genève, 1996 ;
Raphael and the Pope’s librarian, Nathaniel Silver, Ingrid Rowland, Paul Holberton Publishing, 2019 ;
Raphael’s Stanza della Signatura, Meaning and Invention, Christiane L. Joost-Gaugier, Cambridge University Press, 2002 ;
Pythagoras and Renaissance Europe, Finding Heaven, Christiane L. Joost-Gaugier, Cambridge University Press, 2009 ;
Raphaël, Stephanie Buck et Peter Hohenstatt, Könemann, 1998 ;
The Intellectual Background of the School of Athens : Tracking Divine Wisdom in the Rome of Julius II, Ingrid D. Rowland, 1996 ;
Pagans in the Church : The School of Athens in Religious Contex, Timothy Verdon, 1996 ;
Raphael’s School of Athens, Marcia Hall, Cambridge University Press, 1997 ;
Raphaël, Konrad Oberhuber, Editions du Regard, Paris, 1999 ;
L’énigme de la Segnatura, Raphaël et Sodoma, André-Charles Coppier, Paris, 1928 ;
Raphael, John Pope-Hennessy, Harper & Row, Londres, 1970 ;
Qui était Raphaël, Nello Ponente, Editions Skira, Genève, 1967 :
Vies et doctrines des philosophes illustres, Diogène Laërce, La pochothèque, Paris, 1999 ;
Erasme et l’Italie, Augustin Renaudet, Editions Droz, Paris, 2000 ;
Erasme parmi nous, Léon Halkin, Fayard, 1987 ;
Comment la folie d’Erasme sauva notre civilisation, Karel Vereycken, 2005 ;
L’oeuf sans ombre de Piero della Francesca, Karel Vereycken, 2007 ;
Albrecht Dürer contre la mélancolie néo-platonicienne, Karel Vereycken, 2007.
**L’on voit bien ici d’où certaines sectes, notamment les Anthroposophes de Rudolf Steiner, tirent leur inspiration. Certains s’acharnent encore à vouloir démontrer que Pythagore, croyant en la transmigration des âmes et donc leur réincarnation éventuelle dans des animaux ou des plantes, était un végétarien. Diogène Laërce raconte qu’un jour, « passant près de quelqu’un qui maltraitait son chien, on raconte qu’il [Pythagore, sur le ton de la blague] fut pris de compassion et qu’il adressa à l’individu ces paroles :’Arrête et ne frappe plus, car c’est l’âme d’un homme qui était mon ami, et je l’ai reconnu en entendant le son de sa voix’ ». Toute une série d’auteurs finiront par tomber dans la numérologie et l’ésotérisme irrationnel, en particulier Francesco Zorzi, Agrippa de Nettesheim ou encore Paracelse.
Le Triomphe de la Mort, Pierre Bruegel l’ancien, 1562, Musée du Prado, Madrid.
Le Triomphe de la Mort. Le simple fait que le Premier ministre britannique Boris Johnson, et même Charles, Prince de Galles et héritier du Royaume-Uni, s’avèrent infectés par le coronavirus, nous renvoie un message. Certains commentateurs ont pu dire (sans ironie) que cette réalité « a donné un visage au virus ». Il est vrai que jusque là, lorsqu’une personne âgée ou une infirmière décédaient de cette terrible maladie, ce n’était pas « vraiment » réel…
Cette prise de conscience, que même les « gens d’en haut » n’échappent pas au même verdict de la mort, car ils n’ont rien de commun avec les Dieux de l’Olympe, a fait resurgir dans mon esprit l’image du fameux tableau. Souvent interprété de travers, il est connu sous le titre « Le Triomphe de la Mort » (Musée du Prado, Madrid). C’est une œuvre assez grande, exécutée par Pierre Bruegel l’ancien (1525-1569) quelques années avant sa disparition précoce.
Au-delà de l’objet esthétique, afin de « lire » l’intention de l’esprit du peintre, il est toujours utile, pour ne pas se précipiter dans des interprétations hasardeuses, de résumer brièvement ce que l’on voit.
quelques personnes avancent à genoux, espérant de ne pas se faire remarquer…
Or, que voyons-nous dans le Triomphe de la Mort ? Sur l’avant-plan, totalement à gauche, un squelette, symbolisant la mort elle-même, un sablier à la main, emporte le cadavre d’un Roi. Un autre squelette s’empare, autant que possible, des pièces d’or que tous ces morts n’ont pas réussi à emporter avec eux au tombeau. Derrière, la mort conduit un chariot sous lequel quelques personnes avancent à genoux, espérant ne pas se faire remarquer…Triomphe de la Mort, Bruegel, 1562, détail.
Ils ne s’aperçoivent aucunement que la mort prend le contrôle de leur monde…
Toujours sur l’avant-plan, mais à droite, des gens de la bonne société jouent aux cartes, dînent et s’amusent. Un squelette, jouant de la vièle à roue, rejoint un jeune qui accompagne à la luth le chant de sa bien-aimée. Typique des amoureux, se regardant eux-mêmes, ils ne s’aperçoivent aucunement que la mort prend le contrôle de leur monde.
Le message est clair et simple : personne n’échappe à la mort, que l’on soit riche ou pauvre, roi ou paysan, malade ou en bonne santé. Lorsque l’heure est venue, ou à la fin des temps, tous les mortels retournent au créateur car la mort « physique » triomphe.
Immortalité
Lyndon LaRouche (1922-2019).
Le penseur américain Lyndon LaRouche (1922-2019), dans ses discours et écrits, nous avertissait souvent, avec son amour impatient qui le caractérisait : la sagesse humaine commence par une décision personnelle consistant à intégrer un fait prouvé et incontestable : nous sommes tous nés, et chacun ou chacune de nous, tôt ou tard, mourrons. Et jusqu’ici, il n’y pas eu d’exception. Sur la montre cosmique, la durée de notre existence éphémère, rappelait LaRouche, ne dépasse même pas la nanoseconde.
Ainsi, sachant les conditions limitées de notre existence mortelle (le temps et la mort), chacun de nous doit faire appel à son libre arbitre pour formuler un choix souverain : comment vais-je dépenser « le talent » de ma vie ? Vais-je passer ma vie à courir derrières les plaisirs terrestres que peuvent me procurer le pouvoir, l’argent et les plaisirs de la chair ? Ou vais-je dédier ma vie à défendre la vérité, le beau et le juste, au bénéfice de l’humanité comme un tout, vivant dans le passé, le présent et le futur ?
En 2011, interrogé, LaRouche précisa ce qu’il entendait par l’idée que potentiellement, l’humanité pourrait devenir une espèce « immortelle » :
J’existe, et tant que je vis, je peux générer des idées. Ces idées donnent à l’humanité les moyens d’aller de l’avant. Cependant, le moment viendra où je mourrais. A partir de là, deux choses se produiront. D’abord, si ces principes créateurs développés par les générations antérieures se réalisent dans le futur, cela implique que l’humanité est une espèce immortelle. Nous ne sommes pas immortels à titre personnel ; mais dans la mesure où nous sommes des êtres créateurs, nous sommes une espèce immortelle. Et les idées que nous développons sont des contributions permanentes à la société humaine. De cette façon, nous sommes une espèce immortelle, basée sur des êtres mortels. Et la clé de l’existence, c’est d’appréhender ce lien. Dire que nous sommes créateurs et mourront, n’est pas toute l’histoire. Bien que nous soyons sur le point de mourir, si nous contribuons à quelque chose de durable, qui vivra au-delà de notre mort et puisse être quelque chose de bénéfique à l’humanité dans des temps futurs, alors nous atteignons le but de l’immortalité. Et c’est cela la chose importante. Si les gens arrivent, avec un esprit ouvert, à faire face à l’idée que chacun d’entre nous va mourir, tout en regardant cela de la bonne façon, alors une grande passion les animera à faire des contributions, à découvrir des principes, à accomplir un travail qui sera immortel. Des découvertes de principe sont immortelles car elles se transmettent d’une génération à une autre. Et de cette façon, les morts vivent parmi les vivants ; car les morts, s’ils ont agit ainsi pendant leur vivant, seront vivants, pas dans leur chair, mais ils seront vivants dans les principes. Ils constitueront une partie active de la société humaine.
L’humanisme chrétien
La vision de LaRouche est celle de l’obligation « morale » de vivre une existence « créative » sur Terre à l’image du Créateur. Elle a été nourrie aussi bien par la philosophie platonicienne que par la tradition judéo-chrétienne, dont le mariage heureux, au début du XIVe siècle donna naissance à « l’humanisme chrétien ». Il fut la source inestimable d’une explosion, à grande échelle et d’une densité inégalée, de contributions économiques, scientifiques, artistiques et culturelles, qualifiée ultérieurement de « Renaissance ».
Dans le Phédon de Platon, Socrate développe l’idée que notre « enveloppe » mortelle, pour les philosophes à la recherche de la vérité, constitue un obstacle constant qui « nous remplit de besoins, de désirs, de craintes, de toutes sortes d’illusions et de beaucoup d’inepties, à tel point que, comme on le dit, dans les faits, aucune pensée d’aucune sorte ne dérive du corps » (66c).
Ainsi, pour accéder à la pure connaissance, les philosophes doivent s’affranchir autant que se peut de l’influence du corps dans cette vie. La philosophie (en grec ‘l’amour de la sagesse’), en tant que telle, n’est, en réalité, qu’une sorte de « préparation à la mort » (67e), une purification de l’âme du philosophe lui permettant de se détacher de son corps.
La Bible (Dans L’Ecclésiaste) souligne que « Quoi que tu fasses, souviens-toi que ta vie a une fin, et jamais tu ne pécheras ». Ce passage trouve son expression dans le rite chrétien du « Mercredi des cendres », ce jour de pénitence marquant le début du Carême. Dans une évocation symbolique de la mort, on appose alors des cendres au front du pénitent en récitant le verset de la Genèse (Gn 3:19) disant : « Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière. »
S’agit-il d’un rituel morbide ? Pas du tout. Il s’agit plutôt d’une leçon de philosophie. Le christianisme lui-même place en son centre le sacrifice de Jésus, le fils de Dieu devenu homme parmi les hommes, donnant sa vie pour le bien de l’humanité. Au début du XIVe siècle, Thomas à Kempis (1380-1471), un des dirigeants et fondateurs des Sœurs et Frères de la Vie Commune, un ordre de clercs laïques se concentrant sur l’éducation, affirmait que tout chrétien doit vivre en imitant la vie du Christ. Aussi bien Nicolas de Cues (1401-1464) qu’Erasme de Rotterdam (1466-1536) ont reçut l’éducation intellectuelle de ce courant.
Concedo Nulli
Médaille avec l’effigie d’Erasme, frappée par Quentin Matsys en 1519.
On comprend donc mieux pourquoi Erasme avait choisi comme armoiries un crâne et des os, juxtaposés avec un sablier, double référence à la mort et le temps comme deux conditions limites de l’existence humaine.
En 1519, son ami, le peintre flamand Quentin Matsys (1466-1530), a frappé une médaille de bronze en l’honneur à l’humaniste.
Au recto, on trouve l’effigie d’Erasme. En latin on peut lire : « Image pris sur le vif » et en grec, on lit : « Ses écrits le feront mieux connaître ».
Au verso de la médaille, une image inhabituelle également entourée d’inscriptions. En haut d’un pilier posé sur une terre instable, émerge la tête d’un jeune homme mal rasé, chevelure au vent. Tout comme l’effigie d’Erasme du verso, le visage de la figure au recto arbore un vague sourire. Autour d’elle, les mots Concedo Nulli (je ne recule devant personne).
Verso de la médaille
Sur le pilier on peut lire « Terminus », le nom du dieu Romain des limites. Une fois de plus, en grec à gauche, on lit : « Gardez à l’esprit la fin d’une longue vie » et à droite, en latin : « La mort est la limite ultime des choses ».
En faisant de « Je ne recule devant personne » sa devise personnelle, Erasme prenait le risque de faire appel à une métaphore très osée que « les gens » auraient sans doute du mal à comprendre. Rapidement accusé « d’intolérant » par ses sycophantes, Erasme soulignait que Concedo Nulli devait se comprendre, non pas comme une phrase prononcé par Erasme, mais comme sortant de la bouche de la Mort elle-même. Une fois souligné ce point, les gens auraient forcément du mal à contredire l’auteur…
Enfin, dans son traité La préparation à la mort (1534), Erasme souligne:
Il faut considérer que chacun de nos jours peut être le dernier, que nous ne savons pas si un autre le suivra. Tandis que nous sommes en vie et en santé, délivrons-nous autant qu’il nous est possible de l’embarras, des affaires et, sans attendre que la maladie nous cloue au lit, mettons ordre à notre maison.}
Mozart, Brahms et Gandhi
Plusieurs siècles après Erasme, le grand compositeur humaniste Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), n’avait rien d’un cynique morbide. Révélant son état d’esprit joueur, Mozart disait un jour que le secret de tout génie était son amour pour l’humanité : « Le vrai génie sans cœur est un non-sens. Car ni intelligence élevée, ni imagination, ni toutes deux ensembles ne font le génie. Amour ! Amour ! Amour ! Voilà l’âme du génie ».
Cependant, le 4 avril 1787, Mozart, gravement malade, écrit à son père Léopold :
Inutile de te préciser à quel point j’aimerais recevoir des nouvelles réconfortantes sur toi. Et je continue à les attendre, bien que je me suis désormais fait une habitude, dans toutes les affaires de la vie, d’être préparé au pire. Je me suis depuis quelques années tellement familiarisé aveccette sincère et très chère amie de l’homme (la mort) que non seulement son image n’a plus rien d’effrayant pour moi, mais au contraire elle m’est très apaisante, et réconfortante ! Je remercie mon Dieu de m’avoir accordé la fortune de pouvoir reconnaître en elle la clef de notre bonheur. Je ne me couche jamais sans penser que le lendemain peut-être, je ne serai plus là. Et pourtant personne dans ma fréquentation ne peut dire que je suis chagrin ou triste. Et de cette fortune je remercie chaque jour mon Créateur, et le souhaite de tout cœur à chacun de mes semblables.
Johannes Brahms (1833-1897), dans son Requiem allemand de 1865 brode sur le thème d’un verset de Pierre (1:24-25) disant :
Car Toute chair est comme l’herbe, Et toute sa gloire comme la fleur de l’herbe. L’herbe sèche, et la fleur tombe ; Mais la parole du Seigneur demeure éternellement. Et cette parole est celle qui vous a été annoncée par l’Evangile. *
A sa propre façon, Mahatma Gandhi (1869-1948), ne disait rien d’autre concernant la difficulté de faire coexister dans une même vie la mortalité et l’immortalité :
Vivez comme si vous deviez mourir demain. Apprenez comme si vous deviez vivre pour toujours.
Memento Mori et Vanitas
Le jardin des délices terrestres (détail), Jérôme Bosch.
Pour l’artiste, il s’agit, par le rire et la métaphore, de susciter dans l’esprit du spectateur sa volonté de rompre avec ce comportement parfaitement ridicule. Or, Bruegel utilise un procédé semblable dans son Triomphe de la Mort, un tableau, qui en essence, n’est rien d’autre qu’un Memento Mori (en latin : rappelles-toi que tu dois mourir), très élaboré.
Avec ce tableau, Bruegel rend honneur à son « parrain » intellectuel dont la divise, on l’a dit, était Concedo Nulli. Comme Erasme le faisait sans cesse dans ses écrits, Bruegel peint ici le caractère inéluctable de la mort, non pas pour montrer sa force, mais pour inspirer ses concitoyens à prendre le chemin de l’immortalité.
De la même façon que L’Eloge de la Folie d’Erasme était une inversion satirique, car il s’agit en réalité d’un l’éloge de la raison humaine, le Triomphe de la Mort de Bruegel est conçu pour nous faire apercevoir le triomphe de la vie (immortelle).
Dans la foi catholique, le but des Memento Mori était de rappeler (voire de terroriser) constamment le croyant pour qu’il n’oublie pas qu’après sa mort, lui ou elle pourrait finir au Purgatoire, ou pire, en Enfer faute d’avoir respecté les rites de son Église.
L’apparition de la peinture à l’huile en Europe au début du XVe siècle, a vu émerger la production de ce type d’œuvres de chevalet destinées à des chapelles ou des résidences privées. Il s’agissait avant tout d’objets esthétiques au service de la contemplation religieuse et philosophique.
Vanitas, vers 1671, Philippe de Champaigne.
Ensuite, à partir de la Renaissance, les Memento Mori deviendront un genre très demandé, requalifié dans les siècles ultérieurs de Vanitas, du latin pour « Vanité » ou « Etat de vide ». Très populaire au Pays-Bas mais également ailleurs en Europe, ces vanités se présentent souvent comme des assemblages d’objets symboliques tels qu’un crâne humain, une bougie finissante, des fleurs fanées, une bulle de savon, un papillon ou encore un sablier.
Iconographie
La femme noble, Holbein le Jeune, gravure sur bois extrait de la Danse Macabre paru en 1523.
Le Triomphe de la Mort de Bruegel semble presque réunir, dans une seule image, la longue série d’illustrations que Holbein avait gravé pour sa Danse macabre parue en 1523.
Rompant avec la tradition malsaine du genre, promue par les flagellants lors de la Peste noire et ne visant qu’à désensibiliser les gens devant la mort pour la rendre acceptable, Holbein, inspiré par l’approche satirique d’Erasme, posera les bases de la dimension philosophique que Bruegel développera par la suite.
Pour élaborer l’iconographie de son tableau, Bruegel a su puiser dans le travail d’artistes le précédent, en particulier Hans Holbein le Jeune (1497-1543), ce jeune dessinateur brillant à qui Erasme avait confié la tâche d’illustrer son Eloge de la Folie.
La présence envahissante, presque gênante, d’un crâne sous un angle anamorphique, dans le tableau Les Ambassadeurs (1533) d’Holbein, démontre sans conteste l’extrême maîtrise du concept du Memento Mori chez cet artiste.
Les Ambassadeurs, tableau de Hans Holbein. A droite, l’image du crâne, vu de façon tangentielle, devient lisible.
Le Triomphe de la Mort, fresque de 1446 du Palazzo Sclafini à Palerme en Sicile.
Le poète italien Francesco Petrarca (Pétrarque) (1304-1374).
Ironiquement, Pierre Bruegel l’ancien a été souvent présenté, à tort, comme un « peintre du Nord », hermétique à tout ce que pouvait apporter la Renaissance italienne. La réalité est toute autre. Si Bruegel a refusé de boire l’eau putride du maniérisme « italianisant », très en vogue chez les aristocrates pendant la deuxième moitié du XVIe, il n’a pas hésité à chercher à se rafraîchir aux premières eaux pures de la Renaissance du début du XIVe.
En ce qui concerne son Triomphe de la Mort, les « emprunts » et similitudes avec la fresque de 1446 décorant alors le Palazzo Sclafini de Palerme, en Sicile, sautent aux yeux.
La fresque montre notamment la mort sur un cheval livide ainsi qu’un jeune musicien, images reprises et enrichis par ce peintre flamand dont le voyage en Italie du Sud a été amplement documenté.
La deuxième source est sans doute la série de poèmes allégoriques connus comme I Trionfi (« Les triomphes » : le triomphe de l’Amour, de la Chasteté, de la Mort, de la Gloire, du Temps et de l’Eternité), composés par le grand poète italien Francesco Pétrarca (Pétrarque – 1304-1374) suite à la Peste noire, une horrible pandémie qui, suite à la faillite des banquiers de la papauté en 1345, selon la région, a décimé entre un tiers et la moitié de la population européenne.
Le génie de Pétrarque c’était précisément, aux gens terrifiés par l’idée qu’ils allaient y perdre leur vie mortelle, d’offrir une réponse philosophique à leur angoisse, leur fournissant du coup la force nécessaire pour mener le combat.
Comme résultat, les Trionfi devinrent immensément populaires, non seulement en Italie, mais dans l’Europe toute entière. A tel point, que pour la plupart des peintres, Les Triomphes de Pétrarque, ont rapidement trouvés une place parmi les grands classiques de leur répertoire.
Le Maître des Triomphes de Pétrarque. Manuscrit à la BnF. A gauche, le Triomphe de l’Amour montre Laure debout sur un char. A droite, dans le Triomphe de la Mort, c’est la Mort qui est monté sur son cadavre.
Pour conclure, voici un extrait du poème, un passage où Pétrarque dénonce la quête folle des Rois et des Papes —aveuglés par leur attachement aux biens terrestres— pour la richesse, le plaisir, le pouvoir et la gloire qu’on puisse en tirer. Face à la mort, souligne le poème, tout cela n’est que vanité. Et les mots choisis par Pétrarque collent à merveille aux images utilisées par Bruegel pour son Triomphe de la Mort :
(…) Et voici que toute la campagne apparut pleine de tant de morts, que prose ni vers ne pourraient le rendre. De l’Inde, du Cathay [Chine], du Maroc et de l’Espagne, cette immense multitude de gens morts dans la longue succession des temps, avait déjà rempli le milieu et les côtés de la plaine. Là étaient ceux qui furent appelés les heureux : pontifes, rois et empereurs. Maintenant ils sont nus, pauvres et misérables. Où sont maintenant leurs richesses ? Où sont les honneurs, et les pierreries, et les sceptres, et les couronnes, et les mitres, et les vêtements de pourpre ? Malheureux qui place son espoir sur les choses mortelles ! — Et qui donc ne l’y place pas ? — S’il se trouve à la fin trompé, c’est bien juste. Ô aveugles ! à quoi sert de tant vous donner de peine ? Vous retournez tous à la grande mère antique, et c’est à peine si on retrouve la trace de votre nom ! Cependant, des mille peines que vous vous donnez, y en a-t-il une qui soit utile ? Ne sont elles pas toutes d’évidentes vanités ? Que celui qui connaît vos préoccupations me le dise. À quoi sert de subjuguer tant de pays, et de rendre tributaires les nations étrangères, pour que les esprits soient toujours embrasés de haine ? Après les entreprises périlleuses et vaines, après avoir conquis, en versant le sang, terres et trésors, trouve-t-on l’eau et le pain plus doux ? Trouve-t-on le verre et le bois plus doux que les pierreries et que l’or ? Mais pour ne pas poursuivre davantage un si long thème, il est temps que je revienne à mon premier sujet. Je dis qu’était arrivée la dernière heure de cette courte vie glorieuse, et le moment du pas douloureux que le monde redoute.
La Scola Caritatis
Si Bruegel, qui a pu admirer la fresque à Palerme lors de son voyage dans les années 1550, a pu lire lui-même le poème de Pétrarque, reste une question ouverte.
Ce que l’on sait, c’est que plusieurs de ses amis proches étaient familiers avec l’œuvre du poète italien. A Anvers, le peintre fut l’hôte régulier de la Scola Caritatis, un cercle humaniste animé par un certain Hendrick Nicolaes.
Là, Bruegel a pu échanger avec des poètes, des traducteurs, des peintres, des graveurs (Jérôme Cock, Hendrik Goltzius), des cartographes (Gérard Mercator), des cosmographes (Abraham Ortelius) et des imprimeurs tels que l’imprimeur Christophe Plantin, dont l’officine allait imprimer des belles pages de Pétrarque.
C’est aussi dans cette belle ville, indiquant à quel point la poésie de Pétrarque y était appréciée, que le compositeur Orlando Lassus (1532-1594) publia ses premières compositions musicales, notamment des madrigaux sur chacun des six Triomphes de Pétrarque dont le fameux Triomphe de la Mort.
Conclusion
Un grand mal, espérait Gottfried Wilhelm Leibniz, peut éventuellement susciter un bien d’une amplitude supérieure à celle du mal qui l’a engendré. Nous espérons que la crise pandémique actuelle conduira nos décideurs, avec notre assistance, à réfléchir sur le sens et le but de leur existence. Car le pire serait de revenir à la situation « normale » d’hier, c’est-à-dire à la même normalité qui a conduit l’humanité au bord de l’extinction.
Enfin, soulignons que de la même façon que Lyndon LaRouche, par son approche Concedo Nulli pour défendre la nature sacré de la créativité qui anime chaque être humain, a contribué à l’immortalité de Platon, Pétrarque, Erasme, Rabelais et Bruegel, il est à chacun de nous aujourd’hui, de reprendre le flambeau pour emporter la bataille.
NOTE:
On retrouve le thème de l’herbe au centre du tableau de Jérôme Bosch, Le char de foin, métaphore de la vaine gloire qui fait courir tant de vaniteux.
Entretien de Karel Vereycken, en aout 2019, avec Jan Papy, professeur de littérature latine de la Renaissance à l’Université de Leuven (KUL), Belgique.
La plupart des imprimeurs dédient leur travail soit à des gens haut placés, soit à leurs amis. Pour moi dont le plus grand souhait est d’encourager, autant qu’il m’est possible, les études à cette université florissante (de Louvain), il a été décidé que je dédie toutes mes publications à vous, la jeunesse qui m’est si chère.
(Préface de Ploutos, comédie d’Aristophane, publié par Dirk Martens à Louvain en 1518).
L’humaniste et imprimeur Dirk Martens.
Dirk Martens (1446-1534) est généralement considéré comme celui qui a importé l’art de l’imprimerie dans les Pays-Bas méridionaux. Né à Alost (Belgique) vers 1446 dans une famille respectée et bien portante de citoyens (poorters), aussi bien son père que son grand-père, y vivent comme des notables. Marchand de profession, son grand-père réside sur la grande place. En 1394, il livre du bois au Conseil communal.A Alost, le jeune Dirk profite d’une formation au Couvent des Guillelmites. Curieux de nature et avide d’études, Dirk prend rapidement le large. A Venise, à l’époque un grand port et une cité cosmopolite où se réfugient les érudits grecs, il parfait sa formation auprès de Girardus de Lisa, un compatriote flamand originaire de Gent. De Lisa est conquis par l’esprit de la Renaissance. Musicien, il a monté une petite imprimerie à Trévise, près de Venise. C’est sans doute là que Dirk Martens fait ses premiers pas dans le métier d’imprimeur.
Réplique d’une vieille presse au Musée communal d’Alost.
De retour à Alost, Martens et son partenaire Jean de Westphalie, impriment en 1473 le premier livre réalisé chez nous avec des lettres métalliques mobiles et donc réutilisables, une œuvre du théologien et ami de Nicolas de Cues, Denis le Chartreux (1401-1471). Théologien, ce dernier était le confesseur du Duc de Bourgogne Philippe Le Bon et conseillait le peintre flamand Jan Van Eyck.
Si le plus vieux livre imprimé que nous possédons est le Sûtra du Diamant daté de 868, un écrit bouddhique chinois, l’utilisation de caractères mobiles nous vient également de Chine et de Corée. En Chine, c’est sous la dynastie Song que l’inventeur chinois Bi Sheng (990-1051) développe les caractères mobiles gravés dans de la porcelaine. Ensuite, c’est le Coréen Choe Yun-ui (1102-1162) qui va le premier, à partir de 1234, utiliser des caractères mobiles métalliques dans l’imprimerie, soit 221 ans avant la Bible en 42 lignes de Gutenberg.
A Alost c’est de ce premier atelier de Dirk Martens que sortent deux autres œuvres imprimées classées comme les plus anciennes des Pays-Bas méridionales, dont L’histoire de deux amants, de Aeneas Piccolomini qui deviendra par la suite le pape Pie II.
Martens introduit ainsi cette technique révolutionnaire dans nos
contrées permettant la diffusion des livres et des idées à une échelle
sans précédent. Cette avancée va contribuer énormément au progrès du
savoir et des sciences. Martens ne l’ignore pas et précise fièrement,
dans un écrit qu’il livre en 1474 : « Cet ouvrage a été imprimé par moi Dirk Martens à Alost, celui qui apporte aux Flamands tout ce qu’on sait faire à Venise ».
Après sa collaboration initiale mais de courte durée avec Jean de
Westphalie, toute trace de Martens disparait jusqu’en 1486. On dispose
néanmoins d’indices en Espagne démontrant l’existence à Séville d’un
certain Teodorico Aleman, spécialisé dans l’importation de livres et
qu’on identifie souvent comme Martens.
Beffroi (1407) et Maison échevinale (1225) d’Alost avec la statue de Dirk Martens.
Entre 1486 et 1493, Martens recréé une imprimerie à Alost. Il se
spécialise alors dans l’impression de bréviaires, de bibles et d’autres
textes liturgiques. Bien qu’il s’agisse d’une production haut de gamme
et d’une haute technicité, l’affaire n’est pas un succès commercial.
L’humanisme d’Anvers
Martens déménage alors à Anvers, à l’époque un des plus importants centres de commerce et de culture.
D’autres habitants d’Alost y jouent des rôles éminents. A chaque
fois, il ne s’agit pas de simples fonctionnaires de la ville d’Anvers
mais d’acteurs et d’animateurs passionnés de sa vie intellectuelle et
culturelle.
Cornelis De Schrijver (1482-1558), secrétaire de la ville d’Anvers qu’on connaît mieux sous les noms latinisés de Scribonius ou de Cornelius Grapheus. Auteur, traducteur, poète, musicien et ami d’Erasme, il est accusé d’hérésie et échappe de justesse au bûcher.
Pieter Gillis (1486-1533) surnommé Pétrus Aegidius.
Elève de Martens et correcteur pour son imprimerie, il est le greffier
de la ville. Ami d’Erasme et de More, il figure dans le double portrait
avec Erasme peint par leur ami commun, le peintre anversois Quinten
Metsys (1466-1530).
Pieter Coecke van Aelst (1502-1550).
Editeur et peintre-scénographe, il s’installe à Anvers après un voyage
en Italie. Familiarisé avec la Cène de Léonard et d’Albrecht Dürer,
il fournit des cartons pour des tapisseries et publie, avec l’aide de
sa femme et de Grapheus, la traduction néerlandaise des oeuvres de
l’architecte romain Vitruve. Le peintre flamand Pieter Breugel l’ancien (1525-1569) et épousera sa fille.
Pour célébrer l’amitié qui liait les deux hommes, le double portrait peint par Quinten Metsys unissant Erasme (à gauche) avec Pieter Gillis, le greffier de la ville d’Anvers, ami de More et de Busleyden.
Aussi bien dans leurs échanges épistolaires, les discours que les
actes, le style humaniste est de mise. A la Renaissance, l’artiste est
l’uomo universale par excellence.
Et lors des « Entrées joyeuses », organisées en honneur de ceux
cherchant à gouverner le pays, les Chambres de rhétorique se chargeaient
des vastes fêtes populaires combinant sketchs, poèmes, images, jeux,
vers, rimes avec chants et pièces de musique, le tout dans un cadre
urbain et architectural arborant arcs de triomphe, sculptures, tableaux
et scènes de théâtres.
Oeuvre d’Erasme imprimée chez Dirk Martens. Sur la page de droite, la marque de l’imprimeur : une acre entourée de son nom latinisé : Theodoricum Martinum.
A Anvers, Martens fréquente ce milieu d’érudits et fait connaissance avec Erasme de Rotterdam (1467-1536), une des figures marquantes de l’époque. Du coup, son atelier n’imprime pas seulement des œuvres de cette avant-garde humaniste mais devient un des lieux où se rencontrent les peintres, les penseurs et les savants
Martens ouvre également une imprimerie à Louvain. Fondée en 1425, son université retrouve son élan grâce au livre imprimé.
Si la demande de livres ne cesse de grandir, les étudiants ont des
attentes particulières : les livres doivent être de bonne qualité et bon
marché. Martens tente de relever le défi.
Livres de poche
En 1516, Dirk Martens dira :
Etudiants. Parce que je ne me préoccupe pas seulement de la bonne
santé de vos études mais également de celle de votre bourse (dites moi
quel imprimeur fait cela ?), nous avons fait un tirage à part afin que
vous puissiez vous le procurer pour deux fois rien.
Colporteur d’éditions de poche.
Et en 1520, il décrit ainsi un manuel d’études :
Nous avons réduit la taille de cet ouvrage à celle d’un petit
livre afin que vous puissiez l’emporter et qu’il puisse être le
compagnon des étudiants lorsqu’ils sont chez eux, dans la rue, pendant
leur temps libre, en voyage, ou lorsqu’ils se détendent ou se promènent.
Dirk Martens, en vrai humaniste, imprimera de nombreux livres de petit format peu cher afin de faciliter l’accès à la science et la culture au plus grand nombre.
Après le grand format (in-folio F°) et le format in-quarto 4° (chaque feuille pliée deux fois permettant d’obtenir quatre feuilles et donc huit pages d’un format proche de notre A4 d’aujourd’hui), Martens imprimera quantité d’œuvres au format in-octavo 8° (22 x 12 cm).
En réalité, Martens et Erasme marchent ici dans les pas de l’imprimeur vénitien Alde Manuce qui dès 1501 créa l’italique pour imprimer un recueil de Virgile.
L’avantage de l’italique est de prendre moins de place en largeur et donc de pouvoir mettre plus de mots sur une même ligne. Cette possibilité de mieux exploiter l’espace de la page a fait le succès de l’italique et a permis la fabrication de livres de petit format.
