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La défense du patrimoine culturel de l’humanité, clé d’une paix mondiale
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Empathie, sympathie, compassion – La défense du patrimoine culturel de l’humanité, clé d’une paix mondiale.
Intervention de Karel Vereycken, peintre-graveur, chercheur honoraire de l’Institut Schiller, lors de la conférence internationale de l’Institut Schiller, le 15 et 16 juin 2024.
Avant de parler du patrimoine culturel mondial, quelques mots sur les notions de « sympathie », d’« empathie » et de « compassion », trois mots construits à partir du mot pathos, qui signifie en grec « souffrance » ou « affection ».
Aujourd’hui, on emploie souvent « empathie » à la place de « sympathie » et de « compassion », mais il ne s’agit pas vraiment de la même chose, bien que tous trois renvoient à une réponse bienveillante à la détresse d’autrui (pathos).
- La sympathie est un sentiment de préoccupation sincère et de partage des sentiments de quelqu’un qui vit un épisode difficile ou douloureux.
- Le terme empathie a été inventé au début du XXe siècle pour traduire l’allemand Einfühlung, qui signifiere sentir avec les gens, et pas seulement pour eux. Lorsque vous faites preuve d’empathie à l’égard d’autrui, vous ressentez ce qu’il ressent car vous vous mettez, en quelque sorte, « à la place de l’autre ».
- La compassion va au-delà de l’empathie et se traduit par une action. Elle va de pair avec l’altruisme, ou « le désir d’agir en faveur de l’autre ». En d’autres termes, on se sent concerné par sa souffrance et poussé à y remédier.
L’empathie est particulièrement importante pour notre sujet, à savoir comment construire la paix et une culture de paix, car elle permet de jeter un pont entre des personnes qui se considèrent mutuellement comme des ennemis. On peut faire preuve d’empathie à l’égard de quelqu’un que l’on ne considère pas du tout comme sympathique. Sans partager ses sentiments, nous nous engageons néanmoins dans ce que l’on appelle l’« empathie cognitive » : nous en savons suffisamment sur le passé et la culture de l’autre pour comprendre ses motivations. En conséquence, l’empathie peut nous aider à pardonner, comme le stipulait le traité de Westphalie qui mit fin à la Guerre de Trente ans en 1648.
Aujourd’hui, si nous voulons faire de la paix une réalité, nous devons nous mobiliser pour promouvoir et élever le niveau d’empathie parmi nos concitoyens.
L’empathie fait l’objet d’attaques massives :
- par la promotion de la notion de compétition brutale (c’est pourquoi le sport professionnel est promue au détriment du sport amateur) ;
- par les écrans qui promeuvent la recherche du plaisir immédiat et la violence gratuite ;
- par l’effondrement du dialogue de personne à personne.
Après les terribles guerres entre la France et l’Allemagne, une campagne a été menée pour accroître l’empathie en Europe, avec l’ouverture de l’Institut Goethe en France et de l’Alliance française en Allemagne. On a également organisé un mouvement de jumelage entre villes, permettant aux habitants de visiter leur commune « sœur » dans l’autre pays. Ils discutaient, fraternisaient, riaient de leurs préjugés et faisaient la fête ensemble, ils cultivaient un dialogue interpersonnel et apprenaient à lire sur les visages les émotions cachées derrière les mots.
Or, la connaissance que l’on peut acquérir de la culture, de la langue et de l’histoire de l’autre est bien sûr un outil fondamental pour développer cette « empathie cognitive » qui permet de voir les personnes comme issus d’une histoire, d’une culture et d’une civilisation, plutôt que comme de petites entités atomisées.
C’est ainsi qu’après avoir découvert la philosophie du mutazilisme des Abbassides de Bagdad, toute ma vision de l’Islam a changé. J’ai appris ce qui était arrivé à leur civilisation, leurs frustrations et leurs espoirs.
Aujourd’hui, la Chine est fortement impliquée et mobilisée pour protéger notamment le patrimoine culturel pré-islamique de l’Afghanistan et d’autres pays d’Asie centrale, qu’elle considère comme dans son propre intérêt. Un éminent archéologue chinois m’a déclaré à juste titre que la beauté et le défi intellectuel de cet art étaient « le meilleur moyen de lutter contre le terrorisme » — non pas les armes et les drones, mais la culture !
C’est en Afghanistan que se sont rencontrés les acteurs de la Route de la soie, lorsque la culture grecque faisait route vers l’Est et la culture chinoise vers l’Ouest.
Les bouddhistes qui ont prospéré dans cette région furent très actifs sur les Routes de la soie maritimes et terrestres, atteignant le Pakistan, l’Inde, le Sri Lanka, le Xinjiang et la Chine. Ils accordaient une grande attention à la métallurgie, l’architecture, la peinture, la sculpture, la poésie et la littérature. Le plus ancien livre imprimé connu est un texte bouddhiste datant de 868 après JC.
A cela s’ajoute l’apparition d’une forme très agapique du bouddhisme Mahayana dans la région du Gandhara (aujourd’hui situé principalement au Pakistan et en Afghanistan). Ses adeptes, au lieu de poursuivre un but purement personnel de nirvana (illumination), se réjouissaient avant tout de libérer l’humanité entière de la souffrance.
Dans l’art du Gandhara, l’empathie, la compassion et la miséricorde étaient les qualités suprêmes à glorifier, en particulier pour les « Bodhisattvas », ces individus ayant fait le vœu d’atteindre l’état d’éveil, ou illumination, mais préférant retarder leur propre « libération » et soulager d’abord la souffrance des autres pour les aider à l’atteindre à leur tour.
Celui qui comprit comment cette forme révolutionnaire de bouddhisme pouvait pacifier la région fut le Premier ministre indien Nehru, qui nomma sa fille Indira (la future Première ministre Indira Gandhi) « Priyadarshini », le nom adopté par l’empereur Ashoka le Grand (304-232 av. J.-C.) après sa conversion, faisant de lui un prince bouddhiste de la paix.
En 1956, juste avant la création du mouvement des non-alignés et la conférence de Bandung, Nehru orchestra toute une année de célébration honorant « 2500 ans de bouddhisme », non pas pour ressusciter une croyance ancienne en tant que telle, mais pour revendiquer pour l’Inde le statut de berceau du bouddhisme : une religion-philosophie prônant la non-violence et la paix, tout en appelant à mettre fin au honteux système de castes que les Britanniques avaient encouragé et cherché à maintenir dans le monde entier.
Mes Aynak
Aujourd’hui, l’Institut Schiller, avec le Centre de recherche et de développement Ibn Sina à Kaboul, travaille sans relâche pour sauver le site archéologique de Mes Aynak, que nous souhaitons inscrire sur la liste de l’UNESCO comme patrimoine mondial à préserver.
La mine de Mes Aynak est le deuxième gisement mondial de cuivre, et l’Afghanistan a grand besoin des revenus de cette activité minière pour mener à bien sa reconstruction urgente.
Or, au-dessus de ce site se trouvent les ruines d’un vaste complexe monastique bouddhiste, qui fut un comptoir commercial clé de la Route de la soie entre le Ier et le VIIIe siècle.
Grâce à notre campagne, et à l’issue d’intenses discussions entre le gouvernement afghan, la Chine et la compagnie minière chinoise, un accord fut trouvé pour préserver l’intégrité du patrimoine culturel situé en surface, en ne recourant qu’à des techniques souterraines pour l’exploitation minière.
Nous avons gagné une bataille, il nous reste maintenant à gagner la paix.
PS: N’hésitez pas à me contacter si vous désirer prendre part à ce combat.
Pourquoi l’Empire romain reste un modèle pour l’oligarchie
Pour gagner une bataille politique, le premier travail de tout stratège consiste à identifier avec soin la « géométrie mentale » de son ennemi afin d’évaluer précisément ses forces et ses faiblesses. Pour cela, il lui faut parfois se boucher le nez avant de pénétrer l’esprit répugnant de son adversaire. C’est ce que je vous invite à faire ici avec l’Empire romain.
Si, hier, vous avez découvert les problèmes des baby-boomers et autres soixante-huitards – souvent un mélange pathétique de bourgeois-bohèmes (« bobo ») et de libéraux-libertaires (« lili ») – aujourd’hui, je vous présente le stade ultime de leur version la plus décadente : les libéraux-impérialistes (« limp »).
Le « Projet pour un nouveau siècle Américain » (PNAC)
Le 11 septembre 2001, les observateurs de la vie politique américaine furent frappés de stupeur en entendant les déclarations fracassantes du vice-président, Dick Cheney. En effet, avant même l’ouverture d’une quelconque enquête sur les attentats, celui-ci déclara d’emblée qu’il fallait frapper l’Irak.
Dès le lendemain, à en croire les dires du célèbre journaliste du Washington Post, Bob Woodward, dans son livre « Bush at War », le ministre de la Défense, Donald Rumsfeld, déclarait lors d’une réunion à la Maison-Blanche que « l’Irak devait être l’une des premières cibles de la guerre contre le terrorisme ». Réaction impulsive de faucon ? Non, car en réalité, la clique de Cheney et Rumsfeld souhaitait achever cette guerre commencée en 1991. C’est un vieux projet qu’ils défendent depuis la chute du mur de Berlin et bien que, selon eux, Bush père ait fait quelques pas dans la bonne direction, la présidence Clinton faillit anéantir tout le chemin parcouru. Ainsi, le 18 février 1992, Paul Wolfowitz (actuel n°2 du Pentagone) et Lewis Libby (chef de cabinet de Cheney) sonnent l’alarme dans un document intitulé « Defense Policy Guidance » (DPG).
Avec Eric Edelman et Zalmay Khalilzad (actuel représentant spécial américain pour l’Irak), ils y développent d’abord la notion de guerre préventive visant à garantir la « prééminence américaine », imposée « par la force, si nécessaire ». Aujourd’hui, grâce à des fuites dans les médias, émanant de documents officiels, nous savons que ce milieu n’exclut nullement l’utilisation d’armes nucléaires, biologiques ou chimiques dans ce but.
Outrés par la « pause stratégique » dans les dépenses militaires imposée par Bill Clinton, qui espérait faire profiter l’économie américaine de ce « dividende de la paix », les faucons vont se regrouper au printemps 1997 dans l’association Project for a New American Century (PNAC), dont feront partie l’actuel vice-président Dick Cheney, son chef de cabinet Lewis Libby (avocat de Marc Rich, un gros bonnet de la pègre,), le ministre de la Défense Donald Rumsfeld, son adjoint Paul Wolfowitz, William Kristol, du Weekly Standard, Abram Shulsky, Robert Kagan et même Jeb Bush. Leur thèse sera présentée comme une proposition programmatique à la future administration de George W. Bush, en septembre 2000, sous le titre « Rebuilding America’s Defenses ».
Plus nuancé dans ses propos, graphiques et statistiques à l’appui, ce rapport souligne que les années 90 furent une « décade de négligence » par rapport à la réalité militaire et que cette négligence tend à gâcher ce que Charles Krauthammer nommait ce « moment unipolaire » qui s’instaura à la chute du mur de Berlin, faisant disparaître le dernier compétiteur mondial, l’URSS.
Sans scrupules, une doctrine impériale classique y est pleinement développée sous le label « Pax Americana », dernier nom de l’utopie d’un gouvernement mondial sous la coupe des élites malthusiennes anglo-américaines, « l’anglosphère ».
L’introduction se termine ainsi : « Ce rapport part de la conviction que l’Amérique doit chercher à préserver et étendre sa position de leadership global en maintenant la prééminence des forces militaires américaines. Aujourd’hui, les Etats-Unis d’Amérique ont une occasion stratégique sans précédent. Ils n’ont à confronter aucun défi immédiat, posé par une quelconque grande puissance ; ils disposent d’alliés puissants dans chaque partie du monde ; ils sont au milieu de la plus grande période de croissance économique de leur histoire ; de plus, leurs principes politiques (la démocratie, ndr) et économiques (le libre-échange, ndr) sont presque universellement acceptés. A aucun autre moment de l’histoire, l’ordre mondial ne fut aussi réceptif aux intérêts et idéaux américains. Le défi que pose le siècle à venir est la préservation et la pérennisation de cette Pax Americana » (page IV).
Pour faire des Etats-Unis ce pouvoir militaire incontestable, puisque, selon les auteurs, seule la puissance militaire peut servir de fondement à cette Pax Americana, quatre nouvelles orientations sont esquissées, résumées ci-dessous.
Le texte affirme d’emblée qu’à l’opposé de l’époque de la Guerre froide, le but stratégique des Etats-Unis au XXIe siècle n’est plus simplement « d’endiguer » l’URSS, mais de « préserver la Pax Americana ». Les quatre nouvelles missions militaires proposées pour cette tâche sont :
- Sécuriser et étendre des zones de paix démocratique.
Moyen : « homeland security » (sécurité domestique), ce qui implique, comme nous le voyons avec la politique du ministre de la Justice et sympathisant du Ku Klux Klan, John Ashcroft, la suppression « librement consentie » des droits civiques les plus élémentaires. - Empêcher l’émergence d’une nouvelle grande puissance rivale.
Moyen : présence militaire multiple, capable de mener plusieurs guerres à la fois (par exemple, simultanément en Iraq et en Corée du Nord). Cet engagement semble tellement monstrueux qu’on a peine à imaginer les moyens d’y parvenir. - Défendre des régions clefs
Moyen : « constabulary duties » (missions de maintien de la paix). - Exploiter les transformations de la guerre
Moyen : « Revolution in Military Affairs » (RMA, révolution dans les affaires militaires). Ces soi-disant armes intelligentes, souvent des armes anciennes « dopées » de gadgets informatiques, ressemblent plus aux armes « miracles » d’Hitler qu’à une réelle révolution technologique impliquant de nouveaux principes physiques. L’échec patent des missiles anti-missiles Patriot et Arrow représente un bon exemple de ce refus hystérique des nouveaux principes physiques qu’impliquait le projet initial d’Initiative de Défense Stratégique (IDS).
Évidemment, en conclusion de l’argumentaire, on constate amèrement qu’en temps de paix, hélas, l’opinion publique aura certaines réticences à souscrire à de tels programmes et à accepter de supporter le fardeau budgétaire qu’ils impliquent. On y affirme (page 51) que tout cela prendra énormément de temps, « sauf s’il se produit un évènement catastrophique et catalyseur, du type nouveau Pearl Harbour ».
Rappelons ici qu’Henry Kissinger, entre autres, avait immédiatement employé le terme « Pearl Harbour » pour caractériser les attentats du 11 septembre. Il est donc clair que l’enjeu de la guerre en Irak dépasse largement la question du contrôle des hydrocarbures, mais implique la mise en place d’un gouvernement mondial, une « Pax Americana » à l’instar de la fictive « Pax Romana » de l’Empire romain. Or, à l’époque, le monde romain était le monde tout court.
Le fardeau
Justement, le 5 janvier 2003, le New York Times a publié un article retentissant intitulé « The Burden » (le fardeau), écrit par un certain Michael Ignatieff, à l’instar de l’article de Rudyard Kipling, « le fardeau de l’homme blanc ».
Ignatieff est un anglo-canadien d’origine russe qui vit en Angleterre, petit-fils du fondateur de l’Okhrana (services secrets du Tsar) et professeur dans de multiples écoles de l’élite anglo-américaine, tel que le St-Anthony College de Londres, le King’s College de Cambridge, l’inévitable Harvard, aux Etats-Unis, et même l’Ecole des Hautes Etudes de Paris. Ignatieff s’exprime aussi régulièrement sur la BBC. Ce jeune professeur talentueux, véritable sommité de l’establishment anglo-américain, est un peu le porte-parole d’une faction des élites en place.
En France, on se rappellera certainement le premier supplément du Monde reprenant certains articles du New York Times, dont l’un relatait les prises de positions des intellectuels anglo-américains au sujet de « cet empire qui vient ». Ignatief n’est donc pas le premier à s’interroger sur les avantages et les risques posés à une république (les Etats-Unis) qui accepte ou décide de devenir un empire (anglo-américain).
Citant un historien anglais qui affirme que si l’Angleterre a acquis un empire, ce fut sûrement « in a fit of absence of mind » (sur un coup de tête), Ignatieff écrit :
« Bien que les Américains possèdent un empire, ils l’ont acquis tout en niant son existence. Mais le 11 septembre fut un réveil, un moment de prise de conscience de l’ampleur de la puissance américaine et des haines vengeresses qu’elle suscite. Peut-être les Américains n’ont-ils jamais vu les tours du World Trade Center ou le Pentagone comme symboles d’un empire mondial, mais les pirates de l’air avec leurs cutters les ont certainement perçus comme tels, ainsi que les millions de personnes qui ont applaudi leurs actes ».
Cessons donc de nous voiler la face, poursuit-il, car quel
« autre mot que celui d’empire peut décrire l’objet formidable que l’Amérique est en train de devenir ? C’est la seule nation qui gendarme le monde à travers cinq commandements militaires globaux, qui maintient plus d’un million d’hommes et de femmes en armes sur quatre continents, déploie des groupes de combat sur porte-avions pour surveiller chaque océan, garantit la survie de pays tels qu’Israël et la Corée du Sud, fait tourner la roue du commerce et des échanges mondiaux et emplit le cœur et l’esprit de la planète entière de ses rêves et désirs ».
Ignatieff prend le temps d’évaluer les avantages et désavantages de ce genre d’entreprise :
« L’opération qui menace en Irak constitue ainsi un moment décisif dans le long débat de l’Amérique avec elle-même pour savoir si son rôle d’empire outremer menace ou renforce son existence en tant que république (…). Même en cette heure tardive, il est encore possible de se demander : pourquoi une république devrait-elle assumer les risques d’un empire ? (…) Changer un régime est une tâche impériale par excellence, étant donné qu’elle suppose que l’intérêt de l’empire lui donne le droit de défaire la souveraineté d’un Etat.
(…) Il faudra une décennie pour que l’ordre, sans parler de la démocratie, se consolide en Irak. (…). Comme tous les exercices impériaux en matière de création d’ordre, cela ne fonctionnera que si les fantoches installés par les Américains cessent d’être des fantoches et construisent leur propre légitimité politique indépendante.
(…) De quels atouts les dirigeants américains disposent-ils ? (…) La projection de la puissance américaine (…) porte avant tout un uniforme militaire. (…) et peut apporter aux Etats-Unis crainte et respect mais pas l’admiration ni l’affection.
(…) Le 11 septembre a renforcé la leçon qui veut que la puissance mondiale se mesure encore en termes de capacité militaire.
(…) Les Américains ne peuvent pas se permettre de créer à eux seuls un ordre global. La participation européenne au maintien de la paix, à la construction de nations et à la reconstruction humanitaire est si importante que les Américains doivent, même contre leur gré, inclure les Européens dans la gouvernance de leur projet impérial en évolution. Ce sont les Américains qui dictent, pour l’essentiel, la place de l’Europe dans ce nouveau grand dessein. Les Etats-Unis sont multilatéraux quand ça les arrange, unilatéraux quand il le faut ; et ils imposent une nouvelle division du travail dans laquelle l’Amérique assure le combat, les Français, les Britanniques et les Allemands, les patrouilles policières dans les zones frontalières, et les Hollandais, les Suisses et les Scandinaves, l’aide humanitaire.
(…) Un nouvel ordre international émerge, mais il est conçu pour répondre aux objectifs impériaux américains. Les alliés de l’Amérique veulent un ordre multilatéral qui restreigne sa puissance, mais l’empire ne se laissera pas lier, à l’instar de Gulliver, par des milliers de cordes légales. »
Pour Ignatieff, la chose est donc acquise, l’empire est bien là ! L’unique question qui reste en suspens, c’est de savoir comment faire pour que ça fonctionne correctement. Sa démarche semble presque une postface à l’analyse de l’historien Edward Gibbon (1737-1794), un proche de Lord Shelburne en Angleterre, qui écrivit en 1776 Déclin et chute de l’empire romain.
Avec La Richesse des Nations, ce manuel de la rente financière comme socle d’un ordre oligarchique, écrit par Adam Smith, le livre de Gibbon était une attaque stratégique contre la jeune république américaine, instaurée la même année par Benjamin Franklin et ses amis colbertistes. Après la perte de l’Amérique pour l’Empire britannique, le livre de Gibbon tente de tirer les leçons de l’histoire.
Ignatieff rappelle l’analyse faite par Gibbon pour expliquer la chute de l’empire romain :
« Les empires survivent lorsqu’ils comprennent que la diplomatie, soutenue par la force, est toujours préférable à la seule force. Si l’on considère l’avenir encore plus lointain, disons d’ici une génération, la Russie et la Chine résurgentes exigeront d’être reconnues en tant que puissances mondiales dotées d’une hégémonie régionale. Comme le montre le cas de la Corée du Nord, l’Amérique a besoin de partager avec ces puissances le contrôle de la non-prolifération et d’autres menaces, et si elle essaie, comme le suggère la Stratégie de sécurité nationale actuelle, d’empêcher l’émergence de tout rival à la domination globale américaine, elle risque ce que Gibbon prévoyait : une sur extension, suivie de la défaite. »
Aujourd’hui, le Commonwealth anglais, successeur des Vénitiens qui se dénommaient les « nouveaux Romains », est supposé représenter le modèle de ce savoir-faire impérial de gouvernement indirect, mais réel.
L’empire romain
En tout cas, ce débat nous oblige à devenir « expert ès Empire romain » dans les plus brefs délais. Pour cela, une rapide visite dans une grande librairie nous met devant une terrible évidence : s’il y a pléthore de livres sur Rome et l’Empire, quasiment aucun ne traite réellement de son déclin.
Jadis, en France, les élèves pouvaient au moins profiter du vieux Malet et Isaac, qui nous en apprend bien plus que la plupart des experts d’aujourd’hui, époque où certains enseignent l’histoire de la sandale, de Jules César à Marilyne Monroe…
Mais forcément, la plupart des auteurs qui ont écrit sur le sujet sont fascinés par la grandeur, les institutions, l’organisation de ce système. Dans l’Encyclopaedia Universalis, un auteur, d’ailleurs conférencier sur le sujet, défend mordicus que le terme de « Bas-Empire », jugé trop péjoratif, mériterait d’être remplacé aujourd’hui par « Antiquité tardive ». Quant aux livres qui prétendent enquêter sur le déclin de l’Empire, ils affirment qu’il n’existe aucun élément matériel prouvant sa chute. « Au moment où Rome s’effondre et se dépeuple, d’autres régions se portent très bien », etc.
Après tout, cette vision est peut-être la bonne façon de voir les choses, car pour chuter, il faut d’abord monter !
En vérité, la « civilisation » romaine a été une longue période de guerres et de génocide permanent, qui mérite le label de « l’une des barbaries les mieux organisées ». La description que nous en livre la philosophe française Simone Weil (1909-1943) donne presque envie de faire interdire les bandes dessinées d’Astérix pour « banalisation d’actes génocidaires » :
« Les Romains ont conquis le monde par le sérieux, la discipline, l’organisation, la continuité des vues et de la méthode ; par la conviction qu’ils étaient une race supérieure et née pour commander ; par l’emploi médité, calculé, méthodique de la plus impitoyable cruauté, de la perfidie froide, de la propagande la plus hypocrite, employée simultanément ou tour à tour ; par une résolution inébranlable de toujours tout sacrifier au prestige, sans être jamais sensible, ni au péril, ni à la pitié, ni à aucun respect humain ; par l’art de décomposer sous la terreur l’âme même de leurs adversaires ou de les endormir par l’espérance, avant de les asservir avec les armes ; enfin par un maniement si habile du plus grossier mensonge qu’ils ont trompé même la postérité et nous trompent encore. »
Saint-Augustin, l’un des pères de l’Eglise, (354-430) ne dit pas autre chose quand il s’insurge contre ceux qui pensent que, du fait qu’elle a duré longtemps, la civilisation romaine était nécessairement grande. Il écrit dans La cité de Dieu :
« Voyons donc maintenant ce que vaut la prétention des païens qui ont l’audace d’attribuer à leurs dieux l’étendue si grande et la durée si longue de l’empire romain, en affirmant même s’être honnêtement conduits en honorant ces dieux par hommage de jeux infâmes, représentés par d’infâmes comédiens. Mais je voudrais d’abord, brièvement, examiner une question : Quelle raison, quelle sagesse y a-t-il à vouloir se glorifier de l’étendue et de la grandeur de l’empire romain, alors qu’on ne peut démontrer que les hommes soient heureux en vivant dans les horreurs de la guerre, en versant le sang de leurs concitoyens ou celui des ennemis, sang humain toujours, et sous le coup de sombres terreurs et de sauvages passions ?
(…) Pour en juger plus aisément, gardons-nous de nous laisser jouer par une vaine jactence ; ne laissons pas la pointe de notre esprit s’émousser au choc des mots sonores : peuples, royaumes, provinces. » (Livre IV, III)
Les origines
Pour bien saisir le « tournant impérial » fondamental de la civilisation romaine, qui se produit bien avant l’arrivée officielle de « l’Empire », rappelons d’abord quelques éléments de son histoire.
Fondée vers -750 par une coalition de Latins et de Sabins, Rome est, dès sa fondation, un centre colonial, sur le modèle perse, subjuguant et protégeant militairement des territoires et des satrapes, sans pour autant fonder de pays ni de nation. On pourrait dire qu’elle créa non pas un, mais de multiples protectorats, dirigés par un quarteron d’oligarques vivant dans un luna-parc, un vaste parc d’attraction du nom de Rome.
Plusieurs peuples organisés et tribus disputent les territoires de la péninsule italienne à la sphère d’influence de Rome, mais devront finalement s’y soumettre. D’abord dans le nord, entre l’Arno et le Tibre, les Etrusques.
Entre – 550 et -509, les Romains sont dirigés par des rois étrusques qui feront de la cité une grande ville, notamment en construisant un réseau d’égouts, la fameuse Cloaca Maxima. Mais les rois étrusques, accusés tantôt d’être tyranniques, tantôt trop favorables au peuple, sont chassés par des familles patriciennes qui fondent un simulacre de République, laissant en fait le véritable pouvoir aux grandes familles qui siègent au Sénat.
Dans le sud, Rome va mettre sous sa coupe les nombreuses populations grecques installées là depuis des siècles, dont la capitale était la cité-état de Syracuse en Sicile, comptoir de Corinthe qui contrôlait la Méditerranée orientale. Malgré l’accord conclu en -510 entre la République romaine et Carthage, lui laissant le contrôle de la Méditerranée occidentale, Rome entrera dans un long affrontement avec cette ville d’Afrique du Nord devenue, après Tyr, le centre du commerce phénicien.
Ce conflit est amplement décrit par les historiens romains Polybe (204 av. J.C. – 118 av. J.C.) et Tite-Live (59 av. J.C. – 17), sous le nom de guerres puniques.
Les guerres puniques
Dès le IIIe siècle av. J.C., Carthage domine presque toute l’Afrique du Nord et une bonne partie de la côte sud de l’Espagne.
L’enjeu de la première guerre punique (-264 à -241) sera le contrôle de la Sicile, pièce maîtresse pour prendre le contrôle de la Méditerranée. A l’opposé des Carthaginois et des Grecs, peuples de commerçants et de marins, jusque-là les Romains sont plutôt des terriens et des agriculteurs.
Pour conquérir la Sicile, ils devront s’adapter, notamment en se dotant d’une force navale efficace. Ainsi, au cours de l’hiver -261, Rome construit cent « quinquérèmes », dont le plan demeure incertain, sur le modèle de l’épave d’un navire carthaginois. Ce bateau compte cinq niveaux de rameurs, soit deux de plus que les « trirèmes » grecques.
Le consul Duilius introduira le « corbeau » (corvus), rampe d’abordage muni d’un grappin qui s’enfonçait si solidement dans le pont de l’adversaire que les deux navires étaient littéralement soudés. Les Romains, ayant ainsi rétabli un champ de bataille « terrestre » à leur avantage, envahissaient alors le pont de l’ennemi, et leur férocité au corps à corps leur permettait d’arracher la victoire, comme ce fut le cas à la bataille de Myles (-260) et à celle d’Ecnome (-256).
Carthage est vaincue et un traité de paix est signé, imposant une indemnité de guerre dont les conditions seront durcies suites aux demandes du « peuple » aux comices (assemblées).
Peu après, Rome se fait remettre la Sardaigne et la Corse, causant une injustice à l’origine d’un nouveau conflit. A Carthage, les populations furieuses délaissent alors le parti pacifiste des Hannons pour se tourner vers le parti des revanchards que sont les Barcides (Hamilkar Barca, Hannibal, etc.)
La deuxième guerre punique (-218 à -201) sera surtout un bras de fer entre un homme, Hannibal, et Rome. Ce carthaginois était un stratège génial, légendaire pour sa traversée des Alpes avec des éléphants et ses victoires sur les Romains sur le Tessin, sur les bords de la Trébie, au bord du lac Trasimène et surtout à la bataille mythique de Cannes (-216) où, sur 80 000 Romains, 45 000 furent tués.
Pourtant, en 202, le Romain Scipion (l’Africain) infligera à Hannibal une défaite décisive à Zama (Tunisie actuelle). De nouveau, un traité de paix est signé entre Rome et Carthage, qui perd ses possessions territoriales en Espagne et sera obligée de payer 50 000 talents répartis sur cinquante ans.
Carthago delenda est [Il faut détruire Carthage]
Ainsi, à la fin de la deuxième guerre punique, les Romains, pourvus d’une puissance militaire inégalée, se trouvent dans le même type de « moment unipolaire » que celui de « l’empire américain » aujourd’hui.
Voyant Carthage redevenir prospère cinquante ans après sa défaite, le « faucon » Caton le censeur, convaincu qu’il faut éliminer « la montée de tout compétiteur global », achève chacun de ses discours au Sénat par ces mots : Carthago delenda est (il faut détruire Carthage). Rome trouvera les arguties légales et juridiques pour parvenir à ses fins.
Simone Weil, dans ses Réflexions sur les origines de l’Hitlérisme, écrit et publié en 1939, donne le cas de Carthage en exemple de la perfidie qui se cache derrière le « respect du droit » professé par la « Pax Romana », qui inspira tant Hitler :
« [Carthage] dut contracter une alliance avec Rome et promettre de ne jamais engager la guerre sans sa permission. Au cours du demi-siècle qui suivit, les Numides ne cessèrent d’envahir et de piller le territoire de Carthage, qui n’osait se défendre ; pendant la même période de temps, elle aida les Romains dans trois guerres. Les envoyés carthaginois, prosternés sur le sol de la Curie, tenant des rameaux de suppliants, imploraient avec des larmes la protection de Rome, à laquelle le traité leur donnait droit ; le Sénat se gardait bien de la leur accorder. Enfin, poussée à bout par une incursion numide plus menaçante que les autres, Carthage prit les armes, fut vaincue, vit son armée entièrement détruite. Ce fut le moment que Rome choisit pour lui déclarer la guerre, alléguant que les Carthaginois avaient combattu sans sa permission.
(…) [Le Sénat] accorda aux Carthaginois la liberté, leurs lois, leur territoire, la jouissance de tous leurs biens privés et publics, à condition pour eux de livrer en otages trois cents enfants nobles dans le délai d’un mois et d’obéir aux consuls. Les enfants furent livrés aussitôt. Les consuls arrivèrent devant Carthage avec flotte de guerre et armée, et ordonnèrent qu’on leur remît toutes les armes et tous les instruments de guerre sans exception. L’ordre fut exécuté immédiatement.
(…) Les sénateurs, les anciens et les prêtres de Carthage vinrent alors se présenter aux consuls devant l’armée romaine.
(…) Un des consuls annonça aux Carthaginois présents devant lui que tous leurs concitoyens devaient quitter la proximité de la mer et abandonner la ville, et que celle-ci serait complètement rasée. »
Pour les Carthaginois, peuple de marins, se retirer de 80 stades (14 km) de la mer, équivalait à un arrêt de mort ! Après trois ans de résistance et de combats de rue désespérés, Scipion l’Emilien réussit finalement à s’emparer de la ville. Carthage brûla pendant dix-sept jours. Elle fut rasée et on fit mêler du sel à la terre afin de la rendre infertile à jamais.
Augustin en défense de l’Etat-nation
Dans la Cité de Dieu, Augustin ne se lasse pas de critiquer l’esprit impérial. D’abord, il en montre le ridicule :
« Va-t-on répondre : sans ces guerres continues, se succédant à un rythme ininterrompu, l’empire romain n’aurait pu prendre une si large et si vaste extension, ni acquérir une si immense gloire. Belle raison, vraiment ! Pourquoi l’empire, pour être grand, était-il obligé d’être agité ? Ne vaut-il pas mieux pour le corps humain d’avoir une petite taille avec la santé, que d’atteindre une stature gigantesque au prix de malaises perpétuels. » (III,X)
Ensuite, se moquant de l’esprit « justicier » des Romains, il attaque sur le fond :
« A eux donc de voir s’il convient à des gens de bien de se réjouir de l’étendue de l’empire. Car c’est l’injustice des ennemis contre lesquels on a mené des justes guerres qui a aidé l’empire à s’accroître : à coup sûr, il serait resté de peu d’étendue, si des voisins justes et paisibles n’avaient attiré la guerre sur eux par aucune offense. Ainsi pour le bonheur de l’humanité, il n’y aurait eu que de petits royaumes, heureux de vivre en plein accord avec leurs voisins ; et par la suite, l’Univers aurait compté de nombreux États, comme la cité de nombreuses familles. (…) Au reste, vivre en plein accord avec un bon voisin est sans nul doute une félicité plus grande que de subjuguer par la guerre un voisin méchant. » (IV, XV)
Ou encore :
« Je pose ici une question : pourquoi l’empire lui-même n’est-il pas un dieu ? Pourquoi pas, puisque la Victoire est une déesse ? (…) Peut-être, répugne-t-il aux gens de bien de faire des guerres par trop injustes, et pour étendre leur royaume, de provoquer brusquement au combat des voisins tranquilles qui n’ont commis aucune injustice ? » (IV, XIV)
Les conquêtes coloniales
Une alliance de financiers et de généraux ambitieux pousse alors Rome à se lancer dans une immense expansion coloniale pour former seize provinces, qui n’ont pas seulement à souffrir les gouverneurs, mais surtout les banquiers, qui empruntent à taux très bas à Rome et prêtent aux provinciaux à des taux usuraires atteignant jusqu’à 50 % !
Comme le dit sans détour l’Isaac et Malet (p.33) : « Les conquêtes romaines furent en partie une vaste opération financière ».
Sous différents prétextes – économiques, militaires (guerres défensives) et psychologiques (besoins de sécurité) – Rome annexe un ensemble de riches territoires.
- En -148, la Macédoine ;
- en -146, la Grèce et l’Afrique ;
- en -133, l’Espagne ;
- en -120, la Narbonnaise ;
- en -129, l’Asie ;
- en – 101, la Cilicie ;
- en -74 la Bithynie et le Cyrénaïque ;
- en -67 l’Orient (Pont, Syrie) ;
- en -58, la Gaule et
- en -46, la Numidie.
Une société de consommation
Le pillage du monde méditerranéen, notamment en imposant d’énormes indemnités de guerre en biens et en esclaves, transformera une société relativement productive en pure société de consommation.
Le peuple de Rome, jusque-là assez austère, s’enrichit, adaptant son mode de vie et ses mœurs en conséquence. La corruption s’installe et les nobles accaparent le domaine public. Augustin identifie précisément l’intervalle entre la deuxième et la troisième guerre punique comme le moment d’un changement de paradigmes :
« Puis (…) le luxe asiatique plus redoutable que tout ennemi se glissa pour la première fois dans Rome. Alors, en effet, parurent les lits d’airain, des tapis précieux ; alors s’introduisirent dans les banquets les joueuses de cithare, et d’autres licences dépravées. » (III, XXI)
Salluste, parlant de l’époque précédant la deuxième guerre punique affirme :
« Alors les patriciens exercèrent sur la plèbe un pouvoir tyrannique. Ils disposèrent à la façon des rois, des vies et des corps, chassèrent les citoyens de leurs champs et, les privant de tous leurs droits, s’arrogèrent seuls l’autorité. Accablée de vexations et surtout écrasée de dettes, la plèbe qui, au cours de guerres continuelles, supportait à la fois l’impôt et la conscription, se retira en armes sur le Mont Sacré et l’Aventin… » (cité par Augustin, III,XVII)
A Rome, peu à peu, la corruption et la décadence s’installent en maîtres. Des seize derniers empereurs, la plupart sombrent dans une pédérastie criminelle. Suétone écrit dans les Vies des douze Césars :
« Après avoir fait émasculer un enfant nommé Sporus, Néron prétendit même le métamorphoser en femme, se le fit amener avec sa dot et son voile rouge, en grand cortège, suivant le cérémonial ordinaire des mariages, et le traita comme son épouse. (…) paré comme une impératrice et porté en litière, [il] le suivit dans tous les centres judiciaires et marchés de la Grèce, puis, à Rome, Néron le promena, en le couvrant de baisers à tout instant.«
On peut y ajouter l’apparition des premiers combats de gladiateurs et même un retour à l’adoration de dieux maléfiques.
Écroulement démographique
Et pourtant, c’est précisément cette abondance de richesses qui va provoquer le glissement vers la chute. Dès le début de ces conquêtes coloniales, en -130, le Sénat de Rome est forcé de constater une stagnation démographique. Elle se transformera en dépopulation croissante qui se répandra dans les provinces au cours des cinq siècles suivants.
Comme l’a maintes fois démontré l’économiste américain Lyndon LaRouche, le potentiel de densité démographique relative indique « objectivement » la capacité d’accueil d’une économie organisée.
Déjà, les chiffres concernant la simple densité de population de l’Empire romain, comparés à ceux de la Grèce antique, ne laissent aucun doute : en Grèce, en -400, la densité de population atteignait 35 habitants par km2, c’est-à-dire presque un tiers de plus qu’en Italie romaine où elle est de 23,3 habitants par km2 à l’époque la plus peuplée, c’est-à-dire en l’an 1, pour chuter jusqu’à 11,6 en l’an 600 !
Il faudra attendre le début du XIIIe siècle en Italie et le début du XVe en Angleterre pour retrouver une densité de population du même ordre (Italie vers 1200 : 24 h/km2 ; Angleterre en 1377 : 19 h/km2).
A Rome, le gonflement de la force de travail par une main d’œuvre gratuite d’esclaves, grâce à la « mondialisation », précarise les populations autochtones, finissant par ruiner leur système de production. Une fois formalisées les limites de l’empire, le flux d’esclaves frais se tarit et c’est au tour des populations italiennes de subir le même sort.
