Par Karel Vereycken, 2011.
En juillet 1656, la Cour suprême de la Hague accorde à Rembrandt (1606-1669) un cessio honorum, une autorisation de mettre lui-même en vente ses biens et ses meubles, les recettes étant partagées entre ses créanciers. Sans tarder, les magistrats se rendent chez lui pour dresser l’inventaire du contenu de sa grande maison dans la Jodenbreestraat, aujourd’hui le Rembrandthuis d’Amsterdam.
Cet inventaire nous révèle l’étendue de la précieuse collection du maître : sculptures, estampes, dessins et peintures de Mantegna, Dürer, Van Eyck, Lucas van Leyden et quantité d’autres grands noms de la Renaissance italienne et flamande dont il est l’héritier spirituel, sans oublier ses propres œuvres.
Démontrant à quel point le sujet était cher à l’artiste, dans l’agtercaemer (salle du fond) qui lui sert de chambre à coucher, l’inventaire relève deux têtes du Christ. Dans la cleyne schildercaemer (le petit atelier), « Een Cristus tronie nae ‘t leven » (Une tête du Christ d’après la vie, c’est-à-dire peint… d’après un modèle vivant).
Cette formulation, on la retrouve également dès la première phrase d’un poème composé par Herman Frederik Waterloos et inscrite sous la fameuse gravure La pièce aux cent florins : « Aldus maalt REMBRANTS naaldt den Zoone Godts na ‘t leeven » (Ainsi l’aiguille de REMBRANDT peint-elle le Fils de Dieu d’après nature).
Après que des générations d’historiens se sont interrogées sur ce paradoxe apparent – comment un artiste peut-il peindre le Christ d’après un modèle vivant ? – l’exposition du Louvre, riche de 85 œuvres, tente de dissiper ce mystère en montrant comment Rembrandt a représenté le Christ, tout au long de sa carrière, ainsi que les artistes qui l’ont influencé, et comment il a été repris par ses élèves.
Les pèlerins d’Emmaüs
Pour y parvenir, telle une composition de musique classique, l’exposition s’ouvre et se clôture par deux tableaux abordant le même thème, celui des Pèlerins d’Emmaüs, dont la figure du Christ occupe le centre. Le premier tableau, qui appartient au Musée Jacquemart André, est peint en 1629, lorsque l’artiste n’a que 23 ans.
Le deuxième, de la collection du Louvre et fraîchement nettoyé, date de 1648, année où se termine enfin la guerre de Trente ans, grâce au Traité de Westphalie mettant fin au règne impérial des Habsbourg. A l’intérieur de cette contrainte, l’exposition réussit avec brio à dérouler le fil rouge du « voyage intérieur » de Rembrandt.
Dans le premier tableau (ci-dessus) sur le thème des Pèlerins d’Emmaüs, on ne voit que de profil la figure imposante du Christ, représenté à contre-jour.
La stupeur d’un pèlerin se lit sur son visage éclairé, tandis qu’un autre en est tombé à la renverse.
Comme dans La résurrection de Lazare ou Le Christ chassant les marchands du temple, le Christ y manifeste avant tout son autorité.
Imitation du Christ
Mais Rembrandt, s’inscrivant dans le courant de la Devotio Moderna répandue par les Frères de la Vie commune, puis par Erasme de Rotterdam, pour qui, loin d’une adoration passive, l’homme se doit d’« imiter », dans son for intérieur, l’engagement et la vie du Christ, ne se retrouvait pas dans le style baroque très en vogue à son époque.
Jusque-là, à part quelques exceptions comme Pieter Lastman, dont Rembrandt, tout comme son ami Jan Lievens, était l’élève, les peintres représentaient un Messie à la beauté glorieuse – doté d’un visage aux traits réguliers, barbu et chevelu, qui, même sur la croix, affichait un air certes dolent mais impeccable.
Quelques exemples de cette iconographie, dont de belles gravures de Dürer ou des œuvres de Mantegna, sont d’ailleurs présents au début de l’exposition. Dès 1631, son Christ sur la croix tranche avec les stéréotypes en vigueur. Alors que Rubens le peint athlétique, le Jésus de Rembrandt est peu musclé, les bras maigres, le ventre un peu gonflé. Martyrisé, il affiche une grimace peu esthétique. C’est bien un être humain qui souffre.
Cependant, s’il s’intéresse à la nature divine du Christ, il n’en oublie pas le caractère humain. Il va multiplier les dessins, à la plume, à la sanguine, du Christ dialoguant avec ses proches, avec Marthe et Marie par exemple. Jésus y est représenté à la fois diaphane et familier. Sans l’auréole esquissée au-dessus de sa tête, on pourrait croire à une scène familiale. Dans un tableau où il apparaît, après sa mort, à Marie-Madeleine qui le prend pour un jardinier, Rembrandt l’affuble d’une pelle.
Jésus, Roi des juifs
Ensuite, véritable tournant historique, Rembrandt, à la tête d’un groupe d’élèves qui travaille dans une belle communion d’idées, commence à faire des portraits de jeunes juifs et de rabbins de la communauté d’Amsterdam, afin de se rapprocher au plus près du visage qu’aurait pu avoir cet homme venu d’Orient.
Dès la Bible, le personnage du Christ réunit tous les paradoxes. N’est-il pas « le Roi des juifs », bien que crucifié par les pharisiens ?
Ensuite, n’est-il pas homme mais fils de Dieu ? Rembrandt nous démontre encore et toujours que pour s’approcher de Dieu, il faut s’approcher de l’humain et l’aimer pour ce qu’il possède de divin en lui, c’est-à-dire l’étincelle de créativité qui l’unit au Créateur.
Pour conclure cette réflexion, la dernière salle offre au visiteur, pour la première fois depuis plus de trois siècles, les sept esquisses du Christ, réalisées d’après un jeune juif et ayant servi à préparer le tableau des Pèlerins d’Emmaüs.
Dans ces études au fond sobre, le Christ porte le même vêtement marron. La lumière illumine son visage, qui prend toutes les expressions, de la douleur au recueillement. Les yeux sont levés, baissés, la tête tourne…
Ici, c’est bien le même visage, aux yeux foncés et aux pommettes hautes du jeune juif, qui apparaît.
Terriblement humain, il n’en est que plus émouvant. Enfin, le Christ s’incarne.