En promouvant ces « éditions de poche », de bonne composition, avec une typographie fonctionnelle et à un prix abordable, Martens plaide d’emblée pour la nouvelle pédagogie des humanistes.
Car :
Constatant à quel point certains enseignants noient les plus
belles années de la jeunesse dans des règles compliquées et rigides de
grammaire, j’ai cherché à composer un livre de dialogues (…) Car, par
ces règles rigides de grammaire, nombreux sont ceux qui craignent
l’étude des langes. Et pourtant, sans cette étude, la pratique des
sciences s’avère fort compliqué. Or, la meilleure manière pour apprendre
une langue, c’est de la pratiquer.
Alexandre Vanautgaerden, historien spécialiste d’Erasme et du livre, dans Typographus, l’incroyable histoire du premier graphiste ‘belge’ Thierry Martens (2009), souligne que:
« pour rendre la lecture plus aisée, Martens ne typographie pas les textes en un seul bloc, mais va introduire la notion de paragraphes afin de structurer la lecture et de ne pas obliger le lecteur à découper mentalement une trop grande quantité de texte, ce qui l’obligeait souvent à lire à voix haute. Ce type de mise en page reflète discrètement un changement fondamental dans la civilisation occidentale, celui du passage de la lecture à haute voix, majoritaire pendant l’Antiquité et le Moyen Age, à la lecture silencieuse qui se généralise à l’époque d’Érasme. »
Ainsi, « si tu es capable de lire tes livres dans le métro en silence, ami lecteur, sans importuner tes voisins », conclut Vanautgaerden, « c’est en partie à Érasme et aux imprimeurs de son temps que tu le dois. »
Studieux et se contentant de peu, Martens ne refuse pas un bon verre de vin, comme le prouvent les dictons en grec qui ornent une de ses impressions : « Le vrai vin est l’apanage », suivi de « Dans les flots de Bacchus souvent on fait naufrage », ce qui rappelle ce qu’on retrouve chez Rabelais, admirateur d’Erasme : « In vino Veritas » (Dans le vin, la vérité).
Martens et le Collège des Trois langues d’Erasme
1518, l’alphabet hébraïque imprimé chez Dirk Martens à Louvain.
Dirk Martens et Erasme collaboreront pendant de longues années pour diffuser l’humanisme.
Érasme collabore directement avec Thierry Martens à deux moments : en 1503-1504 à Anvers et en 1516-1521 à Louvain. L’imprimeur d’Alost, au total, aura contribué à l’impression de 51 textes d’Érasme et à 17 textes traduits, édités ou commentés par l’humaniste, dont 33 éditions originales. 5 éditions d’Érasme sont des fantômes et n’ont jamais existé que dans les rêves des bibliographes. 68 éditions érasmiennes, cela signifie que plus du quart de la production générale de Thierry Martens est consacré au Rotterdamois.
L’amitié et l’affection de Martens pour Erasme était sans limite comme en témoigne l’anecdote suivante. Un jour, malade, Erasme rentre d’un long voyage à Bâle à Louvain. Or, au lieu de retrouver sa chambre au Collège du Lys, il se rend chez Dirk Martens.
Et alors que les chirurgiens jurent qu’Erasme a contracté la peste, Martens le garde chez lui dans De Gulden Toirtse, la maison où il habitait et exerçait sa profession d’imprimeur.
A partir de 1517, les productions de Martens se comprennent essentiellement comme une opération d’appui au fameux Collège des Trois Langues lancé à l’initiative d’Erasme à Louvain.
Dans ce collège « trilingue » où étudiants-boursiers et professeurs vivent ensemble, des savants de renommée internationale prodiguent un enseignement public et gratuit de latin, de grec et d’hébreu. Si Martens est de la partie, ce n’est pas un hasard.
Car, dès 1491, il est le premier imprimeur des Pays-Bas méridionaux à employer des caractères grecs dans un livre de grammaire en vers, le Doctrinale d’Alexandre de Villedieu.
Reedijk, en 1969, constate que : « Plus de 175 des impressions
venues de la presse de Martens au courant des années 1512-1529 ont été
repérées, mais nous pouvons partir de la supposition que sa production
réelle a été considérablement plus importante. Dès le début, il
accordait sa production fortement aux besoins de l’Université. Avec le
renouvellement de l’enseignement dans l’esprit humaniste, culminant le
20 septembre 1519 en l’admission officielle du Collège des Trois-Langes,
se reflète dans la liste des éditions de Martens ».
Martens a innové dans presque tous les domaines », nous disent les spécialistes de la Maison d’Erasme d’Anderlecht. « Tant
au niveau des caractères d’imprimerie que de la mise en page. Il a été
le premier à introduire des caractères italiques, grecs, hébreux et à
généraliser l’emploi du romain, qui nous est devenu si familier
aujourd’hui. Il a aussi été à la pointe de la révolution de la mise en
page qui s’observe dans les 30 premières années du XVIe siècle et qui
donne naissance au livre moderne, dans la forme que nous lui connaissons
aujourd’hui. Ces avancées, il a pu les mettre en œuvre grâce à la
collaboration étroite avec Érasme.
Savant et professeur
Pour sa part, l’historien jésuite André van Iseghem (1799-1869), dans le chapitre Martens, savant et professeur
de sa biographie de l’imprimeur, cite Martin Dorp qui relate que
Martens, dans une conversation, parlait aussi bien le français,
l’allemand, l’italien que le latin. A cela s’ajoutait sa connaissance de
l’hébreu :
Son dictionnaire hébraïque, qu’il rédigea lui-même comme il
l’affirme dans la préface, prouve qu’il possédait parfaitement la langue
sacrée, et qu’il était aussi bien en état de l’enseigner que les
hébraïsants Van Campen et Cleynaerts (deux professeur d’hébreu au
Collège des Trois Langues d’Erasme) dont il imprima les grammaires.
L’Utopie de Thomas More
1516, pages de l’Utopie de Thomas More, imprimé chez Martens à Louvain. A gauche, une carte imaginaire situant l’île d’Utopie. A droite, l’alphabet tout aussi imaginaire des Utopiens.
En septembre 1515, Thomas More réside auprès de Pieter Gillis à
Anvers où il imagine rencontrer Hythlodée, qui lui fait le récit d’une
île inconnue et de ses habitants étranges.
Dans l’esprit de La République de Platon,
celui qui deviendra le chancelier d’Angleterre y décrit un Etat
imaginaire avec des conditions sociales idéales. More n’était pas un
inconnu pour Martens. En 1516, année où paraît l’Utopie, ils entretenaient déjà depuis douze ans des contacts professionnels, qu’ils poursuivront encore pendant sept ans.
Par ailleurs, l’imprimeur publia pas moins de 61 éditions d’Erasme. Dès 1512, Martens avait réimprimé L’Éloge de la Folie d’Erasme, dédié à Thomas More. Après l’Utopie, il publiera, en 1519, encore deux éditions des traductions de Lucien par Thomas More.
Martens publie bon nombre d’écrits d’humanistes réputés, une nouvelle
version d’un dictionnaire Latin-Néerlandais ainsi que le récit de
Christophe Colomb sur la découverte du nouveau monde.
En 1523, il publie in-4° l’œuvre complète d’Homère en grec, une prestation de premier ordre pour cette époque.
Là où l’on brûle les livres, on finit par brûles les hommes
Autodafé (littéralement « acte de foi » ) à Anvers.
Le 15 juin 1520, la bulle Exsurge Domine du pape Léon X
condamne 41 erreurs de Martin Luther et ordonne la confiscation au plus
vite de ses écrits et leur destruction par le feu en présence du clergé
et le peuple.
« On commence par brûler les livres, on finit par les personnes »,
ajoute alors Erasme dans une phrase qui deviendra célèbre lorsqu’elle
est reprise quelques siècles après par le poète allemand Heinrich Heine
qui dira : « Là où l’on brûle les livres, on finit par brûler les hommes. »
D’office, Erasme conteste l’efficacité de telles méthodes. Car, si
l’on peut brûler les livres qui ornent les étagères, ce n’est pas pour
autant que leur contenu disparaît de la mémoire des gens.
Propagande anti-Luther le présentant comme la cornemuse du diable.
Hélas, Erasme ne s’est pas trompé. En 1523, Jean Vallier, moine augustin de Falaise (Normandie), est brûlé vif à Paris comme luthérien.
En 1526, c’est le tour de Jacques Pavan, traducteur de Luther et disciple de l’évêque réformateur de Meaux, Guillaume Briçonnet (1470-1530), suivi par Louis de Berquin en 1529, gentilhomme ami et traducteur d’Érasme, sans oublier Antoine Augereau, imprimeur rue Saint-Jacques, qui donnera plusieurs impressions du Miroir de l’âme pécheresse de Marguerite de Navarre en 1533, brûlé en 1534 avec ses livres place Maubert, tout comme Etienne Dolet (éditeur notamment de Rabelais), lui aussi étranglé puis brûlé avec ses livres au même endroit en 1546 sur cette place réservée aux bûchers des imprimeurs.
Les persécutions contre les protestants vont alterner pendant plus de
trente ans avec des périodes de tolérance, jusqu’aux massacres à
répétition qui auront pour nom guerres de Religion (1562-1598).
Le 9 septembre 1520, Erasme écrit :
Je crains le pire pour le malheureux Luther (…) tellement la
conspiration se répand partout, tellement de tous côtés les rois, et
avant tout le Pape Léon, sont fâchés contre lui (Luther). Si seulement
il avait suivi mon conseil et s’était abstenu de tout acte hostile et
insurrectionnel. (…) Ils ne vont pas se reposer avant d’avoir exterminé
l’étude des langues et des bonnes lettres (…) C’est en premier lieu par
haine contre celles-ci et à cause de la stupidité des moines, que cette
tragédie est née (…) Je n’en m’en mêle point. Par ailleurs, on m’a
préparé un évêché si j’accepte d’écrire contre Luther.
Jérôme Aléandre. Spécialiste des belles lettres et du grec classique, il avait partagé la chambre d’Erasme chez l’imprimeur vénitien Aldo Manuce. Une fois nommé légat du Pape, Aléandre organisa une chasse aux sorcières impitoyable contre Erasme qu’il appela « La peste des Flandres ».
Aux Pays-Bas et en Belgique, c’est le nonce Jérôme Aléandre (1480-1542),
légat papal auprès de l’empereur, qui ordonne des descentes chez les
imprimeurs, notamment chez Dirk Martens à Anvers et à Louvain où plus de
quatre-vingts livres luthériens, ouvrages importés d’Allemagne, sont
confisqués et brûlés le 8 octobre 1520 sur la Grande Place de Louvain, à
deux pas du Collège des Trois Langues.
Erasme, rapporte qu’à Louvain où il se trouva, la foule était « prise de rire », tellement la démarche leur semblait dérisoire.
Un mois plus tard, le 27 juin 1521, Aléandre envoie de Louvain un
rapport au cardinal Giulio de Medici, le futur pape Clément VII, à cette
époque encore le vice-chancelier de Léon X.
Ensuite, le 26 mai 1521, l’empereur Charles Quint, en conclusion de
la Diète de Worms, condamne à son tour Luther et ordonne, par « l’Edit
de Worms », la justice à brûler ses livres. Suit alors une série
d’autodafés, notamment en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas, en
Angleterre et en Espagne.
Le texte est rédigé en italien et accompagné d’un exemplaire de
l’édit de Worms que Martens avait été obligé d’imprimer. De cette
édition, le seul exemplaire sauvé est conservé aux archives du Vatican.
Dans le dernier alinéa de sa lettre, Aléande écrit :
J’ai passé neuf jours à Louvain ; tout y marche bien. L’Université
orthodoxe d’ici est aux pieds de Sa Sainteté, à Laquelle elle se
recommande. J’ai donné les ordres nécessaires ; qu’ils n’aient pas été
exécutés plus vite est dû à l’imprimeur qui, à défaut de caractères, n’a
pu composer qu’une forme par jour et comme il n’avait pas de
correcteurs je me suis vu contraint de corriger moi-même.
Il est permis de croire que le vieux Martens, espiègle et sans doute
feignant d’être un esprit un peu rustre et plein d’admiration pour son
illustre invité, s’est fait un malin plaisir à obliger ce dernier,
ex-humaniste passé dans le camp de l’oligarchie, de corriger lui-même
les impressions.
Chez l’imprimeur en question, poursuit Aléandre, j’ai fait
confisquer naguère par voie judiciaire un grand nombre de livres de
Luther ; peut-être est-ce pour cela qu’il m’a contrecarré maintenant et
a-t-il imprimé l’édit, pour gagner davantage, sur cinq feuilles, quoique
trois feuilles eussent suffi. Au reste, c’est un homme honnête qui a
certainement retrouvé la bonne voie, dont il s’était écarté avant, sous
l’influence de qui vous savez, celui qui a putréfié tout ce pays de
Flandres [Erasme]. Mais coupons là pour le moment, car j’espère en
parler avec vous plus longuement.
Vieille presse dans le musée d’Alost.
Cette lettre se passe de tout commentaire. Celui à qui Aléandre fait
allusion à la fin ne peut être qu’Erasme, celui qu’il surnomme « la peste des Flandres ».
Le 15 juillet 1521, l’ami d’Erasme, le peintre-graveur allemand Albrecht Dürer, illustrateur de la Bible, rentre d’Anvers au Pays-Bas avec sa femme à sa ville natale Nuremberg où la répression est moindre.
Plusieurs années après, en 1552, le célèbre cartographe Gérard Mercator, un élève brillant du Collège Trilingue de Louvain,
pour avoir exprimé des doutes sur la vision d’Aristote, se voit lui
aussi contraint à l’exil et s’installe avec sa femme à Duisbourg en
Allemagne.
Si Erasme condamne la dérive autoritaire de l’Eglise, il n’épargne pas pour autant Luther qui par ses excès leur rend service : « J’ai couvé un œuf de colombe, Luther en a fait sortir un serpent ».
Le 15 octobre 1521, à la demande de ses amis, il quitte Louvain et son ami Dirk Martens part s’installer à Bâle chez un autre humaniste, l’imprimeur suisse Johann Froben.
C’est de ses presses que sortiront en 1530, le De Re Metallica, un inventaire très complet des techniques d’exploration minière et véritable manifeste en faveur de la révolution industrielle qu’elle va engendrer en Saxe, en Allemagne, en Suisse et en Europe.
Illustration du livre De Re Metallica de Georgius Agricola, texte capital pour la révolution industrielle en Allemagne et en Europe, publié en 1530 par Froben en Suisse avec une préface d’Erasme.
La première édition de cet ouvrage, écrit par le savant saxon
Georgius Agricola, fut préfacé par Erasme. L’admiration du grand
humaniste pour ce texte emporta les préventions de l’auteur.
En 1529 Martens se retire à Alost au couvent des Guillelmites où il décède le 2 mai 1534.
C’est alors le gendre de Martens, Servaes van Sassen qui prend l’imprimerie et la maison d’édition de Martens en main avec l’aide de Rutgerus Rescius qui décède en 1545.
Avant de devenir le premier professeur de grec au Collège Trilingue d’Erasme à Louvain, Rescius travaillait comme correcteur de grec chez Martens et vécut en pension chez lui.
C’est notamment lui qui enseigne le grec au célèbre anatomiste André Vésale dont il publie en 1537 la première œuvre. L’helléniste acquiert en quelques années une grande réputation, à telle enseigne qu’en 1527 il se voit proposer la chaire de grec du Collège des lecteurs royaux que le roi François Ier cherche à établir à Paris à l’instigation de Guillaume Budé ; il refuse sur le conseil d’Érasme.
Le « Comité Martens » d’Alost n’a donc pas tort lorsqu’il souligne :
L’importance de Martens réside moins dans le fait qu’il apporta
les nouvelles techniques d’impression que dans son rôle de pionnier de
l’humanisme. L’art qu’il apprend en Italie n’est pas seulement une
technique mais un art de vivre qui s’appelle l’humanisme. Le rôle de
Martens pour l’histoire de l’humanisme et donc tout aussi important que
son rôle de technicien.
Livres d’Erasme frappés de censure. Du coup ça donne envie de les lire, non ?
Le Collège des Trois Langues de Louvain (1517-1797)
Erasme, les pratiques pédagogiques humanistes et le nouvel institut des langues.
Sous la direction de Jan Papy, avec les contributions de Gert Gielis, Pierre Swiggers, Xander Feys & Dirk Sacré, Raf Van Rooy & Toon Van Hal, Pierre Van Hecke.
En Belgique, il y a un an, dans la vieille ville universitaire de Louvain, et ensuite à Arlon, une exposition très intéressante a échappé à notre attention.
Réunissant des documents historiques, gravures et manuscrits de la bibliothèque universitaire ainsi que de nombreuses pièces de l’étranger, du 19 octobre 2017 au 18 janvier 2018, l’évènement a voulu, à l’occasion du 500e anniversaire de sa fondation, retracer l’origine et mettre à honneur l’activité du fameux « Collège Trilingue » érigé en 1517 grâce aux efforts du grand humaniste chrétien Erasme de Rotterdam (1467-1536).
Quand on parle de civilisation européenne, c’est bien cette institution, bien que peu connue et de taille modeste, qui en fut l’un des artisans majeurs.
Car tout comme Guillaume le Taciturne (1533-1584), l’organisateur de la révolte des Pays-Bas contre la tyrannie habsbourgeoise, les visionnaires More, Rabelais, Cervantès et Shakespeare s’inspireront de son combat exemplaire, de sa verve et de son grand projet pédagogique.
Vitrail récent représentant Jérôme de Busleyden devant sa résidence à Mechelen. C’est là qu’il introduisit Erasme auprès de Thomas More.
L’occasion pour les Editions Peeters
de Louvain de consacrer à cet anniversaire un beau catalogue et
plusieurs recueils, publiés aussi bien en néerlandais, en français,
qu’en anglais, réunissant les contributions de plusieurs spécialistes
sous l’œil avisé (et passionné) de Jan Papy, professeur de littérature
latine de la Renaissance à l’Université de la ville, appuyé d’une
« équipe trilingue louvainiste » qui n’a pas épargné ses efforts pour
relire attentivement toutes les publications ayant trait au sujet et
explorer des sources nouvelles dans diverses archives d’Europe.
L’histoire de cet établissement humaniste en est une non seulement
d’une remarquable visée scientifique et pédagogique, mais aussi
d’efforts obstinés, voire de combats courageux, couronnés d’un succès
international sans précédent. Mettant à profit le legs de Jérôme de Busleyden (1470-1517),
conseiller au Grand Conseil de Malines, décédé en août 1517, Érasme
s’attela aussitôt à la création d’un collège où des savants de renommée
internationale prodigueraient un enseignement public et gratuit du
latin, du grec et de l’hébreu. Dans ce collège ‘trilingue’,
étudiants-boursiers et professeurs vivaient ensemble.
peut-on lire sur la jaquette du catalogue de plus de 200 pages.
Pour les chercheurs, il ne s’agissait pas de retracer de façon
exhaustive l’histoire de cette entreprise mais de répondre à la
question :
Quelle fut la ‘recette magique’ qui a permis d’attirer aussi
rapidement à Louvain entre trois et six cents étudiants venant de
partout en Europe ?
Portrait d’Erasme de 1517 par son ami le peintre anversois Quinten Metsys.
En tout cas, la chose est inédite, car, à l’époque, rien que le fait d’enseigner et en plus gratuitement, le grec et l’hébreu —considéré par le Vatican comme hérétique— est déjà révolutionnaire. Et ceci, bien que, dès le XIVe siècle, initié par les humanistes italiens au contact des érudits grecs exilés en Italie, l’examen des sources grecques, hébraïques et latines et la comparaison rigoureuse des grands textes aussi bien des pères de l’Eglise que de l’Evangile, est la voie choisie par les humanistes pour libérer l’humanité de la chape de plomb aristotélicienne qui étouffe la Chrétienté et de faire renaître l’idéal, la beauté et le souffle de l’église primitive.
Pour Erasme, comme l’avait fait avant lui Lorenzo Valla (1403-1457),
en promouvant ce qu’il appelle « la philosophie du Christ », il s’agit
d’unir la chrétienté en mettant fin aux divisions internes résultant de
la cupidité (les indulgences, la simonie, etc.) et des pratiques de
superstition religieuse (culte des reliques) qui infectent l’Eglise de
haut en bas, en particulier les ordres mendiants.
Pour y arriver, Erasme désire reprendre l’Evangile à sa source,
c’est-à-dire comparer les textes d’origine en grec, en latin et en
hébreux, souvent inconnus ou sinon entièrement pollués par plus de mille
ans de copiages et de commentaires scolastiques.
Frères de la Vie Commune
Wessel Gansfort, détail d’un portrait posthume peint récemment par Jacqueline Kasemier.
Mes recherches propres me permettent de rappeler qu’Erasme est un disciple des Sœurs et Frères de la Vie commune de Deventer au Pays-Bas. Les figures fondatrices et emblématiques de cet ordre laïc et enseignant sont Geert Groote (1340-1384), Florent Radewijns (1350-1400) et Wessel Gansfort (1420-1489) dont on croit savoir qu’ils maitrisaient précisément ces trois langues.
Le piétisme de ce courant dit de la « Dévotion Moderne », centré sur l’intériorité, s’articule à merveille dans le petit livre de Thomas a Kempis (1380-1471), L’imitation de Jésus Christ.
Celui-ci souligne l’exemple personnel à suivre de la passion du Christ
tel que nous l’enseigne l’Evangile, message qu’Erasme reprendra.
Rudolphe Agricola.
En 1475, le père d’Erasme, qui maîtrise le grec et aurait écouté des humanistes réputés en Italie, envoie son fils de neuf ans au chapitre des frères de Deventer, à l’époque dirigé par Alexandre Hegius (1433-1498), élève du célèbre Rudolphe Agricola (1442-1485), qu’Erasme a eu la possibilité d’écouter et qu’il appelle un « intellect divin ».
Disciple du cardinal-philosophe Nicolas de Cues (1401-1464),
défenseur enthousiaste de la renaissance italienne et des belles
lettres, Agricola a comme habitude de secouer ses élèves en leur
lançant :
Soyez méfiant à l’égard de tout ce que vous avez appris jusqu’à ce
jour. Rejetez tout ! Partez du point de vue qu’il faut tout
désapprendre, sauf ce que, sur la base de votre autorité propre, ou sur
la base du décret d’auteurs supérieurs, vous avez été capable de vous
réapproprier.
Erasme reprend cet élan et, avec la fondation du Collège Trilingue,
le portera à des hauteurs inédites. Pour ce faire, Erasme et ses amis
appliqueront une nouvelle pédagogie.
Désormais, au lieu d’apprendre par cœur des commentaires médiévaux,
les élèves doivent formuler leur propre jugement en s’inspirant des
grands penseurs de l’antiquité classique, notamment « Saint Socrate »,
et ceci dans un latin purgé de ses barbarismes. Dans cette approche,
lire un grand texte dans sa langue originale n’est que la base.
Vient ensuite tout un travail exploratoire : il faut connaître
l’histoire et les motivations de l’auteur, son époque, l’histoire des
lois de son pays, l’état de la science et du droit, la géographie, la
cosmographie, comme des instruments indispensables pour situer les
textes dans leur contexte littéraire et historique.
L’art et la science au peuple. Le début du XVIe siècle a connu un engouement pour les sciences.
Cette approche « moderne » (questionnement, étude critique des sources, etc.) du Collège Trilingue, après avoir fait ses preuves en clarifiant le message de l’Evangile, se répand alors rapidement à travers toute l’Europe et surtout s’étend à toutes les matières, notamment scientifiques !
En sortant les jeunes talents du monde étroit et endormi des certitudes scolastiques, l’institution devient un formidable incubateur d’esprits créateurs.
Certes, cela peut étonner le lecteur français pour qui Erasme n’est
qu’un littéraire comique qui se serait perdu dans une dispute
théologique sans fin contre Luther. Si l’on admet généralement que sous
Charles Quint, les Pays-Bas et l’actuelle Belgique ont apporté leurs
contributions à la science, peu nombreux sont ceux qui comprennent le
lien unissant Erasme avec la démarche d’un mathématicien tel que Gemma Frisius, d’un cartographe comme Gérard Mercator, d’un anatomiste comme André Vésale ou d’un botaniste comme Rembert Dodoens.
Or, comme l’avait déjà documenté en 2011 le professeur Jan Papy dans un article
remarquable, en Belgique et aux Pays-Bas, la Renaissance scientifique
de la première moitié du XVIe siècle, n’a été possible que grâce à la
« révolution linguistique » provoquée par le Collège Trilingue.
Car, au-delà de leurs langues vernaculaires, c’est-à-dire le français
et le néerlandais, des centaines de jeunes, étudiant le grec, le latin
et l’hébreu, accèderont d’un coup, à toutes les richesses scientifiques
de la philosophie grecque, des meilleurs auteurs latins, grecs et
hébreux. Enfin, ils purent lire Platon dans le texte, mais aussi
Anaxagore, Héraclite, Thalès, Eudoxe de Cnide, Pythagore, Ératosthène,
Archimède, Galien, Vitruve, Pline, Euclide et Ptolémée dont ils
reprennent les travaux pour les dépasser ensuite.
Vestiges de l’ancienne muraille de Louvain. Au premier plan, la tour Jansénius, au deuxième, la tour Juste Lipse.
Comme le retracent en détail les œuvres publiées par les Editions Peeters,
dans le premier siècle de son existence, le collège dut traverser des
moments difficiles à une époque fortement marquée par des troubles
politiques et religieux.
Le Collège Trilingue, près du Marché aux poissons, au centre de
Louvain, a notamment dû affronter de nombreuses critiques et attaques de
la part d’adversaires « traditionalistes », en particulier certains
théologiens pour qui, en gros, les Grecs n’étaient que des schismatiques
et les Juifs les assassins du Christ et des ésotériques. L’opposition
fut telle qu’en 1521, Erasme quitte Louvain pour Bâle en Suisse, sans
perdre contact avec l’institution.
En dépit de cela, la démarche érasmienne a d’emblée conquis toute
l’Europe et tout ce qui comptait alors parmi les humanistes sortait de
cette institution. De l’étranger, des centaines d’étudiants y
accouraient pour suivre gratuitement les cours donnés par des
professeurs de réputation internationale. 27 universités européennes ont
nommé dans leur corps professoral d’anciens étudiants du Trilingue :
Iéna, Wittenberg, Cologne, Douai, Bologne, Avignon, Franeker,
Ingolstadt, Marburg, etc.
Le Wentelsteen, l’escalier du Collège Trilingue. Crédit : Karel Vereycken
Comme à Deventer chez les Frères de la Vie Commune, un système de bourses permet à des élèves pauvres mais talentueux, notamment les orphelins, d’accéder aux études. « Une chose pas forcément inhabituelle à l’époque, précise Jan Papy, et entreprise pour le salut de l’âme du fondateur (du Collège, c’est-à-dire Jérôme Busleyden) ».
En contemplant les marches usées jusqu’à la corde de l’escalier tournant en pierre (Wentelsteen),
l’un des rares vestiges du bâtiment d’alors qui a résisté à l’assaut du
temps et du mépris, on imagine facilement les pas enthousiastes de tous
ses jeunes élèves quittant leur dortoir situé à l’étage. Comme
l’indiquent les registres des achats de la cuisine du Collège Trilingue,
pour l’époque, la nourriture y est excellente, beaucoup de viande, de
la volaille, mais également des fruits, des légumes, et parfois du vin
de Beaune, notamment lorsque Erasme y est reçu.
Avec le temps, la qualité de son enseignement a forcément variée avec
celle de ses enseignants, le Collège Trilingue, dont l’activité a
perduré pendant longtemps après la mort d’Erasme, a imprimé sa marque
sur l’histoire en engendrant ce qu’on qualifie parfois de « petite
Renaissance » du XVIe siècle.
Erasme, Rabelais et la Sorbonne
Quitte à nous éloigner du contenu du catalogue, nous nous permettons
d’examiner brièvement l’influence d’Erasme et du Collège Trilingue en
France.
A Paris, chez les chiens de garde de la bienpensance, c’est la
méfiance. La Sorbonne (franciscaine), alarmée par la publication
d’Erasme sur le texte grec de L’Evangile de Saint Luc, fait interdire
dès 1523 l’étude du grec en France. En Vendée, à Fontenay-le-Comte, les
moines du couvent de Rabelais confisquent alors sans vergogne ses livres
grecs ce qui incitera l’intéressé à déserter son ordre mais pas ses
livres. Médecin, Rabelais traduit par la suite Galien du grec en
français. Et, comme le démontre la lettre de Rabelais à Erasme, le premier tient le second en haute estime.
L’Abbaye de Thélème, gravure au burin, d’après la description donnée par Rabelais dans Gargantua, son conte philosophique.
Dans son Gargantua (1534), esquissant les contours d’une Eglise du futur, Rabelais évoque le Collège Trilingue sous le nom d’abbaye de Thélème (Thélème = désir en grec, peut-être une référence à Désiré, prénom d’Erasme), un magnifique bâtiment hexagonal à six étages, digne des plus beaux châteaux de la Loire où l’on puisse retrouver, « les belles grandes librairies, en Grec, Latin, Hébrieu, François, Tuscan et Hespaignol, disparties par les divers estaiges selon langaiges », référence on ne peut plus claire au projet érasmien.
Marguerite de Valois, reine de Navarre. Soeur de François Ier, femme de lettres, poétesse, lectrice d’Erasme et protectrice de Rabelais.
Contre la Sorbonne, en 1530, le Collège Trilingue d’Erasme servira explicitement de modèle pour la création, à l’instigation de Guillaume Budé (ami d’Erasme), du « Collège des lecteurs royaux » (devenu depuis le Collège de France) par François Ier, avec les encouragements de sa sœur Marguerite de Valois reine de Navarre (1492-1549) (grand-mère d’Henri IV), poétesse, femme de lettres et lectrice d’Erasme.
Dans le même élan, en 1539, Robert Estienne est nommé imprimeur du roi pour le latin et l’hébreu, et c’est à sa demande que François Ier fit graver par Claude Garamont une police complète de caractères grecs dits « Grecs du Roi ».
Pour les mettre à l’abri des foudres des sorbonagres et des
sorbonicoles, François Ier déclare alors les lecteurs royaux conseillers
du roi. A l’ouverture, il s’agit de chaires de lecture publique pour le
grec, l’hébreu et les mathématiques mais d’autres chaires suivront dont
le latin, l’arabe, le syriaque, la médecine, la botanique et la
philosophie. Aujourd’hui, il aurait sans doute ajouté le chinois et le
russe.
Ce qui n’empêche pas qu’à peine un an après sa publication, en 1532, Pantagruel,
le conte philosophique de Rabelais déchaîne les foudres de la Sorbonne.
Accusé d’obscénité, en sus d’apostasie, Rabelais s’en tire de justesse
grâce à l’un de ses anciens condisciples, Jean du Bellay (1498-1560), diplomate et évêque de Paris, qui l’emmène à Rome à titre de médecin.
A son retour, les esprits calmés, la bienveillance de François Ier et
de Marguerite de Navarre, lui permettent de retrouver son poste à
l’Hôtel-Dieu de Lyon.
Si certains historiens de l’Eglise estiment qu’Erasme, à Louvain en
particulier, a exagéré et parfois même suscité des réactions hostiles de
la part de certains théologiens à son encontre, rappelons tout de même
que lors du Concile de Trente (1545-1563), l’œuvre complète d’Erasme,
taxée d’hérésie, fut interdite de lecture pour les catholiques et mise à
l’Index Vaticanus en 1559 où elle restera jusqu’en 1900 !
Si Thomas More, en qui Erasme voyait son « frère jumeau », a été
béatifié en 1886 par le pape Léon XIII, canonisé par Pie XI en 1935 et
fait saint patron des responsables de gouvernement et des hommes
politiques par Jean-Paul II en l’an 2000, pour Erasme, il va falloir
attendre.
Interrogé en 2015 au sujet d’un geste éventuel de réhabilitation en
faveur d’un chrétien qui a tant fait pour défendre le christianisme, sa
Sainteté le pape François, dans sa réponse écrite, a vivement remercié
l’auteur pour ses réflexions.
Reconstruisons le Collège Trilingue !
Reconstitution sous forme d’image numérique, sur la base de documents historiques, du Collège Trilingue de Louvain. Crédit : Visualisations Timothy De Paepe
Ce qui reste du Collège Trilingue aujourd’hui : au fond d’une cour, entourée de bâtiments plus récents et sans intérêt, une petite porte donnant sur la salle d’escalier et une façade refaite au début du XVIIe siècle.
Dans le catalogue de l’exposition, le professeur Jan Papy retrace également le destin qu’ont connu les bâtiments qui abritaient jadis le Collège Trilingue.
Il mentionne notamment la tentative d’un des recteurs de l’Université
Catholique de Louvain, de récupérer l’édifice en 1909, un projet qui
échoua malheureusement à cause de la Première Guerre mondiale.