C’est ce pillage, et la destruction de l’économie physique, qui provoquera l’effondrement spectaculaire de l’an 200. Alors que la population maximale du monde romain atteint 47 millions à son apogée, elle tombera jusqu’à 29 millions autour de l’an 600, soit une réduction proche de 40 % ! Aveuglée et corrompue par un hédonisme dépravé, Rome échoue, incapable de remettre en question les axiomes de la concupiscence sur lesquels est bâti son système. Pour tenter d’inverser la tendance, tout en faisant l’économie d’une réelle remise en cause, l’histoire romaine n’est qu’une longue fuite en avant dans « la régulation », dans l’incapacité où elle se trouve d’agir sur les causes.
On pense ici, non sans ironie, à certains gauchistes simplets de notre époque, qui, pour « lutter contre le capitalisme », proposent « d’interdire les licenciements » ! Rome sera ainsi la championne des régulations, des mesures et des lois. Bien évidemment, toutes les lois et ensemble de mesures qui sont prises, visant à enrayer la catastrophe démographique en limitant ses conséquences, y compris les codes Dioclétien (instaurant le servage, grande invention romaine pour le bonheur de l’humanité !) ou celui de Théodose (qui rend les métiers héréditaires), échouent lamentablement quand ils ne sont pas écartés d’emblée.
Par exemple, les fameuses réformes agraires proposées par les frères Gracques, visant dès -130 à redistribuer les terres cultivables de certains patriciens aux agriculteurs dépourvus de terre qui habitent Rome.
Dans les débats au Sénat, les Gracques expliquent que l’objectif de ces réformes n’est pas tellement de répondre à un désir de justice sociale, mais de satisfaire le besoin de l’empire à disposer d’une main d’œuvre capable de se reproduire. Ils précisent d’ailleurs que leurs réformes ne représentent aucune menace pour les riches. Néanmoins, révélateur d’un déni hystérique de tout principe de réalité, tous deux seront assassinés et leurs réformes abandonnées.
Ensuite, en – 107, faute d’hommes, le général Marius se voit obligé d’ouvrir le recrutement des légions aux classes inférieures, ce qui n’empêche pas de cruelles pénuries de troupes pour les armées de César en Gaule, forçant même Tibère à abandonner certaines conquêtes territoriales, faute de bras.
Sous l’empereur Auguste, le « Lex Juliana » inclue un dispositif populationniste privant les célibataires et les divorcés de leur droit d’héritage. A la campagne, les ressources sont si maigres que les fermiers et travailleurs essayent d’avoir le moins d’enfants possible.
Sous les empereurs Nerva et Trajan (vers l’an 100), les « alimenta » offrent des aides aux familles pour leur permettre de nourrir leurs enfants jusqu’à l’adolescence. Comme pendant la révolution culturelle en Chine, sous Mao, même les familles patriciennes laissent mourir leurs propres filles, pratique qui tend à se généraliser. Même les familles oligarchiques doivent faire face au déclin démographique. Sur les 400 familles siégeant au Sénat à l’époque de Néron, il n’en reste plus que 200 une génération plus tard.
Quelles contributions ?
Mais, dira-t-on, Rome fut un transmetteur de la connaissance grecque et de la culture antique. Qu’en est-il réellement ?
Du point de vue de la science, Simone Weil affirme :
« Aussi les Romains n’ont-ils apporté d’autre contribution à l’histoire de la science que le meurtre d’Archimède ».
En effet, on constate l’abandon de la tradition scientifique grecque au bénéfice d’un pragmatisme purement technique, parfois capable d’assimiler les techniques d’autres cultures (les arcs des Etrusques, le ciment et la brique des Assyriens, etc.). Bien que la roue à eau figure dans les « Dix livres sur l’Architecture » de Vitruve, il y porte peu d’attention. L’application de la technologie ne le passionne pas, si ce n’est la façon de placer hommes et femmes aux bains pour économiser l’eau. Pendant longtemps, les Romains ont gardé les amphores en grès, alors que les Gaulois avaient déjà mis au point le tonneau.
Architecture
Le grand architecte Auguste Choisy écrit en 1899 dans L’Histoire de l’Architecture :
« De l’art grec, qui semble un culte désintéressé rendu aux idées d’harmonie et de beauté abstraite, nous passons à une architecture essentiellement utilitaire : chez les Romains l’architecture devient l’organe d’une autorité toute-puissante pour qui la construction des édifices publics est un moyen de domination. (…) Pour les Romains, l’art de construire est l’art d’utiliser cette force illimitée que la conquête a mise à leur service ; l’esprit de leurs méthodes peut s’énoncer dans un mot : des procédés dont l’application n’exige que des bras. Le corps des édifices se réduit à un massif de cailloux et de mortier, un monolithe construit, une sorte de rocher artificiel. »
Il est utile de comparer la Porta Nigra de Trèves, qui date de la fin du IIIème siècle, construite par simple empilement de pierres, avec la Domus Aurea » (Maison d’or) de Néron à Rome, coupole sphérique sur le modèle des tombes de la Grèce mycénienne, résultant d’une combinaison sophistiquée de maçonnerie et de béton.
Suétone raconte que :
« Tout était couvert de dorures, rehaussées de pierres précieuses et de coquillages à perles ; le plafond des salles à manger était fait de tablettes d’ivoire mobiles et percées de trous, afin que l’on pût répandre d’en haut sur les convives soit des fleurs, soit des parfums : la principale était ronde et tournait continuellement sur elle-même, le jour et la nuit, comme le monde. »
La technologie est au service des caprices de prestige des empereurs fous, mais pas de l’avancement de l’intérêt général !
Infrastructures
A part les immenses aqueducs, science des Etrusques et d’Asie centrale, capables par exemple d’approvisionner plus d’un million d’habitants de Rome grâce à des innovations comme l’emploi du plomb pour la tuyauterie, le bilan est pauvre.
Les routes romaines étant essentiellement construites pour les messagers et les armées, le reste du fret commercial s’opère essentiellement sur les voix secondaires. Ainsi, transporter une cargaison de céréales d’Alexandrie vers Rome revient moins cher que de la faire venir de l’intérieur de l’Italie.
Agriculture
L’agriculture romaine fut dévastée par le monétarisme et l’aristotélisme. Dans les propriétés immenses, 20, 30 à 50 fois la taille d’une ferme familiale (comme celle de Montmaurin, en Haute-Garonne, d’environ 10 000 hectares), les esclaves cultivent d’une façon extensive des produits de plus en plus orientés vers l’exportation (vin, huile d’olive) et de moins en moins de céréales.
Semblable aux physiocrates, et convaincu que c’est la terre et non les hommes qui produisent la richesse, Caton, le massacreur de Carthage, écrit dans son Economie Rurale (I,CXXXVI) :
« Souvenez-vous qu’un champ très productif, comme un homme prodigue, est ruineux, s’il occasionne un excès de dépenses. Si vous me demandez quel est le meilleur domaine, je vous répondrai :sur un domaine de cent arpents et bien situé, la vigne est la meilleure récolte, si elle est productive. Je place ensuite un potager arrosable ; au troisième rang, une oseraie ; au quatrième, l’olivier ; au cinquième, une prairie ; au sixième, les céréales ; au septième, un taillis ; puis un verger et, enfin, une forêt de chênes. »
Bien que l’on élève dans d’énormes ranchs des chevaux de course pour le cirque, les animaux de trait et par conséquent les engrais, ne sont guère de mise sous l’Empire romain. Il faut attendre le Xe en Europe du Nord (et même la fin du XVIIe en Angleterre…) pour voir apparaître le collier rigide (inventé en Chine au Ve siècle) qui prend appui sur les épaules du cheval, pour révolutionner l’agriculture. Possédant une force équivalant à celle d’un bœuf, le cheval de trait peut déplacer la moitié plus de poids par seconde et par distance.
Cette politique de croissance zéro dans les campagnes provoque un véritable exode rural, créant les conditions d’une famine et alourdissant encore les charges fiscales pesant sur ceux qui restent. Ceux qui fuient la campagne trouvent à Rome les « annona », une aide alimentaire instaurée dès -500, dont bénéficient 200.000 personnes en -130, pour passer à 320.000, soit un quart, sinon la moitié de la population.
Le Cirque et les jeux
A Rome, l’astuce des maîtres consiste à laisser leurs esclaves en semi-liberté pour les faire bénéficier de cette nourriture gratuite résultant du pillage des récoltes de Sicile, d’Égypte et d’Afrique du Nord.
A l’époque de Claude (+50), Rome ne compte pas moins de 159 jours fériés par an et en +354, ce chiffre atteint les 200 !
Pour occuper cette foule et la désinhiber de la violence du système et des guerres, une mise en scène permanente est organisée autour d’une culture de la mort. Déjà, la perspective d’un « no future » est si forte que beaucoup d’hommes libres de Rome, convaincus de l’inutilité de leur existence, s’enregistrent volontairement comme gladiateur afin de ne jamais avoir à subir la dépendance matérielle.
De 120 gladiateurs engagés à lutter, leur nombre passe à 350 couples qui s’affrontent en duels sous Trajan, et après la conquête de la Dacie, 117 jours de célébration voient s’opposer non moins de 4941 paires de gladiateurs ! Jeux et paris vont alors bon train.
Sous Trajan, le Circus Maximus, un hippodrome construit en -329 où se déroulent 24 courses par jour, mesurant 600 mètres sur 200 et pouvant accueillir jusqu’à 255 000 spectateurs, ne connaîtra rien de comparable, si ce n’est le stade de Berlin, construit par les nazis en 1936. Les représentations théâtrales sont d’une vulgarité extrême et le public connaît généralement les chansons et les textes par cœur.
« L’âne d’or » d’Apulée (v.125 – v.180), met en scène un coït avec un âne et, plus tard, une crucifixion « life » est incorporée dans une pièce.
Le « Colisée », un amphithéâtre construit sous Flavien, vers 70, peut recevoir jusqu’à 50 000 personnes. Grâce à des astuces techniques, le plateau se transforme en petit lac pour figurer des joutes navales. Mais c’est généralement moins romantique.
Le seul jour de l’inauguration, non moins de cinq mille animaux sont mis à mort au cours de combats divers. Des lions sont lâchés sur des buffles, des ours contre des panthères, des rhinocéros contre des éléphants, des gladiateurs contre des tigres, etc.
Le bilan mortel est impressionnant ! Pour ne donner que quelques exemples des plus sanglants :
- Le retour victorieux de Trajan du royaume dace provoqua le sacrifice de 11 000 animaux.
- Le venatio au Circus Maximus de 169 av. JC vit mourir 63 léopards, 40 ours et plusieurs éléphants.
- En 55 av. JC, ce fut 500 lions, 410 panthères et léopards et 18 éléphants qui périrent en cinq jours.
- La même année, Pompée célèbre l’inauguration de son théâtre avec 410 panthères et 600 lions.
- En l’honneur de Jules César, 400 lions moururent en une journée.
- A une autre 500 fantassins affrontèrent 20 éléphants et 20 autres montés d’hommes et de tourelles.
- 500 ours furent exécutés sous l’ordre de Caligula pour sa sœur Drusilla.
- 5 000 bêtes moururent pour l’inauguration du Colisée
Ken Kronberg dans son étude très complète, constate que,
« Répétée partout dans tous les amphithéâtres de l’empire, cette boucherie rituelle a conduit à l’extinction de l’éléphant d’Afrique du Nord, de l’hippopotame nubien et du lion de Mésopotamie. »
D’ailleurs, chaque matin, avant l’arrivée des nobles dans les stades, les criminels en tous genres (terme qui s’applique également aux chrétiens) sont jetés en pâture aux fauves pour les mettre en appétit. Les crucifixions n’ont d’ailleurs pas été inventées pour les chrétiens.
A Lutetia (Paris), rappelez-vous que Montmartre vient de « Mont des Martyrs », c’est-à-dire l’endroit où l’on exécute les condamnés à mort.
A Lugdunum (Lyon), la « Croix Rousse » désigne un lieu similaire, car on brûlait les cadavres sur les croix pour prévenir les épidémies. L’omniprésence de la cruauté froide et calculée et de la mort arbitraire semble avoir eu le même effet que certains de nos jeux vidéos violents d’aujourd’hui : désinhiber les hommes en les familiarisant avec la barbarie.
D’ailleurs, à Carthage, après le massacre d’une grande partie de la population, on trouva dans les rues, non seulement des cadavres d’enfants, de femmes, de vieillards et d’hommes, mais aussi des chiens coupés en morceaux et des membres épars d’animaux…
Conclusion
Dans cette société romaine, il est clair que la vie d’un individu, surtout dépourvu de pouvoir, n’a aucune valeur. Mais ce pouvoir de vie et de mort, véritable culte du sang, dont Rome dispose, ce pouvoir de ne pas respecter la vie humaine sera en réalité la faiblesse mortelle d’une culture tragique, relativement apte à s’adapter mais incapable de se changer.
Shakespeare, dans Jules César, l’a parfaitement identifié :
CESAR :
« …Calpurnia que voici, ma femme, me retient.
Elle vient de rêver que ma statue,
Comme une fontaine à cent bouches,
Versait un sang où de nombreux Romains
Vigoureux, souriants, trempaient leurs mains,
Et cela lui parait prophétique, un présage
De malheurs imminents. Et à genoux
Elle m’a supplié de ne pas sortir aujourd’hui. »
(acte I, scène II)
L’un des comploteurs impliqué dans l’assassinat de César utilisera son orgueil pour l’amener sur le lieu du crime :
DECIUS :
« Ce rêve est tout à fait mal interprété.
C’est une heureuse vision, de bon augure.
Votre statue versant par tant de bouches
Un sang où des Romains qui sourient se baignent,
Signifie que la grande Rome puisera
Dans votre sang sa vigueur ; que de grands hommes
S’y presseront pour teindre des emblèmes,
Pour empourprer de futures reliques…
Tel est le sens du songe, Calpurnia. »
Ceux qui ne comprennent pas les erreurs axiomatiques de leur propre culture sont condamnés à répéter les erreurs de l’histoire. Tel est le sort qui guette aujourd’hui les oligarchies imbéciles. Après cinquante ans de pillage par le FMI et la Banque mondiale, aggravé par l’émergence de bulles financières incontrôlables, le système court rapidement à sa perte. L’écroulement de l’URSS, en 1989, a fait revivre la dangereuse illusion d’un « moment unilatéral », capable d’engendrer l’utopie d’un empire mondial.
Le dernier « moment unilatéral » de ce type intervint en 1946, lorsque Bertrand Russell demanda une « attaque préventive » nucléaire contre l’URSS avant qu’elle ne se dote d’armes de destruction massive équivalant à l’arsenal occidental.
Aujourd’hui, sous couvert d’éliminer la menace du terrorisme et des « Etats-voyous », et derrière les prophéties d’un « choc de civilisations », nous entendons de nouveau : « Carthago delenda est » !
Mais croyez-vous réellement que l’Irak soit la nouvelle Carthage ? Non, Carthage, c’est vous et moi, c’est l’Europe en passe de devenir le véritable compétiteur global par sa politique d’intégration eurasiatique, du Portugal à la mer de Chine.
Peut-être même Carthage est-elle davantage encore cette amitié franco-allemande qui, comme Numance à l’époque romaine, par l’exemplarité de son indépendance, représente une exception intolérable. Ne vous y trompez donc pas, les empires n’ont pas d’alliés, ils n’ont que vassaux et rebelles, chacun reconnaissant à sa façon la supériorité et le prestige de l’Empire.
La bataille n’est donc pas celle du petit jardin pacifique de Kant (l’Europe) contre Hobbes (le droit du plus fort), comme Robert Kagan le conjecture, mais celle d’Augustin contre l’Empire romain, car cet empire touche déjà à sa fin et ce n’est pas une nouvelle croisade qui le fera perdurer. A l’administration américaine, nous disons donc volontiers ce que le devin disait à Jules César : « Crains les ides de mars ».
Addendum : Une information vient cruellement conforter notre analyse. Début mars, Ed Koch, ancien maire de New York, inconditionnel de la guerre contre l’Irak et donc exaspéré par l’opposition française, aurait déclaré, « Omnia Gallia delenda est » (Il faut détruire toute la Gaulle).
Articles et livres consultés :
- Choisy Auguste, Histoire de l’Architecture, Bibliothèque de l’Image, Paris 1996.
- Goldsworthy Adrian, Les guerres romaines, Editions Autrement, Paris 2000.
- Kronberg Kenneth, « How the Romans nearly destroyed civilization », dans New Solidarity, 1983.
- Mac Mullen Ramsay, « Le déclin de Rome et la corruption du pouvoir », dans Les Belles Lettres, 1991.
- Saint-Augustin, La Cité de Dieu », Desclée de Brouwer, 1960, Paris.
- Shakespeare, Jules César, Folio, Gallimard.
- Suétone, La Vie des douze Césars, Folio, Gallimard.
- Tite Live, Histoire Romaine, Livres XXVI à XXX, Garnier-Flammarion, 1994, Paris.
- Weil Simone, « Quelques réflexions sur les origines de l’Hitlérisme », 1939, Œuvres Complètes, Vol. II, Gallimard, 1989, Paris.
Jacob Fugger « The Rich », father of financial fascism
By Karel Vereycken, September 2024.
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Investigation the Fugger and Welser banking houses?
In 1999, a dumb Bill Clinton, in front of an audience of hilarious American bankers, repealed the famous Glass-Steagall Act, the law adopted by Franklin Roosevelt to pull the world out of the economic depression by imposing a strict separation between investment (speculative) banks and the “normal” banks responsible for providing credit to the real economy.
In Orwellian fashion, the 1999 law sealing this repeal is called the Gramm-Leach-Bliley “Financial Services Modernization Act”. However, as you will discover in this article, this law, which opened the floodgates to the current predatory and criminal financial globalization, merely re-established feudal practices that had been pushed back with the dawn of modern times.
In France, the program of the Conseil national de la Résistance (CNR) explicitly called for “the establishment of a genuine social and economic and democracy, involving the removal of the great economic and financial feudal powers from the direction of the economy”, a demand echoed, in part, in the 9th paragraph of the preamble to the French 1946 Constitution, which states that “All property and all enterprises –the operation of which has or acquires the characteristics of a national public service or a monopoly in practice– must become the property of the collectivity”.
In this sense, the urgent “modernization” of finance for which we are fighting, aims to recreate not just a block of public banks, but real sovereign “national banks” (as opposed to “independent” central banks) under government control, each serving its own country but working in concert with others around the world to invest in physical and human infrastructure to the greatest benefit of all. By creating a productive credit system and “organized markets,” we can escape the hell of a feudal “monetarist” blackmail system.
To assert today that an international cartel of counterfeiters is seeking to take control of democratic societies, to engage in colonial plunder, to create fratricidal dissensions and the conditions for a new world war, will immediately be branded as conspiracy theory, Putinophilia or concealed anti-Semitism, or all three at once.
Yet the historical facts of the rise and fall of the German Fugger and Welser families (who were ardent Catholics), amply demonstrate that this is precisely what happened in the early XVIth century. Their rise and power was a veritable stab in the back of the Renaissance. Today, it’s up to us to “modernize” finance to make sure that such a situation never arises again!
Bribery and elections
In the « good old days » of the Roman Empire, things were so much simpler! Already in Athens but on a much larger scale in Rome, electoral bribery was big business. In the late Republic, lobbies coordinated schemes of bribery and extortion. Large-scale borrowing to raise money for bribes is even said to have created so much financial instability that it contributed to the 49–45 BC civil war. Roman generals, once they had systematically massacred and looted some distant colony and sold for hard cash their colonial loot, could simply buy the required number of votes, always decisive to elect an emperor or endorse a tyrant after a coup d’Etat. Legitimacy was always post-factum those days.
In Rome, the “elections” became an obscene farce to the point that they were eliminated. “A blessing from heaven”, said the statesman Quintus Aurelius Symmachus, rejoicing that “the hideous voting tablet, the crooked distribution of the seating places in the theater among the clients, the venal run, all of these are no more!”
The Holy Roman German Empire
Reviving such a degenerate and corrupt imperial system wasn’t a bright idea. On 25 December 800, Pope Leo III crowned Charlemagne as Roman emperor, reviving the title in Western Europe more than three centuries after the collapse of the ancient Western Roman Empire in 476 DC.
In 962 DC, when Otto I was crowned emperor by Pope John XII, he fashioned himself as Charlemagne’s successor, and inaugurated a continuous existence of the empire for over eight centuries. In theory the emperors were considered the primus inter pares (“first among equals”) of all Europe’s Catholic monarchs. In practice, the imperial office was traditionally elective by the mostly German prince-electors.
Just as the vote of the Roman Senate was necessary to “elect” a Roman Emperor, in the Middle Ages, a tiny group of prince-electors had the privilege of “electing” the “King of the Romans.” Once elected in that capacity, this elected king would then be crowned Emperor by the pope.
The status of prince-elector had great prestige. It was considered to be behind only the emperor, kings, and the highest dukes. The prince-electors held exclusive privileges that were not shared with other princes of the Empire, and they continued to hold their original titles alongside that of prince-electors.
In 1356, the Golden Bull, a decree carrying a golden seal, issued by the Imperial Diet at Nuremberg and Metz headed by the Emperor of that time, Charles IV, fixed the protocols and rules of the imperial power system. While limiting their power, the Golden Bull granted the great-electors the Privilegium de non appellando (“privilege of not appealing”), preventing their subjects from lodging an appeal to a higher Imperial court, and turning their territorial courts into courts of last resort.
However, imposing such a superstructure everywhere was no mean feat. With Jacques Cœur, Yolande d’Aragon and Louis XI, France increasingly asserted itself as a sovereign, anti-imperial nation-state.
Therefore, the Holy Roman Empire, by a decree adopted at the Diet of Cologne in 1512, became the “Holy Roman Empire of the Germanic Nation,” a name first used in a document in 1474. The adoption of this new name coincided with the loss of imperial territories in Italy and Burgundy to the south and west by the late XVth century, but also aimed to emphasize the new importance of the German Imperial Estates in ruling the Empire. Napoleon was supposedly the one who said the Holy Roman German Empire was triply misnamed and none of the three. It was “too debauched” to be holy, “too German” to be Roman and “too weak” to be an Empire.
In light of the object of this article, we will not expand here on this subject. Noteworthy nevertheless, the fact that German Nazi Party propaganda, as early as 1923, would identify the Holy Roman Empire of the Germanic Nation as the « First » Reich (Reich meaning empire), with the German Empire as the « Second » Reich and what would eventually become Nazi Germany as the « Third » Reich.
Hitler had a soft spot for Fugger’s hometown Augsburg and wanted to make it the “City of German Businessmen”. To honor the Fugger family, he wanted to convert their Palace into a huge trade museum. To break the Fuhrer’s moral, the building got severely bombed in February 1942.
The Prince Electors
By the XVIth Century, the Holy Roman Empire consisted of 1,800 semi-independent states spread across Central Europe and Northern Italy. In a nod to the ancient Germanic tradition of electing kings, the medieval emperors of this sprawling patchwork of disparate territories were elected
What we do know is that, from the Golden Bull of 1356 onward, the emperor was elected in Frankfurt by an “electoral college” of seven “Prince-electors” (Kurfürst in German):
- the archbishop of Mainz, arch-chancellor of Germany;
- the archbishop of Trier, arch-chancellor of Gallia (France);
- the archbishop of Cologne, arch-chancellor of Italy;
- the duke of Saxony;
- the count palatine of the Rhine;
- the margrave of Brandenburg;
- and the king of Bohemia.
Of course, to obtain the vote of these great electors, candidates had to deliver oral and in advance written promises and engagements, and especially, on (and under) the table, offer privileges, power, money and more.
Hence, the most difficult endeavor for any aspiring candidate, was to raise the bribery money to buy the votes. As a result, the very existence and survival of the Holy Roman German Empire, depended nearly entirely on the existence, survival and especially goodwill of a financial oligarchy of wealthy merchant banking families willing to lend the money to the bribers. Just as a handful of giant banks are controlling western nations today by buying their emissions of state bonds required to bail-out and refinance permanent but growing debt bubbles, the banking monopolies of those days became very rapidly too-big-to-fail and too-big-to-jail.
The financial power and influence of the Bardi, Peruzzi and other Medici bankers, who, by ruining the European farmers plunged Europe in great famine creating the conditions for the XIVth Century’s “Black Death” wiping out between 30 and 50 percent of the European population, is no secret and has been aptly documented by a friend of mine, the American financial analyst, Paul Gallagher.
Fucker Advenit
Here, we’ll focus on the activities of two German banking families who dominated the world in the early XVIth century: the Fuggers and the Welsers of Augsburg.
Unlike the Welsers, and old patrician family about we will say more later, the Fugger’s’ success story begins in 1367, when “master weaver” Hans Fugger (1348-1409) moved from his village of Graben to the “free imperial city” of Augsburg, a four-hour walk away. The Augsburg tax register reads “Fucker Advenit” (Fugger has arrived). In 1385, Hans was elected to the leadership of the weavers’ guild, which gave him a seat on the city’s Grand Council.
Augsburg, like other free and imperial cities, was not subject to the authority of any prince, but only to that of the emperor himself. The city was represented at the Imperial Diet, controlled its own trade and allowed little outside interference.
In Renaissance Germany, few cities matched Augsburg’s energy and effervescence. Markets overflowed with everything from ostrich eggs to saints’ skulls. Ladies brought falcons to church. Hungarian cow-boys drove cattle through the streets. If the emperor came to town, knights jousted in the squares. If a murderer was arrested in the morning, he was hanged in the afternoon for all to see. Beer flowed as freely in the public baths as it did in the taverns. The city not only authorized prostitution, it also maintained brothels
Initially, the Fugger’s commercial profile was very traditional: fabrics made by local weavers were bought and sold at fairs in Frankfurt, Cologne and, over the Alps, Venice. For a weaver like Hans Fugger, this was the “ideal time” to come to Augsburg. An exciting innovation was taking hold throughout Europe: fustian, a new type of fabric perhaps named after the Egyptian town of Fustat, near Cairo, which manufactured this material before its production spread to Italy, southern Germany and France.
Medieval fustian was a sturdy canvas or twill fabric with a cotton weft and a linen, silk or hemp warp, one side of which was lightly woolen. Lighter than wool, it became very much in demand, particularly for a new invention: underwear. While linen and hemp could be grown almost anywhere, in the late Middle Ages, cotton came from the Mediterranean region, from Syria, Egypt, Anatolia and Cyprus, and entered Europe via Venice.
From Jacob the Elder to « Fugger Bros »
In Augsburg, Hans had two children: Jacob, known as “Jacob the Elder” (1398-1469) and Andreas Fugger (1394-1457). The two sons had different and opposing investment strategies. While Andreas went bankrupt, Jacob the Elder cautiously expanded his business.
After Jacob the Elder’s death in 1469, his eldest son Ulrich Fugger (1441-1510), with the help of his younger brother Georg Fugger (1453-1506), took over the management of the company.
Gradually, profits were invested in far more profitable activities: precious stones, goldsmithery, jewelry and religious relics such as martyrs’ bones and fragments of the cross; spices (sugar, salt, pepper, saffron, cinnamon, alum); medicinal plants and herbs and, above all, metals and mines (gold, silver, copper, tin, lead, mercury) which, as collateral enabled the expansion of credit and monetary issuance.
The Fugger forged close personal and professional ties with the aristocracy. They married into some of the most powerful families in Europe – in particular, the Thurzos of Austria. Their activities spread throughout central and northern Europe, Italy and Spain, with branches in Nuremberg, Leipzig, Hamburg, Lübeck, Frankfurt, Mainz and Cologne, Krakow, Danzig, Breslau and Budapest, Venice, Milan, Rome and Naples, Antwerp and Amsterdam, Madrid, Seville and Lisbon.
Jacob Fugger « The Rich »
In 1473, another brother, the youngest of the three, Jacob Fugger (later known as “the Rich”) (1459-1525), aged 14 and originally destined for an ecclesiastical career, was sent to Venice, then “the world’s most trading city”. There, he was trained in commerce and book accounting. Jacob returned to Augsburg in 1486 with such admiration for Venice that he liked to be called “Jacobo” and never let go of his Venetian gold beret. Later, with a certain sense of irony, he called the accounting techniques he learned in Venice “The art of enrichment”. The humanist Erasmus of Rotterdam seems to have wanted to respond to him in his colloquium “The friend of lies and the friend of truth”.
The Banker and his wife
In 1515, Erasmus’ friend in Antwerp, the Flemish painter Quinten Matsys, painted a panel entitled “The Banker and his Wife”, a veritable cultural response from the humanists to the Fuggers. While the banker, who has hung his rosary on the wall behind him, checks whether the metal weight of the coins corresponds to their face value, his wife, turning the pages of a religious book of hours, casts a sad glance at the greedy obsessions of her visibly unhappy husband. The inscription on the frame has disappeared. It read: “Stature justa et aequa sint podere “ (” Let the scales be just and the weights equal”, a phrase taken from the Bible, Leviticus, XIX, 35).
The painter calls out to lawless finance, seeming to say to them: “Which will get you into heaven: the weight of your gold or the weight of your golden deeds, reflection of your love for God?”
The importance of information
In Venice, Jacob assimilated Venetian (Roman Empire) methods to succeed:
- organize a private intelligence service;
- impose a monopoly on strategic goods and products;
- alternate between intelligent corruption and blackmail;
- push the world to the brink of bankruptcy to make bankers such as Fugger indispensable.
Jacob Fugger recognized the importance of information. To be successful, he has to know what’s going on in the seaports and trading centers. Eager to gain every possible business advantage, Fugger set up a private mail courier designed to transmit news — such as “deaths and results of battles” — exclusively to him, so that he would have it before anyone else, especially before the emperor.
Jacob Fugger financed any project, person or operation that meets his long-term objectives. But always under strict conditions set by him, and always to impose himself on others. The prevailing principle was do ut des, in other words, “I give, I can receive”. In exchange for every loan, collateral such as metal production, mining concessions, state financial inflows, commercial and social privileges, tax and customs exemptions, and high positions in key institutions, were demanded. And with the increase in the sums advanced, the increase in the quid pro quos demanded by Fugger.
If “modern” capitalism is the dictatorship of private monopolies at the expense of free competition, it’s safe to say that he truly is its founder.
The most important thing he learned in Venice? To always be prepared to sacrifice short-term financial gains, and even to offer financial profits to his victims, in order to demonstrate his solvency and ensure his long-term political control. In the absence of national or public banks, popes, princes, dukes and emperors depended heavily, if not entirely, on an oligopoly of private bankers. When an Austrian emperor, whose banker he was, wanted to impose a universal tax, Fugger sank the project because it reduced his dependence on bankers!
A Venetian ambassador, discovering that Jacob had learned his trade in Venice, confessed:
“If Augsburg is the daughter of Venice, then the daughter has surpassed her mother”.
Antwerp and Venice
The three Fugger brothers were aware of the key role played by Venice and Antwerp in the copper trade, with Augsburg, along with Nuremberg, right in the middle of the trade corridor connecting them.
Antwerp
1503 marked the beginning of the Portuguese activities of the House of Fugger in Antwerp, and in 1508 the Portuguese made Antwerp the base of their colonial trade.
In 1515, Antwerp established Europe’s first stock exchange, a model for London (1571) and Amsterdam (1611). Copper, pepper and debts were traded. The purchase of a cargo of pepper was settled ¾ in gold, ¼ in copper. First Venice, then Portugal and Spain, depended on Fugger for silver and copper.
Venice
The firm exported copper and silver from Tyrol to Venice, and imported luxury goods, fine textiles, cotton and, above all, Indian and Oriental spices from Venice. After much effort, on November 30, 1489, the Venetian Council of State confirmed the Fugger’s permanent possession of their room in the “Fondaco dei Tedeschi”, the German merchants’ warehouse on the Grand Canal, on whose upkeep and decoration they spent considerable sums.
At the beginning of the XVIth century, Nuremberg merchants shared with Augsburg merchants the monopoly of what was the most important German trading post. During the meals taken in common, required by the rules, they officially presided over the table with their colleagues from Cologne, Basel, Strasbourg, Frankfurt and Lübeck.
Well-known merchant families traded in the Fondaco dei Tedeschi, including the Imhoff, Koler, Kref, Mendel and Paumgartner families from Nuremberg, and the Fugger and Höchstetter families from Augsburg. Merchants mainly imported spices from Venice: saffron, pepper, ginger, nutmeg, cloves, cinnamon and sugar.
The Nuremberg stock exchange served as a commercial link between Italy and other European economic centers. Foods known and appreciated in the Mediterranean region, such as olive oil, almonds, figs, lemons and oranges, jams and wines like Malvasia and Chierchel found their way from the Adriatic Sea to Nuremberg.
Other valuable products included corals, pearls, precious stones, Murano glassware and textiles such as silk fabrics, cotton and damask sheets, velvet, brocade, gold thread, camelot and bocassin. Paper and books completed the list.
In the years that followed, “Ulrich Fugger & Brothers” dealt in Venetian bills of exchange with the Frankfurt company Blum, and sources frequently mention the company’s branch on the Rialto as an outlet for copper and silver, a center for the purchase of luxury goods and a clearing station for transfers to the Roman curia.
The World changes
In 1498, six years after Christopher Columbus’s voyage to America, Vasco da Gama (1460-1524) was the first European to find the route to India, bypassing Africa. This enabled him to set up Calicut, the first Portuguese trading post in India. The opening of this sea route to the East Indies by the Portuguese deprived the Mediterranean trade routes, and thus South Germany, of much of their importance. Geographically, Spain, Portugal and the Netherlands gained the upper hand.
Jacob Fugger, always in the know before anyone else, decided to adapt to the new realities and relocated his colonial business from Venice to Lisbon and Antwerp. He took advantage of the opportunity to open up new markets such as England, without abandoning markets such as Italy. He took part in the spice trade and opened a factory in Lisbon in 1503. He was authorized to ship pepper, other spices and luxury goods such as pearls and precious stones via Lisbon.
Along with other German and Italian trading houses, Fugger contributed to a fleet of 22 Portuguese ships led by the Portuguese Francisco de Almeida (1450-1510), which sailed to India in 1505 and returned in 1506. Although a third of the imported goods had to be sold to the King of Portugal, the operation remained profitable. Impressed by the financial returns, the King of Portugal made the spice trade a royal monopoly, excluding all foreign participation, in order to reap the full benefits. However, the Portuguese still depended heavily on the copper supplied by Fugger, a key product for trade with India.
Fugger, tricks and tactics
Let’s summarize the “genius” and some of the tricks that enabled Jacob Fugger to become “the rich” at the expense of the rest of humanity.
1. Bail me out, baby
In 1494, the Fugger brothers founded a trading company with a capital of 54,385 florins, a sum that doubled two years later when, in 1496, Jacob persuaded Cardinal Melchior von Meckau (1440-1509), Prince-Bishop of Brixen (today’s Bressanone in the Italian Tyrol), to join the company as a “silent partner” in the expansion of mining activities in Upper Hungary. In total secrecy, and without the knowledge of his ecclesiastical chapter, the prince-Bishop invested 150,000 florins in the Fugger company in exchange for a 5% annual dividend. While such “discreet transactions” were quite common among the Medici, profiting from interest rates remained a sin for the church. When the prince-bishop died in Rome in 1509, this investment scheme was discovered. The pope, the bishopric of Brixen and the Meckau family, all claiming the inheritance, demanded immediate repayment of the sum, which would have led to Jacob Fugger’s insolvency. It was this situation that prompted Emperor Maximilian I to intervene and help his banker. Fugger came up with the formula.
Provided he helped Pope Julius II in a small war against the Republic of Venice, only the Hapsburg monarch was recognized as Cardinal Melchior von Meckau’s legitimate heir. The inheritance could now be settled by paying off outstanding debts. Fugger was also required to deliver jewels as compensation to the Pope. In exchange for his support, however, Maximilian I demanded continued financial backing for his ongoing military and political campaigns. A way of telling the Fugger: “I’m saving you today, but I’m counting on you to save me tomorrow…”.
2. Buy me a pope and the Vatican, baby
In 1503, Jacob Fugger contributed 4,000 ducats (5,600 florins) to the papal campaign of Julius II and greased the cardinals’ palms to get this “warrior pope” elected. To protect himself and the Vatican, Julius II requested 200 Swiss mercenaries. In September 1505, the first contingent of Swiss Guards set out for Rome. On foot and in the harshness of winter, they marched south, crossed the St. Gotthard Pass and received their pay from the banker… Jacob Fugger.
Julius showed his gratitude by awarding Fugger the contract to mint the papal currency. Between 1508 and 1524, the Fugger leased the Roman mint, the Zecca, manufacturing 66 types of coins for four different popes.
3. Business first, baby
In 1509, Venice was attacked by the armies of the League of Cambrai, an alliance of powerful European forces determined to break Venice’s monopoly over European trade. The conflict disrupted the Fuggers’ land and sea trade. The loans granted by the Fugger to Maximilian (a member of the League of Cambrai) were guaranteed by the copper from the Tyrol exported via Venice… The Fugger’s sided with Venice without falling out with a happy Maximilian.
4. Buy me a hitman, baby
Fugger had rivals who hated him. Among them, the Gossembrot brothers. Sigmund Gossembrot was the mayor of Augsburg. His brother and business partner, George, was Maximilian’s treasury secretary. They wanted mining revenues to be invested in the real economy, and advised the emperor to break with the Fugger. Both brothers died in 1502 after eating black pudding. The great Fugger historian Gotried von Pölnitz, who has spent more time in the archives than anyone else, wonders whether the Fugger ordered the assassination. Let’s just say that absence of proof is not proof of absence.
5. Your mine is mine, baby
The time between 1480 and 1560 was the “century of the metallurgical process.” Gold, silver and copper could now be separated economically. Demand for the necessary mercury for the separation process grew rapidly. Jacob, aware of the potential financial gains it offered, went from textile trade to spice trade and then into mining.
Therefore, he headed to Innsbruck, currently Austria. But the mines were owned by Sigismund Archduke of Austria (1427-1496), a member of the Habsburg family and cousin of the emperor Frederick.
The good news for Jacob Fugger is that Sigismund was a big spender. Not for his subjects, but for his own amusement. One lavish party sees a dwarf emerge from a cake to wrestle a giant.
As a result, Sigismund was constantly in debt. When he ran out of money, Sigismund sold the production from his silver mine at knock-down prices to a group of bankers. To the Genoese banking family Antonio de Cavallis, for example. To get into the game, Fugger lends the Archduke 3,000 florins and receives 1,000 pounds of silver metal at 8 florins per pound, which he later sells for 12. A paltry sum compared with those lent by others, but a key move that opened his relations with Sigismund and above all with the nascent Habsburg dynasty.
In 1487, after a military skirmish with the more powerful Venice for control of the Tyrolean silver mines, Sigismund’s financial irresponsibility made him persona non grata with the big bankers. In despair, he turned to Fugger. Fugger mobilized the family fortune to raise the money the archduke demanded. An ideal situation for the banker. Of course, the loan was secured and subject to strict conditions. Sigismund was forbidden to repay it with silver metal from his mines, and had to cede control of his treasury to Fugger. If Sigmund repays him, Fugger walks away with a fortune. But, given Sigmund’s track record, the chance of him repaying is nil. Ignoring the terms of the loan, most of the other bankers are convinced that Fugger will go bankrupt. And indeed, Sigismund defaulted, just as Fugger… had predicted. However, as stipulated in the contract, Fugger seized “the mother of all silver mines”, the one in the Tyrol. By advancing a little cash, he gets his hands on a giant silver mine.
