Romorantin et Léonard ou l’invention de la ville moderne

Romorantin, une ville entièrement construit sur l’eau. Maquette élaborée à partir des dessins de Léonard de Vinci.

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Italian version: Leonardo da Vinci Romorantin e lo spirito del progetto NAWAPA

Par Karel Vereycken, 2010.

En automne 1516, Léonard de Vinci, ingénieur génial et spécialiste de la gestion de l’eau, est appelé d’urgence en France. Il accepte alors une offre très spéciale formulée par François 1er et souhaitée par sa sœur Marguerite de Navarre, protectrice de François Rabelais et d’autres membres du mouvement de jeunes d’Erasme.

Il s’agit de faire de Romorantin, centre urbain plus que modeste à l’époque, la nouvelle capitale française, pivot et levier d’un grand dessein national de développement économique. La Cour, à l’époque basée à Tours où elle manque de place et d’espace pour s’étendre, y viendrait s’installer.

La pensée urbanistique dynamique de Léonard, qui a pris forme lors de son second séjour milanais, conçoit la ville en termes de flux d’eau, d’air, d’énergie et de créativité humaine. Il ne s’agit pas d’une « Città ideale » statique, mais d’un centre de vie, de culture et de production agro-industrielle.

Comme preuve, la construction de huit nouveaux moulins (à foulons ?) est planifiée en périphérie, le long de la rivière locale dont on prévoit d’augmenter le débit afin d’accroître la puissance des moulins.

D’ailleurs, sur le feuillet 785b de son Codex Atlanticus, Léonard présente une liste d’industries pouvant fonctionner grâce à la force motrice de l’eau :

Scieries, machines à fouler, papeteries, forges, coutelleries, bronzage d’armes, manufactures de poudre et de salpêtre, filatures de soie employant cent femmes, tissages de rubans, tourneries de vases fins et jaspe et porphyre.

Aussi, entre Romorantin et Amboise, un grand projet d’assèchement des marais de la région de la Loire prévoit la création de bonnes terres agricoles.

Léonard ne se contente donc nullement de l’idée d’y ériger un splendide palais conjuguant goût français et prouesses de la Renaissance italienne, mais envisage de fonder une ville révolutionnaire, entièrement construite sur l’eau !

Pourvue de canaux de transport fluvial, Léonard envisage de séparer les eaux propres des eaux usées via un système du tout-à-l’égout. Il invente aussi des étables de chevaux « automatiques ».

Dessin de Léonard. Une écurie équipée d’un mécanisme automatique permettant de nourrir les chevaux avec le foin stocké à l’étage.

Les épidémies, qui faisaient à l’époque des ravages en milieu urbain, pourront être contenues grâce à une gestion intelligente des eaux.

Comme Léonard l’écrit dans le Codex Atlanticus (65 v-b), il faut éviter à tout prix « une aussi considérable agglomération de gens, parqués comme des chèvres en troupeau, l’une sur le dos de l’autre, qui emplissent tous les coins de leur puanteur et sèment la pestilence et la mort »

Dessin de Léonard d’une porte d’écluse équipée de « portes busquées » et ventiles.

Pour lancer le projet, il fallait en premier lieu relier cette nouvelle capitale, située sur la Sauldre (un sous-affluent de la Loire), à la Loire, la plus longue route commerciale de France, ouverte sur l’Atlantique, grâce à une série de canaux équipés d’écluses ultramodernes à « portes busquées » et ventiles.

Ainsi, en janvier 1518, François 1er allouera « 4000 livres d’or pour faire la rivière de la Sauldre navigable depuis Romorantin jusqu’au lieu où elle tombe en la rivière du Cher », l’affluent navigable de la Loire.

Du fait que Léonard élabore à la même époque les plans pour la construction du Havre de grâce [le port du Havre] en Normandie, on estime qu’il s’agissait d’un dessein national visant à donner au centre de la France la dimension d’une région à forte activité économique digne d’accueillir la Cour.

Ce que l’on sait, c’est que Léonard étudie les possibles liaisons fluviales capables de désenclaver Romorantin, et au-delà, la France – peut-être celle reliant Romorantin à la Seine, via la Loire, réalisée seulement en 1604 par Sully, mais certainement celle de la Loire avec le couloir Saône-Rhône, via un canal dont Léonard envisageait la construction (l’actuel canal du Centre), permettant d’ouvrir sur la Méditerranée l’ensemble de ce grand corridor de développement économique.

Projets des canaux de jonction qui restaient à réaliser à la Renaissance: 1) Le canal du Midi reliant la Méditerranée avec l’Océan atlantique; 2) Le canal de Briare, reliant la Loire avec la Seine; 3) Le canal du centre reliant la Saône avec la Loire.

En bref, le plan de Léonard envisageait de réaliser un vaste corridor de développement économique reliant la Méditerranée à l’Atlantique, permettant de désenclaver l’intérieur du continent.

Carlo Pedretti, le grand expert italien de Léonard de Vinci et de la Renaissance et auteur d’un livre sur Romorantin en 1972, déclara en 2009 que le projet royal pour Romorantin était parfaitement comparable au « projet de la Tennessee Valley Authority [TVA : grand projet d’aménagement fluvial qui tira les Etats-Unis de la dépression] de Franklin Delano Roosevelt ».

Le chantier, pourtant bien commencé, fut abandonné. A cause de la peste selon les uns, faute d’argent selon les autres.

Surtout, Léonard, qui arrive à la fin de sa vie, n’a plus la force de diriger une opération d’une telle envergure et personne n’émerge pour prendre le relais. François 1er opte pour une autre Renaissance, celle des apparences.

Dès la mort de Léonard en 1519, il lance la construction d’un énorme projet de prestige, le château de Chambord, le plus vaste des châteaux de la Loire. Pourtant, il ne s’agit que d’un simple rendez-vous de chasse.

Le projet pour Romorantin sera enterré avec Léonard !

Signalons que depuis le 9 juin 2010, une belle exposition a été présentée au musée de Sologne de Romorantin-Lathenay présentant ce projet oublié de Léonard de Vinci. Nos dirigeants pourraient y apprendre plein de choses !

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