Le bâtiment est ensuite transformé en dépôt et en logements sociaux. « Dans la chapelle du Collège Trilingue, on fume alors le hareng et la salle de cours sert d’usine à glace… »
Aujourd’hui, à part l’escalier, rien n’évoque la splendeur historique
de cette institution, ce qui fut forcément ressentie lors des
commémorations de 2017.
Jan Papy regrette, bien que l’Université ait célébré les 500 ans avec « tout
le faste académique requis », que l’ « on ne peut cependant s’empêcher
d’éprouver des sentiments équivoques à la pensée que cette même
Université n’a toujours pas pris à cœur le sort de cet institut
qu’Erasme avait appelé de ses vœux et pour lequel il avait tant œuvré ».
Les restes du bâtiment, certes, dans leur état actuel, n’ont pas grande « valeur »,
du point de vue « objectif ». Ce n’est qu’en fonction de l’attention
subjective que nous leur attribuons, qu’elles ont une valeur inestimable
et précieuse comme témoignage ultime d’une partie de notre propre
histoire.
Passage actuel (Busleydengang), à partir du Marché à poissons, vers le Collège Trilingue au centre de Louvain.
A cela s’ajoute que reconstruire le bâtiment, dont il ne reste pas
grand-chose, coûterait à peine quelque petits millions d’euros,
c’est-à-dire pas grand-chose à l’aube des milliards d’euros que brassent
nos banques centrales et nos marchés financiers. Des mécènes privés
pourraient également s’y intéresser.
Demain ? Reconstitution du portail d’origine donnant sur Collègue Trilingue à partir du marché à poissons. Crédit : Visualisations Timothy De Paepe
De notre point de vue, la reconstruction effective du Collège Trilingue dans sa forme originale, qui constitue en réalité une partie du cœur urbanistique de la ville de Louvain, serait une initiative souhaitable et incontestablement « un énorme plus » sur la carte de visite de la ville, de son Université, des Flandres, de la Belgique et de toute l’Europe. N’est-il pas un fait regrettable, alors que tous les jeunes connaissent les bourses Erasmus, que la plupart des gens ignorent les idées, l’œuvre et le rôle qu’a pu jouer un si grand humaniste ?
Des images en trois dimensions, réalisées dans la cadre de l’exposition sur la base des données historiques, permettent de visualiser un bel édifice, du même type que ceux construit par l’architecte Rombout II Keldermans à l’époque (Note), apte à remplir des missions multiples.
Crédit : Visualisations Timothy De Paepe
Enfin, chaque époque est en droit de « ré-écrire » l’histoire en fonction de sa vision de l’avenir sans pour autant la falsifier. Rappelons également, bien qu’on tende à l’oublier, que la Maison de Rubens (Rubenshuis) à Anvers, un Musée qui attire des milliers de visiteurs chaque année, n’est pas du tout le bâtiment d’origine ! Comme le reconnaît le site du Musée actuel :
La maison de Rubens reste sans doute inchangée jusqu’au milieu du
18e siècle, après quoi elle est entièrement transformée. Les façades sur
la rue sont démolies et reconstruites selon le goût de l’époque. La
demeure du XVIe siècle est aussi en grande partie remplacée par une
bâtisse neuve. Le bâtiment est confisqué par les Français en 1798 et
devient une prison pour les religieux condamnés au bannissement. La
maison est rachetée par un particulier après l’époque napoléonienne.
L’idée de faire de la maison un monument naît dans le courant du XIXe
siècle. La Ville d’Anvers en fait l’acquisition en 1937. Les années
suivantes seront mises à profit pour rendre autant que possible à la
demeure son aspect à l’époque de Rubens. Le musée Maison Rubens ouvre
ses portes en 1946. C’est la maison que vous visitez aujourd’hui.
L’annonce officielle d’une reconstruction du bâtiment pourrait
éventuellement se faire le 18 octobre 2020, date anniversaire du jour où
le Collège Trilingue ouvrait ses portes. Moi j’y serais !
Note: On pense à la Cour de Busleyden et le Palais de Marguerite d’Autriche à Malines ou à la Cour des marquis (Markiezenhof) de Bergen-op-Zoom
Brasserie de l’ancien cloître de Windesheim, transformée en église. Joan Cele, ami de Groote et instituteur de génie, est enterré ici près de ces amis.
Présentation de Karel Vereycken, fondateur d’Agora Erasmus, du 10 septembre 2011, lors d’une rencontre amicale avec des membres du LaRouche Studiegroep Nederland (Groupe d’études larouchistes des Pays-Bas)
Le système financier actuel est en faillite et sombrera dans les jours, semaines ou mois à venir si rien n’est fait pour en finir avec le paradigme formé par la mondialisation financière, le monétarisme et le libre-échange.
Sortir « par le haut » de cette crise implique d’offrir sans tarder une retraite anticipée au président Barack Obama et une scission des banques (principe du Glass-Steagall Act), levier indispensable pour recréer un véritable système de crédit en opposition avec le système monétariste. Il s’agit de garantir de vrais investissements engendrant des richesses physiques et humaines, grâce à de grands projets et des emplois hautement qualifiés et bien rémunérés.
Peut-on le faire ? Oui, on le peut ! Cependant, le gigantesque défi à relever n’est ni économique, ni politique, mais culturel et éducationnel : comment jeter les fondations d’une nouvelle Renaissance, comment effectuer un tournant civilisationnel qui nous éloigne du pessimisme vert et malthusien vers une culture qui se fixe comme mission sacrée de développer pleinement les pouvoirs créateurs de chaque individu, qu’il soit ici, en Afrique, ou ailleurs.
Existe-t-il un précédent historique ? Oui, et surtout ici, d’où je vous parle ce matin (Naarden, aux Pays-Bas, nda) avec une certaine émotion. Elle m’envahit sans doute parce que j’ai un sens relativement précis du rôle qu’ont pu jouer plusieurs personnages de cette région où nous sommes réunis ce matin et comment, au XIVe siècle, ils ont fait de Deventer, Zwolle et Windesheim un « accélérateur de neurones » en quelque sorte, pour la toute la culture européenne et mondiale.
Permettez-moi de vous résumer l’histoire de ce mouvement de clercs laïcs et enseignants : les Frères et sœurs de la Vie Commune, un mouvement qui a enfanté notre Erasme de Rotterdam chéri, ce génie humaniste dont nous avons emprunté le nom pour créer le mouvement politique larouchiste en Belgique.
Comme très souvent, tout commence avec un individu décidant, autant qu’humainement possible, de mettre fin à ses manquements et renonçant à ces « petits compromis » qui finissent par rendre esclave la plupart d’entre nous. Ce faisant, cet individu apparaît rapidement comme un dirigeant « naturel ». Vous voulez devenir un leader ? Commencez par faire le ménage dans vos propres affaires avant de donner des leçons aux autres !
Geert Groote, le fondateur
Geert Groote, fondateur des Frères et Sœurs de la Vie Commune.
Le père spirituel des Frères est Geert Groote, né en 1340 et fils d’un riche marchand de textile à Deventer, qui à cette époque, tout comme Zwolle, Kampen et Roermond, sont des villes prospères de la Ligue hanséatique.
En 1345, suite au krach financier international, la peste noire se répand à travers toute l’Europe et arrive aux Pays-Bas vers 1349-50. Entre un tiers et la moitié de la population y laisse la vie et, d’après certaines sources, Groote perd ses deux parents. Il abhorre l’hypocrisie des hordes de flagellants qui envahissent les rues et prônera par la suite une spiritualité moins voyante, plus intérieure.
Groote a du talent pour les choses intellectuelles et on l’envoi rapidement étudier à Paris. En 1358, à dix-huit ans, il obtient le titre de Maître ès arts, alors que les statuts de l’Université stipulent que l’âge minimum requis est de vingt et un ans. Il reste huit ans à Paris où il enseigne, tout en faisant quelques excursions à Cologne et Prague. Pendant ce temps-là, il assimile tout ce qu’on peut savoir de la philosophie, de la théologie, de la médecine, du droit canonique et de l’astronomie. Il apprend également le latin, le grec et l’hébreu et il est considéré comme l’un des plus grands érudits de l’époque.
Vers 1362, il devient chanoine de la cathédrale d’Aix-la-Chapelle et en 1371 d’Utrecht. A 27 ans il est envoyé comme diplomate à Cologne et à la Cour d’Avignon afin de régler avec le pape Urbain V le différent qui oppose la ville de Deventer à l’évêque d’Utrecht. Qu’il ait rencontré à l’occasion l’humaniste italien Pétrarque qui s’y trouvait n’est pas impossible.
Plein de connaissance et de succès, Groote a la grosse tête. Ses meilleurs amis, conscients de ses talents lui suggèrent gentiment de se détacher de l’obsession du « paradis terrestre ». Le premier est Guillaume de Salvarvilla, le maître de cœur de Notre-Dame de Paris. Le deuxième est Henri Eger de Kalkar (1328-1408) avec qui il a partagé les bancs de la Sorbonne.
En 1374, Groote tombe gravement malade. Pourtant, le prêtre de Deventer refuse de lui administrer les derniers sacrements tant qu’il refuse de brûler certains des livres en sa possession. Craignant pour sa vie, il se résout alors à brûler sa collection de livres sur la magie noire. Enfin, il se sent mieux et guérit. Il renonce également à vivre dans le confort et le lucre grâce à des emplois fictifs qui lui permettaient de s’enrichir sans trop travailler.
Après cette conversion radicale, il prend de bonnes résolutions. Dans ses Conclusions et résolutions il écrit :
C’est à la gloire, à l’honneur et au service de Dieu que je me propose d’ordonner ma vie, ainsi qu’au salut de mon âme. (…) En premier lieu, ne désirer aucun autre bénéfice et ne mettre désormais mon espoir et mon attente dans un quelconque profit temporel. Plus j’aurai des biens, plus j’en voudrai sans doute davantage. Car selon l’Eglise primitive, tu ne peux avoir plusieurs bénéfices. (…) Parmi toutes les sciences des gentils [païens], les sciences morales sont les moins détestables : plusieurs d’entre elles sont souvent utiles et profitables tant pour soi-même que pour enseigner les autres. Les plus sages, comme Socrate et Platon, ramenaient toute la philosophie à l’éthique. Et s’ils ont parlé de choses élevées, ils les ont transmises (selon saint Augustin et ma propre expérience) en les moralisant avec légèreté et de façon figurée, afin que la morale transparaisse toujours dans la connaissance…
Groote entreprend ensuite une retraite spirituelle chez les Chartreux de Monnikshuizen près d’Arnhem où il se consacre à la prière et à l’étude. Après un séjour de trois ans, le prieur, son ami parisien Eger de Kalkar lui dit : « Au lieu de rester cloîtré ici, tu pourras faire un plus grand bien en allant prêcher dans le monde, une activité pour laquelle Dieu t’a donné un grand talent ».
Jan van Ruusbroec, l’inspirateur
Le mystique flamand Jan van Ruusbroec, une source d’inspiration pour Groote.
Groote relève le défi. Cependant, avant de passer à l’action, il décide d’effectuer en 1378 un dernier voyage à Paris pour se procurer les livres dont il aura besoin.
D’après Pomerius, il entreprend ce déplacement avec son ami de Zwolle, l’instituteur Joan Cele (vers 1350-1417), fondateur historique de l’excellent système d’enseignement public néerlandais, les Latijnse School (Ecoles de latin).
Sur le chemin de Paris, ils rendent visite à Jan van Ruusbroec (1293-1381), un mystique flamand installé au prieuré de Groenendael en bordure de la Forêt de Soignes près de Bruxelles.
Groote, vivant encore dans la crainte de Dieu et des autorités, essaye initialement de rendre « plus présentable » certains écrits du vieux sage tout en reconnaissant Ruusbroec plus proche que lui du Seigneur.
Dans une lettre à la communauté de Groenendael, il sollicite ainsi la prière du prieur : « Je tiens à me recommander à la prière de votre prévôt et prieur. Pour le temps de l’éternité, je voudrais être « l’escabeau du prieur », tant que mon âme lui est unie dans l’amour et le respect. » (Note 1)
De retour à Deventer, Groote se concentre sur l’étude et la prédication. D’abord il se présente à l’évêque pour être ordonné diacre. Dans cette fonction, il obtient le droit de prêcher dans tout l’évêché d’Utrecht (en gros, toute la partie des Pays-Bas d’aujourd’hui située au nord des grands fleuves, à l’exception des environs de Groningen). D’abord il prêche à Deventer, ensuite à Zwolle, Kampen, Zutphen et plus tard à Amsterdam, Haarlem, Gouda et Delft.
Son succès est si éclatant qu’au sein de l’église la jalousie se fait ressentir. Par ailleurs, avec le chaos provoqué par le grand schisme (1378 à 1417) installant deux papes à la tête de l’Eglise, les croyants cherchent de nouvelles voies.
Dès 1374, Groote offre une partie de la maison de ses parents pour y accueillir un groupe de femmes pieuses. Dotée d’un règlement, la première maison de sœurs est née à Deventer. Il les nomme « Sœurs de la Vie Commune », un concept développé dans plusieurs œuvres de Ruusbroec, notamment dans le paragraphe final De la pierre brillante :
L’homme qui est envoyé de cette hauteur vers le monde ci-bas, est plein de vérité, et riche de toutes les vertus. Et il ne cherche pas le sien, mais l’honneur de celui qui l’a envoyé. Et c’est pourquoi il est droit et véridique dans toute chose. Et il possède un fond riche et bienveillant fondé dans la richesse de Dieu. Et ainsi il doit toujours transmettre l’esprit de Dieu à ceux qui en ont besoin ; car la fontaine vivante du Saint-Esprit n’est pas une richesse qu’on peut gâcher. Et il est un instrument volontaire de Dieu avec lequel le Seigneur travaille comme Il veut, et comment Il veut. Et il ne s’en vente nullement mais laisse l’honneur à Dieu. Et pour cela il reste prêt à tout faire que Dieu ordonne ; et de faire et de tolérer avec force tout ce que Dieu lui confie. Et ainsi il a une vie commune ; car pour lui, voir [contempler] et travailler lui sont égales, car dans les deux choses il est parfait .
Florens Radewijns, l’organisateur
Ecole Latine, gravure du XVIe siècle.
Suite à l’un de ses premiers prêches, Groote recrute Florens Radewijns (1350-1400). Natif d’Utrecht, ce dernier a reçu sa formation à Prague où, lui aussi à l’âge précoce de 18 ans, reçoit le titre de Magister Artium.
Groote l’envoi ensuite à Worms pour y être consacré prêtre. En 1380 Groote s’installe avec une dizaine d’élèves dans la maison de Radewijns à Deventer ; elle sera ultérieurement connue comme le « Heer Florenshuis », première maison des Frères et surtout sa base d’opérations.
Quand il décède à son tour de la peste en 1384, Radewijns décide d’étendre le mouvement qui devient les Frères et Sœurs de la Vie Commune. Rapidement, ils se nommeront la Devotio Moderna (Dévotion moderne).
Livres et béguinages
Béguinage de Courtrai.
On peut établir un certain nombre de parallèles avec la mouvance des Béguines qui prospère à partir du XIIIe siècle. (Note 2)
Les premières béguines sont des femmes indépendantes, vivant seules (sans homme ni règle), animées d’une spiritualité profonde et osant se risquer à l’aventure énorme d’un rapport personnel avec Dieu. (Note 3)
Sans lien spécial avec la hiérarchie religieuse, elle ne mendient pas mais travaillent pour gagner leur pain quotidien. Idem pour les Frères de la Vie Commune, sauf que pour eux, les livres sont au centre de toutes leurs activités.
Ainsi, à part l’enseignement, la copie et la production de livres représentent une source majeure de revenus tout en permettant de répandre la bonne parole au plus grand nombre. Les Frères et Sœurs laïcs se concentrent sur l’éducation et leurs prêtres sur la prédication. Grâce au scriptorium et aux imprimeries, leur littérature et leur musique se répandront partout.
Congrégation de Windesheim
Pour mettre le mouvement à l’abri d’attaques et de critiques injustes, Radewijns fonde une congrégation de chanoines réguliers obéissant à la règle augustinienne. A Windesheim, entre Zwolle et Deventer, sur un terrain appartenant à Berthold ten Hove, un des membres, un premier cloître est érigé. Un deuxième, pour femmes cette fois, voit le jour à Diepenveen près d’Arnhem. La construction de Windesheim prend plusieurs années et un groupe de frères vit temporairement sur le chantier, dans des huttes.
Quand en 1399 Johannes van Kempen, qui a habité chez Groote à Deventer, devient le premier prieur du cloître du Mont Saint-Agnès près de Zwolle, le mouvement prend un nouvel élan. A partir de Zwolle, Deventer et Windesheim, les nouvelles recrues se répandent sur tous les Pays-Bas et l’Europe du nord pour y fonder de nouvelles antennes du mouvement.
En 1412, la congrégation possède 16 cloîtres et leur nombre atteint 97 en 1500 : 84 prieurés pour hommes et 13 pour femmes. A cela il faut ajouter un grand nombre de cloîtres pour chanoinesses qui, bien que n’étant pas formellement associé à la Congrégation de Windesheim, sont dirigés par des recteurs formés par elle. Windesheim n’est reconnue par l’évêque d’Utrecht qu’en 1423 et Groenendael, associé avec le Rouge Cloître et Korsendonc, désire en faire partie dès 1402.
Thomas a Kempis, Cues et Erasme
Statue de Thomas a Kempis au English Convent de Bruges.
Johannes van Kempen n’est autre que le frère du très renommé Thomas a Kempis (1379-1471). Ce dernier, formé à Windesheim, anime le cloître du Mont Saint-Agnès près de Zwolle et est une des grandes figures du mouvement pendant soixante-dix ans.
A sa biographie de Groote et son récit du mouvement s’ajoute surtout l’Imitatione Christi (L’imitation du Christ), œuvre la plus lue de l’histoire après la Bible.
Tant Rudolf Agricola (1444-1485) qu’Alexander Hegius (1433-1498), deux des précepteurs d’Erasme lors de sa formation à Deventer, sont des élèves directs de Thomas a Kempis. L’Ecole Latine de Deventer dont Hegius fut recteur est la première école d’Europe du nord à enseigner le Grec ancien aux enfants.
Certains pensent que ce tableau de Petrus Christus représente l’ami de Nicolas de Cues, Denis le Chartreux. La mouche sur le bord du cadre est ici symbole de la nature éphémère de l’existence humaine.
On pense généralement que Nicolas de Cues (1401-1464), qui protégeait Agricola et qui, par sa Bursa Cusanus offrait une bourse pour la formation d’orphelins et d’étudiants pauvres, a également été formé par les Frères de la Vie Commune.
Quand le cusain est envoyé en 1451 aux Pays-Bas pour mettre de l’ordre dans les affaires de l’Eglise, il voyage avec Denis le Chartreux (van Rijkel) (1402-1471), un disciple de Ruusbroec qu’il charge de mener cette tâche à bien. Natif du Limbourg, il fut lui aussi formé par la fameuse école de Joan Cele à Zwolle. [4]
Wessel Gansfoort
Wessel Gansfoort (1419-1489), autre figure exceptionnelle de cette mouvance est au service du cardinal grec Bessarion, le principal collaborateur de Nicolas de Cues lors du Concile de Ferrare-Florence de 1437.
Gansfoort, après avoir suivi l’école des Frères à Groningen, est lui aussi formé par l’école Latine de Joan Cele à Zwolle.
Idem pour le premier et unique pape néerlandais, Adrianus VI, formé dans la même école avant de parfaire une formation avec Hegius à Deventer.
Ce pape se montra très ouvert aux idées réformatrices d’Erasme… avant d’arriver à Rome.
Hegius, dans une lettre envoyé à Gansfoort qu’il qualifie de Lux Mundi (lumière du monde), écrit :
Je vous envoie, très honorable seigneur, les homélies de Jean Crysostome. J’espère que leur lecture vous plaira, puisque que les paroles d’or vous ont toujours été plus agréable que les pièces de ce métal. Comme vous le savez, je suis allé dans la bibliothèque du cusain. Là, j’ai trouvé des livres dont j’ignorais totalement l’existence (…) Adieu, et si je peux vous rendre un service, faites-le moi savoir et considérez la chose faite.
Rembrandt van Rijn
Rembrandt van Rijn, un bon élève de l’Ecole Latine de Leiden.
Un regard sur la formation de Rembrandt indique que lui aussi fut un produit tardif de cette épopée éducatrice. En 1609, Rembrandt, trois ans à peine, entre à l’école élémentaire, où, comme les autres garçons et filles de sa génération, il apprend à lire, à écrire et… à dessiner.
L’école ouvre à six heures du matin, à sept heures en hiver, pour fermer à sept heures du soir. Les cours commencent avec la prière, la lecture et la discussion d’un passage de la Bible suivi du chant de psaumes. Ici Rembrandt acquiert une écriture élégante et bien plus qu’une connaissance rudimentaire des Évangiles.
Les Pays-Bas veulent survivre. Ses dirigeants profitent de la trêve de douze ans pour accomplir leur engagement envers l’Intérêt général. Ce faisant, les Pays-Bas du début du dix-septième siècle sont peut-être le premier pays au monde où chacun a la chance de pouvoir apprendre à lire, écrire, calculer, chanter et dessiner. Ce système éducationnel universel, peu importe ses défauts, à la disposition des riches comme des pauvres, des garçons que des filles, est le secret à l’origine du « Siècle d’or » Hollandais. Ce haut niveau d’instruction créa aussi ces générations d’émigrés hollandais actifs un siècle plus tard dans la révolution américaine.
Tandis que d’autres entamaient l’école secondaire à douze ans, Rembrandt entre à l’Ecole Latine de Leyden à sept ans.
Là, les élèves, hormis la rhétorique, la logique et la calligraphie, n’apprennent pas seulement le grec et le latin, mais aussi des langues étrangères, comme l’anglais, le français, l’espagnol ou le portugais. Ensuite, en 1620, à quatorze ans, aucune loi ne faisant obstacle aux jeunes talents, Rembrandt s’inscrit à l’université.
L’auteur visitant la stèle commémorant Thomas a Kempis, au Mont Saint-Agnès de Zwolle.
Son choix n’est pas la théologie, le droit, la science ou la médecine, mais… la littérature.
Voulait-il ajouter à sa connaissance du latin la maîtrise de la philologie grecque ou hébraïque, ou éventuellement le chaldéen, le copte ou l’arabe ?
Après tout, on publiait déjà à Leyden des dictionnaires Arabe/Latin à une époque où la ville devient un centre majeur de l’imprimerie dans le monde.
Ainsi, on se rend compte que les Pays-Bas et la Belgique, avec Ruusbroec et Groote d’abord puis avec Erasme et Rembrandt ensuite, ont fourni dans un passé pas si lointain, une contribution essentielle au type d’humanisme qui peut élever l’humanité à sa véritable dignité.
Échouer à étendre ici notre mouvement me semble donc du domaine de l’impossible.
NOTES
Geert Groote, qui a découvert l’œuvre de Ruusbroec lors de sa retraite spirituelle à la chartreuse de Monnikshuizen, près d’Arnhem, a traduit au moins trois de ses œuvres en Latin. Il envoie Le livre du Tabernacle spirituel aux cisterciens d’Altencamp et à ses amis d’Amsterdam. Le Mariage spirituel de Ruusbroec étant attaqué, Groote en prend personnellement la défense. Ainsi, grâce à son autorité les œuvres de Ruusbroec sont copiées en nombre et soigneusement conservées. L’enseignement de Ruusbroec est vulgarisé par les écrits de la Dévotion moderne et surtout par l’Imitation du Christ.
Au début du XIIIe siècle les Béguines sont accusé d’hérésie et persécuté, sauf… aux Pays-bas bourguignons. En Flandres, elles sont innocentées et obtiennent un statut officiel. En réalité, elles profitent de la protection de deux femmes importantes : Jeanne et Marguerite de Constantinople, comtesses de Flandres. Elles organiseront la fondation des Béguinages de Louvain (1232), Gent (1234), Anvers (1234), Courtrai (1238), Ypres (1240), Lille (1240), Zoutleeuw (1240), Bruges (1243), Douai (1245), Geraardsbergen (1245), Hasselt (1245), Mons (1248), Anderlecht (1252), Breda (1252), Diest (1253), Lierre (1258), Tongres (1257), Malines (1258), Haarlem (1262) et en 1271, c’est Jan I, comte de Flandres, en personne, qui dépose les statuts du grand béguinage de Bruxelles. En 1321, le Pape estime le nombre de béguines à 200 000.
Le platonisme poétique de la béguine Hadewijch d’Anvers a une influence certaine sur Jan van Ruusbroec.
Il est d’ailleurs significatif que le premier livre imprimé en Flandres en 1473, par l’ami et imprimeur d’Erasme Dirk Martens, est précisément une œuvre de Denis le Chartreux.
Hans Holbein le jeune, Erasme, 1523, Collection de Lord Radnor of Longfares, Salisbury
On caractérise souvent de « petit âge de ténèbres » la période qui va du début des guerres de religion (1511) jusqu’au traité de Westphalie (1648) qui en organise la fin. Mais pendant que le monde s’horrifie devant le retour des guerres, l’humanité découvre aussi L’Eloge de la Folie d’Erasme, qui date également de 1511. Ironie tragique de l’histoire, car Erasme y pose déjà le principe de « l’avantage d’autrui », concept révolutionnaire qui aurait pu éviter ces guerres et qui plus tard, défendu par Mazarin, fera la réussite de la paix de Westphalie.
Cette notion se trouve on ne peut plus clairement exprimée par l’admirateur d’Erasme, François Rabelais. Car Gargantua, sur sa médaille, fait représenter un corps humain ayant deux têtes, tournées l’une vers l’autre, quatre bras, quatre pieds et deux culs (Platon, Le Banquet) entouré de lettres ioniques (en grec dans l’original) qui disent : « L’agape ne cherche pas son propre avantage. »
Ces guerres de « sédition », comme Erasme les appelait – car il s’agissait de conflits entre chrétiens – n’étaient en réalité rien que l’expression d’une volonté manifeste et délibérée de grandes puissances féodales et romaines (banquiers Lombards, Fugger, Génois et autres Vénitiens) d’annihiler les acquis de la Renaissance du XVe siècle européen et de repousser d’un revers de la main la brûlante exigence de réforme politique qu’elle venait de poser au monde.
Si l’humanité a survécu à cette « contre Renaissance », caricaturalement représentée par les bûchers de l’Inquisition espagnole et les paroles des jésuites au Concile de Trente, c’est essentiellement grâce à l’action, l’amour et l’oeuvre d’un grand homme, Erasme de Rotterdam (1466-1536), véritable phare de sagesse qui éclaira son époque et les siècles à venir.
Lors du Concile de Trente, son œuvre entière, taxée d’hérésie, fut interdite de lecture pour les catholiques et mise à l’Index en 1559 où elle restera jusqu’en 1900 (!).
Erasme, en dehors de ses nombreux commentaires et livres, écrivait en moyenne 40 lettres par jour. D’une correspondance dépassant les 20000 pièces, les quelque 3000 lettres qui nous restent nous permettent de suivre jour par jour comment Erasme, au détriment de sa santé, sa vie, son honneur, sa réputation et sa faible fortune fut le véritable chef d’une résistance internationale hardie.
Loin du titre ronflant de « Prince des Humanistes » et très éloigné aussi du confort académique d’un membre d’une « République des Lettres », il parcourt sans cesse l’Europe entière avec ses caisses de livres pour unir les hommes de bonne volonté. Luther d’ailleurs, le premier, l’appelait avec mépris « Errans Mus » (rat errant).
Mais de Madrid à Stockholm, de Cambridge à Gdansk, à Louvain, à Leipzig, à Strasbourg, à Anvers, à Rome, à Londres, à Bâle, partout Erasme coalisait les hommes autour de l’espérance d’un monde meilleur. Ses lettres étaient publiées sans cesse, ses livres traduits dans plusieurs langues et ses amis et correspondants lettrés, omniprésents dans les rouages de presque tout les états, l’informaient en retour de la moindre chose d’importance.
Conscient de son rôle, il s’engage sans compromis (Nulli concedo, je ne recule devant personne, initialement une allusion au caractère inexorable de la mort, sera sa devise) pour faire éclater, avec une parole juste et compatissante, la vérité qui dérange et accroît l’amour pour l’intérêt général. Pour garder cette liberté de parole nécessaire à sa mission universelle, il décline toutes les fonctions que lui offraient rois, papes, églises, diètes et conciles.
Erasme n’essaye pas d’être bon catholique, ni bon protestant, ni même un bon érasmien. En tant que chrétien, il fuit les doctrines et le dogme, car il refuse d’être englouti dans des querelles partisanes. Cette conduite hors paire, ainsi que son mépris profond de toute vanité terrestre, sera l’exemple constant et la référence pour tous ceux qui s’opposaient à l’orgie de concupiscence qui ravagea le monde de cette époque.
De surcroît, son amour tout agapique pour le Christ, l’humanité et les belles lettres résistera comme un roc dans la tempête de haine et de laideur morale caractéristique de cette époque, tandis que son humour satirique, qui éclatera aux yeux du monde avec L’Eloge de la folie, permettra enfin aux hommes de rire de leur propres manquements et bêtises pour mieux les surmonter et s’en libérer.
Son mouvement de jeunes ? On peut le voir notamment dans les œuvres de trois géants de la littérature mondiale. Chacun – Rabelais dans sa lettre à Erasme, Cervantès formé par l’érasmien Lopez de Hoyos, et Shakespeare par sa filiation avec Thomas More – s’avère être un fruit de son inspiration intérieure.
En plus de son action politique lors de la ligue de Cambrai dans le conflit contre Venise, nous tenterons de circonscrire les concepts clefs qui ont été la base de sa démarche et de son enseignement.
D’abord, et dans la lignée de Cues et Bessarion, il souhaite une simplification de la liturgie catholique pour rendre accessible à tous la « philosophie du Christ » comme elle ressort de l’Evangile et des actes des apôtres.
A l’opposé des scolastiques, comme Pétrarque, il estime que cette vérité révélée, à laquelle on peut accéder par la foi religieuse, n’est pas incompatible avec la sagesse philosophique des auteurs antiques tels que Platon ou d’autres, sagesse qui est le fruit de la raison humaine.
Ensuite, et armé de ce christianisme évangélique, il s’inspire de la République de Platon qu’il réadapte pour son époque avec son ami Thomas More et nous livre L’utopie. Sa vision est libre du pragmatisme pessimiste de Machiavel et de l’idée banale et passive de tolérance, car fondée sur le concept actif de « l’avantage d’autrui », ce concept que l’on retrouve chez « les politiques » autour de Henry IV (Sully, Bodin, etc.) et surtout la clef de voûte qui permettra plus tard d’aboutir à la paix de Westphalie mettant fin aux guerres de religion.
Contre le pessimisme de la scolastique romaine et sorbonnagre, ainsi que contre ce que l’on pourrait appeler un « catharisme » luthérien, Erasme défend ce que l’on pourrait appeler un « épicurisme chrétien » ; qu’il reprend de l’humaniste italien Lorenzo Valla. C’est cette notion de « poursuite du bonheur » que l’on retrouvera plus tard dans la déclaration d’indépendance de la jeune république américaine.
Luther estimait qu’il fallait écraser Erasme comme une punaise.
En 1516, Erasme estime qu’il est sur le point d’aboutir et d’être entendu par les plus hautes instances. On est donc obligé de s’interroger sur la spontanéité de l’apparition de Martin Luther en 1517 dont la radicalité va être utilisée pour polariser le monde dans des débats théologiques dignes d’une nouvelle scolastique.
Pour combattre les excès de Luther, et allant plus loin que Valla et Augustin, Erasme défendra un « libre arbitre » coopérant avec la grâce, sans ménager par ailleurs la « tyrannie monacale » des ordres mendiants, oisifs et corrompus.
Voyant venir à grand pas les guerres de religion et l’Inquisition, Erasme redouble de pression sur ceux qu’il aime pour qu’une réforme progressive, raisonnable et humaniste de l’église et de la société s’organise. Pour y arriver, et exaspéré par la décadence des humanistes de cette Italie dans laquelle il avait placé tout son espoir, il publiera Le Cicéronien, attaque satirique contre le paganisme déguisé en maniérisme, omniprésent à Rome.
Persécuté par Jérôme Aléandre, scion d’une vieille famille oligarchique de Venise, Erasme finit par devenir indésirable à Londres, calomnié à Rome, traqué à Louvain, diffamé à Paris, insulté à Madrid, tandis qu’un de ses détracteurs crache chaque matin sur son effigie. Il est obligé de quitter Louvain, et plus tard Bâle où il retourne pour mourir, un an après la mort de son « frère jumeau » Thomas More, décapité le 22 juin 1535 à Londres par Henry VIII, roi d’Angleterre.
Pendant que Luther dit qu’il faut « écraser Erasme comme une punaise », et que Calvin le traite d’impie, bon nombre de réformateurs préfèreront l’humanisme évangélique d’Erasme au biblisme cruel des idéologues protestants ou aux théologiens catholiques du Concile de Trente.