6. Buy my « Fugger Bonds », baby
The way Fugger banking worked was that Fugger lent to the emperor (or another customer) and re-financed the loan on the market (at lower interest rates) by selling so-called “Fugger bonds” to other investors. The Fugger bonds were much sought after investments as the Fugger were regarded as “safe debtors”. Thus, the Fugger used their own superior credit standing in the market to secure financing for their customers whose credit rating was not as well regarded. The idea was – provided the emperor and the other customers honored their commitments – they would make a profit from the difference in interest between the loans the Fugger extended and the interest payable on the Fugger bonds.
7. Buy me an Emperor, baby
Sigismund was soon eclipsed by emperor Frederick IIIrd’s son, Maximilian of Austria (1459-1519), who had arranged to take power if Sigismund did not pay back money he owed him. (Fugger could have lent Sigismund the money to keep him in power but decided he’d prefer Maximilian in the position.)
Maximilian was elected “King of the Romans” in 1486 and ruled as the Holy Roman Emperor from 1508 till his death in 1519. Jacob Fugger supported Maximilian I of Habsburg in his accession to the throne by paying 800,000 florins. Laying the foundation for the family’s widely distributed landholdings, this time Fugger, as collateral, didn’t want silver, but land. So he acquired the countships of Kirchberg and Weissenhorn from Maximilian I in 1507 and in 1514, the emperor made him a count.
Unsurprisingly, Maximilian’s military conquests coincided with Jacob’s plans for mining expansion. Fugger purchased valuable land with the profits from the silver mines he had obtained from Sigismund, and then financed Maximilian’s army to retake Vienna in 1490. The emperor also seized Hungary, a region rich in copper.
A “copper belt” stretched along the Carpathian Mountains through Slovakia, Hungary and Romania. Fugger modernizes the country’s mines by introducing hydraulic power and tunnels. Jacob’s aim was to establish a monopoly on this strategic raw material, copper ore. Along with tin, copper is used in the manufacture of bronze, a strategic metal for weapons production. Fugger opened foundries in Hohenkirchen and Fuggerau (the family’s namesake in Carinthia, today in Austria), where he produced cannons directly.
8. Sell me indulgences, baby
In 1514, the position of Archbishop of Mainz became available. As we have seen, this was the most powerful position in Germany, with the exception of that of the emperor. Such positions require remuneration. Albrecht of Brandenburg (1490-1545), whose family, the Hohenzollerns, ruled a large part of the country, wanted the post. Albrecht was already a powerful man: he held several other ecclesiastical offices. But even he couldn’t afford to pay such high fees. So, he borrowed the necessary sum from the Fugger, in return for interest, which the convention of the time described as a fee for “trouble, danger and expense”.
Pope Leo X, having squandered the papal treasury on his coronation and organized parties where prostitutes looked after the cardinals, asked for 34,000 florins to grant Albrecht the title – roughly equivalent to $4.8 million today – and Fugger deposited the money directly into the pope’s personal account.
All that remained was to pay back the Fugger. Albrecht had a plan. He obtained from Pope Leo X the right to administer the recently announced “jubilee indulgences”. Indulgences were contracts sold by the Church to forgive sins, allowing believers to buy their way out of purgatory and into heaven.
But to fleece the sheep, as with any good scam, a “cover” or “narrative” was required. The motive, concocted by Julius II, was credible, claiming that St. Peter’s Basilica needed urgent and costly renovation.
In charge of the sale was a “peddler of indulgences”, the Dominican Johann Tetzel, who “carried Bibles, crosses and a large wooden box with […] an image of Satan on top”, and told the faithful that his indulgences “canceled all sins”. He even proposed a “progressive scale”, with the wealthy believers paying 25 florins and ordinary workers just one. Tetzel is quoted as saying: “When the money rattles in the box, the soul jumps out of purgatory”.
On the ground, in every church, Fugger clerks worked on site to collect the money, half of which went to the Pope and half to Fugger. At the same time, Fugger obtained a monopoly on the transfer of the funds obtained from the sale of indulgences between Germany and Rome.
If the archbishop was at the mercy of the Fugger, so too was Pope Leo X, who, to repay his debt, collected money through “simonies”, i.e. selling high ecclesiastical offices to princes. Between 1495 and 1520, 88 of the 110 bishoprics in Germany, Hungary, Poland and Scandinavia were appointed by Rome in exchange for money transfers centralized by Fugger. In this way, Fugger became “God’s banker, Rome’s chief financier”.
9. Buy me Martin Luther, baby
Since the IIIrd century, the Catholic Church asserted that God can be indulgent, granting total or partial remission of the penalty incurred following forgiveness of a sin. However, the indulgence obtained in return for an act of piety (pilgrimage, prayer, mortification, donation), notably in order to shorten a deceased person’s passage through purgatory, over time, turned into a lucrative business, used by Urban II to recruit enthusiastic faithful to the First Crusade.
In the XVIth century, it was this trade in indulgences that led to serious unrest and turmoil within the Church. Described as superstition by Erasmus in his “In Praise of Folly”, the denunciation of the indulgence trade was the very subject of Luther’s ninety-five arguments, the manifesto he nailed on the door of the Castle Church of Wittenberg and would lead the Church to division and to the Protestant Reformation. Refusing to travel to Rome to answer charges of heresy and of challenging the Pope’s authority, Luther agreed to present himself in Augsburg in 1518 to the papal legate, Cardinal Cajetan. The latter urged Luther to retract or reconsider his statements (“revoca!”).
Although Luther had denounced Fugger by name for his central role in the indulgence swindle, he agreed to be interrogated in the central office of the bank that organized the crime he denounced!
Luther seems to have been aware that, verbal accusations aside, the Fuggers would protect and promote him rather than face a much more reasonable call for reform from Erasmus and his followers. While he could have been arrested and burned at the stake as some demanded, Luther showed up, refused to backtrack on his statements and left unscathed.
10. Buy them poverty, baby
In the XVIth century, prices increased consistently throughout Western Europe, and by the end of the century prices reached levels three to four times higher than at the beginning. Recently historians have grown dissatisfied with monetary explanations of the sixteenth-century price rise. They have realized that prices in many countries began to rise before much New World gold and silver entered Spain, let alone left it, and that probable treasure-flows bear little relation to price movements, including in Spain itself.
In reality, in the late fifteenth and early sixteenth century European populations began to expand again, recovering from that long era of contraction initiated by the Black Death of 1348. Growing populations produced rising demands for food, drink, cheap clothing, shelter, firewood, etc., all ultimately products of the land. Farmers found it difficult to increase their output of these things: food prices, land values, industrial costs, all rose. Such pressures are now seen as an important underlying cause of this inflation, though few would deny that it was stimulated at times by governments manipulating the currency, borrowing heavily, and fighting wars.
The “Age of the Fuggers” was an age where money was invested in more money and financial speculation. The real economy was looted by taxes and wars.
The dynamic created by the collapse of the living standards, taxes and price inflation for most of the people and the public exposure of corruption of both the Church and the aristocracy, set the scene for riots in many cities, the German “Peasant war,” an insurrection of weavers, craftsmen and even miners, ending with the “Revolt of the Netherlands” and centuries of bloody “religious” wars that only terminated with the “funeral” of the Empire by the Peace of Westphalia in 1648.
11. Buy them social housing, baby
Jacob Fugger’s initiative, in 1516, to start building the Fuggerei, a social housing project for a hundred working families in Augsburg, rather unique for the day, came as “too little and too late,” when the firm’s image became under increasing attacks. The Fuggerei survived as a monument to honor the Fugger. The rent remained unchanged, it still is one Rhenish gulden per year (equivalent to 0.88 euros), three daily prayers for the current owners of the Fuggerei, and the obligation to work a part-time job in the community. The conditions to live there, akin to the Harz4 measures, remain the same as they were 500 years ago: one must have lived at least two years in Augsburg, be of the Catholic faith and have become indigent without debt. The five gates are still locked every day at 10 PM.
12. Buy me rates worth an interest, baby
“You shall not charge interest.” In 1215 Pope Innocent III explicitly confirmed the prohibition on interest and usury decreed in the Bible. The line from Luke 6:35, “Lend and expect nothing in return,” was taken by the Church to mean an outright ban on usury, defined as the demand for any interest at all. Even savings accounts were considered sinful. Not Jacob Fugger’s ideal scenario. To change this, Fugger hired a renowned theologian Johannes Eck (1494-1554) of Ingolstadt to argue his case. Fugger conducted a full-on public relations campaign, including setting up debates on the issue, and wrote an impassioned letter to Pope Leo.
As a result, Leo issued a decree proclaiming that charging interest was usury only if the loan was made “without labor, cost or risk” — which of course no loan ever really is. More than a millennium after Aristotle, Pope Leo X found that risk and labor involved with safeguarding capital made money lending “a living thing.” As long as a loan involved labor, cost, or risk, it was in the clear. This opened a flood of church-legal lending: Fugger’s lobbying paid off with a fortune. Fugger persuaded the Church to permit an interest of 5% – and he was reasonably successful: charging interest was not allowed, but it wasn’t punished either.
Thanks to Leon X, Fugger was now able to attract cash by offering depositors a 5% return. As for loans, according to the Tyrolean Council’s report, while other bankers were lending Maximilian at a rate of 10%, the rate charged by Fugger, justified by “the risk”, was over 50%! Charles V, in the 1520s, had to borrow at 18%, and even at 49% between 1553 and 1556. Meanwhile, Fugger’s equity, which in 1511 amounted to 196,791 florins, rose in 1527, two years after Jacob’s death, to 2,021,202 florins, for a total profit of 1,824,411 florins, or 927% increase, which represents, on average, an annual increase of 54.5%.
All this is presented today, not as usury, but as a “great advance” anticipating modern wealth and asset management practices…
Fugger “broke the back of the Hanseatic Ligue” and “roused commerce from its medieval slumber by persuading the pope to lift the ban on moneylending. He helped save free enterprise from an early grave by financing the army that won the German Peasants War, the first great clash between capitalism and communism,” writes Greg Steinmetz, historian and former Wall Street Journal correspondent.
Why Venice created the ghetto for Jewish bankers
Of course, for a long time, the Venetians ignored these rules as they preferred making money to pleasing God, entombed in the motto, we are “First Venetians, then Christians.”
In 1382, Jews were allowed to enter Venice. In 1385 the first “Condotta” was granted, an agreement between the Republic of Venice and Jewish bankers, which gave them permission to settle in Venice to lend money at interest. The 10-year agreement detailed the rules that these bankers had to follow. Among others, it established the high annual tax to be paid, the number of banks that could open and the interest rates they could charge.
In 1385, Venice signed another agreement with Jewish bankers who lived in Mestre, located on dry land opposite the islands of Venice, so that they could grant loans at favorable rates to the poorest sections of the city. With this agreement, Serenissima managed to alleviate the poverty of the population and, at the same time, if people got angry against the Doge, could direct the hostility of the masses against Jewish moneylenders.
The Condotta of 1385, was not renewed in 1394 under the pretext that the Jews were not following the rules imposed on their activities. Jewish bankers received permission to stay for a period of 15 days a month and those who lived in Mestre used this concession to work in Venice. But to be recognized as Jews, they were already obliged to wear a yellow circle on their clothing…
To make a long story short, Venice resolved the “dilemma” by opting for mass segregation. On March 20, 1516, one of the members of the Council, after violently attacking the Jews verbally, asked that they be confined in the “Ghetto” a Venetian dialect word, used at the time to refer to the foundries in the area. The Doge and Council approved the solution. If they wanted to continue to live in Venice, Jews would have to live together in a certain area, separated from the rest of the population. On March 29, a decree created the Venice Ghetto.
You can read here the full story of the Venice ghetto
13. Buy me an Austro-Hungarian empire, baby
When Turkey invaded Hungary in 1514, Fugger was gravely concerned about the value of his Hungarian copper mines, his most profitable properties. After diplomatic efforts failed, Fugger gave Maximilian an ultimatum — either strike a deal with Hungary or forget about more loans. The threat worked. Maximilian negotiated a marriage alliance that left Hungary in Hapsburg hands, leading to “redrawing the map of Europe by creating the giant political tinderbox known as the Austro-Hungarian Empire. Fugger needed a Hapsburg seizure of Hungary to protect his holdings.
14. Buy me a second emperor, baby
When Maximilian I, Holy Roman Emperor, died in 1519, he owed Jacob Fugger around 350,000 guilders. To avoid a default on this investment, Fugger organized a banker’s rally to gather all the bribery money allowing Maximilian’s grandson, Charles V, buying the throne.
If another candidate had been elected emperor, like King Francis I of France who suddenly tried to enter the scene, and would certainly have been reluctant to pay Maximilian’s debts to Fugger, the latter would have sunk into bankruptcy.
This situation reminds the modus operandi of JP Morgan, after the 1897 US banking crash and the banking panic of 1907. The “Napoleon of Wall Street,” afraid of a revival of a real national bank in the tradition of Alexander Hamilton, first gathered all the funds required to bail out his failing competitors, and then set up the Federal Reserve system in 1913, a private syndicate of bankers in charge of preventing the government of interfering in their lucrative business
Hence, Jacob Fugger, in direct liaison with Margaret of Austria, who bought into the scheme because of her worries about peace in Europe, in a totally centralized way, gathered the money for each elector, using the occasion to bolster dramatically his monopolistic positions, especially over his competitors such as the Welsers and the rising port of Antwerp.
According to the French historian Jules Michelet (1798-1874), Jacob Fugger energetically imposed three preconditions:
- “The Garibaldi of Genoa, the Welsers of Germany and other bankers, could only partake in this scheme by making down-payments to Fugger and could only lend money [to Charles] through his intermediary;
- “Fugger obtained promissory notes from the cities of Antwerp and Mechelen as collateral, paid for out of Zeeland tolls;
- “Fugger got the city of Augsburg to forbid lending to the French. He requested Marguerite of Austria (the regent) to forbid the people of Antwerp from exchanging money in Germany for anyone.” (handing over de facto that lucrative business to the Augsburg bankers only…)
Now, as said before, people mistakenly think that Jacob “the Rich”, was “very rich.” Of course he was: today, he is considered to be one of the wealthiest people ever to have lived, with a GDP-adjusted net worth of over $400 billion, and approximately 2% of the entire GDP of Europe at the time, more than twice the fortune of Bill Gates.
If this was true or not and how wealthy he really was we will never know. But if you look at the capital declared by the Fugger brothers to the Augsburg tax authorities, it dwarfs by far the giant amounts being lent.
According to Fugger historian Mark Häberlein, Jacob anticipated modern day tax avoidance tricks by striking a deal with the Augsburg tax authorities in 1516. In exchange for an annual lump sum, the family’s true wealth… would not be disclosed. One of the reasons of course is that, just as BlackRock today, Fugger was a “wealth manager”, promising a return on investment of 5 percent while pocketing 14.5 percent himself… Cardinals and other fortunes would secretly invest in Fugger for his juicy returns.
Hence, it is safe to say that Fugger was very rich… of debts. And just as the IMF and a handful of mammoth banks today, by bailing out their clients with fictitious money, the Fuggers were doing nothing else than bailing out themselves and increasing their capacity to keep doing so. No structural reform on the table, only a liquidity crisis? Sounds familiar!
Charles’ unanimous selection by the Electors required exorbitant bribes, to the tune of 851,585 guilders, to smooth the way. Jacob Fugger put in 543,385 guilders, around two thirds of the sum. For the first time, the only collateral was Charles himself, ruling over most of the world and America.
It would take an entire book or a documentary to detail the amazing scope of bribes deployed for Charles’ imperial election, a well-documented event.
Just some excerpts from a detailed account:
“Cardinal Albert of Brandenburg, Elector of Mainz, received 4,200 gold florins for his attendance at the Diet of Augsburg. In addition, Maximilian undertook to pay him 30,000 florins, as soon as the other electors had also committed themselves to give their votes to the Catholic King (Charles V). This was a bonus granted to the cardinal of Mainz for being the first to pledge his vote; to this gift was to be added a gold credence and a tapestry from the Netherlands. The greedy elector would also receive a life pension of 10,000 Rhine florins, payable annually in Leipzig at the Fugger bankers’ counter, and guaranteed by [the cash flow of taxes raised on maritime trade by] the cities of Antwerp and Mechelen. Finally, the Catholic King (Charles V) had to protect him to against the resentment of the King of France and against any other aggressor, while insisting that Rome grant him the title and prerogatives of ‘legate a latere’ in Germany, with the appointment benefits.”
“Hermann de Wied, archbishop-elector of Cologne, had received 20,000 florins in cash for himself and 9,000 florins to be shared between his principal officers. He was also promised a life pension of 6,000 florins, a life pension of 600 florins for his brother, a perpetual pension of 500 florins for his other brother, Count Jean, and brother, Count Jean, as well as other pensions amounting to 700 florins, to be among his principal officers.”
“For his part, Joachim I Nestor, Elector and Margrave of Brandenburg (another Hohenzollern and brother of Albert of Brandenburg), demanded substantial compensation for the advantages he was losing by abandoning the French king. The latter had promised him a princess of royal blood for his son and a large sum of money. Joachim was therefore keen to replace Renée de France with Princess Catherine, Charles’s sister, and demanded 8,000 florins for himself and 600 for his advisors. And that wasn’t all. He was to be paid in cash on the day of the election: 70,000 florins to deduct from Princess Catherine’s dowry; 50,000 florins for the election; 1,000 florins for his chancellor and 500 florins for his advisor, Dean Thomas Krul.”
15. Buy me zero regulation, baby
In 1523, under pressure from public opinion growing angry against the merchant houses of Augsburg, foremost of them the Fugger, the fiscal arm of the imperial Council of Regency brought an indictment against them. Some even brought up the idea of restricting trading capital of individual firms to 50,000 florins and limiting the number or their branches to three.
Acutely aware that such regulations would ruin him, Jacob Fugger, in panic, on April 24, 1523, wrote a short message to the Emperor Charles V, remembering his Majesty of his dependence on the good health of the Fugger bank accounts:
“It is furthermore no secret that Your Imperial Majesty would not have obtained the crown of Rome without my help, as I can prove from letters written in their own hand by all Your Majesty’s commissioners (…) Your Majesty still owes me 152,000 ducats, etc.”
Charles Vth realized that the debt was not the issue of the message and immediately wrote to his brother Ferdinand, asking him to take measures to prevent the anti-monopoly trial. The imperial fiscal authorities were ordered to drop the proceedings. For Fugger and the other great merchants, the storm had passed.
16. Buy me Spain, baby
Of course, Charles V didn’t had a dime to pay back the giant Fugger loan that got him elected! Little by little, Fugger obtained his rights to continue mining metals – silver and copper – in the Tyrol, validated. But he got more, first in Spain itself and, quite logically, in the territories newly conquered by Spain in America.
17. Buy me America, baby
Firstly, to raise funds, Charles leased the income of the main territories of the three great Spanish orders of chivalry, known as Maestrazgos, for which the Fugger paid 135,000 ducats a year but got much more than what he spent for the lease.
Between 1528 and 1537, the Maestrazgos were administered by the Welsers of Augsburg and a group of merchants led by the Spanish head of the postal service Maffeo de Taxis and the Genoese banker Giovanni Battista Grimaldi. But after 1537, the Fugger took over again. The lease contract was very attractive for two reasons: first it allowed the leaseholders to export grain surpluses from these estates and second, it included the mercury mines of Alamadén, a crucial element both for the production of mirror glass, the processing of gold and medical applications.
Now, as the Fugger depended on gold and silver shipments from America to recover their loans to the Spanish crown, it appeared logical for them to set their eyes on the New World, as well.
18. Buy me Venezuela, baby
Let us now enter the Welsers whose history can be traced back to the XIIIth century, when its members held official positions in the city of Augsburg. Later, the family became widely known as prominent merchants. During the XVth century, when the brothers Bartholomew and Lucas Welser carried on an extensive trade with the Levant and elsewhere, they had branches in the principal trading centers of southern Germany and Italy, and also in Antwerp, London, and Lisbon. In the XVth and XVIth centuries, branches of the family settled at Nuremberg and in Austria.
As a reward for their financial contributions to his election in 1519, second in importance to Fugger but quite massive, King Charles V, unable to reimburse, provided the Welsers with privileges within the African slave trade and conquests of the Americas.
The Welser Family was offered the opportunity to participate in the conquest of the Americas in the early to mid-1500s. As fixed in the Contract of Madrid (1528), also known as the “Welser Contracts”, the merchants were guaranteed the privilege to carry out so-called “entradas” (expeditions) to conquer and exploit large parts of the territories that now belong to Venezuela and Colombia. The Welsers nourished fantasies about fabulous riches fueled by the discovery of golden treasures and are said to have created the myth of “El Dorado” (the city of gold).
The Welsers started their operations by opening an office on the Portuguese island of Madeira and acquiring a sugar plantation on the Canary Islands. Then they expanded to San Domingo, today’s Haiti. The Welser’s hold of the slave trade in the Caribbean began in 1523, five years before the Contract of Madrid, as they had begun their own sugar production on the Island.
Included in the Contract of Madrid, the right to exploit a huge part of the territory of today’s Venezuela (Klein Venedig, Little Venice), a country they themselves called “Welserland”. They also obtained the right to ship 4,000 African slaves to work in the sugar plantations. While Spain would grant capital, horses and arms to Spanish conquistadors, the Welser would only lend them the money that allowed them to buy, exclusively from them, the means of running their operations.
Poor German miners went to Venezuela and got rapidly into huge debt, a situation which exacerbated their rapacity and worsened the way they treated the slaves. From 1528 to 1556, seven expeditions led to the plunder and destruction of local civilizations. Things became so ugly that in 1546, Spain revoked the contract, also because they knew the Welsers also served Lutheran clients in Germany.
Bartholomeus Welser’s son, Bartholomeus VI Welser, together with Philipp von Hutten were arrested and beheaded in El Tocuyo by local Spanish Governor Juan de Carvajal in 1546. Some years later, the abdication of Charles V in 1556 meant the definitive end of the Welser’s attempt to re-assert their concession by legal means.
19. Buy me Peru and Chile, baby
Unlike the Welser family, Jacob Fugger’s participation in overseas trade was cautious and conservative, and the only other operation of this kind he invested in, was a failed 1525 trade expedition to the Maluku Islands led by the Spaniard Garcia de Loaisa (1490-1526).
For Spain, the idea was to gain access to Indonesia via America, escaping Portuguese control over the spice road. Jacob the Rich died in December of that year and his nephew Anton Fugger (1493-1560) took over the strategic management of the firm.
And the did go on. The Fugger’s relations with the Spanish Crown reached a climax in 1530 with the loan of 1.5 million ducats from the Fugger for the election of Ferdinand as “Roman King”. It was in this context that the Fugger agent Veit Hörl obtained as collateral from Spain the right to conquer and colonize the western coastal region of South America, from Chincha to the Straits of Magellan. This region included present-day southern Peru and all of Chile. Things however got foggy and for unknown reasons, Charles V, who in principle agreed with the deal failed to ratify the agreement. Considering that the Welser’s Venezuela project degenerated into a mere slave-raiding and booty enterprise and ended in substantial losses, Anton Fugger, who thought financial returns were too low, abandoned the undertaking.
20. By me a couple of slaves, baby
Copper from the Fugger mines was used for cannons on ships but also ended up in the production of horse-shoe shaped “manillas”. Manillas, derived from the Latin for hand or bracelet, were a means of exchange used by Britain, Portugal, Spain, the Netherlands, France and Denmark to trade with west Africa in gold and ivory, as well as enslaved people. The metals preferred were originally copper, then brass at about the end of the XVth century and finally bronze in about 1630.
In 1505, in Nigeria, a slave could be bought for 8–10 manillas, and an elephant’s ivory tooth for one copper manila. Impressive figures are available: between 1504 and 1507, Portuguese traders imported 287,813 manillas from Portugal into Guinea, Africa, via the trading station of São Jorge da Mina. The Portuguese trade increased over the following decades, with 150,000 manillas a year being exported to the like of their trading fort at Elmina, on the Gold Coast. An order for 1.4 million manillas was placed, in 1548, with a German merchant of the Fugger family, to support the trade.
In clear: without the copper of the Fugger’s, the slave-trade would not never have become what it became.
In 2023, a group of scientists discovered that some of the Benin bronzes, now reclaimed by African nations, were made with metal mined thousands of miles away… in the German Rhineland. The Edo people in the Kingdom of Benin, created their extraordinary sculptures with melted down brass manilla bracelets, Fugger’s grim currency of the transatlantic slave trade between the XVIth and XIXth centuries…
Endgame
Anton Fugger tried to maintain the position of a house that, however, continued to weaken. Sovereigns were not as solvent as had been hoped. Charles V had serious financial worries and the looming bankruptcy was one of the causes he stepped down leaving the rule of the empire to his son, King Philip II of Spain. Despite all the gold and silver arriving, the Empire went bankrupt. On three occasions (1557, 1575, 1598), Philip II was unable to pay his debts, as were his successors, Philip III and Philip IV, in 1607, 1627 and 1647.
But the political grip of the Fugger over Spanish finances was so strong, writes Jeannette Graulau, that “when Philip II declared a suspension of payment in 1557, the bankruptcy did not include the accounts of the Fugger family. The Fugger offered Philip II a 50 % reduction in the interest of the loans if the firm was omitted from the bankruptcy. Despite intense lobbying by his powerful secretary, Francisco de Eraso, and Spanish bankers who were rivals of the Fugger, Philip did not include the Fugger in the bankruptcy.”
In 1563, the Fugger’s’ claims on the Spanish Crown amounted to 4.445 million florins, far more than their assets in Antwerp (783,000 florins), Augsburg (164,000 florins), Nuremberg and Vienna (28,600 florins), while their total assets amounted to 5.661 million florins.
But in the end, having tied their fate too closely to that of the Spanish sovereigns, the Fugger banking Empire collapsed with the collapse of the Spanish Hapsburg Empire. The Welser went belly up in 1614.
French professor Pierre Bezbakh, writing in Le Monde in Sept. 2021 noted:
“So when the coffers were empty, the Spanish kingdom issued loans, a practice that was not very original, but which became recurrent and on a large scale. These loans were underwritten by foreign lenders, such as the German Fugger and Genoese bankers, who accumulated but continued to lend, knowing they would lose everything if they stopped doing so, just as today’s big banks continue to lend to over-indebted states. The difference is that lenders were waiting for the promised arrival of American metals, whereas today, lenders are waiting for other countries or central banks to support countries in difficulty.”
Today, a handful of international banks called “Prime Brokers” are allowed to buy and resell on the secondary market French State Bonds, issued at regular dates by the French Treasury Agency to refinance French public debt (€3,150 billion) and most importantly to refinance debt repayments (€41 billion in 2023).
The names of today’s Fugger are: HSBC, BNP Paribas, Crédit Agricole, J.P. Morgan, Société Générale, Citigroup, Deutsche Bank, Barclays, Bank of America Securities and Natixis.
Conclusion
Beyond the story of the Fugger and Welser dynasties who, after colonizing Europeans, extended their colonial crimes to America, there’s something deeper to understand.
Today, it is said that the world financial system is “hopelessly” bankrupt. Technically, that is true, but politically it is successfully kept on the border of total collapse in order to keep the entire world dependent on a stateless financier predator class. A bankrupt system, paradoxically, despairs us, but gives them hope to remain in charge and maintain their privileges. Only bankers can save the world from bankruptcy!
Historically, we, as one humanity, have created “Nation States” duly equipped with government controlled “National Banks,” to protect us from such systemic financial blackmail. National Banks, if correctly operated, can generate productive credit generation for our long-term interest in developing our physical and human economy rather than the financial bubbles of the financial blackmailers. Unfortunately, such a positive system has rarely existed and when it existed it was shot down by the money-traders Roosevelt wanted to chase from the temple of the Republic.
As we have demonstrated, the severe mental dissociation called “monetarism” is the essence of (financial) fascism. Criminal financial and banking syndicates “print” and “create” money. If that money is not “domesticated” and used as an instrument for increasing the creative powers of mankind and nature, everything cannot, but go wrong.
Willing to “convert”, at all cost, including by the destruction of mankind and his creative powers, a nominal “value” that only exists as an agreement among men, into a form of “real” physical wealth, was the very essence of the Nazi war machine.
In order to save the outstanding debts of the UK and France to the US weapon industry owned by JP Morgan and consorts, Germany had to be forced to pay. When it turned out that was impossible, Anglo-French-American banking interests set up the “Bank for International Settlements”.
The BIS, under London’s and Wall Street’s direct supervision, allowed Hitler to obtain the Swiss currency he required to go shopping worldwide for his war machine, a war machine considered potentially useful as long as it was set to march East, towards Moscow. As a collateral for getting cash from the BIS, the German central bank would deposit as collateral tons of gold, stolen from countries it invaded (Austria, Netherlands, Belgium, Luxembourg, Czechoslovakia, Poland, Albania, etc.). The dental gold of the Jews, the communists, the homosexuals and the Gypsies being exterminated in the concentration camps, was deposited on a secret account of the Reichsbank to finance the SS.
The Bank of England’s and Hitler’s finance minister Hjalmar Schacht, who escaped the gallows of the Nuremberg trials thanks to his international protections, was undoubtedly the best pupil ever of Jacob Fugger the Rich, not the father of German or “modern” banking, but the father of financial fascism, inherited from Rome, Venice and Genoa. Never again.
Summary biography
- Steinmetz, Greg, The Richest Man Who Ever Lived, The Life and Times of Jacob Fugger, Simon and Shuster, 2016 ;
- Cohn, Henry J., Did Bribes Induce the German Electors to Choose Charles V as Emperor in 1519?
- Herre, Franz, The Age of the Fuggers, Augsbourg, 1985 ;
- Montenegro, Giovanna, German Conquistadors in Venezuela: The Welsers’ Colony, Racialized Capitalism, and Cultural Memory,
- Ehrenberg, Richard, Capital et finance à l’âge de la Renaissance : A Study of the Fuggers, and Their Connections, 1923,
- Roth, Julia, The First Global Players’ : Les Welser d’Augsbourg dans le commerce de l’esclavage et la culture de la mémoire de la ville, 2023
- Häberlein, Mark, Connected Histories : South German Merchants and Portuguese Expansion in the Sixteenth Century, RiMe, décembre 2021 ;
- Konrad, Sabine, Case Study : Spain Defaults on State Bonds, How the Fugger fared the Financial Crisis of 1557, Université de Francfort, 2021,
- Sanchez, Jean-Noël, Un projet colonial des Fugger (1530-1531) ;
- Lang, Stefan, Problems of a Credit Colony : the Welser in Sixteenth Century Venezuela, juin 2015 ;
- Graulau, Jeannette, Finance, Industry and Globalization in the Early Modern Period : the Example of the Metallic Business of the House of Fugger, 2003 ;
- Gallagher, Paul, How Venice Rigged The First, and Worst, Global Financial Collapse, Fidelio, hiver 1995
- Hale, John, La civilisation de l’Europe à la Renaissance, Perrin, 1993 ;
- Vereycken, Karel, Renaissance Studies, index.
Jacob Fugger « le riche », père du fascisme financier
Par Karel Vereycken, septembre 2024.
Pourquoi une enquête sur les Fuggers?
En 1999, un Bill Clinton niais, devant un parterre de banquiers américains hilares, abroge le fameux Glass-Steagall Act ; cette loi adoptée par Franklin Roosevelt pour sortir le monde de la dépression économique par une séparation stricte entre les banques d’affaires (spéculatives) et les banques « normales » chargées de fournir du crédit à l’économie réel
D’une façon orwellienne, la loi de 1999 scellant cette abrogation s’appelle la loi Gramm-Leach-Bliley « de modernisations des services financiers ». Or, comme vous allez le découvrir dans cet article, cette loi, qui a ouvert toutes grandes les portes à une mondialisation financière prédatrice et criminelle, n’a fait que rétablir des pratiques féodales qu’on avait su repousser à l’aube des temps modernes.
En France, le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) appela explicitement à « l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie », une revendication reprise, en partie, au 9e alinéa du préambule de la Constitution de 1946 pour qui, « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Sont créés alors, après SNCF en 1938, Électricité et Gaz de France (1946).
Dans ce sens, la « modernisation » urgentissime de la finance pour laquelle nous nous battons, entend faire renaître non seulement un pôle de banques publiques, mais des banques nationales souveraines sous contrôle des États, chacune au service de son pays mais œuvrant d’un commun accord avec d’autres dans le monde pour investir dans l’équipement de l’homme et de la nature au plus grand bénéfice de tous. Il s’agit, par la création d’un système de crédit productif et de marchés organisés, de sortir de l’enfer d’un système de chantage « monétariste ».
Affirmer aujourd’hui qu’un cartel international de faux-monnayeurs cherche à prendre le contrôle des sociétés démocratiques, à se livrer au pillage colonial, à créer des dissensions fratricides et les conditions d’une nouvelle guerre mondiale, sera immédiatement qualifié de complotisme, de Poutinophilie ou d’anti-sémitisme dissimulé, ou les trois à la fois.
Pourtant, les faits historiques de l’ascension et de la chute des familles allemandes Fugger et Welser (qui, soit dit en passant, n’étaient pas juives mais d’ardents catholiques), démontrent amplement que c’est précisément ce qui s’est passé au début du XVIe siècle, véritable poignard dans le dos de la Renaissance. A nous de « moderniser » la finance pour que plus jamais une telle situation ne se représente !
Corruption et élections
Au « bon » vieux temps de l’Empire romain, tout était tellement plus simple ! Déjà à Athènes, mais à plus grande échelle à Rome, la corruption électorale est une pratique rodée. À la fin de la République romaine, des « lobbies » puissants coordonnent des systèmes de corruption et d’extorsion. On dit même que les emprunts à grande échelle destinés à financer les pots-de-vin ont créé l’instabilité financière qui a conduit à la guerre civile de 49-45 av. JC. Les généraux romains, une fois qu’ils avaient ravagé et pillé une colonie lointaine et transformé en espèces sonnantes et trébuchantes leur butin, achetaient directement les voix des sénateurs, toujours utiles pour élire tel ou tel empereur ou légitimer un tyran après son énième coup d’État. A Rome, les « élections » deviendront une telle farce obscène qu’elles furent éliminées. « Une bénédiction du ciel », se réjouit l’homme d’État Quintus Aurelius Symmachus, heureux que « l’affreux bulletin de vote, la répartition des places au spectacle entre copains, la course vénale, tout cela n’existe plus ! ».
Le « Saint-Empire romain germanique »
Faire revivre un système impérial aussi dégénéré et corrompu n’était donc pas forcément une idée brillante, à part pour les lobbies corrupteurs. Le 25 décembre 800, le pape Léon III a couronné Charlemagne « Empereur romain », faisant revivre le titre en Europe occidentale plus de trois siècles après l’effondrement de l’ancien Empire romain d’Occident en 476.
En 962, Otton Ier est couronné empereur par le pape Jean XII. Il se présente comme le successeur de Charlemagne et inaugure l’existence continue de l’Empire pendant plus de huit siècles…
En théorie, les empereurs étaient considérés comme les « premiers parmi leurs pairs », les monarques catholiques d’Europe. Mais, tout comme le vote du Sénat romain était nécessaire pour « élire » un empereur romain, au Moyen Âge, dans la pratique, un petit groupe de « Princes-électeurs », principalement allemands, s’arroge le privilège d’élire le « Roi des Romains ». Une fois élu à ce titre, ce roi est ensuite couronné « Empereur » par le pape.
Le statut d’Électeur jouit d’un grand prestige et est considéré comme juste inférieur à celui de l’empereur, des rois et des plus grands ducs. Les Électeurs bénéficient de privilèges exclusifs qui ne sont pas partagés avec les autres princes de l’Empire, et ils continuent à porter leur titre d’origine en même temps que celui d’Électeur.
En 1356, la « Bulle d’or », un décret portant un sceau d’or émis par la Diète impériale de Nuremberg et de Metz dirigée par l’empereur de l’époque, Charles IV, fixe les règles et les protocoles du système de pouvoir impérial. Tout en limitant quelque peu leur pouvoir, la Bulle d’or accorde aux Grands Électeurs le « Privilegium de non appellando » (privilège de non-appel), empêchant leurs sujets de faire appel à une juridiction impériale supérieure et transforme leurs tribunaux territoriaux en juridictions de dernier ressort.
Cependant, imposer partout une telle superstructure n’est pas mince affaire. Avec Jacques Cœur, Yolande d’Aragon et Louis XI, la France s’affirme de plus en plus comme un État-nation souverain et anti-impérial.
C’est ainsi que le Saint-Empire romain, par un décret adopté à la Diète de Cologne en 1512, devient le « Saint Empire romain germanique », nom utilisé pour la première fois dans un document de 1474. L’adoption de ce nouveau nom coïncide avec la perte des territoires impériaux en Italie et en Bourgogne au sud et à l’ouest à la fin du XVe siècle, tout en visant à souligner la nouvelle importance des États impériaux allemands dans la direction de l’Empire. Napoléon est supposé avoir déclaré que le terme « Saint-Empire romain germanique » était trois fois erroné. Car il était trop débauché pour être saint, trop allemand pour être romain et trop faible pour être un empire.
Vu l’objet de cet article, nous ne nous étendrons pas sur ce vaste sujet. Il convient néanmoins de noter que la propagande du parti nazi, dès 1923, désignait le « Saint-Empire romain de la nation germanique » comme le « premier » Reich (Reich signifiant empire), l’Empire allemand comme le « deuxième » Reich et ce qui allait devenir l’Allemagne nazie comme le « troisième » Reich.
Adolphe Hitler, fier de l’héritage des Fugger, voulait faire d’Augsbourg la « cité des marchands allemands » et transformer la grande résidence des Fugger en « musée du commerce ». Pour briser le morale du führer, le bâtiment fut sévèrement bombardé en février 1942.
Les Princes électeurs
Au XVIe siècle, le Saint-Empire romain germanique se compose d’une myriade de quelque 1800 entités semi-indépendantes réparties en Europe centrale et en Italie du Nord. En clin d’œil à l’ancienne tradition germanique d’élection des rois, les empereurs médiévaux de ce patchwork tentaculaire de territoires disparates sont élus.
A partir de la Bulle d’or de 1356, l’empereur est élu à Francfort (futur siège de la Banque centrale européenne) par un « collège électoral » composé de sept « Princes-électeurs » (en allemand Kurfürst) :
- l’archevêque de Mayence, archichancelier d’Allemagne ;
- l’archevêque de Trêves, archichancelier de Gallia (France) ;
- l’archevêque de Cologne, archichancelier d’Italie ;
- le duc de Saxe ;
- le comte palatin du Rhin ;
- le margrave de Brandebourg ;
- le roi de Bohême.