En guise de conclusion, nous jetterons un bref coup d’œil sur l’un de ses élèves les plus prolixes, l’érasmien français, François Rabelais.
La « patrie sans nom d’Erasme », Anvers vers 1500
Albrecht Dürer, Dessin du port d’Anvers, 1520, Albertina, Vienne.
C’est un de ces matins où la brume flamande jette son manteau épais sur les épaules des villes du plat pays. Une myriade de mouettes, en tailleur couleur gris de Payne, lancine des cris moqueurs tout en lorgnant vers le bas. Quel vaste foule dans cette immense grisaille !
Arrimée au quai du Schelde (Escaut), cette armada de bateaux de pêche décharge fiévreusement sa cargaison de paniers débordant de crabes, de crevettes, de maatjes et de kabeljauw. Même le petit phoque vert-de-gris qui s’est laissé glisser par la marée haute jusque là, partage le vain espoir des planeurs : que l’un de ses malheureux paniers puisse retomber pardessus bord et livrer son lot de délicatesses avant que la glace ne transforme cette rivière en patinoire !
Coincé entre l’église des marins Sint-Walburgis et le Steen (château féodal) qui borde l’Escaut, l’Oude vismarkt (vieux marché aux poissons) est le quartier le plus actif d’Anvers. En 1500, la vieille cité respire comme le poumon du monde et embrasse dans ses murs entre cinquante et quatre-vingt-dix mille âmes.
En passant par la Palingbrug (pont aux anguilles), où d’importantes parties des premiers remparts subsistent, on accède au Vleeshuis (maison des bouchers), abattoir moderne surmonté de salles de négoce. Non loin de là, dans la Nieuwstad (ville nouvelle) sur la Brouwersvliet (quai des brasseurs), des brasseurs dûment équipés transformeront bientôt des fleuves d’eau, ingénieusement canalisés vers la ville par les travaux entrepris sous Gilbert van Schoonbeke, en rivières de belles bières ambrées.
L’Anvers des Fugger a désormais supplanté la Bruges des Médicis comme le plus grand dépôt du monde. Entre l’Oosterlingenhuis, siège de la ligue Hanséatique pour un temps, et la Beurs, on y croise facilement des marchands portugais, espagnols, juifs, levantins, arméniens ou italiens. La soie et les épices, venus jusqu’en Italie par les caravanes venues d’Asie trouve ici preneur ou s’échange contre le bois de la Baltique ou le blé de la Pologne. Lin et drap flamands, laine anglaise, vins de Bordeaux ; tout s’y achète sans difficulté grâce aux métaux rares du Danube.
Antwerpen, grote markt.
A Anvers, comme dans tant d’autres villes des Pays-Bas Bourguignons, la construction des façades des gildenhuizen (sièges des corporations) sur la Grote Markt (grande place), donne lieu à un véritable tournoi d’architecture.
Au bord du fleuve, on construit un nouveau type de bateau, les Kraken, tandis que dans les arrières boutiques, les ouvriers fabriquent des retables en bois polychromes prisés jusqu’en Scandinavie. Sur la base des cartons envoyés par les cours prestigieux d’Italie, des tapisseries sont patiemment mises sur l’ouvrage. L’Ars Nova, lancé par Jan van Eyck en peinture et Philippe de Vitry en musique cinquante ans plus tôt, y fleurit.
Le concert, maître flamand, début du XVIe siècle.
Pendant que des carillons imposent leurs mélodies, des chorales font entendre la nouvelle musique polyphonique et Orlando di Lasso compose pour clavecin. La peinture de chevalet fait rêver les marchands de montagnes et de simples citadins s’offrent des portraits.
Dans l’ombre de la cathédrale, dont le chantier s’achève avec Keldermans, et dans les Begijnhoven (béguinages), on récite les poèmes d’ Hadewijch, pendant que des doigts agiles fabriquent la belle dentelle dont les motifs fleuris s’harmonisent avec les cascades en pierre du gothique scaldique qui couronnent les pinacles des Hôtels de Ville, des résidences particulières ou les toits des clochers d’innombrables églises.
Dans des larges demeures patriciennes en pierre, des Rederijkers (chambres de rhétorique) préparent des pièces satiriques, mémorisent des poèmes pieux, ou décorent des chars allégoriques (comme le char de foin) pour l’Ommeganck (défilé) de la Saint-Jean.
Une rencontre peu ordinaire
Albrecht Dürer rencontrant Quinten Matsys.
Pour avoir une notion de la pépinière d’idées et de créativité que représente cette époque qui se cristallise à Anvers, il est facile de s’imaginer quelques rencontres peu ordinaires dans une de ces minuscules maisons du Vlaaikensgang (traboule aux tartelettes) situées au bord d’un des vlieten (canaux) qui irriguent le coeur de la cité.
Bien que d’habitude Thomas More (1478-1535) et Erasme de Rotterdam (1466-1536) se retrouvent chez Pieter Gilles (Aegidius) (1486-1533), le secrétaire d’Anvers qui dispose d’une grande maison Den Spieghel sur la Eiermarkt (marché aux œufs), aujourd’hui il se sont donné rendez-vous chez le peintre Quinten Matsys (1465-1530), qui pour l’occasion a convié son collègue Gérard David (1460-1523) au Sint Quinten dans la Schuttershofstraat (rue des Arbalétriers), sa belle demeure ornée de fresques à l’italienne. Metsys leur montre ses croquis de la Sainte-Anne et la Vierge d’après Léonard de Vinci (1452-1519) qu’il a exécutés en Italie.
Erasme, dessiné sur le vif par Dürer lors de son séjour à Anvers en 1520.
Mais attention, Albrecht Dürer (1471-1528) arrive aujourd’hui à Anvers ! Erasme insiste à se faire portraiturer par ce maître de Nuremberg dont il dit : « Dürer, (…) sait rendre en monochromie, c’est-à-dire en traits noirs – que ne sait il rendre ! Les ombres, la lumière, l’éclat, les reliefs, les creux, et… (la perspective). Mieux encore, il peint ce qu’il est impossible de peindre : le feu, le tonnerre, les éclairs, la foudre et même, comme on dit, les nuages sur le mur, tous les sentiments, enfin toute l’âme humaine reflétée dans la disposition du corps, et presque la parole elle-même. »
En attendant, Erasme et More s’amusent à imaginer le début de L’Utopie, dans lequel ce dernier raconte comment il croise par hasard Gilles dans la Onze Lieve Vrouwe cathédrale (Notre-Dame) d’Anvers en présence d’un voyageur, le fameux Raphaël Hythlodée qui livra son récit sur l’Isle d’Utopie, cette république humaniste qu’il avait observé dans cette Amérique que l’on venait de redécouvrir.
Sur ce nouveau monde, un autre ami d’Erasme, Erasmus Schetz (1480-1550), banquier d’Anvers, industriel et latiniste accompli, leur fournit des informations précieuses qui proviennent de son réseau de marchands portugais implantés au Brésil. Martin Behaim (1459-1509), l’élève brillant du cartographe nurembergeois Johan Müller (Regiomantanus) (1436-1476) dont Dürer achète la bibliothèque, fabrique à Anvers les premiers globes avant de s’installer à Porto où il fréquente Christophe Colomb.
Cour de Jérôme de Busleyden à Mechelen. Crédit : Karel Vereycken
Dürer réside à Anvers en 1520 où il assiste au mariage de Joachim Patinier (1480-1524). Il y rencontre Jan Provost (1465-1529), Jan Gossaert (1462-1533) et Bernard van Orley (1491-1542) et dessine un portrait de Lucas van Leyden (1489-1533). En 1523 il y dessine le vieillard de 93 ans qu’il utilise dans son Saint Jérôme.
A une jetée de là, à Malines, il rend visite à une autre admiratrice, Marguerite d’Autriche (1480-1530) tante de Charles Quint qui régente les Pays-Bas Bourguignons et prête parfois une oreille attentive à Erasme.
Hébergé chez elle, Dürer admire un incroyable tableau de sa collection, Les époux Arnolfini de Jan van Eyck. Marguerite vient d’accorder une pension à un peintre vénitien Jacopo Barbari (1440-1515), exilé politique à Malines et auteur du portrait de Luca Pacioli (1445-1514), ce franciscain qui initia Léonard à Euclide, et auteur de la Divine Proportion.
Dürer y visite certainement la belle résidence de Jérôme de Busleyden (1470-1517), bientôt mécène du « Collège Trilingue » qu’Erasme lance à Louvain en 1517 et ami de Cuthbert Tunstall (1475-1559), l’évêque de Londres qui avait présenté More à Busleyden.
De retour à Anvers, Dürer fait un croquis du Strasbourgeois Sébastien Brant (1457-1521) qui vient de publier en 1494 à Bâle la Nef des Fous. Le peintre Jérôme Bosch (1450-1516), qui a fait un tableau sur ce thème et qui s’est régalé avec L’Eloge de la Folie, illustré par le jeune Hans Holbein (1497-1543) et publié en 1511, fait le déplacement à Anvers pour s’y procurer une copie de L’Utopie, fraîchement imprimé à Louvain en 1516 chez l’ami de Gilles, l’imprimeur Dirk Martens (1486-1534).
Une des 56 imprimeries d’Anvers, celle de Christophe Plantin disposant de 22 presses employant 160 ouvriers.
Gemma Frisius (image) et son ami et élève Mercator, vulgarisent l’emploi de la trigonométrie.
Gemma Frisius
Peu après, quand le souffle de l’Inquisition espagnole commence à épaissir la brume avec la fumée des bûchers, l’imprimeur Christophe Plantin (1514-1589) réunit dans le plus grand secret les membres du groupe humaniste, Het Huys der Liefde (Scola Caritatis) de Hendrik Niclaes (1502-1580).
Le scientifique Gemma Frisius (1508-1555) y discute avec son élève le cartographe Gerhard Kremer (Mercator) (1512-1594) et Abraham Ortelius (1527-1598) raconte les dernières explorations du globe terrestre au jeune Pieter Bruegel (1525-1570) qui prépare pour l’imprimerie In de Vier Winden (Aux Quatre Vents) de Jérôme Cock (1510-1570), sa série de gravures sur le thème des Sept péchés et les Sept vertus.
Bruegel lui parle de ses lectures des oeuvres de François Rabelais (1494-1553) qu’il acheta à Lyon sur le retour d’Italie.
Aux Quatre Vents travaille aussi le graveur Dirk Coornhert (1522-1590), formé par le jeune secrétaire d’Erasme Quirin Talesius (1505-1575) et futur bras droit de l’organisateur de la révolte des Pays-Bas Guillaume le Taciturne (1533-1584).
Cette riche culture urbaine n’aurait jamais pu voir le jour aux Pays-Bas Bourguignons sans la vaste révolution agricole commencée dès la fin du Xe siècle.
Essor économique et émancipation politique
Mars, enluminure de Simon Bening (1483-1519) montrant le secret de l’agriculture flamande, c’est-à-dire le bon attelage, non pas des bœufs, mais des chevaux dont la productivité est le double des premiers. A cela s’ajoute une révolution technologique, car à la place du « collier de gorge » utilisé au Moyen-Age (qui tendait à égorger l’animal), l’emploi du « collier d’épaule » (importé de Chine et utilisé dès le XIIIe siècle) permet aux Flamands d’augmenter encore plus la productivité. C’est cette révolution agricole qui permettra une urbanisation où la créativité de chacun trouve la place qu’elle mérite.
La géographie que dessine le « Delta d’or » du Rhin, de la Meuse et de l’Escaut dans cette région offre aux habitants une infrastructure naturelle hors pair qu’ils enrichirent par un labyrinthe de canaux et une ceinture impressionnante de digues de mer, en place dès 1300, et bientôt surmontée de milliers de moulins à vent.
La poldérisation (aménagement de terres sur la mer) et une agriculture intensive leur permet d’accroître considérablement les rendements agricoles quand ils s’effondrent partout ailleurs.
Les économistes estiment que si en Europe il fallait quatre paysans pour nourrir un citadin, il n’en fallait que deux aux Pays-Bas.
Si l’on prend comme unité de référence une ville de 10000 habitants, on trouve en 1550 la région de la Belgique actuelle en haut de l’échelle de l’urbanisation (21%), suivi des Pays-Bas (15,8%) et de l’Italie du nord (15,1%).
Si on baisse le critère à 5000, les Flandres atteignent 36% vers 1500 et la région entre la Meuse et la Zuiderzee (Brabant et Hollande) 54%. Ainsi la patrie d’Erasme, avec l’Italie, figure parmi les régions les plus urbanisées d’Europe.
A partir de 1384, les ducs de Bourgogne avaient tenté d’unifier ce vaste territoire allant de la Frise jusqu’à la vieille route romaine qui reliait Boulogne sur Mer à Cologne.
Bien que le duc y gouverne avec les membres de l’ordre de la Toison d’Or, le pouvoir s’appuyait sur des formes d’auto-gouvernement déjà existantes.
Car historiquement, la conquête des terres fertiles gagnées sur la mer à la fin du treizième siècle s’était accompagnée d’un reflux inéluctable de la féodalité politique et l’essor économique de ces territoires allait de pair avec l’émancipation politique de leurs habitants. Des comités communaux, en charge du financement et de la gestion des polders et de l’aménagement de l’eau, avaient fièrement découvert leurs capacités collectives à gérer leurs propres intérêts.
Carte des Pays-Bas Bourguignons: –En orange, les acquisitions des Ducs de Bourgogne et de Charles Quint. 1384 : Artois (5), Flandre (9), Malines (15) 1427 : Namur (8) 1428 : Hainaut (6), Zélande (10), Hollande (7) 1430 : Brabant (1), Limbourg (3) 1443 : Luxembourg (4) Sous Charles Quint: Utrecht (17), Frise occidentale et orientale (13), Gueldre (2) provinces perdues et reprises : Groningue (14), Overijssel (16), Zutphen (11), la Picardie est perdue à la France en 1477. –En vert, La principauté de Liège indépendante. –En rouge, l’Angleterre. –En bleu, la France En noir, d’autres États du Saint Empire romain germanique
Afin de faciliter les processus décisionnels, les communes furent structurées en Staten (Etats), mais des assemblées ad hoc, par exemple des communes et des villes concernées par la pêche des harengs, pouvaient toujours avoir lieu.
Si en Angleterre ou en France les parlements ne se réunissaient que rarement et encore très souvent dans le seul but de régler des questions d’impôts et de finances, aux Pays-Bas Bourguignons, les registres locaux indiquent, par exemple, que les délégations flamandes se sont réunies 4055 fois entre 1386 et 1506, soit 34 fois par an, en vue de résoudre les problèmes économiques et sociaux et pour discuter de projets d’infrastructures.
En Angleterre, on ne relate que 73 rencontres entre 1384 et 1510, c’est-à-dire moins d’une session par an !
Ainsi, dans les collèges d’échevins des villes et des communes, ces intérêts économiques organisés, à l’origine des guildes de métiers, disposaient d’un pouvoir réel, capable de bloquer la collecte d’un impôt décrété par un gouvernement central.
A l’origine, les guildes avaient sorti les individus de leur étroit cocon familial pour les intégrer dans une nouvelle solidarité urbaine. Cette « famille étendue » citadine sera souvent un vaste laboratoire de découvertes et d’expérimentations, où s’échangeront les savoirs, les compétences et les adresses.
Avec Charles Quint, fils de Philippe le Beau de Bourgogne et de Jeanne de Castille (« la folle »), le pays tombe dans l’escarcelle des Habsbourg. Trop jeune et souvent absent, le pays sera souvent gouverné par les régentes flamandes, Marguerite d’Autriche et Marie de Hongrie. Elles renforceront l’unité du pouvoir central par l’institution d’un Conseil d’Etat, d’un Conseil Privé (justice) et d’un Conseil des Finances.
Palais de Marguerite d’Autriche à Malines.
En 1548, peu avant sa mort, Charles Quint crée le « Cercle de Bourgogne » regroupant les dix provinces méridionales avec les sept provinces du nord jusqu’alors détachées de l’empire. Il prend de plus toutes les dispositions nécessaires afin qu’un seul héritier puisse lui succéder à la direction de la « Généralité des XVII provinces », pays que les Habsbourg nommèrent avec dédain Pays-Bas.
Son fils, Philippe II, né en Espagne, avoua un jour qu’il aurait « préféré régner sur un désert plutôt que sur toutes ces villes ». Le Don Carlos de Friedrich Schiller nous raconte le reste du drame.
Tout ceci permet de mieux comprendre à quel pays pense Rabelais quand il dit à Erasme : « Vous qui êtes le père de votre patrie et sa gloire ». Ce n’était donc pas seulement la patrie des lettres ! Et les « guerres de religions » n’étaient qu’un prétexte rêvé, permettant de briser une communauté d’Etat-nations naissants formés par la France de Louis XI et de Jacques Cœur, l’Angleterre d’Henry VII et de Thomas More, et les Pays-Bas Bourguignons, patrie d’Erasme dont les oligarques ont volé jusqu’au nom.
Les Frères de la vie commune
Thomas à Kempis, auteur présumé de l’Imitation du Christ.
On souligne, à juste titre, l’influence sur Erasme de l’esprit révolutionnaire de la « Dévotion Moderne » qu’animaient les Frères et sœurs de la vie commune, ordre séculier d’enseignants portés sur l’éducation et la traduction de manuscrits, qui sera regroupé comme ordre des chanoines réguliers de saint Augustin de la Congrégation de Windesheim.
Le piétisme de ce courant, centré sur l’intériorité, s’articule le mieux dans le petit livre de Thomas van Kempen (a Kempis) (1380-1471), L’imitation de Jésus Christ. Celui-ci souligne l’exemple à suivre de la passion du Christ tel que nous l’enseigne l’Evangile, message qu’Erasme reprendra.
En 1475, le père d’Erasme, qui maîtrisait le grec et aurait pu écouter des humanistes réputés en Italie, envoie son fils de neuf ans au célèbre chapitre des frères de la Vie Commune de Saint Lébuin de Deventer, école fondée par un penseur exceptionnel et élève des Frères de la vie commune, le cardinal Nicolas de Cues (1401-1464).
L’expansion du réseau des Frères et Sœurs de la Vie Commune à partir de la ville de Deventer à la fin du XIVe siècle.
Rodolphe Agricola
Rudolphe Agricola, organiste et pédagogue humaniste.
Elle était alors dirigée par Alexandre Hegius (1433-1498), élève du célèbre Rudolphe Huisman (Agricola) (1442-1485), adepte de Cues, défenseur enthousiaste de la renaissance italienne et des belles lettres, qu’Erasme a pu écouter et qu’il appela un « intellect divin ».
Agricola, à l’age de 24 ans, fait une tournée d’Italie pour donner des concerts d’orgue, rencontre Hercules d’Este à la cour de Ferrare, et découvre à l’université de Pavie les horreurs de la scolastique confite d’Aristote.
Pour ouvrir ses cours à Deventer, Agricola disait :
Ayez méfiance à l’égard de tout ce que vous avez appris jusqu’à ce jour. Rejetez tout ! Partez du point de vue qu’il faut tout désapprendre, sauf ce que, sur la base de votre autorité propre, ou sur la base du décret d’auteurs supérieurs, vous avez été capable de vous réapproprier.
Malheureusement, la mère d’Erasme est emportée peu après par la peste et son père décède également. Confié à trois tuteurs, il est placé avec son frère à l’école de ’s Hertogenbosch. Là, selon Erasme, le Domus Pauperum, l’orphelinat pour les enfants des pauvres qu’animaient traditionnellement les frères, ne visait à rien d’autre qu’à briser ses dons et ses aptitudes, à grands renforts de coups, de réprimandes et de sévérité, les pères étant convaincu qu’il fallait éloigner les jeunes gens de tout désir d’étude universitaire pour les faire entrer d’office au couvent.
Geert Groote
Geert Groote, le fondateur des Soeurs et frères de la Vie commune.
Donc, loin de l’authenticité des fondateurs « mystiques » et humanistes des débuts que furent Jan van Ruysbroek (1293-1381) et Geert Groote (1340-1384) ou de Heymeric van Kempen (de Campo) (1395-1460) (qui eut une influence sur Cues), la reprise en main des frères par Rome commençait à faire des dégâts.
A tel point qu’Agricola et Wessel Gansfoort (1420-1489), pourtant dignitaires des Frères de la vie commune, finirent par créer leur propre cercle d’érudits à l’abbaye cistercienne d’Adwerth en Friesland car il n’y avait qu’elle qui leur autorisait l’accès à une bibliothèque riche en lectures humanistes.
Le frère d’Erasme succombe rapidement aux pressions des recruteurs de moines et Erasme finit lui-même par prononcer ses vœux pour entrer chez les Augustiniens de Steyn, près de Gouda, mais à condition d’y retrouver des livres. En se faisant prêtre en 1492, il exprime rapidement son désir de liberté et s’engage alors en politique comme secrétaire de l’évêque de Cambrai qui venait juste d’être nommé chancelier de l’Ordre de la Toison d’Or.
A Steyn il gardera d’excellents amis. Mais dorénavant personne ne pourrait le convaincre qu’une foi qui s’oppose à l’éducation des hommes et ne porte pas à agir pour le bien de ses semblables puisse d’une quelconque façon être en accord avec l’évangile.
Les Frères de la vie commune de Magdeburg formeront bientôt une autre célébrité : Martin Luther (1483-1546). Son père, tout comme celui de Calvin, le prédestine à une carrière juridique. Mais en 1505, un violent orage fait éclater un éclair auquel il échappe de justesse. Pour trouver son salut, il prend le chemin inverse d’Erasme et décide de se faire moine chez les ermites augustiniens.
Les idéaux d’Erasme
La découverte brutale du contraste cruel entre la beauté morale du message de l’Evangile et l’hypocrisie troublante des pratiques religieuses, ainsi que la découverte de la beauté des belles lettres, vont nourrir chez Erasme une double ambition.
D’abord, il estime que le moment est venu de procéder à une réforme complète des pratiques anti-chrétiennes scandaleuses et de l’esprit oligarchique qui s’est emparé de l’Eglise catholique romaine. Depuis Constance (1414), Bâle (1431) et Ferrare-Florence (1437), tous les grands conciles œcuméniques avaient soulevé trois problèmes fondamentaux :
Union doctrinale entre Orient et Occident ;
Unité pour défendre la chrétienté face aux Turcs ;
Réforme du fonctionnement interne.
Il allait de soi que tant que les deux premiers points n’étaient pas réglés, le troisième point était de l’ordre du tabou, comme Jan Hus avait pu le constater à ses dépens, lorsqu’il fut arrêté en arrivant au Concile de Bâle et brûlé sur le bûcher pour hérésie le 6 juillet 1415.
Pour Erasme, le problème n’était pas l’Eglise catholique, mais les forces oligarchiques qui malheureusement la dominaient de plus en plus. Les banquiers de Sienne et de Venise qui géraient les fortunes des cardinaux et des évêques, le culte des reliques et la simonie, ou encore les ordres monastiques, véritables empires féodaux possédant terres, hommes, et gérant les âmes humaines, au mieux, comme du bétail.
Pour y remédier, Erasme lançait un vaste mouvement d’éducation souhaitant l’appui d’un pape fort, capable de résister aux ordres et à l’argent. C’est le programme explicite du Enchiridion militis christiani (Manuel du soldat chrétien) et la vraie revendication que l’on retrouve implicitement dans L’Eloge de la Folie.
Comme Lorenzo Valla (1403-1457) ou comme Jacques Lefèvre d’Etaples (1450-1537) le feront à leur façon, Erasme désire reprendre l’Evangile à sa source, c’est-à-dire comparer les textes d’origine en grec, en latin et en hébreux, souvent inconnus sinon entièrement pollués par plus de mille ans de copiages et de commentaires scolastiques.
Collège trilingue, reconstruction 3-D (Crédit: Thierry De Paepe, 2017)
Pour venir à bout de ce travail d’Hercule, Erasme conçoit la fondation d’un collège trilingue chargé de cette tâche, réunissant les hommes les plus sages et loin des polémiques passionnelles et des carrières égotiques. Grâce au mécène Jérôme de Busleyden, ce projet verra le jour à Louvain en 1517, mais sera rapidement saboté par des théologiens menacés dans leur fonds de commerce.
Ensuite, le message optimiste du christianisme évangélique appelait, par sa nature même, à la défense de l’intérêt général et à des réformes politiques nécessaires pour y aboutir. C’est le sujet développé par Erasme et Thomas More dans L’Utopie. Cette utopie n’est pas utopique si l’on réussit à garantir une éducation classique pour tous, objectif des quatre mille Adages, et préoccupation fondamentale partagée avec Thomas More et Juan Luis Vivès (1492-1540).
En même temps, en reprenant le flambeau de Pétrarque, Erasme désire concilier cette « Philosophie du Christ », transmise par Saint Jérôme (317-419) et Origène (185-251), avec ceux (et uniquement ceux-là) qui dans l’antiquité « ont vu par la lumière naturelle un peu de ce que nous enseigne la Sainte Ecriture », en particulier Platon.
Il dit : « Cette philosophie (du Christ) est véritablement plus dans notre sensibilité que dans les syllogismes, plus dans la vie que dans la discussion ; elle est plutôt une intuition qu’une érudition, une inspiration qu’une raison ; c’est le lot d’un petit nombre d’êtres érudits, mais il n’est permis à personne de n’être pas chrétien ; nul n’a le droit de n’être pas pieux, j’ajouterai avec audace qu’il n’est permis à personne de n’être pas théologien. Ce qui est le plus conforme à la nature, pénètre plus facilement dans les âmes. Or, qu’est-ce que la philosophie du Christ, cette philosophie qu’il (le Christ) qualifie de [re-naissance], que le retour à une nature bien établie ? Et si personne n’a transmis ces vérités plus pleinement que le Christ, toutefois dans les œuvres des gentils on peut sauver plus d’une chose en accord avec cette doctrine. Y eût-il jamais si basse théorie philosophique qui ose enseigner que l’argent rend l’homme heureux… »
Avec Valla, dont il a lu les Elegantia, et son ami Juan Luis Vivès, il pense qu’en passant, il devient plus qu’urgent de reforger une langue, en particulier un latin, et une pédagogie qui reflète, par sa beauté, sa musicalité, et sa compassion, toute la noblesse de ce contenu.
Lorenzo Valla
Lorenzo Valla.
Leibniz affirme sans hésitation que les deux plus grands esprits du Moyen-âge sont Nicolas de Cues et Lorenzo Valla. Le jeune Erasme reconnaît en ce dernier le représentant de cette Italie idéale qu’il admire.
Issu d’une famille romaine aisée, Valla profite de professeurs particuliers, de l’helléniste Giovanni Aurispa (1369-1459), secrétaire papale d’Eugène IV et de Martin V, et en particulier de Leonardo Bruni (1370-1444), élève de Coluccio Salutati (1331-1406).
Comme Pétrarque, ce courant voyait l’alliance entre philosophes sophistes (et particulièrement Aristote) et théologiens scolastiques comme la base d’un ordre féodal anti-chrétien et obscurantiste. A l’université de Pavie, Valla se révolte contre la pensée dominante qui est l’averroïsme.
Averroès (Ibn Rushd, 1126-1198) est souvent vu à tort, et surtout par ceux qui se réclament des Lumières, comme un annonciateur de l’esprit moderne (car il a écrit une fois sur le vin et le sexe…). La réalité est tout autre car, à partir des traductions arabes d’Aristote, Averroès avait concocté une philosophie idéale pour maintenir ce monde féodal.
Selon lui, il fallait accepter le caractère double de la vérité. D’un coté, grâce à des symboles et des signes, la religion permettait de communiquer une vérité à l’immense multitude des illettrés.
Averroès
Averroès, tel qu’il fut dépeint par Raphaël dans l’Académie d’Athènes, fresque au Vatican.
D’autre part, une petite élite pouvait accéder à la vérité, qui elle, était toute philosophique. Ce qui est vrai en théologie peut s’avérer faux en philosophie, mais en dernière analyse, c’est l’intellect qui tranche, et point besoin de transcendance. Averroès écrit même un traité sur l’harmonie entre la philosophie et les religions sur cette base biaisée.
Mais évidemment, enseigner la philosophie à tous serait néfaste car seule la religion permet à la multitude d’accéder à une connaissance (symbolique) de la vérité… Aujourd’hui, on l’accuserait à raison d’être un adepte du royaume des mensonges de Léo Strauss.
L’averroïsme était l’idéologie choisie par l’oligarchie vénitienne pour dominer le monde et c’est elle qui va massivement promouvoir cet aristotélisme des temps modernes.
Pétrarque
Pétrarque.
Bien avant Valla, Pétrarque (Francesco Petrarca, 1304-1374), lors de son séjour à Venise, avait dénoncé les assauts intellectuels de quatre oligarques averroïstes (dont les trois vénitiens Dandolo, Contarini et Talento) décidés à le recruter à leur chapelle et « qui selon la coutume des modernes philosophes, pensent à n’avoir rien fait, s’ils n’aboient contre le Christ et sa doctrine surnaturelle. »
Son livre Sur ma propre ignorance et celle des autres se construit autour de cette polémique :
« S’ils ne craignaient les supplices des hommes de bien plus que ceux de Dieu, ils oseraient, dit Pétrarque, non seulement attaquer la création du monde selon le Timée, mais la Genèse de Moïse, la foi catholique et le dogme sacré du Christ. Quand cette appréhension ne les retient plus, et qu’ils peuvent parler sans contrainte, ils combattent directement la vérité ; dans leurs conciliabules, ils se rient du Christ et adorent Aristote, qu’ils n’entendent pas. Quand ils disputent en public, ils protestent qu’ils parlent abstraction faite de la foi, c’est-à-dire qu’ils cherchent la vérité en rejetant la vérité, et la lumière en tournant le dos au soleil. Mais, en secret, il n’est blasphème, sophisme, plaisanterie, sarcasme qu’ils ne débitent, aux grands applaudissements de leurs auditeurs. Et comment ne nous traiteraient-ils pas de gens illettrés, quand ils appellent idiot le Christ notre maître ? Pour eux, ils vont gonflés de leurs sophismes, satisfaits d’eux-mêmes en se faisant fort de disputer sur toute chose sans avoir rien appris. »
La publication de ce livre obligera Pétrarque à quitter Venise.
Contre l’ascétisme étouffant qui stérilise tout espoir, et réduit la créativité humaine à néant, Valla va mobiliser Epicure dans son écrit De Vere Bono (sur le véritable bien). Il s’agit d’un dialogue où un stoïque (Bruni) affirme que la raison seule est source de vertu. Le deuxième orateur (Beccadelli) est un épicurien qui affirme que le vrai bonheur ne provient pas de la vertu, mais du plaisir.
Epicure
Epicure, moins épicurien que l’on croit?
Epicure (IVe Siècle av. J.C.) précise que « Quand donc nous disons que le plaisir est notre but ultime, nous n’entendons pas par là les plaisirs des débauchés ni ceux qui se rattachent à la jouissance matérielle, ainsi que le disent les gens qui ignorent notre doctrine, ou qui sont en désaccord avec elle, ou qui l’interprètent dans un mauvais sens. Le plaisir que nous avons en vue est caractérisé par l’absence de souffrances corporelles et de troubles de l’âme.
« Ce ne sont pas les beuveries et les orgies continuelles, les jouissance des jeunes garçons et des femmes, les poissons et les autres mets qu’offre une table luxurieuse, qui engendrent une vie heureuse, mais la raison vigilante, qui recherche minutieusement les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter et qui rejette les vaines opinions, grâce auxquelles le plus grand trouble s’empare des âmes.
« De tout cela la sagesse est le principe et le plus grand des biens. C’est pourquoi elle est même plus précieuse que la philosophie, car elle est la source de toutes les autres vertus, puisqu’elle nous enseigne qu’on ne peut pas être heureux sans être sage, honnête et juste, ni être sage, honnête et juste sans être heureux. Les vertus, en effet, ne font qu’un avec la vie heureuse, et celle-ci est inséparable d’elles. »
Pour l’épicurien, (dit Valla) les actes héroïques que citent les stoïciens (suicide de Lucrèce, etc.) n’ont pas leur origine dans le désir d’être vertueux, mais découlent de la recherche d’un plaisir qui dépasse totalement les plaisirs du corps. Ainsi, dans le dialogue de Valla, le dernier orateur (le collectionneur de manuscrits pour Côme de Médicis, Niccoli) défend la vision chrétienne qui transcende de loin les épicuriens et il accuse ses prédécesseurs d’avoir été incapable de reconnaître que le vrai bonheur réside dans la faculté d’être en accord avec Dieu, bien qu’il appuie la critique épicurienne des Stoïciens. De toute façon, pour un vrai chrétien, disent Valla et Erasme, l’idée qu’une philosophie quelconque puisse enseigner la vertu, sans amour de Dieu et des hommes, est une fraude. On ne fait pas le bien parce que c’est vertueux, mais parce que faire le bien plaît à Dieu, à l’humanité et à nous-mêmes. Erasme développe cette idée dans son colloque L’Epicurien.
La déclaration d’indépendance américaine, à travers l’influence de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), qui part de Valla et d’Erasme, intègre explicitement cette notion dans l’idée de la défense de « la vie, la liberté et la poursuite du bonheur » (le bien étant consubstantiel avec le bonheur, dans le meilleur des mondes possibles de Leibniz).
Erasme se retrouve donc évidemment avec Valla, quand celui-ci se fâche contre cette « philosophie » d’Averroès et ses rejetons scolastiques. Il faut savoir qu’à l’époque d’Erasme rageait encore la bataille entre les « Anciens » (thomistes et scotistes) et les « Modernes » (Ockham et Buridan) et que pour bien marquer son rejet de ces écoles scolastiques, Erasme reprendra à son compte le terme de « philosophie du Christ » employé par Agricola, une philosophie qu’il voit exprimé par « saint Socrate », comme il le nomme dans le colloque Le Banquet religieux.
Polémiste chrétien mais anti-aristotélicien virulent, Valla est forcé d’aller de ville en ville pour devenir en 1433 le secrétaire d’Alphonse d’Aragon (1396-1458) à Naples. Là, il élabore entre autres un traité Sur le libre arbitre et réfute en 1440, sur des bases philologiques rigoureuses, l’authenticité de la « Donation de Constantin » déjà révélée par Nicolas de Cues dans la Concordance catholique. Ce texte, un faux, accordait des privilèges extravagants quasi-impériaux au pape et garantissait la mainmise totale des grandes familles romaines sur le Sacré Collège en charge de l’élection du pontife.
Nicolas de Cues
Le cardinal Nicolas de Cues, théo-philosophe et militant humaniste.
Quand l’humaniste Nicolas V (Tommaso Parentucelli, 1397-1455) devient pape en 1447, Nicolas de Cues et le cardinal Jean Bessarion (1403-1472) appellent les peintres Fra Angelico (1400-1455) et Piero della Francesca (1415-1492) à la Curie romaine tandis que Lorenzo Valla est chargé de traduire les historiens grecs Hérodote et Thucydide.
Dans le Repastinatio Dialecticae et Philosophiae (Eradication de la dialectique et de la philosophie) Valla affirme qu’il veut réfuter « Aristote et les Aristotéliciens, afin de préserver les théologiens de notre époque de l’erreur, et de les ramener vers la vraie théologie. »
Fâché contre la logique d’Aristote, il ne situe pas l’âme dans l’intellect, ni dans la volonté, mais dans le cœur (et Rabelais dira le sang). La séparation entre l’intellect et la volonté est artificielle parce que « c’est une seule âme qui comprends et se souvient, enquête et juge, aime et hait. » Ainsi, « l’amour (en grec : agape et en latin : caritas) est la seule vertu, car c’est l’amour qui nous rend meilleur ». Valla identifie cette qualité du sublime dans le combat, avec la « fortitude », et donne l’exemple du cas des apôtres, « qui, de couards, se transformèrent en hommes les plus courageux, du moment où ils reçurent le Saint-Esprit, qui est l’Amour du Père et du Fils. »
Erasme et More publient ensemble des œuvres de Lucien de Samosate (125-192). Peu créateur en philosophie, Lucien est un incomparable satiriste qui disait : « Je suis un homme qui hait les fanfarons et les charlatans, qui déteste les mensonges et les hâbleries, qui a en horreur tous les coquins […]. Or, il y en a beaucoup, comme vous savez […]. Oui, j’aime ce qui est vrai, ce qui est beau, ce qui est simple, en un mot tout ce qui mérite d’être aimé. Seulement, je dois avouer qu’il y a peu de gens auxquels je puisse faire l’application de cet art. »
Ainsi L’Evangile, de pair avec les dialogues de Platon, la verve des satires de Lucien, et aussi l’« épicurisme chrétien » de Valla, sera le modèle constant de More et d’Erasme.
L’Eloge de la folie
Hans Holbein le jeune, page de L’Eloge de la Folie.
On comprend mieux ce qui a pu guider la main de l’auteur si nous le lisons à la lumière de ce que nous venons de voir au sujet de Valla : pour éduquer l’émotion, même si elle est un peu folle, il faut d’abord qu’elle puisse se manifester ! Ainsi la Folie personnifiée comme Stultitia, (qui oscille ironiquement entre fausse folie=vraie sagesse et fausse sagesse=vraie folie) y prend ironiquement la parole et se targue de ce que sans elle, rien n’est possible :
« Nulle société, nulle vie en commun ne saurait être agréable ou durable sans folie, à telles enseignes que le peuple ne pourrait supporter une minute de plus le prince, ni le seigneur le valet, ni la servante la dame, ni l’ami l’ami, ni l’épouse l’époux, s’ils ne se consentaient mutuellement tantôt de se tromper, tantôt de se flatter, puis à regarder sagement entre les doigts, ensuite à s’enduire d’un peu de miel de folie. »
Car, pour Erasme, il y a dans le monde beaucoup plus d’émotion (folie) que de raison. Ce qui maintient le monde en état, la source de la vie, relève de la folie (sagesse). Car l’amour est-il autre chose ? Pourquoi se marie-t-on, sinon par suite d’une aberration qui ne voit pas les inconvénients ? Toute jouissance et tout plaisir ne sont que des condiments de la folie. Lorsque le sage désire devenir père, il faut qu’il passe d’abord par la folie. Car qu’y a-t-il de plus fou que la procréation ?
« Pourquoi donc bécotons-nous et dorlotons-nous les petits enfants, si ce n’est parce qu’ils sont encore si délicieusement fous ? Et n’est-ce pas ce qui donne tant de charme à la jeunesse ? »
Mais la folie a une sœur qui s’appelle amour propre, autre ingrédient indispensable pour le bonheur. Une fois obtenue notre adhésion à cette énorme vérité humaine que la scolastique niait, Erasme fait éclore le deuxième thème, qui, discrètement présent dès le début (le père de la folie s’appelle « argent » et c’est lui qui dirige le monde..), nous surprend. Ici s’opère une magnifique transition où l’on passe d’un état de compassion à l’égard des faibles à une dénonciation satirique des forts.
De la folie « douce » des faibles, des enfants, des femmes, des hommes qui se trompent ou se sont éloignés de la raison par le péché, Erasme passe, et mobilise toute sa verve et son humour pour dénoncer la folie « dure » et criminelle des puissants, des « folie-sophes », des marchands, des banquiers, des princes, des rois, des papes, des théologiens et des moines.
Sans esprit de vengeance, mais avec le triste souvenir de son mauvais traitement dans les couvents, et tout en affirmant ne pas vouloir remuer cette Camarine (merde), la folie dit des moines :
« Les plus heureux, (…) sont ceux qui s’appellent communément eux-mêmes « [religieux] et [moines] » (solitaires), deux désignations très fausses, car la plupart d’entre eux sont très éloignés de la religion et on ne rencontre personne davantage qu’eux en tous lieux. Je ne vois pas quelle misère surpasserait la leur si je (la folie) ne venait à leur secours de maintes façons. Tout le monde les exècre au point que l’on considère comme un mauvais présage d’être fortuitement sur leur chemin ; cela ne les empêche pas d’avoir d’eux-mêmes une opinion grandiose et flatteuse. D’abord à leurs yeux la perfection de la piété c’est de n’avoir rien appris, pas même à lire. Puis, quand à l’église ils braillent leurs psaumes, qu’ils savent numéroter mais ne comprennent pas, ils croient chatouiller l’oreille des saints d’une profonde volupté. Parmi eux certains se font payer cher leur crasse et leur mendicité, devant les portes ils meuglent avec force pour qu’on leur donne du pain, [il n’y a pas d’auberge, de voiture, de bateau où ils ne fassent pas de chahut] au grand détriment bien sur des autres mendiants. Et c’est de cette manière que ces personnages tout à fait exquis, avec leur crasse, leur ignorance, leur rustauderie, leur impudence font revivre pour nous, disent-ils, les apôtres.
« Quoi de plus plaisant que de les voir tout faire selon une réglementation, d’après des sortes de tables mathématiques qu’il serait sacrilège de ne pas respecter : tant de nœuds à la chaussure, telle couleur pour chaque pièce de vêtement, telle diversité entre elles, telle étoffe et tant de chaumes de largeur pour la ceinture, tel aspect et tant de boisseaux de contenance pour le capuchon, tant de doigts de largeur pour la chevelure, tant d’heures de sommeil. Qui ne voit l’inégalité d’une telle égalité entre corps et esprits si divers ?… »
Pieter Bruegel l’aîné, La parabole des aveugles, 1568, Musée de Naples.
Ici nous vient inévitablement à l’esprit le tableau de Bruegel Les aveugles guidant les aveugles. Les scientifiques pensent aujourd’hui avoir identifié avec précision les quatre types de cécité différents qui frappent ces représentants des quatre ordres mendiants qu’on voit sur le tableau ! Où va le monde avec eux ? Dans le fossé !
Après toute cette dénonciation, Erasme avertit contre le voyeurisme cynique et le confort de l’impuissance, en disant que ceux qui trouvent que ceci est plus que ridicule doivent considérer ce qui est le plus sage : se réconcilier avec la folie de la vie (avoir la force d’aimer et d’agir), ou chercher une poutre pour se pendre !
L’Eglise du futur
En opposition avec cette satire, regardons cette « Eglise du futur » dont rêvaient les humanistes. On la trouve évoquée par François Rabelais dans le chapitre 52 du Gargantua. Gargantua propose au moine qui s’est fait remarquer par son amour pour les hommes en les défendant courageusement contre les soldats de Pichrocole (Charles Quint), de lui construire un monastère avec de belles murailles. Celui-ci répond que « ou mur y a et davant et derrière, y a force murmur, envie et conspiration mutue. »
Finalement, il construit l’abbaye de Thélème, un magnifique bâtiment hexagonal à six étages, digne des plus beaux châteaux de la Loire où, « Depuis la tour Artice jusques à Cryere estoient les belles grandes librairies, en Grec, Latin, Hébrieu, François, Tuscan et Hespaignol, disparties par les divers estaiges selon langaiges », référence on ne peut plus clair au projet du collège trilingue d’Erasme. (Thélème=désir en grec, peut-être une référence à Désiré Erasme).
Au lieu d’être repère de toute la lie de la terre, comme ce fut hélas souvent le cas pour les monastères, l’abbaye ne reçoit que les beaux et les belles, « bien formez et bien naturez », tous bien habillés avec les plus beaux habits possibles.
Dans une attaque satirique contre les souffrances imposées par les vêpres et autres matines, Gargantua disait que la plus sûre perte de temps qu’il ne connaisse « estoit soy gouverner au son d’une cloche, et non au dicté de bon sens et entendement. »
Par ailleurs la vie de l’abbaye était « employée non par loix, statuz ou reigles, mais selon leur vouloir et franc arbitre », le thème d’Erasme par excellence sur lequel nous reviendrons.
Leur règle était donc « Fay ce que vouldras », (souvent mal traduit comme [fais ce que TU voudras], ce qui enlève l’ambiguïté très intéressante entre ce que tu voudras et ce que Dieu souhaite que tu fasses) « …parce que gens libères, bien nez, bien instruictz, conversans en compaignies honnestes, ont par nature un instinct et aiguillon, qui toujours les poulse à faictz vertueux et retire de vice, lequel ilz nommoient honneur. »
L’optimisme philosophique exprimé par cette confiance dans le penchant naturel de l’homme à désirer le bien et l’auto-perfectionnement est précisément ce qui séparera toujours Erasme et Rabelais aussi bien des théologiens catholiques, que de Luther et Calvin.
Le Gargantua finit par une prophétie qui laisse entendre que Rabelais a compris que ce genre d’enseignement provoquera un tel bouleversement dans le monde que même les plus puissants ne pourront empêcher, car « Le filz hardy ne craindra l’impropère de se bender contre son propre père ; Mesmes les grands, de noble lieu sailliz, de leurs subjectz se verront assailliz, … »
Car une fois revenu à un véritable amour de l’enseignement du Christ et de l’Humanité, tous les autres problèmes du monde devenaient beaucoup plus facilement solvable.
La République Utopique
Thomas More. En l’an 2000, le pape Jean-Paul II le fait saint patron des responsables de gouvernement et des hommes politiques. Utopie?
L’Utopie (Isle de nulle part) que More a commencée dès 1509 pour faire diptyque avec L’Eloge de la folie et qu’Erasme lui pressa de terminer, est avant tout une satire. Erasme l’a complétée et veillé à son impression en 1516 chez Martens à Louvain.
Derrière le récit d’un personnage fictif, le marin portugais Raphaël Hythlodée « qui connaît assez bien le latin et très bien le grec », More esquisse le projet d’une véritable république, et élabore un programme d’action sur tous les problèmes sociaux (sécurité, crime, droit, mariage, éducation, etc.) et économiques (monnaie, monopoles, réforme agraire, laine, etc.) de son époque.
Hythlodée décrit une civilisation très organisée : elle possède des vaisseaux à carène plate et « des voiles faites de papyrus cousu », composée de gens qui « aiment à être renseignés sur ce qui se passe dans le monde » et qu’il « croit Grecque d’origine », car ils ont Lascaris (l’helléniste) comme seul grammairien.
Jean Lascaris
Jean Lascaris, helléniste hors pair et ambassadeur de François Ier à Venise.
A un moment il est dit : « Ah ! Si je venais proposer ce que Platon a imaginé dans sa République ou ce que les Utopiens mettent en pratique dans la leur, ces principes, encore que bien supérieurs aux nôtres, et ils le sont à coup sûr, pourraient surprendre, puisque chez nous, chacun possède ses biens tandis que là, tout est mis en commun. »
Ce commentaire satirique a attiré toutes les foudres des anticommunistes qui voyaient en lui et en Erasme des prédécesseurs de Marx, surtout quand More critique la dérégulation des marchés :
« Vos moutons, dis-je. Normalement si doux, si faciles à nourrir de peu de chose, les voici devenus, me dit-on, si voraces, si féroces, qu’ils dévorent jusqu’aux hommes, qu’ils ravagent et dépeuplent les champs, les fermes, les villages. En effet, dans toutes les régions du royaume où l’on trouve la laine la plus fine, et par conséquent la plus chère, les nobles et les riches, sans parler de quelques abbés (…), ne laissent plus aucune place à la culture (vivrière), démolissent les fermes, détruisent les villages, clôturant toute la terre en pâturages fermés, ne laissent subsister que l’église, de laquelle ils feront une étable… »
Encore plus drôle est le passage où il se moque de l’usure et de la frénésie pour les métaux précieux, usure alors à la source des pires exactions dans le nouveau monde : « Et qui ne voit qu’elle (la valeur de l’or) est inférieure à celle du fer, sans lequel les mortels ne pourraient vivre (…), alors que tout au contraire la nature n’a attaché à l’or et à l’argent aucune propriété qui nous serait précieuse, si la sottise des hommes n’ajoutait du prix à ce qui est rare ? La nature, (…) a mis à notre portée immédiate ce qu’elle nous a donné de meilleur, comme l’air, l’eau, la terre elle-même ; tandis qu’elle écarte de nous les choses vaines et inutiles. »
En Utopie, « pour parer à ses inconvénients, ils ont imaginé un moyen (…) Alors qu’ils mangent et boivent dans de la vaisselle de terre cuite, de forme élégante mais sans valeur, ils font de l’or et de l’argent, pour les maisons privées comme pour les salles communes, des vases de nuit et des récipients destinés aux usages les plus malpropres. Ils en font aussi des chaînes et de lourdes entraves pour lier leurs esclaves. Ceux enfin qu’une faute grave a rendus infâmes portent aux oreilles des anneaux d’or, une chaîne d’or au cou, un bandeau d’or sur la tête. »
Dénonçant le « complexe militaro-industriel » de son époque il critique les guerres injustes et inutiles et le danger d’avoir en permanence des armées professionnelles. « De quelque manière que les choses se présentent, je pense donc qu’un état n’a jamais aucun intérêt à nourrir en vue d’une guerre, que vous n’aurez que si vous le voulez bien, une foule immense de gens de cette espèce, qui mettent la paix en danger ».
Bien que le vol restera puni par la peine de mort en Angleterre jusqu’au milieu du XIXe siècle, More, le philosophe qui conseilla son prince et finit décapité par son meilleur élève le roi Henry VIII, dénonce cette loi comme inutile, perverse et radicalement contraire à l’Evangile : « Alors que Dieu a retiré à l’homme tout droit sur la vie d’autrui et même sur la sienne propre, les hommes pourraient convenir entre eux des circonstances autorisant des mises à mort réciproques ? »
Trois cents ans avant Friedrich Schiller, More et Erasme comprennent qu’une révolution politique passe par l’éducation de l’homme à des plaisirs élevés. Après avoir développé les plaisirs du corps (la santé, et l’absence de souffrance) il développe les plaisirs de l’âme, « qu’ils (en Utopie) considèrent comme les premiers et les plus excellents de tous, et dont la majeure partie résulte pour eux de la pratique des vertus et de la conscience de mener une vie louable. » Mais qui ne voit donc pas, que celui qui passe une vie à la recherche du plaisir du corps mène une vie « non seulement laide, mais pitoyable ? »
« Mais partout ils s’en tiennent au principe qu’un plaisir plus petit ne doit pas faire obstacle à un plus grand (noble) ; qu’il ne doit jamais entraîner la douleur après lui, et ce qu’ils considèrent comme allant de soi, qu’il ne doit jamais être déshonnête.
« Mépriser d’autre part la beauté du corps, ruiner ses forces, endormir son agilité par la paresse, épuiser son corps à force de jeûnes, détruire sa santé, rejeter avec mépris les autres douceurs de la nature, sans en espérer un surcroît de biens pour autrui ou pour l’Etat ni une joie supérieure par laquelle Dieu récompenserait le sacrifice ; pour une vaine ombre de vertu se détruire sans profit pour personne, avec l’idée de pouvoir supporter plus aisément un revers de fortune qui peut-être n’arrivera jamais : voilà ce qu’ils estiment être le comble de la folie, l’acte d’une âme méchante envers elle-même et suprêmement ingrate envers la nature, puisqu’elle la congédie avec tous ces bienfaits, comme si elle rougissait d’avoir cette dette envers elle. »
Mazarin
Le cardinal Mazarin, grand artisan de la paix en Europe.
More esquisse également les fondements d’une concorde entre l’Eglise et l’Etat, ce concept fondamental d’une laïcité positive, autorisant la liberté des consciences unies dans un intérêt supérieur. C’est ce concept qui sera repris dans l’édit de Nantes sous Henry IV et la paix de Westphalie de Mazarin : « Les Utopiens ont des religions différentes mais, de même que plusieurs routes conduisent à un seul et même lieu, tous leurs aspects, en dépit de leur multiplicité et de leur variété, convergent tous vers le culte de l’essence divine. C’est pourquoi l’on ne voit, l’on entend rien dans leurs temples que ce qui s’accorde avec toutes les croyances. Les rites particuliers de chaque secte s’accomplissent dans la maison de chacun ; les cérémonies publiques s’accomplissent sous une forme qui ne les contredit en rien. »
Et même : « Les uns adorent le soleil, d’autres la lune ou quelque planète. Quelques-uns vénèrent comme dieu suprême un homme qui a brillé en son vivant par son courage et par sa gloire.
« Le plus grand nombre toutefois et de beaucoup les plus sages, rejettent ces croyances, mais reconnaissent un dieu unique, inconnu, éternel, incommensurable, impénétrable, inaccessible à la raison humaine, répandu dans notre univers à la manière, non d’un corps, mais d’une puissance. Ils le nomment Père et rapportent à lui seul les origines, l’accroissement, les progrès, les vicissitudes, le déclin de toutes choses. Ils n’accordent d’honneurs divins qu’à lui seul.
« Au reste, malgré la multiplicité de leurs croyances, les autres Utopiens tombent du moins d’accord sur l’existence d’un être suprême, créateur et protecteur du monde. »
La pire calomnie contre More et Erasme, exactement la même que nous retrouvons aujourd’hui lancée contre Lyndon LaRouche et son mouvement, c’est justement que tout ceci est très beau, très idéal, mais totalement utopique et donc sans prise sur la vie politique ! Les belles idées sont sans effet sur la politique, qui elle, est sale et laide. Ecoutons Johan Huizinga, pourtant grand spécialiste d’Erasme :
« Malgré une certaine modération innée, Erasme était un esprit complètement impolitique. Il vivait trop loin de la réalité pratique et il avait une idée trop naïve de la perfectibilité des hommes pour être à même de comprendre les difficultés et les nécessités de l’appareil d’Etat. Ses conceptions au sujet du bon gouvernement étaient très primitives et, comme c’est souvent le cas chez des savants fortement teintés de morale, dans le fond très révolutionnaires, bien qu’il ne lui fût jamais venu à l’idée d’en tirer de telles conséquences. (…) Il voit les questions économiques dans leur simplicité idyllique. Le souverain doit régner gratis et lever aussi peu d’impôts que possible. (…) Il se révèle plus réaliste lorsqu’il énumère, à l’intention du prince, les travaux de la paix : l’entretien des villes, la construction de ponts, de halles, de rues, l’assèchement de marais, la rectification du lit des rivières, l’endiguement, le défrichement. » Pour Huizinga, tout ceci n’est pas de la politique car « ici, c’est le hollandais qui parle en lui ».
Erasme en Italie et la ligue de Cambrai
Et puisque justement on parle de politique, allons-y. Examinons un des enjeux essentiels de l’époque d’Erasme qui échappe à tant d’historiens recroquevillés sur leurs matelas académiques, et qui pourtant est fondamental pour comprendre la vie d’Erasme.
Car derrière cette féodalité des esprits, caricaturalement représentée par les ordres religieux et les empires terrestres qu’ils exploitaient, se trouvait une vaste féodalité de l’argent dont l’un des centres névralgiques s’appelle la Sérénissime Venise. Lieu de refuge des familles romaines quand les Goths d’Alaric saccagent la ville en 410, Venise, avec Gênes et les Lombards dans le nord est le centre d’un empire financier international. Leur devise sera « diviser pour régner » et leur spécialité le commerce des esclaves, les indulgences, et la manipulation des guerres. Pendant que la Venise « catholique » loue des bateaux aux croisés d’une main, elle n’hésite pas à vendre des canons aux Turcs de l’autre. Erasme décrit bien la nature de la bête dans son colloque L’Ami du mensonge et l’ami de la Vérité et il n’est pas le seul. Car, dès 1501, à Blois, le roi de France, Louis XII, et l’Empereur Maximilien envisagent de mettre fin à la domination de Venise.
En 1506, Erasme part en Italie en charge des enfants du médecin personnel d’Henry VII, et assiste surpris à Bologne au spectacle inoubliable de l’entrée du pape Jules II, armée de pied en tête, dans la ville. La seule vue du « Vicaire du Christ » à la tête d’une armée dans un tel appareil, le convainc de la véritable nature du personnage.
Alde Manuce
Alde Manuce, un éditeur avant tout au service du système?
Erasme sera à Venise avant et pendant les événements décisifs. D’abord, fin 1507, il s’introduit pendant plusieurs mois dans l’imprimerie d’Alde Manuce (1449-1515), grand éditeur d’Aristote dont l’atelier est devenu le rendez-vous obligé pour les lettrés et les érudits. Il y rencontre des hellénistes, en particulier Janus Lascaris (1445-1534), bibliothécaire et ambassadeur de Louis XII. Manuce, dont l’imprimerie est financée à l’origine par un futur détracteur d’Erasme, le prince Alberto Pio de Carpi (1475-1531), le loge chez Asolani, son beau-père. Erasme y partage pendant plusieurs mois sa chambre avec le jeune Aléandre et la nourriture y est tellement douteuse (selon le Colloque Opulence sordide) qu’il y attrape la gravelle.
Jérôme Aléandre (1480-1542), autre descendant d’une importante famille de Venise, était un littéraire de la nouvelle académie de Manuce et deviendra plus tard le légat du pape en charge de la lutte contre « l’hérésie ». Il s’implique dans une véritable chasse aux sorcières contre Erasme, homme qu’il hait de tout ses intestins, car il n’a pas trahi son idéal comme lui l’a fait. Il n’est pas exclu que tant de violence fut la réaction directe de l’oligarchie vénitienne. C’est contre Aléandre que Rabelais propose d’aider Erasme, dans sa lettre à notre humaniste.
Ensuite, le 10 décembre 1508 à Cambrai, une coalition hétéroclite est formée contre Venise réunissant différentes parties, hélas plus intéressées par leurs possessions que par l’avenir de l’humanité. Louis XII, protecteur de Léonard de Vinci, rêve de reprendre Milan car il descendait des Visconti. Le pape Jules II, grand amateur d’un catholicisme triomphant, veut reprendre la Romagne et Ravenne, occupées par Venise. D’autres princes et seigneurs entreront dans cette coalition.
Sur le champ de bataille d’Agnadel devant la ville, le 14 mai 1509 la Ligue de Cambrai inflige une défaite écrasante aux 40000 troupes vénitiennes. Le roi de France, Louis XII, charge immédiatement Léonard de Vinci de préparer les célébrations officielles de la victoire.
A Rome, le cardinal Raphaël Riario (1460-1521) demande alors à Erasme, présent dans la ville éternelle, d’écrire un mémorandum sur la situation. Erasme en fait deux, dont les textes ont bizarrement disparu. Il semblerait que tandis qu’un des textes expliquait comment faire la paix, l’autre stipulait comment gagner la guerre. Selon Melanchthon, le pape Jules II aurait soupiré qu’Erasme « ne comprenait définitivement rien aux affaires du monde. »
Agostino Chigi
Agostino Chigi, un banquier siennois à la tête du Vatican…
Jules II, qui en réalité semble vouloir faire la part belle aux concurrents de Venise, les Génois, envoi alors d’urgence son banquier, Agostino Chigi (1466-1520), l’homme qui a payé son élection en 1504 en achetant les voix des cardinaux, pour négocier une sortie de crise.
Chigi propose aux Vénitiens de renoncer à leur monopole sur l’importation de l’alun provenant de Turquie, une ressource stratégique indispensable pour fixer les teintures dans le textile et pour la fabrication du verre. Si en échange ils achètent l’alun de la mine papale de la Tolfa, dont Chigi a la gestion au service du Vatican, sa banque leur avancera l’argent nécessaire pour louer les mercenaires suisses qui permettront Venise de repousser la ligue de Cambrai, sur le point d’entrer dans la ville, et en position de mettre fin à leur système. Devant tant de choix, Venise accepte l’accord.
Jules II effectue alors un retournement d’alliances spectaculaire et s’allie avec les Vénitiens pour chasser les Français hors d’Italie. Le 5 octobre 1511, une Sainte Ligue officialise cette alliance et accomplit le travail. « Si Venise n’existait pas », disait le pontife, « il faudrait en faire une autre. »
Dominico Grimani
Dominico Grimani, le cardinal vénitien qui tenta de convaincre Erasme d’abandonner un combat jugé perdu d’avance…
A Rome, le cardinal vénitien Dominico Grimani (1461-1521), intime du banquier Chigi, offre alors habilement sa maison et sa bibliothèque riche de 8000 volumes à Erasme tentant de le retenir à Rome, tout en lui rappelant la fragilité de sa santé…
Celui-ci refuse et part pour l’Angleterre. Il y écrit en quelques jours L’Eloge de la Folie qu’il fait publier en France. Les humanistes avaient perdu une bataille, mais il fallait gagner la guerre. Un autre flanc s’ouvrait outre-Manche. Henry VII venait de mourir et le protégé de Thomas More, ce jeune lettré Henry VIII, avec lequel Erasme a échangé des poèmes, accède au trône.
A Rome, au service de Jules II, Le Bramante est chargé de lancer la reconstruction de Saint-Pierre, Raphaël est chargé des fresques de la Chambre de la signature et de la décoration de la villa d’Agostino Chigi, et Michel-Ange part à Carrare pour choisir les blocs de marbre pour le mausolée du pontife. Jules II, que Rabelais met en enfer à vendre des petits pâtés, sera le sujet d’une pièce tellement satirique, Jules refusé au paradis qu’Erasme dira que « l’auteur fut un fol, et l’imprimeur plus fol encore ».
Encourager Luther pour détruire Erasme
Lucas Cranach, portraits de Luther et de Melanchthon, 1543, Galerie des Offices, Florence.
Si l’on a souvent accusé Erasme d’avoir « pondu l’œuf que Luther a fait éclore », il serait plus juste d’affirmer que Luther est entré comme un renard dans le poulailler et que Venise lui a donné les clefs ! La question est légitime car si l’on avait voulu créer le prétexte nécessaire pour pouvoir abattre Erasme et son influence, on n’aurait pu mieux faire !
L’histoire s’accélère quand en août 1514, Albrecht de Brandebourg est promu archevêque de Mayence. Pour couvrir les frais de son installation, il concède une indulgence plénière (la rémission totale des péchés) contre de l’argent, le tout organisé par la banque des Fugger à Augsbourg, une dynastie de banquiers formée à Venise.
La moitié des profits lui revient, l’autre moitié part à Rome pour financer la reconstruction de la basilique Saint Pierre et ceux qui s’y réunissent. Le prédicateur dominicain Tetzel affirme que l’on peut même absoudre les morts, et que ceci ne nécessite aucune confession préalable ! L’historien Michelet affirme qu’on pouvait même obtenir la rémission des péchés futurs !
L’exploitation scandaleuse d’une véritable superstition pseudo-religieuse est l’enjeu réel de la plupart des débats théologiques. On soulignait « l’immortalité de l’âme », non pas pour obliger chacun à être responsable devant l’éternel, mais pour pouvoir vendre des indulgences ! Ces indulgences, qu’on nommait des « œuvres » ; permettaient à chacun de racheter ses péchés grâce à son « libre arbitre » !
Erasme avait déjà dénoncé les indulgences dans L’Eloge de la Folie publié en 1511, et la proportion scandaleuse de ces pratiques a peut-être été montée en épingle pour forcer une crise dont le terrain de bataille serait favorable aux ennemis d’Erasme.
Le siège de la banque Fugger à Augsbourg.
N’est-il pas étonnant de constater qu’en 1516, au moment même où Erasme estime être proche d’une victoire, le très vénitien Aléandre indique que « beaucoup ici n’attendent que la venue d’un homme providentiel pour ouvrir la gueule contre Rome ».
Ainsi Luther affiche à la fin de 1517 ses 95 thèses dénonçant la pratique des indulgences sur les portes de la Schlosskirche de Wittenberg. Il est évident que tant d’hypocrisie avait ouvert un boulevard pour le prédicateur et qu’il pouvait gagner une grande popularité en affirmant que le salut ne pouvait que venir de la foi (l’individu en relation directe avec Dieu, sans les sacrements de l’Eglise.) Bizarrement et sans qu’il l’ait souhaité ou suggéré, les thèses furent tout de suite traduites et imprimées en allemand pour atteindre toute l’Allemagne en moins d’un mois, délais extraordinaire pour l’époque.
Ensuite, en 1518, en reprenant le thème de Savonarole, adepte du thomisme, Luther présente à Heidelberg sa doctrine. Tout en attaquant la prédominance d’Aristote sur la théologie il affirme la nature pécheresse de l’homme et l’inexistence de la volonté humaine.
Estimant que l’homme est mauvais par nature, Luther est convaincu de l’imminence de la fin des temps:
Il survient au ciel beaucoup de signes qui annoncent que la fin du monde n’est pas éloignée. (…) Sur Terre, on s’occupe avec ardeur comme si le monde voulait se rajeunir et recommencer. J’espère que Dieu mettra fin à tout ça. Cela peut durer quelques années, mais le monde ne durera pas longtemps.
Le pape Léon X le convoque à comparaître devant son envoyé spécial à Augsbourg, le cardinal Cajetan et l’audience a lieu dans la maison des banquiers de la papauté, les Fugger (!). Luther refuse de reconnaître ses erreurs et, jetant le discrédit sur les demandes d’Erasme, appelle à un Concile général chargé d’abréger les mauvaises pratiques.
Erasme comprend immédiatement le rôle d’agent provocateur du prédicateur, car il se trouve maintenant entre le marteau et l’enclume, entre « Scylla et Charibde ». La radicalité luthérienne servira de prétexte à la répression du courant humaniste et il écrit : « Beau défenseur de la liberté évangélique ! Par sa faute, le joug que nous portons va devenir deux fois plus pesant. Ce qui autrefois n’était dans les écoles qu’une opinion probable devint déjà vérité de foi. Il devient dangereux d’enseigner l’Evangile…Luther agit en désespéré ; ses adversaires l’excitent à plaisir. Mais si nous devons assister à leur victoire, il ne nous restera que d’écrire l’épitaphe du Christ, qui ne ressuscitera plus. »
Charles Quint
Charles V.