Bien entendu, pour obtenir le vote de ces messieurs, les aspirants formulent des engagements oraux et écrits, et surtout, aussi bien sur que sous la table, offrent des privilèges, du pouvoir, de l’argent et bien d’autres choses encore.
Ainsi, la tâche la plus difficile pour tout candidat en herbe consiste à réunir les fonds nécessaires à l’achat des votes. En conséquence, l’existence et la survie même du Saint-Empire romain germanique est aux mains d’une oligarchie financière de riches familles de banquiers marchands.
Tout comme une poignée de banques géantes contrôlent aujourd’hui les nations occidentales en leur achetant leurs émissions de bons du Trésor indispensables au refinancement des intérêts de leurs dettes, les banquiers du début du XVIe siècle, se constituant en oligopole, s’imposent comme « trop grands pour faire faillite », et par conséquent, « trop grands pour aller en prison ».
Le rôle néfaste des Bardi, Peruzzi et autres banquiers Médicis, qui, en ruinant les agriculteurs européens, avaient plongé l’Europe dans une grande famine invitant la « Peste Noire » à décimer entre 30 et 50 % de la population européenne, est un fait historique bien documenté, notamment par mon ami, l’analyste financier américain Paul Gallagher.
Fucker Advenit
Nous nous intéresserons ici aux activités de deux familles de banquiers allemands qui dominent le monde au début du XVIe siècle : les Fugger et les Welser d’Augsbourg (Bavière).
Contrairement aux Welser, une vieille famille patricienne dont nous parlerons à la fin, l’histoire de la réussite des Fugger commence en 1367, lorsque qu’un simple artisan, le « maître tisserand » Hans Fugger (1348-1409), quitte son village de Graben pour s’installer dans la « ville impériale libre » d’Augsbourg, à quatre heures de marche. Le registre des impôts d’Augsbourg indique « Fucker Advenit » (Fugger est arrivé). En 1385, Hans est élu à la direction de la guilde des tisserands, ce qui lui permet de siéger au Grand Conseil de la ville.
Augsbourg, comme les autres villes libres et impériales, n’est soumise à l’autorité d’aucun prince, mais seulement à celle de l’empereur. La ville est représentée à la Diète impériale, contrôle son propre commerce et ne permet que peu d’interférences extérieures.
Dans l’Allemagne de la Renaissance, peu de villes ont égalé l’énergie et l’effervescence d’Augsbourg. Les marchés débordent de tout, des œufs d’autruche aux crânes de saints. Les dames apportent des faucons à l’église. Des éleveurs hongrois conduisent du bétail dans les rues. Si l’empereur vient en ville, les chevaliers joutent sur les places. Si un meurtrier est arrêté le matin, il est pendu l’après-midi pour être vu de tous. La bière coule dans les bains publics aussi librement que dans les tavernes. La ville ne se contente pas d’autoriser la prostitution, elle entretient les maisons closes.
Au départ, le profil commercial des Fugger est fort traditionnel : on achète des tissus fabriqués par des tisserands locaux et on les vend lors de foires à Francfort, à Cologne et, au-delà des Alpes, à Venise.
Pour un tisserand comme Hans Fugger, c’était le « bon moment » pour venir à Augsbourg. Une innovation passionnante s’installe dans toute l’Europe : la futaine, un nouveau type de tissu qui tire peut-être son nom de la ville égyptienne de Fustat, près du Caire, qui fabriquait ce matériau avant que sa production ne s’étende à l’Italie, à l’Allemagne du Sud et à la France.
La futaine médiévale était un tissu robuste type toile ou sergé avec une trame de coton et une chaîne de lin, de soie ou de chanvre et dont l’un des côtés a subi un léger lainage. Plus légère que la laine, elle deviendra très demandée, notamment pour une nouvelle invention : les sous-vêtements. Alors que le lin et le chanvre pouvaient être cultivés presque partout, à la fin du Moyen Âge, le coton provient de la région méditerranéenne, de Syrie, d’Égypte, d’Anatolie et de Chypre, et entre en Europe par Venise.
De Jacob l’Ancien à « Fugger Brothers »
À Augsbourg, Hans a deux enfants : Jacob, connu sous le nom de « Jacob l’Ancien » (1398-1469) et Andreas Fugger (1394-1457). Les deux fils ont des stratégies d’investissement différentes et opposées. Alors qu’Andreas fait faillite, Jacob l’Ancien développe prudemment ses activités.
Après le décès de Jacob l’Ancien en 1469, son fils aîné Ulrich Fugger (1441-1510), avec l’aide de son frère cadet Georg Fugger (1453-1506), prend la direction de l’entreprise jusqu’à sa mort.
Petit à petit, les profits sont investis dans des activités nettement plus rentables : pierres précieuses, orfèvrerie, bijoux et reliques religieuses telles que les os des martyrs et les fragments de croix ; épices (sucre, sel, poivre, safran, cannelle, alun) ; plantes et herbes médicinales et surtout métaux et mines (or, argent, cuivre, étain, plomb, mercure) qui, comme collatéral, permettront l’expansion des émissions monétaires, tout en fournissant les matières premières stratégiques pour l’armement.
Les Fugger nouent alors d’étroites relations personnelles et professionnelles avec l’aristocratie. Ils se marient avec les familles les plus puissantes d’Europe – en particulier les Thurzo d’Autriche. Leurs activités s’étendent à toute l’Europe centrale et septentrionale, à l’Italie et à l’Espagne, avec des succursales à Nuremberg, Leipzig, Hambourg, Lübeck, Francfort, Mayence et Cologne, à Cracovie, Danzig, Breslau et Budapest, à Venise, Milan, Rome et Naples, à Anvers et Amsterdam, à Madrid, Séville et Lisbonne.
Jacob Fugger « le Riche »
En 1473, le plus jeune des trois frères, Jacob Fugger (ultérieurement connu comme « le Riche ») (1459-1525), âgé de 14 ans et destiné à l’origine à une carrière ecclésiastique, est envoyé à Venise, à l’époque « la ville la plus commerçante du monde. Il y est formé au commerce et à la comptabilité. Jeune, Jacob rappelle qu’il s’y est trouvé dormant « à côté de ses compatriotes sur un plancher couvert de paille dans le grenier ».
Jacob retourne à Augsbourg en 1486 avec une immense admiration pour Venise au point qu’il aimait se faire appeler « Jacobo » et ne lâche jamais son béret d’or vénitien. Plus tard, avec un certain sens de l’ironie, il appelle la comptabilité apprise à Venise « l’art de l’enrichissement ».
L’humaniste Érasme de Rotterdam semble avoir voulu lui répondre dans son Colloque « L’ami du mensonge et l’ami de la vérité ».
Le banquier et sa femme
L’ami d’Érasme à Anvers, le peintre flamand Quinten Matsys, a peint en 1515 un panneau intitulé « Le banquier et sa femme », véritable réponse culturelle des humanistes aux Fugger.
Tandis que le banquier, qui a accroché son chapelet au mur derrière lui, vérifie si le poids du métal des pièces correspond à leur valeur nominale, sa femme, qui tourne les pages d’un livre d’heures religieux, jette un regard triste sur les obsessions cupides de son mari visiblement malheureux. L’inscription sur le cadre a disparu.
Elle se lisait ainsi : « Stature justa et aequa sint podere » ( « que la balance soit juste et les poids égaux », phrase tirée de la Bible, Lévitique, XIX, 35).
Le peintre interpelle une finance sans foi ni loi et semble leur dire : « Qu’est-ce qui vous fera entrer au paradis : le poids de votre or ou le poids de vos bonnes actions ? »
L’importance de l’information
A Venise, Jacob a assimilé les méthodes vénitiennes (de l’Empire romain) pour réussir :
- organiser un service de renseignement privé ;
- imposer un monopole sur les produits stratégiques ;
- alternance entre la corruption intelligente et le chantage ;
- pousser le monde au bord de la faillite pour se rendre indispensable.
Jacob Fugger reconnaît l’importance de l’information. Pour réussir, il doit être informé de ce qui se passe dans les ports maritimes et les centres de commerce. Désireux d’obtenir tous les avantages possibles en affaires, Fugger met en place un système de courrier privé destiné à lui transmettre exclusivement les nouvelles, telles que les « décès et les résultats des batailles », afin qu’il les ait avant tout le monde, surtout avant l’empereur.
Jacob Fugger finance tout projet, personne ou opération, correspondant à son objectif à long terme. Mais toujours à des conditions sévères fixées par lui et toujours pour s’imposer aux autres. Le principe en vigueur était le « do ut des », en d’autres termes, « je donne, je peux recevoir ».
En échange de tout prêt, des garanties et des hypothèques étaient exigées : des productions de métaux, des concessions minières, des entrées financières des États, des privilèges commerciaux et sociaux, des exemptions fiscales et douanières et de hautes fonctions pour les proches de Fugger dans la vie des Etats. Et avec la hausse des sommes avancées, la hausse des contreparties exigées par Fugger.
Si le capitalisme « moderne » est la dictature de monopoles privés au détriment d’une libre concurrence non-faussé, c’est sûr qu’il en est le fondateur.
La chose la plus importante qu’il ait apprise à Venise ? Être toujours prêt à sacrifier des gains financiers à court terme et même à offrir des profits financiers à ses victimes pour démontrer sa solvabilité et assurer son contrôle politique à long terme. En l’absence de banques nationales ou de banques publiques, les papes, les princes, les ducs et les empereurs dépendent fortement, voire entièrement, d’un oligopole de banquiers privés.
Lorsqu’un empereur autrichien, dont il est le banquier, envisage de lever un impôt universel, Fugger sabote le projet car cela réduisait sa dépendance des banquiers !
Un ambassadeur vénitien, découvrant que Jacob avait appris son métier à Venise, confesse:
« Si Augsbourg est la fille de Venise, alors la fille a surpassé sa mère »
Anvers et Venise
Les trois Fugger sont bien conscients du rôle clé de Venise et d’Anvers pour le commerce du cuivre, Augsbourg se trouvant, avec Nuremberg, au beau milieu du corridor commercial les reliant. (voir carte)
Anvers
L’année 1503 marque le début des activités portugaises de la maison Fugger à Anvers et, en 1508, les Portugais font d’Anvers la maison de base du commerce colonial.
En 1515, Anvers se dote de la première bourse de commerce d’Europe qui servira de modèle pour Londres (1571) et Amsterdam (1611).
On y négocie le cuivre, le poivre et les dettes. L’achat d’une cargaison de poivre se réglait pour les ¾ en or, pour ¼ en cuivre. Venise d’abord, Portugal et Espagne par la suite, dépendent de Fugger pour l’argent (métal) et le cuivre.
Venise
La firme exporte du cuivre et de l’argent du Tyrol vers Venise, et importe par Venise des produits de luxe, des textiles fins, du coton et, surtout, des épices indiennes et orientales. Après de grands efforts, c’est le 30 novembre 1489 que le Conseil d’État de Venise confirme aux Fugger la possession permanente de leur chambre au Fondaco dei Tedeschi (Maison des Allemands), l’entrepôt des marchands allemands de poivre sur le Grand Canal, pour l’entretien et la décoration duquel Fugger a dépensé des sommes importantes.
Au début du XVIe siècle, les marchands de Nuremberg partagent avec ceux d’Augsbourg, le monopole de ce qui constitue le plus important comptoir commercial germanique. Au cours des repas pris en commun que le règlement leur impose, ils président alors officiellement la table réunissant leurs confrères de Cologne, de Bâle, de Strasbourg, de Francfort et de Lübeck.
Des familles de commerçants bien connues font du commerce dans la Fondaco dei Tedeschi dont les Imhoff, Koler, Kreß, Mendel et Paumgartner de Nuremberg, et les Fugger et Höchstetter de Augsbourg. Les marchands importent principalement des épices de Venise : safran, poivre, gingembre, muscade, clous de girofle, cannelle et sucre.
La bourse de Nuremberg sert de lien commercial entre l’Italie et d’autres centres économiques européens. Des aliments connus et appréciés dans la région méditerranéenne, tels que l’huile d’olive, les amandes, les figues, les citrons et les oranges, les confitures et des vins trouvent leur chemin de la mer Adriatique à Nuremberg.
A cela s’ajoutent d’autres produits de valeur tels que les coraux, les perles, les pierres précieuses, les produits de la verrerie de Murano et de l’industrie textile, comme les tissus de soie, draps de coton et de damas, velours, brocart, fil d’or, camelot et bocassin. Du papier et des livres complètent la liste.
Au cours des années suivantes, la firme « Ulrich Fugger et frères » traite des lettres de change vénitiennes avec la société Blum de Francfort et les sources mentionnent fréquemment la succursale de la société sur le Rialto comme un débouché pour le cuivre et l’argent, un centre pour l’achat de produits de luxe et une station de compensation pour les transferts à la curie romaine.
Le basculement du monde
En 1498, six ans après le voyage de Christophe Colomb vers l’Amérique, Vasco de Gama (1460-1524) fut le premier Européen à trouver la route de l’Inde en contournant l’Afrique. Il put ainsi fonder Calicut, le premier comptoir portugais en Inde. L’ouverture de la route maritime vers les Indes orientales par les Portugais prive alors les routes commerciales de la Méditerranée, et donc de l’Allemagne du Sud, d’une grande partie de leur importance. Géographiquement, c’est l’Espagne, le Portugal et les Pays-Bas qui prennent l’avantage.
Jacob Fugger, toujours au courant de tout avant tout le monde, décide alors de relocaliser son marché colonial de Venise vers Lisbonne et Anvers. Il profite de l’occasion pour ouvrir de nouveaux marchés tels que l’Angleterre, sans pour autant délaisser ses marchés tels que l’Italie. Il participe au commerce des épices et ouvre une factorerie à Lisbonne en 1503.
Il reçoit l’autorisation de faire transiter par Lisbonne le poivre, d’autres épices et des produits de luxe tels que les perles et les pierres précieuses.
Avec d’autres maisons de commerce d’Allemagne et d’Italie, Fugger contribue à une flotte de 22 navires portugais dirigée par le portugais Francisco de Almeida (1450-1510), qui se rend en Inde en 1505 et en revient en 1506. Bien qu’un tiers des marchandises importées doive être cédé au roi du Portugal, l’opération reste rentable. Obnubilé par les gains énormes de l’expédition, le roi du Portugal, pour pleinement pouvoir en profiter, fait du commerce des épices un monopole royal excluant toute participation étrangère. Cependant, les Portugais restent dépendant du cuivre livré par Fugger, un produit d’exportation essentiel pour le commerce avec l’Inde.
Fugger, ruses et astuces
1. Renfloue-moi, chérie
En 1494, les frères Fugger fondent une entreprise commerciale avec un capital de 54 385 florins, somme qui sera doublée deux ans plus tard lorsque Jacob persuade, en 1496, le cardinal Melchior von Meckau (1440-1509), prince-évêque de Brixen (aujourd’hui Bressanone dans le Tyrol italien), de rejoindre l’entreprise en tant qu’« associé silencieux » dans le cadre de l’expansion des activités minières en Haute-Hongrie. Dans le plus grand secret et à l’insu de son chapitre ecclésiastique, le prince-évêque place 150 000 florins dans la société Fugger en échange d’un dividende annuel de 5 %. Si de telles « transactions discrètes » étaient tout à fait habituelles chez les Médicis, profiter de taux d’intérêts reste un péché pour l’Eglise.
Lorsque le prince-évêque meurt à Rome en 1509, cet investissement est découvert. Le pape, l’évêché de Brixen et la famille de Meckau, qui revendiquent tous l’héritage, exigent alors le remboursement immédiat de la somme, ce qui aurait entraîné l’insolvabilité de Jacob Fugger.
C’est cette situation qui incite l’empereur Maximilien Ier à intervenir et à aider son banquier. Fugger lui trouve la formule. À condition d’aider le pape Jules II dans une petite guerre contre la République de Venise, le monarque des Habsbourg est reconnu comme l’héritier légitime du cardinal Melchior von Meckau. L’héritage peut désormais être réglé par l’amortissement des dettes en cours. Fugger doit également livrer des bijoux en guise de dédommagement au pape. En échange de son soutien, Maximilien Ier exige toutefois un appui financier soutenu pour ses campagnes militaires et politiques en cours. Une façon de dire aux Fugger : « Je vous sauve aujourd’hui mais je compte sur vous pour me sauver demain… ».
2. Achète-moi un pape et le Vatican, chérie
En 1503, Jacob Fugger donne 4000 ducats (5600 florins) pour graisser la patte des cardinaux afin de faire élire « le pape guerrier » Jules II, ennemi des humanistes.
Une fois élu, pour sa protection, Jules II réclame 200 mercenaires suisses. En septembre 1505, le premier contingent de gardes suisses se met en route pour Rome. À pied et dans les rigueurs de l’hiver, ils marchent vers le sud, franchissent le col du Saint-Gothard et reçoivent leur solde du banquier… Jacob Fugger.
Jules II montre sa gratitude en confiant à Fugger la frappe de la monnaie papale. Entre 1508 et 1524, les Fugger occupent à Rome l’hôtel des monnaies, la Zecca, et fabriquent 66 types de pièces pour quatre papes différents.
3. Les affaires d’abord, chérie
En 1509, Venise est attaquée par les armées de la Ligue de Cambrai, une alliance de puissantes forces européennes qui décide de briser le monopole de Venise sur le commerce européen.
Le conflit désorganise les échanges terrestres et maritimes des Fugger. Les prêts accordés par les Fugger à Maximilien (membre de la Ligue de Cambrai) sont garantis par le cuivre du Tyrol exporté via Venise… Les Fuggers se rangent du côté de Venise sans se brouiller avec un Maximilien bien content.
4. Achète-moi un tueur à gages, chérie
Fugger a des rivaux qui le détestent. Parmi eux, les frères Gossembrot. Sigmund Gossembrot est le maire d’Augsbourg. Son frère et associé en affaires George, est le secrétaire au trésor de Maximilien. Ils souhaitent que les revenus des mines soient investis dans l’économie réelle et conseillent à l’empereur de rompre avec les Fugger. Les deux frères moururent en 1502 après avoir mangé du boudin noir. Le grand historien des Fugger, Gotried von Pölnitz, qui a passé plus de temps que quiconque dans les archives, s’est demandé si les Fugger avaient ordonné cet assassinat. Disons qu’une absence de preuve n’est pas une preuve d’absence.
5. Ta belle mine est mienne, chérie
La période comprise entre 1480 et 1560 a été le siècle de la révolution métallurgique. L’or, l’argent et le cuivre peuvent désormais être séparés de manière économique. La demande de mercure nécessaire au processus augmente rapidement.
Jacob, conscient des gains financiers potentiels qu’il offre, passa du commerce des textiles à celui des épices, puis à l’exploitation minière. Il se rend donc à Innsbruck, dans l’actuelle Autriche, où les mines appartiennent à Sigismond, archiduc d’Autriche (1427-1496), membre de la famille Habsbourg et cousin de l’empereur Frédéric.
La bonne nouvelle pour Jacob Fugger, c’est que Sigismond est très dépensier. Non pas pour ses sujets mais pour se divertir. Lors d’une fête somptueuse on voit sortir un nain d’un gâteau pour lutter contre un géant. Résultat, Sigismond est constamment obligé de s’endetter. Lorsque l’argent manque, Sigismond vend la production de sa mine d’argent à des prix cassés à un groupe de banquiers. Par exemple à la famille de banquiers génois Antonio de Cavallis.
Pour entrer dans le jeu, Fugger prête à l’archiduc 3000 florins et reçoit 1000 livres d’argent métal à 8 florins la livre, qu’il revend plus tard à 12. Une somme dérisoire comparée à celles prêtées par d’autres, mais ouvrant ses relations avec Sigismond et surtout avec la dynastie naissante des Habsbourg.
En 1487, après une escarmouche militaire avec Venise, plus puissante, pour le contrôle des mines d’argent du Tyrol, l’irresponsabilité financière de Sigismond le rend persona non grata auprès des grands banquiers. Désespéré, il se tourne alors vers Fugger. Ce dernier mobilise la fortune familiale pour réunir l’argent que réclame le monarque. Une situation idéale pour le banquier. Bien entendu, il s’agit d’un prêt garanti et assorti de conditions très strictes. Sigismond ne peut pas le rembourser avec de l’argent métal de ses mines et il doit céder à Fugger le contrôle de son trésor public. Si Sigismond le rembourse, Fugger repart avec une fortune. Mais, compte tenu des antécédents de Sigismond, la chance qu’il rembourse est nulle. Ignorant les conditions du prêt, la plupart des autres banquiers sont convaincus que Fugger fera faillite. Et en effet, Sigismond a fait défaut, exactement comme Fugger… l’avait prévu. Cependant, comme stipule le contrat, Fugger s’empare de « la mère de toutes les mines d’argent », celle du Tyrol. En avançant un peu d’argent comptant, il met la main sur une mine d’argent.
6. Achète mes « obligations Fugger », chérie
Le fonctionnement de la banque Fugger est « moderne » : Fugger prête à l’Empereur (ou à un autre client) et refinance le prêt sur le marché (à des taux d’intérêt plus bas) en vendant des « obligations Fugger » à d’autres investisseurs. Les obligations Fugger étaient des investissements très recherchés car les Fugger sont considérés comme « débiteurs sûrs ». Ainsi, les Fugger ont utilisé leur solvabilité supérieure sur le marché pour garantir le financement de leurs clients dont la solidité n’était pas aussi bien notée. Tant que l’Empereur et les autres clients honorent leurs engagements, les Fugger font un profit sur la différence d’intérêt entre les prêts accordés à taux élevé et l’argent levé à taux bas. Moderne, non ?
7. Achète-moi un empereur, chérie
Sigismond est bientôt éclipsé par le fils de l’Empereur Frédéric III, Maximilien d’Autriche (1459-1519), qui s’est arrangé pour prendre le pouvoir si Sigismond ne rembourse pas l’argent qu’il lui devait. (Fugger aurait pu prêter à Sigismond l’argent nécessaire pour le maintenir au pouvoir, mais il préfère que Maximilien occupe ce poste).
Maximilien est élu « Roi des Romains » en 1486 et régne en tant qu’empereur du Saint-Empire romain germanique de 1508 jusqu’à sa mort en 1519. Jacob Fugger a soutenu Maximilien Ier de Habsbourg lors de son accession au trône en versant 800 000 florins pour soudoyer les grands Électeurs. Cette fois, Fugger, en tant que caution, ne réclame pas de l’argent, mais des terres. C’est ainsi qu’il acquiert les comtés de Kirchberg et de Weissenhorn auprès de Maximilien Ier en 1507. En 1514, l’empereur le nomme comte.
Sans surprise, les conquêtes militaires de Maximilien coïncident avec les projets d’expansion minière de Jacob. Fugger achète de précieuses terres avec les bénéfices qu’il tire des mines d’argent obtenues de Sigismond et finance ensuite l’armée de Maximilien pour reprendre Vienne en 1490. L’empereur s’empare également de la Hongrie, une région riche en cuivre.
Une « ceinture du cuivre » s’étend tout le long des Carpates comprenant la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie. Fugger modernise les mines du pays grâce à l’introduction de l’énergie hydraulique et de galeries.
L’objectif de Jacob est d’établir un monopole sur le cuivre, matière première stratégique. Avec l’étain, le cuivre entre dans la fabrication du bronze, métal stratégique pour la production de l’armement.
Fugger ouvre des fonderies à Hohenkirchen et dans une usine fortifiée située à Villach, en Carinthie, la Fuggerau (aujourd’hui en Autriche), qui est en même temps un arsenal où l’on fond des canons, où l’on fabrique des mousquets et des arquebuses.
8. Vend des indulgences, chérie
En 1514, le poste d’archevêque de Mayence se libère. Comme nous l’avons vu, il s’agit du poste le plus puissant d’Allemagne, à l’exception de celui de l’Empereur. De tels postes requièrent des rétributions. Albrecht de Brandebourg (1490-1545), dont la famille, les Hohenzollern, régnait sur une grande partie du pays, voulait le poste. Albrecht est déjà un homme puissant : il occupe plusieurs autres fonctions ecclésiastiques. Mais même lui n’a pas les moyens de payer des honoraires aussi élevés. Il emprunte donc la somme nécessaire aux Fugger, moyennant un intérêt, que la convention de l’époque qualifie d’honoraire pour « peine, danger et dépense ».
Le pape Léon X, après avoir dilapidé le trésor papal pour son couronnement et organisé des fêtes où des prostituées s’occupaient des cardinaux, demande 34 000 florins pour accorder le titre à Albrecht – ce qui équivaut à peu près à 4,8 millions de dollars d’aujourd’hui – et Fugger dépose l’argent directement sur le compte personnel du pape.
Reste maintenant à rembourser les Fugger. Albrecht a un plan. Il obtient du pape Léon X le droit d’administrer les « indulgences du jubilé » récemment annoncées. Les indulgences étaient des contrats vendus par l’Église pour pardonner les péchés, permettant aux croyants d’acheter leur sortie du purgatoire et leur entrée au paradis.
Mais pour « tondre les moutons », comme pour toute bonne escroquerie, il fallait une « couverture » ou un « narratif ». Le motif à invoquer, concocté par Jules II, était crédible : il affirmait que la basilique Saint-Pierre avait besoin d’une rénovation urgente et coûteuse.
Chargé de la vente, un « colporteur d’indulgences », le dominicain Johann Tetzel, « portait des bibles, des croix et une grande boîte en bois avec […] une image de Satan sur le dessus », et disait aux fidèles que ses indulgences « annulaient tous les péchés ». Il propose même un « barème progressif », les riches payant 25 florins et les travailleurs ordinaires un seul. Tetzel aurait dit : « lorsque l’argent s’entrechoque dans la boîte, l’âme saute du purgatoire ».
Sur le terrain, dans chaque église, des commis des Fugger assistent directement à la collecte de l’argent dont la moitié allait au pape et l’autre à Fugger. Fugger obtient du même coup le monopole des transferts de l’argent obtenu par la vente des indulgences entre l’Allemagne et Rome.
Si l’archevêque est à la merci des Fugger, le pape Léon X l’est tout autant, car, pour rembourser sa dette, il collecte de l’argent par des « simonies », c’est-à-dire qu’il vend de hautes fonctions ecclésiastiques aux princes. Entre 1495 et 1520, 88 des 110 évêques d’Allemagne, de Hongrie, de Pologne et de Scandinavie ont été nommés par Rome en échange de transferts d’argent centralisés par Fugger. C’est comme cela que Fugger devient « le banquier de Dieu, le principal financier de Rome ».
9. Achète-moi Luther, chérie
Depuis le IIIe siècle, l’Église catholique affirme que Dieu peut se montrer indulgent et accorder une rémission totale ou partielle de la peine encourue suite au pardon d’un péché. Cependant, l’indulgence obtenue en contrepartie d’un acte de piété (pèlerinage, prière, mortification, don), notamment dans le but de raccourcir le passage par le purgatoire d’un défunt, au cours du temps s’est transformée en un commerce lucratif. Urbain II s’en servira pour recruter des croyants à la première croisade.
Au XVIe siècle, c’est ce trafic des indulgences qui créera de graves troubles et un tumulte au sein de l’Église. Pratique qualifiée par Erasme de superstition dans son Éloge de la folie, la dénonciation du commerce des indulgences est le sujet même des quatre-vingt-quinze arguments de Luther, dont la thèse conduira l’Église à la division et à la Réforme protestante.
Refusant de se rendre à Rome pour répondre aux accusations d’hérésie et de mise en cause de l’autorité du Pape, Luther accepte de se présenter en 1518 à Augsbourg au légat du pape, le cardinal Cajetan. Ce dernier exhorta Luther à se rétracter ou à revenir sur ses déclarations (« revoca ! »).
Alors que Luther avait dénoncé nommément Fugger pour son rôle central dans l’escroquerie des indulgences, il accepta d’être interrogé dans le bureau central de la banque qui organisait le crime qu’il dénonce !
Luther semble avoir été conscient que, accusations verbales à part, les Fugger allaient le protéger et le promouvoir afin de discréditer à un appel à la réforme beaucoup plus raisonnable émanant d’Érasme et de ses disciples à l’intérieur de l’Eglise. Alors qu’il aurait pu être arrêté et brûlé sur le bûcher comme certains le demandaient, Luther est venu, a refusé pendant trois jours de revenir sur ses déclarations et est reparti indemne.
10. Achète-moi de la pauvreté, chérie
Au XVIe siècle, les prix augmentent de façon constante dans toute l’Europe occidentale. A la fin du siècle, ils sont trois à quatre fois plus élevés qu’au début. Récemment, les historiens se sont montrés insatisfaits des explications monétaires de la hausse des prix au XVIe siècle. Ils se sont rendus compte que les prix dans de nombreux pays ont commencé à augmenter avant que la majeure partie de l’or et de l’argent du Nouveau Monde n’arrive en Espagne, et a fortiori ne la quitte, et que les flux monétaires qui leur sont associés n’ont que peu de rapport avec des mouvements de prix, y compris en Espagne.
En réalité, à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, la population européenne a recommencé à croître, après la longue période de contraction amorcée par la peste noire de 1348. L’accroissement de la population a entraîné une augmentation de la demande de nourriture, de boissons, de vêtements bon marché, d’abris, de bois de chauffage, etc. Les agriculteurs ont du mal à augmenter leur production : les prix des denrées alimentaires, la valeur des terres, les coûts industriels, tout augmente. Ces pressions sont aujourd’hui considérées comme une cause sous-jacente importante de cette inflation, même si peu de gens nieraient qu’elle a été exacerbée à certains moments par les gouvernements qui manipulent la monnaie, empruntent massivement et mènent des guerres.
« L’ère des Fuggers » est une ère où l’argent est investi dans l’argent et la spéculation financière. L’économie réelle est pillée par les impôts et les guerres. La dynamique créée par l’effondrement du niveau de vie, les impôts et l’inflation des prix pour la plupart des gens et la révélation publique de la corruption de l’Église et de l’aristocratie ouvrent la voie à des émeutes dans de nombreuses villes, à la Guerre des paysans, à une insurrection des tisserands, des artisans et même des mineurs. La « Révolte des Pays-Bas » et des siècles de guerres « religieuses » sanglantes ne prendront fin qu’avec l’« enterrement » de l’Empire par la paix de Westphalie en 1648.
11. Achète-moi des logements sociaux, chérie
L’initiative de Jacob Fugger, en 1516, de construire la Fuggerei, un projet de logement sociaux pour une centaine de familles de travailleurs à Augsbourg, plutôt unique dans son genre pour l’époque, s’avère trop peu et arrive trop tard. La Fuggerei a survécu en tant que monument en l’honneur des Fugger. Le loyer n’a pas changé, il est toujours d’un gulden rhénan par an (équivalent à 0,88 euros). Mais les locataires doivent prier trois fois par jour pour les Fugger et exercer un emploi à temps partiel. Les conditions pour y vivre restent les mêmes qu’il y a 500 ans : il faut avoir vécu au moins deux ans à Augsbourg, être de confession catholique et indigent sans dettes. Un précurseur des mesures Harz-4? Chaque jour, les cinq portes ferment à 22 heures.
12. Achète-moi des taux dignes d’intérêt, chérie
« Tu ne percevras pas d’intérêts ». En 1215, le pape Innocent III a explicitement confirmé l’interdiction de l’intérêt et de l’usure décrétée par la Bible. La phrase de Luc 6:35, « Prêtez et n’attendez rien en retour », est interprétée par l’Église comme une interdiction pure et simple de l’usure, définie comme la demande d’un quelconque intérêt. Même les comptes d’épargne étaient considérés comme un péché. Ce n’était pas le scénario idéal de Jacob Fugger.
Pour changer cette situation, Fugger embauche un théologien renommé, Johannes Eck (1494-1554) d’Ingolstadt, pour plaider sa cause. Fugger mène une véritable campagne de relations publiques, notamment en organisant des débats sur la question entre orateurs de son choix, et écrit une lettre passionnée au pape Léon X.
En conséquence, Léon X publie un décret proclamant que la perception d’intérêts n’est de l’usure que si le prêt était consenti « sans travail, coût ou risque » – ce qui n’a jamais été le cas pour aucun prêt.
Plus d’un millénaire après Aristote, le pape Léon X a constaté que le risque et le travail liés à la protection du capital faisaient du prêt d’argent une chose vivante. Tant qu’un prêt implique un travail, un coût ou un risque, il est en règle. Le tour est joué. Fugger persuade l’Église d’autoriser un taux d’intérêt de 5 % – et il réussit assez bien : la perception d’intérêts n’est pas autorisée, mais elle n’est pas punie non plus.
Ainsi, grâce à Léon X, Fugger peut désormais attirer des dépôts en offrant à ses clients un rendement de 5 %. Au niveau des prêts, selon le rapport du Conseil du Tyrol, alors que les autres banquiers prêtaient à un taux de 10 % à Maximilien, le taux appliqué par Fugger, justifié par « le risque » dépassait les 50 % !
Charles Quint, dans les années 1520, a dû emprunter à 18 % et même à 49 % entre 1553 et 1556. Entre-temps, les biens de Fugger, qui s’élèvent en 1511 à 196 791 florins, passent en 1527, deux ans après la mort de Jacob, à 2 021 202 florins, soit un bénéfice total de 1 824 411 florins, ou 927 % d’augmentation, ce qui représente, en moyenne, une augmentation annuelle de 54,5 %. Tout cela est aujourd’hui présenté, non pas comme de l’usure, mais comme une « grande avancée » anticipant les pratiques modernes de gestion de fortunes et d’actifs…
Fugger « a brisé les reins de la Ligue hanséatique » et « a sorti le commerce de son sommeil médiéval en persuadant le pape de lever l’interdiction de prêter de l’argent. Il a contribué à sauver la libre entreprise d’une mort prématurée en finançant l’armée qui a remporté la guerre des paysans allemands, le premier grand affrontement entre le capitalisme et le communisme », souligne Greg Steinmetz, historien et ancien correspondant du Wall Street Journal.
Comment Venise a créé le premier ghetto juif d’Europe
Bien entendu, les Vénitiens ont longtemps ignoré ces règles, préférant gagner de l’argent plutôt que de plaire à Dieu, comme en témoigne la devise « D’abord les Vénitiens, ensuite les Chrétiens ».
En 1382, les juifs sont autorisés à entrer à Venise. En 1385, la première « Condotta » a été accordée, un accord entre la République de Venise et les banquiers juifs, qui leur donnait la permission de s’installer à Venise pour prêter de l’argent avec intérêt. L’accord, d’une durée de dix ans, détaillait les règles que ces banquiers devaient respecter. Il fixait notamment la taxe annuelle élevée à payer, le nombre de banques autorisées à ouvrir et les taux d’intérêt qu’elles pouvaient appliquer.
En 1385, Venise a signé un autre accord avec les banquiers juifs qui vivaient à Mestre, situé sur la terre ferme en face des îles de Venise, afin qu’ils puissent accorder des prêts à des taux favorables aux quartiers les plus pauvres de la ville. Grâce à cet accord, la Sérénissime parvient à soulager la pauvreté de la population et, en même temps, si les gens se fâchent contre le Doge, à diriger l’hostilité des masses contre… les prêteurs juifs.
La Condotta de 1385 n’est pas renouvelée en 1394 sous prétexte que les Juifs ne respectent pas les règles imposées à leurs activités. Les banquiers juifs reçoivent l’autorisation de séjourner pendant une période de 15 jours par mois et ceux qui vivent à Mestre profitent de cette concession pour travailler à Venise. Mais pour être reconnus comme juifs, ils devaient déjà porter un cercle jaune sur leurs vêtements…
Pour faire court, Venise a résolu le « dilemme » en optant pour la ségrégation de masse. Le 20 mars 1516, l’un des membres du Conseil, après avoir violemment agressé verbalement les Juifs, demande qu’ils soient enfermés dans le « Ghetto », mot dialectal vénitien utilisé à l’époque pour désigner les fonderies du quartier. Le Doge et le Conseil approuvent cette solution. S’ils voulaient continuer à vivre à Venise, les Juifs devraient vivre ensemble dans une certaine zone, séparés du reste de la population. Le 29 mars, un décret crée le ghetto de Venise.
Vous pouvez lire ici l’histoire complète du ghetto de Venise.
13. Achète-moi un Empire austro-hongrois, chérie
Lorsque la Turquie envahit la Hongrie en 1514, Fugger s’inquiète vivement de la valeur de ses mines de cuivre hongroises, ses propriétés les plus rentables. Après l’échec des efforts diplomatiques, Fugger lance un ultimatum à Maximilien : soit il conclut un accord avec la Hongrie, soit Fugger renonce à d’autres prêts. La menace fonctionne.
Fidèle à la devise qui prétend expliquer l’origine de la prospérité de la famille de Habsbourg. « Bella gerant alii, tu, felix Austria, nube » (les autres font la guerre; toi, heureuse Autriche, tu fais des mariages), Maximilien négocie une alliance matrimoniale qui laisse la Hongrie aux mains des Habsbourg, ce qui conduit à redessiner la carte de l’Europe en créant la gigantesque poudrière politique connue sous le nom d’Empire austro-hongrois. Fugger avait besoin que les Habsbourg s’emparent de la Hongrie pour protéger ses possessions.
14. Achète-moi un deuxième empereur, chérie
Lorsque Maximilien Ier, empereur du Saint-Empire romain germanique, meurt en 1519, il doit à Jacob Fugger environ 350 000 florins. Pour éviter un défaut de paiement sur cet investissement, Fugger a réuni un cartel de banquiers afin de réunir tout l’argent de la corruption permettant au petit-fils de Maximilien, Charles Quint, d’acheter le trône.
Si un autre candidat avait été élu empereur, comme le roi de France François qui a soudainement tenté d’entrer en scène, et aurait certainement été réticent à payer les dettes de Maximilien à Fugger, ce dernier aurait sombré dans la faillite.
Cette situation rappelle le modus operandi de JP Morgan, après le krach bancaire américain de 1897 et la panique bancaire de 1907. Le « Napoléon de Wall Street », craignant la renaissance d’une véritable banque nationale dans la tradition d’Alexander Hamilton, réunit d’abord les fonds nécessaires pour renflouer ses concurrents défaillants, puis crée, en 1913, le système de la Réserve fédérale, un syndicat privé de banquiers chargé d’empêcher le gouvernement de s’immiscer dans leurs affaires lucratives.
Ainsi, Jacob Fugger, en liaison directe avec Marguerite d’Autriche, qui a adhéré au projet en raison de ses craintes pour la paix en Europe, a rassemblé de manière totalement centralisée l’argent pour chaque Électeur, profitant de l’occasion pour renforcer de manière spectaculaire ses positions monopolistiques, en particulier sur ses concurrents tels que les Welser et le port d’Anvers, en pleine expansion.