Pour tenter de déjouer la logique infernale qui s’est enclenché contre lui, il est désormais obligé d’avancer sur plusieurs fronts à la fois. D’abord il écrit à Luther pour l’inciter à la modération. En même temps, il demande à l’électeur Frédéric de Saxe de ne pas livrer Luther avant qu’il n’ait été jugé par une université. Entre-temps il réédite son Poignard du soldat chrétien, indiquant le vrai défi devant la chrétienté et écrit au pape et aux cardinaux qui veulent encore l’écouter. Il leur demande de ne pas s’engager dans une querelle avec Luther tout en les mettant au pied du mur. La crise provoquée par Luther prouve son analyse : Si l’Eglise de Rome n’adopte pas les mesures de réforme lente et pacifique que lui, Erasme, propose, ils seront coupables d’avoir provoqué un siècle de violence ! Il le répètera dans sa lettre à More en 1527 : « je crains que bientôt cet incendie qui couve n’éclate et ne bouleverse le monde, c’est à cela qu’appellent l’arrogance des moines et la violence des théologiens. » La Rome immortelle entend habilement utiliser Luther contre Erasme. Elle ouvre donc la fausse polémique.
En 1519, Luther, à la recherche de financements, lance son Manifeste à la noblesse d’Allemagne sur la réforme de l’Etat chrétien manipulant le nationalisme naissant et le mécontentement des paysans. Il refuse la distinction entre le clergé et les fidèles, réclamant le droit au libre examen donné à chacun, et dénie au pape le droit de convoquer des Conciles, considérant que c’est une prérogative des princes. En se mariant avec une nonne qui lui donne six enfants, Luther flatte les valeurs de la famille chères au monde paysan. Et pour diriger la famille, pas de hiérarchie, pas d’intermédiaire, juste une Bible. Un livre au lieu d’un homme, prenez ceci et lisez !
En 1520 seront imprimées à Augsbourg, ville des Fugger, en quelques mois, d’août à novembre, les trois oeuvres majeures de Luther, dont Sur la captivité Babylonienne. A la fin de l’année, Luther brûle la bulle papale qui le condamne et au début de 1521, il est excommunié par Léon X. A la demande d’Erasme, qui pourtant n’aime pas Luther, l’électeur de Saxe le fait enlever et le cache en sécurité au château de la Wartburg.
Le duc d’Albe
Le duc d’Albe.
Erasme sait que si Luther tombe, tout son projet de réforme s’effondrera, et le monde s’engouffrera immédiatement dans la guerre. Entre-temps, Erasme réussit à mettre son ami, le modéré Melanchthon, à la tête du camp protestant qui rédige un catéchisme de la réforme et restera toujours ouvert à une réconciliation avec Rome.
Le 8 mai 1521, Charles Quint émet un premier placard qui condamne pour hérésie tout sujet qui osait imprimer ou lire les bibles et livres de Luther. Tout ceux qui violaient l’édit étaient coupables de laesa majestas divina, trahison contre Dieu. (Ce terme est identique à celui que le pape Innocent III employa contre l’hérésie cathare du treizième siècle.) L’établissement, pour la première fois, d’une équivalence entre l’hérésie et la trahison de l’Etat, punissable par la peine de mort, formait une juridiction d’exception totalement étrangère aux Pays-Bas Bourguignons. Les hérétiques étaient donc remis au « bras séculier » car lui seul pouvait disposer de la vie d’un condamné.
N’est-il pas étonnant que la bulle qui interdit les livres de Luther et incite à les brûler trouve son application initiale réservée exclusivement aux Pays-Bas Bourguignons, Etat-nation naissant et patrie d’Erasme, et nullement à la Saxe de Luther ! Charles Quint voulait ménager les princes allemands dont il réclame le soutien dans sa guerre contre François Ier, diront les historiens.
L’application de cette juridiction d’exception trouvera énormément d’opposition de la part des magistrats locaux qui résisteront tellement que Philippe II sera obligé d’envoyer le sanguinaire Duc d’Albe pour appliquer les décisions d’un Bloedraad (« tribunal du sang » ou Conseil des Troubles), ce qui provoquera le soulèvement du pays.
« Je trouve la mort plus douce que la servitude » (lettre d’Erasme à More)
A Louvain, où Erasme réside, Niklaas Baechem van Egmond, un carme bientôt à la tête de l’inquisition affirme à Louvain qu’« aussi longtemps qu’Erasme refuse d’écrire contre Luther, nous le tenons pour un luthérien » et la rumeur est lancée qu’il aurait rédigé les œuvres de Luther.
Tout ceux qui ont hésité à l’attaquer quand ils le croyait protégé par les rois ou le pape, donnent libre cours à leur haine. Les pires seront les faux amis, les jaloux et les seconds couteaux et ceux qu’Erasme appelle, reprenant Platon, « les frelons » (théologiens de tout poil). Il affirme néanmoins que « ni la mort ni la vie ne me détacheront de la communauté de l’Eglise catholique. »
Ses amis ont peur pour sa vie, et lui demandent d’écrire contre Luther… ou de le rejoindre. Rien de plus inquiétant d’être dans la raison et la modération.
Travailler à Louvain dans ce climat lui devient insoutenable et il part pour Bâle en 1522 où il retrouve le groupe d’amis autour de l’imprimerie de Johan Froben (1460-1527). Là, il retravaille les Colloques, certains rédigés initialement avant 1500 à Paris pour enseigner le latin à des enfants de familles aisées. Ayant compris que ses adversaires étaient de toute façon plus préoccupés par leur statut, leur honneur et leur mode de vie, que par une quelconque vérité relative à l’avenir de l’humanité, il les intègre personnellement dans ces petites pièces satiriques.
Que d’humour pour les ennemis de l’humour ! Erasme se fait un malin plaisir de ridiculiser le théologien anglais Edward Lee (1482-1544) et surtout le syndic de la Sorbonne, Béda, et tant d’autres qui ont empoisonné le monde en sabotant le climat de respect et de confiance mutuels qu’il aurait fallu pour accompagner une réforme incontournable. Vincent Dirks, dominicain louvaniste originaire de Haarlem et détracteur farouche d’Erasme se retrouve dans L’Enterrement sous la personne d’un cupide moine mendiant qui extorque d’un mourant des dispositions en faveur de son ordre.
Noël Béda (Bédier, 1470-1537) était le successeur de Jean Standonck de Malines, un pur produit du courant ascétiste des frères de la Vie Commune, au collège de Montaigu à Paris. Ce collège, d’une austérité insupportable, avait accueilli Erasme et Vivès, avant de voir passer Ignace de Loyola (1491-1556) et Jean Calvin (1509-1564) sur ses bancs. Béda fera tout pour impliquer Erasme dans le procès intenté contre le traducteur d’Erasme Louis Berquin (1485-1529), brûlé vif à Paris pour faits de religion. Bien avant l’index du Vatican, la Sorbonne commença à dresser les listes des écrits hérétiques et fera le premier index de cette époque en 1544. Mais déjà en 1526, la faculté condamna comme hérétique plusieurs propositions d’Erasme et plus tard les écrits de Rabelais. Déjà mis à mal par L’Eloge de la Folie, ses adversaires étaient encore plus outrés par les Colloques et ne lui ont jamais pardonné depuis. En 1530, François Ier, d’humeur humaniste, ordonna l’instauration du Collège des lecteurs royaux, présidé par Guillaume Budé en contact avec Erasme, pour court-circuiter ces centres de médisance.
La persécutions des juifs et des moresques d’Espagne en 1492 par Thomas de Torquemada (1420-1498) sous Isabelle la Catholique avait remis le goût du sang à la bouche de l’Inquisition. Cette Inquisition allait bientôt continuer sa sinistre besogne dans le plat pays. Déjà des témoignages ont dû venir aux oreilles d’Erasme, qui s’était attiré toutes les foudres pour sa défense de Johannes Reuchlin (1455-1522), célèbre hébraïsant qui avait protesté contre la destruction des livres hébraïques par les dominicains de Cologne.
Juan Luis Vivès
Buste de Vivès à Bruges.
Son ami Juan Luis Vivès (1492-1540), un juif converti et éducateur passionné qui collaborera avec Thomas More et Erasme à Louvain aurait pu lui raconter ce que nous savons aujourd’hui. En 1524, le père de Vivès est brûlé sur le bûcher en Espagne, accusé par l’Inquisition de pratique judaïque secrète et, quelques années plus tard, les dépouilles de sa mère, pourtant morte depuis 1509, seront déterrées et brûlées pour les mêmes raisons (!).
Paradoxalement, c’est en Espagne que les œuvres d’Erasme ont été le plus traduites et imprimées. Le cardinal de Tolède, Ximénèz de Cisnéros (1436-1517), y fait publier une bible polyglotte par le centre biblique trilingue de l’université d’Alcalá. Jusqu’à la mort d’Erasme, l’Inquisition y fut tellement divisée qu’elle se trouvait dans l’incapacité de le condamner. Mais après la mort de Ximénès, son collaborateur jaloux, Diego Lopez de Zuniga, rejoindra en 1522 le camp des ennemis d’Erasme.
En 1527, le sac de Rome par des lansquenets luthériens et les hidalgo espagnols, ne fait que confirmer ce qu’Erasme avait prévu et il souligne plus que jamais l’urgence de son projet : L’Eglise doit accepter de se réformer et tant que le pape se mêle d’affaires terrestres et de successions impériales, la guerre est au rendez-vous. Il dénonce le messianisme hispano impérial sous lequel est tombé Charles Quint en suivant les conseils des théologiens, et il défend l’idéal du régime constitutionnel des XVII Provinces des Pays-Bas Bourguignons qu’il a vu fonctionner lui-même.
Erasme, fatigué par la barbarie et ce qu’il appelle « la matélogie » (le parler en vain) répète dans l’Hyperaspistes (super bouclier) : « Je n’ai jamais renié l’Eglise catholique. Je sais que dans cette Eglise, que vous appelez papiste, il y a beaucoup qui me déplaisent, mais de pareils j’en vois aussi dans votre Eglise. On supporte plus aisément les défauts auxquels on est habitué. Par conséquent, je supporte cette Eglise jusqu’à ce que j’en aperçoive une qui soit meilleure, et elle est bien obligée de me supporter jusqu’à ce que je devienne meilleur moi-même. Et il ne navigue pas mal celui qui passe à égale distance de deux maux différents. »
En 1530, Erasme écrit à l’un de ses derniers interlocuteurs à Rome, le cardinal de Carpentras Jacques Sadolet (1477-1547), « Quand vous verrez se produire, ce qu’à Dieu ne plaise, des bouleversements terribles dans le monde, funestes non tant pour l’Allemagne que pour l’Eglise, rappelez-vous alors qu’Erasme l’avait prédit. »
Libre interprétation contre libre arbitre
Sous la pression de ses amis qui se polarisent dans les deux camps, Erasme se résout finalement à attaquer le fond de la pensée de Luther (et des frelons), tout en maintenant ses exigences de réforme. Il propose à chaque nouveau pape de former une commission indépendante regroupant des représentants respectés par l’ensemble des parties concernées et les états. Mais Rome continuera son double jeu.
Sollicité par les princes, et en particulier Henry VIII, Erasme écrira, dans les traces d’Augustin et de Valla, une Diatribe sur le libre arbitre, que Leibniz va pousser plus loin dans son Théodicée, et qui sera publiée à Anvers en 1524.
Cette question d’apparence théologique (« par libre arbitre j’entends ici l’action efficace de la volonté humaine qui permet de s’attacher à ce qui le mène au salut éternel ou de s’en détourner »), touche en réalité au fond de la thèse humaniste : sommes-nous capables de faire le choix du bien ou sommes-nous simplement « comme les haches dans les mains du bûcheron ? »
Erasme démontre d’abord à l’aide d’exemples le danger de pousser à l’absurde tout débat théologique, si l’on oublie la charité. « Certains thèses sont nuisibles précisément parce qu’elles sont inadaptées, comme du vin à un fiévreux. (…) Jouer ce genre de pièces devant un public nombreux et disparate, me semble non seulement inutile, mais encore pernicieux. »
Ensuite, il pèse les textes favorables et défavorables au concept du libre arbitre et constate que sans celui-ci la notion de péché perd toute substance. Si l’homme n’est plus responsable de ses actes quand il fait le bien, comment pourrait-on le tenir responsable de ses actes mauvais ?
Une fois clairement énoncé qu’il existe une harmonie entre une grâce coopérante et un libre arbitre coopérant avec Dieu, il est important de définir la proportion de chacun.
Différent de Saint Augustin qu’il juge trop dur, et pour qui le libre arbitre n’existe que grâce à la part divine que Dieu a créé en l’homme, Erasme accorde un rôle réel au libre arbitre des hommes, sans pour autant tomber dans l’hérésie Pélagienne, selon laquelle l’homme est tout et Dieu très peu.
Pour rendre sa pensée lisible, il évoque une métaphore simple, mais tendre, et belle :
« Un père a un enfant encore incapable de marcher, il tombe, le père le relève tandis qu’il fait des effortsn’importe comment pour se remettre debout ; il lui montre un fruit placé en face ; l’enfant se démène pour accourir, mais à cause de la faiblesse de ses membres il aurait vite fait de s’écrouler à nouveau si le père ne lui tendait la main pour le soutenir et ne dirigeait sa marche. Ainsi guidé par son père il parvient au fruit que le père lui met dans la main très volontiers comme récompense de son parcours. L’enfant ne pouvait se relever si son père ne l’avait ramassé ; il n’aurait pas vu le fruit si son père ne le lui avait montré ; il ne pouvait avancer si son père n’avait constamment aidé ses faibles pas ; il ne pouvait atteindre le fruit si son père ne lui avait mis dans la main. Qu’est-ce que l’enfant va revendiquer pour lui dans ce cas ? Et pourtant on ne peut dire qu’il n’ait rien fait. Mais il n’y a pas de quoi se glorifier de ses forces, puisqu’il doit à son père tout ce qu’il est. »
Erasme réussit ici un incroyable tour de force en mettant le doigt sur l’orgueil, un péché capital de surcroît, partagé par Rome et Luther. L’orgueil de celui qui réclame le droit au « libre examen » rejoint l’orgueil des liturgies excessives. Sa défense de la modestie de l’homme face à Dieu, dont Luther prétendait avoir le monopole, déjouait le fanatisme de ce dernier et ramenait beaucoup d’hommes à la sagesse. Au biblisme cruel d’un Luther partisan d’une grâce avare et réservée aux purs (cathares), Erasme oppose la générosité et la miséricorde infinie de Dieu toujours prêt à aimer ceux qui font authentiquement le libre choix de revenir à lui.
Gérard David, Repos pendant la fuite en Egypte (détail).
Faut-il s’étonner de voir apparaître soudainement chez un peintre comme Gérard David, ami de Quinten Metsys à Anvers, des vierges ayant sur leurs genoux des enfants qui tentent d’attraper des fruits ?
Luther livra toute sa science juridico-théologique dans son Du serf arbitre qu’il publie un an après Erasme, en décembre 1525. D’une politesse hypocrite, Luther conteste Erasme et mobilise toute sa science pour fournir les arguments à l’Inquisition pour réprimer notre humaniste. Piqué au vif par ce dernier quand il soulignait le danger consistant à faire d’une question théologique une si grande affaire, Luther proteste qu’Erasme « range l’affaire du libre arbitre au nombre de celles qui sont inutiles et non nécessaires. A sa place, tu énumères à notre intention les choses que tu juges suffisantes pour la piété chrétienne : cela donne une forme telle que pourrait la dessiner n’importe quel juif ou païen qui ignorerait tout à fait le Christ. Car du Christ, tu n’en fais même pas mention d’un iota, comme si tu pensais que la piété chrétienne pouvait exister sans le Christ, pourvu seulement qu’on adore de toute sa force [le Dieu très clément] par nature. Que dirais-je ici, Erasme ? Tout entier, tu dégages l’odeur d’un Lucien, et tu me souffles les vapeurs de la grande ivresse d’Epicure. »
Dans sa conclusion, Luther réaffirme et prouve sa thèse avec des axiomes qu’il annonce d’emblée : « Si en effet nous croyons qu’il est vrai que Dieu connaît et organise à l’avance toutes les choses, il ne peut alors être trompé ni empêché en la prescience et la prédestination qui sont les siennes. Ensuite, rien ne peut se produire, s’il ne le veut lui-même : c’est ce que la raison elle-même est forgée de concéder ; et du même coup, au témoignage de la raison précisément, il ne peut y avoir aucun libre arbitre dans l’homme. (…) Il est tout aussi manifeste, comme il résulte précisément de l’œuvre accomplie et de l’expérience, que l’homme sans grâce ne peut rien vouloir, si ce n’est le mal. Mais en somme : si nous croyons que le Christ à racheté les hommes par son sang, nous sommes forcés de reconnaître que c’est l’homme tout entier qui était perdu ; autrement nous concevrons un Christ, soit superflu, soit rédempteur de la partie la moins valable : ce qui est un blasphème et un sacrilège. »
Le calvinisme et le jansénisme ne seront que des interprétations de plus en plus radicales et « à la lettre » de quelques phrases d’Augustin ou de l’épître aux éphésiens de Paul, quand il déclarait (II, 8) : « C’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. Ce n’est pas par les œuvres, afin que personne ne se glorifie. »
Le Cicéronien
Voyant venir à grand pas les guerres de religion et l’Inquisition, Erasme double la pression sur ceux qu’il aime pour qu’une réforme progressive, raisonnable et humaniste de l’Eglise et de la société puisse s’organiser. Exaspéré par la décadence des humanistes de cette Italie dans laquelle il avait placé tout son espoir, il publiera en 1528 Le Cicéronien ou du meilleur genre d’éloquence, attaque satirique contre la secte créée par le vénitien Pietro Bembo (1474-1547) et dont faisait partie Jérôme Aléandre.
Cicéron
Cicéron se servait d’un latin magnifique.
Les Cicéroniens étaient le nom générique pour le Bembisme : pour eux, on ne pouvait que s’exprimer en imitant de façon pédante le langage de Cicéron et exclusivement en employant des mots, des bouts de phrases et des phrases de Cicéron ! Le Livre du Courtisan de Baldassare Castiglione (1478-1529), entièrement construit avec des emprunts de Cicéron et de Bembo, où il se moque de Léonard de Vinci, et qui sort des presses de Venise la même année, en est un bel exemple.
Erasme les supporte de moins en moins, car au lieu de se battre pour un projet de réforme et empêcher la guerre, ils passent, dans le meilleur des cas, leur temps à se faire plaisir avec des « belles lettres ». Erasme démasque le but non avoué de cette manœuvre pseudo intellectuelle : ramener le paganisme romain de ceux qui jadis avaient jeté les chrétiens aux lions :
Bouléphore (le donneur de conseil) : Mais alors, l’état présent de notre siècle est-il, à ton avis, en harmonie avec les traits essentiels de l’époque où Cicéron a vécu et a parlé, alors que s’est produit un changement du tout au tout dans la religion, l’empire, les magistratures, la chose publique, les lois, les moeurs, les études, l’apparence physique même des hommes, et tout le reste ?
Nosopon (le malade) : Rien n’est semblable.
Bouléphore : Quelle serait donc l’impudence de celui qui exigerait que nous parlions de toutes choses à la manière de Cicéron ? Qu’il nous rende d’abord la Rome qui existait autrefois, qu’il nous rende le sénat et la curie, les Pères Conscrits, l’ordre équestre, le peuple réparti en tribus et en centuries, qu’il nous rende les collèges des augures et des aruspices, les Grands Pontifes, les flamines et les vestales, les édiles, les préteurs, les tribuns de la plèbe, les consuls, les dictateurs, les Césars, les comices, les lois, les sénatus consultes, les plébiscites, les statues, les triomphes, les ovations, les supplications, les temples et les sanctuaires, les coussins sacrés, les rites religieux, les dieux et les déesses, le Capitole et le feu sacré : qu’il nous rende les provinces, les colonies, les municipes et les alliés de la ville maîtresse du monde. Puisque à tous points de vue la scène des affaires humaines a été totalement bouleversée, qui aujourd’hui pourrait parler de la façon adaptée sans être profondément différent de Cicéron ?
(…) Je dois faire un sermon devant une foule mêlée dans laquelle se trouvent des vierges, des femmes mariées et des veuves ; il faut parler des bienfaits du jeûne, de la pénitence, du fruit de la prière, de l’utilité des aumônes, de la sainteté du mariage, du mépris des choses passagères, du zèle pour les lettres divines ; de quel secours sera ici pour moi l’éloquence de Cicéron qui ne connaissait pas les réalités dont je dois parler et donc ne pouvait employer des mots qui sont nés après lui, nouveaux pour des choses nouvelles. Est-ce qu’il ne sera pas de glace l’orateur qui coudrait à de tels sujets des lambeaux arrachés à Cicéron…
(…) Que fera alors le candidat au style cicéronien ? Se taira-t-il ou bien changera-t-il ainsi les termes reçus chez les chrétiens ?
Nosopon : Pourquoi pas ?
Bouléphore : Eh bien imaginons un exemple. La phrase suivante « Jésus-Christ, Verbe et Fils du Père éternel, selon les prophéties est venu dans le monde et s’étant fait homme, il s’est lui-même livré à la mort, il a racheté son Eglise, a détourné de nous la colère de son Père offensé, nous a réconciliés de Lui, afin que justifié par la grâce de la foi et délivré de la tyrannie, nous sommes introduits dans l’Eglise et, persévérant dans la communion de l’Eglise, nous parvenions après cette vie dans le royaume des cieux », le Cicéronien le formulera ainsi : « Interprète et Fils de Jupiter Très bon et Très grand, Sauveur, Roi, selon les réponses des vaticinateurs, il est descendu de l’Olympe sur terre, et ayant assumé la forme humaine, il se dévoua spontanément aux dieux mânes pour le salut de la république et libéra ainsi son assemblée ou cité ou république et éteignit la foudre de Jupiter Très bon Très grand brandie sur nos têtes, il nous rétablit dans les bonnes grâces de celui-ci, afin que restaurés dans l’innocence par la munificence de la persuasion, et affranchis de la domination du sycophante, nous soyons cooptés dans la cité et persévérant dans la société de la république, quand les destins nous appelleront hors de cette vie, nous détenions le pouvoir souverain dans la compagnie des saints. »
(…) C’est du paganisme, crois-moi, Nosophon, c’est le paganisme qui persuade ces choses à nos oreilles et à nos cœurs : nous ne sommes chrétiens que de titre. Le corps a été immergé dans l’eau sacrée, mais l’âme n’est pas lavée ; le front a reçu le signe de la croix, mais l’âme maudit la croix ; nous professons Jésus avec la bouche, mais nous portons dans le coeur Jupiter Très bon Très grand et Romulus.
En 1530, après que le pape Clément VII eut accepté finalement de couronner Charles Quint empereur, Venise compensera Bembo pour ses loyaux services et le vrai gouvernement de Venise, le Conseil des Dix, en fera l’historiographe officiel de la pseudo République Vénitienne.
Erasme, qui refusa le cardinalat que lui proposa Paul III en 1535, se fera violemment attaquer par un Cicéronien en 1531, Jules César Scaliger (1484-1558). Etienne Dolet (1509-1546), un cicéronien (ex-humaniste) français qui se déchaînera également contre l’humaniste, finira quand même sur le bûcher.
Erasme étant accusé d’attaquer Rome et l’Italie, l’anti-érasmisme y devient une question nationale.
A partir de 1543, les oeuvres d’Erasme seront brûlées par le bourreau à Milan avant de subir l’interdiction totale par l’Index Vaticanus en 1559 où elles resteront jusqu’en 1900.
Cent ans après, la canonisation de saint Thomas More, le 4 novembre 2000, par Jean-Paul II indique heureusement que les choses peuvent changer.
François Rabelais (1494-1553)
François Rabelais. Portrait présumé.
En guise de conclusion voici maintenant un coup d’oeil rapide sur un vrai Erasmien français. Né en 1483 ou 1494, François Rabelais appartient en 1521 au couvent franciscain du Puy-Saint-Martin, près de Fontenay en Vendée. Là, il se lie d’amitié avec Pierre Amy (Lamy), dont Erasme dira qu’il n’avait « jamais vu de mœurs plus pures que les siennes ». Lamy le fait correspondre avec Guillaume Budé (1467-1540), promoteur des lettres grecques en France comme Jacques Lefèvre d’Etaples et le cercle de Meaux qu’anime son élève l’abbé Guillaume Briçonnet (1472-1534).
Toujours avec Lamy, Rabelais fréquente le cénacle humaniste du légiste André Tiraqueau à Fontenay. Rabelais y rencontre le seigneur Geoffroy d’Estissac, prieur et évêque de l’abbaye bénédictine de Maillezais, dont il sera le secrétaire pendant de longues années.
Vers la fin 1523, la Sorbonne (franciscaine), alarmée par la publication d’Erasme sur le texte grec de L’Evangile de Saint Luc, décide d’interdire en France l’étude du grec. Les moines du couvent de Rabelais confisquèrent sans vergogne les livres grecs de Rabelais et de Lamy. Là, Rabelais vit en quelque sorte la même expérience qu’Erasme avec les frères de ’s Hertogenbosch.
Lamy part pour Orléans, passe un moment à Lyon et finit en Suisse. Rabelais quitte le couvent en 1527 et part étudier la médecine à Paris, sous l’habit laïc. Bachelier à Montpellier, il commente les écrits sur la médecine d’Hippocrate et de Galien qu’il traduit du grec au latin en 1531.
Entre 1532 et 1533, on le retrouve médecin à Lyon tout en étant correcteur comme Etienne Dolet chez Sébastien Gryphe (1491-1556), imprimeur d’Erasme. Sous le nom d’Alcofrybas Nasier (anagramme de François Rabelais) il publie en 1532 son premier livre Pantagruel, censuré par la Sorbonne pour obscénité.
Guillaume du Bellay
Guillaume Du Bellay.
Il accompagne Geoffroy d’Estignac à Rome entre 1533 et 1536 et y retourne comme médecin de Guillaume du Bellay (1491-1543), frère du cardinal de Paris, Jean du Bellay. Les du Bellay étaient le pont entre les « politiques » ; français et les réformés modérés d’Allemagne dirigés par l’ami d’Erasme, Philipp Swarzerd (Melanchthon) (1497-1560). Ils seront aussi chargés par le roi de France d’une mission diplomatique délicate : servir d’intermédiaires entre Rome et Henry VIII dans l’affaire de son divorce, c’est à dire la mission même qui coûtera la tête à Thomas More en 1535. Lors de la mort de du Bellay, Charles Quint aurait affirmé que sa plume lui avait causé plus de dégâts que toutes les armées françaises.
Rabelais compte parmi les protégés de Marguerite de Navarre (1492-1549), sœur du roi François Ier, et obtient après la mort de ce dernier une protection du roi Henri II.
Il serait fastidieux d’analyser ici en détail de quelle façon Rabelais incorpore la « science » érasmienne. Le passage sur le torche-cul, satire contre le scolastique « docteur subtil » Duns Scot (1266-1308), ou le dialogue muet entre l’anglais Thaumaste et Panurge, où Rabelais se moque sans scrupules du nominalisme de Guillaume d’Ockham (1290-1349), figurent parmi les exemples emblématiques de cette « philosophie du Christ » qu’il partageait avec les humanistes. Les rebonds de L’Utopie de Thomas More et les Adages et Colloques d’Erasme ont été largement documentés. En tout cas, dans une lettre, Rabelais confesse humblement sa dette envers Erasme : « Ce que je suis, ce que je vaux, c’est à vous seul que je le dois. »
C’est évidemment dans le cadre opérationnel d’un réseau de résistance qu’il faut situer cette lettre de Rabelais à Erasme. Le 30 novembre 1532, Rabelais, prudent, écrit de Lyon en Latin à un certain Bernard Salignac, prête-nom pour Erasme, installé à Bâle. Au nom de l’évêque de Rodez, Georges d’Armagnac, un des diplomates de François Ier, Rabelais lui adresse L’Histoire juive de Flavius Josèphe.
« C’est pourquoi j’ai saisi cette occasion (…) de vous faire connaître (…) quel sentiment de respectueuse affection je vous porte, cher Père savant et bon. Je vous ai nommé « père », je dirais même « mère » (…). En effet les femmes enceintes (…) nourrissent un fœtus qu’elles n’ont jamais vu et le protègent de la nocivité de l’air ambiant ; vous vous êtes donné ce mal, précisément : vous n’aviez jamais vu mon visage, mon nom même n’était pas connu, et vous avez fait mon éducation, vous n’avez pas cessé de me nourrir du lait irréprochable de votre divine science ; ce que je suis, ce que je vaux, c’est à vous seul que je le dois : si je ne le faisais pas savoir, je serais le plus ingrat des hommes du temps présent et à venir. C’est pourquoi je vous salue, et vous salue encore, Père tout plein d’amour, vous qui êtes le père de votre patrie et sa gloire, défenseur des lettres, vous qui écartez le mal, et qui êtes le champion invincible de la vérité. »
Rabelais raconte alors qu’il entretient des « relations très familières » avec Hilaire Bertolphe, un des anciens secrétaires d’Erasme en contact avec Vivès. Bertolphe, un gantois réfugié à Lyon, l’aurait informé de la campagne de dénigrement systématique qu’organisait le prélat du pape Jérôme Aléandre à l’égard de l’humaniste. Les historiens modernes n’ont pas hésité à accuser Erasme d’avoir souffert d’un « syndrome de persécution ».
Erasme voyait à juste titre la « géométrie mentale » d’Aléandre et de Béda dans les écrits de ses détracteurs. Il pensait même que Jules César Scaliger, un averroïste, élève de l’université de Padoue et « Cicéronien » ; piqué au vif par la satire d’Erasme, n’était qu’un simple prête-nom d’Aléandre. L’hypothèse paraît séduisante étant donné que Cicéron lui-même souligne le prétendu bon caractère de l’empereur romain Jules César. Au-delà d’un témoignage d’affection, Rabelais livre à Erasme de précieux renseignements sur Scaliger, lui signalant qu’il s’agit d’un exilé de la famille des Scaliger de Vérone, pratiquant la médecine à Agen, près de Bordeaux. Pour sécuriser le contenu de la lettre, Rabelais emploie le grec, langue que seuls les humanistes maîtrisaient, pour le passage le plus sensible de la lettre. Il renseigne Erasme sur Scaliger : « et par Zeus, il n’a pas bonne réputation ; c’est le diable à coup sûr ; en bref, s’il a quelque science médicale, il est totalement athée, totalement, comme personne ne le fut jamais. » Rabelais, pour soulager la souffrance d’Erasme, rajoute que « ceux qui, à Paris, vous veulent du bien » ont court-circuité la diffusion du livre diffamatoire.
Pendant que les uns affirment qu’Erasme n’a jamais reçu la lettre, les autres disent que le manuscrit transmis fut effectivement publié. Mais ce qu’Erasme écrit à la fin de sa vie résonne comme un écho à la lettre de Rabelais :
« Journellement me parviennent de toutes les régions de l’univers les remerciements de ceux qui m’assurent que mes œuvres, quels que puissent être leurs mérites, les ont animés d’un beau zèle pour la bonne volonté et pour l’étude des lettres sacrées ; et ceux-la qui n’ont jamais vu Erasme, le connaissent et l’aiment pourtant, grâce à ses livres. »
Bierre, Christine, Rabelais et l’art de la Guerre, Nouvelle Solidarité, 2003. Cassirer, Ernst (sous la direction de) The Renaissance philosophy of man ; selected writings of Petrarca, Valla, Ficino, Pico, Pomponazzi, Vivès University of Chicago Press, 1948. Chomarat, Jacques, Erasme, œuvres choisies, Livre de Poche, 1991. Erasme, Robert Laffont, Collection Bouquins, 1992. Erasme de Rotterdam et Thomas More, correspondance, Centre d’études de la Renaissance, Université de Sherbrooke, Canada, 1985. Erasme, Colloques, Imprimerie Nationale Editions, Paris, 1992. Diwald, Hellmut, Luther, Seuil, 1985. Eichler, Anja-Franziska, Albrecht Dürer, Könemann, Cologne, 1999. Epicure et les épicuriens, textes choisis, Presses Universitaire de France, Paris, 1997. Halkin, Léon E., Erasme, Fayard, 1987. Huizinga, Johan, Erasme, Gallimard, 1955. Lépine, François, François Rabelais, papier de recherche non publié, 2003. Luther, Martin, Du serf arbitre, Gallimard, 2001. Margolin, Jean-Claude, Erasme, précepteur de l’Europe, Julliard, 1995. Mirak-Weisbach, Muriel, Thomas Morus, Vorbild der Staatskunst, Ibykus, n°77, 2001. More, Thomas, L’Utopie, GF-Flammarion, 1966. Rabelais, Oeuvres complètes, Seuil, 1973. Renan, Ernest, Averroès et l’averroïsme, Maisonneuve Larose, 2002. Renaudet, Augustin, Erasme et l’Italie, Droz, 1998. Sanders, Richard, Erasmus of Rotterdam and the 500 years was against usury, papier de recherche, non publié. Tracy, James D., Erasmus of the Low Countries, Berkeley University of California Press, 1996. Tracy, James D., Holland under Habsburg Rule, 1506-1566, Berkely, University of California Press, 1990. Vereycken, Karel, Entre Erasme et Venise, qui était Raphaël, papier de recherche non publié, juin 2000.
Le cosmographe flamand Gérard Mercator (1512-1594), un enfant typique de la « génération Erasme ».
En 2012, nous célébrons en Belgique où il est né, et en Allemagne où il est décédé à Duisbourg, le 500e anniversaire du fondateur de ce que l’on désigne comme l’école belge de géographie, Gérard Mercator, décédé en 1594 à l’âge de 82 ans.
L’histoire retient qu’il a réussi à projeter la surface du globe terrestre sur un plan, exploit du même ordre que résoudre la quadrature du cercle.
La première raison qui me conduit à parler de Mercator et de son ami et professeur Gemma Frisius (1508-1555), est qu’il s’agit de deux personnalités représentant, et de loin, les esprits les plus créateurs de ce que j’appelle la « génération Erasme de Rotterdam », en réalité le mouvement de jeunes formé par les amis et disciples de ce dernier.
En général, cela étonne car on a fait croire qu’Erasme est un littéraire comique traitant des questions religieuses alors que Frisius et Mercator sont de grands scientifiques. Un cratère lunaire porte le nom de Frisius, un autre celui de Stadius, son élève.
Pourtant, dans un article fort bien documenté [1], le professeur Jan Papy de l’Université de Louvain, a démontré que cette Renaissance scientifique de la première moitié du XVIe siècle, n’a été possible que grâce à une révolution linguistique : au-delà du français et du néerlandais, des centaines de jeunes, étudiant le grec, le latin et l’hébreu, accédèrent à toutes les richesses scientifiques de la philosophie grecque, des meilleurs auteurs latins, grecs et hébreux. Enfin, ils purent lire Platon dans le texte, mais aussi Anaxagore, Héraclite, Thalès, Eudoxe de Cnide, Pythagore, Ératosthène, Archimède, Galien, Vitruve, Pline, Euclide et Ptolémée pour les dépasser ensuite.
Ainsi, dès le XIVe siècle, initié par les humanistes italiens au contact des érudits grecs exilés en Italie, l’examen des sources grecques, hébraïques et latines et la comparaison rigoureuse des grands textes des pères fondateurs de l’Eglise et de l’Evangile, permirent de faire tomber pour un temps la chape de plomb aristotélicienne qui étouffait la Chrétienté et de faire renaître l’idéal, la beauté et le souffle de l’église primitive. [2]
Les Sœurs et Frères de la Vie commune
Un bâtiment restant du Collège trilingue à Louvain en Belgique.
Au nord des Alpes, ce sont les Sœurs et Frères de la Vie commune, un ordre enseignant laïc inspiré par Geert Groote (1340-1384), qui ouvriront les premières écoles enseignant les trois langues sacrées. Aujourd’hui, on pourrait croire qu’il s’agissait d’une secte trotskyste puisque l’on changeait son nom d’origine pour un nom latinisé. Gérard (nommé ainsi en l’honneur de Geert Groote) Kremer (cramer ou marchand) devenait ainsi Mercator.
Pour eux, lire un grand texte dans sa langue originale n’est que la base.
Vient ensuite tout un travail exploratoire : il faut connaître l’histoire et les motivations de l’auteur, son époque, l’histoire des lois de son pays, l’état de la science et du droit, la géographie, la cosmographie, le tout étant des instruments indispensables pour situer les textes dans leur contexte littéraire et historique.
Cette approche « moderne » (questionnement, étude critique des sources, etc.) du Collège Trilingue, après avoir fait ses preuves en clarifiant le message de l’Evangile, se répand alors rapidement à travers toute l’Europe et s’étend à toutes les matières.
Qui était Gemma Frisius ?
Le médecin et mathématicien Gemma Frisius (1508-1555).
Pour bien comprendre l’œuvre de Mercator, une étude de celle de Gemma Frisius s’impose. C’est un jeune orphelin paralysé initialement des jambes, qui est éduqué à Groningen (au nord des Pays-Bas) dans la mouvance que je viens d’évoquer. Ensuite, il est envoyé à l’Université de Louvain (dans le Brabant) au Collège des Lys (de Lelie), où l’on se penche alors depuis un certain temps sur l’humanisme italien. Maître ès arts en 1528, il s’inscrit au Collège Trilingue ou il se lie d’amitié avec des humanistes importants [5], tous rattachés au Collège Trilingue et en relation avec Erasme.
Astrolabe fabriqué par Frisius et Mercator (détail de la gravure précédente).
Féru de mathématiques, Frisius est professeur de médecine, tout en se passionnant pour la cosmographie. Ayant publié une version corrigée de la Cosmographie, une œuvre très populaire du savant saxon, Peter Apianus (1495-1552), il est remarqué par l’évêque Jean Dantiscus (1486-1548), ambassadeur polonais auprès de Charles V. Cet ami d’Erasme, qui deviendra son protecteur, est également en contact avec Copernic.
Insatisfait du manque de précision des instruments scientifiques de l’époque, Frisius, bien qu’encore étudiant, crée à Louvain son propre atelier de production de globes terrestres et célestes, d’astrolabes, de « bâtons de Jacob » (arbalestrilles), d’anneaux astronomiques et autres instruments.
Anneau astronomique fabriqué par Gemma Frisius (détail de la gravure précédente).
Ces instruments, presque tous des déclinaisons de l’astrolabe inventé par l’astronome grec Hipparque (IIe siècle avant JC, connu par son nom latin Almagestre), permettent à un observateur de localiser sa position sur la surface de la Terre en mesurant l’altitude d’une étoile ou d’une planète par rapport à l’horizon, mais j’y reviens.
Frisius, voulant amener la science au peuple, publie également à Anvers de petits livres expliquant le fonctionnement de chaque instrument. La qualité et la précision exceptionnelle des instruments de l’atelier de Frisius sont louées par Tycho Brahé, et Johannes Kepler, qui retient certaines de ses observations, assimile ses méthodes. Frisius décrit également l’utilisation d’une chambre noire pour observer les éclipses solaires, procédé également repris par Kepler et d’autres astrophysiciens. [6]
Description par Gemma Frisius de l’utilisation d’une chambre noire pour observer les éclipses solaires, un procédé utilisé ultérieurement par Jean Kepler.
Officiellement professeur de médecine à Louvain, Frisius donne des cours privés à des élèves intéressés à la cosmographie.
On ne peut guère douter qu’il fut un excellent professeur puisque quatre de ses disciples deviendront des grands noms de la science belge en réalisant à leur tour des révolutions scientifiques dans leur propre domaine : Gérard Mercator en cartographie, André Vésale (Vesalius) en anatomie, Rembert Dodoens en botanique et Johannes Stadius en astronomie.
Son élève, Mercator
Par exemple, Mercator, né à Rupelmonde entre Anvers et Bruxelles, après une éducation chez les Frères de la Vie commune à ‘s Hertogenbosch, [7] se trouve lui aussi à l’Université de Louvain.
Au lieu de fabriquer leurs globes à la main comme le faisait avant eux Martin Behaim, Frisius et Mercator mettront à profit le procédé de la gravure décrite par le peintre et graveur Albrecht Dürer.
Troublé par la dictature de la pensée aristotélicienne qui y règne, Mercator entre en contact avec Frisius et devient à son tour concepteur d’instruments scientifiques. Formé à la gravure sur cuivre, il assiste Frisius à Anvers et à Louvain dans la fabrication de globes, activité lucrative qui lui garantit par la suite des revenus financiers, essentiels à son indépendance.
Ensemble, ils produiront des globes d’une précision et d’une élégance remarquable. Au lieu de fabriquer chaque globe à la main comme le faisait avant eux Martin Behaim, ils utilisent le procédé de la gravure. Sur chaque feuille sont imprimés quatre fuseaux d’un globe « déplié », méthode décrite par le peintre et graveur Albrecht Dürer dans son manuel de géométrie. [8] Précisons que Dürer, représentant du cercle de Willibald Pirckheimer à Nuremberg, résida lui aussi jusqu’en 1521 à Anvers.
Une vraie science au-delà du simple témoignage des sens
L’astronome romain Claude Ptolémée (IIe siècle), décrit dans sa Geographia un système de coordonnées géographiques définissant les latitudes et les longitudes. En plus, il suggère trois approches pour représenter le caractère sphérique du globe. Depuis Nicolas de Cues, une génération d’humanistes s’est démenée pour reconstituer la carte de Ptolémée absente de ce qui restait de son œuvre.
Leur méthode scientifique représente la deuxième raison pour laquelle nous nous intéressons à ces savants. En retravaillant la science grecque, ils établissent les fondations d’une science libérée de l’empirisme. Car les distances, l’homme a bien du mal à les estimer et il est hors question de les connaître par le sens du gout, par la vue, le toucher, l’odorat ou l’oreille.
Entrons dans le vif du sujet. Imaginez que vous n’ayez ni avion, ni satellite, ni GPS, ni Tom-tom, ni Google maps, et que vous deviez vous situer sur la surface d’un globe. Précisons qu’une bonne carte vous permet de gagner du temps ; elle représente également l’invention de la « marche arrière », c’est-à-dire qu’elle nous permet de revenir sur nos pas.
Or, depuis des millénaires, la cartographie nous lance un double défi.
D’abord, le choix de l’échelle : plus la carte est grande, plus on peut y porter des informations précises. Inversement, plus elle est réduite, plus on perd cette qualité. Pour les instruments de mesure, le même phénomène s’observe. [9]
Ensuite, la précision de la localisation. L’astronome romain Claude Ptolémée (IIe siècle), qui, faisant la synthèse de l’astronomie grecque (Eudoxe de Cnide, Eratosthène, Hipparque, etc.), présente dans sa Geographia un système de coordonnées définissant les latitudes et les longitudes. Un index fournit même les coordonnées de 8000 sites. En Europe, l’œuvre fut publiée pour la première fois à Venise en 1475, sans cartes car aucun exemplaire n’avait survécu au temps. Depuis longtemps, plusieurs savants humanistes, y compris le philosophe-cardinal Nicolas de Cues (1401-1464), avaient tenté de reconstruire la carte de Ptolémée.
Pour savoir où l’homme se trouve à la surface du globe terrestre, il est bien obligé de dépasser le simple témoignage des sens. Bien sûr, les premières cartes marines décrivent des observations faites à partir d’un navire longeant la côte. Pour naviguer en Méditerranée on peut se débrouiller, mais pour traverser un océan et se rendre sur d’autres continents, cette méthode est très risquée. Pour aller en Amérique, ironise-t-on, mettez cap vers le Sud ; arrivé au point où le beurre fond, tournez à droite, ensuite c’est tout droit…
Pour dépasser cette limite, il fallait donc voir plus loin et se repérer sur Terre à partir d’éléments très distants (planètes, étoiles, etc.) ou même à partir de principes physiques invisibles comme par exemple le magnétisme terrestre ou d’autres phénomènes. Après Christophe Colomb, Mercator s’est longuement penché sur la question du champ magnétique terrestre. [10]
Latitudes et longitudes
L’astrolabe marin permet de mesurer l’angle entre l’horizon et un astre (étoile, planète, etc.).
Dans l’hémisphère nord, la méthode la plus simple est de mesurer l’angle formé par l’étoile polaire et l’horizon, car il s’avère que cet angle est égal à l’angle de la latitude, c’est à-dire l’angle formé entre l’équateur, le centre de la terre et l’endroit où l’on se trouve.
L’étoile polaire est (presque) située dans le prolongement exact de l’axe de la Terre et se trouve pour ainsi dire toujours au même endroit au firmament. Dans l’hémisphère Nord, elle apparaît comme le pivot de la voûte céleste. Huit fois plus massive et 1600 fois plus lumineuse que le Soleil, elle est facile à repérer grâce à la constellation de la Grand ourse.
L’angle entre l’horizon et la hauteur de l’étoile polaire est identique à celui de notre latitude, c’est-à-dire l’angle formé entre l’équateur et l’endroit où nous nous trouvons.
On peut également trouver sa latitude en observant à midi la hauteur maximale du Soleil, altitude spécifique à chaque jour de l’année pour une latitude donnée. En bref, si l’on connaît la date, on peut connaître sa latitude en consultant un almanach. Ce qui vaut pour le Soleil vaut tout autant pour d’autres astres et étoiles dont on peut mesurer l’altitude. Pour mesurer la latitude, on compte à partir de l’équateur 90° jusqu’au pôle Nord, et 90° jusqu’au pôle Sud.
Pour la longitude, c’est beaucoup plus compliqué. D’abord, l’on fait appel à une grille de cercles passant verticalement par les pôles : les méridiens.
Comme point de référence, l’on fixe, par simple convention, une méridienne 0.
Ptolémée la faisait passer par les îles Canaries, d’autres par Rhodes, Jérusalem ou encore Paris.
Aujourd’hui, c’est le méridien de Greenwich qui est la méridienne 0 et sert de référence pour les fuseaux horaires.
A partir de cette référence fixée par l’homme, on compte 180° est et 180° ouest. Un degré représente donc 111,11 km à l’équateur, une minute (un soixantième de degré) 1,85 km et une seconde (un soixantième de minute) 30 m.
Ainsi, Bruxelles en Belgique, se trouve sur 50° 51 minutes et 0 seconde nord et 4° 21 minutes et 0 seconde est.
La leçon d’Ératosthène
Au IIIe siècle avant JC, Eratosthène avait observé qu’au solstice d’été, le soleil éclairait le fond d’un puits à Syène (Assouan) et était donc à la verticale du lieu, ce qui n’était pas le cas à Alexandrie où au même moment un obélisque portait une ombre.
Pourtant, au IIIe siècle avant JC, Ératosthène avait calculé la circonférence de la Terre avec une remarquable précision.
Il avait observé qu’au solstice d’été, le Soleil éclairait le fond d’un puits à Syène (Assouan) et était donc à la verticale du lieu, ce qui n’était pas le cas à Alexandrie où au même moment un obélisque portait une ombre.
En mesurant l’angle (7,2°) que faisait le soleil à Alexandrie ainsi que la distance entre les deux villes (5000 stades de 157,5 m valent 787,5 km), Ératosthène en déduisit que la circonférence de la Terre (360°) était égale à 250 000 stades (50 arcs de 7,2°, donc 50 x 5000 = 250 000 stades), soit 39 375 km ce qui est très proche de la taille réelle (40 075,02 km).
Comment l’Amérique sauva la vie de Christophe Colomb
Pour illustrer la difficulté du problème des longitudes, prenons l’exemple suivant. L’humaniste italien et ami de Nicolas de Cues, Toscanelli s’est magistralement trompé sur la distance qu’il fallait parcourir pour se rendre au Cathay (Chine) en naviguant vers l’Est, sur la carte envoyée à Christophe Colomb.
En réalité, Toscanelli a hérité son erreur de Ptolémée qui dans ses calculs sous-estime la circonférence de la Terre. D’autre part, Ptolémée et par la suite Marco Polo, surestiment la longueur du continent eurasiatique. C’est cette vision erronée qu’on retrouve dans le globe réalisé par Martin Behaim à Nuremberg en 1492, le plus ancien globe à nous être parvenu, dont l’année de confection est la même que celle du départ de Colomb et passe pour une bonne illustration du monde tel que l’imaginait Colomb.
Cette carte reproduit ce qui est considéré comme le premier globe en Europe, construit en 1492 par Martin Behaim avant le départ de Christophe Colomb. On y voit la « proximité » de l’Asie avec l’Europe. La présence du continent américain (en blanc) permet de se faire une idée des vraies distances.
Le continent asiatique est développé sur 225 degrés (ce qui « rapproche » l’Europe et l’Asie). La position du Japon (Cipango) placé en fait à la longitude du Mexique raccourcit encore la durée du voyage transocéanique. Une escale aux Canaries, l’espoir de trouver en chemin les îles « Antilles » représentées sur certaines cartes à mi-chemin du Pacifique, l’Asie plus proche qu’elle ne l’est…, c’est ainsi qu’on dit parfois que la carte de Ptolémée a contribué à la découverte du Nouveau Monde…
Ainsi, sur la base des cartes de Marco Polo et d’autres, Toscanelli estime la distance entre Lisbonne et l’Asie à 6500 miles nautiques, soit 9600 km.
Colomb tentera de vérifier cette distance en étudiant les calculs effectués au IXe siècle par Al-Farghani (Alfraganus). Cet astronome persan estimant qu’au niveau de l’équateur, chacun des 360 degrés de la circonférence valent un peu moins de 57 miles, la terre mesure donc 20 400 miles.
C’est alors que Colomb commet une deuxième erreur : Alfraganus travaillait en miles arabes de 1973,5 mètres, Colomb utilise les miles romains de 1481 mètres… pour lui la Terre mesure donc 30 000 kilomètres, 10 000 km de moins que pour Alfraganus ! L’existence imprévue du continent américain, absent de la carte de Toscanelli, a sauvé la vie de Christophe Colomb.
En principe, la solution est relativement simple. Une rotation complète de la Terre dure 24 heures ce qui veut dire qu’en 4 minutes la terre tourne de 1°. Pour connaitre la longitude d’un endroit, il suffit de comparer l’heure locale avec l’heure à l’endroit de la méridienne de référence. Quatre minutes de différence impliquent que l’on est à un degré de distance de celle-ci.
Si le temps mesuré est en avance, cela montre qu’on est à l’Est de la méridienne de référence, on est à l’Ouest si on est en retard. Définir l’heure locale en pleine mer est relativement facile en observant la hauteur des astres, il est en effet midi lorsque le Soleil est au zénith.
Cependant, pour connaître l’heure au niveau de la méridienne de référence, il faut disposer d’une montre réglée sur cette référence.
En 1530, Gemma Frisius est le premier à conceptualiser cette solution, mais à son époque aucune montre n’est assez précise pour mettre en œuvre sa méthode. Il faudra deux siècles, beaucoup de travail à l’Académie des Sciences de Jean-Baptiste Colbert et Christian Huygens et l’invention du chronomètre marin en 1761 par le Britannique John Harrison pour rendre la solution trouvée par Frisius opérationnelle.
Avec la triangulation, la topographie devient une science
Le principe de la triangulation fut découvert par le savant grec Thalès de Milèt qui s’en servait pour mesurer la distance qui sépare un bateau de la côte en mesurant les angles entre deux points de référence dont on connaît la position et la distance les séparant, et le point dont on souhaite évaluer la distance.
Frisius fait une autre contribution fondamentale. Dans son Libellus de locorum describendorum ratione, un petit livret d’à peine 16 pages publié en 1533, il décrit la triangulation pour les relevés topographiques, méthode déjà pratiqué par son contemporain Jacob de Deventer et exposé par le mathématicien nurembergeois Régiomontanus (1436-1476) dans son De triangulis omnimodis libri quinque également publié plus d’un demi siècle après sa mort en 1533.
Jusqu’ici nous avons bien vu que la science des angles, puisqu’elle compare des rapports, peut rendre de grands services. Cependant avec la triangulation, on peut aller encore plus loin puisqu’elle établit des rapports entre les longueurs et les angles.
Le principe en fut découvert par Thalès de Milèt qui s’en servait pour mesurer la distance qui sépare un bateau en mer de la côte en mesurant les angles entre deux points de référence dont on connaît la position et la distance les séparant, et le point dont on souhaite évaluer la distance. La triangulation fait appel à la loi des sinus, au fait que la somme des angles d’un triangle est égale à 180 degrés, et aux théorèmes d’Al-Kashi (loi des cosinus) et de Pythagore.
Au centre de cet astrolabe rebaptisé « cercle entier » (volcirkel), Frisius plaça une boussole. L’astrolabe qui permet aux marins de s’orienter par rapport aux étoiles, trouve ici une excellente application terrestre.
Si aujourd’hui de nombreuses techniques ont remplacé ces calculs mathématiques, la triangulation est encore utilisée par l’armée, lorsque les militaires ne possèdent pas de radar.
Dans son livret, Frisius fait preuve de beaucoup de pédagogie.
Dans un premier temps, il trace sur des feuilles volantes des cercles, avec leur diamètre. Ensuite il grimpe au sommet d’un grand édifice, disons la cathédrale d’Anvers et utilise alors un astrolabe incliné à l’horizontale appelé « cercle entier » ou volcirkel.
L’astrolabe qui permet aux marins de s’orienter par rapport aux étoiles, trouve ici une excellente application terrestre.
Pour faire un relevé topographique, Gemma Frisius trace d’abord sur des feuilles volantes des cercles avec leur diamètre. Ensuite il grimpe au sommet d’un grand édifice, disons la cathédrale d’Anvers et mesure les angles entre les édifices des villes qu’il observe et l’axe nord-sud qu’indique sa boussole. Ensuite, il se rend dans ces différentes villes et monte aussi dans leurs tours et clochers ayant précédemment servi de repères, afin de répéter l’opération. En rentrant chez lui il place les feuilles à des distances arbitraires entre elles mais toujours en fonction de la méridienne formée par l’axe Nord-Sud. En prolongeant les lignes des différentes directions relevées au sommet des tours, il trouve l’emplacement exact des villes sur les points d’intersection.
Au centre donc de cet astrolabe rebaptisé « cercle entier », Frisius intègre une boussole. Grâce à cet instrument, l’observateur peut maintenant orienter le diamètre de son cercle en papier parallèlement à l’axe Nord-Sud que lui indique la boussole. En vérité, il aligne le diamètre avec une méridienne imaginaire. Ensuite il mesure les angles formés par cette méridienne avec le clocher des églises des environs.
Notons que le relevé topologique publié par Frisius est purement pédagogique car sur le terrain, on ne peut voir les villes indiquées sur son croquis. Cependant, acceptons son exemple.
Nous voyons les directions de Middelburg, Gent, Bruxelles, Louvain, Malines et Lierre, toujours depuis Anvers comme centre.
Ensuite, Frisius descend de sa tour et se rend dans ces différentes villes et monte aussi dans leurs tours et clochers ayant précédemment servi de repères, afin de répéter l’opération.
En rentrant chez lui il place les feuilles à des distances arbitraires entre elles mais toujours en fonction de la méridienne formée par l’axe Nord-Sud.
En prolongeant les lignes des différentes directions relevées au sommet des tours, il trouve l’emplacement exact des villes sur les points d’intersection.
Dans son exemple, il affirme que si l’on octroie quatre unités pour la distance entre Anvers et Malines, on peut ensuite calculer toutes les distances entre les différentes villes.
De Frisius à Colbert
Cette méthode simple et de grande précision fera école. Quand en 1666, Jean-Baptiste Colbert crée l’Académie des sciences, il est persuadé que de meilleures cartes permettront une meilleure gestion et l’aménagement du territoire.
La triangulation deviendra la base pour mesurer les distances entre les planètes.
L’abbé Picard, un des cofondateurs de l’Académie utilise la méthode de triangulation de Frisius repris par le mathématicien hollandais Snellius. Il construit une chaîne de treize triangles en partant d’une base mesurée sur le terrain (une deuxième base permettra une vérification) et complétée par des mesures d’angles à partir de points visibles les uns des autres (tours, clochers, …). Picard conçoit lui même ses instruments de mesure et, le premier, utilise une lunette munie d’un réticule.
Dans un autre exemple, l’abbé décrit comment, à partir d’un endroit accessible, à partir d’une longueur connue et un instrument permettant de mesurer les angles, on peut calculer la distance qui nous sépare d’un endroit non-accessible ou distant en utilisant la loi des sinus. On voit immédiatement comment les retombées entre la recherche astronomique et maritime « abstraite » ont rendu beaucoup plus efficace l’organisation de notre environnement immédiat.
Mercator : de la prison à la gloire
En 1544 Mercator passa sept mois dans cette prison (Tour du château de Rupelmonde), soupçonné de ne pas adhérer pleinement aux conceptions aristotéliciennes.
Arrêté pour hérésie en 1544 mais libéré après sept mois de prison, Mercator et sa famille quittent Anvers et les Flandres en 1552 pour s’installer à Duisbourg, petite ville de 3000 habitants dans le duché de Clèves, un « trou » comparé à Anvers où la population dépasse les 100 000 âmes.
S’il habite là-bas, le cosmographe garde le contact permanent avec l’imprimeur anversois Christophe Plantin qui dispose du monopole pour la diffusion des cartes de Mercator pour toute l’Europe et lui fournit régulièrement du papier.
Sur sa carte du monde de 1569 Mercator indique clairement sa méthode de projection : il s’agit de projeter à partir du centre de la sphère chaque point de la surface sur un cylindre. On déroulant ce dernier, l’on obtient la fameuse planisphère.
C’est à Duisbourg que Mercator élabore en 1569 la première carte dite « conforme ».
Bien que sur cette carte les distances ne correspondent aucunement à la réalité (par exemple la taille du Groenland, très au nord, dépasse celle de l’Amérique du Sud sur l’équateur), les rapports angulaires entre les lieux restent exacts.
Alors que les architectes et les géomètres préfèrent des cartes « équidistantes » (1cm sur la carte égale x cm en réalité), les navigateurs préfèrent celle de Mercator.
Lorsque Mercator publie sa carte, son voisin Walther Ghim qui le décrit comme « un homme d’un tempérament calme et d’une candeur et sincérité exceptionnelle » affirme que « Mercator voulait permettre aux savants, voyageurs et marins de voir avec leurs propres yeux une description précise du monde en grand format, projetant le globe sur une surface plane grâce à un moyen adéquat, qui correspondait tellement à la quadrature du cercle que rien ne semblait manquer, comme je l’ai entendu dire de sa propre bouche, si ce n’est la preuve formelle »
Les savants grecs en rêvaient, Mercator l’a fait
Ce dont les savants grecs avaient rêvés et que Frisius avait fixé comme objectif pour la recherche, Mercator l’accomplissait quatorze ans après la mort de son maître.
Dans De Astrolabo Catholico (Anvers, 1556), Frisius a clairement identifié le défi à relever :
« Il est pourtant possible (…) d’obtenir une description sur un plan qui nous donne à voir, dans le plan les mêmes chose que nous appréhendons ailleurs en trois dimensions. Cet artifice, les peintres nous l’exhibent tous les jours, et Albrecht Dürer, ce noble peintre et mathématicien, a mis par écrit de très beaux exemples à ce propos. En effet, il enseigne comment sur une surface plane, qu’il considère comme une fenêtre, n’importe quels objets peuvent être décrits, tels qu’ils apparaissent à l’œil, mais en deux dimensions.
(…) Ptolémée a suivi des principes semblables à la fin du premier livre de sa Géographie, au chapitre 24, dont le titre est : « Comment tracer sur un plan une carte du monde habitée qui soit en harmonie avec son aspect sur la sphère ». Au livre sept également, il propose la même chose plus clairement en ces termes : « Il n’est pas inopportun d’adjoindre quelques directives pour dessiner en plan l’hémisphère que nous voyons et sur lequel se trouve le monde habité, entouré par une sphère armillaire ». En ces endroits, Ptolémée enseigne trois ou quatre manières de transformer la surface vue de la terre habitée sur un plan, de manière à ce que la représentation soit le plus conforme ou similaire à ce qui est décrit sur une surface de forme sphérique, telle qu’on démontre être la surface de la Terre.
Ils existent plusieurs autres méthodes de décrire les cercles de la sphère sur un plan (…), toutes tendant au même but, mais les unes s’approchent plus des rapports sphériques, tandis que d’autres en restent très éloignées. Et bien que Ptolémée dise au premier livre de la Géographie qu’il est impossible que toutes les lignes parallèles conservent les rapports qui existent sur un globe, il est néanmoins possible que toutes les lignes parallèles ne s’écartent pas des rapports qu’ils ont les uns envers les autres et envers l’équateur… »
Mais Gemma, qui semble partager les convictions de Nicolas de Cues sur la quadrature du cercle, insiste sur le fait qu’aucune projection sur un plan ne peut conserver toutes les propriétés de la sphère :
« Mais je veux simplement avertir de ceci : tout ce que nous avons dit ici de la description sur une carte plane sera imparfait si on devait l’examiner en détail. Car jamais on ne pourrait dans un plan réaliser une description des régions qui serait sous tous les aspects satisfaisante, même si Ptolémée revenait. En effet, ou la longitude ne serait pas observée ou la distance ne sera pas respectée, ou l’emplacement serait négligé, ou même deux de ses éléments seraient en défaut, parce qu’il n’y a aucune affinité de la sphère au plan, tout comme il n’en a pas du parfait à l’imparfait ou du fini à l’infini ». (Postface de 1540 au Libellus sur la triangulation topographique)
Avec la « Projection de Mercator », les distances ne correspondent aucunement à la réalité (par exemple la taille du Groenland, très au Nord, dépasse celle de l’Amérique du Sud sur l’équateur). Cependant, les rapports angulaires entre les lieux restent exacts (conformes). Alors que les architectes et les géomètres préfèrent des cartes « équidistantes » (1 cm sur la carte égale x cm en réalité), les navigateurs préfèrent celle de Mercator.
Bien que tout indique que Mercator a pu se familiariser avec l’oeuvre de Nicolas de Cues, la méthode scientifique et la solution trouvée par Mercator, c’est-à-dire l’harmonie entre la sphère, le cylindre et le plan, sont souvent présentées comme un mystère, ou le fruit du simple hasard, puisque les équations pour réaliser sa carte datent de beaucoup plus tard.
Ce qui est certain, c’est que, tout comme Johannes Kepler et Leibniz ensuite, il était profondément convaincu que la vie et l’univers n’étaient que le reflet d’’une « harmonie préétablie » et d’un principe créateur.
D’abord, il affirme que « la sagesse, c’est de connaître les causes et les finalités des choses qu’on ne peut pas mieux connaitre que par la fabrique du monde, magnifiquement meublé et conçu par le plus sage architecte d’après les causes inscrites dans leur ordre ».
« J’ai pris un plaisir particulier à étudier la formation du monde comme un tout » écrit-il dans une dédicace. C’est l’orbite suspendu de la Terre, dit-il, « qui contient l’ordre le plus parfait, la proportion la plus harmonieuse et l’admirable excellence singulière de toutes les choses créées ».
Le défi que représentaient les voyages intercontinentaux à l’époque est comparable aux voyages interplanétaires de nos jours.
Il nous faut donc retrouver l’esprit des Frisius et des Mercator pour y parvenir.
Bibliographie :
Gemma Frisius : Les Principes d’Astronomie et Cosmographie (1556), Kessinger Reprints.
Fernand Hallyn, Gemma Frisius, arpenteur de la terre et du ciel, Honoré Champion, Paris, 2008.
Ann Heinrichs, Gerardus Mercator, Father of Modern Mapmaking, Compass Point Boosks, Minneapolis, 2008.
Nicholas Crane, Mercator, The Man Who Mapped the Planet, Phoenix 2002.
Andrew Taylor, The World of Gerard Mercator, Walker & Cie, New York, 2004.
Mercator, Reizen in het onbekende, Museum Plantin-Moretus, BAI Publishers, Antwerpen, 2012.
Gerard Mercator en de geografie in de zuiderlijke Nederlanden, Museum Plantin Moretus en Stedelijk prentekabinet, Antwerpen, 1994.
Le cartographe Gerard Mercator (1512-1594), Crédit Communal, Bruxelles.
Van Mercator tot computerkaart, Brepols, 2001, Turnhout.
Recht uit Brecht, De Leuvense hoogleraar Gabriel Mudaeus (1500-1560) als Europees humanist en jurist, Brecht, 2011.
[1] Dans De Leuvense hoogleraar Gabriel Mudaeus (1500-1560) als Europees humanist en jurist (Catalogue de l’exposition Recht uit Brecht, 2011), le professeur Jan Papy esquisse ainsi le rayonnement intellectuel et international du Collège Trilingue d’Erasme : « Après leurs études, les anciens élèves du Collège Trilingue ont occupé des postes de professeurs dans pas moins de 27 universités européennes (…) La liste de savants éminents ou d’inventeurs ayant employé avec succès la nouvelle méthode dans leur domaine est impressionnante ».
Suit alors la liste :
Willem Lindanus (exégèse) ;
Hubertus Barlandus (médecine) ;
Viglius van Aytta (histoire du droit) ;
Juan Luis Vivès (pédagogie) ;
Gemma Frisius (instruments scientifiques, géographie, inspirateur de Mercator) ;
Cornelis Kiliaan (lexicographe) ;
Lambertus Hortensius,
Johannes Sleidanus et Nicolaus Mameranus (histoire) ;
Antonius Morillon, les frères Laurinus et Augerius Gislenius Busbecquius (historiographie) ;
Andreas Masius (orientalisme) ;
Joris Cassander (liturgie) ;
Jan de Coster et Jan Vlimmer (patristique) ;
Stephanus Pighius et Martinus Smetius (épigraphie),
Rembert Dodoens et Carolus Clusius (botanique) ;
« Enfin, la percée d’un Vesalius aurait été impensable sans l’esprit philologique d’Erasme. Bien que Vésale n’ait pas été réellement un élève du Collège Trilingue, il suivait les cours et s’inspirait d’anciens élèves tel Jérôme Thriverus. C’est bien une connaissance approfondie du grec et l’étude philologique des écrits de Galien dans la langue d’origine qui ont conduit Vésale sur le chemin de ses propres enquêtes et des autopsies qui ont abouti à des découvertes en anatomie. La renaissance de la science, comme cela apparaît ici, a été possible grâce a une renaissance de la science du langage scientifique. »
Le Collège Trilingue a aussi servi de modèle pour la création du Collège des lecteurs royaux (devenu depuis le Collège de France) en 1530 par François Ier. Marguerite de Navarre (grand-mère d’Henri IV), lectrice d’Erasme et protectrice de François Rabelais, en fut l’inspiratrice.