Selon l’historien français Jules Michelet (1798-1874), Jacob Fugger posa énergiquement trois conditions :
- « Les Garibaldi de Gênes, les Welser d’Allemagne et d’autres banquiers ne pouvaient participer à ce projet qu’en versant des acomptes à Fugger et ne pouvaient prêter de l’argent [à Charles] que par son intermédiaire ;
- « Fugger obtient des billets à ordre des villes d’Anvers et de Malines comme garantie, payés par les péages de Zélande ;
- « Fugger obtient de la ville d’Augsbourg qu’elle interdise de prêter aux Français. Il demande à Marguerite d’Autriche (la régente) d’interdire aux Anversois d’échanger de l’argent en Allemagne pour qui que ce soit ». (remettant de facto cette activité lucrative aux seuls banquiers d’Augsbourg…)
Comme nous l’avons déjà dit, les gens pensent à tort que Jacob « le Riche » était « très riche ». Bien sûr qu’il l’était : aujourd’hui, il est considéré comme l’une des personnes les plus riches de l’Histoire, avec une fortune de plus de 400 milliards de dollars (actuels), soit environ 2 % du PIB total de l’Europe à l’époque, plus de deux fois la fortune de Bill Gates.
Nous ne saurons jamais si cela est vrai ou non et quelle était sa richesse réelle. Mais si l’on examine le capital propre déclaré par les frères Fugger aux autorités fiscales d’Augsbourg, on s’aperçoit qu’il éclipse de loin les sommes colossales prêtées.
Selon l’historien Mark Häberlein, Jacob a anticipé les astuces modernes d’évasion fiscale en concluant un accord avec les autorités fiscales d’Augsbourg en 1516. En échange d’une somme forfaitaire annuelle, la véritable richesse de la famille… n’est pas divulguée. L’une des raisons en est bien sûr que, tout comme BlackRock aujourd’hui, Fugger était un « gestionnaire de fortune », promettant un retour sur investissement de 5 % tout en empochant lui-même 14,5 %… Les cardinaux et autres fortunes investissaient secrètement dans Fugger pour ses rendements juteux.
On peut donc dire que Fugger était très riche… de dettes. Et tout comme le FMI et une poignée de banques géantes aujourd’hui, en renflouant leurs clients avec de l’argent fictif, les Fugger ne faisaient rien d’autre que de se renflouer eux-mêmes et d’augmenter leur capacité à continuer de le faire. Pas de réforme structurelle sur la table, seulement une crise de liquidité ? Cela me rappelle quelque chose !
Le choix unanime de Charles Quint par les Électeurs a nécessité des pots-de-vin exorbitants, d’un montant de 851 585 florins, pour faciliter les choses. Jacob Fugger a versé 543 385 florins, soit environ les deux tiers de la somme, les Welser et quelques banquiers génois ont avancé le reste.
Il faudrait un gros livre ou un documentaire pour détailler l’ampleur des pots-de-vin payés pour l’élection impériale de Charles Quint.
Voici un extrait d’un compte rendu détaillé :
« Le cardinal Albert de Brandebourg, électeur de Mayence, a reçu 4 200 florins d’or pour sa participation à la Diète d’Augsbourg. En outre, Maximilien s’engagea à lui verser 30 000 florins, dès que les autres électeurs se seraient également engagés à donner leur voix au roi catholique (Charles Quint). Il s’agit d’une prime accordée au cardinal de Mayence pour avoir été le premier à s’engager ; à ce cadeau s’ajoutent une crédence en or et une tapisserie des Pays-Bas. L’électeur avide recevra également une pension viagère de 10 000 florins rhénans, payable annuellement à Leipzig au comptoir des banquiers Fugger, et garantie par [les rentrées d’argent des taxes prélevées sur le commerce maritime par] les villes d’Anvers et de Malines. Enfin, le roi catholique (Charles Quint) devait le protéger contre le ressentiment du roi de France et contre tout autre agresseur, tout en insistant pour que Rome lui accorde le titre et les prérogatives de ‘legate a latere’ en Allemagne, avec les avantages de la nomination ».
« Hermann V de Wied, archevêque-électeur de Cologne, avait reçu 20 000 florins en espèces pour lui-même et 9 000 florins à partager entre ses principaux officiers. On lui avait également promis une pension viagère de 6 000 florins, une pension viagère de 600 florins pour son frère, une pension perpétuelle de 500 florins pour son autre frère, le comte Jean, ainsi que d’autres pensions s’élevant à 700 florins, à répartir entre ses principaux officiers. »
« De son côté, Joachim Ier Nestor, électeur et margrave de Brandebourg (un autre Hohenzollern et frère d’Albert de Brandebourg), exige une compensation substantielle pour les avantages qu’il perd en abandonnant le roi de France.
Ce dernier lui avait promis une princesse de sang royal pour son fils et une forte somme d’argent. Joachim tient donc à remplacer Renée de France par la princesse Catherine, sœur de Charles, et réclame 8 000 florins pour lui-même et 600 pour ses conseillers. Et ce n’est pas tout. Il doit être payé en espèces le jour de l’élection : 70 000 florins à déduire de la dot de la princesse Catherine ; 50 000 florins pour l’élection ; 1 000 florins pour son chancelier et 500 florins pour son conseiller, le doyen Thomas Krul ».
C’est ainsi qu’il a véritablement gagné sa réputation de « père de toutes les cupidités ».
15. Achète-moi un monde sans régulation bancaire, chérie
En 1523, sous la pression d’une opinion publique de plus en plus remontée contre les maisons de commerce d’Augsbourg, au premier rang celles des Fugger, le bras fiscal du Conseil impérial de régence les met en accusation. Certains évoquent même l’idée de limiter le capital commercial des entreprises individuelles à 50 000 florins et le nombre de leurs succursales à trois. La mort pour Fugger.
Conscient qu’une telle réglementation le ruinerait, Jacob Fugger, pris de panique, écrit le 24 avril 1523 un court message à l’empereur Charles Quint, rappelant à sa Majesté sa dépendance à l’égard de la bonne santé des comptes bancaires de Fugger :
« Ce n’est d’ailleurs un secret pour personne que Votre Majesté Impériale n’aurait pas obtenu la couronne de Rome sans mon aide, comme je peux le prouver par des lettres écrites de leur propre main par tous les commissaires de Votre Majesté (…) Votre Majesté me doit encore 152 000 ducats, etc. »
Charles Quint se rend bien compte que la dette n’est pas l’objet du message. Il écrit immédiatement à son frère Ferdinand pour lui demander de prendre des mesures afin d’empêcher le procès anti-monopole. Les autorités fiscales impériales reçoivent l’ordre d’abandonner les poursuites. Pour Fugger et les autres grands marchands, l’orage est passé.
16. Achète-moi l’Espagne, chérie
Bien sûr, Charles Quint n’a pas un kopeck pour rembourser le prêt géant de Fugger qui l’avait fait élire ! Petit à petit, Fugger fait valider son droit de poursuivre l’exploitation des métaux – argent et cuivre – dans le Tyrol pour faire fructifier l’argent. Mais il en obtint davantage, d’abord en Espagne même et, tout à fait logiquement, dans les territoires nouvellement conquis par l’Espagne en Amérique.
17. Achète-moi l’Amérique, chérie
Tout d’abord, pour rembourser sa dette, Charles propose l’usufruit des principaux territoires des ordres de chevalerie espagnols, appelés Maestrazgos, pour lesquels les Fugger paient 135 000 ducats par an. Entre 1528 et 1537, le Maestrazgos est administré par les Welser d’Augsbourg et un groupe de marchands dirigé par le chef espagnol du service postal Maffeo de Taxis et le banquier génois Giovanni Battista Grimaldi. Mais après 1537, les Fugger reprennent le flambeau. Le contrat de bail est très intéressant pour deux raisons : d’une part, il permet aux preneurs à bail d’exporter les excédents de céréales de ces domaines et, d’autre part, il inclut les mines de mercure d’Alamadén, un élément crucial à la fois pour la production de verre à miroir, le traitement de l’or et les applications médicales.
Comme les Fugger dépendent des livraisons d’or et d’argent en provenance d’Amérique pour recouvrer leurs prêts à la couronne espagnole, il semblait logique qu’ils se tournent également vers le Nouveau Monde.
18. Achète-moi le Venezuela, chérie
Passons maintenant aux Welser. L’histoire des Welser remonte au XIIIe siècle, lorsque ses membres occupaient des postes officiels dans la ville d’Augsbourg. Plus tard, la famille s’est fait connaître en tant que patriciens et marchands de premier plan. Au XVe siècle, alors que les frères Bartolomé et Lucas Welser pratiquent un vaste commerce avec le Levant et d’autres pays, ils ont des succursales dans les principaux centres commerciaux du sud de l’Allemagne et de l’Italie, ainsi qu’à Anvers, Londres et Lisbonne. Aux XVe et XVIe siècles, des branches de la famille s’installent à Nuremberg et en Autriche.
En récompense de leur contribution financière à son élection en 1519, le roi Charles Quint, incapable de rembourser, accorde aux Welser des privilèges dans la traite des esclaves africains et la conquête des Amériques.
La famille Welser se voit donc offrir la possibilité de participer à la conquête des Amériques au début et au milieu du XVe siècle. Comme le stipule le contrat de Madrid (1528), également connu sous le nom de « contrats Welser », les marchands se sont vus garantir le privilège de mener des « entradas » (expéditions) pour conquérir et exploiter de grandes parties des territoires qui appartiennent aujourd’hui au Venezuela et à la Colombie. Les commerçants allemands cultivent des fantasmes de richesses fabuleuses, alimentés par la découverte de trésors d’or : on dit que les Welser ont créé le mythe de l’El Dorado (la cité de l’or).
Les Welser commencent leurs activités en ouvrant un bureau sur l’île portugaise de Madère et en acquérant une plantation de sucre aux îles Canaries.
Ils se sont ensuite étendus à Saint-Domingue, l’actuelle Haïti. La main-mise des Welser sur la traite des esclaves dans les Caraïbes a commencé en 1523, cinq ans avant le contrat de Madrid, puisqu’ils avaient commencé leur propre production de sucre sur l’île.
Le contrat de Madrid comprend le droit d’exploiter une grande partie du territoire de l’actuel Venezuela (en espagnol « Petite Venise »), un pays qu’ils appelaient eux-mêmes « Welserland ». Ils obtiennent également le droit d’expédier 4 000 esclaves africains pour travailler dans les plantations de sucre. Alors que l’Espagne accorde des capitaux, des chevaux et des armes aux conquistadors espagnols, les Welsers ne leur prêtent qu’au prix fort et les obligent à acheter, exclusivement auprès d’eux, les moyens de faire tourner leurs activités. Des Allemands pauvres se rendent au Venezuela et s’endettent rapidement, ce qui exacerbe leur rapacité et aggrave la façon dont ils traitent les esclaves. De 1528 à 1556, sept entradas (expéditions) conduisent au pillage et à l’exploitation des cultures locales.
La situation devient si grave qu’en 1546, l’Espagne révoque le contrat, notamment parce qu’elle sait que les Welser servent également des clients luthériens en Allemagne. Le fils de Bartholomeus Welser, Bartholomeus VI Welser et Philipp von Hutten sont arrêtés et décapités à El Tocuyo par le gouverneur espagnol local Juan de Carvajal en 1546. Enfin, l’abdication de Charles Quint en 1556 met un terme à la tentative des Welser de rétablir par la loi leur concession.
19. Achète-moi le Pérou et le Chili, chérie
Contrairement à la famille Welser, la participation de Jacob Fugger au commerce colonial reste prudente et conservatrice, et la seule autre opération de ce type dans laquelle il investit est une expédition commerciale ratée de 1525 vers les Moluques, menée par l’Espagnol Garcia de Loaisa (1490-1526). Pour l’Espagne, l’idée était d’accéder à l’Indonésie en passant par l’Amérique, ce qui aurait permis d’échapper au contrôle portugais. Cela n’ira pas plus loin parce que Jacob le Riche meurt en décembre de la même année et son neveu Anton Fugger prend la direction de l’entreprise.
Cependant, la fête continue. Les relations des Fugger avec la Couronne espagnole atteignent leur apogée en 1530 avec le prêt de 1,5 million de ducats des Fugger pour l’élection de Ferdinand comme « roi romain ». C’est dans ce contexte que l’agent des Fugger, Veit Hörl, obtient en garantie de l’Espagne le droit de conquérir et de coloniser la région côtière occidentale de l’Amérique du Sud, de Chincha au Pérou jusqu’au détroit de Magellan. Cette région comprend l’actuel sud du Pérou et tout le Chili. Les choses se sont cependant embrouillées et, pour des raisons inconnues, Charles Quint, qui était d’accord avec l’accord, ne le ratifie pas. Considérant que le projet vénézuélien des Welser a dégénéré en entreprise brutale de pillage et s’est soldé par des pertes substantielles. Anton Fugger, qui estime que les retombées financières sont trop faibles, abandonne ce type d’entreprise.
20. Achète moi des esclaves, chérie
Le cuivre des mines de Fugger était utilisé pour les canons des navires, mais il servait également à la production de « manillas » en forme de fer à cheval. Les manillas, dérivées du latin signifiant main ou bracelet, étaient une « monnaie » utilisée par la Grande-Bretagne, le Portugal, l’Espagne, les Pays-Bas, la France et le Danemark pour échanger avec l’Afrique de l’Ouest de l’or et de l’ivoire, ainsi que des personnes réduites à l’état d’esclaves. Les métaux privilégiés étaient à l’origine le cuivre, puis le laiton vers la fin du XVe siècle et enfin le bronze vers 1630.
En 1505, au Nigeria, un esclave se vend pour 8 à 10 manilles, et une dent d’éléphant pour une manille de cuivre. On dispose désormais de chiffres : entre 1504 et 1507, les commerçants portugais importent 287 813 manilles du Portugal vers la Guinée, en Afrique, via la station commerciale de São Jorge da Mina. Le commerce portugais s’intensifie au cours des décennies suivantes. 150 000 manilles sont exportées chaque année vers le fort commercial d’Elmina, sur la Côte d’Or. En 1548, une commande de 1,4 million de manilles est passée à un marchand allemand de la famille Fugger pour soutenir le commerce.
En 2023, un groupe de scientifiques a découvert que certains des bronzes du Bénin, aujourd’hui restitués aux nations africaines, ont été fabriqués avec du métal extrait à des milliers de kilomètres de là, en Rhénanie allemande. Le peuple Edo du Royaume du Bénin, a créé ses extraordinaires sculptures avec des bracelets en laiton fondus, la sinistre monnaie de la traite transatlantique des esclaves entre le 16e et le 19e siècle…
Fin de partie
Après la mort de Jacob, son neveu Anton Fugger (1493-1560) tente de maintenir la position d’une maison qui s’affaiblit.
Les souverains captifs ne sont pas aussi solvables qu’on l’espérait. Charles Quint a de sérieux soucis financiers et la faillite qui s’annonce est l’une des raisons pour lesquelles il se retire, laissant la direction de l’empire à son fils, le roi Philippe II d’Espagne. Malgré l’arrivée de l’or et de l’argent, l’Empire fait faillite. À trois reprises (1557, 1575, 1598), Philippe II est incapable de payer ses dettes, tout comme ses successeurs, Philippe III et Philippe IV, en 1607, 1627 et 1647.
Mais l’emprise politique des Fugger sur les finances espagnoles est si forte, écrit Jeannette Graulau, que « lorsque Philippe II déclara une suspension de paiement en 1557, la faillite n’incluait pas les comptes de la famille Fugger. Les Fugger proposent à Philippe II une réduction de 50 % des intérêts des prêts si l’entreprise est exclue de la faillite. Malgré le lobbying intense de son puissant secrétaire, Francisco de Eraso, et des banquiers espagnols rivaux des Fugger, Philippe n’inclut pas les Fugger dans la faillite ». Bravo les artistes !
En 1563, les créances des Fugger sur la Couronne espagnole s’élevaient à 4,445 millions de florins, soit bien plus que leurs avoirs à Anvers (783 000 florins), Augsbourg (164 000 florins), Nuremberg et Vienne (28 600 florins).
Mais en fin de compte, en unissant leur destin trop étroitement à celui des souverains espagnols, l’empire bancaire des Fugger s’est effondré avec l’effondrement de l’empire espagnol des Habsbourg.
Le professeur français Pierre Bezbakh, écrivant dans Le Monde en septembre 2021, a noté :
« Alors, quand les caisses sont vides, le royaume d’Espagne émet des emprunts, une pratique qui n’est pas très originale, mais qui devient récurrente et à grande échelle. Ces emprunts étaient souscrits par des prêteurs étrangers, comme les Fugger allemands et les banquiers génois, qui accumulaient mais continuaient à prêter, sachant qu’ils perdraient tout s’ils cessaient de le faire, tout comme les grandes banques d’aujourd’hui continuent à prêter aux États surendettés. La différence est que les prêteurs attendaient l’arrivée promise des métaux américains, alors qu’aujourd’hui, les prêteurs attendent que d’autres pays ou des banques centrales soutiennent les pays en difficulté ».
Aujourd’hui, uniquement dix méga-banques (dont 4 françaises) appelées « Prime Brokers » sont autorisées à acheter et à revendre sur le marché secondaire les bons d’État français, émis à dates régulières par l’Agence française du Trésor pour refinancer la dette publique française (3228 milliards d’euros) et surtout pour refinancer les remboursements de la dette (51 milliards d’euros en 2024). Les noms des Fuggers d’aujourd’hui sont : HSBC, BNP Paribas, Crédit Agricole, J.P. Morgan, Société Générale, Citi, Deutsche Bank, Barclays, Bank of America Securities et Natixis.
Conclusion
Au-delà de l’histoire des dynasties Fugger et Welser qui, après avoir colonisé les Européens, ont étendu leurs crimes coloniaux à l’Amérique, il y a quelque chose de plus profond à comprendre.
Aujourd’hui, on dit que le système financier mondial est « désespérément » en faillite. Techniquement, c’est vrai, mais politiquement, il est maintenu avec succès au bord de l’effondrement total afin de garder le monde entier dépendant d’une classe de prédateurs financiers apatrides. Un système en faillite, paradoxalement, nous désespère, mais leur donne l’espoir de rester aux commandes et de maintenir leurs privilèges jusqu’à la fin des temps. Seuls les banquiers peuvent sauver le monde de la faillite !
Historiquement, nous, en tant qu’humanité, avons créé des « États-nations » dûment équipés de « banques nationales » contrôlées par le gouvernement, afin de nous protéger de ce chantage financier systémique et abject. Les banques nationales, si elles sont correctement gérées, peuvent générer des crédits productifs dans notre intérêt à long terme en développant notre économie physique et humaine plutôt que les bulles financières des maîtres-chanteurs financiers.
Malheureusement, un tel système positif a rarement existé et lorsqu’il a existé, il a été saboté par les marchands d’argent que Roosevelt voulait chasser du temple de la République.
Comme nous l’avons démontré, la grave dissociation mentale appelée « monétarisme » est l’essence même du fascisme (financier). Les syndicats financiers et bancaires criminels « impriment » et « créent » de l’argent. Si cet argent n’est pas « domestiqué » et utilisé comme instrument pour accroître les pouvoirs créatifs de l’homme et de la nature, les ressources s’épuisent et les conflits deviennent insolubles.
La volonté de « convertir » à tout prix, y compris par la destruction de l’humanité et de ses pouvoirs créateurs, une « valeur » nominale qui n’existe qu’en tant qu’accord entre les hommes, en une forme de richesse physique « réelle », est l’essence même de la machine de guerre nazie.
Pour sauver les dettes du Royaume-Uni et de la France envers l’industrie américaine de l’armement détenue par JP Morgan et consorts, il fallait forcer, par le Traité de Versailles, l’Allemagne à payer. Lorsqu’il s’est avéré que c’était impossible, les intérêts bancaires anglo-franco-américains ont créé la « Banque des règlements internationaux ».
La BRI, sous la supervision directe de Londres et de Wall Street, a permis à Hitler d’obtenir les liquidités et devises suisses dont il avait besoin pour construire sa machine de guerre, une machine de guerre considérée comme potentiellement utile pour les Occidentaux tant qu’elle annonçait vouloir marcher vers l’Est, en direction de Moscou.
Pour obtenir des liquidités de la BRI, la banque centrale allemande déposait en garantie des tonnes d’or volées aux pays qu’elle envahissait (Autriche, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Tchécoslovaquie, Pologne, Albanie, etc.). L’or dentaire des Juifs, des communistes, des homosexuels et des Tziganes exterminés dans les camps de concentration est déposé sur un compte secret de la Reichsbank pour financer les SS.
Le ministre des finances de la Banque d’Angleterre et d’Hitler, Hjalmar Schacht, qui a échappé à la potence du procès de Nuremberg grâce à ses protections internationales, fut sans doute le meilleur élève de Jacob Fugger le Riche, non pas le père de la banque allemande ou « moderne », mais le père du fascisme financier, héritier de Rome, de Venise et de Gênes. Plus jamais ça !
Biographie sommaire:
- Steinmetz, Greg, L’homme le plus riche qui ait jamais vécu, La vie et l’époque de Jacob Fugger, Simon and Shuster, 2016 ;
- Cohn, Henry J., Did Bribes Induce the German Electors to Choose Charles V as Emperor in 1519?
- Herre, Franz, The Age of the Fuggers, Augsbourg, 1985 ;
- Montenegro, Giovanna, German Conquistadors in Venezuela: The Welsers’ Colony, Racialized Capitalism, and Cultural Memory,
- Ehrenberg, Richard, Capital et finance à l’âge de la Renaissance : A Study of the Fuggers, and Their Connections, 1923,
- Roth, Julia, The First Global Players’ : Les Welser d’Augsbourg dans le commerce de l’esclavage et la culture de la mémoire de la ville, 2023
- Häberlein, Mark, Connected Histories : South German Merchants and Portuguese Expansion in the Sixteenth Century, RiMe, décembre 2021 ;
- Konrad, Sabine, Case Study : Spain Defaults on State Bonds, How the Fugger fared the Financial Crisis of 1557, Université de Francfort, 2021,
- Sanchez, Jean-Noël, Un projet colonial des Fugger (1530-1531) ;
- Lang, Stefan, Problems of a Credit Colony : the Welser in Sixteenth Century Venezuela, juin 2015 ;
- Graulau, Jeannette, Finance, Industry and Globalization in the Early Modern Period : the Example of the Metallic Business of the House of Fugger, 2003 ;
- Gallagher, Paul, How Venice Rigged The First, and Worst, Global Financial Collapse, Fidelio, hiver 1995
- Hale, John, La civilisation de l’Europe à la Renaissance, Perrin, 1993 ;
- Vereycken, Karel, Renaissance Studies, index.
ArtistCloseUp interviews Karel Vereycken on the creative method
In its september 2024 issue #22, the Contemporary Art Magazine ArtistCloseUp, widely read among professionnals, presented some works of the French-Belgian Painter-engraver Karel Vereycken.
On July 23, the magazine published an online interview with Karel on what motivates him and his creative method.
Karel Vereycken
Born in 1957 in Antwerp, Karel graduated from the Institut Saint-Luc in Brussels and trained in engraving at the Académie Royale des Beaux-Arts, where he obtained a certificate of passage « with distinction. » In France, as a member of the Fédération nationale de l’estampe, he confirmed his technical mastery at Atelier63 and continued to perfect his skills in the Paris workshop of Danish engraver Bo Halbirk.
Complete biography
Written By Editorial Team
What is your background and how did you start your journey in the art world?
“I was born in 1957 in Antwerp. My parents worked in the port and the ship repair industry. Their adolescence, studies and careers were reduced to zero by the war period and the need to bring an income and feed their brothers, parents and family. So for their children, my parents thought we should have the occasion to fully enjoy and explore the cultural dimensions.
My mother, who was prevented by the war to become an opera singer, got me into a music school. But at that time, the teaching methods, basically learning to read scores for two years before ever being allowed to sing, were so repugnant that I ran away from that. As an alternative, my mother sent me to a communal drawing school directed by a talented sculptor named Herman Cornelis. The bearded cigar-smoking giant would rip pages out of old books and stick them in my hands saying “copy this!”
At the same time, my father would take me every weekend to visit the numerous museums of Antwerp where paintings of Bruegel, Rembrandt, Bosch, Rubens, Van Eyck and many other Flemish masters were on show. Father couldn’t really explain why but knew this was somehow very important.
Antwerp has also a well preserved XVIth century print shop of Christopher Plantin, a French humanist who worked in that city in the 16th century with many cartographers such as Mercator and Ortelius, whose engraved globes and printed maps impressed me deeply.
Then, at age 12, I won my first art prize and my teacher convinced my mother “there was precious talent” in me. With that advice, my mother sent me to Brussels to attend the Saint Luke Art School and study Plastic Arts. Some teachers were quite annoying but others got us into deep study of anatomy, examining Leonardo da Vinci and Albrecht Dürer’s groundbreaking studies. I continued another two years at the Ecole Royale des Beaux Arts of Brussels to study copper engraving and got graduated “with distinction.”
I then moved to Paris and worked as a journalist and editor of a non-commercial militant paper. But after some years, I found out art was really lacking in my life so I returned to it. First by producing copies of old masters painting on wooden oak panels with hand-made egg tempera, venitian turpentine and various other ancient oil techniques I rediscovered with a friend of mine.
Since the people that ordered these painting took them home, at the end, I had nothing to put on show. Therefore, I returned to watercolors and etching. I also gave a three year course of drawing for some of my friends, mainly amateurs and beginners.”
What inspires you?
“What always attracted me in painting and imagining is the way art “makes visible” things and ideas that are “not visible” as such in the simple visible world but which “appear” in the minds of the viewer.
It took me over twenty years to sort out the difference between “symbols” (a “convention” accepted among a group or a code system designed to communicate a secret meaning), and “metaphor” which by assembling things unusual, by irony and paradox, allows the individual mind to “discover” the meaning the painter intended to transmit.
Such an approach offers the joy of discovery and surprise, a deep human quality. Modern art started as a non-figurative form of symbolism till “contemporary” art brought many artists to put an axe into the very idea of poetical meaning.
In 1957, the CIA sponsored, under various covers and often without the artists even knowing about it, many “abstract” artists to promote a form of art that it considered coherent with its ideology of “free enterprise.”
So what inspires me is true human culture, be it Chinese painting of the Song dynasty, the Buddhist sculptures of Gandhara, the early Flemish masters or the magnificent bronze heads of Ifé in current Nigeria. Bridging the distances in space and time, religion and philosophy, stands the celebration of unique human capacities, that of compassion, empathy and love.”
What themes do you pursue? Is there an underlying message in your work?
“I don’t pursue themes, they pursue me! My aim is to shock people by showing them that nothing is more “modern” and “revolutionary” than “classical” art, not understood as annoying academic formalism, but as a science of composition based on non-cynical, liberating ironical poetical metaphors, who are the key to all forms of art be it in the domain of the visual arts or music. Art is always a “gift” from the artist to the viewers and the act of giving is an act of love. That is the message.”
How would you describe your work?
“I consider my work as part of a teaching activity, as a sort of humanistic intellectual guerrilla “warfare.” Even if I appreciate selling my works, and get more resources available for my art work, I’m definitely not out to please a given public or to market an aesthetic object. What counts for me is to get viewers to reflect on how “art” can be a “window” to a dimension people intuitively know as important but were never given access to.
I also took dozens and dozens of friends on guided tours at the Louvre in Paris, to the Frankfurt Museum or to the Metropolitan in New York. Some of these guided visits have been audio-taped and are available on my website. After these tours, most of those I guided thanked me warmly saying “I never even suspected to what degree ideas are transmittable through paintings.””
Which artists influence you most?
“I have studied in depth the European renaissance in the works of Ghiberti, Van Eyck, Leonardo, followed by Piero della Francesca and Dürer, arab optical science gave us the science of perspective representation. I wrote several book-length articles on Rembrandt whose tenderness and profoundness moved me to tears. But if one looks to his life, he’s main quality was not his natural talent alone but the fact that he was such a hard worker. For example, to have your portrait done by Rembrandt, you had to pause for some time every day in his studio during at least three months! Having natural talents makes artists lazy! But having good results after much hard work is the trait of genius.
Deciphering Hieronymus Bosch images in his paintings brought me to explore all the ironies of the 15th Century’s Dutch language brought up by Erasmus and his circles. Viewing all of Goya’s work on show in Madrid was another shock to the degree that his painting is so political while remaining beautiful visual poetry in its own right. Emotionally, I identify mostly with him who saw, just as me, both Rembrandt, Erasmus and Bosch as the sources of his elan. Today, Gandhara Buddhist art is adding new dimensions I ignored and helps me to add the required nuances to my views mostly centered on European art.”
What is your creative process like?
“It takes a lot of courage to overcome the fear to be “completely alone” while you walk a road nobody ever walked on. Everything starts by having a “spark” of imagination and forge it into paradoxical metaphors. As an example, the way I created my work Stairway to Heaven (color etching on zinc, image 3). It started with my examination of the fantastic Chinese landscape paintings. Going through pictures of Chinese landscapes, I realized some of these paintings were not pure imagination but based on landscapes that really existed. The most fascinating of them are certainly those of an area called “Yellow mountains.”
Now at that time, I was also unraveling the way the Flemish painter Joachim Patinir painted his landscapes, as objects for religious contemplation. In the latter’s painting, man is seen, as in Augustinian philosophy, as a pilgrim, who has to learn how to detach himself from earthly possessions, that attachment considered a source of evil. The pilgrim is at the crossroads. By his free will he has to decide, either to take the easy road downhill or the difficult road uphill where he will reach out by going through a small gate.
So in my etching, I “married” a landscape from this Flemish school (on the left) with a view of China’s Yellow mountain. Initially, I had left out the pilgrim, but by working on the landscape, the idea came back to my mind. To accentuate that the road downhill was the road to evil, I added an owl, in Flemish folk art a symbol of evil since able to see in the dark and to grab you in your weakness. So, as one of my friends says, “behind Karel’s works, there’s always a story,” but it is up to you to discover it !”
What is an artist’s role in society and how do you see that evolving?
“I see on the internet dozens of very talented artists, the world is full of them! But what is required is a turn. What we need are political and financial elites willing to promote a culture that give these talents the chance and the means to shape the public and urban living space. We need a “culture of art” that makes people more and not less human.
As the German poet Friedrich Schiller said in his poem “The artists,” it is them that have the dignity of mankind in their hands, with them humanity rises or falls. Today, a much required turn is desirable. The despicable dictatorship of a handful of greedy gallerist sitting in London, Zurich, Venice and Geneva and deciding who is or is not a valuable artist should be brought to an end and I’m not even mentioning the laundering of criminal money it involves.”
Have you had any noteworthy exhibitions you’d like to share?
“With my colleagues from the workshop of Bo Halbirk in Montreuil, it was really nice in June 2024, to present my works at the 6th Exhibit of Contemporary Prints at the Paris Saint-Sulpice market. Going public, meeting art lovers and fellow artists is always a pleasure and a way to open new avenues. I need more of that!”
Website: artkarel.com
Instagram: @karelvereycken
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Quinten Matsys et Léonard – L’aube d’une ère du rire et de la créativité
par Karel Vereycken, août 2024.
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Matsys et Léonard, sommaire
Introduction
A. Les enjeux culturels et philosophiques d’un contexte
- Blagues cyniques ou dialogue socratique ?
- Qu’est-ce que l’humanisme chrétien ?
- Pétrarque et le « Triomphe » de la mort
- L’ère du bon rire
- Sebastian Brant, Jérôme Bosch et la Nef des fous
B. Quinten Matsys
- Éléments biographiques
- De forgeron à peintre
- Duché de Brabant
- Formation : Bouts, Memling et Van der Goes
- Débuts à Anvers et à l’étranger
C. Œuvres choisies, décryptage et nouvelles interprétations
- La Vierge et l’Enfant, « Grâce divine » et « Libre arbitre »
- Le retable de Sainte-Anne
- Une nouvelle perspective
- Coopération avec Patinir et Dürer
- Le lien avec Érasme
- L’Utopie de Thomas More
- Pieter Gillis et le « diptyque de l’amitié »
- La connexion Léonard de Vinci (I)
D. L’art érasmien du grotesque
- Dans les peintures religieuses
- Avares, banquiers, receveurs d’impôt et agents de change, la lutte contre l’usure
- La connexion Léonard de Vinci (II)
- L’art du grotesque per se
- La métaphore du « couple mal assorti ».
- « La vieille femme hideuse », la paternité de Léonard
E. Conclusion
Bibliographie choisie
Au début du XVIe siècle, Quentin Matsys (1466-1530) s’impose comme peintre majeur à Anvers où il travaille pendant plus de 20 ans, créant de nombreuses œuvres, parmi lesquelles des triptyques profondément religieux, des portraits étonnamment détaillés et certaines des œuvres satiriques les plus hilarantes de l’histoire de la peinture.
Pour rendre hommage et justice à cet artiste mal connu, nous explorerons et mettrons en lumière sa verve et son esprit érasmien et présenterons certains de ses apports artistiques les plus originaux.
En 1500, Anvers, avec quelque 90 000 habitants, est la plus grande ville (précisons-le) d’Occident. Grand port et cœur battant d’un florissant commerce international qui dépasse alors la vieille Bruges des Médicis, Anvers est un aimant qui attire tous les talents de toutes les nations.
C’est dans ce contexte de brassage culturel que Quinten Matsys croise et collabore avec les plus brillants des grands humanistes chrétiens de son époque, qu’il s’agisse d’érudits militants pour la paix tels qu’Érasme de Rotterdam, Thomas More et Pieter Gillis, d’imprimeurs novateurs comme Dirk Martens d’Alost, de réformateurs exigeants comme Gérard Geldenhouwer et Cornelius Grapheus, de peintres flamands comme Gérard David et Joachim Patinir ou de peintres-graveurs et illustrateurs étrangers comme Albrecht Dürer, Lucas van Leyden et Hans Holbein le Jeune.
Malheureusement, aujourd’hui, les grandes maisons d’édition internationales, telles que, pour ne pas la nommer, Taschen, pour des raisons qui restent à élucider, semblent l’avoir condamné à l’oubli éternel. Ailleurs, son nom n’apparaît que sporadiquement dans un court chapitre consacré à « l’Ecole d’Anvers » à la fin de l’ouvrage Les Primitifs flamands et leur temps (656 pages, Renaissance du Livre, 1994). Pire encore, aucune de ses œuvres n’est référencée et seules deux mentions de son nom figurent dans L’art flamand et hollandais, les siècles des Primitifs (613 pages, Citadelles et Mazenod, 2003), œuvre de référence sur cette période.
La bonne nouvelle est que depuis 2007, le Centre interdisciplinaire pour l’art et la science de Gand, en Belgique, prépare un nouveau « catalogue raisonné » de son œuvre. Celui de Larry Silver (Phaedon Press, 1984) se vend hors de prix. Reste celui d’Andrée de Bosque (Arcade, Bruxelles, 1975), avec la majorité des images en noir et blanc. En guise de consolation, les lecteurs se contenteront de la thèse de doctorat de Harald Brising de 1908, dans une version réimprimée en 2019.
Afin d’honorer et de rendre justice à cet artiste, nous tenterons d’explorer dans cet article certaines questions restées sans réponse jusqu’à présent. Dans quelle mesure l’œuvre d’Érasme a-t-elle directement inspiré Matsys, Patinir et leur cercle ? Que savons-nous des échanges entre ce cercle à Anvers et d’éminents artistes de la Renaissance tels que Léonard de Vinci et Albrecht Dürer ? Quelle influence l’artiste érasmien a-t-il exercée sur ses correspondants étrangers ?
La question interroge d’emblée puisqu’Érasme n’était pas vraiment amateur de ce qui était la « peinture religieuse » à l’époque, préférant une véritable action agapique pour le bien commun, à la prosternation passive devant des rites religieux et des images saintes. Comme le note le critique d’art belge Georges Marlier (1898-1968) en 1954, dans son livre bien documenté, si Érasme respectait et honorait les peintures saintes si elles évoquaient un véritable sentiment religieux, de l’amour et de la tendresse, cela ne l’empêchait pas de penser que…
« la véritable imitation du Christ et sa Passion, consiste à mortifier les entraînements qui guerroient contre l’esprit et non pas à pleurer sur le Christ comme un objet pitoyable » (p. 163)
Nos recherches antérieures sur la Renaissance italienne, la vie d’Érasme et l’art de Dürer nous ont familiarisés avec l’époque de Matsys et ses défis, un sujet que nous ne pouvons pas redévelopper ici de façon exhaustive, mais qui nous donne quelques bases pour appréhender la valeur extraordinaire de cet artiste.
A. Les enjeux culturels et philosophiques d’un contexte
1. Blagues cyniques ou dialogue socratique ?
De nombreux spectateurs contemporains, pénalisés par un regard non entraîné et pollués par un wokisme et un pessimisme abusif, passent à côté du sujet. Il leur manque l’intégrité morale et intellectuelle nécessaire pour comprendre les plaisanteries, l’ironie et les métaphores qui constituaient l’essence même de la vie culturelle des Pays-Bas de l’époque. Beaucoup contemplent et commentent la couleur de leurs lunettes en croyant livrer leur vision du monde. Perdus dans leurs préjugés culturels, en regardant un visage peint, ils ne voient pas l’intention ou l’idée que l’artiste a voulu faire apparaître, non pas sur le tableau, mais dans l’esprit du spectateur. Fuyant ce domaine supérieur de la métaphore, ils se ruent sur les détails en enchaînant des interprétations symboliques dont la somme est supposé expliquer le sens de l’œuvre.
Ainsi, devant un visage « grotesque », ils s’obstinent à croire qu’il s’agit d’un portrait plutôt que de rire à pleins poumons ! Du coup, ne voulant pas voir cette dimension « invisible », prenant l’image « à la lettre », pour eux, les « grotesques » d’Érasme, de Matsys et de Léonard, ne sont et ne peuvent être que des « plaisanteries cyniques » témoignant d’un « manque de tolérance » à l’égard des personnes « laides », « malades », « anormales » ou « différentes » !
Répétons-le donc haut et fort : Erasme et ses trois principaux disciples, Rabelais, Cervantès et Shakespeare, sont les incarnations, quoique rarement reconnues, de l’« humanisme chrétien » et le bon rire, en tant qu’arme politique puissante pour « élever à la dignité d’homme, tous les membres du genre humain ».
2. Qu’est-ce que l’humanisme chrétien ?
L’idée maîtresse du programme éducatif et politique d’Érasme était de promouvoir la docta pietas, la piété savante, ou ce qu’il appelait la « philosophie du Christ ». Cette philosophie peut être résumée comme un « mariage » entre les principes humanistes résumés dans la République de Platon et la notion agapique de l’homme transmise par les Saintes Écritures et les écrits des premiers Pères de l’Église comme Jérôme et Augustin, qui considéraient Platon comme un de leurs précurseurs imparfaits.