[3] En particulier par l’humaniste et musicien Rudolphe Agricola et l’excellent pédagogue que fut Alexander Hegius.
[4] Cette institution a vu le jour grâce à un don financier conséquent de l’ami d’Erasme, l’humaniste Jérôme de Busleyden.
[5] En particulier le latiniste Goclenius, le spécialiste du grec et imprimeur Rescius, et l’hébraïsant Campensis.
[6] Ce n’est pas une découverte de Frisius. L’emploi d’une chambre noire pour l’observation des éclipses de soleil est évoqué par le savant français Guillaume de Saint-Cloud. Il décrit, dans son Almanach manuscrit (1290) établit sur l’ordre de la reine Marie de Brabant (1260-1321), son emploi pour améliorer le confort visuel des spectateurs : « Pour éviter cet accident [les éblouissements survenus lors de l’éclipse de soleil du 5 juin 1285] et observer sans danger l’heure du début, celle de la fin et la grandeur de l’éclipse , que l’on pratique dans le toit d’une maison fermée, ou dans la fenêtre, une ouverture tournée vers la partie du ciel où doit apparaître l’éclipse de soleil, et qu’elle soit de la grandeur du trou que l’on fait à un tonneau pour tirer le vin. La lumière du soleil entrant par cet orifice, que l’on dispose à une distance de 20 ou 30 pieds de quelque chose de plat, par exemple une planche, et l’on verra de la sorte le jet de lumière s’y dessiner sous une forme ronde même si l’ouverture est imparfaite. La tache lumineuse sera plus grande que l’ouverture et d’autant plus grande que la planche en sera plus éloignée ; mais alors elle sera plus faible que si la planche était plus proche. […] Le centre du soleil passant par le centre du trou, les rayons du bord supérieur seront projetés en bas sur la planche et inversement. » (Bibliothèque Nationale, Mss. 7281, fonds latin, folios 143 verso et 144 recto).
[7] Mercator a pu bénéficier de l’enseignement de Georgius Macropedius (1487-1558), dramaturge dont certains pièces furent reprises par Shakespeare et disciple et correspondant d’Erasme.
[8] Albrecht Dürer, Instruction sur la manière de mesurer ou Instruction pour la mesure à la règle et au compas, 1525.
[9] L’explorateur portugais Vasco da Gama, une fois passé le cap de Bonne Espérance en 1487 a débarqué pour construire un astrolabe géant lui permettant de savoir avec grande exactitude où il se situait sur la terre ferme.
[10] Puisque le pôle Nord magnétique ne coïncide pas avec le pôle Nord géographique, Mercator, qui fait prendre son portrait en indiquant une ile qu’il croyait être le centre du pôle magnétique, espérait pouvoir s’en servir pour trouver une solution simplifiée au problème des longitudes.
En automne 1516, Léonard de Vinci, ingénieur génial et spécialiste de la gestion de l’eau, est appelé d’urgence en France. Il accepte alors une offre très spéciale formulée par François 1er et souhaitée par sa sœur Marguerite de Navarre, protectrice de François Rabelais et d’autres membres du mouvement de jeunes d’Erasme.
Il s’agit de faire de Romorantin, centre urbain plus que modeste à l’époque, la nouvelle capitale française, pivot et levier d’un grand dessein national de développement économique. La Cour, à l’époque basée à Tours où elle manque de place et d’espace pour s’étendre, y viendrait s’installer.
La pensée urbanistique dynamique de Léonard, qui a pris forme lors de son second séjour milanais, conçoit la ville en termes de flux d’eau, d’air, d’énergie et de créativité humaine. Il ne s’agit pas d’une « Città ideale » statique, mais d’un centre de vie, de culture et de production agro-industrielle.
Comme preuve, la construction de huit nouveaux moulins (à foulons ?) est planifiée en périphérie, le long de la rivière locale dont on prévoit d’augmenter le débit afin d’accroître la puissance des moulins.
D’ailleurs, sur le feuillet 785b de son Codex Atlanticus, Léonard présente une liste d’industries pouvant fonctionner grâce à la force motrice de l’eau :
Scieries, machines à fouler, papeteries, forges, coutelleries, bronzage d’armes, manufactures de poudre et de salpêtre, filatures de soie employant cent femmes, tissages de rubans, tourneries de vases fins et jaspe et porphyre.
Aussi, entre Romorantin et Amboise, un grand projet d’assèchement des marais de la région de la Loire prévoit la création de bonnes terres agricoles.
Léonard ne se contente donc nullement de l’idée d’y ériger un splendide palais conjuguant goût français et prouesses de la Renaissance italienne, mais envisage de fonder une ville révolutionnaire, entièrement construite sur l’eau !
Pourvue de canaux de transport fluvial, Léonard envisage de séparer les eaux propres des eaux usées via un système du tout-à-l’égout. Il invente aussi des étables de chevaux « automatiques ».
Dessin de Léonard. Une écurie équipée d’un mécanisme automatique permettant de nourrir les chevaux avec le foin stocké à l’étage.
Les épidémies, qui faisaient à l’époque des ravages en milieu urbain, pourront être contenues grâce à une gestion intelligente des eaux.
Comme Léonard l’écrit dans le Codex Atlanticus (65 v-b), il faut éviter à tout prix « une aussi considérable agglomération de gens, parqués comme des chèvres en troupeau, l’une sur le dos de l’autre, qui emplissent tous les coins de leur puanteur et sèment la pestilence et la mort »
Dessin de Léonard d’une porte d’écluse équipée de « portes busquées » et ventiles.
Pour lancer le projet, il fallait en premier lieu relier cette nouvelle capitale, située sur la Sauldre (un sous-affluent de la Loire), à la Loire, la plus longue route commerciale de France, ouverte sur l’Atlantique, grâce à une série de canaux équipés d’écluses ultramodernes à « portes busquées » et ventiles.
Ainsi, en janvier 1518, François 1er allouera « 4000 livres d’or pour faire la rivière de la Sauldre navigable depuis Romorantin jusqu’au lieu où elle tombe en la rivière du Cher », l’affluent navigable de la Loire.
Du fait que Léonard élabore à la même époque les plans pour la construction du Havre de grâce [le port du Havre] en Normandie, on estime qu’il s’agissait d’un dessein national visant à donner au centre de la France la dimension d’une région à forte activité économique digne d’accueillir la Cour.
Ce que l’on sait, c’est que Léonard étudie les possibles liaisons fluviales capables de désenclaver Romorantin, et au-delà, la France – peut-être celle reliant Romorantin à la Seine, via la Loire, réalisée seulement en 1604 par Sully, mais certainement celle de la Loire avec le couloir Saône-Rhône, via un canal dont Léonard envisageait la construction (l’actuel canal du Centre), permettant d’ouvrir sur la Méditerranée l’ensemble de ce grand corridor de développement économique.
Projets des canaux de jonction qui restaient à réaliser à la Renaissance: 1) Le canal du Midi reliant la Méditerranée avec l’Océan atlantique; 2) Le canal de Briare, reliant la Loire avec la Seine; 3) Le canal du centre reliant la Saône avec la Loire.
En bref, le plan de Léonard envisageait de réaliser un vaste corridor de développement économique reliant la Méditerranée à l’Atlantique, permettant de désenclaver l’intérieur du continent.
Carlo Pedretti, le grand expert italien de Léonard de Vinci et de la Renaissance et auteur d’un livre sur Romorantin en 1972, déclara en 2009 que le projet royal pour Romorantin était parfaitement comparable au « projet de la Tennessee Valley Authority [TVA : grand projet d’aménagement fluvial qui tira les Etats-Unis de la dépression] de Franklin Delano Roosevelt ».
Le chantier, pourtant bien commencé, fut abandonné. A cause de la peste selon les uns, faute d’argent selon les autres.
Surtout, Léonard, qui arrive à la fin de sa vie, n’a plus la force de diriger une opération d’une telle envergure et personne n’émerge pour prendre le relais. François 1er opte pour une autre Renaissance, celle des apparences.
Dès la mort de Léonard en 1519, il lance la construction d’un énorme projet de prestige, le château de Chambord, le plus vaste des châteaux de la Loire. Pourtant, il ne s’agit que d’un simple rendez-vous de chasse.
Le projet pour Romorantin sera enterré avec Léonard !
Signalons que depuis le 9 juin 2010, une belle exposition a été présentée au musée de Sologne de Romorantin-Lathenay présentant ce projet oublié de Léonard de Vinci. Nos dirigeants pourraient y apprendre plein de choses !
Si 2009 célèbre les cinq cents ans de l’Eloge de la Folie d’Erasme, il serait injuste d’oublier un de ses prédécesseurs, l’humaniste strasbourgeois Sebastian Brant (1457-1521). Double docteur (de droit civil et canonique), il publie en 1494 à Bâle la Nef des Fous, une œuvre dont le succès est fulgurant et durable.
Brant, comme plus tard Erasme, s’inspire de la première Epître aux Corinthiens où l’on distingue la sagesse de Dieu de celle du monde, qu’il a « frappé de folie ». Ainsi, « si quelqu’un parmi vous pense être sage à la façon de ce monde, qu’il devienne fou pour devenir sage ; car la sagesse de ce monde est folie auprès de Dieu ».
Dans l’esprit du renouveau spirituel mis en chantier par les frères et sœurs de la vie commune, Brant s’offusque que, bien que les Saintes Ecritures « abondent », « on se moque bien de Bible et de doctrine. Le monde est dans le noir, et va tête baissée tout droit dans le péché ».
Loin de la misanthropie médiévale, il tentera au contraire d’éveiller ses concitoyens à se libérer, via le rire, de cet esclavage.
Abstraction faite de la grande piété qui animait les humanistes de l’époque, bien des remarques de Brant restent d’une grande actualité. Car la Nef des Fous, « miroir de la folie », permet à chacun de se reconnaître « en voyant son portrait ».
Suivent ensuite plus d’une centaine de narrations sur des comportements humains tout aussi tragi-comiques que grotesques. En tête de la liste, l’hypocrisie et la paresse. En effet, le premier à monter dans la nef est cet homme qui s’entoure de milliers de livres qu’il ne lit jamais mais qui, interrogé par des savants, leur lance : « J’ai tout cela chez moi ! »
Suit alors la folie de toutes ces « joies fugaces » qui tirent l’homme vers le bas. A l’instar des tableaux de Jérôme Bosch, Brant nous dit : « Fuis les plaisirs du monde que rechercha jadis le roi Sardanapale qui pensait devoir vivre au jardin des délices en pleine volupté dans la joyeuseté ».
La Nef des fous, tableau de Jérôme Bosch. Les ordres monacales, dénoncés par Erasme pour leur cupidité, se disputent un bout de gras. Entretemps, la chrétienté, tel un bateau ivre, part à la dérive. Alors que la bannière du Turc a été hissé et que le peuple se contente de miettes, l’oligarchie s’empare du poulet.
Pour Brant, Erasme, Bosch ou Rabelais, à l’opposé du courant rigoriste, les plaisirs ne sont pas à bannir, mais ne sont que les épices agréables d’une vie régie par la raison. A un amour décervelé Brant fait dire :
C’est moi qui suis Vénus aux fesses inflammables qui propagent le feu, des fous je suis la reine ; je les attire tous et j’en fais des toqués selon mon bon plaisir.
Ecoutons-le un instant décrire la folie de la mode :
Ce qui jadis passait pour un honteux outrage aux mœurs et à la décence est aujourd’hui normal et s’imite partout (…) On s’enduit les cheveux de soufre et de résine, on y bat un blanc d’œuf, puis on les fait friser, les coiffant pour sécher du casque d’un panier (…) Une mode nouvelle chasse toujours l’ancienne, ce qui est preuve de notre esprit léger, changeant et versatile, accessible au scandale des robes raccourcies qui descendent à peine jusque vers le nombril !
Cette folie-là empêche l’homme d’accomplir sa mission de créateur responsable pour le monde.
Il est complètement aveugle de folie celui qui ne voit pas qu’il devrait élever et dresser son enfant, écrit Brant, et s’attacher surtout à ne pas le laisser à ses égarements sans jamais le punir tout comme des brebis se perdant sans berger.
Suivent alors des attaques en règle contre la superstition, les alchimistes ou encore le pouvoir des seigneurs, des moines ou de ceux qui rêvent d’empires, car « toute cette âpreté à conquérir la gloire, si rarement durable, tient de la déraison ».
Pour conclure, je vous livre ici sa dénonciation de l’usure qui garde la valeur d’une excellente leçon d’économie politique pour aujourd’hui :
Tous les accapareurs méritent qu’on les batte, qu’on les prenne au collet et leur secoue les puces, qu’on arrache leurs pennes, qu’on épluche leur peau pour y chercher les tiques : ils entassent chez eux, tout le vin et le blé raflés dans le pays sans craindre un seul instant la honte et le péché, tout ça pour que le pauvre ne puisse rien trouver et qu’il crève de faim avec femme et enfants. C’est pourquoi aujourd’hui on voit monter les prix, tout est beaucoup plus cher que dans le bon vieux temps. Jadis on demandait dix livres pour le vin ; au cours d’un même mois il a grimpé si haut qu’on en offre bien trente rien que pour en avoir. Même chose pour l’orge, le blé ou encore le seigle ; et je ne parle pas des taux des usuriers ; ils gagnent des fortunes en espèces sonnantes, en loyers et services, en prêts et en crédits, (…) Ils n’avancent plus d’or et ne prêtent jamais qu’en petite monnaie en portant dans leurs livres des chiffres arrondis. (…) Mais la roue tourne et le sort les amène vers une fin tragique qui les trouve pendus. Celui qui s’enrichit sur le dos du voisin est certainement fou – mais il n’est pas le seul.
Évidemment, il serait fou de croire que le monde n’a pas changé, bien que notre folie immuable puisse nous faire croire une chose aussi folle !
Joachim Patinir, Paysage avec Saint Jérôme, National Gallery, Londres.
En novembre 2008, un colloque fut organisé au Centre d’études supérieures sur la Renaissance de Tours sur le thème de « La contemplation dans la peinture flamande (XIVe-XVIe siècle) ». Voici la transcription de la contribution de Karel Vereycken, représentant de l’Institut Schiller, sur Joachim Patinir, un peintre belge peu connu mais essentiel pour l’histoire de l’art.
Joachim Patinir (1485-1524), dessin fait par Albrecht Dürer, venu assister au mariage de Patinir à Anvers en 1520.
On estime généralement que dans la peinture flamande, le concept « moderne » de paysage n’est apparu qu’avec l’œuvre de Joachim Patinir (1485-1524), un peintre originaire de Dinant travaillant à Anvers au début du XVIe siècle.
Pour l’historien d’art viennois Ludwig von Baldass (1887-1963), qui écrit au début du XXe siècle, l’œuvre de Patinir, présentée comme nettement en avance sur son temps, serait annonciatrice du paysage comme überschauweltlandschaft, traduisible comme « paysage panoramique du monde », véritable représentation cosmique et totalisante de l’univers visible.
Ce qui caractérise l’œuvre de Patinir, affirment les partisans de cette analyse, c’est l’ampleur considérable des paysages qu’elle offre à la contemplation du spectateur.
Cette ampleur présente un double caractère : l’espace figuré est immense (du fait d’un point de vue panoramique situé très haut, presque « céleste »), en même temps qu’il englobe, sans souci de vraisemblance géographique, le plus grand nombre possible de phénomènes différents et de spécimens représentatifs, typiques de ce que la terre peut offrir comme curiosités, parfois même des motifs imaginaires, oniriques, irréels, fantastiques : champs, bois, montagnes anthropomorphes, villages et cités, déserts et forêts, arc-en-ciel et tempête, marécages et fleuves, rivières et volcans.
Le Rocher Bayart sur la Meuse, près de Dinant, Belgique.
On peut par exemple penser y retrouver « la roche Bayart », qui borde la Meuse non loin de la ville de Dinant dont Patinir était originaire.
A part cette perspective panoramique, Patinir fait appel à la perspective aérienne — théorisée à l’époque par Léonard de Vinci — grâce à un découpage de l’espace en trois plans couleur : brun-ocre pour le premier, vert pour le plan moyen, bleu pour le lointain.
Cependant, le peintre conserve la visibilité de la totalité des détails avec une méticulosité, une minutie et une préciosité digne des maîtres flamands du XVe, qui, en tendant vers un infini quantitatif (consistant à tout montrer), cherchaient à se rapprocher d’un infini qualitatif (permettant de tout voir).
Pour leur part, les auteurs de la thèse du weltlandschaft, après avoir comblé Patinir d’éloges, n’hésitent pas à fortement relativiser sa contribution en disant :
« Pour que le paysage en peinture devienne autre chose qu’un entassement virtuose mais compulsif de motifs, et plus précisément, la saisie quasi-documentaire d’un infime fragment de la réalité contingente, il faudra attendre le XVIIe siècle et la pleine maturité de la peinture hollandaise… »
Et c’est là que l’on identifie très bien le piège de cette démarche qui consiste à faire croire que l’avènement du paysage, en tant que genre autonome, sa soi-disant « laïcisation », n’est que le résultat de l’émancipation d’une matrice mentale médiévale et religieuse, considérée comme forcément rétrograde, pour laquelle le paysage se réduisait à une pure émanation ou incarnation de la puissance divine.
Patinir, le premier, aurait donc fait preuve d’une conception purement esthétique « moderne », et ces paysages « réalistes », marqueraient le passage d’un paradigme culturel religieux — donc obscurantiste — vers un paradigme moderne, c’est-à-dire dépourvu de sens… ce qu’on lui reprochera par la suite.
C’est bien ce regard-là qu’ont pu porter les esprits romantiques et fantastiques du XVIIe et XVIIIe siècle sur les artistes du XVe et XVIe siècle. Von Baldass fut certainement influencé par les écrits d’un Goethe qui, sans doute dans un moment d’enthousiasme pour le paganisme grec, analysant la place de plus en plus réduite accordée aux personnages religieux dans les tableaux flamands du XVIe, en déduit que ce n’était plus le sujet religieux qui faisait fonction de sujet, mais le paysage.
Autant que Rubens aurait prétexté peindre Adam et Eve chassés du Paradis pour pouvoir peindre des nus, Patinir n’aurait fait que saisir le prétexte d’un passage biblique pour pouvoir se livrer à sa véritable passion, le paysage.
Un petit détour par Bosch
Un regard nouveau sur l’œuvre de Patinir démontre sans conteste l’erreur de cette analyse.
Pour aboutir à une lecture plus juste, je vous propose ici un petit détour par Jérôme Bosch, dont l’esprit était très vivant parmi le cercle des amis d’Erasme à Anvers (Gérard David, Quentin Massys, Jan Wellens Cock, Albrecht Dürer, etc.), dont Patinir faisait partie.
Bosch, contrairement aux clichés toujours en vogue de nos jours, est avant tout un esprit pieux et moralisateur. S’il montre le vice, ce n’est pas tant pour en faire l’éloge mais pour nous faire prendre conscience à quel point ce vice nous attire. Fidèle aux traditions augustiniennes de la Devotio Moderna, promues par les Frères de la Vie commune (un mouvement de renouveau spirituel dont il était proche), Bosch estime que l’attachement de l’homme aux choses terrestres le conduit au péché. Voilà le sujet central de toute son oeuvre, dont on ne peut pénétrer l’esprit qu’à la lecture de L’imitation du Christ, écrit, selon toute probabilité, par l’âme fondatrice de la Devotio Moderna, Geert Groote (1340-1384), ou son disciple, Thomas à Kempis (1379-1471) à qui cette œuvre est généralement attribuée.
Dans cet écrit, le plus lu de l’histoire de l’homme après la Bible, on peut lire :
« Vanités des vanités, tout n’est que vanité, hors aimer Dieu et le servir seul. La souveraine sagesse est de tendre au royaume du ciel par le mépris du monde. Vanité donc, d’amasser des richesses périssables et d’espérer en elles. Vanités, d’aspirer aux honneurs et de s’élever à ce qu’il y a de plus haut. Vanité, de suivre les désirs de la chair et de rechercher ce dont il faudra bientôt être rigoureusement puni. Vanité, de souhaiter une longue vie et de ne pas se soucier de bien vivre. Vanité, de ne penser qu’à la vie présente et de ne pas prévoir ce qui la suivra. Vanité, de s’attacher à ce qui passe si vite et de ne pas se hâter vers la joie qui ne finit point. Rappelez-vous souvent cette parole du sage : l’œil n’est pas rassasié de ce qu’il voit, ni l’oreille remplie de ce qu’elle entend. Appliquez-vous donc à détacher votre cœur de l’amour des choses visibles, pour le porter tout entier vers les invisibles, car ceux qui suivent l’attrait de leurs sens souillent leur âme et perdent la grâce de Dieu. »
Bosch traite ce sujet avec beaucoup de compassion et un humour hors pair dans son tableau le Char de foin (Musée du Prado, Madrid)
Jérôme Bosch, le retable du Char de foin, panneau central, référence à la vanité des richesses terrestres. Musée du Prado, Madrid.
L’allégorie de la paille existe déjà dans l’Ancien Testament. On lit dans Isaïe, 40,6 :
« Toute chair est de l’herbe, et tout son éclat comme la fleur des champs ; l’herbe sèche, la fleur se flétrit quand le souffle de Yahvé passe dessus. Oui, le peuple est de l’herbe. L’herbe sèche, la fleur se flétrit, mais la parole de notre Dieu se réalise à jamais ».
Elle sera reprise dans le Nouveau Testament par l’apôtre Pierre (1, 24) : « Car Toute chair est comme l’herbe, Et toute sa gloire comme la fleur de l’herbe. L’herbe sèche, et la fleur tombe ». C’est d’ailleurs ce passage que Brahms utilise dans le deuxième mouvement de son Requiem allemand.
Sur le triptyque de Bosch, on voit donc un char de foin, allégorie de la vanité des richesses terrestres, tiré par d’étranges créatures qui s’avancent vers l’enfer. Le duc de Bourgogne, l’empereur d’Allemagne, et même le pape en personne (c’est l’époque de Jules II…) suivent de près ce char, tandis qu’une bonne douzaine de personnages se battent à mort pour attraper un brin de paille. C’est un peu comme l’immense bulle des titres spéculatifs qui conduit notre époque vers une grande dépression…
On s’imagine très bien les banquiers qui ont saboté le sommet du G20 pour faire perdurer leur système si profitable à très court terme. Mais cette corruption ne touche pas que les grands de ce monde. A l’avant-plan du tableau, un abbé se fait remplir des sacs entiers de foin, un faux dentiste et aussi des tziganes trompent les gens pour un peu de paille.
Le colporteur et l’homo viator
Le triptyque fermé résume le même topos sous forme d’un colporteur (et non l’enfant prodigue). Ce colporteur, éternel homo viator, est une allégorie de l’Homme qui se bat pour rester sur le bon chemin et tient à ne pas quitter sa voie.
Dans une autre version du même sujet peint par Bosch (Musée Boijmans Beuningen, Rotterdam), le colporteur avance op een slof en een schoen (sur une pantoufle et une chaussure), c’est-à-dire qu’il choisit la précarité, quittant le monde visible du péché (nous voyons un bordel et des ivrognes) et abandonnant ses possessions matérielles.
Jérôme Bosch. Ici le colporteur n’est qu’une métaphore du chemin choisi par l’âme qui se détache sans cesse des tentations terrestres. Avec son bâton (la foi), le croyant repousse le pêché (le chien) qui vient lui mordre les mollets.
Avec son bâton (symbole de la foi), il réussit à repousser les chiens infernaux (symbole des tentations), qui tentent de le retenir. Une fois de plus, il ne s’agit point de manifestations de l’imagination exubérante de Bosch, mais d’un langage métaphorique partagé à l’époque. On trouve d’ailleurs cette représentation en marge du fameux Luttrell Psalter, un psautier anglais du XIVe siècle.
Luttrell Psaltar, colporteur avec bâton et chien infernal, British Library, Londres.
Ce thème de l’homo viator, l’homme qui se détache des biens terrestres, est par ailleurs récurrent dans l’art et la littérature de cette époque, en particulier depuis la traduction en néerlandais du Pèlerinage de la vie et de l’âme humaine, écrit en 1358 par le moine cistercien normand Guillaume de Degulleville (1295-après 1358). Une miniature de cette œuvre nous montre une âme sur son chemin, habillée en colporteur.
Miniature extraite du Pèlerinage de la vie et l’âme humaine de Guillaume Degulleville.
Néanmoins, si au XIVe siècle cette exigence spirituelle a pu dicter un rigorisme quelquefois excessif, le rire libérateur de l’humanisme naissant (Brant, Erasme, Rabelais, etc.) apportera des couleurs plus gaies et plus libres à la culture flamande du Brabant (Bosch, Matsys, Bruegel), bien qu’étouffées ensuite par les dictats du Concile de Trente. L’attachement de l’homme aux biens terrestres devient alors sujet à rire. Publié à Bâle en 1494, La Nef des Fous de Sébastien Brant, véritable inventaire de toutes les folies qui peuvent conduire l’homme vers sa perte, marquera toute une génération qui retrouve créativité et optimisme grâce au rire libérateur d’un Erasme et de son disciple, l’humaniste chrétien François Rabelais.
En tout cas, pour Bosch, Patinir et la Devotio Moderna, la contemplation est à l’opposé même du pessimisme et de la passivité scolastique. Pour eux, le rire est l’antidote idéal pour éradiquer le désespoir, l’acedia (la lassitude) et la mélancolie. La contemplation y prend donc une nouvelle dimension. Chaque fidèle est incité à vivre son engagement chrétien, par l’expérience personnelle et l’imitation individuelle du Christ. Il doit cesser de rejeter sa propre responsabilité sur les grandes figures de la Bible et de l’Histoire sainte. L’homme ne peut plus s’en remettre à l’intercession de la Vierge, des apôtres et des saints. Il doit, tout en suivant les exemples, prêter un contenu personnel à l’idéal de la vie chrétienne. Porté à l’action, chaque individu, à titre individuel et pleinement conscient de sa nature de pêcheur, est constamment amené à faire le choix du bien au détriment du mal. Voilà quelques éléments sur l’arrière-plan culturel nous permettant d’approcher différemment les paysages de Patinir.
Charon traversant le Styx
Le tableau de Patinir intitulé Charon traversant le Styx (Musée du Prado, Madrid) qui combine traditions antique et chrétienne, nous servira ici de « pierre de Rosette ». Inspiré par le sixième livre de l’Enéide, où l’écrivain romain Virgile décrit la catabase, ou la descente aux enfers, ou encore l’Inferno de Dante (3, ligne 78) repris de Virgile, Patinir place une barque au centre de l’œuvre.
Joachim Patinir, Charon traversant le Styx, Musée du Prado, Madrid.
Le grand personnage debout dans cette barque est Charon, le nocher des Enfers, généralement présenté sous les traits d’un vieillard morose et sinistre. Sa tâche consiste à faire traverser le fleuve Styx, aux âmes des défunts qui ont reçu une sépulture. En paiement, Charon prend une pièce de monnaie placée dans la bouche des cadavres. Le passager de la barque est donc une âme humaine. Bien que la scène ait lieu après la mort physique de la personne, l’âme, et ça peut surprendre, est taraudée par le choix entre le Paradis et l’Enfer. Car si depuis le Concile de Trente, on estime qu’une mauvaise vie envoie irrémédiablement l’homme en enfer dès l’instant de sa mort, la foie chrétienne continue, y compris aujourd’hui, à distinguer le jugement dernier de ce qu’on appelle le « jugement particulier ». Selon cette conception, parfois contestée au sein des confessions, au moment de la mort, bien que notre sort final soit fixé (Hébreux 9,27), toutes les conséquences de ce Jugement particulier ne seront pas tirées avant le Jugement général, qui aura lieu lors du retour du Christ, à la fin des temps. Ainsi, le « Jugement particulier » qui est supposé suivre immédiatement notre mort, concerne notre dernier acte de liberté, préparé par tout ce que fut notre vie. Nous aider à contempler cet instant ultime semble donc l’objectif premier du tableau de Patinir, en y mêlant d’autres métaphores.
Cependant, un regard attentif sur la partie inférieure du tableau, nous fait découvrir une contradiction, absente du poème de Virgile. Si l’enfer est à droite (on y voit Cerbère, le chien à trois têtes qui garde la porte de l’enfer), la porte d’entrée en semble facile d’accès et des arbres splendides y parsèment de belles pelouses. A gauche, se trouve le Paradis. Un ange tente d’ailleurs d’attirer l’attention de l’âme dans la barque, mais celle-ci semble beaucoup plus attirée par un enfer d’apparence si accueillante. De plus, le chemin peu éclairé qui mène au paradis semble périlleux par la présence de rochers, de marais et autres obstacles dangereux. Une fois de plus, ce sont nos sens qui risquent de nous conduire à faire un choix littéralement infernal.
Le sujet du tableau est donc clairement celui du bivium, le choix binaire qui se pose à la croisée des chemins et offre au spectateur pèlerin le choix entre la voie du vice et celle du salut.
Sébastien Brant, La Nef des fous, illustration de Hercule à la croisée des chemins.
Ce thème est très répandu à l’époque. On le retrouve dans la Nef des Fous de Sébastien Brant, sous la forme d’Hercule à la croisée des chemins. Dans cette illustration, à gauche, en haut d’une colline, une femme nue représente le vice et l’oisiveté. Derrière elle, la mort nous sourit.
A droite, plantée au sommet d’une colline plus élevée, au bout d’un chemin rocailleux, attend la vertu symbolisée par le travail. Rappelons également que l’Evangile (Matthieu 7:13-14) évoque clairement le choix auquel nous serons confrontés : « Entrez par la porte étroite. Car large est la porte, spacieux est le chemin qui mènent à la perdition, et il y en a beaucoup qui entrent par là. Mais étroite est la porte, resserré le chemin qui mène à la vie, et il y en a peu qui les trouvent ».
Le paysage comme objet de contemplation
L’historien d’art Reindert Leonard Falkenburg, dans sa thèse doctorale de 1985, fut le premier à constater que Patinir s’amuse à transposer ce langage métaphorique à l’ensemble de son paysage. Bien que l’image de rochers infranchissables, comme métaphore de la vertu à laquelle on aboutit en choisissant le chemin difficile, ne soit pas une nouveauté, Patinir exploite cette idée avec une virtuosité sans précédent. On découvre ainsi que le thème de l’homme qui se détourne courageusement de la tentation d’un monde qui piège notre sensorium, est le thème théo-philosophique sous-jacent de presque tous les paysages de Patinir. Ainsi, son œuvre trouve sa raison d’être en tant qu’objet de contemplation, où l’homme se mesure à l’infini.
Retournons à notre Paysage avec Saint Jérôme de Patinir (National Gallery, Londres). On y découvre la « porte étroite » conduisant à un chemin difficile qui nous porte vers un premier plateau. Ce n’est pas la montagne la plus élevée. La plus haute, telle une tour de Babylone, est symbole d’orgueil. Regardons ensuite Le repos sur le chemin d’Egypte (Musée du Prado, Madrid). Au bord du chemin, Marie est assise et devant elle, par terre, sont disposés le bâton du colporteur et son panier typique.
Joachim Patinir, Le repos de la Sainte famille, Musée du Prado, Madrid.
Pour conclure, on pourrait dire que, poussé par sa ferveur spirituelle et humaniste, en peignant des rochers de plus en plus infranchissables — traduisant l’immense vertu de ceux qui décident de les escalader — Patinir élabore non pas des paysages « réalistes », mais des « paysages spirituels », dictés par l’immense besoin de raconter le cheminement spirituel de l’âme.
Loin d’être de simples objets esthétiques, ses paysages spirituels servent la contemplation. Comme image en miroir, à moitié ironique, ils permettent, à ceux qui le désirent, de préparer les choix auxquels leur âme sera confrontée pendant, et après le pèlerinage de la vie.
Bibliographie sommaire :
R.L. Falkenburg, Joachim Patinir, Het landschap als beeld van de levenspelgrimage, Nijmegen, 1985.
Maurice Pons et André Barret, Patinir ou l’harmonie du monde, Robert Laffont, 1980.
Eric de Bruyn, De vergeten beeldentaal van Jheronimus Bosch, Adr. Heinen, s’Hertogenbosch, 2001.
Dirk Bax, HieronymusBosch, his picture-writing deciphered, A.A. Balkema, Capetown, 1979.
Georgette Epinay-Burgard, GérardGroote, fondateur de la Dévotion Moderne, Brepols, 1998.