En rupture totale avec la soumission à une foi « aveugle » et féodale, qui plaçait le salut de l’homme uniquement dans une existence après la mort, l’humanisme chrétien considère que la nature humaine est bonne. L’origine du mal n’est donc pas l’homme lui-même ou un « diable » extérieur, mais les vices et les afflictions morales que Platon avait déjà largement identifiés des siècles avant qu’elles deviennent chez les Chrétiens les « sept péchés capitaux » qui peuvent être surmontés par les « sept vertus capitales ».
Pour rappel, ces péchés capitaux et leur antidotes sont :
- L’orgueil (Superbia, hubris) par opposition à l’humilité (Humilitas) ;
- L’avarice (Avaricia) par opposition à la charité (Caritas, Agapè) ;
- La colère (Ira, rage) opposée à la patience (Patientia) ;
- L’envie (Invidia, jalousie) opposée à la bonté (Humanitas) ;
- La luxure (Luxuria, fornication) opposée à la chasteté (Castitas) ;
- La gourmandise (Gula) opposée à la tempérance (Temperantia) ;
- La paresse (Acedia, mélancolie, spleen, paresse morale) opposée à la diligence (Diligentia).
Il est assez révélateur pour notre époque que ces « péchés » (affections qui nous empêchent de faire le bien), et non leurs vertus opposées, aient été tragiquement sacralisés comme les « valeurs » de base garantissant le bon fonctionnement du système financier « néolibéral » actuel et de son ordre mondial « fondé sur les règles » !
« Les vices privés font la vertu publique », arguait Bernard Mandeville en 1705 dans La fable des abeilles. C’est la dynamique des intérêts particuliers qui stimule la prospérité d’une société, estimait ce théoricien néerlandais qui a inspiré Adam Smith et pour qui « la morale » ne fait qu’inviter à la léthargie et provoque le malheur de la cité.
C’est la cupidité et la recherche perpétuelle du plaisir, et non le bien commun, qui ont été proclamées motivations essentielles de l’homme, selon l’école philosophique devenue dominante, celle de l’empirisme britannique proféré par Locke, Hume, Smith et consorts.
De ce fait, la « charité », le « Care » et l’aide « humanitaire » ont été réduits à une activité souvent éphémère de dames de charité, permettant au système criminel actuel de faire accepter au plus grand nombre son existence perpétuelle. Ainsi, et c’est tout à fait regrettable, les « organisations humanitaires », les « fondations charitables » aux mains de grandes familles patriciennes et certaines ONG, dont le travail est souvent essentiel, sont malheureusement devenues des outils de domination.
3. Pétrarque et le « Triomphe de la mort »
Le vrai christianisme, comme toutes les grandes religions humanistes, s’efforce sans relâche de secouer ceux qui gaspillent leur vie dans le péché en leur montrant que leur comportement est à la fois dramatique et surtout ridicule à la lumière de l’extrême brièveté de l’existence physique humaine.
Dürer en fait le thème central de ses trois célèbres Meisterstiche (gravures de maître) qui ne peuvent être comprises que comme une seule et même unité : Le chevalier, la mort et le diable (1513) ; Saint Jérôme dans son étude (1514) et Melencolia I (1514). Dans chacune de ces gravures figure un sablier, métaphore de l’écoulement inexorable du temps qui passe. En juxtaposant au sablier (le temps) un crâne (la mort ), une bougie qui s’éteint (dernier souffle), une fleur qui flétrie (la vacuité des passions) etc., les artistes arrivent à faire émerger la métaphore de la « vanité ».
Érasme, qui fait du couple sablier-crâne son emblème, y ajoute sa devise : Concedi Nulli (Signifiant que la mort n’épargnera personne et que tous, riches ou pauvres, mourront un jour). En ce sens, à la Renaissance, l’humanisme chrétien était un mouvement de masse visant à éduquer les gens à « l’immortalité » spirituelle, à la fois contre les superstitions religieuses et contre un retour sournois du paganisme gréco-romain.
Avec cette exigence philosophique, Erasme marche ici directement dans les pas de Pétrarque et ses I Trionfi (1351-1374), un cycle poétique structuré en six triomphes allégoriques qui s’enchaînent les uns aux autres. Par exemple, le Triomphe de l’amour est lui-même surpassé par le Triomphe de la chasteté. À son tour, la Chasteté est vaincue par la Mort ; la Mort est vaincue par la Renommée ; la Renommée est conquise par le Temps ; et même le Temps est finalement vaincu par l’Éternité et enfin par le Triomphe de Dieu sur toutes ces préoccupations terrestres.
Puisque la mort « triomphera » à la fin de notre existence physique éphémère, dans la vision pré-Renaissance, c’est la peur de la mort et la peur de Dieu qui doivent aider l’homme à se concentrer pour apporter quelque chose d’immortel aux générations futures plutôt que de se perdre dans le labyrinthe des plaisirs et des douleurs terrestres que Jérôme Bosch (1450-1516) dépeint avec tant d’ironie dans son Jardin des délices terrestres (1503-1515). Léonard, dont le sentiment théo-philosophique était considéré comme une hérésie par bon nombre au Vatican, notait amèrement dans ses carnets que, vu leur comportement, beaucoup d’hommes et de femmes ne méritaient même pas le beau corps que Dieu leur avait offert:
« Vois, nombreux sont ceux qui pourraient s’intituler de simples tubes digestifs, des producteurs de fumier, des remplisseurs de latrines, car ils n’ont point d’autre emploi en ce monde ; ils ne mettent en pratique aucune vertu, rien ne reste d’eux que des latrines pleines ».
4. L’ère du « bon rire »
Selon les dictionnaires, on rit bien lorsqu’on trouve amusante et drôle une situation qui était au départ contrariante. En bref, le bon rire est la récompense d’un véritable processus créatif lorsque « l’agonie » de l’épuisement des hypothèses lors d’une recherche de solutions se termine par un joyeux Eurêka !
Cela peut être pour des questions scientifiques et purement matérielles, mais aussi dans le processus de développement de l’identité personnelle. La tempête et les nuages ont disparu et la pleine lumière ouvre des horizons et apporte une nouvelle perspective.
Pour les humanistes chrétiens, grâce à « l’effet miroir » intrinsèquement inhérent au « dialogue socratique » (qui commence par accepter que l’on ne sait pas – appelé docta ignorantia par Nicolas de Cues), l’homme peut être libéré de ces afflictions « pécheresses » qui le plombent et lui coupent les ailes.
Son libre arbitre peut être mobilisé pour l’amener à agir conformément à sa vraie (bonne) nature, celle de se consacrer et de trouver son ultime plaisir dans l’accomplissement du bien commun au service d’autrui, aussi bien dans ses relations personnelles que dans ses activités économiques. C’est cet objectif, celui de former et d’ennoblir le caractère de chacun, qui deviendra le but fondamental de l’éducation républicaine. On ne remplit pas les têtes mais on forme des citoyens.
Or, en affirmant que la vie de l’homme est entièrement prédéterminée par Dieu, Luther niait l’existence du libre arbitre et rendait l’homme totalement irresponsable de ses actes. Ce point de vue était à l’opposé de celui d’Érasme, qui avait commencé par demander à l’Église d’éradiquer ses propres abus financiers, tels que les fameuses « indulgences », et ceci bien avant que Luther n’entre en scène. Les humanistes chrétiens se sont fermement engagés à élever nos âmes au plus haut niveau de beauté morale et intellectuelle en nous libérant de notre attachement excessifs aux biens terrestres – non pas en nous infligeant des sentiments de culpabilité et des injonctions morales ou par le commerce lucratif de la peur de l’enfer, mais… par le rire ! Ouf, on respire ! Prenons un peu de recul et tout en nous engageant sérieusement à nous améliorer, rions de nos imperfections. Dieu nous a donné la vie et elle est belle, pourvu qu’on sache comment s’en servir !
Jean Jaurès, lecteur d’Érasme disait même que :
« Les progrès de l’humanité se mesurent aux concessions que la folie des sages fait à la sagesse des fous. »
Le rire vérace des uns, on s’en doute, ne fait pas le bonheur des autres, car il ruine l’autorité illégitime des puissants et des tyrans. Il s’agit bien de l’arme politique la plus dévastatrice jamais conçue. Par conséquent, pour les forces du mal, le rire vérace, tel qu’il est promu par Érasme et ses disciples, doit être ignoré, calomnié et autant que possible éradiqué et remplacé par la mélancolie, l’obéissance et la soumission à des doctrines et des « narratifs » écrits d’avance par et pour les élites dominantes grâce à une constipation scolastique douloureuse.
5. Sebastian Brant, Hieronymus Bosch et La nef des fous
La Nef des fous s’imprime, se copie, se diffuse et se vend comme des petits pains dans toute l’Europe. Son auteur n’était pas seulement un simple satiriste, mais un humaniste cultivé dont on retient la traduction de poèmes de Pétrarque.
La « peinture de genre », qui dépeint des aspects de la vie quotidienne en représentant des gens ordinaires engagés dans des activités ordinaires et quotidiennes, est née avec Quinten Matsys (on devrait plutôt dire avec le paradigme érasmien que nous venons d’identifier), souligne Larry Silver en reprenant ce qu’affirmait déjà Georges Marlier en 1954.
Plusieurs années avant qu’Erasme ne publie son Eloge de la folie (écrit en 1509 et publié à Paris dès 1511), le poète humaniste et réformateur social strasbourgeois Sébastien Brant (1558-1921) ouvre le bal du rire socratique avec son Narrenshiff (La Nef des fous, publiée en 1494 à Bâle, Strasbourg, Paris et Anvers), une œuvre satirique hilarante illustrée par Holbein le Jeune (1497-1543) et Albrecht Dürer (1471-1528) qui exécute 73 des 105 illustrations de l’édition originale. Brant était une figure clé et un allié de Johann Froben (1460-1529) et Johann Amerbach (1441-1513) issus de familles d’imprimeurs suisses qui accueillirent plus tard Érasme lorsque, persécuté aux Pays-Bas, il dut s’exiler à Bâle.
Après les saints et les princes, soudainement, ce sont des femmes, des hommes et des enfants ordinaires, des marchands certes encore souvent aisés, qui apparaissent dans les œuvres, non plus comme des « donateurs » assistants comme témoin à une scène biblique, mais pour leur qualités propres d’humains méritoires.
Dürer fait, par exemple, une gravure certes un peu ironique, d’« un cuisinier et sa femme ». Si au XVe siècle, la philosophie grecque pénètre en Europe, en ce début du XVIe, c’est le peuple qui fait irruption.
Bien sûr, les temps ont changé et la clientèle des peintres aussi. Les commandes proviennent beaucoup moins d’ordres religieux et de riches cardinaux de Rome et de plus en plus de bourgeois prospères ou de guildes, corporations, confréries et communautés des métiers désirant embellir leurs chapelles et demeures et offrir leurs portraits à leurs amis.
La Nef des fous de Brant marque un véritable tournant, prélude à un nouveau paradigme. Elle marque le début d’un long arc de créativité, de raison et d’éducation par le rire vérace et libérateur, dont l’écho résonnera très fort jusqu’à la mort de Pieter Bruegel l’Aîné en 1569.
Cet élan ne sera interrompu que lorsque Charles Quint, croyant faire peur, ressuscite, en 1521, l’Inquisition et adopte les « placards », c’est-à-dire des décrets punissant par la mort tout citoyen osant lire, commenter ou discuter de la Bible.
La Nef des fous s’organise en 113 sections, dont chacune, à l’exception d’une courte introduction et de deux pièces finales, traite indépendamment d’une certaine classe de fous, d’imbéciles ou de vicieux. L’idée fondamentale de la nef n’étant rappelée qu’occasionnellement.
Aucune folie du siècle n’est censurée. Le poète s’attaque avec noble zèle aux défauts et aux extravagances de l’homme. Le livre s’ouvre sur la dénonciation du plus grand fou de tous, celui qui se détourne de l’étude de tous les livres merveilleux qui l’entourent. Il ne veut pas « se casser la tête » et « encombrer » son crâne. « J’ai tout, dit le sot, d’un grand seigneur qui peut payer comptant la fatigue de ceux qui apprennent pour moi ». La troisième folie (sur les 113), donc tout près de la première, est la cupidité et l’avarice:
« C’est absurde folie d’entasser des richesses et de ne pas jouir de la vraie joie de vivre, le fou ne sachant pas à qui servira l’or qu’il a mis de côté, le jour où il devra descendre dans la tombe ».
Un triptyque de Jérôme Bosch, en partie perdu, s’inscrit dans cette lignée. Des recherches relativement récentes ont établi que le tableau actuel La Nef des fous (Louvre, Paris) de Bosch, possiblement exécuté avant même que Brant n’écrive sa satire, n’est que le volet gauche d’un triptyque dont le panneau droit était La Mort de l’avare (National Gallery, Washington).
Ce qui est intéressant avec ce dernier panneau, c’est qu’il n’y a pas de fatalité ! Même l’avare, jusqu’à son dernier souffle, peut choisir entre lever les yeux vers le Christ ou les abaisser vers le diable ! Que l’homme soit éternellement perfectible et que son sort dépende de sa volonté, était au cœur de la doctrine des Frères de la Vie commune, un mouvement laïc de dévotion chrétienne avec lequel Bosch, sans en être membre, avait d’importantes affinités. Cependant, personne ne connaît à ce jour l’image et le nom du panneau central qui a été perdu. Mais ce qui apparaît lorsqu’on referme les deux volets latéraux, c’est l’image d’un colporteur (autrefois appelé à tort Le retour de l’enfant prodigue) fuyant des mauvais lieux.
Ce thème figure également sur les panneaux extérieurs du triptyque de Bosch le Chariot de foin, montrant des rois, des princes et des papes courant après un chariot chargé d’une gigantesque botte de foin (une métaphore de l’argent) et que les diables tirent vers l’Enfer.
Le thème du colporteur qui pérégrine était très populaire parmi les Frères de la Vie commune et la Devotio Moderna. Pour eux, comme pour Saint Augustin, l’homme est en permanence confronté à un choix existentiel. Il est en permanence à la croisée du chemin (le bivium). Soit il emprunte le chemin rocailleux et difficile qui le mène à une position spirituellement plus élevée et plus proche de Dieu, soit il emprunte la voie de la facilité vers le bas en s’abaissant aux passions et aux affections terrestres.
La beauté de l’homme et de la nature, prévient Augustin, peut et doit être pleinement appréciée et célébrée sous condition qu’elle soit vécue comme « l’avant-goût de la sagesse divine » et non pas comme un simple plaisir des sens.
Le colporteur que l’on retrouve chez Bosch et Patinir est donc une métaphore de l’humanité qui s’efforce d’avancer sur le bon chemin et dans la bonne direction. Bosch peuplera ses tableaux d’hommes et de femmes ressemblant à des animaux décervelés se précipitant avec grande frénésie sur de petits fruits comme des cerises, des fraises et des baies, métaphores de plaisirs terrestres tellement éphémères qu’ils doivent éternellement renouveler l’expérience pour en tirer le moindre plaisir.
Le colporteur avance « op een slof en een schoen » (sur une pantoufle et une chaussure), c’est-à-dire qu’il abandonne sa maison et quitte le monde créé du péché (on voit un bordel, des ivrognes, etc.), et tous les biens matériels. Avec son « bâton » (symbole de la foi), il réussit à repousser les « chiens infernaux » (le mal) qui tentent de le retenir. Une enluminure d’un livre de psaumes anglais du XIVe siècle, le Luttrell Psalter, présente exactement la même représentation allégorique.
Ces images métaphoriques ne sont donc pas les fruits d’un « esprit malade » ou d’une imagination exubérante de Bosch, mais un langage courant qu’on retrouve assez souvent dans les marges des livres enluminés.
Le même thème, celui de l’Homo Viator, l’homme qui se détache des biens terrestres, est également récurrent dans l’art et la littérature de cette époque, notamment depuis la traduction néerlandaise du Pèlerinage de la vie et de l’âme humaine, écrit en 1358 par le moine cistercien normand Guillaume de Degulleville (1295-après 1358). Le Christ nous transforme en pèlerins à travers le monde. Unis à Lui nous traversons la Cité terrestre n’ayant comme véritable but que la Cité Céleste. Non plus seulement homo sapiens, mais homo viator, homme en route vers le Ciel.
Si les trois volets qui subsistent du triptyque de Bosch (la Nef des fous, La mort de l’Avare et le Colporteur) semblent de prime abord sans aucun lien, leur cohérence saute aux yeux une fois que le spectateur identifie ce concept primordial.
Il serait amusant, pour un peintre imaginatif et créatif vivant aujourd’hui, de recréer et de réinventer une image digne du volet perdu de Bosch, le thème étant forcément la chute de l’homme qui n’arrive pas à se détacher des biens terrestres, passant de la Nef des fous à La Mort de l’Avare.
B. Quinten Matsys, éléments biographiques
Connaissant maintenant les enjeux philosophiques et culturels majeurs de l’époque, nous pouvons examiner avec sérénité la vie de Matsys et quelques-unes de ses œuvres.
1. De forgeron à peintre
Selon l’Historiae Lovaniensium de Joannes Molanus (1533-1585), Matsys est né à Louvain entre le 4 avril et le 10 septembre 1466, comme un des quatre enfants de Joost Matsys (mort en 1483) et de Catherine van Kincken.
La plupart des récits de sa vie mêlent à cœur joie des faits et des légendes. En réalité, on dispose de très peu d’indices concernant son activité ou son caractère.
A Louvain, Quinten aurait eu des débuts modestes en tant que ferronnier d’art. La légende veut qu’il se soit épris d’une belle fille que courtisait également un peintre. La fille préférant de loin les peintres aux forgerons, Quinten aurait aussi vite abandonné l’enclume pour le pinceau.
An 1604, le chroniqueur Karel Van Mander affirme que Quinten, frappé d’une maladie depuis l’âge de vingt ans, « se trouvait dans l’impossibilité de gagner son pain » en tant que forgeron.
Van Mander rappelle que lors des fêtes du mardi gras,
« les confrères qui soignent les malades allaient de par la ville, portant une grande torche de bois sculptée et peinte, distribuant aux enfants des images de saints gravées et coloriées ; il leur en fallait donc un grand nombre. Il se trouva que l’un des confrères, allant voir Quinten lui conseilla de colorier de ces images, et il en résulta que celui-ci s’essaya au travail. Par ce début infime, ses dispositions se manifestèrent, et, à dater de ce temps, il se mit à la peinture avec une vive ardeur. En peu de temps il fit des progrès extraordinaires et devint un maître accompli. »
(Karel Van Mander, Le livre des peintres, 1604)
A Anvers, devant la cathédrale Notre-Dame, au Handschoenmarkt (marché aux gants), on trouve encore la « putkevie » (porte en fer forgé décorée sur un puits) qui aurait été réalisée par Quinten Matsys lui-même et qui représente la légende de Silvius Brabo et Druon Antigoon, respectivement les noms d’un officier romain mythique qui libéra Anvers de l’oppression d’un géant appelé Antigoon qui nuisait au commerce de la ville en bloquant l’entrée de la rivière.
L’inscription sur le puits se lit comme suit : « Dese putkevie werd gesmeed door Quinten Matsijs. De liefde maeckte van den smidt eenen schilder. » (La ferronnerie de ce puits a été forgée par Quinten Matsys. L’amour a fait du forgeron un peintre.)
Les dons documentés et les possessions de Joost Matsys, le père de Quinten, forgeron et horloger de la ville, indiquent que la famille disposait d’un revenu respectable et que le besoin financier n’était pas la raison la plus probable pour laquelle Matsys s’est tourné vers la peinture.
En 1897, Edward van Even a écrit, sans présenter la moindre preuve, que Matsys composait également de la musique, écrivait des poèmes et réalisait des gravures.
Bien qu’il n’existe aucune preuve de la formation de Quinten Metsys avant son inscription en tant que maître libre à la guilde des peintres d’Anvers en 1491, le projet de dessin de son frère Joos Matsys II à Louvain et les activités de leur père suggèrent que le jeune artiste a d’abord appris à dessiner et à transposer ses idées sur le papier auprès de sa famille et qu’ils l’ont exposé pour la première fois aux formes architecturales et à leur déploiement créatif.
Ses premières œuvres, en particulier, suggèrent clairement qu’il a reçu une formation de dessinateur d’architecture. Dans sa Vierge à l’enfant trônant avec quatre anges de 1505 (National Gallery, Londres), les personnages divins sont assis sur un trône doré dont le tracé gothique fait écho à celui de la fenêtre du dessin sur parchemin et à la maquette en calcaire du projet de Saint-Pierre auquel son frère était affecté à peu près à la même époque.
Ce qui est sûr, c’est que l’artiste a réalisé de magnifiques médaillons en bronze représentant Érasme, sa sœur Catarina et lui-même.
Vers 1492, il épouse Alyt van Tuylt qui lui donne trois enfants : deux fils, Quinten et Pawel, et une fille, Katelijne. Alyt meurt en 1507 et Quinten se remarie un an plus tard.
Avec sa nouvelle épouse Catherina Heyns, il a dix autres enfants, cinq fils et cinq filles. Peu après la mort de leur père, deux de ses fils, Jan (1509-1575) et Cornelis (1510-1556) deviennent à leur tour peintres et membres de la Guilde d’Anvers.
2. Le Duché de Brabant
Louvain était alors la capitale du Duché de Brabant qui s’étendait de Luttre, au sud de Nivelles, à ‘s Hertogenbosch (Pays-bas actuel). Il comprenait les villes d’Alost, Anvers, Malines, Bruxelles et Louvain, où, en 1425, l’une des premières universités d’Europe vit le jour. Cinq ans plus tard, en 1430, avec les duchés de Basse-Lotharingie et de Limbourg, Philippe le Bon de Bourgogne hérite du Brabant qui fait partie des Pays-Bas bourguignons.
En 1477, alors que Matsys avait environ 11 ans, le duché de Brabant tomba sous la domination des Habsbourg en tant que partie de la dot de Marie de Bourgogne au roi d’Espagne Charles Quint.
L’histoire ultérieure du Brabant fait partie de l’histoire des « dix-sept provinces » des Habsbourg, de plus en plus sous le contrôle de familles de banquiers d’Augsbourg, telles que les Fugger et les Welser.
Si l’époque d’Érasme et de Matsys est une période faste de la « Renaissance du Nord », elle marque aussi des efforts toujours plus grands des familles de banquiers pour « acheter » la papauté afin de dominer le monde.
Le partage géopolitique du monde entier (et de ses ressources) entre l’Empire espagnol (dirigé par des banquiers vénitiens) et l’Empire portugais (sous la houlette des banquiers génois), fut scellé par le traité de Tordesillas, une combine entérinée en 1494 au Vatican par le pape Alexandre VI Borgia. Ce traité a ouvert les portes à l’asservissement colonial de nombreux peuples et pays, le tout au nom d’un sentiment très discutable de supériorité culturelle et religieuse.
Suite à des banqueroutes d’État à répétition, les Pays-Bas deviennent alors la cible d’un intense pillage économique et financier, imposé aux populations par l’alliance du sabre et de goupillon. En diabolisant à outrance Luther, de plus en plus déterminé à créer une opposition en dehors de l’Église catholique, le pouvoir en place esquive les questions pressantes formulées par Erasme et Thomas More exigeant des réformes urgentes pour éradiquer les abus et la corruption à l’intérieur de l’Église catholique.
Tout laisse à penser que le refus du Pape Clément VII d’accepter les demandes de divorce d’Henri VIII faisait partie d’une stratégie globale visant à plonger l’ensemble du continent européen dans des « guerres de religion », qui n’ont pris fin qu’avec la paix de Westphalie en 1648.
3. Formation : Bouts, Van der Goes et Memling
Les premiers triptyques peints par Matsys lui valent de nombreux éloges et amènent les historiens à le présenter comme « l’un des derniers primitifs flamands », le quolibet utilisé par Michel-Ange pour discréditer intrinsèquement tout art non-italien considéré comme « gothique » (barbare) ou « primitif » par rapport à l’art italien imitant le style antique.
Comme Matsys est né à Louvain, on a pensé qu’il a pu être formé par Aelbrecht Bouts (1452-1549), le fils du peintre dominant de Louvain à l’époque, Dieric Bouts l’Ancien (v. 1415-1475). En 1476, un an après la mort de son père, Aelbrecht aurait quitté Louvain afin de compléter sa formation auprès d’un maître en dehors de la ville, très probablement Hugo van der Goes (1440-1482), dont l’influence sur Aelbrecht Bouts, mais aussi sur Quinten Matsys, semble plausible. Van der Goes, qui devint en 1474 le doyen de la guilde des peintres de Gand et mourut en 1482 au Cloître Rouge près de Bruxelles, était un fervent fidèle des Frères de la Vie commune et de leurs principes. En tant que jeune assistant d’Aelbrecht Bouts, lui-même en cours de formation chez Van der Goes, Matsys aurait pu découvrir ce qui était alors le berceau de l’humanisme chrétien.
L’œuvre la plus célèbre de Van der Goes est le Triptyque Portinari (Uffizi, Florence), un retable commandé pour l’église Sant’Egidio de l’hôpital Santa Maria Nuova de Florence par Tommaso Portinari, directeur de la succursale brugeoise de la banque Médicis.
Les traits rudes de trois bergers (exprimant chacun un des états d’élévation spirituelle stipulés par les Frères de la Vie commune) dans la composition de van der Goes ont profondément impressionné les peintres travaillant à Florence.
Matsys est également considéré comme un possible élève de Hans Memling (1430-1494), ce dernier étant un disciple de Van der Weyden et un peintre de premier plan à Bruges.
Le style de Memling et celui de Matsys sont si proches qu’il est difficile de les distinguer.
Alors que l’historien de l’art flamand Dirk de Vos a qualifié, dans son catalogue de 1994 sur l’oeuvre de Hans Memling, le portrait du musicien et compositeur Jacob Obrecht (1496, Kimbell Art Museum, Fort Worth) d’œuvre très tardive de Hans Memling, les experts actuels, parmi lesquels Larry Silver, ont pu établir en 2018 qu’en réalité, il est beaucoup plus probable que le portrait soit la première œuvre connue de Quinten Matsys.
Obrecht, qui a exercé une influence majeure sur la musique flamande polyphonique et contrapuntique de la Renaissance, avait été nommé maître de chapelle de la cathédrale Notre-Dame d’Anvers en 1492. Vers 1476, Érasme est l’un des enfants de chœur d’Obrecht.
Obrecht se rendit au moins deux fois en Italie, en 1487 à l’invitation du duc Ercole d’Este Ier de Ferrare et en 1504. Ercole avait entendu la musique d’Obrecht, dont on sait qu’elle a circulé en Italie entre 1484 et 1487, et avait déclaré qu’il l’appréciait plus que la musique de tous les autres compositeurs contemporains ; il invita donc Obrecht, qui mourut de la peste en Italie.
Dès les années 1460, le professeur d’Érasme à Deventer, le compositeur et organiste Rudolph Agricola, s’était rendu en Italie. Après avoir étudié le droit civil à Pavie et suivi les cours de Battista Guarino, il se rendit à Ferrare où il devint un protégé de la cour des Este.
Vers 1499, Léonard réalise un dessin de la fille d’Ercole, Isabella d’Este, qui, selon certains, serait la personne peinte dans la Joconde.
4. Débuts à Anvers et à l’étranger
Matsys est enregistré à Louvain en 1491, mais la même année, il est également admis comme maître peintre à la Guilde de Saint-Luc à Anvers où, à l’âge de vingt-cinq ans, il décide de s’installer. A Anvers, comme nous l’avons déjà dit, il a représenté le maître de chapelle Jacob Obrecht en 1496, sa première œuvre connue, et plusieurs tableaux de dévotion à la Vierge et à l’Enfant.
Ensuite, comme les Liggeren (registres des guildes de peintres) ne rapportent aucune information sur l’activité de Matsys dans les Pays-Bas pendant une période de plusieurs années, il est très tentant d’imaginer que Matsys s’est rendu en Italie où il aurait pu rencontrer de grands maîtres (Léonard a vécu à Milan entre 1482 et 1499 et y est retourné en 1506 où il a rencontré son élève Francesco Melzi (1491-1567) qui l’a ensuite accompagné en France) ou à Colmar ou Strasbourg où il aurait pu rencontrer Albrecht Dürer qu’il semble avoir connu longtemps avant que ce dernier ne vienne aux Pays-Bas en 1520.
Dürer est envoyé par ses parents à Colmar en Alsace pour être formé à l’art de la gravure par Martin Schongauer (1450-1491) de loin le plus grand graveur de son époque. Mais lorsque Dürer arrive à Colmar à l’été 1492, Schongauer a rendu l’âme. De Colmar, l’artiste se rend à Bâle, où il produit des gravures sur bois pour illustrer des livres et découvre les impressionnantes gravures de Jacob Burgkmair (1473-1531) et de Hans Holbein l’Ancien (1460-1524). Il se rend ensuite à Strasbourg où il rencontre et réalise le portrait de l’érudit poète et écrivain humaniste Sébastien Brant, évoqué précédemment.
C. Œuvres choisies
1. La Vierge à l’Enfant, la grâce divine et le libre arbitre
En 1495, Matsys peint une Vierge à l’Enfant (Bruxelles). Même si l’œuvre reste encore très normative, Matsys enrichit déjà la dévotion avec des scènes moins formelles de la vie quotidienne. L’Enfant, explorant de manière ludique de nouveaux principes physiques, tente maladroitement de tourner les pages d’un livre alors qu’une Vierge très sérieuse est assise dans une niche de style gothique, sans doute choisie pour s’intégrer à l’architecture et au style du lieu qui accueillera le tableau.
Dans une autre Vierge à l’Enfant (Rotterdam) Matsys va plus loin dans cette direction. On y voit une jeune maman bienveillante et heureuse avec un enfant enjoué, ce qui souligne le fait que le Christ était le fils de Dieu, mais aussi celui des Hommes. Sur un présentoir proche du spectateur, on remarque la présence d’une miche de pain et un bol de soupe au lait avec une cuillère, sans doute une scène quotidienne pour la plupart des habitants des Pays-Bas essayant de nourrir leurs enfants à l’époque.
Dans sa Vierge à l’Enfant avec la soupe au lait (Bruxelles), peinte en 1520 par l’ami de Matsys, le peintre Gérard David (1460-1523), montre avec une immense tendresse une jeune maman apprenant à son enfant que le dos d’une cuillère n’est pas vraiment l’idéal pour amener la soupe du bol à sa bouche.
De nombreux tableaux sur ce thème, qu’ils soient de Quinten Matsys (Vierge à l’Enfant, Louvre, 1529, Paris) ou de Gérard David (Repos lors de la fuite en Égypte, National Gallery, Washington), montrent un enfant qui tente, avec d’énormes difficultés, de saisir quelques raisins, des cerises ou d’autres fruits.
En 1534, dans sa Diatribe sur le libre arbitre, Érasme utilise également cette métaphore sur l’équilibre fragile à considérer dans la proportion entre les opérations du libre arbitre (qui, seul, séparé d’un but supérieur, peut devenir pure arrogance) et celles de la grâce divine (qui, seule, peut être interprétée comme une forme de prédestination).
Pour rendre accessible au plus grand nombre, un sujet qu’on croirait réservé aux théologiens, Érasme emploie une métaphore très simple, mais d’une tendresse et d’une beauté extrêmes :
« Un père a un enfant encore incapable de marcher ; il tombe ; le père le relève tandis que l’enfant fait des mouvements précipités et lutte pour garder l’équilibre ; il lui montre un fruit devant lui ; l’enfant s’efforce de le saisir, mais à cause de la faiblesse de ses membres, il tomberait rapidement si le père n’étendait pas la main pour soutenir et guider sa marche.
« Ainsi, guidé par son père, l’enfant arrive au fruit que le père lui met volontiers dans les mains pour le récompenser de son effort. L’enfant ne se serait jamais levé si le père ne l’avait pas soulevé ; il n’aurait jamais vu le fruit si le père ne le lui avait pas montré ; il n’aurait pas pu avancer si le père n’avait pas soutenu ses faibles pas ; et il n’aurait pas atteint le fruit si son père ne l’avait pas mis dans ses mains.
« Qu’est-ce que l’enfant revendiquera comme ses propres actes dans ce cas ? On ne peut donc pas dire qu’il n’a rien fait. Mais il n’y a pas lieu de glorifier sa force, puisqu’il doit à son père tout ce qu’il est ».
Bref, le libre arbitre, certes, Erasme le défendra, car il en faut, mais sans prétendre que l’homme peut y arriver tout seul…
2. Retable de Sainte-Anne
A Anvers, l’activité de Matsys connaît une avancée majeure avec les premières commandes publiques importantes de deux grands retables en triptyque :
- le Triptyque de la Confrérie de Sainte-Anne (1507-1509, Musée de Bruxelles), signé « Quinten Metsys screef dit ». (Quinten Metsys a écrit ceci).;
- le Triptyque de la Déploration du Christ (1507-1508, Musée d’Anvers), peint pour la chapelle de la guilde des charpentiers à la cathédrale d’Anvers, œuvre largement inspirée de la Déposition de croix de Roger Van der Weyden (Prado, Madrid). Jean-Baptiste et Jean l’Évangéliste, qui apparaissent lorsque le triptyque est fermé, sont les saint patrons de la corporation.
Le thème et l’iconographie du Triptyque Saint-Anne ont bien sûr été entièrement dictés au peintre par la confrérie de Sainte-Anne de Louvain qui lui a passé cette commande pour leur chapelle dans l’église Saint-Pierre de la même ville.
Le panneau central dépeint l’histoire de la famille de sainte Anne – la Sainte Parenté – à l’intérieur d’un édifice monumental couronné d’une coupole tronquée et d’arcades qui offrent une large vue sur un paysage montagneux. En cinq scènes, le retable raconte la vie d’Anne, mère de la Vierge, et de son époux Joachim. Les différents membres de la famille de la sainte apparaissent sur le panneau central.
L’événement clé de la vie d’Anne et de son mari Joachim, à savoir qu’ils deviendront les parents de la Vierge Marie alors qu’ils se croyaient incapables d’avoir des enfants, est représenté sur les panneaux gauche et droit du triptyque.
Le baiser chaste
La « conception immaculée » de la Vierge, représentée par l’image d’un « chaste baiser » entre les deux époux devant la Porte d’Or de la muraille de Jérusalem, a été un sujet immensément populaire dans l’histoire de la peinture, de Giotto à Dürer.
Il a donc été rapidement transposé à l’Immaculée conception du Christ lui-même. D’où l’apparition soudaine de tableaux montrant Marie embrassant « chastement » (mais chaleureusement et parfois sur les lèvres) son enfant Jésus.
Le cycle du retable se termine par la mort d’Anne, représentée sur le panneau intérieur droit où elle est entourée de ses enfants et où le Christ donne sa bénédiction.
Malgré l’échelle impressionnante de cette œuvre et son récit conventionnel, Matsys réussit à créer un sentiment de contemplation plus libre et plus intime. Un exemple en est la figure du petit cousin de Jésus dans le coin gauche, qui s’amuse à rassembler de belles enluminures autour de lui et, maintenant pleinement concentré, tente de les lire.
3. Une nouvelle perspective
Dans deux autres occasions, j’ai pu documenter qu’aussi bien le peintre flamand Jan Van Eyck que le bronzier italien Lorenzo Ghiberti ont pu se familiariser avec « l’optique arabe », en particulier les travaux scientifiques d’Ibn al-Haytham (connu sous son nom latin Alhazen).
A la Renaissance, plusieurs « écoles », avec des approches différentes et parfois opposés, ont tenté d’établir la meilleure façon de représenter l’« espace » dans l’art grâce à « la perspective ».
D’abord, dès le début du XVe siècle, une école, profitant des travaux des Franciscains d’Oxford (Roger Bacon, Grosseteste, etc.) sur Alhazen, tente de partir de la physionomie humaine (deux yeux fabriquant une image dans l’esprit du spectateur) et à la place d’un modèle monofocal (cyclopique) invente une perspective avec deux points de fuite centraux (perspective bi-focale). Cette perspective est bien identifiable dans certaines œuvres de Van Eyck et de Lorenzo Ghiberti ce dernier ayant traduit certains textes d’Alhazen. Ensuite, une autre école, celle associée à Alberti, affirme que la « bonne » perspective, purement géométrique et mathématique, fait appel à un « point de fuite central ». Enfin, une troisième école, celle de Jean Fouquet en France et Léonard de Vinci, constatant les limites du modèle albertien, tente une perspective curviligne.
A l’époque moderne, les partisans de Descartes et de Galilée ont absolument voulu démontrer que leur modèle d’un espace vide était né à la Renaissance avec le modèle albertien. Du coup, toute autre démarche ne peut être que tâtonnement et bidouillage de « primitifs » égarés ou ignares.
Une découverte inestimable
Comme nous l’avons l’évoqué précédemment, le Centre interdisciplinaire d’art et de science de Gand (GICAS) en Belgique travaille depuis 2007 à un nouveau « catalogue raisonné » de l’œuvre de Quinten Matsys. Dans ce cadre, en 2010, Jochen Ketels et Maximiliaan Martens ont examiné le Retable Sainte Anne de Matsys et l’impressionnant portique italianisant du panneau central.
Rappelons que la partie peinte (en deux dimensions) sur le volet central a été conçue par l’artiste pour se prolonger et s’intégrer harmonieusement dans une vaste construction en bois (en trois dimensions) servant d’encadrement, structure malheureusement perdue mais dont on connaît l’existence grâce à des dessins.
« Lorsque nous avons dirigé nos lampes photographiques vers le panneau central, écrivent les deux chercheurs, la lumière rasante a révélé quelque chose qui n’avait pas du tout été mentionné dans la littérature : des lignes de construction incisées dans les voûtes à caissons de l’architecture ».
L’infrarouge a également mis en lumière l’existence d’un
« ensemble complexe de lignes de construction dessinées, à main levée ou assistées, créées à l’aide de plusieurs outils et techniques. Non seulement un système de construction aussi complexe n’a pas été observé dans les peintures nordiques de cette période, mais Matsys a dû utiliser une procédure mathématique pour construire la loggia complexe ».
Encore plus intéressant,
« pour dessiner les contours de la coupole tronquée et sa décoration, Matsys n’a pratiquement pas utilisé de lignes, mais a préféré les points (…) au bas du chapiteau, Matsys a ajouté quelques lettres séparées, probablement un ‘z’, un ‘e’ ou un ‘c’ (…) En raison de leur position proche de l’élément et du fait que Piero della Francesca, par exemple, avait déjà utilisé un système similaire avec des chiffres et des lettres dans ses dessins du De Prospectiva Pingendi (Sur la perspective des tableaux, vers 1480), on a des raisons de supposer un lien avec le tracé ou la composition de la colonne. »
A cet égard, il est intéressant de noter que l’une des rares personnes, en contact avec Matsys à un moment ou à un autre, à avoir lu et étudié le traité de Piero della Francesca sur la perspective n’est autre qu’Albrecht Dürer, dont les Quatre livres sur la proportion humaine (1528) s’appuie sur l’approche révolutionnaire de Piero.
Ce que Dürer appelle la méthode du « transfert » de Piero deviendra par la suite la base de la géométrie projective, notamment à l’Ecole polytechnique sous Monge, la science clé qui a rendu possible la révolution industrielle.
Les chercheurs ont également vérifié l’utilisation par Matsys de la perspective du point de fuite central en employant la méthode du « birapport » (cross-ratio en anglais).
Étonnés, car supposément impossible selon ce qu’ils ont appris dans les meilleures écoles, ils constatent que :
« Matsys montre sa compétence en matière de perspective, à la hauteur des normes de la Renaissance italienne », une perspective « très correct, en effet ».
Source : Publication de l’Université de Gand
Jusqu’à présent, on tenait pour acquis que la science de la perspective n’avait atteint les Pays-Bas qu’après le voyage de Jan Gossaert à Rome en 1508, alors que Matsys, qui fait preuve d’une connaissance magistrale et étendue de la science de la perspective, a commencé à composer cette œuvre dès 1507.
4. La collaboration de Matsys avec Patinir et Dürer
Une dernière remarque concernant ce tableau, le paysage montagneux derrière les personnages, qui s’apparente déjà aux paysages typiques et inquiétants produits par l’ami de Matsys, Joachim Patinir (1480-1524), un autre géant mal connu de l’histoire de la peinture.
Pourtant l’autorité de Patinir n’était pas des moindres. Felipe de Guevara, ami et conseiller artistique de Charles Quint et de Philippe II, mentionne Patinir dans ses Commentaires sur la peinture (1540) comme l’un des trois plus grands peintres de la région, aux côtés de Rogier van der Weyden et de Jan van Eyck.
Patinir dirigeait un grand atelier avec des assistants à Anvers. Parmi ceux qui subissent la triple influence de Bosch, Matsys et Patinir, on note :
- Cornelis Matsys (1508-1556), fils de Quinten, qui se mariera avec la fille de Patinir ;
- Herri met de Bles (1490-1566), actif à Anvers, possible neveu de Patinir ;
- Lucas Gassel (1485-1568), actif à Bruxelles et à Anvers;
- Jan Provoost (1465-1529), actif à Bruges et Anvers ;
- Jan Mostaert (1475-1552), peintre actif à Haarlem ;
- Frans Mostaert (1528-1560), peintre actif à Anvers ;
- Jan Wellens de Cock (1460-1521), peintre actif à Anvers ;
- Matthijs Wellens de Cock (1509-1548), peintre-graveur actif à Anvers ;
- Jérôme Wellens de Cock (1510-1570), peintre-graveur, qui fonda, avec sa femme, l’entreprise Aux Quatre Vents, probablement le plus grand atelier de gravure au nord des Alpes de l’époque, qui employait Pieter Brueghel l’Aîné.
Il est généralement admis que Matsys a peint les figures de certains paysages de Patinir. D’après l’inventaire de 1574 de l’Escorial, ce fut le cas pour Les tentations de saint Antoine (1520, Prado, Madrid). On est tenté de penser que cette collaboration entre amis a fonctionné dans les deux sens, à savoir que Patinir a réalisé des paysages pour des œuvres de Matsys et à sa demande, une réalité qui met quelque peu à mal le mythe persistant d’une Renaissance présentée comme le berceau de l’individualisme moderne.
Le fait que Matsys et Patinir étaient très proches est confirmé par le fait qu’après la mort prématurée de Patinir, Matsys devient le tuteur de ses deux filles. Il est également intéressant de noter que Gérard David, qui est devenu le principal peintre de Bruges après Memling, est devenu membre de la guilde St. Lucas d’Anvers en 1515 conjointement avec Patinir, ce qui lui a permis d’accéder légalement au marché de l’art anversois, en pleine expansion.
Les historiens de l’art moderne ont tendance à présenter Patinir comme l’« inventeur » de la peinture de paysage, affirmant que pour lui, les sujets religieux n’étaient que des prétextes pour présenter ce qui l’intéressait vraiment, les paysages, tout comme Rubens a peint Adam et Eve uniquement parce qu’il aimait peindre (et vendre) des nus.
C’est plausible pour Rubens, mais assez faux pour Patinir, dont les « beaux » paysages, comme l’a démontré l’historien de l’art Reindert L. Falkenberg, n’auraient été qu’une sorte de tromperie sophistiquée du diable. La beauté du monde, création satanique chez Patinir, n’existe que pour tenter les humains et les faire succomber au péché.
Rencontre avec Albrecht Dürer
Pourquoi Dürer est-il venu dans les Pays-Bas ? L’une des explications est qu’après la mort de son principal mécène et donneur d’ordre, l’empereur Maximilien Ier, l’artiste serait venu pour faire confirmer sa pension par Charles Quint.
Dürer arrive à Anvers le 3 août 1520 et visite Bruxelles et Malines où il est reçu par Marguerite d’Autriche (1480-1530), tante de Charles Quint. Chargée d’administrer les Pays-Bas bourguignons tant que Charles est trop jeune, elle prête parfois à Érasme une oreille attentive tout en gardant ses distances.
A Malines, Dürer a certainement visité la belle demeure de Jérôme de Busleyden (1470-1517), le mécène qui permettra à Erasme de démarrer en 1517 le « Collège trilingue ». Busleyden était l’ami de l’évêque de Londres, Cuthbert Tunstall (1475-1559), qui le présente à Thomas More (1478-1535).
Lors de son séjour chez Margaret, Dürer a pu admirer un incroyable tableau de sa collection, Le couple Arnolfini (1434) de Jan van Eyck. Marguerite venait d’accorder une pension au peintre vénitien, Jacopo de’ Barbari (1440-1515), diplomate et exilé politique à Malines, qui réalisa un portrait de Luca Pacioli (1445-1514), le franciscain qui fit découvrir Euclide à Léonard et écrivit De Divina Proportione (1509) que Léonard illustra.
De’ Barbari est mentionné par plusieurs de ses contemporains, notamment Dürer, Marcantonio Michiel (1584-1552) et Gérard Geldenhauer (1482-1542). En 1504, de’ Barbari a rencontré Dürer à Nuremberg et ils ont discuté du canon des proportions humaines, un sujet central des recherches de ce dernier. Un manuscrit non publiée du traité de Dürer révèle que l’Italien n’était pas disposé à partager ses découvertes :
« Je ne trouve personne qui ait écrit quoi que ce soit sur la façon d’élaborer le canon de proportions humaines, à l’exception d’un homme nommé Jacob, né à Venise et peintre charmant. Il me montra [sa gravure d’] un homme et une femme qu’il avait faits sur mesure, de sorte que je préférais maintenant voir ce qu’il voulait dire plutôt que de contempler un nouveau royaume… Jacobus n’a pas voulu me montrer clairement ses principes, ça, je l’ai bien vus »
(cité dans Levinson, Early Italian Engravings from the National Gallery of Art).
En mars 1510, selon les archives, de’ Barbari est au service de l’archiduchesse Marguerite à Bruxelles et à Malines. En janvier 1511, il tombe malade et rédige un testament. En mars, l’archiduchesse lui accorde une pension à vie en raison de son âge et de sa faiblesse. Il meurt en 1516, laissant à l’archiduchesse une série de 23 planches à graver. Mais lorsque Dürer lui demande de lui fournir certains des écrits de de’ Barbari sur les proportions humaines, elle décline poliment sa demande. Le journal de Dürer révèle qu’il était souvent reçu par ses collègues locaux.
A Anvers, « je suis allé voir Quinten Matsys dans sa maison », écrit-il dans son journal. Dans la même ville, il esquisse un portrait de Lucas van Leyden (1489-1533), et réalise le célèbre portrait du vieillard barbu de 93 ans qui servira de modèle à son Saint Jérôme.
Il rencontre au moins trois fois Érasme dont il fait un portrait respirant une complicité mutuelle. Érasme lui passe commande car il a besoin d’un grand nombre de portraits pour les envoyer à ses correspondants dans toute l’Europe. Comme il l’indique dans son journal, Dürer esquisse plusieurs fois Érasme au fusain lors de ces rencontres. Il en tirera un portrait gravé un peu maladroit, réalisé six ans plus tard.
A l’occasion de son deuxième mariage, le 5 mai 1521, Patinir invite Dürer. On ne sait pas quand et comment cette amitié a commencé, ou si elle était simplement de circonstance. Le maître de Nuremberg esquisse le portrait de Patinir et l’appelle « der gute Landschaftsmaler » (le bon peintre de paysages), créant ce mot nouveau pour ce qui devient un nouveau genre.
Lors du mariage, il rencontre Jan Provoost (1465-1529), Jan Gossaert (de Mabuse) (1462-1533) et Bernard van Orley (1491-1542), des peintres en vogue à la cour de Malines.
Mais la Mort et l’Avare (1515, Bruges) de Provoost est clairement d’inspiration erasmienne.
Le poète, professeur de latin et philologue Cornelis de Schrijver (Grapheus) (1482-1558), collaborateur de l’imprimeur d’Érasme à Louvain et Anvers, Dirk Martens, est une figure qui a pu mettre Dürer en lien avec les peintres d’Anvers, ville dont il est le secrétaire en 1520.
Les imprimeurs et les éditeurs ont joué un rôle clé à la Renaissance, car ils serviront d’intermédiaires entre, d’une part, les intellectuels, les érudits et les savants, et d’autre part, les illustrateurs, les graveurs, les peintres et les artisans. Comme Dürer lui-même, Grapheus était attiré par les idées de la Réforme, dont Luther et Érasme étaient les chefs de file. On sait que Grapheus a acheté à Dürer un exemplaire du De Captivitate (De la captivité babylonienne de l’Église) de Luther, un ouvrage incontournable pour quiconque s’intéressait à l’avenir de la chrétienté.
Comme Érasme et bien d’autres humanistes, Dürer a été l’hôte de Quinten Matsys dans sa fabuleuse maison de la Schuttershofstraat, ornée de décorations italiennes (festons de feuilles, de fleurs ou de fruits) et de grotesques (réseaux décoratifs et symétriques de lignes et de figures).
Une représentation idéalisée de la rencontre Dürer-Matsys (sous le regard de Thomas More et d’Érasme) figure dans un tableau de Nicaise de Keyser (1813-1887) conservé au Musée royal des arts d’Anvers. Une autre scène, un dessin de Godfried Guffens (1823-1901) datant de 1889, montre l’échevin anversois Gérard van de Werve recevant Albrecht Dürer qui lui est présenté par Quinten Matsys.
Lorsque Charles Quint revint d’Espagne et visita Anvers, Grapheus écrivit un panégyrique pour saluer son retour. Mais en 1522, il est arrêté pour hérésie, emmené à Bruxelles pour y être interrogé et emprisonné. Il perd alors son poste de secrétaire. En 1523, il est libéré et retourne à Anvers, où il devient professeur de latin. En 1540, il redevient secrétaire de la ville d’Anvers. La propre sœur de Quentin Matsys, Catherine, et son mari ont été condamnés à mort à Louvain en 1543 pour ce qui était devenu le délit capital de lecture de la Bible depuis 1521 : il a été décapité, elle aurait été enterrée vivante sur la place devant l’église.
A cause de leurs convictions religieuses, les enfants de Matsys quittent Anvers et partent en exil en 1544. Cornelis finira ses jours à l’étranger.
5. Le lien avec Erasme
En 1499, Thomas More et Érasme se rencontrent à Londres. Leur rencontre initiale s’est transformée en une amitié à vie, puisqu’ils ont continué à correspondre régulièrement. A cette époque, ils ont collaboré à la traduction en latin et à l’impression de certaines œuvres du satiriste assyrien Lucien de Samosate (vers 125-180 après J.-C.), surnommé à tort « le Cynique ».
Érasme a traduit le texte satirique de Lucien, Sur ceux qui sont aux gages des grands, et l’a fait envoyer à son ami Jean Desmarais, professeur de latin à l’Université de Louvain et chanoine à l’église Saint-Pierre de cette ville.
Lucien, dans son texte, attaque l’état d’esprit des érudits qui vendent leur âme, leur esprit et leur corps au pouvoir dominant. Il en cite, fier de lui, disant :
« Quel bonheur de compter au nombre de ses amis les premiers citoyens de Rome, de faire des dîners splendides, sans qu’il en coûte rien, de loger dans une belle maison, de voyager à son aise, mollement couché sur un char attelé de chevaux blancs de recevoir, en outre, une magnifique récompense de cette amitié et du bien-être dont il vous est donné de jouir ! Quel bon métier, où tout vient de la sorte sans semence ni culture ».
Dans un véritable manifeste contre la servitude volontaire, anticipant celui de La Boétie, Lucien, qui pardonne d’abord ceux qui se soumettent par pure nécessité alimentaire, s’en prend à leur fantasme pervers comme cause de leur capitulation :
« Il ne reste plus qu’un motif que je crois vrai, mais qu’ils n’avouent pas : c’est que l’espoir de jouir de mille plaisirs les précipite vers ces maisons, frappés de l’éclat de l’or et de l’argent dont elles brillent, tout heureux des festins et du luxe qu’ils se promettent ; quand ils boiront l’or à pleine coupe et sans obstacle. Voilà ce qui les entraîne ; voilà pourquoi ils échangent leur liberté contre l’esclavage. Ce n’est pas, comme ils le disent, le besoin du nécessaire, c’est le désir du superflu et de toutes ces magnificences. Mais, semblables à des amants infortunés, à des soupirants malheureux, ils sont traités par les riches avec la fierté rusée d’un objet aimé, qui entretient la passion de ses poursuivants, mais qui se laisse à peine dérober la faveur amoureuse d’un baiser, parce qu’il sait que la jouissance anéantit l’amour : il se refuse donc à cette jouissance, il s’en garde avec le plus grand soin. Cependant, pour laisser à l’amant quelque ombre d’espoir, dans la crainte que l’excès des rigueurs ne le désespère et qu’il ne cesse d’aimer, on lui accorde un sourire, on lui promet de faire un jour ce qu’il voudra, de se montrer aimable, de le traiter avec toutes sortes d’égards ; puis insensiblement l’âge arrive, et bientôt l’amour de l’un et les faveurs de l’autre ne sont plus de saison. Ainsi pour eux, la vie tout entière se passe à espérer. »
Lucien, Sur ceux qui sont aux gages des grands.
C’est en 1515 à Anvers, lorsque Thomas More est envoyé en mission diplomatique par le roi Henri VIII pour régler d’importants litiges commerciaux internationaux à Bruges, qu’Erasme lui présente son ami Pieter Gillis (1486-1533) (latinisé en Petrus Ægidius), compagnon humaniste et secrétaire de la ville d’Anvers. Gillis, qui avait débuté à dix-sept ans comme correcteur d’épreuves dans l’imprimerie de Dirk Martens à Louvain et Anvers, connaît Érasme depuis 1504. L’humaniste lui conseille de poursuivre ses études et ils restent en contact. L’imprimeur Martens a édité à Louvain plusieurs livres d’humanistes, notamment ceux de Denis le Chartreux (1401-1471) et De inventione dialectica (1515) de Rudolphus Agricola, le manuel d’enseignement supérieur le plus largement acheté et utilisé dans les écoles et les universités de toute l’Europe. Tout comme More et Érasme, Gilles était un admirateur et disciple d’Agricola, une figure emblématique de l’école des Frères de la Vie commune de Deventer. Grand pédagogue, musicien, facteur d’orgues d’églises, poète en latin et en langue vernaculaire, diplomate, boxeur et, vers la fin de sa vie, érudit en hébreu, Agicola, l’enseignant préféré d’Erasme, était la source d’inspiration de toute une génération. La maison de Gillis à Anvers était également un lieu de rencontre important pour les humanistes, les diplomates et les artistes de renommée internationale. Quinten Matsys y est également un invité de marque. Enfin, c’est Gillis qui recommande à la cour d’Angleterre le peintre Hans Holbein le Jeune, le jeune prodige qui avait illustré l’Éloge de la folie d’Érasme. Du coup il sera reçu outre-manche par Thomas More avec grand enthousiasme. Son frère Ambrosius Holbein (1494-1519) illustrera plus tard l’Utopie de More.
6. L’Utopie de Thomas More
Gillis partage avec More et Érasme une grande sensibilité à la justice, ainsi qu’une sensibilité typiquement humaniste vouée à la recherche de sources de sagesse plus fiables. Il est avant tout connu comme un personnage apparaissant dans les premières pages de l’Utopie, lorsque Thomas More le présente comme un modèle de civilité et un humaniste à la fois plaisant et sérieux :
« J’ai souvent reçu pendant ce séjour [à Bruges], entre autres visiteurs et bienvenus entre tous, Pieter Gillis. Né à Anvers, il jouit d’un grand crédit et d’une position éminente parmi ses concitoyens, digne des plus grands, car le savoir et le caractère de ce jeune homme sont également remarquables. Il est en effet plein de bonté et d’érudition, accueillant tout le monde avec libéralité, mais, quand il s’agit de ses amis, avec un tel élan, une telle affection, une telle fidélité et un tel dévouement sincère, qu’on trouverait peu d’hommes qui lui soient comparables dans les choses de l’amitié. Peu d’hommes ont aussi sa modestie, son manque d’affectation, son bon sens naturel, tant de charme dans la conversation, tant d’esprit avec si peu de malice ».
L’oeuvre la plus célèbre de Thomas More est bien sûr l’Utopie, composée en deux volumes.
Il s’agit de la description d’une île fictive qui n’était pas gouvernée par une oligarchie comme la plupart des États et empires occidentaux, mais qui était gouvernée sur la base des idées du bien et du juste que Platon a formulées dans son dialogue, La République.
Alors que l’Éloge de la folie d’Érasme appelait à une réforme de l’Église, l’Utopie de More (écrit en partie par Erasme), une autre satire de la corruption, de l’avidité, de la cupidité et des échecs qu’ils voyaient autour d’eux, appelait à une réforme de l’État et de l’économie.
L’idée du livre est venue à Thomas More alors qu’il séjournait dans la résidence anversoise de Gillis, Den Spieghel, en 1515.
Le premier volume, commence par une correspondance entre More et d’autres personnes, dont Pieter Gillis. De retour en Angleterre en 1516, l’humaniste anglais rédige l’essentiel de l’ouvrage.
Entre décembre 1516 et novembre 1518, quatre éditions de l’Utopie furent composées par Erasme et Thomas More et paraîssent en décembre 1516 chez l’éditeur Dirk Martens à Louvain. Avec le texte, une carte gravée sur bois de l’île d’Utopie, des vers de Gillis et l’« alphabet utopique » que ce dernier invente pour l’occasion, des vers de Geldenhouwer, historien et réformateur lui aussi éduqué par les Frères de la Vie commune de Deventer, des vers de Grapheus ainsi que l’épître de Thomas More dédicaçant l’ouvrage à Gillis. Plusieurs années après la mort de More et d’Érasme, en 1541, Grapheus, avec Pieter Gillis, publia son Enchiridio Principis Ac Magistratus Christiani.
7. Pieter Gillis et le « Diptyque de l’amitié »
Outre les triptyques et les peintures religieuses, Matsys excellait dans les portraits. L’une des plus belles oeuvres de Matsys est le double portrait d’Érasme et de son ami Gillis, peint en 1517.
Ce diptyque de l’amitié devait servir de visite « virtuelle » à leur ami anglais Thomas More à Londres et ils ont demandé à Quinten Matsys de réaliser les deux tableaux, car il était le meilleur peintre de la place. Le portrait d’Érasme fut le premier à être achevé. Celui de Gillis était constamment retardé parce qu’il tombait malade entre les séances de pose. Les deux hommes, dans leur correspondance, avaient parlé de ce double portrait à Thomas More, ce qui n’était peut-être pas une bonne idée, car More les interrogeait constamment sur l’état d’avancement des oeuvres et devenait très impatient de recevoir ce cadeau. Les deux oeuvres furent finalement achevées et envoyées à More alors qu’il se trouvait à Calais. Bien qu’ils soient représentés sur des panneaux distincts, les deux hommes érudits et cultivés sont présentés dans un espace d’étude continu. Si l’on regarde les deux tableaux côte à côte, on constate que Matsys a astucieusement maintenu la bibliothèque derrière les deux personnages, ce qui donne l’impression que les deux hommes représentés dans les deux panneaux distincts occupent la même pièce et se font face.
Érasme est occupé à écrire et Pieter Gillis montre les Antibarbari, un livre qu’Erasme préparait pour publication, tandis qu’il tient une lettre de More dans sa main gauche. La présentation d’Erasme dans son étude fait écho aux représentations de Saint Jérôme qui, avec sa traduction de la Bible, est un exemple pour tous les humanistes et dont Erasme venait de publier l’oeuvre. Il est intéressant de regarder les livres sur les étagères à l’arrière-plan.
- Sur l’étagère supérieure du tableau d’Érasme se trouve un livre portant l’inscription Novum Testamentum Graece, la première édition du Nouveau Testament en grec publiée par Érasme en 1516.
- L’étagère inférieure contient un tas de trois livres.
–Le livre du bas porte l’inscription Jérôme, qui fait référence aux éditions de l’humaniste des oeuvres de ce Père de l’Eglise ;
–le livre du milieu porte l’inscription Lucien, en référence à la collaboration entre Érasme et Thomas More dans la traduction des Dialogues de Lucien.
–L’inscription sur le livre au sommet des trois est le mot Hor, qui se lisait à l’origine Mor. La première lettre a probablement été modifiée lors d’une restauration ancienne, car outre le fait que Mor soit les premières lettres du nom de famille de Thomas More, elles font certainement référence aux essais satiriques écrits par Érasme alors qu’il séjournait chez Thomas More à Londres en 1509 et intitulés Encomium Moriae (Éloge de la folie).
Nous voyons Érasme en train d’écrire un livre. Cette représentation a fait l’objet d’une attention particulière, car les mots que l’on voit sur le papier sont une paraphrase de l’Épître aux Romains de saint Paul, l’écriture étant une reproduction soignée de celle d’Érasme, et la plume de roseau qu’il tient est connue pour être le moyen d’écriture favori d’Érasme.
En y regardant de plus près, dans l’ombre, on distingue une bourse dans les plis de la cape d’Érasme. Il se peut qu’Érasme ait voulu que l’artiste l’inclue pour illustrer sa générosité. Erasmus et Gillis ont tenu à informer Thomas More qu’ils avaient partagé le coût du tableau parce qu’ils voulaient qu’il s’agisse d’un cadeau de tous les deux.
Thomas More a fait part de sa grande satisfaction à propos de ces portraits dans de nombreuses lettres, les peintures étant exécutées « avec une si grande virtuosité que tous les peintres de l’Antiquité pâlissent en comparaison », tout en avouant une fois un peu après qu’il aurait préféré son image taillée dans la pierre (dans une incarnation qu’il estimait moins périssable).
8. Le lien avec Léonard de Vinci (I)
Plusieurs tableaux indiquent de façon incontestable que Matsys et son entourage avaient des connaissances approfondies et s’inspiraient en partie des peintures et dessins de Léonard de Vinci, sans nécessairement saisir pleinement l’intention scientifique et philosophique de l’auteur. C’est clairement le cas de la Vierge à l’Enfant du musée de Poznan (1513, Pologne), qui présente littéralement, devant un paysage de montagne de style Patinir, la pose gracieuse et aimante de Marie tenant le Christ dans ses bras, ce dernier embrassant l’agneau, presqu’une une copie de Sainte Anne et la Vierge de Léonard de Vinci, une oeuvre qu’il commence en 1503 et qu’il apporte à Amboise en France en 1517. Comme nous l’avons déjà dit, on ne sait pas comment cette image a pu atteindre le maître, qu’il s’agisse d’estampes, de dessins ou de contacts plus personnels.
Un deuxième exemple se trouve dans le Triptyque de la Déploration du Christ (1508-1511).
La scène centrale du triptyque ouvert, qui rappelle La descente de croix de Rogier van der Weyden (1435, Museo del Prado, Madrid), est soutenue par le paysage. Le drame religieux est étudié en détail et mis en scène de manière harmonieuse. En même temps, Matsys respecte la grande importance des croyants pour la narration et la description. Si la scène est propice à la réflexion et à la prière, Matsys déploie également la science du contraste. Si certains personnages plus rustres, notamment les têtes orientales, ont pu être inspirés par des visages de marins et de marchands qu’il a pu croiser dans le port, les traits de ceux qui sont frappés par la douleur et le chagrin sont plein de grâce.
Dans le panneau du milieu, nous ne voyons pas la souffrance, mais la lamentation après la souffrance. Il dépeint le moment où Joseph d’Arimathie vient demander à la Vierge la permission d’enterrer le corps du Christ. Derrière l’action centrale se trouve la colline du Golgotha, avec ses quelques arbres, la croix et les voleurs crucifiés.
Le panneau de gauche montre Salomé présentant la tête de Jean-Baptiste à Hérode le Grand, roi de Judée, Etat client de Rome.
Le panneau de droite est une scène d’une extraordinaire cruauté, représentant saint Jean, dont le corps est plongé dans un chaudron d’huile bouillante. Le saint, nu jusqu’à la taille, semble presque angélique, comme s’il ne souffrait pas. Autour de lui, une foule de visages sadiques, de vilains rustres aux vêtements criards. La seule exception à cette règle est la figure d’un jeune Flamand, peut-être une représentation du peintre lui-même, qui observe la scène du haut d’un arbre.
Quant aux visages des personnages qui entourent Saint Jean Baptise, tout comme ceux qui chauffent le chaudron, ils proviennent directement du dessin de Léonard de Vinci intitulé Les cinq têtes grotesques (vers 1494, Chateau de Windsor, Angleterre). L’ironie et l’humour flamands ont fait bon accueil à ceux de Léonard !
Chez Léonard, les visages semblent même éclater dans un rire hilarant, en se regardant les uns les autres et en regardant la figure couronnée au centre. Les feuilles de cette couronne ne sont pas celles des lauriers qui célèbrent les poètes et les héros, mais celles… d’un chêne.
A cette époque, le pape anti-humaniste et belliciste qui triomphait à Rome était Jules II, que Rabelais a mis en enfer en train de vendre des petits pâtés. Jules était membre d’une puissante famille de la noblesse italienne, la maison Della Rovere, littéralement « du chêne »…
C. La science erasmienne du grotesque
1. Dans la peinture religieuse
L’utilisation de têtes grotesques, exprimant les basses passions qui submergent et dominent les personnes malveillantes, était une pratique courante dans les peintures religieuses pour donner vie et contraste dans les oeuvres. En 1505, Dürer se rend à Venise et dans la ville universitaire de Bologne pour s’initier à la perspective. Il se rend ensuite plus au sud, à Florence, où il découvre les oeuvres de Léonard de Vinci et du jeune Raphaël, puis à Rome.
Le Christ parmi les docteurs (1506, Collection Thyssen Bornemisza, Madrid), a été peint à Rome en cinq jours et reflète l’influence éventuelle des grotesques de Léonard.
Dürer était de retour à Venise au début de l’année 1507 avant de retourner à Nuremberg la même année. Le Christ portant la croix de Jérôme Bosch (après 1510, Gand) est un autre exemple célèbre. La tête du Christ est entourée d’un groupe dynamique de « tronies » ou visages grotesques.
Bosch s’est-il inspiré de Léonard et de Matsys, ou est-ce l’inverse ? Si la composition peut sembler chaotique à première vue, sa structure est en réalité très rigide et formelle. La tête du Christ est placée précisément à l’intersection de deux diagonales. La poutre de la croix forme une diagonale, avec la figure de Simon de Cyrène aidant à porter la croix en haut à gauche, et avec le « mauvais » meurtrier en bas à droite.
L’autre diagonale relie l’empreinte du visage du Christ sur le suaire de Véronique, en bas à gauche, au voleur pénitent, en haut à droite.
Il est attaqué par un charlatan diabolique ou un pharisien et un moine diabolique, allusion évidente de Bosch au fanatisme religieux de son époque.
Les têtes grotesques rappellent les masques souvent utilisés dans les jeux de la passion ainsi que les caricatures de Léonard de Vinci.
En revanche, le visage du Christ, modelé avec douceur, est serein. Il est le Christ souffrant, abandonné de tous et qui triomphera de tous les maux du monde. Cette représentation s’inscrit parfaitement dans les idées de la Devotio Moderna.
Quinten Matsys, dans son Ecce Homo’s (1526, Venise, Italie), se base clairement sur la tradition de Bosch.
2. Les avares, les banquiers, les receveurs d’impôts et les agents de change, la lutte contre l’usure
La dénonciation satirique par Matsys de l’usure et de la cupidité est directement liée à la critique religieuse, philosophique, sociale et politique d’Érasme et de More.
Marlier, dans une description magistrale, met en lumière comment les usuriers et les spéculateurs sont devenus à Anvers les acteurs dominants de la vie économique de l’époque, une situation qui n’est pas sans rappeler la situation mondiale actuelle :
« C’est qu’au XVIe siècle la substitution progressive de la nouvelle économie capitaliste à l’ancien régime corporatif est allée de pair avec une succession de crises, dont pâtissent surtout les petites gens. Si la spéculation boursière, les manipulations monétaires et le commerce de l’argent favorisent l’édification de fortunes considérables, ils entraînent par contre l’appauvrissement et souvent la ruine des artisans et des paysans. Des marchands enrichis, des financiers mettent la main sur l’industrie et réduisent l’ouvrier au rang de prolétaire. Les travailleurs doivent passer désormais par toutes les conditions de ceux qui les emploient. Les salaires ne sont plus respectés et bien souvent le chômage sévit et plonge les familles dans la misère.
Le bouleversement économique s’accompagne de troubles financiers provoqués par l’afflux des métaux précieux de l’Amérique en l’Espagne. De gigantesques opérations de banque s’effectuent à Anvers, qui devient, sous le règne de Charles Quint, le grand marché monétaire de l’Europe. A partir de la troisième décade du siècle, le pouvoir d’achat des devises commence à fléchir et il en résulte une hausse continue des prix. Les salaires, par contre, restent stationnaires. Les hommes de finance accaparent les marchandises, détiennent les monopoles et s’emparent même des terres, dont ils pressurent sans pitié les tenanciers. Voilà les nouveaux riches, contre lesquels les pauvres et les faibles murmurent, mais que l’empereur protège, parce qu’ils sont les seuls capables de lui avancer les fonds nécessités par sa politique européenne.
Charles Quint doit se soumettre aux exigences draconiennes de ses banquiers et le service des intérêts exorbitants le pousse à multiplier les impôts. Il escompte le produit des taxes futures et met à l’encan certains offices de trésorerie. On devine les abus qui en résultent. Les taxes ne sont pas levées directement par le gouvernement, mais affermées à des accisiens, qui se rendent odieux par leurs exactions. Ils sont sans pitié pour les petites gens, auxquels ils enlèvent le peu qu’ils possèdent ».
(Marlier, p. 252-253)
« Dans une telle conjoncture, conclut Marlier, où les crises se multiplient, où la ruine succède du jour au lendemain à une prospérité fallacieuse, où le commerce est envahi par une foule de pratiques malhonnêtes, l’usure devait nécessairement prospérer. Du haut en bas de l’échelle sociale, quantité de personnes sont contraintes d’emprunter, moyennant un intérêt abusif. A tous les étages de la société, l’usurier se livre à son activité rémunératrice. Il trouve ses victimes aussi bien dans les milieux de l’aristocratie que parmi les paysans et les ouvriers. Dans les villes, il y a maintenant une classe d’hommes et de femmes qui ne vivent que de l’usure ».
(Marlier, p. 253)
A cela ajoutez le fait que les Fugger et les Welser s’cinvestissent massivement dans le commerce d’esclaves en provenance d’Afrique.
Les Fugger utilisent leurs mines d’Europe de l’Est et d’Allemagne pour produire des manillas (bracelets), des objets d’échange en métal qui sont entrés dans l’histoire comme « monnaie de traite » en raison de leur utilisation sur les côtes de l’Afrique de l’Ouest.
Les Welser, qui se concentrent sur les épices et le commerce de textile, ont tenté de leur coté d’établir une colonie dans ce qui est aujourd’hui le Venezuela (Nom espagnol dérivé de l’italien Venezziola, « petite Venise », devenue Welserland) et ont expédié plus de 1 000 Africains réduits en esclavage vers l’Amérique.
Pendant ce temps, dans les maisons des citoyens prospères d’Augsbourg, des esclaves indiens étaient forcés de travailler pour leurs « maîtres ».
D’après le site officiel de la famille Fugger, l’histoire selon laquelle Anton Fugger aurait jeté les reconnaissances de dettes de ce dernier dans le feu en 1530, sous les yeux de Charles Quint, afin de renoncer généreusement au remboursement de crédits, est une pure fiction.
Mais il a accordé au nouvel empereur une petite réduction de dette (haircut). En échange, Charles Quint renonce à son projet de « loi impériale sur les monopoles », qui aurait considérablement réduit le champ d’action des banques et des maisons de commerce du Saint Empire romain germanique.
Selon Richard Ehrenberg, chercheur sur les Fugger, l’histoire concernant Anton n’est apparue qu’à la fin du XVIIe siècle, sans doute pour attester de sa loyauté envers l’empereur.
Thomas More et Érasme ont dénoncé cette montée brutale des abus financiers prédateurs et criminels dans l’Utopie.
Sans refuser l’essor du capitalisme entrepreneurial moderne, Érasme condamne sans façons les abus d’un capitalisme financier totalement débridé :
« Le Christ, déclare-t-il, n’a pas interdit l’activité ingénieuse, mais le souci tyrannique du gain. »
Les fonctionnaires, plaide-t-il dans son Éducation d’un prince chrétien (1516), écrit pour éclairer le jeune Charles Quint qui ne l’a jamais lu, doivent être recrutés sur la base de leur compétence et de leur mérite, et non en raison de leur nom glorieux ou de leur statut social. Pour Érasme, (s’exprimant de façon satirique par la bouche de la Folie) :
« La plus folle et la plus méprisable de toutes les classes humaines, c’est celle des marchands. Occupés sans cesse du vil amour du gain, ils emploient pour le satisfaire, les moyens les plus infâmes : le mensonge, le parjure, le vol, la fraude, l’imposture remplissant leur vie entière. Cependant ils se croient de grands personnages, parce que leurs doigts sont chargés d’anneaux d’or et il se trouve assez de moinillons flatteurs qui ne rougissent pas de leur donner en public les titres les plus honorables pour attraper quelque parcelle d’un bien si mal acquis ». (cité dans Marlier, p. 270)
On peut, comme l’affirme Silver, sur la base de ce qui est écrit dans les registres représentés dans cette oeuvre et du fait que la collecte des impôts était confiée à des particuliers, réattribuer au tableau de Matsys, désigné jusqu’à récemment comme Les usuriers, la description plus « factuellement exacte » de Les receveurs d’impôts.
Cependant, force est de constater que cela ne change rien au fait que le sujet de cette oeuvre semble correspondre à ce que dénonce un vieux proverbe de l’époque :
« Un usurier, un meunier, un changeur de monnaie et un collecteur d’impôts sont les quatre évangélistes de Lucifer ».
Alors que le clerc municipal, à gauche, semble « raisonnable », puisque son visage n’est pas « grotesque », l’homme assis derrière, celui qui a extorqué l’impôt au peuple en s’engraissant au passage, dans une étrange rotation de son bras protégeant une bourse en cuir, montre la face grotesque et laide de la cupidité, justifiée par ce qu’il a déclaré et qui a été consigné dans les registres officiels.
La complaisance entre les deux hommes, l’un faisant le mal, l’autre fermant les yeux devant des pratiques innommables, est la véritable laideur de l’histoire. Les agents de change ou changeurs de monnaie, admet Silver, ont souvent joué le même rôle que les banquiers, citant l’historien de l’économie Raymond de Roover.
De plus, la quatrième canaille non représentée, le meunier (cible des peintures de Bosch et de Brueghel), était souvent fustigée parce que le prix des céréales devenait un point sensible à répétition dans les époques de fluctuation des prix des matières premières, comme c’était le cas à cette période.
Étant donné que le pillage financier prévalait après les années 1520, de telles dénonciations satiriques de la cupidité financière ne pouvaient que devenir très populaires. Le sujet est repris presque immédiatement par le fils du peintre, Jan Matsys (1510-1575), copié presque à l’identique par Marinus van Reymerswaele (1490-1546) et par Jan Sanders van Hemessen (1500-1566).
Le Banquier et sa femme
Dans une version plus « civilisée » de cette métaphore, sur le même thème, on trouve le célèbre Banquier (changeur ou prêteur) et sa femme de Matsys (1514, Louvre, Paris).
Dans un chapitre de son livre Les primitifs flamands intitulé Les héritiers des fondateurs, l’historien d’art Erwin Panofsky considère cette oeuvre comme une « reconstruction » d’une « oeuvre perdue de Jan van Eyck (un ‘tableau avec des figures à mi-corps, représentant un patron faisant ses comptes avec son employé’), que Marcantonio Michiel prétend avoir vue à la Casa Lampugnano de Milan ».
Soulignons de nouveau qu’il ne s’agit pas ici d’un double portrait d’un banquier et sa femme, mais d’un seule métaphore.
Tandis que le banquier (dans le même geste que Jacob Fugger sur le tableau de Lorenzo Lotto) vérifie si le poids du métal des pièces correspond bien à leur valeur nominale, sa femme, qui tourne les pages d’un livre d’heures, jette un regard triste sur les activités cupides de son mari visiblement malheureux.
En 1963, Georges Marlier écrivait :
« Le tableau du Louvre n’a pas d’accent satirique, mais reflète une préoccupation morale (…) L’intention édifiante est soulignée par une inscription qui figurait sur le cadre à l’époque, vers le milieu du XVIIe siècle, où le tableau se trouvait dans la collection Stevens à Anvers : “Stature justa et aequa sint podere” (que la balance soit juste et les poids égaux)
En effet, dans le Lévitique, XIX, 35-36, on peut lire:
35. « Ne faites rien contre l’équité, ni dans les jugements, ni dans ce qui sert de règle, ni dans les poids, ni dans les mesures.
36. « Que la balance soit juste, et les poids tels qu’ils doivent être ; que le boisseau soit juste, et que le setier ait sa mesure. »
Le banquier a, en plus de la balance qu’il utilise, fixé une paire de balances au mur derrière lui. Pour les humanistes chrétiens, le poids de la richesse matérielle est à l’opposé de celui de la richesse spirituelle. Dans le Jugement dernier de Van der Weyden à Beaune, le peintre montre ironiquement un ange pesant les âmes ressuscitées, envoyant les plus lourdes d’entre elles… en enfer.
D’autres supposent que la femme du banquier n’est pas complètement insensible à toutes les pièces de monnaie sur la table, mais que l’attention de ses yeux se porte davantage sur les mains de son mari que sur les objets posés sur la table. Piété ou plaisir de la richesse ? Un fruit sur l’étagère (pomme ou orange), juste au-dessus de son mari, pourrait être une référence au fruit défendu mais la bougie éteinte sur l’étagère derrière elle rappelle la brièveté des plaisirs terrestres.
Lorsque Marinus van Reymerswaele reprend ce thème (ci-dessus), la tentation de la femme pour l’argent sur la table semble encore plus grande.
Miroir bombé
On peut supposer que le miroir convexe (bombé), posé au premier plans sur la table du couple, opère comme une « mise en abîme » (une « pièce dans la pièce » ou « un tableau dans le tableau »). On y voit un homme (le banquier ?), lisant lui-même un livre (religieux ?).
Le miroir ne montre pas nécessairement un espace réel existant mais peut très bien représenter une séquence temporelle imaginaire en dehors de l’espace-temps de la scène principale. Il peut montrer le banquier dans sa vie future, libéré de la cupidité, lisant un livre religieux avec une grande ferveur.
Si l’utilisation d’images de miroirs convexes (dont les lois optiques ont été décrites par des scientifiques arabes comme Alhazen et étudiées par des franciscains d’Oxford comme Roger Bacon) rappelle à la fois le tableau représentant le couple Arnolfini de Van Eyck (1434, National Gallery, Londres) et celui de Petrus Christus (1410-1475) Orfèvre dans son atelier ou Saint Eligius (1449, Metropolitan Museum of Art, New York), la peinture de Matsys, qui cherche à rendre hommage au grand Van Eyck, est une création très réussie en son genre.
La bonne nouvelle est que, jusqu’à présent, l’hypothèse la plus généralement retenue quant à la signification de cette peinture est qu’il s’agit d’une œuvre religieuse et moralisante, sur le thème de la vanité des biens terrestres en opposition aux valeurs chrétiennes intemporelles, et d’une dénonciation de l’avarice en tant que péché capital.
Sur le plan du contenu, le tableau pourrait également être lié à un thème courant à l’époque, à savoir La vocation de saint Matthieu.
9. En partant de là, Jésus vit un homme du nom de Matthieu, assis dans la cabane d’un collecteur d’impôts. Il lui dit : « Suis-moi », et Matthieu se leva et le suivit.
10. Pendant que Jésus dînait dans la maison de Matthieu, beaucoup de publicains (collecteur d’impôts) et de pécheurs vinrent manger avec lui et ses disciples.
11. Voyant cela, les pharisiens demandèrent à ses disciples : « Pourquoi votre maître mange-t-il avec les publicains et les pécheurs ? »
12. Après avoir entendu cela, Jésus dit : Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin d’un médecin, mais les malades.
13. Allez donc apprendre ce que signifie : ‘Je désire la miséricorde et non les sacrifices'[a] ; car je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. »
(Mt 9, 9-13)
Le passage ci-dessus est probablement autobiographique en ce sens qu’il décrit l’appel de Matthieu à suivre Jésus en tant qu’apôtre. Comme nous le savons, saint Matthieu a répondu positivement à l’appel de Jésus et est devenu l’un des douze apôtres.
Selon l’Évangile, le nom de Matthieu était à l’origine Lévi, un collecteur d’impôts au service d’Hérode et donc peu populaire. Les Romains obligeaient le peuple juif à payer des impôts. Les collecteurs d’impôts étaient connus pour tromper le peuple en demandant plus que ce qui était exigé et en empochant la différence. Bien sûr, une fois que Lévi a accepté l’appel à suivre Jésus, il a été gracié et a reçu le nom de Matthieu, qui signifie « don de Yahvé ».
Ce thème ne pouvait évidemment que plaire à Érasme, puisqu’il n’insiste pas sur la punition, mais sur la transformation positive pour le mieux.
Tant Marinus van Reymerswaele (en 1530) que Jan van Hemessen (en 1536), qui ont copié Matsys après sa mort et s’en sont inspirés, ont repris le sujet dans La vocation de Saint-Matthieu. Dans le tableau de Van Hemessen, on voit également, comme dans l’œuvre de Matsys, la femme du collecteur d’impôts qui se tient devant, elle aussi la main sur un livre ouvert.
3. Le lien avec Da Vinci (II)
Pour résumer, jusqu’ici, trois éléments de l’oeuvre de Matsys nous ont permis d’établir ses liens approfondis avec l’Italie et Léonard.
- Sa bonne connaissance de la perspective, en particulier de celle de Piero della Francesca, comme le démontre la voûte en marbre de style italien apparaissant dans le Triptyque de Saint Anne (Bruxelles)
- Sa reprise des têtes grotesques de Léonard, dans les sadiques à l’oeuvre dans le Triptyque de la Déploration du Christ (Anvers)
- Sa reprise de la pose de la Vierge de la Sainte Anne et la Vierge de Léonard, dans sa Vierge et l’enfant (Poznan, Pologne).
Comment cette influence a pu s’établir reste entièrement à élucider. Plusieurs hypothèses, qui peuvent d’ailleurs se compléter, sont permises :
- Il a pu échanger avec d’autres artistes qui eux avaient effectué de tels voyages et avaient pu établir des contacts en Italie. La question de savoir si Dürer, qui avait ses propres contacts en Italie, aurait servi d’intermédiaire est une autre hypothèse à explorer. Certains dessins anatomiques de Dürer auraient été réalisés d’après Léonard. Jacopo de’ Barbari avait réalisé un portrait de Luca Pacioli, le frère franciscain qui avait aidé Léonard à lire Euclide en grec. Dürer avait rencontré Barbari à Nuremberg, mais, comme nous l’avons vu plus haut, leurs relations se sont dégradées.
- Assez jeune, il s’est rendu, soit en Italie (Milan, Venise, etc.) où il a pu établir, soit un contact direct avec Léonard, soit avec un ou plusieurs de ses élèves.
- Il a pu voir des gravures réalisées et diffusées par des artistes italiens et du Nord. Si les dessins et manuscrits originaux ont été copiés et vendus par Melzi, l’élève de Léonard, après la mort de son maître à Amboise en 1519, l’influence de Léonard sur Matsys apparaît dès 1507.
L’oeuvre de Léonard intéressait toute l’Europe. Par exemple, une réplique grandeur nature de la fresque de la Cène de Léonard est achetée en 1545 par l’abbaye des Norbertins de Tongerlo. Andrea Solario (1460-1524), élève de Léonard de Vinci, aurait créé l’oeuvre avec d’autres artistes. Selon des recherches récentes, il semble que Léonard ait peint lui-même certaines parties de cette réplique.
Le professeur Jean-Pierre Isbouts et une équipe de scientifiques de l’institut de recherche Imec ont examiné la toile à l’aide de caméras multispectrales, qui permettent de reconstituer les différentes couches d’une peinture et de distinguer les restaurations de l’original. Selon les chercheurs, un personnage attire particulièrement l’attention. Jean, l’apôtre à la gauche de Jésus, est peint avec la technique spéciale du « sfumato ». Il s’agit de la même technique que celle utilisée pour peindre la Joconde, et que seul Léonard maîtrisait, affirme Isbouts.
De même, Joos Van Cleve, dans la partie inférieure de sa Déploration (1520-1525), reprend la composition de la Cène de Léonard, ce qui montre bien que l’image était connue de la plupart des peintres du Nord.
Enfin, comme le souligne Silver, l’une des cinq têtes grotesques de Léonard, inversée par rapport à l’original, réapparaît pour le vieillard dans le Couple mal assorti de Matsys, plus tard ! Le fait qu’elle apparaît en image miroir s’expliquerait si Matsys l’a vue en gravure. En imprimant sa plaque, l’image gravée apparaît en effet en négatif par rapport à l’original.
Mais aussi une étude de Léonard de Vinci d’une tête (non grotesque) d’apôtre pour la Cène, présente des caractéristiques proches de celles utilisées par Matsys.
4. L’art du grotesque per se
Le travail de Léonard de Vinci sur les « têtes grotesques » date au moins du début de la période milanaise (années 1490), lorsqu’il a commencé à chercher un modèle pour peindre « Judas » dans la fresque de la Cène (1495-1498).
Léonard se serait inspiré de vraies personnes de Milan et des environs pour créer les personnages du tableau. Lorsque le tableau est presque terminé, Léonard n’a toujours pas de modèle pour Judas. On dit qu’il a traîné dans les prisons et avec les criminels milanais pour trouver un visage et une expression appropriés pour Judas, le quatrième personnage en partant de la gauche et l’apôtre qui a fini par trahir Jésus.
Léonard conseillait aux artistes d’avoir toujours un carnet de notes pour dessiner les gens « se disputant, riant ou se battant ». Il prenait note des visages bizarres sur la piazza. Dans une note où il explique comment dessiner des inconnus, il ajoute,
« je ne dirai rien des visages monstrueux, car ils restent naturellement dans l’esprit ».
Lorsque le prieur du couvent se plaint à Ludovic Sforza de la « paresse » de Léonard qui erre dans les rues à la recherche d’un criminel pour représenter Judas, Léonard répond que s’il ne trouve personne d’autre, le prieur sera un modèle idéal… Pendant l’exécution du tableau, l’ami de Léonard, le mathématicien franciscain Luca Pacioli, est dans les parages et en contact avec le maître.
Pour ce dernier, toujours désireux d’explorer et de capter la dynamique des contrastes de la nature, l’exploration de la laideur n’est pas seulement un jeu, mais inhérente au rôle de l’artiste : « Si le peintre souhaite voir des beautés qui l’enchanteraient », écrit-il dans son carnet,
« il est maître de leur production, et s’il souhaite voir des choses monstrueuses qui pourraient le terrifier ou qui seraient bouffonnes et risibles ou vraiment pitoyables, il en est le seigneur et le dieu ».
La chercheuse italienne Sara Taglialagamba note que le grotesque, qui est anormal ou « hors norme », n’est pas conçu par Léonard « pour s’opposer à la beauté », mais comme « l’opposé de l’équilibre et de l’harmonie ».
Les difformités qui caractérisent les figures de Léonard touchent aussi bien les hommes que les femmes, sont présentes chez les jeunes et les vieux (bien qu’elles se concentrent surtout sur ces derniers), n’épargnent aucune partie du corps et sont souvent combinées pour donner aux sujets des apparences encore plus bestiales.
Géométrie des proportions humaines
De son côté, Dürer, aujourd’hui accusé de « profilage racial », a pris très au sérieux l’étude du canon des proportions humaines, considérées, notamment avec la découverte du livre De Architectura de Vitruve, comme offrant la clé des bonnes proportions pour aussi bien la peinture que l’architecture et l’urbanisme.
Dürer a mesuré de façon systématique toutes les parties du corps humain afin d’établir des relations harmoniques entre elles. Les variations des proportions des visages et des corps, conclut-il, obéissent aux variations générées par des projections géométriques. Elles ne changent pas en termes d’harmonie mais apparaîtront différentes, voire grotesques, lorsqu’elles seront projetées sous un angle particulier.
Léonard et Dürer, et plus tard Holbein le Jeune dans son tableau Les Ambassadeurs (1533, National Gallery, Londres), sont passés maîtres dans la science des « anamorphoses », c’est-à-dire des projections géométriques à partir d’angles tangents qui rendent une image difficilement reconnaissable pour le spectateur qui regarde directement la surface plane, alors que l’image peut être comprise lorsqu’elle est regardée sous cet angle surprenant.
Le fait que des maîtres produisant de belles formes agréables comme Léonard ou Matsys se lancent soudainement dans des caricatures délirantes peut sembler troublant, alors qu’il ne devrait pas en être ainsi.
Toute caricature est basée sur une pensée métaphorique, comme tout grand art.
L’art de la Renaissance est souvent considéré comme ordonné et rassurant, mais les grotesques ne font que perpétuer l’art des gargouilles des bâtisseurs de cathédrales et les « monstres » en marge de tant de manuscrits enluminés que Bosch invitait à mettre en avant, anticipent ceux de François Rabelais, de Francesco Goya et de James Ensor.
Ses têtes sont tellement déformées et hors des normes habituelles qu’elles sont qualifiées de « grotesques ». Elles peuvent nous faire frémir et faire grincer des dents, mais également nous faire sourire lorsque nous acceptons, à contrecoeur et retenant notre irritation, de regarder de haut nos propres imperfections ou celles de nos bien-aimés que nous préférons ne pas voir. Soyons honnêtes. Nous sommes si loin des images que nous voyons dans les magazines et sur les écrans et que nous prenons pour la réalité.
Dans l’Eloge de la Folie d’Érasme, le narrateur (la Folie personnifiée) identifie d’abord, parmi de nombreux autres accomplissements, son propre rôle de premier plan dans la réalisation de choses qui, avec la logique, la raison, la sagesse formelle et l’intellect purs, échoueraient, comme les actes ridicules requis pour parvenir à la reproduction humaine.
Attention, avertit la Folie, si tout le monde était sage et dépourvu de folie, le monde serait bientôt dépeuplé !
5. La métaphore du « Couple mal assorti »
Si Erasme dénonce avec une ironie mordante la corruption et la folie des rois, des papes, des ducs et des princes, il expose également avec une ironie sans concession la corruption qui touche l’homme de la rue, par exemple les hommes plus âgés qui abandonnent leur épouse pour se mettre en ménage avec des femmes plus jeunes, « une chose si répandue, regrette la Folie, qu’elle est presque un sujet de louange ». La folie, avec une ironie satirique, se félicite de l’excellent travail qu’elle accomplit en offrant quelques gros grains aux seniors aussi bien homme que femme :
« … C’est en effet de ma générosité si vous voyez partout des vieillards aussi âgés que Nestor, qui n’ont même plus figure humaine, chevrotants, radotants, édentés, chenus, chauves, ou plutôt, pour reprendre la description d’Aristophane : crasseux, courbés, misérables, flétris, sans cheveux ni dents ni sexe prendre un tel plaisir de vivre, être si plein d’ardeur juvénile que l’un teint ses cheveux blancs, l’autre cache sa calvitie sous une perruque, un autre se sert de dents empruntées peut-être à quelque pourceau, tel autre se meurt d’amour pour une jeune fille et surpasse en inepties amoureuses n’importe quel jouvenceau. On voit des moribonds cadavres épouser un tendron et même sans dot et qui servira à d’autres ; la chose est si répandue qu’elle est presque un sujet de louange.
« Mais il est encore plus plaisant de voir des vieilles déjà mortes de décrépitude, si cadavériques qu’on pourrait les croire de retour des Enfers, et qui malgré cela ne cessent de répéter : Que la lumière est belle ! elles sont encore en chaleur et même, comme disent les Grecs, en rut, elles font entrer chez elles un Phaon grassement payé, se fardent assidûment, ne quittent jamais leur miroir, épilent leur toison au bas du pubis, exhibent leurs mamelles molasses et putrides, sollicitent un jappement tremblotant un désir qui languit, ne cessent de boire, se mêlent aux danses des jeunes filles, écrivent de pauvres lettres d’amour. Cela fait rire tout le monde ; on les trouve complètement folles et elles le sont ; mais elles sont contentes d’elles-mêmes, plongées pour l’instant dans les plus grandes délices, baignant dans le miel et, grâce à moi [la Folie], heureuses. »
(Erasme, Eloge de la folie, Chap. XXXI)
La formation de couples inégaux dans l’histoire littéraire remonte à l’Antiquité, lorsque Plaute, poète comique romain du IIIe siècle avant J.-C., déconseillait aux hommes âgés de faire la cour à des femmes plus jeunes. Erasme ne fait que reprendre un thème de la littérature satirique, notamment La Nef des fous, qui dans son 52e chapitre, combinant l’envie et la cupidité, aborde le thème du « mariage pour l’argent ».
Outre l’Eloge de la folie, Érasme consacre en 1529, dans des dialogues qu’il écrivait pour enseigner le latin aux enfants, un Colloque intitulé Le mariage qui n’en est pas un, ou l’union mal assortie. (Extrait, voir encadré)
Le mariage qui n’en est pas un, ou l’union mal assortie
Gabriel : Tu connais Lampride Eubule ?
Pétronius : Il n’y a pas dans cette ville de meilleur citoyen ni de plus fortuné.
Ga. Et sa fille Iphigénie ?
Pét. Tu as nommé la fleur des demoiselles de son âge.
Ga. C’est vrai. Eh bien ! Sais-tu à qui on l’a mariée ?
Pét. Je le saurai quand tu me l’auras dit.
Ga. A Pompilius Blenus.
Pét. Ce fanfaron, qui ne cesse d’assommer tout le monde avec ses rodomontades ?
Ga. Lui-même.
Pét. Mais il est depuis longtemps célèbre ici principalement à deux titres, ses mensonges et son mal qui n’a pas encore de nom propre, malgré le nombre de ceux qui en sont atteints !
Ga. Il s’agit d’une gale très orgueilleuse, qui ne le céderait ni à la lèpre, ni à l’éléphantiasis, ni à l’impétigo, à la podagre ou à la goutte du menton, s’il y avait conflit pour le premier rang.
Pét. C’est ce que proclame la tribu des médecins.
Ga. A quoi bon à présent te décrire la jeune fille puisque tu la connais, et cela bien que sa parure ait ajouté beaucoup d’agrément à ses charmes naturels ? Mon cher Pétrone, tu l’aurais prise pour quelque déesse : sa toilette lui allait à merveille. Sur ces entrefaits s’est présenté à nous l’heureux fiancé, le nez cassé, traînant la jambe – mais avec moins de grâce que ne font habituellement les mercenaires suisses–, les mains sales, l’haleine nauséabonde, l’oeil éteint, la tête bandée, et rendant du pus par le nez et les oreilles. Certains portent des anneaux aux doigts, lui en a jusque sur les jambes.
Pét. Qu’est-il arrivé aux parents pour qu’ils confient une telle enfant à un monstre semblable ?
Ga. Je l’ignore, si ce n’est qu’aujourd’hui la plupart des gens semblent avoir perdu l’esprit.
Pét. Peut-être est-il très riche ?
Ga. Il l’est extrêmement, mais de dettes.
Pét. Si la jeune fille avait empoisonné ses quatre grands-parents paternels et maternels, quel supplice plus cruel pouvait-on lui infliger ?
Ga. Eut-elle pissé sur les cendres de son père, on l’en aurait punie en la forçant à embrasser ne serait qu’une fois un pareil monstre.
Pét. Je suis bien d’accord.
Ga. Selon moi ce traitement est beaucoup plus cruel que de l’avoir exposée à des ours, des lions ou des crocodiles. Car ces bêtes féroces auraient épargné une beauté si remarquable, ou une prompte mort aurait mis fin à ses supplices.
Pét. Tu dis vrai. Cet acte me paraît absolument digne de Mézence qui, d’après Virgile, accouplait les vivants aux morts, les mains appliquées sur les mains et la bouche sur la bouche. Cependant même ce tyran, sauf illusion de ma part, n’aurait pas eu la barbarie d’unir une si aimable jeune fille à un cadavre. Du reste il n’y a pas de cadavre auquel on ne préférerait être attaché plutôt qu’à cette charogne puante : car son haleine est un véritable poison, ses discours une plaie, et son contact donne la mort.
Source : Erasme, Colloques, Vol. II,
traduit par Etienne Wolff,
Editions Imprimerie nationale, 1992.
Ce thème érasmien des « amants mal assortis » est devenu très populaire. Selon l’historien de l’art Max J. Friedlander, Matsys a été le premier à propager ce thème dans les Pays-Bas. Matsys dépeint ce thème en montrant un homme plus âgé qui s’éprend d’une femme plus jeune et plus belle. Il la regarde avec adoration, sans s’apercevoir qu’elle lui vole sa bourse. En réalité, la laideur grotesque de l’homme, aveuglé par son désir pour la jeune femme, correspond à la laideur de son âme. Celle-ci, aveuglée par sa cupidité, apparaît superficiellement comme une « gentille » fille, mais abuse en réalité de l’imbécile naïf.
De dehors, le spectateur s’aperçoit rapidement que l’argent qu’elle vole au vieux fou va directement dans les mains du bouffon qui se tient derrière elle et dont le visage exprime à la fois la luxure et la cupidité. La morale de la fin, c’est que tout le gain ne va ni à lui ni à elle, mais à la folie elle-même (Le Bouffon) !
Une situation qui n’est pas sans rappeler le tableau de Bosch de 1502, L’escamoteur (1475, St Germain-en-Laye). Le tableau de Matsys pose la question de la « corruption mutuelle assurée », où, comme en géopolitique, les deux parties pensent gagner aux dépens de l’autre dans un jeu à somme nulle mais en réalité chacune d’elles finissent par perdre. De ce point de vue, la leçon « moralisatrice » va bien au-delà de la simple tricherie entre partenaires.
Comme nous l’avons déjà dit, ce qui était considéré jusqu’à présent comme des « péchés » (la luxure et la cupidité) par l’Église, devient avec les humanistes chrétiens un sujet de rire, le tableau offrant un « miroir » permettant aux spectateurs de réfléchir sur eux-mêmes et d’améliorer leur propre caractère. Dans le folklore de la Saxe et ensuite des Flandres, Tyl Uylenspieghel est une grande figure. Uyl signifiant la chouette (sagesse), spieghel signifiant miroir.
Le thème du couple mal assorti apparaît déjà dans une gravure sur cuivre de Dürer datant de 1495, où une jeune fille ouvre sa main pour siphonner de l’argent de la bourse du vieux vers la sienne.
En 1503, Jacopo de’ Barbari reprend le sujet avec Vieillard et jeune femme (Philadelphie).
Cranach l’Ancien, qui s’est rendu à Anvers en 1508 et a été visiblement inspiré par les grotesques de Matsys, a commencé à produire en série des peintures sur ce thème (y compris l’utilisation des grotesques de Léonard retravaillés par Matsys !), répondant clairement à la demande croissante de l’Allemagne protestante, une production continuée par son fils Cranach le Jeune.
Cranach peindra ses propres variations sur le thème, le réduisant souvent à la seule « luxure », laissant de côté la « cupidité » et donc l’accaparement de l’argent. Bien entendu, plus l’homme est laid et âgé, et plus la femme est belle et jeune, plus le contraste qui en résulte crée un impact émotionnel mettant en valeur le caractère choquant de l’événement. Cranach s’amuse à inverser les rôles et à montrer une vieille femme riche accompagnée de sa servante, attirant un séduisant jeune homme…
Le fils de Quinten Matsys, Jan Matsys, nous a laissé une interprétation intéressante du thème, en y ajoutant une dimension sociale, celle des familles pauvres se servant de leurs filles comme appât pour piéger des messieurs riches et plus âgés dont la richesse et l’argent permettront à la famille de se nourrir, un thème également repris par Goya.
Dans l’une des versions de Cranach, l’homme riche a déjà devant lui une miche de pain sur la table, véritable symbole du chantage alimentaire. Mais ce qui frappe dans la version de Jan, c’est la mère, debout derrière le vieil homme fou, qui fixe de son regard le pain et les fruits sur la table. Si l’avidité et la luxure restent réelles, Jan dramatise un contexte donné dont on ne peut pas simplement se moquer.
Parmi les nombreux autres artistes qui ont peint ce thème, citons Hans Baldung Grien (1485-1545), Christian Richter (1587-1667) et Wolfgang Krodel l’Ancien (1500-1561). Aucun d’entre eux n’a réussi à reproduire au complet la métaphore de Matsys, le plus fidèle à l’esprit d’Érasme, celui de la folie qui gagne la partie, une situation vraiment risible ! Le triomphe de la folie ! Ici aussi, pour le visage du vieux fou, comme nous l’avons déjà mentionné, Matsys se fonde sur les esquisses de têtes grotesques de Léonard.
6. « La vieille femme hideuse », la paternité de Léonard
Cela nous permet maintenant de présenter la peinture peut-être la plus scandaleuse jamais réalisée, appelée alternativement la « Vieille femme hideuse » ou « La Duchesse laide ».
Des océans d’encre ont été jetés sur le papier pour spéculer sur son identité, sa « maladie » (la maladie de Paget dit un médecin), son « genre », la plupart du temps pour orienter le regard du spectateur vers une interprétation littérale, « basée sur des faits », plutôt que d’apprécier et de découvrir l’hilarante métaphore que l’artiste peint, non pas sur le panneau, mais dans l’esprit du spectateur.
Le tableau doit être analysé et compris avec son pendant – un tableau d’accompagnement – qui représente un vieil homme dont elle sollicite l’attention. De manière surprenante, en première approche, on peut dire que Matsys, bien avant Cranach, inverse ici les rôles habituels des genres, puisque ce que nous voyons n’est pas un vieil homme essayant de séduire la jeune fille, mais une vieille femme essayant d’attirer un vieil homme riche.
Tout d’abord, il y a la vieille dame, dont l’état physique est la décrépitude ultime, qui tente désespérément de séduire un vieil homme riche. Immédiatement, comme le Vieil homme et le jeune garçon (1490, Louvre, Paris) de Domenico Ghirlandaio, l’apparence extérieure de la personne incite le public à s’interroger sur la relation entre la beauté intérieure et la beauté extérieure.
« D’un point de vue extérieur, écrit un observateur, sur la base de sa robe exquise, de ses accessoires ornés de bijoux et de sa fleur en herbe, cette femme est théoriquement belle. Cependant, sa beauté intérieure se reflète dans son apparence physique exagérée et déplaisante ».
Une fois encore, l’influence littéraire évidente est l’Eloge de la folie (1511), qui fait la satire des femmes qui « jouent encore aux coquettes », « ne peuvent s’arracher à leur miroir » et « n’hésitent pas à exhiber leurs repoussants seins flétris ».
Les vêtements de la femme sont riches. Elle est habillée pour impressionner, y compris avec un couvre-chef bulbeux qui rehausse ses traits inhabituels. Défiant la modestie attendue des femmes âgées à la Renaissance, elle porte un corsage serré, découvert et étroitement lacé qui met en valeur son décolleté ridé.
Ses cheveux sont dissimulés dans les cornes d’un bonnet en forme de coeur, sur lequel elle a posé un voile blanc, fixé par une grande broche ornée de pierreries.
Quelle que soit la qualité de sa tenue, à l’époque où ce panneau a été peint, au début du XVIe siècle, ses vêtements devaient être dépassés de plusieurs décennies, rappelant ceux du portrait que Van Eyck avait fait de sa femme Margaret un siècle plus tôt, et suscitant le rire plutôt que l’admiration.
Cette coiffe était devenue un symbole iconographique de la vanité féminine, ses cornes étant comparées à celles du diable ou, au mieux, à celles qui indiquent qu’elle a été fait cocue par ses amants (cornuto). Elle semble se vendre pour son apparence, car elle offre une fleur, souvent symbole de la sexualité dans l’art de la Renaissance.
C’est dans le destin tragique de la rose coupée que la fuite du temps, et avec elle la déchéance physique, trouve son illustration la plus inquiétante. Fraîche ou fragile, la rose, tout en appelant au plaisir immédiat, semble protester contre la mort qui la guette.
Pour identifier la femme, plusieurs noms sont avancés. Au XVIIe siècle, le tableau a été confondu avec le portrait de Margarete Maultasch (1318-1369) qui, séparée de son premier mari Jean Henri de Luxembourg, s’est remariée avec Louis 1er, margrave de Brandebourg, après mille et un rebondissements qui ont abouti à l’excommunication du couple par Clément VI.
Une histoire compliquée dans une époque troublée, qui a valu à Margarete le surnom de « gueule-sac » (grande gueule), ou « prostituée » en dialecte bavarois. Le problème est que l’on connaît d’autres portraits de Margarete, sur lesquels elle apparaît sous son meilleur jour… Qualifiée de « femme la plus laide de l’histoire », elle a reçu le surnom de « Duchesse laide ».
A l’époque victorienne, cette image (ou l’une de ses nombreuses versions) a inspiré à John Tenniel la représentation de la duchesse dans ses illustrations des Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll (1865). Cela a permis d’ancrer le surnom et de faire de ce personnage une icône pour des générations de lecteurs.
Deuxièmement, le vieil homme, dont la robe bordée de fourrure et les bagues en or, sans être aussi manifestement archaïques ou absurdes que le costume de la femme, suggèrent néanmoins une richesse ostentatoire, et son profil distinctif fait écho au profil familier du principal marchand-banquier d’Europe au XVe siècle, feu Cosimo de’ Medici de Florence. Ce dernier, après avoir joué un rôle clé en tant que mécène des arts et soutien au Conseil oecuménique de Florence, semblait avoir perdu aussi bien sa raison que sa dignité.
Il convient de noter qu’en 1513, année de la réalisation du tableau, le pape guerrier Jules II, grand ennemi d’Érasme, rend l’âme et que Giovanni di Lorenzo de’ Medici devient le nouveau pape sous le nom de Léon X.
La figure du vieillard évoque également les portraits perdus du début du XVe siècle du duc Philippe le Hardi de Bourgogne.
Maintenant, si l’on y regarde à deux fois et que l’on oublie les seins de la femme, on s’aperçoit que son visage est celui… d’un homme affreux.
Il pourrait s’agir d’une figure politique ou d’un théologien détestés de l’époque, se vendant l’un à l’autre dans un élan de cupidité et de luxure.
Peut-être que la vieille prostituée laide est une référence au banquier Jacob le Riche, l’éternel banquier du Vatican ? Acceptons pour l’instant le fait qu’on ne sait pas.
L’artiste bohémien Wenceslaus Hollar (1607-1677) a vu le double portrait de Matsys et en a fait une gravure en 1645, en y ajoutant le titre « Roi et reine de Tunis, inventé par Léonard de Vinci, exécuté par Hollar ».
La « paternité » de Léonard de cette oeuvre fut donc un secret de polichinelle.
Pendant les périodes de carnaval, où les gens étaient autorisés à s’affranchir des règles de la société pendant quelques jours, du moins dans les Pays-Bas et dans la région du Rhin du Nord, les gens s’amusaient beaucoup en changeant les rôles. Les paysans pauvres pouvaient se déguiser en riches marchands, les laïcs en ecclésiastiques, les voleurs en policiers, les hommes en femmes et ainsi de suite.
Le concept original de cette métaphore vient clairement de Léonard, qui a fait un minuscule croquis d’une femme laide, éventuellement une prostituée, remarquablement avec le bonnet à cornes et une petite fleur plantée entre ses seins, exactement les mêmes attributs, métaphores et symboles employés plus tard par Matsys dans son œuvre !
Melzi, l’élève de Léonard, et d’autres élèves ou disciples, comme ils l’ont fait pour de nombreuses autres esquisses de Léonard, semblent avoir copié le travail de Léonard et, amusés, ont contre-posé la vieille en chaleur avec un riche marchand florentin avide. Melzi a-t-il partagé ou vendu ses esquisses à d’autres ?
Diverses versions amusantes du thème sont disséminées dans le monde entier et figurent dans des collections privées et publiques.
Une autre esquisse, réalisée par Léonard lui-même ou par ses disciples, montre un homme grotesque et sauvage, dont les cheveux se dressent sur la tête, accompagné d’une série de savants à l’allure grotesque, dont l’un ressemble à Dante !
Léonard, bien sûr, qui signait toujours ses écrits par les mots « homme sans lettres », n’était qu’un simple artisan et n’a jamais été pris au sérieux par ces érudits que Lucien dénonçait pour s’être vendus à l’establishment.
Tous ces éléments montrent que ce que faisait Matsys n’avait rien de « bizarre » ou d’« extravagant », mais qu’il partageait une « culture » de visages grotesques dont les variations pouvaient être utilisées pour enrichir les jeux de mots métaphoriques de la culture humaniste.
Mais bien sûr, ce qui a rendu l’impact de cette oeuvre si dévastateur, c’est le fait que ce qui n’était pour Léonard que de rapides esquisses dans un carnet, est devenu chez Matsys des représentations grandeur nature, d’un hyperréalisme effrayant !
Dans la collection Windsor de la Reine, il existe un dessin à la craie rouge de la femme presque exactement telle qu’elle apparaît dans l’oeuvre de Matsys.
Jusqu’à très récemment, les historiens étaient convaincus que Quentin Matsys avait « copié » ce dessin attribué à Léonard et l’avait agrandi pour réaliser sa peinture à l’huile.
« Léonard a donc dessiné ce personnage unique, jusqu’à la poitrine ridée qui émerge de sa robe. Matsys n’a fait que l’agrandir dans la peinture à l’huile ».
Cependant, des recherches récentes suggèrent que cela ne s’est pas passé ainsi !
En réalité, Melzi, ou Léonard lui-même, a pu réaliser le dessin à la craie rouge à partir de la peinture de Matsys, que ce soit à partir d’une vue directe ou des reproductions. Un Italien copiant un peintre flamand, vous imaginez ?
L’experte Susan Foister, directrice adjointe et conservatrice de la peinture ancienne néerlandaise, allemande et britannique à la National Gallery de Londres, qui était également en 2008 la commissaire de l’exposition Renaissance Faces : Van Eyck to Titian, a déclaré à l’époque au Guardian :
« Nous pouvons désormais affirmer avec certitude que Léonard – ou, du moins, l’un de ses disciples – a copié la merveilleuse peinture de Matsys, et non l’inverse. C’est une découverte très excitante ».
Foister a précisé qu’ils avaient découvert que Matsys apportait des modifications au fur et à mesure, ce qui suggère qu’il créait l’image tout seul plutôt que de copier un modèle. De plus, dans les deux copies de Léonard, les formes du corps et des vêtements sont trop simplifiées et l’oeil gauche de la femme n’est pas dans son orbite.
« On a toujours supposé qu’un artiste moins connu d’Europe du Nord aurait copié Léonard et on n’a pas vraiment pensé que cela aurait pu être l’inverse », a résumé Foister.
Elle a ajouté que les deux artistes étaient connus pour s’intéresser à la laideur et qu’ils ont échangé des dessins « mais le mérite de cette œuvre magistrale revient à Matsys ».
Source : The Guardian
E. Conclusion
La conclusion s’écrit toute seule. Les « sept péchés capitaux » que More et Érasme ont tenté d’éradiquer il y a cinq siècles sont devenus les « valeurs » axiomatiques du système « occidental » d’aujourd’hui.
Pour les maintenir « en bas », on offre aux peuples la « liberté » de se vendre à la luxure, à l’envie, à l’avidité, à la paresse, à la gourmandise, à la cupidité, à la rage, etc. à condition qu’ils ne remettent pas en cause les politiques financières spéculatives et guerrières qui leur sont imposées par une oligarchie tyrannique au sommet.
A ceux qui prétendent défendre les valeurs « européennes » et « judéo-chrétiennes » nous leur disons qu’ils manqueront de crédibilité s’ils ne s’engagent pas dans une lutte sans merci contre l’oligarchie financière si clairement exposée par Thomas More et Erasme.
Erasme se retournerait dans sa tombe s’il savait qu’en 2024 son nom est principalement associé à une bourse offerte par l’UE aux élèves désireux d’étudier dans d’autres Etats membres de l’UE. Comme l’a suggéré le professeur belge Luc Reychler, ces bourses devraient inclure une période de formation obligatoire à la pensée d’Erasme et en particulier à ses concepts avancés de construction de la paix.
En résumé, pour qu’une nouvelle renaissance devienne réalité, nous devons libérer nos concitoyens de la peur. Ignorant les dangers réels comme la guerre nucléaire, ils vivent dans la crainte de menaces imaginaires.
Pour ceux qui, comme nous, aspirent à la paix par le développement de chaque individu et de chaque Etat, il est temps de prendre très, très, très au sérieux la vision d’Érasme, de Rabelais, de Léonard et de Matsys sur le « bon rire », vérace et libérateur.
Pour terminer, je vous laisse avec le rébus visuel de Jan Matsys.
Solution:
1) Le « D » est abréviation de « le » ;
2) Le globe signifie « monde » ;
3) Le pied, en flamand « voet » est proche du mot « voedt », c’est-à-dire « nourrit » ;
4) La vièle (violon d’époque), en flamand s’écrit en flamand vedel, dont le sens est proche de « vele », c’est-à-dire « nombreux ».
5) En dessous… les deux sots.
La phrase se lit donc: « Le monde nourrit de nombreux sots ».
Et vous, spectateur, vous en êtes un, nous lancent les fous. Eux le savent et nous conseillent de n’en parler à personne ! Mondeken Toe ! (Fermons la bouche !)
Bibliographie choisie
- Bosque, Andrée, Quinten Matsys, Arcade Press, Bruxelles, 1975 ;
- Marlier, Georges, Erasme et la peinture flamande de son temps, Editions van Maerlant, Damme, 1954 ;
- Kwakkelstein, Michael W., Heads in Histories ;
- Ketels, Jochen et Martens, Maximiliaan, Foundations of Renaissance, Architecture and Treatises in Quentin Matsys’ S. Anne Altarpiece (1509) ;
- Revel, Emmanuelle, Le Prêteur et sa femme de Quentin Metsys, Service culturel, Louvre, 1995;
- Silver, Larry, Matsys and Money, The Tax Collectors Rediscovered, Journal of Historians of Netherlandish Art ;
- Silver, Larry, Mondeken Toe, Quinten Matsys en de zot in de zestiende eeuw, The Phoebus Foundation, 2019;
- De Bruyn, Eric, Op de Beeck, Jan, De Zotte Schilders, ‘t Vliegend Peerd, Mechelen, 2003 ;
- Vereycken, Karel, Comment la Folie d’Erasme sauva notre civilisation, Schiller Institute, Washington, 2005 ;
- Vereycken, Karel, Dirk Martens, l’imprimeur d’Erasme qui diffusa les livres de poche, Artkarel.com, 2019 ;
- Vereycken Karel, Le combat d’Albrecht Dürer contre la mélancolie néo-platonicienne, Artkarel, 2007 ;
- Vereycken Karel, Léonard, peintre du mouvement, Fidelio, 2002 ;
- Vereycken Karel, Avec Jérôme Bosch, sur la piste du sublime, Institut Schiller, 2007 ;
- Vereycken, Karel, La révolution du grec ancien, Platon et la Renaissance, Artkarel, 2021 ;
- Vereycken Karel, Pieter Brueghel l’aîné, Pétrarque et le « Triomphe de la Mort », Artkarel, 2020 ;
- Vereycken Karel, L’oeuf sans ombre de Piero della Francesca, Fidelio, 2000 ;
- Vereycken, Karel, Patinir et l’invention de la peinture de paysage, Artkarel, 2008 ;
- Vereycken Karel, Devotio Moderna, Frères de la vie commune, le berceau de l’humanisme dans le Nord, Artkarel, 2011 ;
- Vereycken, Karel, Jan Van Eyck, un peintre flamand utilisant l’optique arabe, Artkarel, 2006 ;
- Vereycken, Karel, Avicenne, Ghiberti, leur rôle dans l’invention de la perspective à la Renaissance, Artkarel, 2022.
- Plus? Consulter l’Index des Etudes Renaissance sur ce site.
Abbaye de Vallemagne
Kasteel van Rumbeke
Suggestions d’encadrements: