Censure, répression et révolte dans les Pays-Bas bourguignons
Introduction
Il n’est pas toujours facile d’accepter que les pays d’Europe du Nord aient représenté l’apogée de la culture de la Renaissance au XVIe siècle. Pourtant, il est clair que les concours de poésie du Landjuweel (littéralement « joyau du pays »), les manifestations de masse avec défilés de chars allégoriques, le théâtre, les récitations poétiques, danses, chansons, « refrains », farces et autres festins gastronomiques qui faisaient vibrer les « Pays-Bas bourguignons » (région comprenant les Pays-Bas, la Belgique et le nord de la France actuels) devraient être une source d’inspiration pour nous aujourd’hui.
Si ma joie est grande de découvrir ces trésors, ma colère ne l’est pas moins quand je mesure à quel point leur véritable histoire reste ignorée de la plupart d’entre nous, lorsqu’elle ne nous a pas été volontairement cachée.
Nous nous concentrerons ici sur la grandeur morale des zinne-spelen (drames allégoriques dites « moralités »), les farces et contributions musicales polyphoniques feront l’objet d’écrits ultérieurs.
Comme chacun le sait, ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Non pas celle de l’humanité, mais la leur. Celle des « perdants » est laissée de côté. C’est pourquoi, en Belgique comme aux Pays-Bas, les églises officielles, catholiques, luthériennes ou calvinistes, et les élites dirigeantes, choisies par l’Espagne et les Britanniques, ont soigneusement effacé des livres la vérité sur le rôle révolutionnaire d’Érasme et son impact. 1
Comme nous le documentons ici, Érasme a réussi, grâce à sa bonté et son esprit noble et ironique, à mobiliser un assez large public, non seulement dans les sections instruites des élites européennes, mais également dans une large partie de la classe moyenne montante des travailleurs, une section sociale que l’on pourrait identifier aux Gilets jaunes d’aujourd’hui.
1616 – Ommegang de Bruxelles.
A notre époque, les processions religieuses, les défilés de géants et les carnavals masqués de Venise, Rio de Janeiro ou encore de Dunkerque paraissent fort sympathiques, mais tellement loin de la « vraie culture » !
Qualifier ces événements et traditions de simple « folklore » résulte principalement d’une méconnaissance de l’histoire. Si l’on considère l’intention et le contenu de certaines de ces fêtes, comme le Landjuweel de Gand en 1539 et celui d’Anvers en 1561, avec cinq mille participants et encore plus de spectateurs, fêtes populaires plaçant l’art, la poésie et la musique comme véritables sources de paix et d’harmonie durables entre les nations, les États et les peuples, on peut dire qu’en terme de raffinement et de beauté, elles rivalisent, et je dirais même surpassent, bien des événements prétendument « culturels » d’aujourd’hui.
Des tauxd’alphabétisation précocement élevés
Il existe une autre idée tenace qu’il faut combattre. Celle qui voudrait qu’avant le XIXe siècle, celui d’Hippolyte Carnot et de Jules Ferry, le taux d’alphabétisation dépassât à peine 15 %, que ce soit dans l’Italie de la Renaissance, en France ou dans les pays nordiques. Les festivals culturels pour érudits ne pouvaient donc être que des événements organisés par une petite élite aux moyens conséquents cherchant à se faire plaisir…
Concernant le taux d’alphabétisation, les chercheurs estiment que les chiffres doivent être révisés. Absence de statistiques ne signifie pas nécessairement absence d’écoles. En effet, dès l’époque de Charlemagne, la plupart des villes et villages d’Europe possédaient des « petites écoles ». Avec l’urbanisation et l’essor des échanges commerciaux, l’apprentissage des langues et du calcul est venu compléter l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.
Prenons le cas de Douai (ville du Nord de la France, mais autrefois située dans les Pays-Bas bourguignons), qu’Alain Derville évoque dans son article « L’alphabétisation du peuple à la fin du Moyen Âge », paru en 1984 dans La Revue du Nord 2:
« Vers 1204-1208, il y avait au moins 7 maîtres d’école à Douai dans la juridiction de Saint-Pierre, donc sans compter celle de Saint-Amé, et les frais d’école étaient inconnus (…) Un droit de 18 deniers est cité en 1316-1318 ; il était passé en 1450 à 4 sous (de Flandre). À cette date, 5 maîtres et une maîtresse refusèrent de le payer, disant, entre autres, que beaucoup d’écoliers étaient pauvres, à tel point que, parfois, ils étaient instruits gratuitement : un aveu précieux. En bref, selon B. Delmaire, le cas de Douai est plutôt à rapprocher de celui de Valenciennes : pour cette ville, P. Pierrard trouve au moins 20 maîtres en 1337, 49 maîtres et maîtresses en 1388, 18 maîtres et 10 maîtresses tenant 24 écoles en 1497. En 1386, 516 enfants étaient scolarisés, dont 145 filles, en 1497, 791, dont 161 filles.
« Dans une ville qui, après les malheurs de 1477-1493, devait compter 10 000 habitants plutôt que 15 000, les enfants de 7 à 10 ans devaient être de 12 à 1300, c’est-à-dire que, si l’école avait duré trois ans, les garçons auraient été scolarisés à 100 %, les filles à 25 %, au moins vers 1500. (…) L’intérêt des laïcs était donc très vif pour l’éducation des enfants, au moins primaire mais aussi, comme à Saint-Omer, secondaire et même supérieure (fondations au XIVe siècle de collèges et de bourses), et ce dès le début du XIIIe, comme l’avait bien vu [l’historien belge Henri] Pirenne. On n’a certainement pas attendu le XVIIe siècle pour ‘investir dans l’éducation’ ». 3
Il en était de même en Brabant et en Flandre. Pour preuve, un petit livre de conversation, le Boec van de ambachten (Livre des métiers), publié à Bruges en 1347, permettait, à l’aide d’exemples pédagogiques, d’apprendre le néerlandais ou le français. 4
En 2013, une équipe internationale de chercheurs du Forschungsinstitut zur Zukunft der Arbeit Institute for the Study of Labor (IZA) a documenté que le degré avancé d’alphabétisation et de main-d’œuvre éduquée à la fin des XVe et XVIe siècles doit être attribué à l’influence des Frères de la vie commune. 5
En 1567, dans sa description très complète de la région, le marchand florentin Francesco Guicciardini notait : « Ici, dans les Pays-Bas bourguignons, ont vécu et vivent encore des gens savants, hautement instruits dans toutes les sciences et tous les arts. Le peuple possède généralement des rudiments de grammaire, les gens de la campagne savent au moins lire et écrire. Leur connaissance des langues est étonnante. Car il y a ici des gens qui n’ont jamais mis les pieds ailleurs que dans leur propre pays et qui connaissent, outre leur langue maternelle, des langues étrangères, notamment le français, couramment utilisé. Nombre d’entre eux parlent également l’allemand, l’anglais, l’italien et d’autres langues étrangères. » 6
Une autre source rapporte qu’à Anvers, carrefour majeur du commerce mondial, les écoles de langues étaient nombreuses. « Si vous voulez apprendre le français, dit-il à son interlocuteur, allez à Anvers, vous y trouverez ce qu’il vous faut pour apprendre la langue. »7
Un autre indice du niveau culturel d’Anvers est le récit d’Andreas Franciscanus, très probablement secrétaire d’une mission diplomatique de Venise, qui écrivait en 1497 qu’à Anvers, où le carillon de la cathédrale égaie la ville tout au long de la journée, « tout le monde est passionné de musique et est si expert que même les cloches sont jouées harmonieusement et avec un son si plein qu’elles semblent chanter (…) tous les airs désirés. »8
Erasme lui-même a déclaré que « nulle part ailleurs on ne trouve un plus grand nombre de personnes ayant un niveau d’éducation moyen »9
Des visiteurs espagnols ont noté que l’alphabétisation était très répandue aux Pays-Bas. L’un des membres de l’entourage du prince Philippe, Vicente Alvarez, note dans son journal que «presque tout le monde savait lire et écrire, même les femmes… »10
Les Chambres de rhétorique
Pays-Bas bourguignons vers 1500.
A l’origine de ces festivals et concours de poésie du type Landjuweel, des sociétés littéraires et dramatiques appelées Kamers van rhetorike (chambres de rhétorique), qui apparaissent à partir de la fin du XIVe siècle dans le nord-ouest de la France et dans les anciens Pays-Bas, surtout dans le comté de Flandre et le duché du Brabant.
Alors qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles ces chambres allaient devenir des clubs littéraires pour une bourgeoisie avide d’exercices d’éloquence et de rimes, à cette époque la culture rhétorique n’est pas socialement une culture d’élite, car la plupart des rhétoriciens étaient des commerçants et n’appartenaient pas à l’élite dirigeante de leur ville.
Des recherches récentes ont confirmé que les chambres de rhétorique de Flandre et du Brabant recrutaient principalement leurs membres dans les classes moyennes urbaines, plus précisément dans les cercles d’artisans (maçons, menuisiers, charpentiers, teinturiers, imprimeurs, peintres, etc.), de commerçants, de commis, d’exerçant des professions intellectuelles et de commerçants. 11
En 1530, parmi les 42 membres de la chambre bruxelloise De Corenbloem (Le Bleuet), on dénombre 32 artisans (bouchers, brasseurs, meuniers, charpentiers, tuiliers, peigneurs, pêcheurs, carrossiers, tailleurs de pierre, etc., soit 76,2 %). 12
Dans les professions artistiques, on compte un vitrier et deux peintres (7,1 %), et dans le commerce, un marchand de fruits, un aubergiste, un patron de bateau et un chiffonnier (9,5 %). Les autres membres sont un haut fonctionnaire, un harpiste et un annonceur.
Composition des membres de De Corenbloem, par profession.
Pour la période 1400-1650, on a recensé 227 chambres de rhétorique néerlandophones dans les Pays-Bas méridionaux et la Principauté de Liège, ce qui signifie que pratiquement chaque ville en possède au moins une. En 1561, le duché de Brabant compte environ 40 chambres de rhétorique reconnues, tandis qu’on en dénombre 125 dans le comté de Flandre. 13
Leur organisation est semblable à celle des corporations : à la tête de chacune se trouve le doyen, généralement un ecclésiastique (ces chambres conservaient un aspect religieux). Depuis leur création, elles sont de deux sortes : les libres (vrye), bénéficiant d’une subvention communale, et les soumises (onvrye ou vrywillige), n’ayant pas de subvention, mais rendant compte à une chambre suprême (hoofdkamer). Parmi les rhétoriciens se trouvent les fondateurs (ouders) et les membres (broeders ou gezellen) ; à la tête de toutes se trouvent un empereur, un prince, souvent un prince héréditaire (opperprins ou erfprins) ; viennent ensuite un président honoraire (hoofdman), un grand doyen, un doyen, un auditeur (fiscael), un porte-étendard (vaendraeger ou Alpherus) et un garçon (knaep), qui s’adonne parfois à la poésie.
Les plus importants sont les « facteurs », c’est-à-dire les poètes chargés de la « factie » (composition) des poèmes, des pièces de théâtre, des farces et de l’organisation des festivités. Initialement d’appartenance ecclésiastique, les chambres prirent leur indépendance pour s’établir, concrètement, comme un comité des fêtes, chargé par les autorités municipales d’égayer de poésie et de splendeur les événements politiques et culturels tout au long de l’année.
Réhabilitation
Des recherches plus poussées, principalement aux Pays-Bas, ont conduit les chercheurs à « réhabiliter » les chambres de rhétorique, désormais considérées comme des institutions ayant joué un rôle majeur dans le développement du néerlandais vernaculaire au cours de la période 1450-1620. 14
Certes, composées pour la plupart sous forme de dialogues entre personnages allégoriques, héritage du Moyen Âge et de la tradition des troubadours, artistiquement parlant, la plupart de ces pièces, à quelques exceptions près, n’ont jamais atteint le niveau ou la qualité d’intensité dramatique ou de raffinement de Shakespeare ou de Schiller.
Mais comme nous le verrons, le désir et l’intention d’émanciper le peuple à travers une forme d’art littéraire et musicalqui élève par son contenu moral et libère par un rire cathartique (purificateur) étaient clairement au cœur de leurs objectifs admirables.
L’archiviste néerlandais Jeroen Vandommele suggère que les experts devraient repenser leur point de vue :
« Jusqu’à la fin du XXe siècle, la poésie et le théâtre issus de ces cercles étaient généralement perçus négativement. Les rhéteurs étaient perçus comme des amateurs, des artistes du verbe de bas étage, des artisans novices qui se réunissaient chaque semaine pour s’amuser avec des rimes tout en buvant beaucoup d’alcool. Ils étaient perçus comme les représentants d’une culture littéraire et intellectuelle de second ordre. L’humanisme du XVIe siècle et la renaissance littéraire se seraient manifestés principalement dans les textes (néo)latins et, en ce qui concerne la langue vernaculaire, dans les textes écrits à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, principalement en dehors des cercles rhétoriciens. Ce n’est qu’au cours des trois dernières décennies que ces qualifications et ces visions ont été éloignées de la littérature et de la culture des rhétoriciens et qu’une tentative a été faite pour leur donner un sens en relation avec le contexte urbain dans lequel elles ont émergé. » 15
L’historien néerlandais respecté Herman Pleij a contribué à une meilleure compréhension du phénomène et a donné une impulsion majeure à cette approche en démontrant, à partir des années 1970, le potentiel de la littérature des XVe et XVIe siècles à générer ce qu’il appelle la « culture urbaine de la fin du Moyen Âge », véritable expression d’une culture civique et urbaine autonome. 16
Selon lui, leurs œuvres visaient à déclencher une « offensive civilisatrice » qui encouragerait les élites urbaines et les classes moyennes à se développer intellectuellement et moralement et à se distinguer (et se dissocier) de leurs homologues urbains moins civilisés.
Joutes, compétitions et autres festivals
Les chambres cultivent l’art de la poésie en s’affrontant lors de concours qui comptent parmi les événements majeurs qu’elles organisent entre elles ou pour le public. Chaque chambre fixe elle-même la fréquence des concours et la valeur des prix, souvent symboliques, à gagner. Si certaines chambres se contentent de quatre concours par an, la chambre anversoise De Violieren (La Giroflée) en fait une compétition hebdomadaire !
Très vite, ces activités donnent naissance à des festivités publiques, célébrées successivement dans toutes les grandes villes. Le Landjuweel combine habilement plusieurs genres théâtraux et musicaux, auparavant distincts, en une seule grande fête urbaine :
Les « Mystères » et « Miracles » (Mirakel-spelen, passie-spelen) sont des spectacles de rue ou de grands tableaux vivants, parfois sur des chars (wagen-spelen). Vers 1450, le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, joué des milliers de fois dans toute la France, est une pièce de 34 000 vers, nécessitant 394 acteurs qui retracent la vie du Christ cinq jours durant.
La « Fête des Fous » ou « Fête des Innocents », mascarades et déguisements organisés par des « sociétés joyeuses » auxquelles le clergé participe activement depuis le XIIe siècle. On assiste alors à un renversement total de la société : la femme devient l’homme, l’enfant l’évêque, le professeur l’élève… On élit un pape, un évêque et un abbé des fous, on brûle de vieilles chaussures dans des encensoirs, on danse dans les églises en marmonnant du latin de manière à provoquer de nombreux éclats de rire. On danse et chante, accompagnés par des musiciens jouant d’instruments à vent (flûte, trompette ou cornemuse) ou à cordes (vielle à roue, harpe, luth). Il n’est pas rare de constater une grave confusion au sein des couvents : relations nocturnes entre l’abbé des fous et les abbesses mineures, voire simulacres de mariage entre un évêque et une supérieure. Pour la fête des fous, le bas clergé se déguise, porte des masques hideux et s’enduit de suie. Le costume et les attributs des fous furent consacrés au XVe siècle. Papes, conciles et diverses autorités publièrent des textes visant à supprimer cette fête dès le XIIe siècle.
Les Ommegang (littéralement « tourner autour » de l’église) sont des processions religieuses, organisées par l’Église et les corporations d’arbalétriers en l’honneur des saints, dont ils portent les statues sur leurs épaules. Si à Bruxelles, l’Ommegang devient l’occasion pour les nobles de déambuler en ville (comme en 1549 pour témoigner de leur loyauté à l’occupant espagnol), à Anvers, deux Ommegang se succèdent : le premier, religieux, à la Pentecôte, le second, apparu plus tard, à l’Assomption, avec une forte participation laïque des corporations, des métiers et des chambres de rhétorique, chacun d’eux fournissant un char à une procession dans les rues de la ville.
Carnaval, nouveau nom donné par l’Église aux « Saturnales », grandes fêtes romaines de huit jours en l’honneur de Saturne, dieu de l’agriculture et du temps, lors du solstice d’hiver. Cette période de célébrations costumées et de libertés, notamment à Venise, qui se développe entre les XIe et XIIIe siècles, est encadrée par l’Église, qui juge nécessaire d’éviter les révoltes populaires. Elle se caractérise par une inversion des rôles et l’élection d’un faux roi. Les esclaves sont alors libres de parler et d’agir à leur guise et se font servir par leur maître. Ces festivités sont accompagnées de grands repas.
Les rhétoriciens estiment à juste titre que ces genres se complètent parfaitement. Les festivals alternent donc, sans mépriser la hiérarchie qu’impose la nature des sujets, pièces à contenu spirituel et religieux (mystères, passions) et pièces à contenu philosophique, didactique et moralisateur (zinne-spelen), sans oublier la satire, la farce et autres éléments humoristiques (sotties, esbattements, etc.).
Mystère de la Passion, tableau vivant sur le parvis des cathédrales.
Historiquement, la scène où se déroulent ces événements s’est déplacée, de la nef des églises vers le parvis des cathédrales, puis vers l’espace public au sens large, d’abord en plein air (sur la grand-place, dans le cimetière, sur un char) avant d’être obligée par les autorités de se tenir exclusivement dans des lieux fermés.
Parmi les concours organisés par les chambres de rhétorique, le plus ancien connu serait celui de Bruxelles en 1394. Celui d’Audenarde, en 1413, est mieux documenté. Suivront ceux de Furnes en 1419, de Dunkerque en 1426, de Bruges en 1427 et 1441, de Malines en 1427 et de Damme en 1431.
Landjuweel
A l’origine, les Landjuwelen étaient un cycle de sept compétitions entre milices communales pratiquant le maniement des armes, les Schutterijen du duché de Brabant. Les plus hautes personnalités du pays assistent à ces tournois, qui sont même honorés par les souverains.
L’idée est d’organiser un Landjuweel tous les trois ans, le vainqueur de la première compétition étant chargé d’organiser la suivante, et ainsi de suite. A l’issue du septième Landjuweel, les vainqueurs inaugurent un nouveau cycle. Le vainqueur du premier tournoi, qui a remporté une coupe d’argent, doit confectionner deux plats d’argent pour le vainqueur du deuxième Landjuweel d’un cycle, qui en confectionne à son tour trois pour le vainqueur de la compétition suivante, et ainsi de suite jusqu’au septième tournoi du cycle.
Il existait une étroite collaboration entre les sociétés chevaleresques des villes de Bruges et de Lille en Flandre, ainsi qu’entre Bruges et Bruxelles. Comme Bruges, Lille organisait un tournoi annuel, « L’Espinette ».
En février de chaque année, une délégation brugeoise se rend à Lille pour participer au tournoi, et en retour, les Lillois participent au concours annuel de l’Ours Blanc à Bruges, qui se déroule en mai. Ce spectacle donne lieu à des festivités auxquelles les poètes brugeois contribuent également. Ils écrivent les scénarios des esbattements, récitent des louanges et rapportent ces activités dans leurs chroniques.
Les divergences de langues ne suscitent aucune querelle. Des prix sont institués pour récompenser les œuvres rédigées en français ou en néerlandais, selon la langue véhiculaire de la ville où se tient le concours. Mais il arrive parfois que lors d’un même concours, un prix soit décerné pour des œuvres dans les deux langues. Ce fut notamment le cas à Gand en 1439. Des prix sont également décernés pour la plus belle œuvre.
Des thèmes sous forme de questions sont proposés, auxquelles seules les chambres autorisées peuvent répondre en vers, rédigés par les « facteurs ». Ces questions ont généralement un but moral ou politique.
Ainsi, en 1431, en pleine guerre entre la France et la Flandre alliée à l’Angleterre, la chambre de rhétorique d’Arras (l’ancienne Atrecht, dans les Pays-Bas bourguignons), pose la question : « Pourquoi la paix, si ardemment désirée, tarde-t-elle si longtemps à venir ? »
Rappelons qu’en 1435, la paix d’Arras, organisée par les amis du Cardinal Nicolas de Cues, Jacques Cœur et Yolande d’Aragon, scellait la fin de la guerre de Cent Ans. 17
Contexte politique et économique
Au fil des alliances et mariages, les Pays-Bas bourguignons tombent sous le contrôle de la famille des Habsbourg, entièrement à la merci de la banque des Fugger d’Augsbourg. 18
C’est ainsi qu’à sa mort, en 1519, l’empereur du Saint-Empire romain germanique, Maximilien Ier (de la famille des Habsbourg), devait environ 350 000 florins à Jacob Fugger. Pour éviter tout défaut de paiement sur cet investissement, Fugger rassemble un cartel de banquiers afin de réunir les pots-de-vin nécessaires pour permettre à Charles Quint, le petit-fils de Maximilien, d’acheter les votes et de lui succéder sur le trône.
En collaboration directe avec Marguerite d’Autriche, qui a rejoint le projet par crainte pour la paix en Europe, Jacob Fugger centralise ainsi les fonds nécessaires pour corrompre chaque « grand électeur » du Saint Empire germanique, profitant de l’occasion pour renforcer considérablement ses positions monopolistiques, notamment face à des concurrents comme les Welser et le port d’Anvers en pleine expansion. 19
Dans les années 1520, Charles Quint devra emprunter à un taux de 18 %, et jusqu’à 49 % entre 1553 et 1556. Pour maintenir les dépenses colossales nécessaires à la gestion de son vaste empire, il n’a d’autre choix que de mener une politique prédatrice. Il vend ses mines pour apaiser les banquiers, leur donne carte blanche pour coloniser le Nouveau Monde et consent au pillage des régions les plus prospères de son empire, la Flandre et le Brabant, les écrasant d’impôts et de dîmes pour financer l’« économie de guerre ». 20
L’essor assez spectaculaire de la Renaissance du Nord, qui accède, à travers l’apprentissage du grec, du latin et de l’hébreu, notamment grâce au Collègetrilingue fondé par Érasme à Louvain en 1515 21, aux sciences et à toutes les richesses de l’époque classique, subit de plein fouet les coups de bélier d’une finance féodale devenue ogre.
Charles Quint ordonne de dresser une liste des auteurs à proscrire dans ses États, préfigurant ainsi la création de l’Index quelques années plus tard. De 1520 à 1550, il promulgue treize édits répressifs contre l’hérésie, introduisant une inquisition moderne inspirée du modèle espagnol.
Marie de Hongrie, portrait par Hans Knell.
La portée de ces « placards » reste assez limitée jusqu’à l’arrivée de Philippe II, en raison du manque d’enthousiasme de la reine régente Marie de Hongrie(1505-1558) et des élites locales à leur égard. Leur application est confiée aux autorités judiciaires urbaines et provinciales, ainsi qu’au Grand Conseil de Malines, sous la supervision d’un tribunal spécifique, établi en 1522 dans les Pays-Bas bourguignons sur le modèle de l’Inquisition espagnole.
En 1540 est fondé l’ordre des Jésuites, initialement chargé d’obtenir par la parole ce qui ne pouvait l’être par l’épée et le feu. Il se tourne rapidement vers son propre théâtre ! De 1545 à 1563, le Concile de Trente se réunit pour imposer des réformes et tenter d’éradiquer l’hérésie protestante. La lecture de la Bible était désormais interdite au commun des mortels, tout comme sa discussion et son illustration. Albrecht Dürer, le grand graveur et géomètre allemand établi à Anvers, fit ses valises en 1521 pour retourner à Nuremberg, et Érasme s’exila à Bâle la même année. Le grand cartographe flamand Gérard Mercator, formé par les érasmiens et soupçonné d’hérésie, fut emprisonné en 1544. Libéré de prison, il s’exila en Allemagne en 1552. En raison de leurs convictions religieuses, Jan et Cornelis, les deux fils du peintre Quinten Matsys22, ami d’Erasme quittèrent Anvers et s’exilèrent en 1544.
Charles Quint abdiqua en 1555 pour laisser la place à son fils Philippe II. Ce dernier retourna en Espagne et confia la régence des Pays-Bas bourguignons à sa demi-sœur Marguerite de Parme (1522-1586).
Alors que l’administration des Pays-Bas bourguignons était officiellement assurée par le Conseil d’État, composé des stathouders et de la haute noblesse, un conseil secret (la consulta ) créé par Philippe II et composé de Charles de Berlaymont (1510-1578), Antoine Perrenot de Granvelle (1517-1582) et Viglius van Aytta(1507-1577) prenait toutes les décisions importantes, notamment en matière de fiscalité, d’ordre, d’administration et de religion, et transformait ainsi le Conseil d’État en une simple chambre consultative.
Charles de Berlaymont.Viglis van Aytta.Antoine Perrenot de Granvelle – Frans Floris inv.1019
Trois conflits surgirent rapidement : la présence de troupes espagnoles, l’établissement de nouveaux diocèses et la lutte contre le protestantisme. Les troupes espagnoles survivantes des guerres d’Italie, fortes d’environ 3000 hommes, ne recevaient pas de solde et pillaient le pays. Après de nombreuses hésitations de la part de Philippe II, et sous la menace de la démission simultanée d’Orange et d’Egmont, les troupes partirent finalement en janvier 1561.
1523, Exécution des luthériens Hendrik Vos et Jan Van Essen.
Les premières victimes des persécutions, exécutés à Bruxelles le 1er juillet 1523, furent Hendrik Vos et Jan Van Essen, deux moines augustiniens d’Anvers qui avaient embrassé les idées de Luther, qu’ils avaient fréquenté à Wittenberg. 23 La première victime wallonne fut le théologien tournaisien Jean Castellain, exécuté à Vic, en Lorraine, le 12 janvier 1525. 24
De nombreuses victimes étaient des membres du clergé catholique convertis à la Réforme, mais aussi de nombreuses femmes. À partir de 1529, les persécutions prirent une tournure dramatique suite à l’adoption du placard impérial généralisant la peine de mort. 40 % des exécutions pour hérésie en Occident entre 1523 et 1565 eurent lieu dans les Pays-Bas bourguignons. Les XVIIe Provinces furent l’une des régions qui connurent le plus fort taux de condamnations à mort par rapport à l’ensemble de sa population. Environ 1500 personnes furent exécutées, soit une intensité trente fois supérieure à celle de la France. 25
Ils ne feront que renforcer l’opposition à la tyrannie qui conduira en 1576 Guillaume d’Orange (dit « Le Taciturne ») à prendre la tête de la révolte des Pays-Bas bourguignons, aboutissant 80 ans plus tard à la scission entre le nord (les Pays-Bas, majoritairement protestants) et le sud (la Belgique, exclusivement catholique).
Gand, 1539
Podium du Landjuweel de Gand de 1539.
En juin 1539, la Chambre De Fonteine (La Fontaine) de Gand convoqua les sociétés dramatiques et littéraires du pays à un grand landjuweel en l’honneur de la Sainte Trinité, pour lequel l’empereur Charles Quint accorda une permission et un sauf-conduit d’un mois à ceux qui souhaitaient y participer.
Une charte d’invitation fut publiée à ce sujet. Elle posait, pour la pièce de moralité, une question ainsi formulée : « Quelle est la plus grande consolation du mourant ? »
Ce sujet fait clairement écho à l’un des écrits populaires d’Érasme, traduit en néerlandais l’année de sa publication en 1534, de De preparatione ad Mortem. 26
Dix-neuf sociétés de rhétoriciennes répondirent à l’appel : il s’agissait de chambres établies à Anvers, Audenarde, Axel, Bergues, Bruges, Bruxelles, Courtrai, Deinze, Enghien, Kaprijke, Leffinge, Lo (dans le commerce de Furnes), Menin, Messines, Neuve-Église, Nieuport, Tielt, Tirlemont et Ypres.
La chambre anversoise De Violieren remporta le premier prix. Pieter Huys de Bergues remporta le deuxième prix, composé de trois vases en argent pesant sept marcs sur lesquels était gravée l’entrée d’une académie. Son poème, composé d’environ cinq cents vers en néerlandais, met en scène cinq figures allégoriques : la Bienveillance, l’Observance des Lois, le Cœur Consolé, la Consolation et le Cœur Contrit. Chacune d’elles énumère les biens dans lesquels l’homme trouve le bonheur à l’heure de la mort. Pour De Violieren, la plus grande consolation était « la résurrection de la chair », un dogme purement catholique.
Mais c’était sans compter sur la partie « off » du concours. Car les trois autres questions, auxquelles il fallait répondre en chœur, étaient :
« Quel animal au monde acquiert le plus de force ? »
« Quelle nation au monde fait preuve du plus de folie ? »
« Serais-je soulagé si je pouvais lui parler ? »
En conséquence, la majorité des pièces allégoriques jouées étaient des satires sanglantes contre le pape, les moines, les indulgences, les pèlerinages, le cardinal Granvelle, etc. Les compositions des lauréats gantois furent publiées d’abord en format in-quarto, puis en in-duo.
Dès leur parution, ces pièces furent interdites, et ce n’est pas sans raison que, plus tard, ce landjuweel fut cité comme le premier à avoir mobilisé le pays littéraire en faveur de la Réforme protestante. Ces œuvres étant loin d’être favorables au régime espagnol, le duc d’Albe ordonna leur suppression par l’Index de 1571 et, plus tard, le gouvernement des Pays-Bas bourguignons interdit même les représentations théâtrales des Chambres de Rhétorique.
L’influence d’Érasme
Érasme dans l’atelier de Matsys à Anvers, tableau d’Eugène Siberdt (1851-1931). À droite, le célèbre tableau de Matsys représentant les collecteurs d’impôts cupides.
À Anvers, l’influence d’Érasme était notable et sa présence recherchée. On connaît son amitié avec le secrétaire de la ville, Pieter Gillis27, un humaniste érudit anversois très apprécié de Thomas More 28qui intégra certains de ses poèmes dans son œuvre majeure, L’Utopie. Pour plaire à More, Pieter Gillis et Érasme lui offrent leur double portrait réalisé par Quentin Matsys29. La maison de Gillis à Anvers était également un lieu de rencontre régulier pour tous les grands humanistes de l’époque.
Den Grooten Spiegel, la maison de Gillis à Anvers.
De 1523 à 1584, 21 éditeurs ne publient pas moins de 47 éditions des œuvres de l’humaniste, et le rhéteur Cornelis Crul traduit, avant 1550, les Colloques et d’autres œuvres majeures en néerlandais.
La plupart des rhétoriciens maîtrisaient le latin et pouvaient donc lire Érasme dans l’original. Certaines écoles latines, comme celle de Gouda en 1521, incluaient dans leur programme des écrits choisis de lui pour chaque niveau de classes. 30
Le prestige de l’humaniste se répand dans toute l’Europe.
Ferdinand Colomb(1488-1539), fils très bibliophile du navigateur génois Christophe Colomb, non seulement acquit une vaste série de ses œuvres, mais se rendit aussi à Louvain en octobre 1520 pour y rencontrer leur auteur. 31
Dans une lettre datée de 1521, Jérôme Aléandre(1480-1542), légat du pape Léon X, mettait en garde contre les « éléments de mauvais aloi » qui prospéraient à Anvers. « Ils [les rhétoriciens] se présentaient commeles défenseurs de la bonne littérature et étaient tous de l’école de notre ami devenu un grand nom [Érasme]. » Aléandre ajoutait : « Il [Érasme] a pourri toute la Flandre!»32
De Violieren et la Guilde de Saint-Luc
Le blason de De Violieren (La Giroflée) d’Anvers pour le Landjuweel.
A Anvers également, la Chambre de Rhétorique, De Violieren, fondée vers 1442, fut créée en 1480 au sein de la Guilde de Saint-Luc, la guilde des artistes.
La devise des rhéteurs était « Uyt ionsten versaemt » (Unis par l’affection. Mais « ionsten » est aussi proche de « consten », le mot flamand pour les arts).
Cette symbiose produisit des résultats fructueux. Pour la plupart des historiens, les Violieren constituaient en quelque sorte la branche littéraire de la Guilde de Saint-Luc. Jusqu’en 1664, la guilde avait son siège sur le côté nord de la Grand-Place d’Anvers, la maison Spaengien ou Pand van Spanje.
La guilde était composée de tous les métiers liés aux beaux-arts, notamment les peintres, les sculpteurs, les enlumineurs, les graveurs et les imprimeurs.
Les Liggeren, registre de la guilde des peintres de Saint-Luc d’Anvers.
En 1491, l’ami d’Érasme, le peintre Quinten Matsys33, y fut inscrit comme maître. L’une de ses commandes majeures, le Triptyque de la Déploration du Christ, provenait de la guilde des charpentiers. Selon l’archiviste en chef de la ville d’Anvers, Van den Branden, Matsys lui-même était membre des Violieren et écrivait des poèmes pour leurs concours ;
En 1515, Matsys fut rejoint à la Guilde de Saint-Luc par deux autres grands artistes inspirés eux aussi par l’esprit d’Érasme, Joachim Patinir (1480-1524) et Gérard David(1460-1523) ;
En 1519, les registres de la guilde (The Liggeren34) mentionnent l’inscription de Jan Sanders van Hemessen(1500-1566), dont la fille Catharina (1528-1565) deviendra en 1548 la première femme peintre – et professeur de peinture aux hommes – à être admise à la guilde des peintres ;
En 1527, celle de Pieter Coecke van Aelst(1502-1550), maître de Bruegel ;
en 1531, ceux des deux enfants de Matsys, Jan et Cornelis ;
en 1540, celle de Peter Baltens(1527-1584) ;
en 1545, celle du graveur et imprimeur Hieronymous Cock(1510-1570) dont l’atelier produisit des estampes de Bruegel et du poète et traducteur révolutionnaire hollandais Dirk Coornhert(1522-1590), ami proche et conseiller de Guillaume le Taciturne (1533-1583) ;
en 1550, celle du grand imprimeur Christophe Plantin(1520-1589) ;
et en 1551, celle de Pieter Bruegel l’Ancien(1525-1569).35
Les échanges quotidiens entre les rhétoriciens et les artistes les plus importants de l’époque eurent une influence bénéfique sur leurs activités et en firent, après quelques années, l’une des sociétés les plus prospères du Brabant.
Les correcteurs de l’imprimerie Plantin.
Dans les concours les plus importants, De Violieren remporta des lauriers : premier prix en 1493 à Bruxelles, en 1515 à Malines et en 1539 à Gand, dans une lutte mémorable à laquelle participèrent 19 chambres de différentes régions du pays.
En août 1541, un concours fut organisé à Diest par la Chambre locale De Lelie (Le lys), auquel participèrent dix autres chambres du Brabant. Le grand prix fut décerné à la Chambre anversoise De Violieren, pour la présentation d’un esbattement (farce).
Anvers, 1561
Comme de coutume, la Chambre ayant remporté le meilleur prix devait à son tour organiser un Landjuweel. C’était également l’avis de De Violieren, après son exploit à Diest ; cependant, les circonstances de l’époque ont fait que le sujet a été reporté. Vingt ans se sont écoulés avant que quiconque puisse songer à organiser un tel concours artistique.
Trois dirigeants de De Violieren, avec beaucoup de courage, s’engageront pleinement dans l’initiative, au péril de leur réputation, leur honneur, leur fortune, leur patrimoine et même de leur vie :
Anthonis van Stralen.
Anthonis van Stralen (1521-1568) était le chef des Violieren. Echevin d’Anvers, Van Stralen avait été étroitement associé à l’obtention du permis pour le Landjuweel. En mai 1561, il fut promu bourgmestre (buitenburgemeester) d’Anvers, peut-être en récompense de ses services. Le succès du Landjuweel était dû en grande partie à la coopération entre le magistrat anversois et le conseil des Violieren.
Melchior Schetz (vers 1513-1583) était prince de Violieren. Il était le beau-frère de Van Stralen et également échevin. Il était l’un des trois enfants du grand marchand anversois Érasme Schetz(mort en 1550), surnommé le « banquier d’Érasme ». 36 Avec ses trois fils, il a créé une importante société bancaire et commerciale. 37 Son amitié avec Érasme est symptomatique de la popularité dont Érasme jouissait à Anvers. Il lui offrit sa résidence hospitalière : la Huis van Aken, un palais où il avait reçu Charles Quint en personne.
Dans une lettre, il lui fit, entre autres, cette proposition alléchante : « Mon cœur et l’âme de tant de personnes aspirent à votre présence parmi nous. Je me suis souvent demandé quel enchantement vous retenait ici plutôt que parmi nous. Pieter Gillis [secrétaire de la ville et leur ami commun] m’a donné une raison : nous n’avons pas de vin de Bourgogne, qui convient le mieux à votre tempérament, ne craignez rien, et si c’est le seul obstacle qui vous retient, n’hésitez pas à revenir ; nous veillerons à ce que vous soyez approvisionné en vin, et non seulement en vin de Bourgogne, mais aussi en vin de Perse et d’Inde si vous en avez envie et besoin. »
En tant que prince de Violieren, son fils Melchior représentait la Chambre le plus souvent en public. Il devait également être responsable de l’organisation financière de la Chambre. Schetz était l’un des plus importants prêteurs d’argent d’Anvers. Il ne fait aucun doute que la ville a facilité financièrement l’organisation du festival.
Willem van Haecht (1530-1585) : Issu d’une famille de peintres et de graveurs, il était dessinateur et, vraisemblablement, libraire de profession. Sa devise était Behaegt Gods wille (conforme-toi à la volonté de Dieu). Van Haecht était un ami de l’humaniste et écrivain bruxellois Johan Baptista Houwaert(1533-1599). Il compare Houwaert à Cicéron dans l’éloge introductif du Lusthof der Maechden de Houwaert, publié vers 1582. Dans son éloge, Van Haecht affirme que tout homme sensé devrait reconnaître que Houwaert écrit avec éloquence et excellence.
Van Haecht a également écrit les paroles de diverses chansons, généralement d’inspiration chrétienne. C’est le cas des paroles d’une chanson polyphonique à cinq voix, Ghelijc den dach hem baert, diet al verclaert, probablement composée par Hubert Waelrant(1517-1595) pour l’ouverture de la pièce des Violieren au landjuweel de 1561. Le poème a également été imprimé sur une feuille volante avec notation musicale, distribué à l’assistance.
Dès 1552, Van Haecht était affilié à De Violieren, dont les membres comprenaient Cornelis Floris de Vriendt(1514-1575), le principal architecte de l’hôtel de ville de style Renaissance d’Anvers, ainsi que les peintres Frans Floris de Vriendt (vers 1519-1570) et Maerten de Vos (1532-1603). Van Haecht devint le « facteur » (poète titulaire) de De Violieren en 1558.
Cornelis Floris de Vriendt.Hieronymus Cock.Catarina van Hemessen.
D’autres personnalités de premier plan impliquées dans l’organisation du Landjuweel comprenaient des imprimeurs tels que Jan de Laet (1524-1566), le graveur et éditeur HieronymusCock (vers 1510-1570) (fondateur de l’imprimerie Aux Quatre Vents qui publia les gravures de Bruegel) et le peintre Jacob Grimmer (1510-1590).
L’autre figure majeure était Peeter Baltens (1527-1584), peintre, rhéteur, graveur et éditeur anversois. 38 Baltens était membre de la Guilde de Saint-Luc et des Violieren. Ayant en partie formé Bruegel, son rôle s’avéra particulièrement important. Il noua des amitiés étroites (notamment avec les veuves de Hieronymus Cock(vers 1510-1570) et de Pieter Coecke van Aelst(1502-1550), cette dernière étant également la belle-mère de Bruegel) et collabora avec les plus grands noms anversois de son temps. Il s’associa avec des patriciens anversois tels que le poète Jonker Jan van der Noot(1539-1595), la riche famille de marchands Schetz et de riches marchands tels que Nicolaes Jonghelinck(1517-1570), banquier d’affaires, mécène et bailleur de fonds de Bruegel.
Selon Lode Goukens,
« Baltens a joué un rôle déterminant dans le lobbying d’un groupe de personnalités influentes appartenant au parti modéré. Un parti modéré qui valorisait la paix, l’harmonie et la bonne gestion des affaires plus que la religion, l’extrémisme ou le terrorisme d’État. Un parti qui souhaitait un retour au statu quo d’avant les troubles. » 39
Herman Pleij note que les Rhétoriciens ont comme consigne de redorer le blason des marchands d’Anvers en faisant la distinction entre le bon grain et l’ivraie. 40
De Groote Robijn, résidence d’Anthonis van Stralen, maire d’Anvers.
Cependant, les recherches sur les relations entre peintres, poètes (ou rederijkers) et marchands montrent que ces trois groupes développent un style de vie culturel commun au XVIe siècle, dans lequel l’amour de la science et de l’art occupe une place centrale.
Pour lancer un concours de rhétorique, il fallait obtenir l’autorisation du gouvernement du pays, ce qui n’était plus chose aisée à l’époque. C’était une conséquence du concours de Gand de 1539, où les idées de nouvelles doctrines contre les institutions de la religion catholique furent présentées et défendues sans la moindre hésitation.
Cependant, De Violieren et les élus d’Anvers (Van Stralen et Schetz) étaient farouchement déterminés à organiser leur Landjuweel. Celui qui fit le plus pour retarder l’obtention de l’autorisation fut le cardinal Perrenot de Granvelle(1517-1582), archevêque de Malines et conseiller de Marguerite de Parme(1522-1586), après l’abdication de l’empereur, son frère Charles Quint, régente des Pays-Bas bourguignons.
Organisation du Landjuweel
En février 1561, les délégués de la ville d’Anvers s’adressèrent à Granvelle avec une requête adressée à la régente, dans laquelle ils soutenaient que De Violieren, par rapport aux autres Chambres, était statutairement obligée d’organiser un concours.
Antoine Perrenot de Granvelle.
Granvelle espérait torpiller l’initiative, mais, conscient qu’un rejet brutal aurait enflammé l’opposition, il chercha divers prétextes. Il fit poliment comprendre aux délégués qu’il souhaitait reporter un tel événement, prétextant que, grâce à l’accord de paix entre la France et les Habsbourg, la guerre venait d’être suspendue et que de telles fêtes représentaient des dépenses importantes, que le pays ne pouvait ou ne voulait pas assumer.
Cela ne dissuada guère les Anversois. Ils répondirent que l’année précédente, l’autorisation avait été accordée à la Chambre de Vilvorde et qu’un report était inconcevable. Sentant qu’ils n’y renonceraient qu’avec un profond dégoût, Granvelle accepta à contrecœur de présenter leur demande à Marguerite, tout en affirmant que l’État s’arrogeait le droit de prélever des impôts sur tous ceux qui participaient au concours.
Craignant surtout que la fête ne devienne une caisse de résonance pour tous ceux qui critiquaient l’occupation espagnole et les abus de l’Église, Granvelle les somma aussi d’informer les chambres participantes que ne pouvait apparaître dans leurs pièces, leurs esbattements ou leurs poèmes, le moindre mot, phrase ou allusion contre la religion, le clergé ou le gouvernement, sinon elles perdraient non seulement le prix qu’elles auraient pu gagner, mais seraient punies et privées de leurs privilèges et de leurs droits ; et que la Chambre d’Anvers avait à veiller à ce que la ville soit bien gardée pendant les festivités et qu’aucun trouble ne puisse survenir.
La Chambre de commerce d’Anvers avait soumis 24 thèmes potentiels pour le concours Landjuweel. Ses délégués n’étaient autorisés à accepter qu’un seul des trois sujets suivants :
« L’expérience ou l’apprentissage apporte-t-il plus de sagesse ? »
« Qu’est-ce qui conduit le plus l’homme vers les arts ? »
« Pourquoi un homme riche et avide désire-t-il davantage de richesses ? »
Marguerite de Parme.
Marguerite de Parme, souvent en désaccord avec Madrid, se montra plus ouverte et moins craintive que Granvelle. Après avoir consulté le rapport fourni par le Conseil de Brabant, qui savait pertinemment que trop de répression encourageait la protestation, elle apposa l’apostille le 22 mars 1561, invitant le chancelier du duché à fournir à Anvers les lettres cachetées nécessaires à l’organisation du Landjuweel.
Ces lettres furent émises le même jour au nom du roi et accordèrent un sauf-conduit de quatorze jours avant le début jusqu’à quatorze jours après la fin du Landjuweel à tous ceux qui souhaitaient y assister, à l’exception de,
« tous les meurtriers, voleurs et autres criminels, ainsi que les ennemis déclarés du roi, les rebelles et ceux bannis du Saint-Empire romain germanique. »41
Parmi les sujets soumis au gouvernement, seuls trois étaient autorisés et la Chambre n’avait qu’à en choisir un seul.
Philosophie
Pour montrer combien nos rhétoriciens, sous la direction de Van Straelen et de Schetz, traitèrent de questions philosophiques et politiques de toutes sortes, voici l’ensemble des vingt-quatre sujets qu’ils avaient soumis 42:
Wat sake dat Roomen dede triumpheren? (Qu’est-ce qui a permis à Rome de triompher ?)
Wat dat Roomen meest dede declineren? (Qu’est-ce qui a fait le plus décliner Rome ?)
Weder experientie oft geleertheyt meer wijsheyt bybrengt? (Est-ce que c’est l’expérience ou le savoir qui apporte le plus de sagesse ?)
Hetwelck den mensche meer verwect tot cunsten? (Qu’est ce qui peut conduire le plus l’homme vers l’Art ?)
Dwelk ‘t voetsel der cunsten is? (De quoi l’art se nourrit-il ?)
Waeromme den mensche van tydelycke dinghen zoo begheerlijk is? (Pourquoi l’Homme est-il tellement désireux des choses temporelles ?)
Waer deur des menschen dagen meest vercort worden? (Qu’est-ce qui raccourci les jours des hommes ?)
Waer deur des menschen dagen verlengt worden? (Qu’est-ce qui rallonge les jours des hommes ?)
Waerom dat matige rijckdom ‘t meeste geluck der waerelt genaemt wordt ? (Pourquoi c’est la richesse moyenne qui apporte le plus de bonheur au monde ?)
Dwelck den meesten voorspoed in deser waerelt is? (Quelle est la plus grande prospérité dans ce monde ?)
Dwelck den meesten tegenspoed in deser werelt is? (Quel est le plus grand contre-temps dans ce monde ?)
Hoe compt dat dagelix alle dingen verdieren? (Comment se fait-il que toutes les choses se consument chaque jour ?)
Oft een ghierich mensch kan versaegt worden? (Si un homme avare peut être découragé ?)
Waerom een ryck ghierich mensch meer rykdom begeert? (Pourquoi un riche avare désire encore plus de richesse ?)
Waerom dat ryckdom egeen giericheyt en blust? (Pourquoi la richesse n’étéint pas l’avarice?)
Waerom dat d’eynde der blysschappen ongenucht volcht? (Pourquoi l’amusement est suivi de mécontement ?)
Waerom dat wellust berouw voortbrenght? (Pourquoi la luxure engendre des remords?)
Waerom dat wellust hare straffinghe medebrengt? (Pourquoi la luxure apporte sa propre punition ?)
Waar deur dat Roomen tot zoe groote prosperiteyt quam? (Comment les Romains ont atteint une si grande prospérité ?)
Dwelk de monarchie van Roomen in voorspoed hiel? (Quel gouvernement a maintenu les Romains dans la prospérité ?)
Wat cunste eldernootelykste in een stad is? (Quel art est de la plus haute nécessité dans une ville ?)
Wat der wereld meer rust inbrenct? (Qu’est-ce qui peut amener le monde vers plus de paix ?)
Waer deur de mensche meest compt tot hoocheyt der werelt? (Qu’est-ce qui conduit le plus les gens vers l’orgueil du monde ?)
Waer deur men den woeker best zoude mogen extirperen? (Quel serait le meilleur moyen pour éradiquer l’usure ?)
À première vue, on pourrait dire qu’en choisissant la question « Qu’est-ce qui peut le plus conduire l’homme vers l’art ? »43, Van Stralen et Schetz choisissent le sujet le moins « politique ». C’est méconnaître Érasme et la pensée platonicienne pour qui beauté et bonté forment une unité et pour qui tout gouvernement qui ne promeut pas la beauté, la néglige ou, pire encore, la méprise, se condamne à l’échec ! En pratique, les poètes, partant de ce principe supérieur, ont fini par fustiger, sans les nommer explicitement, tous les criminels et bellicistes de cette époque.
D’ailleurs, Willem van Haecht, le « facteur » (poète officiel) de De Violieren, dans la pièce qu’il composa spécialement pour le Landjuweel d’Anvers en 1561, montrait que ce qui conduisit les Empires à leur déclin fut, comme c’est encore le cas aujourd’hui, leur manque d’estime pour les Arts, y compris évidemment la Rhétorique.
Du coup, c’est sur ce thème que les 5000 participants (!) au Landjuweel, ont commencé à réfléchir, composer des chants, des pièces de théâtre, des refrains, des allégories, des rébus, des tableaux et des farces, le tout présenté ensuite, par le Landjuweel, à presque tout le pays.
On se frotte les yeux pour y croire : deux siècles avant (!) Friedrich Schiller, le poète allemand surnommé « poète de la liberté » et inspirateur de nombreuses révolutions à la fin du XVIIIe siècle, une élite humaniste éclairée par Érasme aux Pays-Bas a conduit une partie substantielle du pays à s’élever vers une paix durable en s’émancipant du servage et de l’ignorance par la beauté morale ! Le Landjuweel d’Anvers de 1561 fut bien plus qu’une simple fête, ce fut un changement de paradigme et un véritable tournant. Chapeau !
Après avoir reçu l’autorisation, la Chambre de rhétorique et le Conseil municipal d’Anvers s’attelèrent aussitôt à donner à ce grand festival littéraire toute sa splendeur et sa magnificience. Un carton d’invitation en vers fut rédigé, précisant le sujet du concours et les prix à gagner.
Melchior Schetz, prince de De Violieren, défilant dans les rues d’Anvers au Landjuweel de 1561.
Le 23 avril, ce carton d’invitation fut remis par le bourgmestre Nicolaas Rockox, en présence de Melchior Schetz et d’Anthonis van Stralen, à l’hôtel de ville d’Anvers, à quatre messagers assermentés, chargés de le transmettre à toutes les chambres de rhétorique du Brabant et de les inviter également au Landjuweel. Ces messagers voyagèrent aux frais de la ville et se rendirent d’abord à Louvain, la plus ancienne ville du Brabant. Partout, la nouvelle d’un Landjuweel à Anvers fut accueillie avec une joie extraordinaire, et les messagers furent accueillis avec une grande générosité.
Alors que dans la plupart des villes du Brabant les rhétoriciens s’occupaient à composer et à enseigner des pièces de théâtre et des poèmes, à fabriquer des chars de triomphe et à peindre des armoiries, à Anvers ils ne restaient pas inactifs.
De Violieren fait alors confectionner de magnifiques vêtements neufs pour ses membres, à la suggestion de Melchior Schetz, pour la cérémonie d’accueil offerte aux participants.
Podium du Landjuweel d’Anvers 1561.
Une élégante scène de théâtre fut érigée sur la Grand-Place d’Anvers, conçue par Cornelis Floris. Ironie de l’histoire, elle fut installée à l’endroit même où l’Inquisition décapitait les « hérétiques ». Le public assistait aux représentations debout, à l’exception du jury et des hauts fonctionnaires, pour lesquels des bancs étaient prévus.
Partout, l’effervescence et l’animation régnaient ; chaque citoyen souhaitait apporter sa contribution pour accueillir les invités étrangers avec la solennité requise et beaucoup de faste.
Le conseil municipal, pour sa part, avait pris les mesures nécessaires pour que tout se passe bien. Tous les habitants des rues où devaient passer les rhéteurs ont reçu l’ordre de dégager les rues et de retirer tout échafaudage ou obstacle qui pourrait gêner leur passage.
Tout le monde attendait avec impatience le 3 août, jour où l’entrée officielle aurait lieu et où les jeux de Landjuweel commenceraient.
Une journée mémorable
Hôtel de ville d’Anvers (à gauche) conçu par Cornelis Floris Devriendt.
Le 3 août 1561 est un jour mémorable dans l’histoire d’Anvers. La ville était parée de ses habits de fête : sur les façades des maisons, drapeaux, fanions et festons ; sur les places publiques, d’élégantes arches de style Renaissance.
Ce n’est un secret pour personne : les Anversois aiment gagner beaucoup d’argent. Mais ils aiment aussi le dépenser sans compter ! Au cours de ce merveilleux XVIe siècle, ils prenaient plaisir à afficher, lors de ces occasions, une splendeur qui dépasse, pour ainsi dire, notre imagination.
Juerken, le bouffon ou imbécile de De Violieren au Landjuweel d’Anvers de 1561.
Partout régnait la joie et la vie. De nombreux étrangers traversaient les rues ; tous, étrangers comme locaux, s’engageaient à maintenir le meilleur ordre possible au milieu cette agitation et de ce tumulte. 44
À 14 heures, les « frères » de la guilde De Violieren se rassemblèrent pour se rendre ensemble à la Keizerspoort afin de rencontrer les chambres participantes. Ils étaient 65, montés sur des chevaux magnifiquement parés, vêtus de précieux uniformes. Ceux-ci se composaient de tabards de soie violette rayés de satin blanc ou de drap argenté, de pourpoints blancs rayés de rouge, de bas et de bottes blancs, et de chapeaux violets ornés de plumes rouges, blanches et violettes.
À la Keizerspoort, les chambres étrangères participantes furent solennellement reçues. Elles étaient quatorze et, au son des clairons et sous les acclamations de la foule, elles entrèrent dans Anvers, suivant la Huidevetterstraat, l’Eiermarkt et le Melkmarkt jusqu’à la Grote Markt, devant l’Hôtel de Ville.
Représentation artistique du Landjuweel d’Anvers de 1561, peint en 1899 par Edgard Farasyn pour l’hôtel de ville d’Anvers.
Le cortège était grandiose et impressionnant ; on n’avait jamais rien vu de tel dans ces régions. Sans les frères de la Guilde sur les chars, les porteurs d’armoiries, les écuyers, les valets de pied, les trompettistes, les tambours et autres musiciens à pied, le nombre de rhétoriciens à cheval de toutes les villes s’élevait à 1393, celui des chars à 23 et celui des autres chars à 197. 45
L’Ommegang de 1685 (supposé être une procession religieuse sans concours de poésie ou de théâtre) donne néanmoins une idée de ce à quoi ressemblaient les événements culturels de masse à Anvers.
Après quinze jours de compétition entre les villes de grande et moyenne taille pendant le Landjuweel, une semaine supplémentaire de « Hagespelen », des compétitions moins fastueuses mais moins coûteuses entre les cantons, villages et communes, a suivi. Les organisateurs ne voulaient pas de perdants. Les formats étaient si variés qu’à la fin du mois, pas une seule ville, village ou commune n’était sans prix.
Pièce de théâtre dans un village flamand.
Et de retour dans leurs villes, tous ces acteurs culturels, comédiens, chanteurs, poètes, farceurs et comiques, dynamisés comme jamais par la rencontre avec une nation entière, rejouèrent chez eux la pièce ou le spectacle qui leur avait valu un prix. Dans la mesure où chaque chambre primée fut obligée d’organiser un nouveau concours, un véritable effet de diffusion et de contamination culturelle se répandit dans le pays.
Bateaux de mer entrant à Bruxelles par le canal Bruxelles-Escaut. Peinture d’Andreas Martin (1699-1763).
La joie et la fierté étaient telles que la Chambre de Vilvorde a donné une représentation spéciale pour l’ouverture du nouveau canal Bruxelles-Willebroek en octobre 1561. Le projet d’un canal de 28 km de long, reliant Bruxelles à l’Escaut (et donc à Anvers et à la mer) était évoqué depuis 1415, mais c’est Marie de Hongrie qui, en 1550, a ouvert le chantier. Le canal a vu le jour après 11 ans de travaux.
Le Landjuweel d’Anvers impressionna les spectateurs venus de l’étranger, parmi lesquels Richard Clough 46, représentant du financier anglais Thomas Gresham. Le marchand ne cacha pas son admiration et ne tarit pas d’éloges sur les festivités, les comparant à l’entrée de Philippe II et de Charles Quint à Anvers en 1549. Il ne pouvait que constater que l’organisation du Landjuweel était plus vaste et le spectacle plus impressionnant :
« L’arrivée du roi Philippe II à Anvers, au prix de tous les rhétoriciens réunis en robe, n’est pas comparable à ce qu’a fait la ville de Bruxelles. (…) Je voudrais que quelques-uns de nos grands et nobles hommes d’Angleterre aient vu cela, (…) et cela leur ferait penser qu’il y en a d’autres comme nous, et ainsi prévoir le temps à venir ; car ceux qui peuvent faire cela, peuvent faire davantage. »47
Paix et art, unis pour la célébration
Le mardi 5 août, deux jours après la grande réception des chambres participantes, les rhétoriciens en visite, ainsi que le reste des spectateurs, sont solennellement accueillis sur la Grand-Place d’Anvers.
Les Violieren proposent ensuite une zinnespel (morale) de bienvenue : Den Wellecomme (La Bienvenue), écrite par Willem van Haecht. Au cœur de la pièce se trouve la paix relative qui permet l’organisation du Landjuweel, une rencontre symbolisant le renouveau de la rhétorique (l’art de la rhétorique) rendue possible grâce à la tranquillité retrouvée. Le duché avait beaucoup souffert dans les années 1550, mais s’était lentement relevé après la paix du Cateau-Cambrésis (1559) marquant une pause dans le conflit entre les Habsbourg et la France. L’espoir de jours meilleurs était permis. Les réactions littéraires à la paix furent donc particulièrement optimistes. L’aube d’un nouvel âge d’or était dans tous les esprits.
La pièce met en scène trois nymphes, des fleurs – sœurs – qui, ensemble, représentent De Violieren. Après des années de guerre, la Chambre a eu l’opportunité d’organiser le Landjuweel. Pour cela, les nymphes ont une grande dette de gratitude envers le peuple brabançon. Malgré les temps difficiles et les divisions croissantes entre les différents groupes sociaux, le peuple est resté uni.
C’est la Concordia, le sentiment d’unité et de solidarité, qui unit désormais les défenseurs du bien public. Par amour pour l’art de la rhétorique, tous sont venus de tous horizons à Anvers pour célébrer ensemble le Landjuweel. Selon les nymphes, il est grand temps que Rethorica reprenne la place qui lui revient dans la société. Maintenant que le dieu guerrier Mars et la détestée Discordia ont été chassés, elle seule peut apporter joie et paix au pays. Seule la semence de la rhétorique (« Rethorices saet ») peut porter des fruits de joie.
Les fleurs se mirent donc en quête de Rethorica. Autrement dit, De Violieren décrit principalement le Landjuweel comme une fête de la joie, organisée par les Chambres de Rhétorique pour renforcer le sentiment d’appartenance et les liens d’amitié entre les villes et les peuples de la région.
Illustration du drame de Van Haecht « La Bienvenue ». Trois nymphes viennent réveiller Rethorica, endormie, mais protégée par Antwerpia. A gauche sur l’avant-plan, les outils d’invention et de travail que Rhetorica a abandonné en s’endormant.
Finalement, les nymphes trouvent Rhetorica, endormie dans les bras d’une jeune fille (Anwerpia), qui l’a toujours protégée. Alors que les déesses de la vengeance (« Érinnies ») ont ravagé le pays pendant vingt ans, la rhétorique a toujours été protégée et chérie à Anvers. Il est temps de la réveiller de son long sommeil hivernal. Une fois réveillée, Rhetorica et le Landjuweel marqueront le début d’une période de prospérité, pour Anvers et pour le monde.
Den Wellecomme ne se contente pas de dégager une atmosphère de joie et d’euphorie, il lance aussi quelques piques aux oppresseurs. Les Chambres conservèrent un arrière-goût amer. Au cours des années précédentes, plusieurs rhétoriciens avaient été frappés par le destin. Le « facteur » précédent, le très estimé Jan van den Berghe (mort en 1559), était décédé de vieillesse. De plus, deux membres éminents avaient été victimes de persécutions religieuses.
Les imprimeurs Frans Fraet (1505-1558) et Willem Touwaert Cassererie (vers 1478-1558) furent condamnés et exécutés en 1558, malgré les protestations vigoureuses de leur guilde, pour avoir imprimé et été trouvés en possession de livres interdits (des Bibles néerlandaises).
Gravure d’après Jan van der Straet (Johannes Stradanus).
Anvers était le centre nord-européen de l’édition hétérodoxe dans la première moitié du XVIe siècle. C’est d’Anvers que les livres étaient expédiés dans toute l’Europe. Alastair Duke, qui a étudié les méthodes de l’Inquisition à cette époque, a suggéré que sur quatre mille livres publiés en Europe entre 1500 et 1540, la moitié a été imprimée à Anvers 48 ; presque la moitié de ces publications contenaient des influences protestantes. 49
Ces persécutions renforcèrent la méfiance du gouvernement central envers les rhéteurs. Les temps n’étaient pas faciles pour eux.
L’art de la rhétorique « n’a pas beaucoup d’amis », comme le regrette Van Haecht. 50
Bien que le Landjuweel ait été conçu pour célébrer la paix et non pour exprimer le mécontentement, l’horreur des années de guerre passées et les divisions qui en ont résulté étaient clairement palpables.
La rencontre se déroula sous le signe de l’amitié et de la solidarité – ce qui n’était pas sans raison la devise de De Violieren. Faisant référence au miracle de la Pentecôte, le carton d’invitation comparait les rhétoriciens aux apôtres, qui reçurent le Saint-Esprit en se rassemblant dans l’unité, sans désaccord ni conflit. Ce motif était courant chez les rhétoriciens.
Déjà dans les poèmes d’Anthonis de Roovere (vers 1430-1482), les pièces de théâtre gantoises de 1539 et dans Const van Rhetoriken de Matthijs de Castelein (vers 1485-1550), l’inspiration du rhétoricien est comparée à l’enthousiasme religieux des apôtres à la Pentecôte. Les rhétoriciens considéraient leur poésie comme un don du Saint-Esprit. Cela rappelle fortement la thématique d’Érasme dans sa Querella pacis (La Complainte pour la paix, 1517). Dans ce célèbre pamphlet pour la paix, le miracle de la Pentecôte est également utilisé pour souligner l’importance de l’unité et de l’amour dans la société. Seule la religion chrétienne, selon Érasme, avait la force de se défendre contre la tyrannie et la guerre. Le bien-être de la société tout entière a toujours eu la priorité sur toute forme d’intérêt personnel.
Un carton d’invitation rimé fut envoyé à toutes les chambres du Brabant, accompagnée d’une gravure sur bois (probablement également réalisée par Willem van Haecht). Cette gravure allégorique souligne l’importance de la rhétorique pour parvenir à la paix.
Invitation imprimée à d’autres chambres de rhétorique par les Violieren d’Anvers pour le Landjuweel de 1561.
Rhetorica trône au centre, ses attributs étant un parchemin et un lys, symboles respectivement des vertus de promotion du savoir et d’harmonisation de l’art rhétorique. De chaque côté d’elle se trouvent Prudentia (à gauche) et Inventio (à droite). Prudentia, la Providence, est représentée tenant un miroir (la perspicacité) et un serpent (la prudence). Inventio, l’Invention, possède les attributs d’un compas et d’un livre. Ces deux personnifications font référence aux qualités de conception soignée et d’érudition. Elles sont toutes deux destinées à soutenir Rhetorica. Elles se tiennent sur une marche surélevée, sur laquelle pousse la fleur de violette. Sous la fleur, le bœuf de la guilde de Saint-Luc soutient les armoiries de la guilde des peintres d’Anvers. Les personnifications Pax, Charitas et Ratio se placent à gauche du trône pour rendre hommage à Rhetorica. Une lumière divine (Lux) les illumine.
À droite, Ira, Invidia et Discordia sont poursuivies dans une profondeur brûlante (tenebrae). Les ténèbres du passé cèdent ainsi la place à un avenir illuminé où règne la rhétorique. Contrairement au texte du carton d’invitation, l’art de la rhétorique assure ici la paix. Il y a donc une interaction constante entre rhétorique et paix.
Dans le carton d’invitation et la pièce de bienvenue de De Violieren, la paix crée les conditions propices à l’épanouissement de la rhétorique. Dans la gravure sur bois, c’est précisément l’art de la rhétorique qui, grâce à ses qualités de perspicacité et d’invention, chasse la colère, l’envie et la discorde vers le ravin des ténèbres. Sa lumière divine crée les conditions propices à l’épanouissement de la paix, de l’amour et de la raison.
Les trois allégories positives à gauche de la Rhétorique contrastent délibérément avec les trois figures à sa droite. Ratio est opposée à Ira, Charitas à Invidia et Pax à Discordia. Dans sa conception, Van Haecht a choisi la discorde (Discordia) plutôt que la guerre (Bellum) comme opposé à la paix (Pax).
Le concept de paix était profondément ancré dans le système des valeurs collectives. Dans ce discours, la paix, avecla justice, l’ordre et l’esprit collectif, constitue l’un des piliers de la cohésion sociale interne. La paix protégé la ville du monde extérieur et maintient l’équilibre entre les différents segments de la société, notamment par l’exercice de la cohésion et de la solidarité. De plus, la paix, tant spirituelle que matérielle, apporte bien-être et prospérité. Mais cela ne peut être atteint que si tous les groupes urbains travaillent ensemble à l’unisson.
La discorde, qu’elle soit entre les guildes, entre les sections du patriciat urbain, entre les riches et les pauvres, ou entre les factions religieuses, constitue la plus grande menace pour la paix intérieure et doit être évitée par-dessus tout. 51
Le discours des rhétoriciens sur la paix repose sur l’idée que Dieu avait créé le monde comme un tout harmonieux, ordonné et parfait. Discordia personnifie la rupture de cette création, de la relation entre Dieu et l’homme, et de celle entre l’homme et la nature.
La discorde perturbe également l’équilibre entre les citadins, entre la ville et la campagne, et entre le prince et ses sujets. De plus, elle provoque des troubles dans l’esprit humain. Ce concept implique une perte individuelle de maîtrise de soi et de raison.
Vandommele écrit que selon eux,
« Tout être humain est constitué de l’union du corps et de l’âme, qui ne s’équilibrent que lorsque toutes les parties fonctionnent harmonieusement. Les rhétoriciens croyaient que leur poésie pouvait y contribuer. »52
Tout comme la musique, la poésie était, à leurs yeux, un don du ciel. Toutes deux utilisaient la théorie de l’harmonie pour refléter l’ordre du cosmos et servaient également à communiquer avec Dieu. De plus, le mot « discorde » dans la littérature des rhétoriciens désigne également un manque d’harmonie dans les vers et les rimes, une offense impardonnable en poésie.
Pour toutes ces raisons, la discorde était considérée comme la principale cause de malheur. Il fallait à tout prix la bannir au plus profond de l’enfer. Les rhétoriciens, grâce à leur maîtrise de la poésie et de la rhétorique, étaient ceux qui pouvaient y parvenir. Ils assumaient le rôle de gardiens de la paix, responsables de la sociabilité urbaine.
Le Landjuweel d’Anvers de 1561, gigantesque événement culturel de masse rappelant ces nobles qualités humaines qui unissent le bien et le beau dans un contexte ou la survie de la société était loin d’être certaine, fut un véritable « cri du peuple », un peu semblable à ce que la France connaîtra ultérieurement avec la Fête de la Fédération avant la Révolution française. 53
Au Landjuweel, une entente entre commerçants, artisans, poètes et artistes, éclairés par les lumières d’Erasme, ont appelé les gouvernements du monde à renoncer à l’usure, au pillage et à la guerre et à organiser une paix durable fondée sur l’harmonie des intérêts mutuellement bénéfiques.
Anvers, bourse du commerce, reconstruction datant de 1872 de l’original construite en 1531.
Censure, répression et révolte
À partir de 1521, des décrets répriment la lecture et la possession de livres interdits, tant les écrits luthériens que les Bibles. En 1525, la justice anversoise mit en garde les imprimeurs et les libraires. À partir de 1528, les rhétoriciens sont tenus de faire examiner et valider au préalable leurs œuvres avant toute production ou publication.
En 1533, la réforme gagna du terrain. Pas un jour ne se passait sans une joute satirique contre le clergé. Cinq rhéteurs d’Amsterdam sont condamnés à effectuer un pèlerinage à Rome à leurs frais. En 1536, un imprimeur ayant enfreint la réglementation est décapité sur la Grand-Place d’Anvers. Sans autorisation préalable, les Chambres de rhétorique ne peuvent plus présenter de pièces de théâtre en public. Cela conduit au Landjuweel de Gand en 1539, où, nous l’avons vu, la liberté prévaut. Le 6 octobre de la même année, le chancelier de Brabant écrivit au régent que la vente du recueil imprimé des pièces peut avoir de très graves conséquences. D’emblée, la collection est placée sur l’index des livres interdits.
Un décret stipule également qu’il est désormais interdit de faire référence aux Saintes Écritures et aux sacrements. L’interdiction de vente des recueils provoqua une réaction contraire et attira de nombreux lecteurs. Ces œuvres furent réimprimées trois fois, la dernière édition datant de 1564, deux ans avant le déclenchement du Beeldenstorm (Fureur iconoclaste).
En 1566, les peintures et sculptures des églises et des monastères, les reliques et tout ce qui était associé au culte des images furent brisés et détruits par les calvinistes, la branche la plus radicale du protestantisme. On soupçonne et accuse immédiatement les Chambres de Rhétorique d’inspiration érasmienne, d’être responsables des destructions !
Avec l’arrivée du sanguinaire duc d’Albe dans les Pays-Bas bourguignons en 1567, le climat religieux relativement tolérant est remplacé par la persécution de ceux qui critiquent la foi catholique. Anthonis van Stralen, chef des Violieren et, comme nous l’avons vu, l’un des principaux organisateurs du Landjuweel d’Anvers et ami personnel de Guillaume le Taciturne, part en exil en Allemagne. Mais le 9 septembre, sur ordre du duc d’Albe, il est intercepté par le comte Lodron entre Anvers et Lierre. Le 25 septembre, il est transféré à la prison de Treurenberg à Bruxelles. En février 1568, il est transféré au château de Vilvorde pour comparaître devant le nouveau Conseil des Troubles.
Après avoir été soumis pendant plusieurs jours à la torture, Van Stralen est porté au bourreau. Peinture d’Emile Godding (1841-1898), Hôtel de ville d’Anvers.
Après avoir été torturé, ses biens sont confisqués et il est condamné à mort par l’épée. La sentence est exécutée au château de Vilvorde le 24 septembre 1568. 54
Cette décision suscita une vive indignation à Anvers. De nombreux marchands et citoyens importants quittent alors définitivement la ville.
Les pièces du Landjuweel d’Anvers de 1561, dont celles de Willem Van Haecht, qui respirent l’esprit d’Érasme, sont interdites. Leur représentation du 21 juin 1565, bien accueillie par le public, fait grincer des dents le clergé, selon Godevaert van Haecht, un proche parent de l’auteur.
Van Haecht s’enfuit à Aix-la-Chapelle, puis aux Pays-Bas. Son poème « Hoe salich zijn die landen », écrit pour De Violieren, fut mis en musique par Jacobus Flori et inclus dans le Geuzenliedboek, recueil de chants de ceux qui s’étaient révoltés contre la domination espagnole dans les Pays-Bas bourguignons.
Eclate alors la Furie espagnole (ou Terreur espagnole), une série de saccages violents de villes (Malines, Anvers, Naarden, etc.) des Pays-Bas bourguignons. La principale cause en était le retard de paiement dû aux soldats et aux mercenaires par Philippe II. L’Espagne vient de déclarer faillite. Les banquiers refusent d’effectuer les transactions que leur demande le roi d’Espagne tant qu’ils n’ont pas trouvé de compromis. A titre d’exemple, le transfert depuis l’Espagne du salaire des troupes ne pouvait être effectué par lettre de change (l’équivalent au XVIe siècle d’un mandat postal). Le gouvernement espagnol a donc dû transférer l’argent réel par voie maritime – une opération beaucoup plus coûteuse, lente et périlleuse. Malheureusement pour Philippe, 400 000 florins destinés à payer les troupes ont été saisis par le gouvernement anglais d’Elizabeth I lorsque des navires contenant les florins se sont mis à l’abri d’une tempête dans les ports anglais. 55
La furie espagnole la plus célèbre fut le sac et l’incendie d’Anvers, qui durèrent trois jours en novembre 1576. Au moins 7000 personnes furent tuées et de nombreux biens furent détruits. Un écrivain anglais, témoin de l’événement, estima à 17 000 le nombre de morts.
Sac d’Anvers pendant la furie espagnole de 1576.
Peu après, sous la direction du grand érasmien Guillaume le Taciturne, soutenu par les Chambres de Rhétorique, la nation entière se soulève contre l’oppression et en faveur d’une République.
Le Plakkaat ou Akte van Verlatinghe (traduit par Acte d’abjuration), signé le 26 juillet 1581, est considéré comme la « déclaration d’indépendance » de nombreuses provinces des Pays-Bas qui considéraient que le roi avait trahi ses obligations envers son propre peuple.
Le texte a été rédigée par le législateur et greffier anversois Jan van Asseliers (1530-1587), un ami proche de Melchior Schetz et d’autres organisateurs clés du Landjuweel anversois de 1561. 56 Il a été imprimée à Leyden par Charles Silvius, le fils de Willem Silvius (1521-1580) 57 , l’humaniste anversois qui a imprimé et publié l’intégralité des actes du même Landjuweel. 58
Ce n’est qu’après 80 ans de guerre (1568-1648), lors du traité de Westphalie, que la République des Pays-Bas a été reconnue, laissant le sud sous le contrôle des Habsbourg.
Les citoyens instruits s’exilent. Entre 150.000 et 200.000 réfugiés se seraient établis dans les Provinces-Unies et en Allemagne. Certaines villes, comme Francfort, Hambourg, Londres et Amsterdam, doivent leur prospérité à l’arrivée des réfugiés des Pays-Bas méridionaux. Après 1581, les autorités espagnoles ne tentent plus d’empêcher ces départs qui répondent à leur volonté de vider le pays de ses habitants protestants. 59
VAN CAPPELLE, Johannes Pieter, Anthonis van Stralen. National Library of the Netherlands (original from the University of Amsterdam), 1827 ;
GRAPHEUS, Abraham Grapheus; VAN STRALEN, Anthonis, VAN EVEN, Edward; Het Landjuweel van Antwerpen in 1561, Eene verhandeling Over Dezen Beroemden Wedstrijd Tusschen De Rederijkerskamers van Braband, Bewerkt naar Eventijdige Oorkonden En Versierd met 35 platen, naar tekeningen van Frans Floris en andere meesters, CJ Fontayn, Leuven, 1861 ;
PLEIJ, Herman, De eeuw van de zotheid. Over de nar als maatschappelijke houvast in de vroegmoderne tijd, Uitgeverij Bert Bakker, Amsterdam, 2007 ;
VAN BRUAENE,Anne-Laure, Om beters wille Rederijkerskamers en de stedelijke cultuur in de Zuidelijke Nederlanden (1400-1650), Amsterdam University Press, 2008 ;
Open Universiteit Nederland, Orientatiecursus cultuurwetenschappen, Van Bourgondische Nederlanden tot Republiek, Deel 2, 2009 ;
CHRISTMAN, Victoria, The Coverture of Widowhood: Heterodox Female Publishers in Antwerp, 1530-1580. The Sixteenth Century Journal, 2011 ;
VAN DIXHOORN,Arjan, Monumentalizering van een festival. Het Antwerpse landjuweel van 1561 als historische gebeurtenis. Jaarboek de Fonteine (2011-2012), 15-42 ;
MEGANCK, Tine Luk, Pieter Bruegel The Elder, Fall of the Rebel Angels, Art, Knowledge and Politics on the Eve of the Dutch Revolt, SilvanaEditoriale, Milano, 2014 ;
NIJENHUIS, Andreas, Les Pays-Bas au prisme des Réformes (1500-1650), L’Europe en conflits, p. 101-136, Presses universitaires de Rennes, 2019. ↩︎
CHARLES, Pierre-Yves, Chercheur invité à l’Université Libre d’Amsterdam, La Réformation des Réfugiés, site internet de l’Eglise protestante unie de Belgique; ↩︎
MEGANCK, Tine Luk Meganck (Op. cit.) underscores that « Bruegel’s visual language is closely related to the poetic imaginary of the rhetoricians. Like the rhymesters, Bruegel often presented a serious message with a dash of mockery, as an inversion of the established order, as the world upside down. »↩︎
GODIN, André. Érasme et son banquier. In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 34 N°4, pp. 529-552, Octobre-décembre 1987. ↩︎
VAN DIXHOORN,Arjan, (Op. cit.), s’appuyant sur Vandommele, soutient que le mot « Art » (consten) se réfère ici seulement aux arts libéraux et aux arts mécaniques et non aux arts ”supérieurs ». Cet argument ne tient pas, car le leitmotiv de l’ensemble du Landjuweel, comme Vandommele lui-même le démontre avec force, était que l’harmonie de la poésie et de la musique, un don du ciel, était la seule base viable d’une paix et d’une concorde durables. ↩︎
GRAPHEUS, Abraham; VAN STRALEN, Anthonis; VAN EVEN, Edward; Het Landjuweel van Antwerpen in 1561, Eene verhandeling Over Dezen Beroemden Wedstrijd Tusschen De Rederijkerskamers van Braband, Bewerkt naar Eventijdige Oorkonden En Versierd met 35 platen, naar tekeningen van Frans Floris en andere meesters, CJ Fontayn, Leuven, 1861 ; ↩︎
GRAPHEUS, Abraham; VAN STRALEN, Anthonis; VAN EVEN, Edward; Ibid. ; ↩︎
La Fête de la Fédération était une célébration qui se déroula au Champ-de-Mars le 14 juillet 1790, premier anniversaire de la prise de la Bastille. Avec plus de 300 000 personnes présentes, l’événement célébrait les réalisations de la Révolution française (1789-1799) et l’unité du peuple français. La fête elle-même fut un accomplissement monumental : des dizaines de milliers de citoyens français se portèrent volontaires pour travailler dans la boue et la pluie à la construction d’un amphithéâtre sur le Champ-de-Mars, avec un autel de la Patrie colossal en son centre. Cet événement marqua la naissance du patriotisme français, du moins au sens où on l’entend aujourd’hui, et fut la première célébration du 14 juillet, fête nationale française, toujours célébrée chaque année. Parallèlement, cette fête marqua l’apogée de l’unité pendant la Révolution française, car par la suite, les révolutionnaires sombrèrent dans des luttes entre factieux et une politique fondée sur la terreur. ↩︎
VAN CAPPELLE, Johannes Pieter, Anthonis van Stralen. National Library of the Netherlands (original from the University of Amsterdam), 1827; ↩︎
A. Les enjeux culturels et philosophiques d’un contexte
Blagues cyniques ou dialogue socratique ?
Qu’est-ce que l’humanisme chrétien ?
Pétrarque et le « Triomphe » de la mort
L’ère du bon rire
Sebastian Brant, Jérôme Bosch et la Nef des fous
Chambres de Rhétorique et Landjuweel
B. Quinten Matsys
Éléments biographiques
De forgeron à peintre
Duché de Brabant
Formation : Bouts, Memling et Van der Goes
Débuts à Anvers et à l’étranger
C. Œuvres choisies, décryptage et nouvelles interprétations
La Vierge et l’Enfant, « Grâce divine » et « Libre arbitre »
Le retable de Sainte-Anne
Une nouvelle perspective
Coopération avec Patinir et Dürer
Le lien avec Érasme
L’Utopie de Thomas More
Pieter Gillis et le « diptyque de l’amitié »
La connexion Léonard de Vinci (I)
D. L’art érasmien du grotesque
Dans les peintures religieuses
Avares, banquiers, receveurs d’impôt et agents de change, la lutte contre l’usure
La connexion Léonard de Vinci (II)
L’art du grotesque per se
La métaphore du « couple mal assorti ».
« La vieille femme hideuse », la paternité de Léonard
Liefrinck et Cock
E. Conclusion
Bibliographie choisie
Au début du XVIe siècle, Quentin Matsys (1466-1530)1 s’impose comme peintre majeur à Anvers où il travaille pendant plus de 20 ans, créant de nombreuses œuvres, parmi lesquelles des triptyques profondément religieux, des portraits étonnamment détaillés et certaines des œuvres satiriques les plus hilarantes de l’histoire de la peinture.
Pour rendre hommage et justice à cet artiste mal connu, nous explorerons et mettrons en lumière sa verve et son esprit érasmien et présenterons certains de ses apports artistiques les plus originaux.
Quinten Matsys, gravure de Johannes Wierix, 1572.
En 1500, Anvers2, avec quelque 90 000 habitants, est la plus grande ville (précisons-le) d’Occident. Grand port et cœur battant d’un florissant commerce international qui dépasse alors la vieille Bruges3 des Médicis, Anvers est un aimant qui attire tous les talents de toutes les nations4.
C’est dans ce contexte de brassage culturel que Quinten Matsys croise et collabore avec les plus brillants des grands humanistes chrétiens de son époque, qu’il s’agisse d’érudits militants pour la paix tels qu’Érasme de Rotterdam5, Thomas More6 et Pieter Gillis7, d’imprimeurs novateurs comme Dirk Martens8 d’Alost, de réformateurs exigeants comme Gérard Geldenhouwer9 et Cornelius Grapheus10, de peintres flamands comme Gérard David11 et Joachim Patinir12 ou de peintres-graveurs et illustrateurs étrangers comme Albrecht Dürer13, Lucas van Leyden14 et Hans Holbein le Jeune15.
Malheureusement, aujourd’hui, les grandes maisons d’édition internationales, pour des raisons qui restent à élucider, semblent l’avoir condamné à l’oubli éternel. Ailleurs, son nom n’apparaît que sporadiquement.16 Pire encore, aucune de ses œuvres n’est référencée et seules deux mentions de son nom figurent dans L’art flamand et hollandais, les siècles des Primitifs, œuvre de référence sur cette période.17
La bonne nouvelle est que depuis 2007, le Centre interdisciplinaire pour l’art et la science de Gand,18 en Belgique, prépare un nouveau « catalogue raisonné » de son œuvre. Celui de Larry Silver19 se vend hors de prix. Reste celui d’Andrée de Bosque,20 avec la majorité des images en noir et blanc. En guise de consolation, les lecteurs se contenteront de la thèse de doctorat de Harald Brising21 de 1908, dans une version réimprimée en 2019.
Afin d’honorer et de rendre justice à cet artiste, nous tenterons d’explorer dans cet article certaines questions restées sans réponse jusqu’à présent. Dans quelle mesure l’œuvre d’Érasme a-t-elle directement inspiré Matsys, Patinir et leur cercle ? Que savons-nous des échanges entre ce cercle à Anvers et d’éminents artistes de la Renaissance tels que Léonard de Vinci et Albrecht Dürer ? Quelle influence l’artiste érasmien a-t-il exercée sur ses correspondants étrangers ?
La question interroge d’emblée puisqu’Érasme n’était pas vraiment amateur de ce qui était la « peinture religieuse » à l’époque, préférant une véritable action agapique22 pour le bien commun, à la prosternation passive devant des rites religieux et des images saintes. Comme le note le critique d’art belge Georges Marlier (1898-1968)23 en 1954, dans son livre bien documenté, si Érasme respectait et honorait les peintures saintes si elles évoquaient un véritable sentiment religieux, de l’amour et de la tendresse, cela ne l’empêchait pas de penser que…
« la véritable imitation du Christ et sa Passion, consiste à mortifier les entraînements qui guerroient contre l’esprit et non pas à pleurer sur le Christ comme un objet pitoyable »24
Quinten Matsys. Autrefois, pour de bonnes raisons, ce tableau était appelé Les Hypocrites, et aujourd’hui Les deux moines en prière. (Galleria Arti Doria Pamphilj, Rome).
Nos recherches antérieures sur la Renaissance italienne, la vie d’Érasme25 et l’art de Dürer26 nous ont familiarisés avec l’époque de Matsys et ses défis, un sujet que nous ne pouvons pas redévelopper ici de façon exhaustive, mais qui nous donne quelques bases pour appréhender la valeur extraordinaire de cet artiste.
A. Les enjeux culturels et philosophiques d’un contexte
1. Blagues cyniques ou dialogue socratique ?
« Tussen neus en lepel », proverbe néerlandais signifiant littéralement “entre le nez et la cuillère”, c’est-à-dire “entre une chose et une autre”.
De nombreux spectateurs contemporains, pénalisés par un regard non entraîné et pollués par un wokisme et un pessimisme abusif, passent à côté du sujet. Il leur manque l’intégrité morale et intellectuelle nécessaire pour comprendre les plaisanteries,27 l’ironie et les métaphores qui constituaient l’essence même de la vie culturelle28 des Pays-Bas de l’époque.29
Beaucoup contemplent et commentent la couleur de leurs lunettes en croyant livrer leur vision du monde. Perdus dans leurs préjugés culturels, en regardant un visage peint, ils ne voient pas l’intention ou l’idée que l’artiste a voulu faire apparaître, non pas sur le tableau, mais dans l’esprit du spectateur. Fuyant ce domaine supérieur de la métaphore, ils se ruent sur les détails en enchaînant des interprétations symboliques dont la somme est supposé expliquer le sens de l’œuvre.
Ainsi, devant un visage « grotesque », ils s’obstinent à croire qu’il s’agit d’un portrait plutôt que de rire à pleins poumons ! Du coup, ne voulant pas voir cette dimension « invisible », prenant l’image « à la lettre », pour eux, les « grotesques » d’Érasme, de Matsys et de Léonard, ne sont et ne peuvent être que des « plaisanteries cyniques » témoignant d’un « manque de tolérance » à l’égard des personnes « laides », « malades », « anormales » ou « différentes » !
Répétons-le donc haut et fort : Erasme et ses trois principaux disciples, François Rabelais,30 Cervantès31 et William Shakespeare,32 sont les incarnations, quoique rarement reconnues, de l’« humanisme chrétien » et le bon rire, en tant qu’arme politique puissante pour « élever à la dignité d’homme, tous les membres du genre humain ».
2. Qu’est-ce que l’humanisme chrétien ?
L’idée maîtresse du programme éducatif et politique d’Érasme était de promouvoir la docta pietas, la piété savante, ou ce qu’il appelait la « philosophie du Christ ».33 Cette philosophie peut être résumée comme un « mariage » entre les principes humanistes résumés dans La République de Platon34 et la notion agapique de l’homme transmise par les Saintes Écritures et les écrits des premiers Pères de l’Église comme Jérôme35 et Augustin,36 qui considéraient Platon comme un de leurs précurseurs imparfaits.
En rupture totale avec la soumission à une foi « aveugle » et féodale, qui plaçait le salut de l’homme uniquement dans une existence après la mort, l’humanisme chrétien considère que la nature humaine est bonne. L’origine du mal n’est donc pas l’homme lui-même ou un « diable » extérieur, mais les vices et les afflictions morales que Platon avait déjà largement identifiés des siècles avant qu’elles deviennent chez les Chrétiens les « sept péchés capitaux » qui peuvent être surmontés par les « sept vertus capitales ».37
Jérome Bosch, Les sept péchés capitaux et les quatre dernières choses (la mort, le jugement, le ciel et l’enfer), vers 1500, dessus de table, Prado, Madrid.
Pour rappel, ces péchés capitaux et leur antidotes sont :
L’orgueil (Superbia, hubris) par opposition à l’humilité (Humilitas) ;
L’avarice (Avaricia) par opposition à la charité (Caritas, Agapè) ;
La colère (Ira, rage) opposée à la patience (Patientia) ;
L’envie (Invidia, jalousie) opposée à la bonté (Humanitas) ;
La luxure (Luxuria, fornication) opposée à la chasteté (Castitas) ;
La gourmandise (Gula) opposée à la tempérance (Temperantia) ;
La paresse (Acedia, mélancolie, spleen, paresse morale) opposée à la diligence (Diligentia).
Il est assez révélateur pour notre époque que ces « péchés » (affections qui nous empêchent de faire le bien), et non leurs vertus opposées, aient été tragiquement sacralisés comme les « valeurs » de base garantissant le bon fonctionnement du système financier « néolibéral » actuel et de son ordre mondial « fondé sur les règles » !
« Les vices privés font la vertu publique », arguait Bernard Mandeville en 1705 dans La fable des abeilles. C’est la dynamique des intérêts particuliers qui stimule la prospérité d’une société, estimait ce théoricien néerlandais qui a inspiré Adam Smith et pour qui « la morale » ne fait qu’inviter à la léthargie et provoque le malheur de la cité.
C’est la cupidité et la recherche perpétuelle du plaisir, et non le bien commun, qui ont été proclamées motivations essentielles de l’homme, selon l’école philosophique devenue dominante, celle de l’empirisme britannique proféré par Locke, Hume, Smith et consorts.
De ce fait, la « charité », le « Care » et l’aide « humanitaire » ont été réduits à une activité souvent éphémère de dames de charité, permettant au système criminel actuel de faire accepter au plus grand nombre son existence perpétuelle. Ainsi, et c’est tout à fait regrettable, les « organisations humanitaires », les « fondations charitables » aux mains de grandes familles patriciennes et certaines ONG, dont le travail est souvent essentiel, sont malheureusement devenues des outils de domination.
3. Pétrarque et le « Triomphe de la mort »
Daniel Hopfer, Femmes se regardant dans un miroir, surprises par la Mort et le Diable, 1515.
Le vrai christianisme, comme toutes les grandes religions humanistes, s’efforce sans relâche de secouer ceux qui gaspillent leur vie dans le péché en leur montrant que leur comportement est à la fois dramatique et surtout ridicule à la lumière de l’extrême brièveté de l’existence physique humaine.
Le chevalier, la mort et le diable.Saint Jérôme dans son étude.Melencolia I.
Dürer en fait le thème central de ses trois célèbres Meisterstiche (gravures de maître) qui ne peuvent être comprises que comme une seule et même unité : Le chevalier, la mort et le diable (1513) ; Saint Jérôme dans son étude (1514) et Melencolia I (1514).38
Dans chacune de ces gravures figure un sablier, métaphore de l’écoulement inexorable du temps qui passe. En juxtaposant au sablier (le temps) un crâne (la mort ), une bougie qui s’éteint (dernier souffle), une fleur qui flétrie (la vacuité des passions) etc., les artistes arrivent à faire émerger la métaphore de la « vanité ».39
Érasme, qui fait du couple sablier-crâne son emblème, y ajoute sa devise : Concedi Nulli (Signifiant que la mort n’épargnera personne et que tous, riches ou pauvres, mourront un jour). En ce sens, à la Renaissance, l’humanisme chrétien était un mouvement de masse visant à éduquer les gens à « l’immortalité » spirituelle, à la fois contre les superstitions religieuses et contre un retour sournois du paganisme gréco-romain.
Illustration du Triomphe de la renommée sur le Triomphe de la mort dans les I Trionfi de Pétrarque. Bnf, Paris.
Avec cette exigence philosophique, Erasme marche ici directement dans les pas de Pétrarque40et ses I Trionfi (1351-1374)41, un cycle poétique structuré en six triomphes allégoriques qui s’enchaînent les uns aux autres. Par exemple, le Triomphe de l’amour est lui-même surpassé par le Triomphe de la chasteté. À son tour, la Chasteté est vaincue par la Mort ; la Mort est vaincue par la Renommée ; la Renommée est conquise par le Temps ; et même le Temps est finalement vaincu par l’Éternité et enfin par le Triomphe de Dieu sur toutes ces préoccupations terrestres.
Puisque la mort « triomphera » à la fin de notre existence physique éphémère, dans la vision pré-Renaissance, c’est la peur de la mort et la peur de Dieu qui doivent aider l’homme à se concentrer pour apporter quelque chose d’immortel aux générations futures plutôt que de se perdre dans le labyrinthe des plaisirs et des douleurs terrestres que Jérôme Bosch (1450-1516)42 dépeint avec tant d’ironie dans son Jardin des délices terrestres (1503-1515).43
Léonard de Vinci, dont le sentiment théo-philosophique était considéré comme une hérésie44 par bon nombre au Vatican, notait amèrement dans ses carnets que, vu leur comportement, beaucoup d’hommes et de femmes ne méritaient même pas le beau corps que Dieu leur avait offert:
« Vois, nombreux sont ceux qui pourraient s’intituler de simples tubes digestifs, des producteurs de fumier, des remplisseurs de latrines, car ils n’ont point d’autre emploi en ce monde ; ils ne mettent en pratique aucune vertu, rien ne reste d’eux que des latrines pleines ».45
4. L’ère du « bon rire »
Érasme, autoportrait?
Selon les dictionnaires, on rit bien lorsqu’on trouve amusante et drôle une situation qui était au départ contrariante. En bref, le bon rire est la récompense d’un véritable processus créatif lorsque « l’agonie » de l’épuisement des hypothèses lors d’une recherche de solutions se termine par un joyeux Eurêka !
Cela peut être pour des questions scientifiques et purement matérielles, mais aussi dans le processus de développement de l’identité personnelle. La tempête et les nuages ont disparu et la pleine lumière ouvre des horizons et apporte une nouvelle perspective.
Sur son blog Angeles Earth, l’artiste visuelle et historienne d’art Angeles Nieto souligne le lien intime entre humour et créativité :
« L’humour ne suit pas les processus linéaires, traditionnels et habituels ; l’humour stimule la flexibilité de la pensée et la créativité. On peut comparer le rire à un interrupteur de la pensée cognitive, de sorte que le côté rationnel est en quelque sorte paralysé. Nous rions généralement lorsque notre cerveau reconnaît un modèle erroné qui n’est pas à sa place. L’humour présente un nouveau point de vue qui perturbe et se moque des discussions conventionnelles. Les changements mentaux soudains provoqués par l’humour sont également présents dans la créativité : nous jouons avec les idées, à la recherche d’idées surprenantes. L’humour est fondé sur la dissociation, la possibilité que deux mentalités se croisent de sorte que la seconde modifie le sens de la première. La créativité fonctionne selon les mêmes mécanismes qu’une blague. Dans les deux cas, il s’agit de relier deux idées apparemment sans rapport.«
Traduit avec DeepL.com (version gratuite)
Érasme censuré.
Pour les humanistes chrétiens, grâce à « l’effet miroir » intrinsèquement inhérent au « dialogue socratique » (qui commence par accepter que l’on ne sait pas – appelé docta ignorantia46 par Nicolas de Cues), l’homme peut être libéré de ces afflictions « pécheresses » qui le plombent et lui coupent les ailes.
Son libre arbitre peut être mobilisé pour l’amener à agir conformément à sa vraie (bonne) nature, celle de se consacrer et de trouver son ultime plaisir dans l’accomplissement du bien commun au service d’autrui, aussi bien dans ses relations personnelles que dans ses activités économiques. C’est cet objectif, celui de former et d’ennoblir le caractère de chacun, qui deviendra le but fondamental de l’éducation républicaine. On ne remplit pas les têtes mais on forme des citoyens.
Or, en affirmant que la vie de l’homme est entièrement prédéterminée par Dieu, Luther niait l’existence du libre arbitre et rendait l’homme totalement irresponsable de ses actes.47 Ce point de vue était à l’opposé de celui d’Érasme, qui avait commencé par demander à l’Église d’éradiquer ses propres abus financiers, tels que les fameuses « indulgences »48, et ceci bien avant que Luther n’entre en scène.
Les humanistes chrétiens se sont fermement engagés à élever nos âmes au plus haut niveau de beauté morale et intellectuelle en nous libérant de notre attachement excessifs aux biens terrestres – non pas en nous infligeant des sentiments de culpabilité et des injonctions morales ou par le commerce lucratif de la peur de l’enfer, mais… par le rire ! Ouf, on respire ! Prenons un peu de recul et tout en nous engageant sérieusement à nous améliorer, rions de nos imperfections. Dieu nous a donné la vie et elle est belle, pourvu qu’on sache comment s’en servir !
L’humaniste français, Jean Jaurès, lecteur d’Érasme disait même que :
« Les progrès de l’humanité se mesurent aux concessions que la folie des sages fait à la sagesse des fous. »
5. Sebastian Brant, Hieronymus Bosch et La nef des fous
Albrecht Dürer, portrait de Sébastian Brant.
La « peinture de genre », qui dépeint des aspects de la vie quotidienne en représentant des gens ordinaires engagés dans des activités ordinaires et quotidiennes, est née avec Quinten Matsys (on devrait plutôt dire avec le paradigme érasmien que nous venons d’identifier), souligne Larry Silver49 en reprenant ce qu’affirmait déjà Georges Marlier50 en 1954.
Plusieurs années avant qu’Erasme ne publie son Eloge de la folie (écrit en 1509 et publié à Paris dès 1511)51, le poète humaniste et réformateur social strasbourgeois Sébastien Brant (1558-1921) ouvre le bal du rire socratique avec son Narrenshiff (La Nef des fous, publiée en 1494 à Bâle, Strasbourg, Paris et Anvers)52, une œuvre satirique hilarante illustrée par Holbein le Jeune (1497-1543) et Albrecht Dürer (1471-1528) qui exécute 73 des 105 illustrations de l’édition originale.
La Nef des fous s’imprime, se copie, se diffuse et se vend comme des petits pains dans toute l’Europe. Son auteur n’était pas seulement un simple satiriste, mais un humaniste cultivé dont on retient la traduction de poèmes de Pétrarque.53
Brant était une figure clé et un allié de Johann Froben (1460-1529) et Johann Amerbach (1441-1513) issus de familles d’imprimeurs suisses qui accueillirent plus tard Érasme lorsque, persécuté aux Pays-Bas, il dut s’exiler à Bâle.
Quinten Matsys, portrait d’un homme. Son frère? Autoportrait?Quinten Matsys, portrait d’une femme? Sa sœur Caterina?
Après les saints et les princes, soudainement, ce sont des femmes, des hommes et des enfants ordinaires, des marchands certes encore souvent aisés, qui apparaissent dans les œuvres, non plus comme des « donateurs » assistants comme témoin à une scène biblique, mais pour leur qualités propres d’humains méritoires.
Dürer fait, par exemple, une gravure certes un peu ironique, d’« un cuisinier et sa femme ».54 Si au XVe siècle, la philosophie grecque pénètre en Europe, en ce début du XVIe, c’est le peuple qui fait irruption.
Bien sûr, les temps ont changé et la clientèle des peintres aussi. Les commandes proviennent beaucoup moins d’ordres religieux et de riches cardinaux de Rome et de plus en plus de bourgeois prospères ou de guildes, corporations, confréries et communautés des métiers désirant embellir leurs chapelles et demeures et offrir leurs portraits à leurs amis.
L’expansion du marché anversois, qui a fait de la peinture un produit de luxe pour la classe moyenne, est un phénomène bien documenté, et les recherches ont confirmé l’affirmation de Lodovico Guicciardini55 selon laquelle il y avait au moins 300 ateliers de peintres actifs à Anvers dans les années 1560.
La Nef des fous de Brant marque un véritable tournant, prélude à un nouveau paradigme. Elle marque le début d’un long arc de créativité, de raison et d’éducation par le rire vérace et libérateur, dont l’écho résonnera très fort jusqu’à la mort de Pieter Bruegel l’Aîné en 1569.56
Cet élan ne sera interrompu que lorsque Charles Quint, croyant faire peur, ressuscite, en 1521, l’Inquisition et adopte les « placards », c’est-à-dire des décrets punissant par la mort tout citoyen osant lire, commenter ou discuter de la Bible.
La Nef des fous s’organise en 113 sections, dont chacune, à l’exception d’une courte introduction et de deux pièces finales, traite indépendamment d’une certaine classe de fous, d’imbéciles ou de vicieux. L’idée fondamentale de la nef n’étant rappelée qu’occasionnellement.
Aucune folie du siècle n’est censurée. Le poète s’attaque avec noble zèle aux défauts et aux extravagances de l’homme.
Le livre s’ouvre sur la dénonciation du plus grand fou de tous, celui qui se détourne de l’étude de tous les livres merveilleux qui l’entourent. Il ne veut pas « se casser la tête » et « encombrer » son crâne. « J’ai tout, dit le sot, d’un grand seigneur qui peut payer comptant la fatigue de ceux qui apprennent pour moi ».57
La troisième folie (sur les 113), donc tout près de la première, est la cupidité et l’avarice:
« C’est absurde folie d’entasser des richesses et de ne pas jouir de la vraie joie de vivre, le fou ne sachant pas à qui servira l’or qu’il a mis de côté, le jour où il devra descendre dans la tombe ».58
Un triptyque de Jérôme Bosch, en partie perdu, s’inscrit dans cette lignée. Des recherches relativement récentes ont établi que le tableau actuel La Nef des fous (Louvre, Paris) de Bosch, possiblement exécuté avant même59 que Brant n’écrive sa satire, n’est que le volet gauche d’un triptyque dont le panneau droit était La Mort de l’avare (National Gallery, Washington).
Ce qui est intéressant avec ce dernier panneau, c’est qu’il n’y a pas de fatalité ! Même l’avare, jusqu’à son dernier souffle, peut choisir entre lever les yeux vers le Christ ou les abaisser vers le diable ! Que l’homme soit éternellement perfectible et que son sort dépende de sa volonté, était au cœur de la doctrine des Frères de la Vie commune,60 un mouvement laïc de dévotion chrétienne avec lequel Bosch, sans en être membre, avait d’importantes affinités. Cependant, personne ne connaît à ce jour l’image et le nom du panneau central qui a été perdu. Mais ce qui apparaît lorsqu’on referme les deux volets latéraux, c’est l’image d’un colporteur (autrefois appelé à tort Le retour de l’enfant prodigue) fuyant des mauvais lieux.
Ce thème figure également sur les panneaux extérieurs du triptyque de Bosch le Chariot de foin, montrant des rois, des princes et des papes courant après un chariot chargé d’une gigantesque botte de foin (une métaphore de l’argent) et que les diables tirent vers l’Enfer.
Le thème du colporteur qui pérégrine61 était très populaire parmi les Frères de la Vie commune et la Devotio Moderna.62 Pour eux, comme pour Saint Augustin, l’homme est en permanence confronté à un choix existentiel. Il est en permanence à la croisée du chemin (le bivium). Soit il emprunte le chemin rocailleux et difficile qui le mène à une position spirituellement plus élevée et plus proche de Dieu, soit il emprunte la voie de la facilité vers le bas en s’abaissant aux passions et aux affections terrestres.
La beauté de l’homme et de la nature, prévient Augustin et par la suite Denis le Chartreux,63 peut et doit être pleinement appréciée et célébrée sous condition qu’elle soit vécue comme « l’avant-goût de la sagesse divine », et non pas comme un simple plaisir des sens.
Le colporteur que l’on retrouve chez Bosch et Patinir est donc une métaphore de l’humanité qui s’efforce d’avancer sur le bon chemin et dans la bonne direction. Bosch peuplera ses tableaux d’hommes et de femmes ressemblant à des animaux décervelés se précipitant avec grande frénésie sur de petits fruits comme des cerises, des fraises et des baies, métaphores de plaisirs terrestres tellement éphémères qu’ils doivent éternellement renouveler l’expérience pour en tirer le moindre plaisir.
Hans Holbein le Jeune, Illustration de l’Éloge de la folie d’Érasme: Homo Viator, qui va toujours d’un endroit à l’autre.
Le colporteur avance « op een slof en een schoen » (sur une pantoufle et une chaussure), c’est-à-dire qu’il abandonne sa maison et quitte le monde créé du péché (on voit un bordel, des ivrognes, etc.), et tous les biens matériels. Avec son « bâton » (symbole de la foi), il réussit à repousser les « chiens infernaux » (le mal) qui tentent de le retenir. Une enluminure d’un livre de psaumes anglais du XIVe siècle, le Luttrell Psalter, présente exactement la même représentation allégorique.
Ces images métaphoriques ne sont donc pas les fruits d’un « esprit malade » ou d’une imagination exubérante de Bosch, mais un langage courant qu’on retrouve assez souvent dans les marges des livres enluminés.
Le même thème, celui de l’Homo Viator, l’homme qui se détache des biens terrestres, est également récurrent dans l’art et la littérature de cette époque, notamment depuis la traduction néerlandaise du Pèlerinage de la vie et de l’âme humaine, écrit en 1358 par le moine cistercien normand Guillaume de Degulleville (1295-après 1358). Le Christ nous transforme en pèlerins à travers le monde. Unis à Lui nous traversons la Cité terrestre n’ayant comme véritable but que la Cité Céleste. Non plus seulement homo sapiens, mais homo viator, homme en route vers le Ciel.
Si les trois volets qui subsistent du triptyque de Bosch (la Nef des fous, La mort de l’Avare et le Colporteur) semblent de prime abord sans aucun lien, leur cohérence saute aux yeux une fois que le spectateur identifie ce concept primordial.64
Il serait amusant, pour un peintre imaginatif et créatif vivant aujourd’hui, de recréer et de réinventer une image digne du volet perdu de Bosch, le thème étant forcément la chute de l’homme qui n’arrive pas à se détacher des biens terrestres, passant de la Nef des fous à La Mort de l’Avare.
6. Chambres de Rhétorique et Landjuweel
La vague d’émancipation culturelle qui marque nos contrées à cette époque atteint son apogée au deuxième moitié du 16e siècle et provoque une réaction brutale du pouvoir en place. Le rire vérace des uns, on s’en doute, ne fait pas le bonheur des autres, car il ruine l’autorité illégitime des puissants et des tyrans. Il s’agit bien de l’arme politique la plus dévastatrice jamais conçue. Par conséquent, pour les forces du mal, le rire vérace, tel qu’il est promu par Érasme et ses disciples, doit être ignoré, calomnié et autant que possible éradiqué et remplacé par la mélancolie, l’obéissance et la soumission à des doctrines et des « narratifs » écrits d’avance par et pour les élites dominantes grâce à une constipation scolastique douloureuse.
Le « début de la fin » de l’occupation espagnole dans les Pays-Bas fût l’interdiction du Landjuweel65. Dès les 13e et 14e siècles, les Landjuwelen étaient des concours de poésie entre les guildes d’archers du duché de Brabant. Aux 15e et 16e siècles, les Rederijkers (Rhétoriciens) organisaient des concours entre Chambres de rhétorique sur le même modèle.
Chaque concours était organisé autour d’une question hautement philosophique ou morale, une zinne, par exemple « Qu’est-ce qui incite le plus l’homme à l’art » (Anvers, 1561) ou « Qu’est-ce qui réconforte le plus l’homme à l’heure de sa mort » (Gand, 1539). Chaque chambre de rhétorique devait ensuite répondre par une pièce de théâtre, un zinne-spel (où le zinne est la question posée).
Les autres catégories de concours comprenaient les divertissements, les pièces farfelues, les esbattements, les chansons et le blason du rebus. Il s’agit d’une sorte de blason sur lequel figure un rébus. La solution de ce rébus était un sort ou un slogan.
Illustration d’une chronique relatant le Landjuweel 1561 à Anvers. Là où la Lumière (Lux) brille, il y a la Paix (Pax), la Charité (Charitas) et la Raison (Ratio). Grâce à la Modération (Prudentia), à la Poésie (Rhetorica) et à l’Ingéniosité (Inventio), la Rage (Ira), l’Orgeuil (Invidia) et la Discorde sont poussés vers le gouffre des Ténègres. Au centre, le taureau (de la guilde de Saint-Luc, guilde des peintres) avec l’épigramme « Wt ionsten Versaemt » (Rassemblés par affection [pour l’art]).
Les autres épreuves comprenaient des pièces drolatiques et farfelues, des esbattements, des chansons et des « blasons du rebus. » Il s’agissait d’une sorte de blason sur lequel figurait un rébus.
Plus personne n’ignore le rôle du « rire cathartique » (catharsis = purification) propre à la comédie et la satire. Face aux angoisses du quotidien ou aux oppressions politiques, l’humour permet une décharge émotionnelle immédiate, tout en apportant une distance critique. La dérision et le rire cathartique nous sont bénéfiques, bien que le danger existe, lorsqu’ils ne sont pas suivis d’un appel à l’action, qu’en nous réconfortant, ils nous démobilisent.
Le Landjuweel organisé en août 1561 à Anvers par la Chambre des rhétoriciens De Violieren reste dans l’histoire comme le plus éclatant. Cette chambre était en réalité la branche littéraire de la Guilde de Saint-Luc, c’est-à-dire la guilde des peintres dont firent parti Matsys, Patinir, David et tant d’autres artistes associés avec Erasme.
Quatorze chambres y participèrent. Quelque 1 400 rhétoriciens à cheval, en costume de fête, avec musique et chants, firent leur entrée dans la ville. Le cortège comprenait 23 chars et 200 autres voitures.
Le théâtre, la poésie, la musique et la peinture partageaient un même langage visuel. Lors de l’Ommegang d’Anvers en 1563, l’un de ces chars est décrit comme le type de chariot de foin que Bosch avait placé au centre de son tableau Le chariot de foin (1501, Madrid), une allégorie de la poursuite morbide du « gain terrestre » :
« Eene Hoywaghen daer op zittentende eene Sater, ghenaempt Bedrieghelijck aen locken, achter volghende alle Natie van volck, treckende aen het Hoy, als Woekeners, Cassiers, Creemers &c. midts dat ertsch ghewin al hoy is ».
(Une charrette de foin sur laquelle se trouve un satyre nommé « la Tentation trompeuse » et derrière laquelle toutes sortes de personnes, telles que des usuriers, des banquiers et des colporteurs, tirent sur le foin, alors que le gain terrestre n’est que du foin).
Le même thème figure également au centre d’une gravure de Frans Hogenberg datant de 1559. Sur cette estampe, les personnes entourant la charrette de foin sont divisées en groupes et accompagnées de légendes, comme celle-ci :
« Geestelyck weerlijck het sij in wat staten Vint men ghebreck tot allen stonden Daer om doeghet goet en willet quaet laten Want anders (Ilaes) eest al hoy bevonden. »
(Les personnes spirituelles et laïques de tous rangs sont constamment défectueuses. Faites donc le bien et évitez le mal. Car sinon, hélas, tout se prouvera [n’être que du] foin).
L’Estrade montée pour le Landjuweel d’Anvers en 1561. Gravure de l’ouvrage Spelen van Sinne, gespeelt op de Lant juweel binnen Antwerpen, imprimé en 1562.
Les représentations scéniques ont lieu sur une scène en bois magnifiquement décorée sur la Grand-Place, devant le quai du nouvel hôtel de ville. Elle a été conçue par Cornelis II Floris. Les pièces introductives sont écrites par Willem van Haecht.
Comme déjà dit, les participants doivent répondre à la question « qu’est-ce qui pousse le plus l’homme à l’art ». Trois cents ans avant Kant et Schiller, les gens considéraient l’élévation de l’art comme un outil important pour l’humanisation et l’émancipation politique !
Le Landjuweel et l’Ommegang étaient des fêtes populaires où tout était permis, où le « l’homme de la rue », avec ses satires, ses déguisements et ses chansons moqueuses, pouvait narguer et interpeler l’oppresseur, le ridiculiser et rendre ainsi, ne serait-ce que pour un très court instant, le joug de l’Espagne un peu plus supportable.
La plupart des pièces allégoriques jouées étaient des satires mordantes contre le pape, les moines, les indulgences, les pèlerinages, etc.
Dès leur parution, elles irritent les pouvoirs en place. Ce n’est pas sans raison que le Landjuweel de 1561 fut cité plus tard comme le premier évènement culturel à inciter aussi bien le monde lettré que le peuple en faveur de la Réforme protestante. Comme ces œuvres étaient loin d’être favorables au régime espagnol, le duc d’Albe ordonna leur bannissement par l’Index de 1571. Le gouvernement finira par interdire toutes les représentations théâtrales des Chambres de rhétorique, véritable pôle d’opposition culturelle à l’oppression.
B. Quinten Matsys, éléments biographiques
Connaissant maintenant les enjeux philosophiques et culturels majeurs de l’époque, nous pouvons examiner avec sérénité la vie67 de Matsys et quelques-unes de ses œuvres.
1. De forgeron à peintre
Quinten Matsys, médaille avec auto-portrait.
Selon l’Historiae Lovaniensium de Joannes Molanus (1533-1585), Matsys est né à Louvain entre le 4 avril et le 10 septembre 1466, comme un des quatre enfants de Joost Matsys (mort en 1483) et de Catherine van Kincken.
La plupart des récits de sa vie mêlent à cœur joie des faits et des légendes.68 En réalité, on dispose de très peu d’indices concernant son activité ou son caractère.
A Louvain, Quinten aurait eu des débuts modestes en tant que ferronnier d’art. La légende veut qu’il se soit épris d’une belle fille que courtisait également un peintre. La fille préférant de loin les peintres aux forgerons, Quinten aurait aussi vite abandonné l’enclume pour le pinceau.
An 1604, le chroniqueur Karel Van Mander affirme que Quinten, frappé d’une maladie depuis l’âge de vingt ans, « se trouvait dans l’impossibilité de gagner son pain » en tant que forgeron.
Van Mander rappelle que lors des fêtes du mardi gras,
« les confrères qui soignent les malades allaient de par la ville, portant une grande torche de bois sculptée et peinte, distribuant aux enfants des images de saints gravées et coloriées ; il leur en fallait donc un grand nombre. Il se trouva que l’un des confrères, allant voir Quinten lui conseilla de colorier de ces images, et il en résulta que celui-ci s’essaya au travail. Par ce début infime, ses dispositions se manifestèrent, et, à dater de ce temps, il se mit à la peinture avec une vive ardeur. En peu de temps il fit des progrès extraordinaires et devint un maître accompli. »69
Karel Vereycken,Anvers. Avec le géant Antigoon menaçant le port.
A Anvers, devant la cathédrale Notre-Dame, au Handschoenmarkt (marché aux gants), on trouve encore la « putkevie » (porte en fer forgé décorée sur un puits) qui aurait été réalisée par Quinten Matsys lui-même et qui représente la légende de Silvius Brabo et Druon Antigoon, respectivement les noms d’un officier romain mythique qui libéra Anvers de l’oppression d’un géant appelé Antigoon qui nuisait au commerce de la ville en bloquant l’entrée de la rivière.
L’inscription sur le puits se lit comme suit : « Dese putkevie werd gesmeed door Quinten Matsijs. De liefde maeckte van den smidt eenen schilder. » (La ferronnerie de ce puits a été forgée par Quinten Matsys. L’amour a fait du forgeron un peintre.)
Les dons documentés et les possessions de Joost Matsys, le père de Quinten, forgeron et horloger de la ville, indiquent que la famille disposait d’un revenu respectable et que le besoin financier n’était pas la raison la plus probable pour laquelle Matsys s’est tourné vers la peinture.
En 1897, Edward van Even70 a écrit, sans présenter la moindre preuve, que Matsys composait également de la musique, écrivait des poèmes et réalisait des gravures.
Quinten Matsys, La Vierge à l’enfant trônant avec quatre anges, 1505, National Gallery, Londres.
Bien qu’il n’existe aucune preuve de la formation de Quinten Metsys avant son inscription en tant que maître libre à la guilde des peintres d’Anvers en 1491, le projet de dessin de son frère Joos Matsys II à Louvain et les activités de leur père suggèrent que le jeune artiste a d’abord appris à dessiner et à transposer ses idées sur le papier auprès de sa famille et qu’ils l’ont exposé pour la première fois aux formes architecturales71 et à leur déploiement créatif.
Ses premières œuvres, en particulier, suggèrent clairement qu’il a reçu une formation de dessinateur d’architecture. Dans sa Vierge à l’enfanttrônant avec quatre anges de 1505 (National Gallery, Londres), les personnages divins sont assis sur un trône doré dont le tracé gothique fait écho à celui de la fenêtre du dessin sur parchemin et à la maquette en calcaire du projet de Saint-Pierre auquel son frère était affecté à peu près à la même époque.
Quinten Matsys, médaille en bronze avec l’effigie d’Erasme.
Ce qui est sûr, c’est que l’artiste a réalisé de magnifiques médaillons en bronze représentant Érasme, sa sœur Catarina et lui-même.
Vers 1492, il épouse Alyt van Tuylt qui lui donne trois enfants : deux fils, Quinten et Pawel, et une fille, Katelijne. Alyt meurt en 1507 et Quinten se remarie un an plus tard.
Avec sa nouvelle épouse Catherina Heyns, il a dix autres enfants, cinq fils et cinq filles. Peu après la mort de leur père, deux de ses fils, Jan (1509-1575) et Cornelis (1510-1556)72 deviennent à leur tour peintres et membres de la Guilde d’Anvers.
Les aveugles guidant les aveugles, gravure au burin de Cornelis Matsys, 1550.
2. Le Duché de Brabant
Leuven, Hôtel de ville et Eglise Saint Pierre (à droite).
Louvain était alors la capitale du Duché de Brabant qui s’étendait de Luttre, au sud de Nivelles, à ‘s Hertogenbosch (Pays-bas actuel). Il comprenait les villes d’Alost, Anvers, Malines, Bruxelles et Louvain, où, en 1425, l’une des premières universités d’Europe vit le jour. Cinq ans plus tard, en 1430, avec les duchés de Basse-Lotharingie et de Limbourg, Philippe le Bon de Bourgogne hérite du Brabant qui fait partie des Pays-Bas bourguignons.73
En 1477, alors que Matsys avait environ 11 ans, le duché de Brabant tomba sous la domination des Habsbourg en tant que partie de la dot de Marie de Bourgogne lors de son mariage avec Maximilien d’Autriche.
L’histoire ultérieure du Brabant fait partie de l’histoire des « dix-sept provinces » des Habsbourg, de plus en plus sous le contrôle de familles de banquiers d’Augsbourg, telles que les Fugger74 et les Welser.
Jacob Fugger l’ancien.Bartholomé WelserAugsbourg: d’ici est partie la première entreprise coloniale allemande en Amérique du Sud.
Si l’époque d’Érasme et de Matsys est une période faste de la « Renaissance du Nord », elle marque aussi des efforts toujours plus grands des familles de banquiers pour « acheter » la papauté afin de dominer le monde.
Le partage géopolitique du monde entier (et de ses ressources) entre l’Empire espagnol (dirigé par des banquiers vénitiens) et l’Empire portugais (sous la houlette des banquiers génois), fut scellé par le traité de Tordesillas, une combine entérinée en 1494 au Vatican par le pape Alexandre VI Borgia. Ce traité a ouvert les portes à l’asservissement colonial de nombreux peuples et pays, le tout au nom d’un sentiment très discutable de supériorité culturelle et religieuse.
Suite à des banqueroutes d’État à répétition, les Pays-Bas deviennent alors la cible d’un intense pillage économique et financier, imposé aux populations par l’alliance du sabre et de goupillon. En diabolisant à outrance Luther, de plus en plus déterminé à créer une opposition en dehors de l’Église catholique, le pouvoir en place esquive les questions pressantes formulées par Erasme et Thomas More exigeant des réformes urgentes pour éradiquer les abus et la corruption à l’intérieur de l’Église catholique.
Tout laisse à penser que le refus du Pape Clément VII d’accepter les demandes de divorce d’Henri VIII faisait partie d’une stratégie globale visant à plonger l’ensemble du continent européen dans des « guerres de religion », qui n’ont pris fin qu’avec la paix de Westphalie en 1648.
3. Formation : Bouts, Van der Goes et Memling
Les premiers triptyques peints par Matsys lui valent de nombreux éloges et amènent les historiens à le présenter comme « l’un des derniers primitifs flamands », le quolibet utilisé par Michel-Ange75 pour discréditer intrinsèquement tout art non-italien considéré comme « gothique » (barbare) ou « primitif » par rapport à l’art italien imitant le style antique.
Comme Matsys est né à Louvain, on a pensé qu’il a pu être formé par Aelbrecht Bouts (1452-1549), le fils du peintre dominant de Louvain à l’époque, Dieric Bouts l’Ancien (v. 1415-1475).76
En 1476, un an après la mort de son père, Aelbrecht aurait quitté Louvain afin de compléter sa formation auprès d’un maître en dehors de la ville, très probablement Hugo van der Goes (1440-1482),77 dont l’influence sur Aelbrecht Bouts, mais aussi sur Quinten Matsys, semble plausible. Van der Goes, qui devint en 1474 le doyen de la guilde des peintres de Gand et mourut en 1482 au Cloître Rouge près de Bruxelles, était un fervent fidèle des Frères de la Vie commune et de leurs principes. 78
En tant que jeune assistant d’Aelbrecht Bouts, lui-même en cours de formation chez Van der Goes, Matsys aurait pu découvrir ce qui était alors le berceau de l’humanisme chrétien.
L’œuvre la plus célèbre de Van der Goes est le Triptyque Portinari (Uffizi, Florence), un retable commandé pour l’église Sant’Egidio de l’hôpital Santa Maria Nuova de Florence par Tommaso Portinari, directeur de la succursale brugeoise de la banque Médicis.
Les traits rudes de trois bergers (exprimant chacun un des états d’élévation spirituelle stipulés par les Frères de la Vie commune79) dans la composition de van der Goes ont profondément impressionné les peintres travaillant à Florence.
Matsys est également considéré comme un possible élève de Hans Memling (1430-1494), ce dernier étant un disciple de Van der Weyden80 et un peintre de premier plan à Bruges.
Quinten Matsys, Portrait de Jacob Obrecht, 1496.
Le style de Memling et celui de Matsys sont si proches qu’il est difficile de les distinguer.
Alors que l’historien de l’art flamand Dirk de Vos a qualifié, dans son catalogue de 1994 sur l’oeuvre de Hans Memling, le portrait du musicien et compositeur Jacob Obrecht81 (1496, Kimbell Art Museum, Fort Worth) d’œuvre très tardive de Hans Memling, les experts actuels, parmi lesquels Larry Silver82, ont pu établir en 2018 qu’en réalité, il est beaucoup plus probable que le portrait soit la première œuvre connue de Quinten Matsys.
Obrecht, qui a exercé une influence majeure sur la musique flamande polyphonique et contrapuntique de la Renaissance, avait été nommé maître de chapelle de la cathédrale Notre-Dame d’Anvers en 1492. Vers 1476, Érasme est l’un des enfants de chœur d’Obrecht.
Obrecht se rendit au moins deux fois en Italie, en 1487 à l’invitation du duc Ercole d’Este Ier de Ferrare83 et en 1504. Ercole avait entendu la musique d’Obrecht, dont on sait qu’elle a circulé en Italie entre 1484 et 1487, et avait déclaré qu’il l’appréciait plus que la musique de tous les autres compositeurs contemporains ; il invita donc Obrecht, qui mourut de la peste en Italie.
Dès les années 1460, le professeur d’Érasme à Deventer, le compositeur et organiste Rudolph Agricola,84 s’était rendu en Italie. Après avoir étudié le droit civil à Pavie et suivi les cours de Battista Guarino, il se rendit à Ferrare où il devint un protégé de la cour des Este.
Isabella d’Este, dessin de Léonard de Vinci, Louvre, Paris.La Joconde, Léonard de Vinci, Louvre, Paris.
Vers 1499, Léonard réalise un dessin de la fille d’Ercole, Isabella d’Este, qui, selon certains, serait la personne peinte dans la Joconde.
4. Débuts à Anvers et à l’étranger
Matsys est enregistré à Louvain en 1491, mais la même année, il est également admis comme maître peintre à la Guilde de Saint-Luc à Anvers où, à l’âge de vingt-cinq ans, il décide de s’installer. A Anvers, comme nous l’avons déjà dit, il a représenté le maître de chapelle Jacob Obrecht en 1496, sa première œuvre connue, et plusieurs tableaux de dévotion à la Vierge et à l’Enfant.
Ensuite, comme les Liggeren (registres des guildes de peintres) ne rapportent aucune information sur l’activité de Matsys dans les Pays-Bas pendant une période de plusieurs années, il est très tentant d’imaginer que Matsys s’est rendu en Italie85 où il aurait pu rencontrer de grands maîtres (Léonard a vécu à Milan entre 1482 et 1499 et y est retourné en 1506 où il a rencontré son élève Francesco Melzi (1491-1567) qui l’a ensuite accompagné en France) ou à Colmar ou Strasbourg où il aurait pu rencontrer Albrecht Dürer qu’il semble avoir connu longtemps avant que ce dernier ne vienne aux Pays-Bas en 1520.
Pour l’historien d’art belge Dirk de Vos, il s’agit d’une hypothèse très plausible, car
« Les styles précoces et mur de Metsys contrastent si forts que l’on ne saurait les expliquer ce qui les sépare qu’en faisant appel à l’hypothèse d’une fréquentation assidue des œuvres de la Renaissance italienne, et plus précisément celles de Léonard de Vinci et de ses disciples du XVe siècle finissant. Car on note chez Metsys des emprunts immédiats à Léonard, si bien qu’une autre source d’inspiration semble exclusive. S’il n’existe aucune preuve tangible d’un voyage en Italie, la présence à Anvers de Metsys présente néanmoins des solutions de continuité compatibles avec une absence prolongée, par exemple entre 1491 et 1507. Un voyage en Italie n’est par conséquent nullement improbable. »86
Dürer est envoyé par ses parents à Colmar en Alsace pour être formé à l’art de la gravure par Martin Schongauer(1450-1491) de loin le plus grand graveur de son époque. Mais lorsque Dürer arrive à Colmar à l’été 1492, Schongauer a rendu l’âme. De Colmar, l’artiste se rend à Bâle, où il produit des gravures sur bois pour illustrer des livres et découvre les impressionnantes gravures de Jacob Burgkmair (1473-1531) et de Hans Holbein l’Ancien (1460-1524). Il se rend ensuite à Strasbourg où il rencontre et réalise le portrait de l’érudit poète et écrivain humaniste Sébastien Brant, évoqué précédemment.
C. Œuvres choisies
1. La Vierge à l’Enfant, la grâce divine et le libre arbitre
Quinten Matsys, Vierge à l’Enfant, Bruxelles.Quinten Matsys, Vierge à l’Enfant, Rotterdam.
En 1495, Matsys peint une Vierge à l’Enfant (Bruxelles). Même si l’œuvre reste encore très normative, Matsys enrichit déjà la dévotion avec des scènes moins formelles de la vie quotidienne. L’Enfant, explorant de manière ludique de nouveaux principes physiques, tente maladroitement de tourner les pages d’un livre alors qu’une Vierge très sérieuse est assise dans une niche de style gothique, sans doute choisie pour s’intégrer à l’architecture et au style du lieu qui accueillera le tableau.
Dans une autre Vierge à l’Enfant (Rotterdam) Matsys va plus loin dans cette direction. On y voit une jeune maman bienveillante et heureuse avec un enfant enjoué, ce qui souligne le fait que le Christ était le fils de Dieu, mais aussi celui des Hommes. Sur un présentoir proche du spectateur, on remarque la présence d’une miche de pain et un bol de soupe au lait avec une cuillère, sans doute une scène quotidienne pour la plupart des habitants des Pays-Bas essayant de nourrir leurs enfants à l’époque.
Gérard David, Vierge à l’Enfant avec la soupe au lait, 1520, Bruxel.
Dans sa Vierge à l’Enfant avec la soupe au lait (Bruxelles), peinte en 1520 par l’ami de Matsys, le peintre Gérard David (1460-1523), montre avec une immense tendresse une jeune maman apprenant à son enfant que le dos d’une cuillère n’est pas vraiment l’idéal pour amener la soupe du bol à sa bouche.
De nombreux tableaux sur ce thème, qu’ils soient de Quinten Matsys (Vierge à l’Enfant, Louvre, 1529, Paris) ou de Gérard David (Repos lors de la fuite en Égypte, National Gallery, Washington), montrent un enfant qui tente, avec d’énormes difficultés, de saisir quelques raisins, des cerises ou d’autres fruits.
Gérard David,Repos lors de la fuite en Égypte, Gérard David, Washington.Quinten Matsys, Vierge à l’Enfant, Paris.Quinten Matsys, Vierge à l’Enfant, Amsterdam.
En 1534, dans sa Diatribe sur le libre arbitre, Érasme utilise également cette métaphore sur l’équilibre fragile à considérer dans la proportion entre les opérations du libre arbitre (qui, seul, séparé d’un but supérieur, peut devenir pure arrogance) et celles de la grâce divine (qui, seule, peut être interprétée comme une forme de prédestination).
Pour rendre accessible au plus grand nombre, un sujet qu’on croirait réservé aux théologiens, Érasme emploie une métaphore très simple, mais d’une tendresse et d’une beauté extrêmes :
Jan Matsys, Vierge à l’Enfant, 1537, Metropolitan, New York.
« Un père a un enfant encore incapable de marcher ; il tombe ; le père le relève tandis que l’enfant fait des mouvements précipités et lutte pour garder l’équilibre ; il lui montre un fruit devant lui ; l’enfant s’efforce de le saisir, mais à cause de la faiblesse de ses membres, il tomberait rapidement si le père n’étendait pas la main pour soutenir et guider sa marche.
« Ainsi, guidé par son père, l’enfant arrive au fruit que le père lui met volontiers dans les mains pour le récompenser de son effort. L’enfant ne se serait jamais levé si le père ne l’avait pas soulevé ; il n’aurait jamais vu le fruit si le père ne le lui avait pas montré ; il n’aurait pas pu avancer si le père n’avait pas soutenu ses faibles pas ; et il n’aurait pas atteint le fruit si son père ne l’avait pas mis dans ses mains.
« Qu’est-ce que l’enfant revendiquera comme ses propres actes dans ce cas ? On ne peut donc pas dire qu’il n’a rien fait. Mais il n’y a pas lieu de glorifier sa force, puisqu’il doit à son père tout ce qu’il est ».87
Bref, le libre arbitre, certes, Erasme le défendra, car il en faut, mais sans prétendre que l’homme peut y arriver tout seul…
2. Retable de Sainte-Anne
A Anvers, l’activité de Matsys connaît une avancée majeure avec les premières commandes publiques importantes de deux grands retables en triptyque :
le Triptyque de la Confrérie de Sainte-Anne (1507-1509, Musée de Bruxelles), signé «Quinten Metsys screef dit ». (Quinten Metsys a écrit ceci).;
le Triptyque de la Déploration du Christ (1507-1508, Musée d’Anvers), peint pour la chapelle de la guilde des charpentiers à la cathédrale d’Anvers, œuvre largement inspirée de la Déposition de croix de Roger Van der Weyden (Prado, Madrid). Jean-Baptiste et Jean l’Évangéliste, qui apparaissent lorsque le triptyque est fermé, sont les saint patrons de la corporation.
Le « portique » peint sur le panneau (en deux dimensions) semble avoir formé une seule unité avec le cadre tridimensionnel d’origine, aujourd’hui perdu.
Le thème et l’iconographie du Triptyque Saint-Anne ont bien sûr été entièrement dictés au peintre par la confrérie de Sainte-Anne de Louvain qui lui a passé cette commande pour leur chapelle dans l’église Saint-Pierre de la même ville.
Le panneau central dépeint l’histoire de la famille de sainte Anne – la Sainte Parenté – à l’intérieur d’un édifice monumental couronné d’une coupole tronquée et d’arcades qui offrent une large vue sur un paysage montagneux. En cinq scènes, le retable raconte la vie d’Anne, mère de la Vierge, et de son époux Joachim. Les différents membres de la famille de la sainte apparaissent sur le panneau central.
L’événement clé de la vie d’Anne et de son mari Joachim, à savoir qu’ils deviendront les parents de la Vierge Marie alors qu’ils se croyaient incapables d’avoir des enfants, est représenté sur les panneaux gauche et droit du triptyque.
Rencontre chaste entre Anne et Joachim à la Porte d’Or de JérusalemVersion GiottoDieric Bouts, Vierge à l’Enfant.
Le baiser chaste
La « conception immaculée » de la Vierge, représentée par l’image d’un « chaste baiser » entre les deux époux devant la Porte d’Or de la muraille de Jérusalem, a été un sujet immensément populaire dans l’histoire de la peinture, de Giotto à Dürer.
Il a donc été rapidement transposé à l’Immaculée conception du Christ lui-même. D’où l’apparition soudaine de tableaux montrant Marie embrassant « chastement » (mais chaleureusement et parfois sur les lèvres) son enfant Jésus.
Le cycle du retable se termine par la mort d’Anne, représentée sur le panneau intérieur droit où elle est entourée de ses enfants et où le Christ donne sa bénédiction.
Malgré l’échelle impressionnante de cette œuvre et son récit conventionnel, Matsys réussit à créer un sentiment de contemplation plus libre et plus intime. Un exemple en est la figure du petit cousin de Jésus dans le coin gauche, qui s’amuse à rassembler de belles enluminures autour de lui et, maintenant pleinement concentré, tente de les lire.
3. Une nouvelle perspective
Dans deux autres occasions,88 j’ai pu documenter qu’aussi bien le peintre flamand Jan Van Eyck89 que le bronzier italien Lorenzo Ghiberti ont pu se familiariser avec « l’optique arabe », en particulier les travaux scientifiques d’Ibn al-Haytham90 (connu sous son nom latin Alhazen).
A la Renaissance, plusieurs « écoles », avec des approches différentes et parfois opposés, ont tenté d’établir la meilleure façon de représenter l’« espace » dans l’art grâce à « la perspective ».
D’abord, dès le début du XVe siècle, une école, profitant des travaux des Franciscains d’Oxford (Roger Bacon, Grosseteste, etc.) sur Alhazen, tente de partir de la physionomie humaine (deux yeux fabriquant une image dans l’esprit du spectateur) et à la place d’un modèle monofocal (cyclopique) invente une perspective avec deux points de fuite centraux (perspective bi-focale).
Cette perspective est bien identifiable dans certaines œuvres de Van Eyck et de Lorenzo Ghiberti ce dernier ayant traduit certains textes d’Alhazen. Ensuite, une autre école, celle associée à Alberti,91 affirme que la « bonne » perspective, purement géométrique et mathématique, fait appel à un « point de fuite central ». Enfin, une troisième école, celle de Jean Fouquet en France et Léonard de Vinci, constatant les limites du modèle albertien, tente une perspective curviligne.
A l’époque moderne, les partisans de Descartes et de Galilée ont absolument voulu démontrer que leur modèle d’un espace vide était né à la Renaissance avec le modèle albertien. Du coup, toute autre démarche ne peut être que tâtonnement et bidouillage de « primitifs » égarés ou ignares.
Une découverte inestimable
Comme nous l’avons l’évoqué précédemment, le Centre interdisciplinaire d’art et de science de Gand (GICAS) en Belgique travaille depuis 2007 à un nouveau « catalogue raisonné » de l’œuvre de Quinten Matsys. Dans ce cadre, en 2010, Jochen Ketels et Maximiliaan Martens92 ont examiné le Retable Sainte Anne de Matsys et l’impressionnant portique italianisant du panneau central.
Rappelons que la partie peinte (en deux dimensions) sur le volet central a été conçue par l’artiste pour se prolonger et s’intégrer harmonieusement dans une vaste construction en bois (en trois dimensions) servant d’encadrement, structure malheureusement perdue mais dont on connaît l’existence grâce à des dessins.
« Lorsque nous avons dirigé nos lampes photographiques vers le panneau central, écrivent les deux chercheurs, la lumière rasante a révélé quelque chose qui n’avait pas du tout été mentionné dans la littérature : des lignes de construction incisées dans les voûtes à caissons de l’architecture».
L’infrarouge a également mis en lumière l’existence d’un
« ensemble complexe de lignes de construction dessinées, à main levée ou assistées, créées à l’aide de plusieurs outils et techniques. Non seulement un système de construction aussi complexe n’a pas été observé dans les peintures nordiques de cette période, mais Matsys a dû utiliser une procédure mathématique pour construire la loggia complexe ».
Encore plus intéressant,
« pour dessiner les contours de la coupole tronquée et sa décoration, Matsys n’a pratiquement pas utilisé de lignes, mais a préféré les points (…) au bas du chapiteau, Matsys a ajouté quelques lettres séparées, probablement un ‘z’, un ‘e’ ou un ‘c’ (…) En raison de leur position proche de l’élément et du fait que Piero della Francesca, par exemple, avait déjà utilisé un système similaire avec des chiffres et des lettres dans ses dessins du De Prospectiva Pingendi (Sur la perspective des tableaux, vers 1480), on a des raisons de supposer un lien avec le tracé ou la composition de la colonne. »93
Albrecht Dürer, reprenant Piero della Francesca.
A cet égard, il est intéressant de noter que l’une des rares personnes, en contact avec Matsys à un moment ou à un autre, à avoir lu et étudié le traité de Piero della Francesca94 sur la perspective n’est autre qu’Albrecht Dürer, dont les Quatre livres sur la proportion humaine (1528) s’appuie sur l’approche révolutionnaire de Piero.
Ce que Dürer appelle la méthode du « transfert » de Piero deviendra par la suite la base de la géométrie projective, notamment à l’Ecole polytechnique sous Monge, la science clé qui a rendu possible la révolution industrielle.
Les chercheurs ont également vérifié l’utilisation par Matsys de la perspective du point de fuite central en employant la méthode du « birapport » (cross-ratio en anglais).
Étonnés, car supposément impossible selon ce qu’ils ont appris dans les meilleures écoles, ils constatent que :
« Matsys montre sa compétence en matière de perspective, à la hauteur des normes de la Renaissance italienne », une perspective « très correct, en effet ».95
Jusqu’à présent, on tenait pour acquis que la science de la perspective n’avait atteint les Pays-Bas qu’après le voyage de Jan Gossaert à Rome en 1508, alors que Matsys, qui fait preuve d’une connaissance magistrale et étendue de la science de la perspective, a commencé à composer cette œuvre dès 1507.
4. La collaboration de Matsys avec Patinir et Dürer
Antwerpen, Grote Markt avec maisons des guildes de métier.
Albrecht Dürer, portrait de Joachim Patinir.
Une dernière remarque concernant ce tableau, le paysage montagneux derrière les personnages, qui s’apparente déjà aux paysages typiques et inquiétants produits par l’ami de Matsys, Joachim Patinir (1480-1524), un autre géant mal connu de l’histoire de la peinture.
Pourtant l’autorité de Patinir n’était pas des moindres. Felipe de Guevara, ami et conseiller artistique de Charles Quint et de Philippe II, mentionne Patinir dans ses Commentaires sur la peinture (1540) comme l’un des trois plus grands peintres de la région, aux côtés de Rogier van der Weyden et de Jan van Eyck.
Patinir dirigeait un grand atelier avec des assistants à Anvers. Parmi ceux qui subissent la triple influence de Bosch, Matsys et Patinir, on note :
Cornelis Matsys (1508-1556), fils de Quinten, qui se mariera avec la fille de Patinir ;
Herri met de Bles (1490-1566), actif à Anvers, possible neveu de Patinir ;
Lucas Gassel (1485-1568), actif à Bruxelles et à Anvers;
Jan Provoost (1465-1529), actif à Bruges et Anvers ;
Jan Mostaert (1475-1552), peintre actif à Haarlem ;
Frans Mostaert (1528-1560), peintre actif à Anvers ;
Jan Wellens de Cock (1460-1521), peintre actif à Anvers ;
Matthijs Wellens de Cock (1509-1548), peintre-graveur actif à Anvers ;
Jérôme Wellens de Cock (1510-1570), peintre-graveur, qui fonda, avec sa femme, l’entreprise Aux Quatre Vents, probablement le plus grand atelier de gravure au nord des Alpes de l’époque, qui employait Pieter Brueghel l’Aîné.
Cornelis Matsys, L’aveugle guidant l’aveugle (1550). 4,5 x 7,8 cm. Gravure qui a inspiré Pieter Brueghel l’Ancien pour sa propre peinture sur ce thème en 1558.
Il est généralement admis que Matsys a peint les figures de certains paysages de Patinir. D’après l’inventaire de 1574 de l’Escorial, ce fut le cas pour Les tentations de saint Antoine (1520, Prado, Madrid). On est tenté de penser que cette collaboration entre amis a fonctionné dans les deux sens, à savoir que Patinir a réalisé des paysages pour des œuvres de Matsys et à sa demande, une réalité qui met quelque peu à mal le mythe persistant d’une Renaissance présentée comme le berceau de l’individualisme moderne.
Le fait que Matsys et Patinir étaient très proches est confirmé par le fait qu’après la mort prématurée de Patinir, Matsys devient le tuteur de ses deux filles. Il est également intéressant de noter que Gérard David, qui est devenu le principal peintre de Bruges après Memling, est devenu membre de la guilde St. Lucas d’Anvers en 1515 conjointement avec Patinir, ce qui lui a permis d’accéder légalement au marché de l’art anversois, en pleine expansion.
Les historiens de l’art moderne ont tendance à présenter Patinir comme l’« inventeur » de la peinture de paysage, affirmant que pour lui, les sujets religieux n’étaient que des prétextes pour présenter ce qui l’intéressait vraiment, les paysages, tout comme Rubens a peint Adam et Eve uniquement parce qu’il aimait peindre (et vendre) des nus.
C’est plausible pour Rubens, mais assez faux pour Patinir, dont les « beaux » paysages, comme l’a démontré l’historien de l’art Reindert L. Falkenberg,96 n’auraient été qu’une sorte de tromperie sophistiquée du diable. La beauté du monde, création satanique chez Patinir, n’existe que pour tenter les humains et les faire succomber au péché.
Rencontre avec Albrecht Dürer
Henri Leys, Visite de Dürer à Anvers, 1855, Anvers.
Une source unique d’information, c’est le journal97 de Dürer sur sa visite aux Pays-bas.
Pourquoi Dürer est-il venu dans les Pays-Bas ? L’une des explications est qu’après la mort de son principal mécène et donneur d’ordre, l’empereur Maximilien Ier, l’artiste serait venu pour faire confirmer sa pension par Charles Quint.
Dürer arrive à Anvers le 3 août 1520 et visite Bruxelles et Malines où il est reçu par Marguerite d’Autriche (1480-1530), tante de Charles Quint. Chargée d’administrer les Pays-Bas bourguignons tant que Charles est trop jeune, elle prête parfois à Érasme une oreille attentive tout en gardant ses distances.
Mechelen, Palais de Margaret d’Autriche.Mechelen, Cour de Busleyden.
A Malines, Dürer a certainement visité la belle demeure de Jérôme de Busleyden (1470-1517), le mécène qui permettra à Erasme de démarrer en 1517 le « Collège trilingue ».98
Busleyden était l’ami de l’évêque de Londres, Cuthbert Tunstall (1475-1559), qui le présente à Thomas More (1478-1535).
Lors de son séjour chez Margaret, Dürer a pu admirer un incroyable tableau de sa collection, Le couple Arnolfini (1434) de Jan van Eyck. Marguerite venait d’accorder une pension au peintre vénitien, Jacopo de’ Barbari (1440-1515),99 diplomate et exilé politique à Malines, qui réalisa un portrait de Luca Pacioli (1445-1514), le franciscain qui fit découvrir Euclide à Léonard et écrivit De Divina Proportione (1509) que Léonard illustra.
De’ Barbari est mentionné par plusieurs de ses contemporains, notamment Dürer, Marcantonio Michiel (1584-1552) et Gérard Geldenhauer (1482-1542). En 1504, de’ Barbari a rencontré Dürer à Nuremberg et ils ont discuté du canon des proportions humaines, un sujet central des recherches100 de ce dernier. Un manuscrit non publiée du traité de Dürer révèle que l’Italien n’était pas disposé à partager ses découvertes :
« Je ne trouve personne qui ait écrit quoi que ce soit sur la façon d’élaborer le canon de proportions humaines, à l’exception d’un homme nommé Jacob, né à Venise et peintre charmant. Il me montra [sa gravure d’] un homme et une femme qu’il avait faits sur mesure, de sorte que je préférais maintenant voir ce qu’il voulait dire plutôt que de contempler un nouveau royaume… Jacobus n’a pas voulu me montrer clairement ses principes, ça, je l’ai bien vus » 101
En mars 1510, selon les archives, de’ Barbari est au service de l’archiduchesse Marguerite à Bruxelles et à Malines. En janvier 1511, il tombe malade et rédige un testament. En mars, l’archiduchesse lui accorde une pension à vie en raison de son âge et de sa faiblesse. Il meurt en 1516, laissant à l’archiduchesse une série de 23 planches à graver. Mais lorsque Dürer lui demande de lui fournir certains des écrits de de’ Barbari sur les proportions humaines, elle décline poliment sa demande. Le journal de Dürer révèle qu’il était souvent reçu par ses collègues locaux.102
A Anvers, « je suis allé voir Quinten Matsys dans sa maison », écrit-il dans son journal. Dans la même ville, il esquisse un portrait de Lucas van Leyden (1489-1533)103, et réalise le célèbre portrait du vieillard barbu de 93 ans qui servira de modèle à son Saint Jérôme.
Erasme, dessiné par Dürer.Lucas van Leyden, dessiné par Dürer.Vieillard anversois dessiné par Dürer, modèle pour son Saint Jérôme.
Il rencontre au moins trois fois Érasme dont il fait un portrait respirant une complicité mutuelle. Érasme lui passe commande car il a besoin d’un grand nombre de portraits pour les envoyer à ses correspondants dans toute l’Europe. Comme il l’indique dans son journal, Dürer esquisse plusieurs fois Érasme au fusain lors de ces rencontres. Il en tirera un portrait gravé un peu maladroit, réalisé six ans plus tard.
Hans Schwartz, portrait de Dürer, médaillon en bronze, 1520.
A l’occasion de son deuxième mariage, le 5 mai 1521, Patinir invite Dürer. On ne sait pas quand et comment cette amitié a commencé, ou si elle était simplement de circonstance. Le maître de Nuremberg esquisse le portrait de Patinir et l’appelle « der gute Landschaftsmaler » (le bon peintre de paysages), créant ce mot nouveau pour ce qui devient un nouveau genre.
Lors du mariage, il rencontre Jan Provoost (1465-1529), Jan Gossaert (de Mabuse) (1462-1533) et Bernard van Orley (1491-1542), des peintres en vogue à la cour de Malines.
Mais la Mort et l’Avare (1515, Bruges) de Provoost est clairement d’inspiration erasmienne.
Jan Provoost, La Mort et l’Avare, vers 1515, Groeningenmuseum, Bruges.
Le poète, professeur de latin et philologue Cornelis de Schryver(Grapheus) (1482-1558), collaborateur de l’imprimeur d’Érasme à Louvain et Anvers, Dirk Martens, est une figure qui a pu mettre Dürer en lien avec les peintres d’Anvers, ville dont il est le secrétaire en 1520.
Les imprimeurs et les éditeurs ont joué un rôle clé à la Renaissance, car ils serviront d’intermédiaires entre, d’une part, les intellectuels, les érudits et les savants, et d’autre part, les illustrateurs, les graveurs, les peintres et les artisans. Comme Dürer lui-même, Grapheus était attiré par les idées de la Réforme, dont Luther et Érasme étaient les chefs de file. On sait que Grapheus a acheté à Dürer un exemplaire du De Captivitate (De la captivité babylonienne de l’Église) de Luther, un ouvrage incontournable pour quiconque s’intéressait à l’avenir de la chrétienté.
Comme Érasme et bien d’autres humanistes, Dürer a été l’hôte de Quinten Matsys dans sa fabuleuse maison de la Schuttershofstraat, ornée de décorations italiennes (festons de feuilles, de fleurs ou de fruits) et de grotesques (réseaux décoratifs et symétriques de lignes et de figures).
Nicaise de Keyser, la rencontre Dürer-Matsys (sous le regard de Thomas More et d’Érasme), Anvers.
Une représentation idéalisée de la rencontre Dürer-Matsys (sous le regard de Thomas More et d’Érasme) figure dans un tableau de Nicaise de Keyser (1813-1887) conservé au Musée royal des arts d’Anvers. Une autre scène, un dessin de Godfried Guffens (1823-1901) datant de 1889, montre l’échevin anversois Gérard van de Werve recevant Albrecht Dürer qui lui est présenté par Quinten Matsys.
Lorsque Charles Quint revint d’Espagne et visita Anvers, Grapheus écrivit un panégyrique pour saluer son retour. Mais en 1522, il est arrêté pour hérésie, emmené à Bruxelles pour y être interrogé et emprisonné. Il perd alors son poste de secrétaire. En 1523, il est libéré et retourne à Anvers, où il devient professeur de latin. En 1540, il redevient secrétaire de la ville d’Anvers. La propre sœur de Quentin Matsys, Catherine, et son mari ont été condamnés à mort à Louvain en 1543 pour ce qui était devenu le délit capital de lecture de la Bible depuis 1521 : il a été décapité, elle aurait été enterrée vivante sur la place devant l’église.
A cause de leurs convictions religieuses, les enfants de Matsys quittent Anvers et partent en exil en 1544. Cornelis finira ses jours à l’étranger.
5. Le lien avec Erasme
Thomas More, par Holbein le jeune.Erasme, par Holbein le jeune.
En 1499, Thomas More et Érasme se rencontrent à Londres. Leur rencontre initiale s’est transformée en une amitié à vie, puisqu’ils ont continué à correspondre régulièrement. A cette époque, ils ont collaboré à la traduction en latin et à l’impression de certaines œuvres du satiriste assyrien Lucien de Samosate (vers 125-180 après J.-C.), surnommé à tort « le Cynique ».
Érasme a traduit le texte satirique de Lucien, Sur ceux qui sont aux gages des grands,104 et l’a fait envoyer à son ami Jean Desmarais, professeur de latin à l’Université de Louvain et chanoine à l’église Saint-Pierre de cette ville.
Lucien, dans son texte, attaque l’état d’esprit des érudits qui vendent leur âme, leur esprit et leur corps au pouvoir dominant. Il en cite, fier de lui, disant :
« Quel bonheur de compter au nombre de ses amis les premiers citoyens de Rome, de faire des dîners splendides, sans qu’il en coûte rien, de loger dans une belle maison, de voyager à son aise, mollement couché sur un char attelé de chevaux blancs de recevoir, en outre, une magnifique récompense de cette amitié et du bien-être dont il vous est donné de jouir ! Quel bon métier, où tout vient de la sorte sans semence ni culture ».105
Dans un véritable manifeste contre la servitude volontaire, anticipant celui de La Boétie, Lucien, qui pardonne d’abord ceux qui se soumettent par pure nécessité alimentaire, s’en prend à leur fantasme pervers comme cause de leur capitulation :
« Il ne reste plus qu’un motif que je crois vrai, mais qu’ils n’avouent pas : c’est que l’espoir de jouir de mille plaisirs les précipite vers ces maisons, frappés de l’éclat de l’or et de l’argent dont elles brillent, tout heureux des festins et du luxe qu’ils se promettent ; quand ils boiront l’or à pleine coupe et sans obstacle. Voilà ce qui les entraîne ; voilà pourquoi ils échangent leur liberté contre l’esclavage. Ce n’est pas, comme ils le disent, le besoin du nécessaire, c’est le désir du superflu et de toutes ces magnificences. Mais, semblables à des amants infortunés, à des soupirants malheureux, ils sont traités par les riches avec la fierté rusée d’un objet aimé, qui entretient la passion de ses poursuivants, mais qui se laisse à peine dérober la faveur amoureuse d’un baiser, parce qu’il sait que la jouissance anéantit l’amour : il se refuse donc à cette jouissance, il s’en garde avec le plus grand soin. Cependant, pour laisser à l’amant quelque ombre d’espoir, dans la crainte que l’excès des rigueurs ne le désespère et qu’il ne cesse d’aimer, on lui accorde un sourire, on lui promet de faire un jour ce qu’il voudra, de se montrer aimable, de le traiter avec toutes sortes d’égards ; puis insensiblement l’âge arrive, et bientôt l’amour de l’un et les faveurs de l’autre ne sont plus de saison. Ainsi pour eux, la vie tout entière se passe à espérer.»106
C’est en 1515 à Anvers, lorsque Thomas More est envoyé en mission diplomatique par le roi Henri VIII pour régler d’importants litiges commerciaux internationaux à Bruges, qu’Erasme lui présente son ami Pieter Gillis (1486-1533) (latinisé en Petrus Ægidius), compagnon humaniste et secrétaire de la ville d’Anvers. Gillis, qui avait débuté à dix-sept ans comme correcteur d’épreuves dans l’imprimerie de Dirk Martens à Louvain et Anvers, connaît Érasme depuis 1504. L’humaniste lui conseille de poursuivre ses études et ils restent en contact. L’imprimeur Martens a édité à Louvain plusieurs livres d’humanistes, notamment ceux de Denis le Chartreux (1401-1471) et De inventione dialectica (1515) de Rudolphus Agricola, le manuel d’enseignement supérieur le plus largement acheté et utilisé dans les écoles et les universités de toute l’Europe.
Tout comme More et Érasme, Gilles était un admirateur et disciple d’Agricola, une figure emblématique de l’école des Frères de la Vie commune de Deventer. Grand pédagogue, musicien, facteur d’orgues d’églises, poète en latin et en langue vernaculaire, diplomate, boxeur et, vers la fin de sa vie, érudit en hébreu, Agicola, l’enseignant préféré d’Erasme, était la source d’inspiration de toute une génération. La maison de Gillis à Anvers était également un lieu de rencontre important pour les humanistes, les diplomates et les artistes de renommée internationale.
Quinten Matsys y est également un invité de marque. Enfin, c’est Gillis qui recommande à la cour d’Angleterre le peintre Hans Holbein le Jeune, le jeune prodige qui avait illustré l’Éloge de la folie d’Érasme. Du coup il sera reçu outre-manche par Thomas More avec grand enthousiasme. Son frère Ambrosius Holbein (1494-1519) illustrera plus tard l’Utopie de More.
6. L’Utopie de Thomas More
Pages de l’Utopie, avec l’alphabet des utopiens inventé en réalité par Pieter Gillis.
Gillis partage avec More et Érasme une grande sensibilité à la justice, ainsi qu’une sensibilité typiquement humaniste vouée à la recherche de sources de sagesse plus fiables. Il est avant tout connu comme un personnage apparaissant dans les premières pages de l’Utopie, lorsque Thomas More le présente comme un modèle de civilité et un humaniste à la fois plaisant et sérieux :
« J’ai souvent reçu pendant ce séjour [à Bruges], entre autres visiteurs et bienvenus entre tous, Pieter Gillis. Né à Anvers, il jouit d’un grand crédit et d’une position éminente parmi ses concitoyens, digne des plus grands, car le savoir et le caractère de ce jeune homme sont également remarquables. Il est en effet plein de bonté et d’érudition, accueillant tout le monde avec libéralité, mais, quand il s’agit de ses amis, avec un tel élan, une telle affection, une telle fidélité et un tel dévouement sincère, qu’on trouverait peu d’hommes qui lui soient comparables dans les choses de l’amitié. Peu d’hommes ont aussi sa modestie, son manque d’affectation, son bon sens naturel, tant de charme dans la conversation, tant d’esprit avec si peu de malice ».
Porte d’entrée baroque de Den Spieghel, Anvers.
L’oeuvre la plus célèbre de Thomas More est bien sûr l’Utopie, composée en deux volumes.
Il s’agit de la description d’une île fictive qui n’était pas gouvernée par une oligarchie comme la plupart des États et empires occidentaux, mais qui était gouvernée sur la base des idées du bien et du juste que Platon a formulées dans son dialogue, La République.
Alors que l’Éloge de la folie d’Érasme appelait à une réforme de l’Église, l’Utopie de More (écrit en partie par Erasme), une autre satire de la corruption, de l’avidité, de la cupidité et des échecs qu’ils voyaient autour d’eux, appelait à une réforme de l’État et de l’économie.
L’idée du livre est venue à Thomas More alors qu’il séjournait dans la résidence anversoise de Gillis, Den Spieghel, en 1515.
Le premier volume, commence par une correspondance entre More et d’autres personnes, dont Pieter Gillis. De retour en Angleterre en 1516, l’humaniste anglais rédige l’essentiel de l’ouvrage.
Entre décembre 1516 et novembre 1518, quatre éditions de l’Utopie furent composées par Erasme et Thomas More et paraîssent en décembre 1516 chez l’éditeur Dirk Martens à Louvain. Avec le texte, une carte gravée sur bois de l’île d’Utopie, des vers de Gillis et l’« alphabet utopique » que ce dernier invente pour l’occasion, des vers de Geldenhouwer, historien et réformateur lui aussi éduqué par les Frères de la Vie commune de Deventer, des vers de Grapheus ainsi que l’épître de Thomas More dédicaçant l’ouvrage à Gillis. Plusieurs années après la mort de More et d’Érasme, en 1541, Grapheus, avec Pieter Gillis, publia son Enchiridio Principis Ac Magistratus Christiani.
7. Pieter Gillis et le « Diptyque de l’amitié »
Quinten Matsys, double portrait d’Erasme et Pieter Gillis.
Outre les triptyques et les peintures religieuses, Matsys excellait dans les portraits. L’une des plus belles oeuvres de Matsys est le double portrait d’Érasme et de son ami Gillis, peint en 1517.107
Ce diptyque de l’amitié devait servir de visite « virtuelle » à leur ami anglais Thomas More à Londres et ils ont demandé à Quinten Matsys de réaliser les deux tableaux, car il était le meilleur peintre de la place. Le portrait d’Érasme fut le premier à être achevé. Celui de Gillis était constamment retardé parce qu’il tombait malade entre les séances de pose. Les deux hommes, dans leur correspondance, avaient parlé de ce double portrait à Thomas More, ce qui n’était peut-être pas une bonne idée, car More les interrogeait constamment sur l’état d’avancement des oeuvres et devenait très impatient de recevoir ce cadeau. Les deux oeuvres furent finalement achevées et envoyées à More alors qu’il se trouvait à Calais. Bien qu’ils soient représentés sur des panneaux distincts, les deux hommes érudits et cultivés sont présentés dans un espace d’étude continu. Si l’on regarde les deux tableaux côte à côte, on constate que Matsys a astucieusement maintenu la bibliothèque derrière les deux personnages, ce qui donne l’impression que les deux hommes représentés dans les deux panneaux distincts occupent la même pièce et se font face.
Érasme est occupé à écrire et Pieter Gillis montre les Antibarbari, un livre qu’Erasme préparait pour publication, tandis qu’il tient une lettre de More dans sa main gauche. La présentation d’Erasme dans son étude fait écho aux représentations de Saint Jérôme qui, avec sa traduction de la Bible, est un exemple pour tous les humanistes et dont Erasme venait de publier l’oeuvre. Il est intéressant de regarder les livres sur les étagères à l’arrière-plan.
Sur l’étagère supérieure du tableau d’Érasme se trouve un livre portant l’inscription Novum Testamentum Graece, la première édition du Nouveau Testament en grec publiée par Érasme en 1516.
L’étagère inférieure contient un tas de trois livres. –Le livre du bas porte l’inscription Jérôme, qui fait référence aux éditions de l’humaniste des oeuvres de ce Père de l’Eglise ; –le livre du milieu porte l’inscription Lucien, en référence à la collaboration entre Érasme et Thomas More dans la traduction des Dialogues de Lucien. –L’inscription sur le livre au sommet des trois est le mot Hor, qui se lisait à l’origine Mor. La première lettre a probablement été modifiée lors d’une restauration ancienne, car outre le fait que Mor soit les premières lettres du nom de famille de Thomas More, elles font certainement référence aux essais satiriques écrits par Érasme alors qu’il séjournait chez Thomas More à Londres en 1509 et intitulés Encomium Moriae (Éloge de la folie).
Nous voyons Érasme en train d’écrire un livre. Cette représentation a fait l’objet d’une attention particulière, car les mots que l’on voit sur le papier sont une paraphrase de l’Épître aux Romains de saint Paul, l’écriture étant une reproduction soignée de celle d’Érasme, et la plume de roseau qu’il tient est connue pour être le moyen d’écriture favori d’Érasme.
En y regardant de plus près, dans l’ombre, on distingue une bourse dans les plis de la cape d’Érasme. Il se peut qu’Érasme ait voulu que l’artiste l’inclue pour illustrer sa générosité. Erasmus et Gillis ont tenu à informer Thomas More qu’ils avaient partagé le coût du tableau parce qu’ils voulaient qu’il s’agisse d’un cadeau de tous les deux.
Thomas More a fait part de sa grande satisfaction à propos de ces portraits dans de nombreuses lettres, les peintures étant exécutées « avec une si grande virtuosité que tous les peintres de l’Antiquité pâlissent en comparaison », tout en avouant une fois un peu après qu’il aurait préféré son image taillée dans la pierre (dans une incarnation qu’il estimait moins périssable).
8. Le lien avec Léonard de Vinci (I)
Vierge à l’Enfant, Quinten Matsys, Poznan, Pologne.Saint Anne et la VIerge, Léonard de Vinci, Louvre, Paris.Saint Anne et la Vierge, Francesco Melzi, Galerie des Offices, Florence.
Plusieurs tableaux indiquent de façon incontestable que Matsys et son entourage avaient des connaissances approfondies et s’inspiraient en partie des peintures et dessins de Léonard de Vinci, sans nécessairement saisir pleinement l’intention scientifique et philosophique de l’auteur. C’est clairement le cas de la Vierge à l’Enfant du musée de Poznan (1513, Pologne), qui présente littéralement, devant un paysage de montagne de style Patinir, la pose gracieuse et aimante de Marie tenant le Christ dans ses bras, ce dernier embrassant l’agneau, presqu’une une copie de Sainte Anne et la Vierge de Léonard de Vinci, une oeuvre qu’il commence en 1503 et qu’il apporte à Amboise en France en 1517. Comme nous l’avons déjà dit, on ne sait pas comment cette image a pu atteindre le maître, qu’il s’agisse d’estampes, de dessins ou de contacts plus personnels.
Quinten Matsys, Triptyque de la Déploration du Christ, Bruxelles.
Un deuxième exemple se trouve dans le Triptyque de la Déploration du Christ (1508-1511).
La scène centrale du triptyque ouvert, qui rappelle La descente de croix de Rogier van der Weyden (1435, Museo del Prado, Madrid), est soutenue par le paysage. Le drame religieux est étudié en détail et mis en scène de manière harmonieuse. En même temps, Matsys respecte la grande importance des croyants pour la narration et la description. Si la scène est propice à la réflexion et à la prière, Matsys déploie également la science du contraste. Si certains personnages plus rustres, notamment les têtes orientales, ont pu être inspirés par des visages de marins et de marchands qu’il a pu croiser dans le port, les traits de ceux qui sont frappés par la douleur et le chagrin sont plein de grâce.
Détail de la Déploration.
Dans le panneau du milieu, nous ne voyons pas la souffrance, mais la lamentation après la souffrance. Il dépeint le moment où Joseph d’Arimathie108 vient demander à la Vierge la permission d’enterrer le corps du Christ. Derrière l’action centrale se trouve la colline du Golgotha, avec ses quelques arbres, la croix et les voleurs crucifiés.
Le panneau de gauche montre Salomé présentant la tête de Jean-Baptiste à Hérode le Grand,109 roi de Judée, Etat client de Rome.
Le panneau de droite est une scène d’une extraordinaire cruauté, représentant saint Jean, dont le corps est plongé dans un chaudron d’huile bouillante. Le saint, nu jusqu’à la taille, semble presque angélique, comme s’il ne souffrait pas. Autour de lui, une foule de visages sadiques, de vilains rustres aux vêtements criards. La seule exception à cette règle est la figure d’un jeune Flamand, peut-être une représentation du peintre lui-même, qui observe la scène du haut d’un arbre.
Quant aux visages des personnages qui entourent Saint Jean Baptise, tout comme ceux qui chauffent le chaudron, ils proviennent directement du dessin de Léonard de Vinci intitulé Les cinq têtes grotesques (vers 1494, Chateau de Windsor, Angleterre). L’ironie et l’humour flamands ont fait bon accueil à ceux de Léonard !
Léonard de Vinci,Cinq têtes grotesques, Windsor Castle, Londres.
Chez Léonard, les visages semblent même éclater dans un rire hilarant, en se regardant les uns les autres et en regardant la figure couronnée au centre. Les feuilles de cette couronne ne sont pas celles des lauriers qui célèbrent les poètes et les héros, mais celles… d’un chêne.
A cette époque, le pape anti-humaniste et belliciste qui triomphait à Rome était Jules II,110 que Rabelais a mis en enfer en train de vendre des petits pâtés. Jules était membre d’une puissante famille de la noblesse italienne, la maison Della Rovere, littéralement « du chêne »…
C. La science erasmienne du grotesque
1. Dans la peinture religieuse
L’utilisation de têtes grotesques, exprimant les basses passions qui submergent et dominent les personnes malveillantes, était une pratique courante dans les peintures religieuses pour donner vie et contraste dans les oeuvres. En 1505, Dürer se rend à Venise et dans la ville universitaire de Bologne pour s’initier à la perspective. Il se rend ensuite plus au sud, à Florence, où il découvre les oeuvres de Léonard de Vinci et du jeune Raphaël, puis à Rome.
Albrecht Dürer, Le Christ parmi les docteurs, Madrid.
Le Christ parmi les docteurs (1506, Collection Thyssen Bornemisza, Madrid), a été peint à Rome en cinq jours et reflète l’influence éventuelle des grotesques de Léonard.
Dürer était de retour à Venise au début de l’année 1507 avant de retourner à Nuremberg la même année. Le Christ portant la croix de Jérôme Bosch (après 1510, Gand) est un autre exemple célèbre. La tête du Christ est entourée d’un groupe dynamique de « tronies » ou visages grotesques.
Jérôme Bosch, Le Christ portant la croix.Quinten Matsys, Le Christ portant la croix.
Bosch s’est-il inspiré de Léonard et de Matsys, ou est-ce l’inverse ? Si la composition peut sembler chaotique à première vue, sa structure est en réalité très rigide et formelle. La tête du Christ est placée précisément à l’intersection de deux diagonales. La poutre de la croix forme une diagonale, avec la figure de Simon de Cyrène aidant à porter la croix en haut à gauche, et avec le « mauvais » meurtrier en bas à droite.
L’autre diagonale relie l’empreinte du visage du Christ sur le suaire de Véronique, en bas à gauche, au voleur pénitent, en haut à droite.
Quinten Matsys, Ecce Homo (1526, Venise).
Il est attaqué par un charlatan diabolique ou un pharisien et un moine diabolique, allusion évidente de Bosch au fanatisme religieux de son époque.
Les têtes grotesques rappellent les masques souvent utilisés dans les jeux de la passion ainsi que les caricatures de Léonard de Vinci.
En revanche, le visage du Christ, modelé avec douceur, est serein. Il est le Christ souffrant, abandonné de tous et qui triomphera de tous les maux du monde. Cette représentation s’inscrit parfaitement dans les idées de la Devotio Moderna.111
Quinten Matsys, dans son Ecce Homo’s (1526, Venise, Italie), se base clairement sur la tradition de Bosch.
2. Les avares, les banquiers, les receveurs d’impôts et les agents de change, la lutte contre l’usure
Quinten Matsys, Le contrat de vente, 1515, Berlin. Une bonne « affaire “ entre banquiers, avocats, théologiens et malfaiteurs d’un côté, et un fou de l’autre, peut-être un contrat pour une indulgence ?
La dénonciation satirique par Matsys de l’usure et de la cupidité est directement liée à la critique religieuse, philosophique, sociale et politique d’Érasme et de More.
Marlier, dans une description magistrale, met en lumière comment les usuriers et les spéculateurs sont devenus à Anvers les acteurs dominants de la vie économique de l’époque, une situation qui n’est pas sans rappeler la situation mondiale actuelle :
« C’est qu’au XVIe siècle la substitution progressive de la nouvelle économie capitaliste à l’ancien régime corporatif est allée de pair avec une succession de crises, dont pâtissent surtout les petites gens. Si la spéculation boursière, les manipulations monétaires et le commerce de l’argent favorisent l’édification de fortunes considérables, ils entraînent par contre l’appauvrissement et souvent la ruine des artisans et des paysans. Des marchands enrichis, des financiers mettent la main sur l’industrie et réduisent l’ouvrier au rang de prolétaire. Les travailleurs doivent passer désormais par toutes les conditions de ceux qui les emploient. Les salaires ne sont plus respectés et bien souvent le chômage sévit et plonge les familles dans la misère.
Le bouleversement économique s’accompagne de troubles financiers provoqués par l’afflux des métaux précieux de l’Amérique en l’Espagne. De gigantesques opérations de banque s’effectuent à Anvers, qui devient, sous le règne de Charles Quint, le grand marché monétaire de l’Europe. A partir de la troisième décade du siècle, le pouvoir d’achat des devises commence à fléchir et il en résulte une hausse continue des prix. Les salaires, par contre, restent stationnaires. Les hommes de finance accaparent les marchandises, détiennent les monopoles et s’emparent même des terres, dont ils pressurent sans pitié les tenanciers. Voilà les nouveaux riches, contre lesquels les pauvres et les faibles murmurent, mais que l’empereur protège, parce qu’ils sont les seuls capables de lui avancer les fonds nécessités par sa politique européenne.
Charles Quint doit se soumettre aux exigences draconiennes de ses banquiers et le service des intérêts exorbitants le pousse à multiplier les impôts. Il escompte le produit des taxes futures et met à l’encan certains offices de trésorerie. On devine les abus qui en résultent. Les taxes ne sont pas levées directement par le gouvernement, mais affermées à des accisiens, qui se rendent odieux par leurs exactions. Ils sont sans pitié pour les petites gens, auxquels ils enlèvent le peu qu’ils possèdent ».
« Dans une telle conjoncture, conclut Marlier, où les crises se multiplient, où la ruine succède du jour au lendemain à une prospérité fallacieuse, où le commerce est envahi par une foule de pratiques malhonnêtes, l’usure devait nécessairement prospérer. Du haut en bas de l’échelle sociale, quantité de personnes sont contraintes d’emprunter, moyennant un intérêt abusif. A tous les étages de la société, l’usurier se livre à son activité rémunératrice. Il trouve ses victimes aussi bien dans les milieux de l’aristocratie que parmi les paysans et les ouvriers. Dans les villes, il y a maintenant une classe d’hommes et de femmes qui ne vivent que de l’usure ». 112
Quinten Matsys, Les usuriers (et leurs victimes), 1520, Galleria Doria Pamphilj, Rome.
Manillas.
A cela ajoutez le fait que les Fugger et les Welser113 s’cinvestissent massivement dans le commerce d’esclaves en provenance d’Afrique.
Les Fugger utilisent leurs mines d’Europe de l’Est et d’Allemagne pour produire des manillas (bracelets), des objets d’échange en métal qui sont entrés dans l’histoire comme « monnaie de traite » en raison de leur utilisation sur les côtes de l’Afrique de l’Ouest.
Les Welser, qui se concentrent sur les épices et le commerce de textile, ont tenté de leur coté d’établir une colonie dans ce qui est aujourd’hui le Venezuela (Nom espagnol dérivé de l’italien Venezziola, « petite Venise », devenue Welserland) et ont expédié plus de 1 000 Africains réduits en esclavage vers l’Amérique.
Pendant ce temps, dans les maisons des citoyens prospères d’Augsbourg, des esclaves indiens étaient forcés de travailler pour leurs « maîtres ».
Carl Ludwig Friedrich Becker, Jakob Fugger brûle les reconnaissances de dette de Charles Quint, 1866.
D’après le site officiel de la famille Fugger, l’histoire selon laquelle Anton Fugger aurait jeté les reconnaissances de dettes de ce dernier dans le feu en 1530, sous les yeux de Charles Quint, afin de renoncer généreusement au remboursement de crédits, est une pure fiction.
Mais il a accordé au nouvel empereur une petite réduction de dette (haircut). En échange, Charles Quint renonce à son projet de « loi impériale sur les monopoles », qui aurait considérablement réduit le champ d’action des banques et des maisons de commerce du Saint Empire romain germanique.
Selon Richard Ehrenberg, chercheur sur les Fugger, l’histoire concernant Anton n’est apparue qu’à la fin du XVIIe siècle, sans doute pour attester de sa loyauté envers l’empereur.
Thomas More et Érasme ont dénoncé cette montée brutale des abus financiers prédateurs et criminels dans l’Utopie.
Sans refuser l’essor du capitalisme entrepreneurial moderne, Érasme condamne sans façons les abus d’un capitalisme financier totalement débridé :
« Le Christ, déclare-t-il, n’a pas interdit l’activité ingénieuse, mais le souci tyrannique du gain. »114
Les fonctionnaires, plaide-t-il dans son Éducation d’un prince chrétien (1516), écrit pour éclairer le jeune Charles Quint qui ne l’a jamais lu, doivent être recrutés sur la base de leur compétence et de leur mérite, et non en raison de leur nom glorieux ou de leur statut social. Pour Érasme, (s’exprimant de façon satirique par la bouche de la Folie) :
« La plus folle et la plus méprisable de toutes les classes humaines, c’est celle des marchands. Occupés sans cesse du vil amour du gain, ils emploient pour le satisfaire, les moyens les plus infâmes : le mensonge, le parjure, le vol, la fraude, l’imposture remplissant leur vie entière. Cependant ils se croient de grands personnages, parce que leurs doigts sont chargés d’anneaux d’or et il se trouve assez de moinillons flatteurs qui ne rougissent pas de leur donner en public les titres les plus honorables pour attraper quelque parcelle d’un bien si mal acquis ». 115
Quinten Matsys, Collecteurs d’impôts, fin des années 1520.
On peut, comme l’affirme Silver, sur la base de ce qui est écrit dans les registres représentés dans cette oeuvre et du fait que la collecte des impôts était confiée à des particuliers, réattribuer au tableau de Matsys, désigné jusqu’à récemment comme Les usuriers, la description plus « factuellement exacte » de Les receveurs d’impôts.
Cependant, force est de constater que cela ne change rien au fait que le sujet de cette oeuvre semble correspondre à ce que dénonce un vieux proverbe de l’époque :
« Un usurier, un meunier, un changeur de monnaie et un collecteur d’impôts sont les quatre évangélistes de Lucifer ».
Alors que le clerc municipal, à gauche, semble « raisonnable », puisque son visage n’est pas « grotesque », l’homme assis derrière, celui qui a extorqué l’impôt au peuple en s’engraissant au passage, dans une étrange rotation de son bras protégeant une bourse en cuir, montre la face grotesque et laide de la cupidité, justifiée par ce qu’il a déclaré et qui a été consigné dans les registres officiels.
La complaisance entre les deux hommes, l’un faisant le mal, l’autre fermant les yeux devant des pratiques innommables, est la véritable laideur de l’histoire. Les agents de change ou changeurs de monnaie, admet Silver, ont souvent joué le même rôle que les banquiers, citant l’historien de l’économie Raymond de Roover.
De plus, la quatrième canaille non représentée, le meunier (cible des peintures de Bosch et de Brueghel), était souvent fustigée parce que le prix des céréales devenait un point sensible à répétition dans les époques de fluctuation des prix des matières premières, comme c’était le cas à cette période.
Étant donné que le pillage financier prévalait après les années 1520, de telles dénonciations satiriques de la cupidité financière ne pouvaient que devenir très populaires. Le sujet est repris presque immédiatement par le fils du peintre, Jan Matsys (1510-1575), copié presque à l’identique par Marinus van Reymerswaele (1490-1546) et par Jan Sanders van Hemessen (1500-1566).
Le Banquier et sa femme
Quinten Matsys, Le banquier et sa femme, 1514, Louvre, Paris.
Lorenzo Lotto, Jacob Fugger, 1505.
Dans une version plus « civilisée » de cette métaphore, sur le même thème, on trouve le célèbre Banquier (changeur ou prêteur) et sa femme de Matsys (1514, Louvre, Paris).116
Dans un chapitre de son livre Les primitifs flamands intitulé Les héritiers des fondateurs, l’historien d’art Erwin Panofsky117 considère cette oeuvre comme une « reconstruction » d’une «oeuvre perdue de Jan van Eyck (un ‘tableau avec des figures à mi-corps, représentant un patron faisant ses comptes avec son employé’), que Marcantonio Michiel prétend avoir vue à la Casa Lampugnano de Milan ».
Soulignons de nouveau qu’il ne s’agit pas ici d’un double portrait d’un banquier et sa femme, mais d’un seule métaphore.
Tandis que le banquier (dans le même geste que Jacob Fugger sur le tableau de Lorenzo Lotto) vérifie si le poids du métal des pièces correspond bien à leur valeur nominale, sa femme, qui tourne les pages d’un livre d’heures, jette un regard triste sur les activités cupides de son mari visiblement malheureux.
En 1963, Georges Marlier écrivait :
« Le tableau du Louvre n’a pas d’accent satirique, mais reflète une préoccupation morale (…) L’intention édifiante est soulignée par une inscription qui figurait sur le cadre à l’époque, vers le milieu du XVIIe siècle, où le tableau se trouvait dans la collection Stevens à Anvers : “Stature justa et aequa sint podere” (que la balance soit juste et les poids égaux)118
En effet, dans le Lévitique, XIX, 35-36, on peut lire:
35. « Ne faites rien contre l’équité, ni dans les jugements, ni dans ce qui sert de règle, ni dans les poids, ni dans les mesures. 36. « Que la balance soit juste, et les poids tels qu’ils doivent être ; que le boisseau soit juste, et que le setier ait sa mesure. »
Le banquier a, en plus de la balance qu’il utilise, fixé une paire de balances au mur derrière lui. Pour les humanistes chrétiens, le poids de la richesse matérielle est à l’opposé de celui de la richesse spirituelle. Dans le Jugement dernier de Van der Weyden à Beaune, le peintre montre ironiquement un ange pesant les âmes ressuscitées, envoyant les plus lourdes d’entre elles… en enfer.
D’autres supposent que la femme du banquier n’est pas complètement insensible à toutes les pièces de monnaie sur la table, mais que l’attention de ses yeux se porte davantage sur les mains de son mari que sur les objets posés sur la table. Piété ou plaisir de la richesse ? Un fruit sur l’étagère (pomme ou orange), juste au-dessus de son mari, pourrait être une référence au fruit défendu mais la bougie éteinte sur l’étagère derrière elle rappelle la brièveté des plaisirs terrestres.
Marinus van Reymerswaele, Le banquier et sa femme.
Lorsque Marinus van Reymerswaele reprend ce thème (ci-dessus), la tentation de la femme pour l’argent sur la table semble encore plus grande.
Miroir bombé
Quinten Matsys, Le banquier et sa femme, détail du miroir bombé, Louvre, Paris.
On peut supposer que le miroir convexe (bombé),119 posé au premier plans sur la table du couple, opère comme une « mise en abîme » (une « pièce dans la pièce » ou « un tableau dans le tableau »). On y voit un homme (le banquier ?), lisant lui-même un livre (religieux ?).
Le miroir ne montre pas nécessairement un espace réel existant mais peut très bien représenter une séquence temporelle imaginaire en dehors de l’espace-temps de la scène principale. Il peut montrer le banquier dans sa vie future, libéré de la cupidité, lisant un livre religieux avec une grande ferveur.
Si l’utilisation d’images de miroirs convexes (dont les lois optiques ont été décrites par des scientifiques arabes comme Alhazen et étudiées par des franciscains d’Oxford120 comme Roger Bacon) rappelle à la fois le tableau représentant le couple Arnolfini de Van Eyck (1434, National Gallery, Londres)121 et celui de Petrus Christus (1410-1475)Orfèvre dans son atelier ou Saint Eligius122 (1449, Metropolitan Museum of Art, New York), la peinture de Matsys, qui cherche à rendre hommage au grand Van Eyck, est une création très réussie en son genre.
La bonne nouvelle est que, jusqu’à présent, l’hypothèse la plus généralement retenue quant à la signification de cette peinture est qu’il s’agit d’une œuvre religieuse et moralisante, sur le thème de la vanité des biens terrestres en opposition aux valeurs chrétiennes intemporelles, et d’une dénonciation de l’avarice en tant que péché capital.
Sur le plan du contenu, le tableau pourrait également être lié à un thème courant à l’époque, à savoir La vocation de saint Matthieu.123
9. En partant de là, Jésus vit un homme du nom de Matthieu, assis dans la cabane d’un collecteur d’impôts. Il lui dit : « Suis-moi », et Matthieu se leva et le suivit. 10. Pendant que Jésus dînait dans la maison de Matthieu, beaucoup de publicains (collecteur d’impôts) et de pécheurs vinrent manger avec lui et ses disciples. 11. Voyant cela, les pharisiens demandèrent à ses disciples: « Pourquoi votre maître mange-t-il avec les publicains et les pécheurs ? » 12. Après avoir entendu cela, Jésus dit : Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin d’un médecin, mais les malades. 13. Allez donc apprendre ce que signifie : ‘Je désire la miséricorde et non les sacrifices'[a] ; car je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. »
(Mt 9, 9-13)
Le passage ci-dessus est probablement autobiographique en ce sens qu’il décrit l’appel de Matthieu à suivre Jésus en tant qu’apôtre. Comme nous le savons, saint Matthieu a répondu positivement à l’appel de Jésus et est devenu l’un des douze apôtres.
Selon l’Évangile, le nom de Matthieu était à l’origine Lévi, un collecteur d’impôts au service d’Hérode et donc peu populaire. Les Romains obligeaient le peuple juif à payer des impôts. Les collecteurs d’impôts étaient connus pour tromper le peuple en demandant plus que ce qui était exigé et en empochant la différence. Bien sûr, une fois que Lévi a accepté l’appel à suivre Jésus, il a été gracié et a reçu le nom de Matthieu, qui signifie « don de Yahvé ».
Ce thème ne pouvait évidemment que plaire à Érasme, puisqu’il n’insiste pas sur la punition, mais sur la transformation positive pour le mieux.
Marinus van Reymerswaele, La vocation de Saint Matthieu, 1530, Madrid.
Jan van Hemessen, La vocation de Saint Matthieu, 1536, Munich.
Tant Marinus van Reymerswaele (en 1530) que Jan van Hemessen (en 1536), qui ont copié Matsys après sa mort et s’en sont inspirés, ont repris le sujet dans La vocation de Saint-Matthieu. Dans le tableau de Van Hemessen, on voit également, comme dans l’œuvre de Matsys, la femme du collecteur d’impôts qui se tient devant, elle aussi la main sur un livre ouvert.
3. Le lien avec Da Vinci (II)
Léonard de Vinci, Cinq visages grotesques, Windsor.
Quinten Matsys, détail du Triptique de la Déploration, Bruxelles.
Pour résumer, jusqu’ici, trois éléments de l’oeuvre de Matsys nous ont permis d’établir ses liens approfondis avec l’Italie et Léonard.
Sa bonne connaissance de la perspective, en particulier de celle de Piero della Francesca, comme le démontre la voûte en marbre de style italien apparaissant dans le Triptyque de Saint Anne (Anvers);124
Sa reprise des têtes grotesques de Léonard, dans les sadiques à l’oeuvre dans le même Triptyque de Saint-Anne (Anvers)
Sa reprise de la pose de la Vierge de la Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant Jésus jouant avec un agneau de Léonard (Louvre, Parijs), dans sa Vierge et l’enfant (Poznan, Pologne).
Comment cette influence a pu s’établir reste entièrement à élucider. Plusieurs hypothèses, qui peuvent d’ailleurs se compléter, sont permises :
Il a pu échanger avec d’autres artistes qui eux avaient effectué de tels voyages et avaient pu établir des contacts en Italie. La question de savoir si Dürer, qui avait ses propres contacts en Italie, aurait servi d’intermédiaire est une autre hypothèse à explorer. Certains dessins anatomiques de Dürer auraient été réalisés d’après Léonard. Jacopo de’ Barbari avait réalisé un portrait de Luca Pacioli, le frère franciscain qui avait aidé Léonard à lire Euclide en grec. Dürer avait rencontré Barbari à Nuremberg, mais, comme nous l’avons vu plus haut, leurs relations se sont dégradées.
Assez jeune, il s’est rendu, soit en Italie (Milan, Venise, etc.) où il a pu établir, soit un contact direct avec Léonard, soit avec un ou plusieurs de ses élèves. Pour Philippe d’Aarschot, Matsys, « sans jamais avoir mis un pied en Italie, subit l’influence de Léonard de Vinci. Sa Marie-Madeleine (musée d’Anvers) n’est-elle pas une réplique à la Joconde? »125
Holbein le jeune, dit-on, a également été influencé par Léonard comme le suggèrent certains de ses compositions.126
Matsys a pu voir des gravures réalisées et diffusées par des artistes italiens et du Nord. Si les dessins et manuscrits originaux ont été copiés et vendus par Melzi, l’élève de Léonard, après la mort de son maître à Amboise en 1519, l’influence de Léonard sur Matsys apparaît dès 1507.
Albrecht Dürer, étude anatomique d’après Léonard, carnets de Dresden.
L’oeuvre de Léonard intéressait toute l’Europe. Par exemple, une réplique grandeur nature de la fresque de la Cène de Léonard est achetée en 1545 par l’abbaye des Norbertins de Tongerlo. Andrea Solario (1460-1524), élève de Léonard de Vinci, aurait créé l’oeuvre avec d’autres artistes. Selon des recherches récentes, il semble que Léonard ait peint lui-même certaines parties de cette réplique.
Réplique grandeur nature de la fresque de la Cène de Léonard de Vinci, réalisée avant la mort du maître, appartenant à l’abbaye de Tongerlo en Belgique depuis 1545.
Le professeur Jean-Pierre Isbouts127 et une équipe de scientifiques de l’institut de recherche IMEC ont examiné la toile à l’aide de caméras multispectrales, qui permettent de reconstituer les différentes couches d’une peinture et de distinguer les restaurations de l’original. Selon les chercheurs, un personnage attire particulièrement l’attention. Jean, l’apôtre à la gauche de Jésus, est peint avec la technique spéciale du « sfumato ». Il s’agit de la même technique que celle utilisée pour peindre la Joconde, et que seul Léonard maîtrisait, affirme Isbouts.
Joos van Cleve, la Cène, 1520-1525).
De même, Joos Van Cleve, dans la partie inférieure de sa Déploration (1520-1525), reprend la composition de la Cène de Léonard, ce qui montre bien que l’image était connue de la plupart des peintres du Nord.
Enfin, comme le souligne Silver, l’une des cinq têtes grotesques de Léonard, inversée par rapport à l’original, réapparaît pour le vieillard dans le Couple mal assorti de Matsys, plus tard ! Le fait qu’elle apparaît en image miroir s’expliquerait si Matsys l’a vue en gravure. En imprimant sa plaque, l’image gravée apparaît en effet en négatif par rapport à l’original.
Léonard de Vinci, grotesque.Quinten Matsys, Couple mal assorti.image miroir de Matsys
Mais aussi une étude de Léonard de Vinci d’une tête (non grotesque) d’apôtre pour la Cène, présente des caractéristiques proches de celles utilisées par Matsys.
Léonard, étude pour un apôtre.
4. L’art du grotesqueper se
Portrait probable du jeune Léonard, étude de Verrocchio pour son David.
Le travail de Léonard de Vinci sur les « têtes grotesques » date au moins du début de la période milanaise (années 1490), lorsqu’il a commencé à chercher un modèle pour peindre « Judas » dans la fresque de la Cène (1495-1498).
Léonard se serait inspiré de vraies personnes de Milan et des environs pour créer les personnages du tableau. Lorsque le tableau est presque terminé, Léonard n’a toujours pas de modèle pour Judas. On dit qu’il a traîné dans les prisons et avec les criminels milanais pour trouver un visage et une expression appropriés pour Judas, le quatrième personnage en partant de la gauche et l’apôtre qui a fini par trahir Jésus.
Léonard conseillait aux artistes d’avoir toujours un carnet de notes pour dessiner les gens « se disputant, riant ou se battant ». Il prenait note des visages bizarres sur la piazza. Dans une note où il explique comment dessiner des inconnus, il ajoute,
« je ne dirai rien des visages monstrueux, car ils restent naturellement dans l’esprit ».
Lorsque le prieur du couvent se plaint à Ludovic Sforza de la « paresse » de Léonard qui erre dans les rues à la recherche d’un criminel pour représenter Judas, Léonard répond que s’il ne trouve personne d’autre, le prieur sera un modèle idéal… Pendant l’exécution du tableau, l’ami de Léonard, le mathématicien franciscain Luca Pacioli, est dans les parages et en contact avec le maître.
Pour ce dernier, toujours désireux d’explorer et de capter la dynamique des contrastes de la nature, l’exploration de la laideur n’est pas seulement un jeu, mais inhérente au rôle de l’artiste : « Si le peintre souhaite voir des beautés qui l’enchanteraient », écrit-il dans son carnet,
« il est maître de leur production, et s’il souhaite voir des choses monstrueuses qui pourraient le terrifier ou qui seraient bouffonnes et risibles ou vraiment pitoyables, il en est le seigneur et le dieu ».
Léonard et d’autres humanistes s’interrogeaient sur la relation entre la beauté intérieure (la vertu) et la beauté extérieure, physique. Au dos du portrait de Genivra de’ Benci (Washington DC), on peut voir une bannière avec le texte latin Virtutem forma decorat (La beauté orne la vertu). Et donc, à l’inverse, ils se sont demandés comment la laideur de quelqu’un pouvait être l’expression de son vice.
La chercheuse italienne Sara Taglialagamba note que le grotesque, ce qui est anormal ou « hors norme », n’est pas conçu par Léonard « pour s’opposer à la beauté », mais comme un contraste, comme « l’opposé de l’équilibre et de l’harmonie ».128
Les difformités qui caractérisent les figures de Léonard touchent aussi bien les hommes que les femmes, sont présentes chez les jeunes et les vieux (bien qu’elles se concentrent surtout sur ces derniers), n’épargnent aucune partie du corps et sont souvent combinées pour donner aux sujets des apparences encore plus bestiales.
Géométrie des proportions humaines
Albrecht Dürer, page des Quatre Livres sur la proportion de l’Homme.
De son côté, Dürer, aujourd’hui accusé de « profilage racial », a pris très au sérieux l’étude du canon des proportions humaines, considérées, notamment avec la découverte du livre De Architectura de Vitruve, comme offrant la clé des bonnes proportions pour aussi bien la peinture que l’architecture et l’urbanisme.
« La beauté est produite par l’aspect agréable et le bon goût de l’ensemble, et par les dimensions de toutes les parties dûment proportionnées les unes aux autres.« 129
Dürer a mesuré de façon systématique toutes les parties du corps humain afin d’établir des relations harmoniques entre elles. Les variations des proportions des visages et des corps, conclut-il, obéissent aux variations générées par des projections géométriques. Elles ne changent pas en termes d’harmonie mais apparaîtront différentes, voire grotesques, lorsqu’elles seront projetées sous un angle particulier.
Léonard et Dürer, et plus tard Holbein le Jeune dans son tableau Les Ambassadeurs (1533, National Gallery, Londres), sont passés maîtres dans la science des « anamorphoses », c’est-à-dire des projections géométriques à partir d’angles tangents qui rendent une image difficilement reconnaissable pour le spectateur qui regarde directement la surface plane, alors que l’image peut être comprise lorsqu’elle est regardée sous cet angle surprenant.
Léonard, anamorphose.
Le fait que des maîtres produisant de belles formes agréables comme Léonard ou Matsys se lancent soudainement dans des caricatures délirantes peut sembler troublant, alors qu’il ne devrait pas en être ainsi.
Toute caricature est basée sur une pensée métaphorique, comme tout grand art.
L’art de la Renaissance est souvent considéré comme ordonné et rassurant, mais les grotesques ne font que perpétuer l’art des gargouilles des bâtisseurs de cathédrales et les « monstres » en marge de tant de manuscrits enluminés que Bosch invitait à mettre en avant, anticipent ceux de François Rabelais, de Francesco Goya et de James Ensor.
Ses têtes sont tellement déformées et hors des normes habituelles qu’elles sont qualifiées de «grotesques ». Elles peuvent nous faire frémir et faire grincer des dents, mais également nous faire sourire lorsque nous acceptons, à contrecoeur et retenant notre irritation, de regarder de haut nos propres imperfections ou celles de nos bien-aimés que nous préférons ne pas voir. Soyons honnêtes. Nous sommes si loin des images que nous voyons dans les magazines et sur les écrans et que nous prenons pour la réalité.
Dans l’Eloge de la Folie d’Érasme, le narrateur (la Folie personnifiée) identifie d’abord, parmi de nombreux autres accomplissements, son propre rôle de premier plan dans la réalisation de choses qui, avec la logique, la raison, la sagesse formelle et l’intellect purs, échoueraient, comme les actes ridicules requis pour parvenir à la reproduction humaine.
Attention, avertit la Folie, si tout le monde était sage et dépourvu de folie, le monde serait bientôt dépeuplé !
5. La métaphore du « Couple mal assorti »
Quinten Matsys, Le couple mal assorti, Washington.
Si Erasme dénonce avec une ironie mordante la corruption et la folie des rois, des papes, des ducs et des princes, il expose également avec une ironie sans concession la corruption qui touche l’homme de la rue, par exemple les hommes plus âgés qui abandonnent leur épouse pour se mettre en ménage avec des femmes plus jeunes, « une chose si répandue, regrette la Folie, qu’elle est presque un sujet de louange ». La folie, avec une ironie satirique, se félicite de l’excellent travail qu’elle accomplit en offrant quelques gros grains aux seniors aussi bien homme que femme :
« … C’est en effet de ma générosité si vous voyez partout des vieillards aussi âgés que Nestor, qui n’ont même plus figure humaine, chevrotants, radotants, édentés, chenus, chauves, ou plutôt, pour reprendre la description d’Aristophane : crasseux, courbés, misérables, flétris, sans cheveux ni dents ni sexe prendre un tel plaisir de vivre, être si plein d’ardeur juvénile que l’un teint ses cheveux blancs, l’autre cache sa calvitie sous une perruque, un autre se sert de dents empruntées peut-être à quelque pourceau, tel autre se meurt d’amour pour une jeune fille et surpasse en inepties amoureuses n’importe quel jouvenceau. On voit des moribonds cadavres épouser un tendron et même sans dot et qui servira à d’autres ; la chose est si répandue qu’elle est presque un sujet de louange.
« Mais il est encore plus plaisant de voir des vieilles déjà mortes de décrépitude, si cadavériques qu’on pourrait les croire de retour des Enfers, et qui malgré cela ne cessent de répéter : Que la lumière est belle ! elles sont encore en chaleur et même, comme disent les Grecs, en rut, elles font entrer chez elles un Phaon grassement payé, se fardent assidûment, ne quittent jamais leur miroir, épilent leur toison au bas du pubis, exhibent leurs mamelles molasses et putrides, sollicitent un jappement tremblotant un désir qui languit, ne cessent de boire, se mêlent aux danses des jeunes filles, écrivent de pauvres lettres d’amour. Cela fait rire tout le monde ; on les trouve complètement folles et elles le sont ; mais elles sont contentes d’elles-mêmes, plongées pour l’instant dans les plus grandes délices, baignant dans le miel et, grâce à moi [la Folie], heureuses. »130
La formation de couples inégaux dans l’histoire littéraire remonte à l’Antiquité, lorsque Plaute, poète comique romain du IIIe siècle avant J.-C., déconseillait aux hommes âgés de faire la cour à des femmes plus jeunes. Erasme ne fait que reprendre un thème de la littérature satirique, notamment La Nef des fous, qui dans son 52e chapitre, combinant l’envie et la cupidité, aborde le thème du « mariage pour l’argent ».
Outre l’Eloge de la folie, Érasme consacre en 1529, dans des dialogues qu’il écrivait pour enseigner le latin aux enfants, un Colloque intitulé Le mariage qui n’en est pas un, ou l’union mal assortie.131 (Extrait, voir encadré)
Le mariage qui n’en est pas un, ou l’union mal assortie
Gabriel : Tu connais Lampride Eubule ? Pétronius : Il n’y a pas dans cette ville de meilleur citoyen ni de plus fortuné. Ga. Et sa fille Iphigénie ? Pét.Tu as nommé la fleur des demoiselles de son âge. Ga. C’est vrai. Eh bien ! Sais-tu à qui on l’a mariée ? Pét.Je le saurai quand tu me l’auras dit. Ga. A Pompilius Blenus. Pét. Ce fanfaron, qui ne cesse d’assommer tout le monde avec ses rodomontades ? Ga.Lui-même. Pét.Mais il est depuis longtemps célèbre ici principalement à deux titres, ses mensonges et son mal qui n’a pas encore de nom propre, malgré le nombre de ceux qui en sont atteints ! Ga.Il s’agit d’une gale très orgueilleuse, qui ne le céderait ni à la lèpre, ni à l’éléphantiasis, ni à l’impétigo, à la podagre ou à la goutte du menton, s’il y avait conflit pour le premier rang. Pét.C’est ce que proclame la tribu des médecins. Ga.A quoi bon à présent te décrire la jeune fille puisque tu la connais, et cela bien que sa parure ait ajouté beaucoup d’agrément à ses charmes naturels ? Mon cher Pétrone, tu l’aurais prise pour quelque déesse : sa toilette lui allait à merveille. Sur ces entrefaits s’est présenté à nous l’heureux fiancé, le nez cassé, traînant la jambe – mais avec moins de grâce que ne font habituellement les mercenaires suisses–, les mains sales, l’haleine nauséabonde, l’oeil éteint, la tête bandée, et rendant du pus par le nez et les oreilles. Certains portent des anneaux aux doigts, lui en a jusque sur les jambes. Pét. Qu’est-il arrivé aux parents pour qu’ils confient une telle enfant à un monstre semblable ? Ga. Je l’ignore, si ce n’est qu’aujourd’hui la plupart des gens semblent avoir perdu l’esprit. Pét.Peut-être est-il très riche ? Ga. Il l’est extrêmement, mais de dettes. Pét.Si la jeune fille avait empoisonné ses quatre grands-parents paternels et maternels, quel supplice plus cruel pouvait-on lui infliger ? Ga. Eut-elle pissé sur les cendres de son père, on l’en aurait punie en la forçant à embrasser ne serait qu’une fois un pareil monstre. Pét.Je suis bien d’accord. Ga.Selon moi ce traitement est beaucoup plus cruel que de l’avoir exposée à des ours, des lions ou des crocodiles. Car ces bêtes féroces auraient épargné une beauté si remarquable, ou une prompte mort aurait mis fin à ses supplices. Pét.Tu dis vrai. Cet acte me paraît absolument digne de Mézence qui, d’après Virgile, accouplait les vivants aux morts, les mains appliquées sur les mains et la bouche sur la bouche. Cependant même ce tyran, sauf illusion de ma part, n’aurait pas eu la barbarie d’unir une si aimable jeune fille à un cadavre. Du reste il n’y a pas de cadavre auquel on ne préférerait être attaché plutôt qu’à cette charogne puante : car son haleine est un véritable poison, ses discours une plaie, et son contact donne la mort.132
Ce thème érasmien des « amants mal assortis » est devenu très populaire. Selon l’historien de l’art Max J. Friedlander,133 Matsys a été le premier à propager ce thème dans les Pays-Bas. Matsys dépeint ce thème en montrant un homme plus âgé qui s’éprend d’une femme plus jeune et plus belle. Il la regarde avec adoration, sans s’apercevoir qu’elle lui vole sa bourse. En réalité, la laideur grotesque de l’homme, aveuglé par son désir pour la jeune femme, correspond à la laideur de son âme. Celle-ci, aveuglée par sa cupidité, apparaît superficiellement comme une « gentille » fille, mais abuse en réalité de l’imbécile naïf.
De dehors, le spectateur s’aperçoit rapidement que l’argent qu’elle vole au vieux fou va directement dans les mains du bouffon qui se tient derrière elle et dont le visage exprime à la fois la luxure et la cupidité. La morale de la fin, c’est que tout le gain ne va ni à lui ni à elle, mais à la folie elle-même (Le Bouffon) !
Une situation qui n’est pas sans rappeler le tableau de Bosch de 1502, L’escamoteur (1475, St Germain-en-Laye). Le tableau de Matsys pose la question de la « corruption mutuelle assurée », où, comme en géopolitique, les deux parties pensent gagner aux dépens de l’autre dans un jeu à somme nulle mais en réalité chacune d’elles finissent par perdre. De ce point de vue, la leçon « moralisatrice » va bien au-delà de la simple tricherie entre partenaires.
Comme nous l’avons déjà dit, ce qui était considéré jusqu’à présent comme des « péchés » (la luxure et la cupidité) par l’Église, devient avec les humanistes chrétiens un sujet de rire, le tableau offrant un « miroir » permettant aux spectateurs de réfléchir sur eux-mêmes et d’améliorer leur propre caractère. Dans le folklore de la Saxe et ensuite des Flandres, Tyl Uylenspieghel est une grande figure. Uyl signifiant la chouette (sagesse), spieghel signifiant miroir.
Albrecht Dürer, Le couple mal assorti, 1495, Metropolitan, New York.
Jacopo de’ Barbari, Vieillard et jeune femme, 1503.
Le thème du couple mal assorti apparaît déjà dans une gravure sur cuivre de Dürer datant de 1495, où une jeune fille ouvre sa main pour siphonner de l’argent de la bourse du vieux vers la sienne.
En 1503, Jacopo de’ Barbari reprend le sujet avec Vieillard et jeune femme (Philadelphie).
Cranach l’Ancien,134 qui s’est rendu à Anvers en 1508 et a été visiblement inspiré par les grotesques de Matsys, a commencé à produire en série des peintures sur ce thème (y compris l’utilisation des grotesques de Léonard retravaillés par Matsys !), répondant clairement à la demande croissante de l’Allemagne protestante, une production continuée par son fils Cranach le Jeune.135
Cranach l’ancien, Couple mal assorti.
Cranach peindra ses propres variations sur le thème, le réduisant souvent à la seule « luxure », laissant de côté la « cupidité » et donc l’accaparement de l’argent. Bien entendu, plus l’homme est laid et âgé, et plus la femme est belle et jeune, plus le contraste qui en résulte crée un impact émotionnel mettant en valeur le caractère choquant de l’événement. Cranach s’amuse à inverser les rôles et à montrer une vieille femme riche accompagnée de sa servante, attirant un séduisant jeune homme…
Jan Matsys, Couple mal assorti.
Le fils de Quinten Matsys, Jan Matsys, nous a laissé une interprétation intéressante du thème, en y ajoutant une dimension sociale, celle des familles pauvres se servant de leurs filles comme appât pour piéger des messieurs riches et plus âgés dont la richesse et l’argent permettront à la famille de se nourrir, un thème également repris par Goya.
Dans l’une des versions de Cranach, l’homme riche a déjà devant lui une miche de pain sur la table, véritable symbole du chantage alimentaire. Mais ce qui frappe dans la version de Jan, c’est la mère, debout derrière le vieil homme fou, qui fixe de son regard le pain et les fruits sur la table. Si l’avidité et la luxure restent réelles, Jan dramatise un contexte donné dont on ne peut pas simplement se moquer.
Parmi les nombreux autres artistes qui ont peint ce thème, citons Hans Baldung Grien (1485-1545), Christian Richter (1587-1667) et Wolfgang Krodel l’Ancien (1500-1561). Aucun d’entre eux n’a réussi à reproduire au complet la métaphore de Matsys, le plus fidèle à l’esprit d’Érasme, celui de la folie qui gagne la partie, une situation vraiment risible ! Le triomphe de la folie ! Ici aussi, pour le visage du vieux fou, comme nous l’avons déjà mentionné, Matsys se fonde sur les esquisses de têtes grotesques de Léonard.
6. « La vieille femme hideuse », la paternité de Léonard
Cela nous permet maintenant de présenter la peinture peut-être la plus scandaleuse jamais réalisée, appelée alternativement la « Vieille femme hideuse » ou « La Duchesse laide ».
Des océans d’encre ont été jetés sur le papier pour spéculer sur son identité, sa « maladie » (la maladie de Paget dit un médecin), son « genre », la plupart du temps pour orienter le regard du spectateur vers une interprétation littérale, « basée sur des faits », plutôt que d’apprécier et de découvrir l’hilarante métaphore que l’artiste peint, non pas sur le panneau, mais dans l’esprit du spectateur.
Le tableau doit être analysé et compris avec son pendant – un tableau d’accompagnement – qui représente un vieil homme dont elle sollicite l’attention. De manière surprenante, en première approche, on peut dire que Matsys, bien avant Cranach, inverse ici les rôles habituels des genres, puisque ce que nous voyons n’est pas un vieil homme essayant de séduire la jeune fille, mais une vieille femme essayant d’attirer un vieil homme riche.
Tout d’abord, il y a la vieille dame, dont l’état physique est la décrépitude ultime, qui tente désespérément de séduire un vieil homme riche. Immédiatement, comme le Vieil homme et le jeune garçon (1490, Louvre, Paris) de Domenico Ghirlandaio, l’apparence extérieure de la personne incite le public à s’interroger sur la relation entre la beauté intérieure et la beauté extérieure.
« D’un point de vue extérieur, écrit un observateur, sur la base de sa robe exquise, de ses accessoires ornés de bijoux et de sa fleur en herbe, cette femme est théoriquement belle. Cependant, sa beauté intérieure se reflète dans son apparence physique exagérée et déplaisante».136
Une fois encore, l’influence littéraire évidente est l’Eloge de la folie (1511), qui fait la satire des femmes qui « jouent encore aux coquettes », « ne peuvent s’arracher à leur miroir » et « n’hésitent pas à exhiber leurs repoussants seins flétris ».137
Les vêtements de la femme sont riches. Elle est habillée pour impressionner, y compris avec un couvre-chef bulbeux qui rehausse ses traits inhabituels. Défiant la modestie attendue des femmes âgées à la Renaissance, elle porte un corsage serré, découvert et étroitement lacé qui met en valeur son décolleté ridé.
Jan van Eyck, Portrait de sa femme Margaret, 1439, National Gallery, Londres.
Ses cheveux sont dissimulés dans les cornes d’un bonnet en forme de coeur, sur lequel elle a posé un voile blanc, fixé par une grande broche ornée de pierreries.
Quelle que soit la qualité de sa tenue, à l’époque où ce panneau a été peint, au début du XVIe siècle, ses vêtements devaient être dépassés de plusieurs décennies, rappelant ceux du portrait que Van Eyck avait fait de sa femme Margaret un siècle plus tôt, et suscitant le rire plutôt que l’admiration.
Cette coiffe était devenue un symbole iconographique de la vanité féminine, ses cornes étant comparées à celles du diable ou, au mieux, à celles qui indiquent qu’elle a été fait cocue par ses amants (cornuto). Elle semble se vendre pour son apparence, car elle offre une fleur, souvent symbole de la sexualité dans l’art de la Renaissance.
C’est dans le destin tragique de la rose coupée que la fuite du temps, et avec elle la déchéance physique, trouve son illustration la plus inquiétante. Fraîche ou fragile, la rose, tout en appelant au plaisir immédiat, semble protester contre la mort qui la guette.
Margarete Maultasch.
Pour identifier la femme, plusieurs noms sont avancés. Au XVIIe siècle, le tableau a été confondu avec le portrait de Margarete Maultasch (1318-1369) qui, séparée de son premier mari Jean Henri de Luxembourg, s’est remariée avec Louis 1er, margrave de Brandebourg, après mille et un rebondissements qui ont abouti à l’excommunication du couple par Clément VI.
Une histoire compliquée dans une époque troublée, qui a valu à Margarete le surnom de « gueule-sac » (grande gueule), ou « prostituée » en dialecte bavarois. Le problème est que l’on connaît d’autres portraits de Margarete, sur lesquels elle apparaît sous son meilleur jour… Qualifiée de « femme la plus laide de l’histoire », elle a reçu le surnom de « Duchesse laide ».
A l’époque victorienne, cette image (ou l’une de ses nombreuses versions) a inspiré à John Tenniel la représentation de la duchesse dans ses illustrations des Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll (1865). Cela a permis d’ancrer le surnom et de faire de ce personnage une icône pour des générations de lecteurs.
Deuxièmement, le vieil homme, dont la robe bordée de fourrure et les bagues en or, sans être aussi manifestement archaïques ou absurdes que le costume de la femme, suggèrent néanmoins une richesse ostentatoire, et son profil distinctif fait écho au profil familier du principal marchand-banquier d’Europe au XVe siècle, feu Cosimo de’ Medici de Florence. Ce dernier, après avoir joué un rôle clé en tant que mécène des arts et soutien au Conseil oecuménique de Florence, semblait avoir perdu aussi bien sa raison que sa dignité.
Il convient de noter qu’en 1513, année de la réalisation du tableau, le pape guerrier Jules II, grand ennemi d’Érasme, rend l’âme et que Giovanni di Lorenzo de’ Medici devient le nouveau pape sous le nom de Léon X.
Jacob Fugger.
La figure du vieillard évoque également les portraits perdus du début du XVe siècle du duc Philippe le Hardi de Bourgogne.
Maintenant, si l’on y regarde à deux fois et que l’on oublie les seins de la femme, on s’aperçoit que son visage est celui… d’un homme affreux.
Il pourrait s’agir d’une figure politique ou d’un théologien détestés de l’époque, se vendant l’un à l’autre dans un élan de cupidité et de luxure.
Peut-être que la vieille prostituée laide est une référence au banquier Jacob le Riche, l’éternel banquier du Vatican ? Acceptons pour l’instant le fait qu’on ne sait pas.
L’artiste bohémien Wenceslaus Hollar (1607-1677) a vu le double portrait de Matsys et en a fait une gravure en 1645, en y ajoutant le titre « Roi et reine de Tunis, inventé par Léonard de Vinci, exécuté par Hollar ».
La « paternité » de Léonard de cette oeuvre fut donc un secret de polichinelle.
Pendant les périodes de carnaval, où les gens étaient autorisés à s’affranchir des règles de la société pendant quelques jours, du moins dans les Pays-Bas et dans la région du Rhin du Nord, les gens s’amusaient beaucoup en changeant les rôles. Les paysans pauvres pouvaient se déguiser en riches marchands, les laïcs en ecclésiastiques, les voleurs en policiers, les hommes en femmes et ainsi de suite.
Léonard de Vinci, croquis, National Gallery, Washington.
Le concept original de cette métaphore vient clairement de Léonard, qui a fait un minuscule croquis d’une femme laide, éventuellement une prostituée, remarquablement avec le bonnet à cornes et une petite fleur plantée entre ses seins, exactement les mêmes attributs, métaphores et symboles employés plus tard par Matsys dans son œuvre !
Francesco Melzi ? Copie d’après Léonard, Université de Harvard.
Melzi, l’élève de Léonard, et d’autres élèves ou disciples, comme ils l’ont fait pour de nombreuses autres esquisses de Léonard, semblent avoir copié le travail de Léonard et, amusés, ont contre-posé la vieille en chaleur avec un riche marchand florentin avide. Melzi a-t-il partagé ou vendu ses esquisses à d’autres ?
Francesco Melzi ? d’après Léonard, Université de Harvard.
Léonard de Vinci, croquis, Musée des Offices, Florence.
Diverses versions amusantes du thème sont disséminées dans le monde entier et figurent dans des collections privées et publiques.
Une autre esquisse, réalisée par Léonard lui-même ou par ses disciples, montre un homme grotesque et sauvage, dont les cheveux se dressent sur la tête, accompagné d’une série de savants à l’allure grotesque, dont l’un ressemble à Dante !
Francesco Melzi, sept caricatures, 1515, Galerie dell’Academia, Venise.
Léonard, bien sûr, qui signait toujours ses écrits par les mots « homme sans lettres »(omo sanza lettere)138, n’était qu’un simple artisan et n’a jamais été pris au sérieux par ces érudits que Lucien dénonçait pour s’être vendus à l’establishment.
Tous ces éléments montrent que ce que faisait Matsys n’avait rien de « bizarre » ou d’« extravagant », mais qu’il partageait une « culture » de visages grotesques dont les variations pouvaient être utilisées pour enrichir les jeux de mots métaphoriques de la culture humaniste.
Mais bien sûr, ce qui a rendu l’impact de cette oeuvre si dévastateur, c’est le fait que ce qui n’était pour Léonard que de rapides esquisses dans un carnet, est devenu chez Matsys des représentations grandeur nature, d’un hyperréalisme effrayant !
Dans la collection Windsor de la Reine, il existe un dessin à la craie rouge de la femme presque exactement telle qu’elle apparaît dans l’oeuvre de Matsys.
Melzi ou Léonard ? d’après Quinten Matsys, Windsor, Londres.
Jusqu’à très récemment, les historiens étaient convaincus que Quentin Matsys avait « copié »139 ce dessin attribué à Léonard et l’avait agrandi pour réaliser sa peinture à l’huile.
« Léonard a donc dessiné ce personnage unique, jusqu’à la poitrine ridée qui émerge de sa robe. Matsys n’a fait que l’agrandir dans la peinture à l’huile ».140
Cependant, des recherches récentes suggèrent que cela ne s’est pas passé ainsi !
En réalité, Melzi, ou Léonard lui-même, a pu réaliser le dessin à la craie rouge à partir de la peinture de Matsys, que ce soit à partir d’une vue directe ou des reproductions. Un Italien copiant un peintre flamand, vous imaginez ?
L’experte Susan Foister, directrice adjointe et conservatrice de la peinture ancienne néerlandaise, allemande et britannique à la National Gallery de Londres, qui était également en 2008 la commissaire de l’exposition Renaissance Faces : Van Eyck to Titian, a déclaré à l’époque au Guardian :
« Nous pouvons désormais affirmer avec certitude que Léonard – ou, du moins, l’un de ses disciples – a copié la merveilleuse peinture de Matsys, et non l’inverse. C’est une découverte très excitante ».141
Foister a précisé qu’ils avaient découvert que Matsys apportait des modifications au fur et à mesure, ce qui suggère qu’il créait l’image tout seul plutôt que de copier un modèle. De plus, dans les deux copies de Léonard, les formes du corps et des vêtements sont trop simplifiées et l’oeil gauche de la femme n’est pas dans son orbite.
« On a toujours supposé qu’un artiste moins connu d’Europe du Nord aurait copié Léonard et on n’a pas vraiment pensé que cela aurait pu être l’inverse », a résumé Foister.
Elle a ajouté que les deux artistes étaient connus pour s’intéresser à la laideur et qu’ils ont échangé des dessins « mais le mérite de cette œuvre magistrale revient à Matsys ».
7. Liefrinck et Cock
Dans sa notice, Jan Muylle142 nous fournit des informations intéressantes sur l’œuvre du sculpteur-graveur sur bois et éditeur d’estampes anversois Hans Liefrinck (c. 1518-1573).
Liefrinck a réalisé le deuxième état des dessins de Pieter Bruegel Lacuisine maigre et La cuisinegrasse, entre autres, et il a collaboré à Anvers avec le maître imprimeur Christophe Plantin.
Il a également réalisé quatre gravures sur cuivre à peine connues représentant des têtes grotesques empruntées à des dessins de ou d’après Léonard de Vinci.
Hans Liefrinck, gravure sur cuivre, date inconnue.
« Nous sommes convaincus que leur importance dépasse de loin ces mentions occasionnelles », estime Muylle. Ces gravures « présentent parfois – et cela n’a été signalé nulle part – de fortes similitudes avec certaines têtes grotesques de tableaux de Quinten Metsijs (1465-1530), dont on sait depuis longtemps qu’il était redevable à Léonard de Vinci, ainsi qu’avec une estampe du célèbre éditeur de Liefrinck, Hieronymus Cock (vers 1510-1570), également mécène de Bruegel. (…) Les têtes grotesques de Metsijs, Cock et Liefrinck montrent en effet avec quelle rapidité les exemples de De Vinci – le maître est mort à Amboise le 2 mai 1519 – ont été adoptés dans leur tradition artistique par les maîtres des Pays-Bas méridionaux, tous travaillant à Anvers ».
Les légendes et épigrammes des gravures de Liefrinck et de Cock, poursuit Muylle, « fournissent également une aide précieuse pour formuler une interprétation. Il s’agit là d’un corpus d’œuvres représentatif, ce qui est bienvenu. »
Hans Liefrinck, gravure sur cuivre. L’épigramme dit : « Sordida, deformis sic est coniuncta marito Foemina, quo quaerat quisque sibi similem » . (La femme laide est aussi difforme que son mari. Cela montre que tout le monde recherche sa ressemblance).
Dans le cartouche de la deuxième légende de Liefrinck, on lit quelque chose que Léonard n’était pas loin de penser : Deformes, bone spectator, ne despice vultus. Sic natura homines sic variare solet. (Cher spectateur, ne méprisez pas ces visages déformés. C’est ainsi que la nature fait habituellement en sorte que les hommes diffèrent les uns des autres).
Hieronymus Cock (c. 1510-1570) reprend également l’imagerie grotesque du « Couple inapproprié » (Amour inégal). On estime que la planche de Cock est la copie d’une oeuvre du graveur italien Agostino Veniziano (1490-1550). L’épigramme de Veniziano est typique de l’« humour » vénitien. On passe du grotesque au burlesque : « Chi non ci vol veder si cavi gli occhi » (Celui qui ne veut pas nous voir, arrache-lui les yeux.). Ce n’est pas évident quelle version a été réalisée en premier. Les deux artistes abandonnent le thème original, mais le fou qui triomphe derrière est un héritage de Matsys et d’Erasme.
Ce qui est clair, c’est que l’épigramme au bas de la gravure de Cock est beaucoup plus dans l’esprit humaniste : « Al ben ick leelyck, ick ben sier plesant, Wilt ghij wel doen houet u aen mijnen kant. » (Même si je suis moche, je suis très amusant, Si tu veux te porter bien, tiens toi de mon côté). Les légendes des gravures de Liefrinck et de Cock s’accordent donc bien plus avec l’humanisme d’Érasme et la vision de De Vinci.
E. Conclusion
La conclusion s’écrit (presque) d’elle-même. Les « sept péchés capitaux » que Thomas More et Érasme conseillaient d’endiguer il y a cinq siècles sont devenus les « valeurs » axiomatiques du système « occidental » d’aujourd’hui ! Pourtant, elles sont à l’opposé même des valeurs humaines universelles que partagent une vaste majorité de l’humanité, que ce soit du point de vue philosophique, religieux, agnostique, progressiste ou conservateur.
La « liberté » a été découplée de la « nécessité », les « droits individuels » des « devoirs collectifs. » Tout va. La luxure, l’envie, l’avidité, la paresse, la gloutonnerie, la gourmandise, la colère, la violence, la cruauté, etc. sont présentées quotidiennement sous un jour positif à la télévision et sur internet, y compris pour les enfants en bas âge. Tout cela est permis et même promu, tant que cela ne remet en cause les privilèges exubérants des pouvoirs dominants.
Erasme se retournerait dans sa tombe s’il savait qu’en 2025 son nom est principalement associé à une bourse offerte par l’UE aux élèves désireux d’étudier dans d’autres Etats membres de l’UE. Comme l’a suggéré un professeur belge, ces bourses devraient inclure une période de formation obligatoire à la pensée d’Erasme et en particulier à ses concepts avancés d’empathie et de construction de la paix.143
Cependant, la « raison » seule ne suffit pas. Sans l’humour, la Renaissance, avec son extra-ordinaire explosion de découvertes et d’inventions dans les domaines de la science, de l’art et de la société, n’aurait jamais eu lieu. L’humour est un catalyseur de créativité. Comme le disent certains scientifiques chinois contemporains : « Un Ha-ha [rire] efficace aide les gens à A-Ha [découverte] ».144
L’humour lui-même est un acte créatif. Comme l’humour, la créativité suscite la surprise en brisant certains cadres. Dans les deux cas, il s’agit d’établir des liens non évidents entre des éléments incongrus. Et qu’est-ce qu’une blague, si ce n’est une combinaison d’idées différentes et/ou contrastées qui créent une ironie, un décalage, une désobéissance aux attentes conventionnelles. L’humour permet de prendre conscience de l’incongruité entre deux éléments. Et la capacité de passer d’un élément à l’autre est un processus cognitif identifié comme favorisant la créativité. En d’autres termes, l’humour modifie notre façon de penser et facilite un mode de pensée inattendu, comme l’« expérience de pensée » (gedankenexperiment) qui a poussé Einstein à s’imaginer « chevauchant un faisceau » de lumière.
En développant notre sens de l’humour, nous développons une nouvelle capacité à comprendre les problèmes sous des angles différents, et ce type de pensée conduit à une plus grande créativité. Aborder les problèmes de manière linéaire et traditionnelle permet de trouver des solutions conventionnelles, voire triviales.
Or, comme le suggère Albert Einstein : « Pour stimuler la créativité, il faut développer un penchant enfantin pour le jeu ». Et l’« instinct de jeu » de l’homme, comme le souligne Friedrich Schiller dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795), en tant que première rencontre avec une absence de contraintes, sert un projet plus large de progrès humain, dans lequel la liberté nécessaire aux hommes pour se gouverner de manière adéquate s’exerce par le biais de l’interaction des facultés qui se manifestent au cours de l’expérience esthétique. En somme, le développement, aussi bien de l’« instinct de jeu » que de l’humour sont essentiels à la créativité et à l’art, y compris « l’art de gouverner. »
En somme, pour qu’une nouvelle renaissance devienne réalité, il faut libérer nos concitoyens de l’« Angst » (la peur). Ignorant des dangers réels comme la guerre nucléaire, ils vivent dans la crainte de menaces qu’on leur a fait imaginer.
L’historien néerlandais Herman Pleij le formule ainsi : « En fait on souhaiterait au monde actuel plus de folie. Ce n’est pas pour rien que le bouffon, sur la scène du début des temps modernes, aime à tendre à ses compagnons de jeu et aux ébouriffeurs le miroir qu’il tient à la main : « Connais-toi toi-même. Connais-toi toi-même. Et prenez conscience de la relativité des choses. Ne serait-ce qu’un instant. »145
Pour ceux qui, comme nous, aspirent à la paix par le développement de chaque individu et de chaque Etat, il est temps de prendre très, très, très au sérieux la vision d’Érasme, de Rabelais, de Léonard et de Matsys sur le « bon rire », vérace et libérateur.
Jan Matsys, vers 1530, Fondation Phoebus, Anvers.
Je termine par une peinture du fils de Quinten Matsys, Jan, qui présente le rébus visuel suivant :
Solution: 1) Le « D » est abréviation de « le » ; 2) Le globe signifie « monde » ; 3) Le pied, en flamand « voet » est proche du mot « voedt », c’est-à-dire « nourrit » ; 4) La vièle (violon d’époque), en flamand s’écrit en flamand vedel, dont le sens est proche de « vele », c’est-à-dire « nombreux ». 5) En dessous… les deux sots.
La phrase se lit donc: « Le monde nourrit de nombreux sots ».
Et vous, spectateur, vous en êtes un, nous lancent les fous. Eux le savent et nous conseillent de n’en parler à personne ! Mondeken Toe ! (Fermons la bouche !)
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L’orthographe du nom de l’artiste diffère au fil du temps et selon les cultures linguistiques. En français, il s’appelle Quentin Metsys, en anglais Quinten Massys et en néerlandais Quinten (Kwinten) Matsijs. À Grobbendonk, il s’appelle Matsys. Le « ij » n’existant pas à la fin du XVe siècle, l’auteur a choisi pour ce texte « Quinten Matsys », identique à l’orthographe utilisée par Harald Brising en 1908 et par Matsys lui-même pour signer son tableau de 1514, Le banquier et sa femme, Louvre. ↩︎
Anvers, Twaalf eeuwen geschiedenis en cultuur , Karel Van Isacker et Raymond van Uytven, Mercatorfonds, Anvers, 1986. ↩︎
Complainte de la Paix, dans Erasme, guerre et Paix , citations choisies annotées par Jean-Claude Margolin, Bibliothèque sociale, Aubier Montaigne, 1973, Paris. ↩︎
Jean Anouilh, Thomas More ou l’Homme libre, Editions de la Table ronde, Paris, 1987. ↩︎
Pieter Gillis (1486-1533), connu sous le nom latinisé de Petrus Ægidius, est un humaniste, juriste, correcteur et éditeur travailland chez Dirk Martens. Ami d’Erasme, il apparaît dans l’Utopie de Thomas More. Il recommande le peintre Holbein le jeune à Thomas More et sera secrétaire (maire) de la ville d’Anvers. ↩︎
Dirk Martens (1446-1534) d’Alost est un humanistse érudit, éditeur et imprimeur de livres en Flandres installé à Louvain et Anvers. Il a publié la première lettre de Christophe Colomb relatant son voyage et une cinquantaine d’oeuvres d’Erasme ainsi que la première édition de l’Utopie de Thomas More. Pour permettre aux étudiants de l’Université de Louvain d’accéder facilement au savoir, Martens a imprimé de nombreux classiques en format de poche. Voir, Dirk Martens, l’imprimeur d’Erasme qui diffusa le livre de poche, Karel Vereycken, Artkarel, 2019. ↩︎
Gerard Geldenhouer (1482-1442), connu également sous le nom de Gerhardus Noviomagus est un humaniste et satiriste d’inspiration érasmienne. Tout comme Érasme, il fut formé à la célèbre école latine créée par les Frères de la Vie Commune à Deventer. À Louvain, il écrivit ses premières publications, parmi lesquelles un recueil de Satires dans la lignée de l’ Éloge de la Folie d’ Érasme. Il supervisa l’impression de plusieurs œuvres d’Érasme et de Thomas More. Ultérieurement, Geldenhouer joindra la réforme protestante, plus précisément le courant modér de Philipp Mélanchthon à Magdebourg. ↩︎
L’historien néerlandais Cornélus de Schryver (1482-1558), mieux connu comme Cornelius Grapheaus, fut un humaniste, poète, philologue et professeur de latin. Originaire de Nijmegen, il s’installe à Anvers. Jeune, il se rend en Italie. Ami d’Erasme, de Gillis et de Geldenhouer, il contribue six vers élégiaques à l’édition de l’Utopie de Thomas More publié par Dirk Martens. Il sera plusieurs fois secrétaire (maire) de la Ville d’Anvers. ↩︎
À la mort de Hans Memling en 1494, Gérard David (1460-1523) devient le peintre le plus important de Bruges. Il devient doyen de la guilde en 1501. Malgré son succès à Bruges, il s’inscrit conjointement avec Patinir comme maître à Anvers, ce qui lui permet de vendre ses œuvres également sur le marché de l’art en plein essor de cette ville. Voir Gerard David, Hans J. Van Miegroet, Fonds Mercator, Anvers, 1989. ↩︎
Le peintre anversois Joachim Patinir(1483-1524) fut un ami très proche de Quinten Matsys. Voir Patinir ou l’harmonie du monde, Maurice Pons and André Barret, Robert Laffont, Paris, 1980. ↩︎
Le peintre-graveur et géomètre nurembergeois Albrecht Dürer (1471-1528) a vécu onze mois à Anvers : du 2 août 1520 au 2 juillet 1521. Son journal de voyage nous informe sur les personnes qu’il a rencontrées à Anvers, parmi lesquelles les célèbres artistes Quinten Matsys, Bernard van Orley et Lucas van Leyden. Son retour à Nuremberg coïncide avec l’annonce des « placards » (décrets) de Charles Quint, interdisant aux catholiques de lire la Bible. Comme les revenus de Dürer provenaient en grande partie de l’illustration de la Bible, les perspectives de vivre de cette profession devenaient proches de zéro. ↩︎
En 1510, Lucas van Leyden (1489-1533), né à Leyde et influencé par Dürer, réalise deux chefs-d’œuvre de la gravure, La Laitière et Ecce Homo, ce dernier étant très admiré par Rembrandt. Lukas rencontre Dürer à Anvers en 1521 et profite à nouveau de son influence, comme en témoigne la série de la Passion de la même année. Lucas a peut-être amélioré ses compétences en gravure avec l’aide de Dürer, car il a réalisé quelques eaux-fortes après leur rencontre. ↩︎
Holbein le Jeune (1497-1543) est un peintre bâlois. Adolescent, on lui demande, et il réussit avec grand succès, d’annoter de dessins une copie de l’Éloge de la folie d’ Érasme. Ils se rencontrent en personne, lorsque Érasme part en exil à Bâle. Holbein réalise plusieurs portraits à l’huile de l’humaniste et vint à Anvers pour rencontrer Pieter Gillis et ensuite rejoindre Thomas More en Angleterre. ↩︎
On reproche au style des maniéristes anversois de manquer de caractère et d’expression individuelle. On le dit « maniéré », et, pire, caractérisé par une élégance artificielle. Voir Les Primitifs flamands et leur temps, pp. 621-622-623-624, Editions Renaissance du Livre, 1994. ↩︎
L’art flamand et hollandais, Le siècle des primitifs (1380-1520), Christian Heck, Citadelles & Mazenod, Paris. ↩︎
Le groupe de recherche Gent Interdisciplinary Centre for Art and Science (GICAS) est une collaboration entre des membres des Facultés des Lettres et de Philosophie (Histoire de l’art, Archéologie, Histoire), des Sciences (Chimie analytique) et d’Architecture et d’Ingénierie (Traitement d’images). La recherche se concentre sur les aspects matériels des œuvres d’art, avec un accent particulier sur la peinture des Pays-Bas (XVe-XVIIe siècles). Le Centre applique à la fois l’imagerie comme technique de traitement d’images, ainsi que l’analyse matérielle en relation avec les questions d’histoire de l’art et les applications en conservation et restauration. ↩︎
Les peintures de Quinten Massys avec catalogue raisonné , Larry Silver, Allanheld & Schram, 1984. ↩︎
Quinten Matsys ; essai sur l’origine de l’italianisme dans l’art des Pays-Bas , Brising, Harald, 1908, Leopold Classic Library, réimpression 2015. ↩︎
Martin Luther King, dans un sermon, nous rappelle que dans la Grèce antique, on distinguait trois formes différentes d’amour : éros, pour l’amour charnelle, philia pour l’amitié (fraternelle et filiale) et agapè, traduit en latin par caritas pour un amour désintéresé pour autrui. L’agapè choisit de considérer l’autre comme il est dit dans 1 Corinthiens 13 : toujours prêt à penser le meilleur de l’autre, prêt à pardonner, prêt à chercher le meilleur pour l’autre. ↩︎
Erasme et la peinture flamande de son temps, Georges Marlier, Editions van Maerlant, Damme, 1954. ↩︎
Comment la folie d’Érasme a sauvé notre civilisation, Karel Vereycken, page web, archives de l’Institut Schiller, Washington, 2005. ↩︎
Le combat d’Albrecht Dürer contre la mélancolie néo-platonicienne, Karel Vereycken, page Solidarité & Progrès, 2007. ↩︎
De Eeuw van de Zotheid, over de nar als maatschappelijke houvast in de vroegmoderne tijd , Herman Pleij, Uitgeverij Bert Bakker, Amsterdam, 2007. ↩︎
Le bas Moyen Âge et le temps de la Rhétorique, Hanna Stouten, Jaap Goedegebuure et Frits Van Oostrom, dans Histoire de la littérature néerlandaise, Fayard, 1999. ↩︎
De vergeten beeldentaal van Jheronimus Bosch, Dr Eric de Bruyn, Heinen, ‘s-Hertogenbosch, 2001; Bosch, son écriture picturale déchiffrée, Dirk Bax, AABalkema, Rotterdam, 1978. ↩︎
L’écrivain et humaniste chrétien français François Rabelais(1483-1553), dans sa lettre à Salignac (en réalité Érasme), l’appelle son « père » et même sa « mère » et se compare affectueusement à une sorte de bébé qui aurait grandi dans son ventre, Rabelais, Oeuvres complètes , p. 947, Editions du Seuil, 1973. ↩︎
Le génie littéraire espagnol Miguel de Cervantès(1546-1616) a été formé par son maître d’école Juan Lopez de Hoyos (1511-1583), un fervent disciple d’Érasme de Rotterdam, dont il a insufflé l’esprit à son disciple le plus aimé. ↩︎
Il a été démontré de manière convaincante que le dramaturge et poète anglais William Shakespeare(1564-1616) a écrit, ou du moins a largement contribué à la pièce de théâtre de 1595 Sir Thomas More, le « frère jumeau » d’Érasme dans l’esprit et l’action. ↩︎
Érasme des Pays-Bas, James D. Tracy, p. 104. Érasme commença à parler de « la philosophie du Christ» dans ses œuvres vers 1515. Déjà dans Julius Exclusus (Le pape Jules II exclu du ciel, 1514) il introduit l’idée lorsque saint Pierre oppose la simplicité divine de l’enseignement du Christ à l’arrogance mondaine du pape « guerrier » Jules II. « Ce genre de philosophie » s’exprimait « plus dans les émotions [affectibus] que dans les syllogismes », il s’agissait « d’inspiration plus que d’apprentissage, de transformation plus que de raisonnement ».↩︎
Sur l’humanisme de Platon : Bierre, Christine, Platon contre Aristote, la République contre l’oligarchie . Page Web de Solidarité & Progrès, 2004. ↩︎
Entre 339 et 397 après J.-C., le père de l’Église Jérôme de Stridon a étudié et écrit, en utilisant de nombreux ouvrages d’histoire et de philosophie de sa propre bibliothèque. Jérôme a continué à utiliser son érudition classique au service du christianisme et la discipline intellectuelle impliquée a été valorisée tant qu’elle pouvait servir l’objectif chrétien – et sans mettre en danger la nouvelle Société chrétienne. ↩︎
L’épistémologie de saint Augustin d’Hippone était clairement platonicienne. Pour lui, malgré le fait que Dieu soit extérieur aux humains, les esprits humains ont conscience de lui en raison de son action directe sur eux (exprimée en termes de rayonnement de sa lumière sur l’esprit, ou parfois d’enseignement) et non en raison d’un raisonnement ou d’un apprentissage à partir d’une simple expérience sensorielle empirique. ↩︎
Parmi les plus grands succès de Pieter Brueghel l’Ancien figurent Les Sept péchés capitaux et Les Vertus, deux séries de dessins, gravées et imprimées par ses amis et collaborateurs travaillant à l’imprimerie In de Vier Winden de Jérôme Cock à Anvers, dans un langage visuel adopté de son inspirateur, le peintre Jérôme Bosch. ↩︎
La vie et l’art d’Albrecht Dürer, Erwin Panofsky, Princeton University Press, 1971. ↩︎
Vanitas (du latin « vanité », signifiant dans ce contexte inutilité ou futilité) est un genre de memento mori ou trope symbolique rappelant l’inévitabilité de la mort, symbolisant la fugacité de la vie, la futilité du plaisir et donc la vanité d’une existence définie par la quête permanente du plaisir terrestre. ↩︎
Sur le combat de Pétrarque et de Boccace pour l’introduction du grec classique en Europe : La révolution du grec ancien, Platon et la Renaissance, Karel Vereycken, Artkarel, 2021. ↩︎
On ne peut sous-estimer l’immense popularité, et donc l’importance historique, de ces cycles, notamment en France. Aux Pays-Bas, les imaginaires de Pieter Brueghel l’Ancien pour son tableau Le Triomphe de la Mort , souvent mal compris, sont presque directement tirés du cycle poétique de Pétrarque. Des traductions en anglais existent comme The Triumphs of Petrarch, Francis Petrarch (Francesco Petrarca), Legare Street Press, 2022. ↩︎
Avec Jérôme Bosch sur les traces du Sublime, Karel Vereycken, Page web des archives, Schiller Institute, Washington. ↩︎
Bosch, le jardin des délices, Reindert Falkenburg, Hazan, Paris, 2015. ↩︎
Dans son œuvre principale, Il Cortegiano (Le Courtisan), Livre XXXIX, Baldassar Castiglione (1478-1519) se moque de Léonard de Vinci, regrettant « qu’un des premiers peintres du monde méprise l’art dans lequel il est unique et ait commencé à apprendre la philosophie, dans laquelle il a forgé des conceptions et des chimères si étranges qu’il n’a jamais pu les peindre dans son œuvre » . ↩︎
Cahiers de Léonard de Vinci , Richter, 1888, XIX Maximes philosophiques. Morale. Polémiques et spéculations , N° 1178, Éditions Dover, Vol. II., 1970. ↩︎
De Docta Ignorantia (De la Docte Ignorance), Nicolas de Cues, 1440. Le cusain était un disciple de Socrate qui, selon Platon, disait « Je sais que je ne sais rien » (Platon, Apologie, 22d). ↩︎
Avec son De Servo Arbitrio (La volonté asservie), Martin Luther répond largement en 1525 à la diatribe sive collation (Du libre arbitre) d’Érasme publiée un an plus tôt, en 1524. ↩︎
Le 31 octobre 1517, Luther écrit à son évêque, Albert de Brandebourg, pour protester contre la vente des indulgences. Il joint à sa lettre une copie de sa Dispute sur la force et l’efficacité des indulgences, connue sous le nom des 95 Thèses. Érasme, entre autres, avait déjà largement dénoncé cette escroquerie, notamment dans son Éloge de la folie de 1509. ↩︎
Massys et l’argent : les collecteurs d’impôts redécouverts, Larry Silver, JHNA, Volume 7, numéro 2 (été 2015), Silver écrit : « Pourtant, l’influence du tableau de Massys dans l’histoire de la peinture de genre – le sujet a été repris presque immédiatementpar le fils du peintre Jan Massys, par Marinus van Reymerswaele et par Jan van Hemessen – est reconnue depuis un certain temps. » ↩︎
Écrite en quelques jours dans la résidence de Thomas More à Bucklersbury près de Londres, l’œuvre exprime le choc profond qu’éprouve Érasme en découvrant l’état pitoyable dans lequel il a trouvé « son » Église et « son » Italie, lorsqu’il est venu à Rome en 1506. Pour Érasme, à l’opposé des scolastiques, l’émotion ne doit pas être ignorée ou supprimée, mais élevée et éduquée, un thème développé plus tard par Friedrich Schiller dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795). La Stultitia (le nom latin de la Folie) est la personnification de la Folie qui oscille en permanence entre folie apparente=sagesse réelle et sagesse apparente=folie réelle, s’exprime et revendique fermement sa paternité et sa paternité de tout. De la folie « douce » des faibles, des femmes et des enfants, des hommes qui par le péché ont abandonné la raison, Érasme passe à mobiliser toute son ironie et son esprit pour fustiger la folie criminelle « dure » des puissants, des « sophistes de la folie », des marchands, des banquiers, des princes, des rois, des papes, des théologiens et des moines. ↩︎
La Nef des Fous , Sébastien Brant, Editions Seghers et Nuée Bleue, réimpression, 1979, Strasbourg. ↩︎
Sebastian Brant, Forschungsbeiträge zu seinem Leben, zum Narrenschiff und zum übrigen Werk , Thomas Wilhelmi, Schwabe Verlag, p. 34, 2002, Bâle. ↩︎
Dürer a réalisé cette gravure pour illustrer un recueil populaire intitulé Le Livre du chevalier de la tour, un manuel de bonne conduite pour les jeunes filles. Selon l’histoire, la femme du cuisinier aurait mangé une anguille destinée à un invité spécial, mais plutôt que de l’avouer à son mari, elle aurait menti. Une pie aurait révélé le secret de la femme à son mari, et aurait été punie en se faisant arracher les plumes par l’épouse vengeresse. Le cuisinier, représenté avec tous les attributs de son métier : couteau, poêle et cuillère, écoute l’oiseau avec une expression de surprise grandissante sur le visage, tandis que sa femme tourne son regard sur le côté dans une anticipation qui frise la résolution. ↩︎
Le fait que l’écrivain et marchand italien Lodovico Guicciardini (1521-1589) ait vécu la majeure partie de sa vie à Anvers, même si c’est après 1542, fait de lui une source précieuse d’informations. ↩︎
Pour Bruegel, son monde est vaste, entretien de l’auteur avec Michael Gibson, spécialiste de Bruegel et critique d’art à l’International Herald Tribune, Fidelio , Vol. 8, N° 4, Hiver 1998. ↩︎
L’étude dendrochronologique a daté le bois de 1491, et il est tentant de voir le tableau comme une réponse au Nef des fous de Brant ou même aux illustrations de la première édition de 1493. Une autre source possible de l’allégorie du navire est le Pèlerinage de l’âme, oeuvre du cistercien Guillaume de Deguileville du XIVe siècle, imprimé en néerlandais en 1486. ↩︎
Voir Moderne Devotie et Broeders en van het Gemene Leven, bakermat van het Humanisme , présentation de Karel Vereycken, 2011, Artkarel.com. ↩︎
Ce thème, celui d’un détachement constant de l’univers des choses créées, puissamment développé par Joachim Patinir, Herri met de Bles et d’autres, est le thème central du Pèlerinage de l’Homme (L’Âme), Guillaume De Deguileville, XIVe siècle. ↩︎
De Moderne Devotie, Spiritualiteit en cultuur vanaf de late Middeleeuwen, ouvrage collectif, WBooks, Zwolle, 2018. ↩︎
C’est la vision de Denis le Chartreux (1401-1471), qui a écrit un traité d’esthétique théologique sous le titre De Venustate Mundi et Pulchritudine Dei (De l’attrait du monde et de la beauté de Dieu). ↩︎
Il faut ici saluer le travail pionnier du Pr. Eric de Bruyn dans son remarquable livre De vergeten beeldentaal van Jheronimus Bosch, Heinen, ‘s-Hertogenbosch, 2001, où il a démontré de manière concluante que le sujet du verso du tableau de Bosch « Le chariot à foin » n’était pas le « Retour du fils prodigue », comme on l’a pensé pendant des années, mais bien « Le colporteur ».↩︎
Les Flamands de France, Louis de Baecker, Messager des sciences historiques et archives des arts de Belgique, p. 181, Gand, Vanderhaeghen, 1850. ↩︎
Pour un récit détaillé de la jeunesse de Matsys, voir Quinten Metsys, Andrée de Bosque, p. 33, Arcade Press, Bruxelles, 1975. ↩︎
La légende commence avec Dominicus Lampsonius (1536-1599) qui inclut, dans ses Effigies de quelques peintres célèbres de Basse-Allemagne, publiées en 1572 par la veuve de Hieronymus Cock à Anvers, un portrait gravé de Matsys réalisé par Wierix, accompagné d’un poème sur la façon dont la petite amie de Matsys préférait le pinceau silencieux au bruit lourd des coups de marteau d’un forgeron. L’histoire est reprise en 1604 par Karel van Mander dans son Schilder-Boeck et plus tard par Alexander van Fornenberg (1621-1663) dans sa présentation enthousiaste de Matsys, Den Antwerpschen Protheus, souvent Cyclopshen Apelles ; c’est-à-dire ; Het Leven, ende Konst-rijcke Daden, des Uyt-nemenden, ende Hoogh-beroemden, M. Quinten Matsys : Van Grof-Smidt, in Fyn-Schilder verandert, Anvers, publié par Hendrick van Soest, 1658. ↩︎
Le Livre des peintres , Karel Van Mander, 1604. ↩︎
Quinten Metsys, Edward van Even, dans Het Belfort, Jaargang 12, 1897, Digitale Bibliotheek voor de Nederlands letteren, page Web. ↩︎
Dessins d’architecture des Pays-Bas : XVe-XVIe siècles , Oliver Kik, CODART eZine, no. 8, automne 2016. ↩︎
Pour en savoir plus : Cornelis Matsys 1510/11-1556/57 : Grafisch werk, Jan Van der Stock, Tentoonstellingscatalogus. ↩︎
Les Pays-bas bourguignons , Walter Prevenier et Wim Blockmans, Fonds Mercator et Albin Michel, 1983. ↩︎
Pour un compte rendu détaillé, voir The Age of the Fuggers, Franz Herre, Presse-Druck- und Verlag-GmbH Augsburg, 1985. ↩︎
En 1548, Francisco de Hollanda(1517-1585) a enregistré dans son De Pinture Antigua (1548) une conversation entre Vittoria Colonna et le célèbre peintre Michel-Ange au cours de laquelle ils discutaient de l’art du Nord. Michel-Ange exprimait ainsi son point de vue sur la peinture flamande : « En général, Madame, la peinture flamande plaira mieux au dévot que n’importe quelle peinture d’Italie, qui ne lui fera jamais verser une larme, tandis que celle de Flandre lui en fera verser beaucoup ; et cela non pas à cause de la vigueur et de la bonté de la peinture, mais à cause de la bonté de la personne dévote. En Flandre, on peint en vue de la précision extérieure ou de choses qui peuvent vous réjouir et dont on ne peut pas dire du mal, comme par exemple les saints et les prophètes. On peint des objets et des maçonneries, l’herbe verte des champs, les ombres des arbres, des rivières et des ponts, qu’on appelle des paysages, avec beaucoup de figures d’un côté et beaucoup de figures de l’autre. » Et tout cela, bien que cela plaise à certains, se fait sans choix habile d’audace et, finalement, sans substance ni vigueur. »↩︎
Sur cet artiste : voir Thierry Bouts, Catheline Périer D’Ieteren, Fonds Mercator, Bruxelles, 2005. ↩︎
Sur cet artiste : voir Hugo van der Goes, Elisabeth Dhanens, Mercatorfonds, Anvers, 1998. Aussi Hugo van der Goes et la Devotio Moderna, Karel Vereycken, Artkarel.com. ↩︎
Voir Schilderkunst in de Bourgondische Nederlanden, Berhard Ridderbos, Davidsfonds, Louvain, 2014. ↩︎
Les trois degrés de la vision selon Ruysbroeck l’Admirable et les Bergers du triptyque Portinari de Hugo van der Goes , Delphine Rabier dans Études en Spiritualité , N° 27, pp. 163-179, 2017. Dans son deuxième ouvrage bruxellois, Die geestelike brulocht (Le Mariage Spirituel — vers 1335/40), Ruusbroec explique que la vie spirituelle passe par trois étapes au cours desquelles l’amour de Dieu s’approfondit à chaque fois : la vie de travail, la vie intérieure et la vie de réflexion sur Dieu. Ruusbroec souligne que le mystique qui a atteint le stade le plus élevé n’abandonne jamais les deux précédents, mais les pratique à partir de l’union avec Dieu. C’est ce que Ruusbroec appelle la vie « commune ». ↩︎
Sur cet artiste : voir Rogier van der Weyden, Dirk De Vos, Mercatorfonds, Anvers, 1999. ↩︎
Sur les compositions musicales de Jacob Obrecht (1457-1505), voir Musique flamande, Robert Wangermée, Arcade, Bruxelles, 1968. ↩︎
Le musicien de Metsys : une œuvre de jeunesse récemment reconnue, Larry Silver, Journal of Historians of Netherlandish Art (JHNA), volume 10, numéro 2, été 2018. ↩︎
De la Renaissance à Ferrare : Une Renaissance Singulière – La Cour Des Este À Ferrare – Bentini Jadranka, Quo Vadis, 2003. ↩︎
L’école latine des Frères de la Vie Commune de Deventer fut dirigée à l’époque d’Érasme par Alexandre Hégius (1433-1498), élève du célèbre Rodolphe Agricola (Huisman) (1442-1485), disciple de Cues et fervent défenseur de la Renaissance italienne et de la littérature classique. Érasme le qualifia d’« intellect divin ». À 24 ans, Agricola fit un tour d’Italie pour donner des concerts d’orgue et rencontra Ercole d’Este I (1431-1505), souverain de la cour de Ferrare. À l’université de Pavie, il découvrit également les horreurs de la scolastique aristotélicienne. Lorsqu’il enseignait à Deventer, Agricola commençait son cours en disant : « Ne vous fiez à rien de ce que vous avez appris jusqu’à ce jour. Rejetez tout ! Partez du point de vue qu’il faut tout désapprendre, sauf ce que vous pouvez redécouvrir en vous basant sur votre propre autorité ou sur des décrets d’auteurs supérieurs. »↩︎
L’hypothèse d’un voyage de Quentin Matsys en Italie a notamment été suggérée par l’auteur italien Limentani Virdis, qui attribue même au peintre la paternité d’une fresque de l’oratoire milanais de l’abbaye Santa Maria di Rovegnano. ↩︎
L’Art flamand, p. 261, Dirk de Vos, Fonds Mercator, 1985. ↩︎
Discours sur le libre arbitre, Érasme, Bloomsbury Revelations, 2013. ↩︎
Van Eyck, peintre flamand utilisant l’optique arabe, Karel Vereycken, conférence sur le thème « La perspective dans la peinture religieuse flamande du XVe siècle » à l’Université Paris Sorbonne du 26 au 28 avril 2006; Le rôle d’Avicenne et de Ghiberti dans l’invention de la perspective à la Renaissance , Karel Vereycken, Artkarel, 2022. ↩︎
Van Eyck, une révolution optique, Maximiliaan Martens, Till-Holger Borchert, Jan Dumolyn, Johan De Smet et Frederica Van Dam, Hannibal, MSK Gent, 2020. ↩︎
Ibn al-Haytham sur la vision binoculaire : un précurseur de l’optique physiologique, Sciences et philosophie arabes, pp. 79-99, Raynaud, Dominique, Cambridge University Press, 2003. ↩︎
Léon Battista Alberti (1404-1472) publie en 1435 son De Pictura . Bien que l’ouvrage développe d’importants concepts géométriques utilisés dans la représentation en perspective, il manque de toute forme d’illustration ou d’image et ne s’intéresse pas à la formation des images dans l’esprit des spectateurs. Léonard a pris le temps de démontrer les limites du système albertien et a présenté quelques alternatives. ↩︎
Fondements de la Renaissance, architecture et traités dans le retable de Sainte-Anne de Quentin Matsys (1509), Jochen Ketels et Maximiliaan Martens, European Architectural Historians Network, EAHN : Enquête et écriture de l’histoire de l’architecture : sujets, méthodologies et frontières. p.1072-1083. ↩︎
De prospectiva pingendi ( De la perspective de la peinture ), écrit par Piero della Francesca (1415-1492) est le premier traité de la Renaissance en italien consacré au sujet de la perspective. Voir L’Œuf sans ombre de Piero della Francesca , Karel Vereycken, Fidelio , Vol. 9, N° 1, printemps 2000, Schiller Institute, Washington. ↩︎
Joachim Patinir, Het landschap als beeld van de levenspelgrimage, Reindert L. Falkenburg, Nimègue, 1985. ↩︎
Plus d’informations à ce sujet dans Albrecht Dürer, Anja-Franziska Eichler, Könemann, 1999, Cologne, p. 112. ↩︎
A ce sujet, voir Le Collège des Trois langues de Louvain (1517-1797), Pr. Jan Papy, Editions Peeters, Louvain, 2018. ↩︎
Jacopo de’ Barbari et l’art du Nord du début du XVIe siècle, Jay A. Levenson, Université de New York, 1978. ↩︎
Quatre livres sur les proportions humaines, Albrecht Dürer, 1528. Il convient de noter, pour notre sujet ici, que l’artiste, dans le troisième livre, donne des principes par lesquels les proportions des figures peuvent être modifiées, y compris la simulation mathématique de miroirs convexes et concaves. ↩︎
Citation de Gravures italiennes de la National Gallery of Art, Jay A. Levenson, Konrad Oberhuber, Jacquelyn L. Sheehan, National Gallery of Art, 1971. ↩︎
Albrecht Dürer, Journal de son voyage aux Pays-Bas, 1520-1521. Accompagné du carnet de croquis à la pointe d’argent et des peintures et dessins réalisés pendant son voyage, New York Graphic Society, Greenwich, 1996. ↩︎
Erasme parmi nous, p. 72-73, Léon E. Halkin, Fayard, Paris, 1987. ↩︎
Joseph d’Arimathie est un personnage biblique qui a assumé la responsabilité de l’enterrement de Jésus après sa crucifixion. ↩︎
Hérode le Grand (vers 72 – vers 4 av. J.-C.) était un « roi client » (satrape) juif romain du royaume de Judée. Il est connu pour ses projets de construction colossaux, notamment la reconstruction du Second Temple de Jérusalem. ↩︎
Sur le rôle de Jules II dans la reconstruction de Rome, voir Ceque l’humanité peut apprendre de l’école d’Athènes de Raphaël, Karel Vereycken, Artkarel.com, 2022. ↩︎
Sur le rôle des Fugger et des Welser dans l’esclavage financier et physique au XVIe siècle, voir Jacob le Riche, père du fascisme financier, Karel Vereycken, Artkarel, 2024. ↩︎
Pour une analyse détaillée : Le prêteur et sa femme de Quinten Metsys , Emmanuelle Revel, Collection Arrêt sur œuvre, Service culturel, Action éducative, Louvre, Paris, 1995. ↩︎
Les primitifs flamands, Erwin Panofsky, Harvard University Press, 1971, traduit de l’anglais par Dominique Le Bourg, Hazan, collection « 35/37 », Paris, 1992, pp. 280-282. ↩︎
Le siècle de Bruegel. La Peinture en Belgique qu XVIe siècle , catalogue d’exposition 27 septembre – 24 novembre 1963, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, notice dirigée par Georges Marlier. ↩︎
Pour une analyse approfondie, voir les points de vue opposés : d’un côté, la nature diabolique des miroirs, dans Histoire du miroir , Sabine Melchior-Bonnet, Imago, Paris, 1994, et sur leur rôle de médiateur du divin, De Visione Dei , de Nicolas de Cues, 1453. ↩︎
L’hypothèse d’Oxford , Dominique Raynaud, Presses Universitaires de France, Paris, 1988. ↩︎
Jan van Eyck, peintre flamand utilisant l’optique arabe , conférence de Karel Vereycken en 2006 à l’Université de la Sorbonne, Artkarel, France. ↩︎
Pour une analyse complète : Petrus Christus , Maryan W. Ainsworth et Maximiliaan PJ Martens, p. 96. ↩︎
Iconographie de l’art chrétien, Louis Réau, Presses Universitaires de France, 1958, tome III, Iconographie des saints , pp. ↩︎
Philippe d’Aarschot, dans Gids voor de Kunst in België, p. 105, Spectrum, 1965. ↩︎
Les Lais de Corinthe de Holbein, 1526, témoignent de l’influence de Léonard de Vinci. Pierre Vays, professeur honoraire d’histoire de l’art à la Faculté de Genève, souligne également la « touche léonardesque de certaines de ses compositions », dans Holbein le Jeune , sur https://www.clio.fr . ↩︎
Léonard de Vinci a probablement peint une partie de la réplique belge de « La Cène », Maïthé Chini , The Brussels Times, 2 mai 2019. ↩︎
Dans Les grotesques et mouvements de l’âme, Léonard de Vinci conçu par Wenceslaus Hollar à la Fondation Pedretti, Federico Giannini, Finstre Sull’Arte, 26 mars 2019. ↩︎
La duchesse laide de Quinten Massys, Une analyse , Katie Shaffer, Academia.edu, 2015. ↩︎
Citation dans La représentation des femmes dans l’art de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance , Christa Grössinger, Manchester University Press, 1997. p. 136. ↩︎
Léonard de Vinci, Daniel Arasse , p. 36, Hazan, Paris, 1997. ↩︎
L’Encyclopédie Larousse note que « L’influence de Léonard apparaît dans une Vierge à l’Enfant (musée de Poznań), inspirée de la Vierge et sainte Anne, et se lit également dans la facture de la Vierge Rattier (1529, Louvre) ou de la Madeleine (musée d’Anvers). Elle a peut-être inspiré la tendance caricaturale du Vieillard (1514, Paris, musée Jacquemart-André), de la Femme laide (copie à Londres, N. G.) et peut-être même manifestée des scènes de genre comme le Vieux galant (Washington, N. G.) ou l’Usurier (Rome, Gal. Doria-Pamphili). »↩︎
Résolu : le mystère de la vilaine duchesse – et le lien avec Da Vinci, Mark Brown, The Guardian , 11 octobre 2008. ↩︎
Creativity and Humor, Chapter 4 – Why Humor Enhances Creativity From Theoretical Explanations to an Empirical Humor Training Program: Effective “Ha-Ha” Helps People to “A-Ha”, Ching-Hui Chen, Hsueh-Chih Chen, Anne M. Roberts, pages 83-108, Explorations in Creativity Research, 2019. ↩︎
De Eeuw van de Zotheid, over de nar als maatschappelijke houvast in de vroegmoderne tijd, Herman Pleij, p. 11, Uitgeverij Bert Bakker, Amsterdam. ↩︎
James Ensor est né le 13 avril 1860 dans une famille de la petite-bourgeoisie d’Ostende en Belgique. Son père, James Frederic Ensor, un ingénieur raté anglais anti-conformiste, sombre dans l’alcoolisme et l’héroïne.
Sa mère, Maria Catherina Haegheman, belge flamande, qui n’encourage guère sa vocation artistique, tient un magasin de souvenirs, coquillages, chinoiseries, verroteries, animaux empaillés et masques de carnaval, des artefacts qui peupleront l’imagination du peintre.
Esprit pétillant, James se passionne pour la politique, la littérature et la poésie. Un jour, commentant sa naissance lors d’un banquet offert en son honneur, il dira :
« Je suis né à Ostende un vendredi, jour de Vénus [déesse de la Paix]. Eh bien ! chers amis, Vénus, dès l’aube de ma naissance, vint à moi souriante et nous nous regardâmes longuement dans les yeux. Ah ! les beaux yeux pers et verts, les longs cheveux couleur de sable. Vénus était blonde et belle, toute barbouillée d’écume, elle fleurait bon la mer salée. Bien vite je la peignis, car elle mordait mes pinceaux, bouffait mes couleurs, convoitait mes coquilles peintes, elle courait sur mes nacres, s’oubliait dans mes conques, salivait sur mes brosses.«
Après une première initiation aux techniques artistiques à l’Académie d’Ostende, il débarque à Bruxelles chez son demi-frère Théo Hannon pour y poursuivre ses études à l’Académie des Beaux Arts. En compagnie de Théo, il est introduit dans les cercles bourgeois de libéraux de gauche qui fleurissent en périphérie de l’Université libre de Bruxelles (ULB).
Chez Ernest Rousseau, professeur à l’Université libre de Bruxelles, dont il deviendra recteur, Ensor découvre les enjeux de la lutte politique. Madame Rousseau est microbiologiste, passionnée d’insectes, de champignons et… d’art. Les Rousseau tiennent salon, rue Vautier à Bruxelles, près de l’atelier d’Antoine Wiertz et de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique. Rendez-vous privilégié pour les artistes, les libres penseurs et autres esprits influents. Ensor y rencontre Félicien Rops et son beau-fils Eugène Demolder, mais aussi peut-être l’écrivain et critique d’art Joris-Karel Huysmans ainsi que l’anarchiste communard et géographe français Elisée Reclus.
De retour à Ostende, Ensor installe son atelier dans la maison familiale où il réalise ses premiers chefs-d’œuvre, portraits empreints de réalisme et paysages inspirés par l’impressionnisme.
Aux pays des couleurs
« La vie n’est qu’une palpitation ! », s’écrie Ensor. Ses nuages sont des masses grises, or et azur au-dessus d’une ligne de toits. Sa Dame au brise-lames (1880) est prise dans un glacis de gris et de nacre, au bout de la jetée.
Ensor est un chef d’orchestre se servant de couteaux et de pinceaux pour étaler la peinture en couches fines ou épaisses et ajouter par-ci par-là des accents pâteux.
La mangeuse d’huître, peinture à l’huile, James Ensor, 1882.
Son génie prend tout son envol dans son tableau La Mangeuse d’huîtres (1882). Même si l’ensemble a l’air de dégager une certaine tranquillité, il peint en réalité une gigantesque nature morte qui semble avoir avalé sa sœur cadette Mitche.
L’artiste baptise d’abord le tableau Au pays des couleurs, plus abstrait que La Mangeuse d’huîtres, puisque ce sont bien les couleurs qui jouent le rôle principal dans la composition.
Nacres des coquillages, blanc bleuâtre de la nappe, reflets des verres et bouteilles, tout est dans la variation, tant dans l’élaboration que dans les tonalités de couleur. Ensor conserve l’approche classique : il utilise toujours des sous-couches tandis que les impressionnistes appliquent la peinture directement sur la toile blanche. Les pigments dont il se sert sont également très traditionnels : rouge vermillon, blanc de plomb, terre brune, bleu de cobalt, bleu de Prusse et outremer synthétique. Le jaune chrome de La Mangeuse d’huîtres fait exception. L’intensité de ce pigment est bien plus élevée que celle du jaune de Naples plus pâle qu’il utilisait auparavant. Mais ses couleurs, qu’il utilise souvent de manière pure au lieu de les mélanger, sont bien plus claires que celles des anciens.
L’écrivain Emile Verhaeren, qui écrira plus tard la première monographie du peintre, contemple La Mangeuse d’huîtres et s’exclame : « C’est la première toile réellement lumineuse ».
Epoustouflé, il souhaite mettre en avant Ensor comme le grand innovateur de l’art belge. Mais les avis ne sont pas unanimes. La critique n’est pas tendre : les couleurs sont trop criardes et l’œuvre est peinte de manière négligée.
De plus, il est immoral de peindre « un sujet de second rang » (En monarchie, il n’existe pas de citoyens, seulement des « sujets », une femme ne faisant pas partie de l’aristocratie) dans de telles dimensions – 207 cm sur 150 cm. Par la vue plongeante, librement appliquée, on a l’impression que tout dans le tableau va déborder de son cadre.
Le Salon d’Anvers, qui expose le meilleur de l’art actuel, refuse l’œuvre en 1882. Même les anciens compères bruxellois de L’Essor refusent La Mangeuse d’huîtres un an plus tard.
Le groupe des XX
C’est ainsi qu’en Belgique, la révolution artistique de 1884 démarrera par une phrase lancée par un membre du jury officiel : « Qu’ils exposent chez eux ! » avait-il clamé, refusant les toiles de deux ou trois peintres ; c’est donc ce qu’ils firent, en exposant chez eux, dans des « salons citoyens », ou en créant leur propres associations culturelles.
C’est dans ce contexte que Octave Maus et Ensor créeront à Bruxelles le « groupe des XX », cercle artistique d’avant-garde.
Parmi les « vingtistes » du début, outre Ensor, on trouve Fernand Khnopff, Jef Lambeaux, Paul Signac, George Minne et Théo Van Rysselberghe.
Parmi les artistes invités à venir exposer leurs œuvres à Bruxelles, de grands noms tels que Ferdinand Rops, Auguste Rodin, Camille Pissarro, Claude Monet, Georges Seurat, Gustave Caillebotte, Henri de Toulouse-Lautrec, etc.
C’est donc seulement en 1886 qu’Ensor peut exposer son œuvre novatrice La Mangeuse d’huîtres pour la première fois au groupe des XX.
Pour autant, ce n’est pas la fin de son calvaire. En 1907, le conseil communal de Liège décide de ne pas acheter l’œuvre pour le musée des Beaux-Arts de la ville.
Heureusement, Emma Lambotte, amie d’Ensor, ne laisse pas tomber le peintre. Elle achète le tableau et l’expose chez elle, dans son salon citoyen.
Engagement social et politique
Affiche annonçant l’ouverture de la Maison du peuple avec une cantate chantée par 1000 exécutants !
Les troubles sociaux contemporains de son ascension en tant que peintre, qui virent à la tragédie lors des affrontements meurtriers de 1886 entre ouvriers et garde civique, l’incitent à trouver dans les masses en tant qu’acteur collectif un puissant compagnon d’infortune.
A la fin du XIXe siècle, la capitale belge, est une marmite bouillonnante d’idées révolutionnaires, créatrices et innovantes. Karl Marx, Victor Hugo et bien d’autres, y trouvent exil, parfois brièvement.
Le symbolisme, l’impressionnisme, le pointillisme et l’art nouveau s’y disputent leurs titres de gloire. Pour sa part, Ensor, il faut bien le reconnaître, puisant dans tous les courants, restera un inclassable s’élevant au-dessus des modes, des tendances du moment et des goûts éphémères, et de très loin.
Si Marx s’est trompé sur bien des points, il comprenait bien qu’à une époque où la finance tirait sa richesse de la production, la modernisation des moyens de production portait en germe la transformation des rapports sociaux. Tôt ou tard, et à tous les niveaux, ceux qui produisent la richesse clameront leur juste place dans le processus décisionnel.
Le combat d’Ensor pour un art plus libre reflète et coïncide avec le changement d’époque qui s’opère alors.
Partie de Vienne en Autriche, la crise bancaire de mai 1873 provoque un krach boursier qui marque le début d’une crise appelée la Grande Dépression, et qui court sur le dernier quart du XIXe siècle. Le 18 septembre 1873, Wall Street est pris de panique et ferme pendant 10 jours.
En Belgique, après une période marquée par une vertigineuse industrialisation, la loi Le Chapelier, une loi appliquée en 1791, soit quarante ans avant la naissance de la Belgique, qui interdisait la moindre forme d’organisation d’ouvriers, est abrogée en 1867, mais la grève est toujours un crime sanctionné par l’État.
C’est dans ce contexte qu’une centaine de délégués de représentants de syndicats belges fondèrent en 1885 le Parti ouvrier belge (POB). Réformistes et prudents, ils réclament en 1894, non pas la « dictature du prolétariat », mais une forte « socialisation des moyens de production ».
La même année, le POB obtient 20 % des suffrages exprimés aux élections législatives et compte 28 députés. Il participe à plusieurs gouvernements jusqu’à sa dissolution lors de l’invasion allemande en mai 1940.
Horta, Jaurès et la Maison du Peuple de Bruxelles
La Maison du Peuple, construit par Victor Horta à la demande du Parti Ouvrier Belge (POB).
L’architecte Victor Horta, grand innovateur de l’Art Nouveau et dont les premières demeures symbolisent un nouvel art de vivre, sera chargé par le POB de construire la magnifique « Maison du Peuple » à Bruxelles, un bâtiment remarquable, fait principalement d’acier, abritant un maximum de fonctionnalités : bureaux, salle de réunion, magasins, café, salle de spectacle…
Le bâtiment fut inauguré en 1899 en présence de Jean Jaurès. En 1903, Lénine y participa au congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.
Jean Jaurès prononça d’ailleurs son dernier discours, le 29 juillet 1914, au Cirque Royal de Bruxelles, lors d’une grande réunion de l’Internationale socialiste pour sauver la paix.
En parlant des menaces de la guerre, Jaurès dit :
« Attila est au bord de l’abîme, mais son cheval trébuche et hésite encore ». S’opposant, comme il le fit toute sa vie, à ce que la France se soumît à un rôle subalterne, il dit textuellement : « Si l’on fait appel à un traité secret avec la Russie, nous en appellerons au traité public avec l’Humanité ».
Et il termina son discours, le meilleur de sa vie, par des paroles prophétiques dont voici le texte quasi littéral : « Au début de la guerre, tout le monde sera entraîné. Mais lorsque les conséquences et les désastres se développeront, les peuples diront aux responsables : ’Allez-vous en et que Dieu vous pardonne’ ».
Selon les témoins, à Bruxelles, le discours de Jaurès souleva l’auditoire, composé de milliers de personnes appartenant à toutes les classes de la société. Deux jours plus tard, le 31 juillet 1914, Jaurès, de retour à Paris, est assassiné.
L’art d’Ensor, surtout dans ses gravures, sera l’écho de ce grand chamboulement. Sa critique sociale et politique serpente à travers ses meilleures œuvres, dont aucune n’est peut-être aussi virulente que sa gravure Alimentation doctrinaire (1889/1895) montrant des figures incarnant les pouvoirs en place (Le roi des Belges, le clergé, etc.) littéralement déféquant sur les masses, une sale habitude qui reste bien enracinée chez nos « élites », si l’on revoit le traitement qu’on a infligé, sans la moindre discrimination, à nos « gilets jaunes ».
Ensor, dans ces gravures, présente les grandes revendications du POB : le suffrage universel (voté en 1893, de façon imparfaite, du moins pour les hommes), le service militaire « personnel » (c’est-à-dire pour tous, voté en 1913) et l’instruction universelle obligatoire (votée en 1914).
La revanche
Face à l’injustice et à l’incompréhension, Ensor ne peut plus réprimer sa juste colère. Pour s’amuser, et reconnaissons-le, se venger, il compte bien « se payer » ceux qui l’ignorent, le méprisent et le sabotent, avant tout cette aristocratie belge qui s’accroche à ses privilèges comme les moules aux roches.
Déconstruisant le carcan des règles académiques, s’inspirant de Goya, Ensor se forge alors un langage puissant de métaphores et de symboles.
Dans un premier temps, il veut renvoyer cette élite oligarchique belge, se prétendant hypocritement « catholique », aux fondements mêmes des principes humanistes qu’elle piétine.
Entre 1888 et 1892, Ensor a commencé à traiter des thèmes religieux. Comme le firent aussi Gauguin et Van Gogh, le peintre s’identifie au Christ persécuté.
Entrée du Christ à Bruxelles, James Ensor, 1889.
En 1889, à 28 ans, il peint L’Entrée du Christ à Bruxelles, une vaste toile satirique qui fit sa renommée. Même ses proches, désireux de à se faire reconnaître pour exister, n’en veulent pas. La toile est refusée au Salon des XX où il est question de l’exclure du Cercle dont il est pourtant l’un des membres fondateurs ! Contre le souhait d’Ensor, les « vingtistes », courant vers le succès, se séparent quatre ans après pour se recréer sous le nom de La Libre Esthétique.
Dans cette œuvre, une large banderole rouge renseigne « Vive la sociale » et non « Vive le Christ ». Seul un petit panneau sur le côté applaudit un Jésus, roi de Bruxelles. Mais que diable le prophète, qui a les traits du peintre et presque perdu dans la foule, vient-il faire à Bruxelles ? Le socialisme a-t-il remplacé le christianisme au point que si Jésus revenait aujourd’hui, il le ferait sous la banderole « Vive la sociale », référence à la « République sociale » dont les partisans mettaient en avant le droit au travail, le rôle de l’État dans la lutte contre les inégalités, le chômage et la maladie ?
Pour les amis d’Ensor, il avait perdu la raison. En effet, il fallait « être fou » pour prendre de face, aussi bien l’oligarchie dominante que le peuple dont il espérait obtenir respect et reconnaissance.
L’avocat et critique d’art belge Octave Maus, co-fondateur avec Ensor des XX, a résumé de manière célèbre la réaction des critiques d’art contemporains au « coup de gueule pictural » d’Ensor :
« Ensor est le chef d’un clan. Ensor est sous les feux de la rampe. Ensor résume et concentre certains principes qui sont considérés comme anarchistes. En bref, Ensor est une personne dangereuse qui a initié de grands changements (…) Il est par conséquent marqué pour les coups. C’est sur lui que sont dirigées toutes les arquebuses. C’est sur sa tête que sont déversés les récipients les plus aromatiques des soi-disant critiques sérieux.«
En 1894, invité à exposer à Paris, son œuvre, plus objet intellectif qu’esthétique, suscite peu d’intérêt. Désespéré de ne pas rencontrer le succès, Ensor, persistera avec une peinture survoltée, sauvage, saturée et violemment bariolée.
Squelettes et masques
Collection de masques. Musée Ensor, Ostende.
Très tôt, des têtes de mort, des squelettes et des masques font irruption dans son œuvre. Il ne s’agit pas là de l’imagination morbide d’un esprit malade comme le prétendent ses calomniateurs.
Radical ? Insolent ? Certes ; sarcastique, souvent ; pessimiste ? Jamais ! ; anarchiste ? disons plutôt « esprit gilet jaune », c’est-à-dire fortement contestataire d’un ordre établi ayant perdu toute légitimité et, absorbé par d’immenses manœuvres géopolitiques, marchant comme une horde de somnambules vers la « Grande Guerre » et la Deuxième Guerre mondiale qui vient derrière !
Têtes de morts, symboles de la vérité
Vanité.
Poétiquement, Ensor va ressusciter la métaphore ultra-classique des « Vanités » de la Renaissance, thème en somme très chrétien qui figure déjà dans « Le Triomphe de la Mort », ce poème de Pétrarque qui inspira le peintre flamand Pieter Bruegel l’Ancien ou encore la série de gravures sur bois d’Holbein, « La danse macabre ».
Un crâne juxtaposé à un sablier étaient les éléments de base permettant de visualiser le caractère éphémère de l’existence humaine sur terre. En tant qu’humains, nous rappelle cette métaphore, nous essayons en permanence de ne pas y penser, mais fatalement, nous finissons tous par mourir, du moins sur le plan corporel.
Notre « vanité », c’est cette envie permanente de nous croire éternels.
Ensor, n’hésitait pas à faire appel aux symboles. Pour pénétrer son œuvre, il faut donc savoir lire le sens qu’ils « cachent ». Visuellement, face au triomphe du mensonge et de l’hypocrisie, Ensor, en bon chrétien, érige donc la mort en seule vérité capable de donner du sens à notre existence. C’est elle qui triomphe sur notre existence physique.
Les masques, symbole du mensonge.
Autoportrait, James Ensor, 1899.
Petit à petit, comme dans La Mort et les masques (1897) (image en tête d’article), l’artiste va dramatiser encore un peu plus cette thématique en opposant la mort à des masques grotesques, symbole du mensonge et de l’hypocrisie des hommes. 1
Souvent dans ses œuvres, dans une inversion sublime des rôles, c’est la mort qui rit et ce sont les masques qui hurlent et pleurent, jamais l’inverse.
On dira que c’est grotesque et effroyable, mais en réalité, ce n’est que normal : la vérité rit lorsqu’elle triomphe et le mensonge pleure lorsqu’il voit sa fin arriver ! A cela s’ajoute, que lorsque la mort revient parmi les vivants et montre la flamme tremblante du chandelier, ces derniers hurlent, alors que la première a un gros avantage : elle est déjà morte et donc apparaît vit sans crainte !
Pensant sans doute à cette aristocratie bruxelloise qui accourut à Ostende pour y faire trempette, Ensor écrit :
« Ah ! Il faut les voir les masques, sous nos grands ciels d’opale et quand barbouillés de couleurs cruelles, ils évoluent, misérables, l’échine ployée, piteux sous les pluies, quelle déroute lamentable. Personnages terrifiés, à la fois insolents et timides, grognant et glapissant, voix grêles de fausset ou de clairons déchaînés.«
Ce même Ensor fustigea également les mauvais médecins tirant un immense ver solitaire du ventre d’un patient, les rois et les prêtres qu’il peignit « chiant » littéralement sur le peuple. Il pourfend les poissardes des bars, les critiques d’art qui n’ont pas vu son génie et qu’il peint sous la forme de crânes se disputant un hareng saur (jeu de mot sur « Art Ensor »).
Les Carnets du Roi
En 1903, un scandale d’une ampleur inédite éclate et secoue la Belgique, la France, et les pays voisins. Les Carnets du Roi, un ouvrage publié anonymement à Paris, et rapidement interdit à Bruxelles, dresse le portrait d’un autocrate à barbe blanche.
Sans le nommer, on y voit aisément Léopold II, le roi des Belges. Arrogant, prétentieux et roublard, il se révèle plus soucieux de s’enrichir et de collectionner les maîtresses que de veiller au bien commun des citoyens et au respect des lois d’un état démocratique. L’ouvrage, publié par un éditeur belge installé à Paris, avait jailli sous la plume d’un écrivain belge de la région liégeoise, Paul Gérardy (1870-1933), par hasard, un ami d’Ensor.
L’histoire des Carnets du Roi est avant tout celle d’un monarque dont on ne manque pas de se gausser par l’écrit et le dessin durant tout son règne, mais dont on critique également de façon extrêmement virulente, les méthodes utilisées pour gouverner son domaine personnel du Congo.
Divisé en une trentaine de courts chapitres, l’ouvrage se présente comme une suite de lettres et de conseils que le roi vieillissant adresse à celui qui devrait bientôt lui succéder sur le trône, son neveu Albert, par la suite protecteur d’Ensor et très impliqué avec son ami Albert Einstein qu’il accueillit en Belgique, à prévenir l’avènement de la Deuxième Guerre mondiale.
Dans Les Carnets, véritable satire, le monarque explique combien l’hypocrisie, le mensonge, la trahison et le double langage sont nécessaires à l’exercice du pouvoir : non pas pour assurer le bien des « gens du peuple » ou la stabilité de l’État monarchique, mais tout simplement pour s’enrichir sans vergogne. Les pages consacrées à l’exploitation des populations du Congo et au « rétablissement de l’esclavage » (sic) par un roi qui passait, via l’explorateur Stanley, pour en avoir été l’un des éradicateurs, sont d’une impitoyable lucidité.
Elles rejoignent les dénonciations les plus autorisées du monarque à la barbe blanche, à qui Gérardy prête ces mots :
« J’ai eu soin de faire publier que je n’étais soucieux que de civiliser les nègres, et comme cette sottise était affirmée avec sincérité par quelques convaincus, on y a cru rapidement et cela m’évita quelques ennuis.«
Rencontre avec Albert Einstein
Après 1900, des premières expos lui sont consacrées. Verhaeren écrit sa première monographie. Mais, curieusement, ce succès a désamorcé sa force de peintre. Il se contente de répéter ses thèmes favoris ou de s’autoportraiturer, y compris en squelette. Il reçoit en 1903 l’Ordre de Léopold. Enfin reconnu !
James Ensor (à droite), lors de sa rencontre avec Albert Einstein. Au centre, le ministre français Anatole de Monzie (chapeau blanc) et son secrétaire privé.
Le monde entier défile à Ostende pour le voir. Au début de l’année 1933, Ensor y rencontre Albert Einstein, de passage en Belgique après avoir fui l’Allemagne. Einstein, qui a résidé pendant quelques mois à Den Haan, non loin d’Ostende, fut protégé par le roi des Belges, Albert Ier, avec qui il se coordonne pour tenter d’empêcher une nouvelle guerre mondiale.
Si l’on prétend qu’Ensor et Einstein ne se comprenaient guère, la citation suivante indique plutôt le contraire. Ensor, toujours lyrique, aurait dit :
« Louons tous promptement le grand Einstein et ses ordres relatifs, mais condamnons l’algébrisme et ses racines carrées, les géomètres et leurs raisons cubiques. Je dis que le monde est rond….«
En 1929, le roi Albert Ier accorde le titre de baron à James Ensor.
En 1934, à l’écoute de tout ce qu’apporte Franklin Roosevelt et voyant la Belgique prise dans le tumulte du krach de 1929, le roi des Belges missionne son Premier ministre De Broqueville pour réorganiser le crédit et le système bancaire à l’instar du modèle du Glass-Steagall Act adopté aux Etats-Unis en 1933.
Le 17 février 1934, lors d’une escalade à Marche-les-Dames, Albert I décède dans des conditions jamais élucidées. Le 6 mars, De Broqueville fait un discours au Sénat belge sur la nécessité de faire son deuil du Traité de Versailles et d’arriver à une entente des Alliés de 1914-1918 avec l’Allemagne sur le désarmement, faute de quoi on irait vers une nouvelle guerre…
De Broqueville entame ensuite avec énergie la réforme bancaire. Ainsi, le 22 août 1934 sont promulgués plusieurs Arrêtés Royaux notamment l’Arrêté n°2 du 22 août 1934, relatif à la protection de l’épargne et de l’activité bancaire, imposant une scission en sociétés distinctes, entre banques de dépôt et banques d’affaire et de marché.
Bombes picturales
A partir de 1929, Ensor est surnommé le « prince des peintres ». L’artiste a une réaction inattendue face à cette reconnaissance trop longtemps attendue et trop tard venue à son goût : il abandonne la peinture et consacre les dernières années de sa vie exclusivement à la musique contemporaine avant de mourir en 1949, couvert d’honneurs.
Squelette arrêtant masques (1891), Ensor.
En 2016, une toile d’Ensor de 1891, surnommée « Squelette arrêtant masques », restée dans la même famille depuis près d’un siècle et inconnue des historiens, s’est vendu à 7,4 millions d’euros, record mondial pour cet artiste.
Au centre, la mort (ici un crâne coiffé du bonnet en peau d’ours typique du 1er régiment de grenadiers) prise à la gorge par d’étranges masques qui pourraient représenter les souverains de pays préparant les prochains conflits. Les masques (le mensonge) s’apprêtent à étrangler sans succès la vérité (la tête de mort) ? Ainsi, plus de cent ans plus tard, les bombes picturales d’Ensor explosent encore joyeusement à la tête des esprits étroits et frileux, des bourgeois enfarinés et des pisse-vinaigre, comme il l’aurait dit lui-même.
En 1819, un autre artiste, le poète anglais Percy Bysshe Shelley avait composé son poème politique Le Masque de l’Anarchie en réaction au massacre de Peterloo (18 morts, 700 blessés) lorsque la cavalerie chargea une manifestation pacifique de 60 000 à 80 000 personnes rassemblées pour demander une réforme de la représentation parlementaire. Dans cet appel à la liberté, il dénonce une oligarchie tuant à sa guise (l’anarchie). Loin d’un appel à la contre-violence anarchique, il s’agit peut-être de la première déclaration moderne du principe de résistance non violente. ↩︎
Le triptyque Portinari de Van der Goes, les bergers
Le beau livre de l’historien néerlandais Bernhard Ridderbos, Schilderkunst in de Bourgondische Nederlanden (La peinture aux Pays-Bas bourguignon, Davidsfonds, Leuven 2015) est un régal pour les yeux et l’esprit.
Couverture du livre de Bernhard Ridderbos
Ridderbos, déjà irrité par l’habile campagne de propagande menée depuis des siècles par des banquiers italiens pour qui « la » Renaissance n’était qu’italienne et pour qui les fiammingo n’étaient que des « Primitifs », démarre son ouvrage en incendiant (non sans raison) une œuvre qui reste une référence, L’automne du Moyen Age (1919), de Johan Huizinga (1872-1945).
Pour cet historien néerlandais influant, recteur de l’Université de Leyden :
L’art de Van Eyck, dans sa capacité de figurer les choses saintes, a su atteindre un haut degré de détail et de naturalisme, marquant sans doute un point de départ sur le plan strict de l’histoire de l’art, mais signifiant en réalité une fin sur le plan historico-culturel. La tension extrême de l’imagination terrestre du divin fut atteint ici ; cependant, le contenu mystique de son imagination s’apprêtait à quitter ces images et à ne laisser les réjouissances qu’à la forme
Niant l’esprit clairement pré-renaissant des peintres flamands du début du XVe siècle, pour Huizinga, leur naturalisme n’était rien d’autre que « le déploiement ultime de l’esprit moyenâgeux tardif. »
Or, comme j’ai cherché à démontrer, en avril 2006, lors de mon exposé au Colloque international à la Sorbonne sur le thème de « La recherche du divin à travers l’espace géométrique », Robert Campin, Jan van Eyck et d’autres peintres flamands, qu’on présente assez souvent comme récalcitrant à utiliser les modèles perspectivistes développés par l’italien Leon Battista Alberti et comme en témoigne la présence assez imposante de miroirs convexes dans leurs œuvres (Volets Werl, Epoux Arnolfini), se sont inspirés des travaux mathématiques et géométriques complexes du grand scientifique arabe Ibn Al-Haytam.
Mieux connu en Occident sous son nom latin Alhazen, ses travaux d’optique, notamment sur la lumière et les miroirs convexes, se retrouvent dans les carnets de Léonard de Vinci, lecteur assidu des Commentaires de Ghiberti. *
Libéré de cette chape de plomb de l’autocensure, Ridderbos approfondit l’iconographie, les contextes économiques, sociaux et culturels. Sans égarer le lecteur dans un marécage de détails et d’hypothèses stériles, il nous offre des éclairages très intéressants sur le comment et le pourquoi des créations artistiques de cette époque.
Ceux parmi vous qui n’ont jamais pris le temps de lire ni l’œuvre monumentale d’Erwin Panofsky, ni les imposantes monographies publiées en Belgique par le Fonds Mercator d’Anvers relatant in extenso la vie des grands peintres flamands tels que Robert Campin, Rogier Van der Weyden, Jan Van Eyck, Hans Memling, Thierry Bouts, Hugo Van der Goes et Gérard David, remercieront Ridderbos pour non seulement en avoir extrait la quintessence, mais pour les avoir mis en relation les unes avec les autres.
Les commanditaires
En premier lieu, il montre à quel point les artistes étaient soumis à des « carnets de charges » très stricts. Un tel monastère, une telle guilde, un tel seigneur passait commande. Ils fixaient la taille de l’œuvre, le sujet et les personnes à représenter. Plusieurs théologiens, spécialistes du thème à traiter, furent parfois nommés pour conseiller et accompagner le peintre dans sa représentation de sujets religieux. L’artiste exécuta d’abord, sur son panneau, un dessin. Et ce n’est qu’une fois validé par le commanditaire, souvent après de nombreuses modifications, qu’il appliqua les couleurs. Gérard David, par exemple, a du changer l’ensemble des portraits des échevins sur son œuvre, suite à l’élection d’une nouvelle équipe…
Rivalités
Ensuite, Ridderbos indique comment les rivalités des uns et des autres, princes, églises, mais aussi Cités-Etats, souvent en quête de prestige (le fameux « soft power » de nos jours), ont profité à la vie artistique flamande. Princes, ducs, rois et banquiers étrangers se disputaient les peintres flamands pour fanfaronner et se mettre en avant.
Triptyque Portinari (1475), par Hugo van der Goes.
Pour monter en grade, un banquier des Médicis (Angelo Tani) commande un triptyque à Hans Memling, un Jugement dernier (1466-1473), largement inspiré de l’œuvre éponyme de Van Der Weyden pour l’Hospice de Beaune.
Lorsque son confrère (Tommaso Portinari, le fondé de pouvoir des Médicis à Bruges) l’apprend, il passe commande d’un autre triptyque, une Nativité (1475), bien plus grand et plus splendide encore chez Hugo Van der Goes. Ce « triptyque Portinari » sera dévoilé à Florence en 1483 et inspirera toute une série d’œuvres italiens, notamment celles du peintre italien Domenico Ghirlandaio.
Rogier Van der Weyden, après avoir travaillé pour la ville de Louvain, se voit offrir un bien meilleur salaire par la ville de Bruxelles, les deux villes cherchant à devenir la capitale de la région.
Lorsqu’il y peint pour l’Hôtel de Ville un grand retable sur la Justice (La Justice de Trajan et Herkenbald, ca. 1450), la ville de Louvain, pour ne pas être en reste, commandera plusieurs années après une œuvre semblable (La justice d’Otton III, 1473) à Thierry Bouts, provoquant à son tour une autre ville, celle de Bruges d’en commander un du même type (Le jugement de Cambyses, 1498) chez Gérard David, un disciple et proche de l’atelier de Van der Goes.
Ridderbos bien sûr ne se limite pas à tracer cette dynamique sociologique. Il analyse comment ces peintres vont dialoguer entre eux en reprenant à leur compte les apports techniques et iconographiques de leurs confrères. Tout en mobilisant le meilleur d’eux-mêmes, ils apportèrent des choses entièrement nouvelles. C’est un processus assez similaire à l’apport compositionnel d’un Ludwig van Beethoven montant lui-même « sur les épaules des géants » que furent avant lui Bach, Haydn et Mozart.
Van der Goes et la Dévotion moderne
Restes de l’Abbaye de Rouge Cloitre à Auderghem près de Bruxelles.
Dans le chapitre VII, page 179, l’auteur fait un effort particulier pour mettre en valeur l’œuvre d’Hugo Van Der Goes, un peintre remarquable qu’on a rangé un peu vite dans l’ombre de Van Eyck, Van der Weyden et Memling.
Probablement né vers 1440 à Gand, Van der Goes est reçu maître de la guilde des peintres de cette ville en 1467 et en devient le doyen en 1474. Trois ans plus tard, il est à l’apogée de la reconnaissance professionnelle et de la réussite sociale.
C’est alors qu’il abandonne la vie bourgeoise pour s’associer au grand mouvement de réforme appelé la Dévotion moderne. Pour ce faire, Van Der Goes devient frère lai auprès des Soeurs et Frères de la Vie commune, plus précisément ceux de l’abbaye du Rouge-Cloître (Rooklooster) dans la Forêt de Soignes près de Bruxelles. Il y jouit de certains privilèges, comme d’être autorisé à continuer à peindre.
Deventer
La Dévotion moderne sera avant tout un mouvement éducateur. Elle fonda notamment à Deventer une école renommée ouverte aux pauvres et aux orphelins. Rudolf Agricola et son successeur Alexandre Hegius y enseignent le grec et le latin à toute une génération d’humanistes dont le plus connu s’appelle Erasme de Rotterdam.
Le fameux cardinal-philosophe, mathématicien et juriste allemand, Nicolas de Cues (1401-1464) tenait en haute estime les efforts des enseignants de Deventer. En 1469, cinq ans après sa mort, sans doute en accord avec ses derniers vœux, une partie de son héritage ira abonder (de 1470 à 1682) un fond dédié, la Bursa Cusana, permettant à une vingtaine d’élèves, dont la moitié originaire de la ville natale de Cues, d’y parfaire leur instruction.
Le piétisme de la Devotion moderne, centré sur l’intériorité, s’articule le mieux dans le petit livre de Thomas van Kempen (a Kempis) (1380-1471), L’imitation de Jésus Christ. Celui-ci souligne l’exemple à suivre de la passion du Christ tel que nous l’enseigne l’Évangile, message repris par Erasme.
Van Der Goes, animé à titre personnel par l’esprit de cette démarche, apparaît ainsi, sans l’avoir connu, avec le peintre anversois Quinten Matsys, comme « le plus erasmien » des peintres flamands. Et à ce titre, il sera capable de faire transparaître dans ses œuvres une tension dramatique plus aiguë, traduite par l’animation et l’expressivité des personnages.
Les bergers
On pense immédiatement aux magnifiques bergers du Triptyque Portinari. Cette œuvre est commanditée par un des banquiers les plus riches de l’époque et pourtant, ce ne sont pas les trois Rois mages qui se trouvent au premier plan, mais d’humbles bergers arrivés bien avant eux et les premiers à reconnaître l’enfant pour ce qu’il est.
Se démarquant nettement de la façon dont le peintre italien Andrea Mantegna les avait dépeint vingt ans plus tôt, c’est-à-dire comme des pauvres hères en haillons, hirsutes, sales et édentés, Van der Goes souligne leur dignité et met en avant leurs transformations.
D’ailleurs, les expressions des bergers incarneraient les trois étapes spirituelles définies par un autre inspirateur de la Devotion moderne, le mystique flamand Jan Van Ruysbroeck (1293-1381) : la vie active, la vie intérieure et la vie contemplative où l’Homme entre en communion spirituelle avec Dieu. **
Le chapeau de Nicodème
La lamentation du Christ (après 1479), œuvre de Hugo van der Goes, Musée de Vienne.
Autre exemple, son tableau La lamentation du Christ (après 1479) actuellement au Musée de Vienne. De prime abord rien de bien révolutionnaire dans cette représentation. On y voit la mère du Christ retenue par Jean lorsqu’elle s’effondre sur la dépouille mortelle de son fils.
C’est sur l’avant plan que deux figures méritent notre attention. S’appuyant sur les Geestelijke Opklimmingen (Des ascensions spirituelles) écrit par Gerard Zerbold de Zutphen (1367-1398), un auteur de la Dévotion moderne proche de Groote, Ridderbos identifie leur rôle dans cette œuvre.
A droite, d’abord, on voit Nicodème coiffé d’une capuche rouge. Selon l’Evangile selon Saint-Jean, Nicodème a été un des premiers pharisiens devenus secrètement disciples de Jésus. Ici, on le voit en pleine crise, pour ne pas dire agonie existentielle, portant un regard effrayé sur son riche chapeau posé par terre.
Le chapeau de Nicodème, surmonté d’une couronne d’épines !
Or, lorsque l’on examine de plus près ce couvre-chef, on découvre qu’il est surmonté d’une couronne d’épines !
La métaphore est donc à l’image de la Dévotion moderne qui exigeait de chacun, non seulement de suivre fidèlement les rites, mais de « vivre à l’imitation du Christ », c’est-à-dire de s’élever à un tel niveau d’amour pour le Christ et l’humanité qu’on puisse offrir librement ses possessions, son patrimoine et même sa vie au vrai, au juste et au beau.
Enfin, pour compléter le tableau, à gauche, toujours au premier plan, la figure de Marie Madeleine, une autre disciple de Jésus qui le suit jusqu’à ses derniers jours.
Prostituée repentie, Marie Madeleine complète à merveille la métaphore en s’érigeant ici comme l’exemple même du travail d’introspection et d’auto-perfectionnement personnel qu’exigeaient les Sœurs et Frères de la Vie Commune.
Le message est fort : vous ne pouvez pas vous contenter d’adorer ou d’admirer le Christ ! Vous devez changer vos vies ! Un message qui n’a pas perdu de son actualité…
Détail du Triptyque Portinari de Hugo van der Goes.
Plaque commémorative au Rooklooster d’Ouderghem près de Bruxelles.
Notes:
* Ibn Al-Haytam (Alhazen) (965-1039) écrivit quelques 200 ouvrages sur les mathématiques, l’astronomie, la physique, la médecine et la philosophie. Né à Bassora, et après avoir travaillé sur l’aménagement des cours du Nil en Égypte, il se serait rendu en Espagne. Il aurait mené une série d’expériences très précises sur l’optique théorique et expérimentale, y compris sur la camera obscura (chambre noire), travaux qu’on retrouve ultérieurement dans les études de Léonard de Vinci. Ce dernier a pu lire les longs passages d’Alhazen qui figurent dans les Commentari du sculpteur florentin Ghiberti. Après que l’évêque de Reims Gerbert d’Aurillac (le futur pape Sylvestre II en 999) ramena d’Espagne le système décimal avec son zéro et un astrolabe, c’est grâce à Gérard de Crémone (1114-vers 1187) que l’Europe va accéder à la science grecque, juive et arabe. Ce savant se rendra 1175 à Tolède pour y apprendre l’arabe et effectuera la traduction de quelques 80 ouvrages scientifiques de l’arabe en latin, notamment l’Almageste de Ptolémée, les Coniques d’Apollonius, plusieurs traités d’Aristote, le Canon d’Avicenne, les œuvres d’Ibn Al-Haytam, d’Al-Kindi, de Thabit ibn Qurra et d’Al-Razi. Dans le monde arabe, ces recherches furent reprises un siècle plus tard par le physicien persan Al-Farisi (1267-1319). Ce dernier a rédigé un important commentaire du Traité d’optique d’Alhazen. En prenant pour modèle une goutte d’eau et en s’appuyant sur la théorie d’Alhazen sur la double réfraction dans une sphère, il a donné la première explication correcte de l’arc-en-ciel. Il a même suggéré la propriété ondulatoire de la lumière, alors qu’Alhazen avait étudié la lumière à l’aide de balles solides dans ses expériences de réflexion et de réfraction. Désormais la question se posait ainsi : la lumière se propage-t-elle par ondulation ou par transport de particules ?
** Voir à ce propos : Nadeije Laneyrie-dagen, L’invention du corps : La représentation de l’homme du Moyen Âge à la fin du XIXe siècle, Paris 1997, 52. ; Delphine Rabier, Les trois degrés de la vision selon Ruysbroeck l’Admirable et les Bergers du triptyque Portinari de Hugo van der Goes, in Studies in Spirituality, 27, p. 163-179, 2017.
Le Collège des Trois Langues de Louvain (1517-1797)
Erasme, les pratiques pédagogiques humanistes et le nouvel institut des langues.
Sous la direction de Jan Papy, avec les contributions de Gert Gielis, Pierre Swiggers, Xander Feys & Dirk Sacré, Raf Van Rooy & Toon Van Hal, Pierre Van Hecke.
En Belgique, il y a un an, dans la vieille ville universitaire de Louvain, et ensuite à Arlon, une exposition très intéressante a échappé à notre attention.
Réunissant des documents historiques, gravures et manuscrits de la bibliothèque universitaire ainsi que de nombreuses pièces de l’étranger, du 19 octobre 2017 au 18 janvier 2018, l’évènement a voulu, à l’occasion du 500e anniversaire de sa fondation, retracer l’origine et mettre à honneur l’activité du fameux « Collège Trilingue » érigé en 1517 grâce aux efforts du grand humaniste chrétien Erasme de Rotterdam (1467-1536).
Quand on parle de civilisation européenne, c’est bien cette institution, bien que peu connue et de taille modeste, qui en fut l’un des artisans majeurs.
Car tout comme Guillaume le Taciturne (1533-1584), l’organisateur de la révolte des Pays-Bas contre la tyrannie habsbourgeoise, les visionnaires More, Rabelais, Cervantès et Shakespeare s’inspireront de son combat exemplaire, de sa verve et de son grand projet pédagogique.
Vitrail récent représentant Jérôme de Busleyden devant sa résidence à Mechelen. C’est là qu’il introduisit Erasme auprès de Thomas More.
L’occasion pour les Editions Peeters de Louvain de consacrer à cet anniversaire un beau catalogue et plusieurs recueils, publiés aussi bien en néerlandais, en français, qu’en anglais, réunissant les contributions de plusieurs spécialistes sous l’œil avisé (et passionné) de Jan Papy, professeur de littérature latine de la Renaissance à l’Université de la ville, appuyé d’une « équipe trilingue louvainiste » qui n’a pas épargné ses efforts pour relire attentivement toutes les publications ayant trait au sujet et explorer des sources nouvelles dans diverses archives d’Europe.
L’histoire de cet établissement humaniste en est une non seulement d’une remarquable visée scientifique et pédagogique, mais aussi d’efforts obstinés, voire de combats courageux, couronnés d’un succès international sans précédent. Mettant à profit le legs de Jérôme de Busleyden (1470-1517), conseiller au Grand Conseil de Malines, décédé en août 1517, Érasme s’attela aussitôt à la création d’un collège où des savants de renommée internationale prodigueraient un enseignement public et gratuit du latin, du grec et de l’hébreu. Dans ce collège ‘trilingue’, étudiants-boursiers et professeurs vivaient ensemble.
peut-on lire sur la jaquette du catalogue de plus de 200 pages.
Pour les chercheurs, il ne s’agissait pas de retracer de façon exhaustive l’histoire de cette entreprise mais de répondre à la question :
Quelle fut la ‘recette magique’ qui a permis d’attirer aussi rapidement à Louvain entre trois et six cents étudiants venant de partout en Europe ?
Portrait d’Erasme de 1517 par son ami le peintre anversois Quinten Metsys.
En tout cas, la chose est inédite, car, à l’époque, rien que le fait d’enseigner et en plus gratuitement, le grec et l’hébreu —considéré par le Vatican comme hérétique— est déjà révolutionnaire. Et ceci, bien que, dès le XIVe siècle, initié par les humanistes italiens au contact des érudits grecs exilés en Italie, l’examen des sources grecques, hébraïques et latines et la comparaison rigoureuse des grands textes aussi bien des pères de l’Eglise que de l’Evangile, est la voie choisie par les humanistes pour libérer l’humanité de la chape de plomb aristotélicienne qui étouffe la Chrétienté et de faire renaître l’idéal, la beauté et le souffle de l’église primitive.
Pour Erasme, comme l’avait fait avant lui Lorenzo Valla (1403-1457), en promouvant ce qu’il appelle « la philosophie du Christ », il s’agit d’unir la chrétienté en mettant fin aux divisions internes résultant de la cupidité (les indulgences, la simonie, etc.) et des pratiques de superstition religieuse (culte des reliques) qui infectent l’Eglise de haut en bas, en particulier les ordres mendiants.
Pour y arriver, Erasme désire reprendre l’Evangile à sa source, c’est-à-dire comparer les textes d’origine en grec, en latin et en hébreux, souvent inconnus ou sinon entièrement pollués par plus de mille ans de copiages et de commentaires scolastiques.
Frères de la Vie Commune
Wessel Gansfort, détail d’un portrait posthume peint récemment par Jacqueline Kasemier.
Mes recherches propres me permettent de rappeler qu’Erasme est un disciple des Sœurs et Frères de la Vie commune de Deventer au Pays-Bas. Les figures fondatrices et emblématiques de cet ordre laïc et enseignant sont Geert Groote (1340-1384), Florent Radewijns (1350-1400) et Wessel Gansfort (1420-1489) dont on croit savoir qu’ils maitrisaient précisément ces trois langues.
Le piétisme de ce courant dit de la « Dévotion Moderne », centré sur l’intériorité, s’articule à merveille dans le petit livre de Thomas a Kempis (1380-1471), L’imitation de Jésus Christ. Celui-ci souligne l’exemple personnel à suivre de la passion du Christ tel que nous l’enseigne l’Evangile, message qu’Erasme reprendra.
Rudolphe Agricola.
En 1475, le père d’Erasme, qui maîtrise le grec et aurait écouté des humanistes réputés en Italie, envoie son fils de neuf ans au chapitre des frères de Deventer, à l’époque dirigé par Alexandre Hegius (1433-1498), élève du célèbre Rudolphe Agricola (1442-1485), qu’Erasme a eu la possibilité d’écouter et qu’il appelle un « intellect divin ».
Disciple du cardinal-philosophe Nicolas de Cues (1401-1464), défenseur enthousiaste de la renaissance italienne et des belles lettres, Agricola a comme habitude de secouer ses élèves en leur lançant :
Soyez méfiant à l’égard de tout ce que vous avez appris jusqu’à ce jour. Rejetez tout ! Partez du point de vue qu’il faut tout désapprendre, sauf ce que, sur la base de votre autorité propre, ou sur la base du décret d’auteurs supérieurs, vous avez été capable de vous réapproprier.
Erasme reprend cet élan et, avec la fondation du Collège Trilingue, le portera à des hauteurs inédites. Pour ce faire, Erasme et ses amis appliqueront une nouvelle pédagogie.
Désormais, au lieu d’apprendre par cœur des commentaires médiévaux, les élèves doivent formuler leur propre jugement en s’inspirant des grands penseurs de l’antiquité classique, notamment « Saint Socrate », et ceci dans un latin purgé de ses barbarismes. Dans cette approche, lire un grand texte dans sa langue originale n’est que la base.
Vient ensuite tout un travail exploratoire : il faut connaître l’histoire et les motivations de l’auteur, son époque, l’histoire des lois de son pays, l’état de la science et du droit, la géographie, la cosmographie, comme des instruments indispensables pour situer les textes dans leur contexte littéraire et historique.
L’art et la science au peuple. Le début du XVIe siècle a connu un engouement pour les sciences.
Cette approche « moderne » (questionnement, étude critique des sources, etc.) du Collège Trilingue, après avoir fait ses preuves en clarifiant le message de l’Evangile, se répand alors rapidement à travers toute l’Europe et surtout s’étend à toutes les matières, notamment scientifiques !
En sortant les jeunes talents du monde étroit et endormi des certitudes scolastiques, l’institution devient un formidable incubateur d’esprits créateurs.
Certes, cela peut étonner le lecteur français pour qui Erasme n’est qu’un littéraire comique qui se serait perdu dans une dispute théologique sans fin contre Luther. Si l’on admet généralement que sous Charles Quint, les Pays-Bas et l’actuelle Belgique ont apporté leurs contributions à la science, peu nombreux sont ceux qui comprennent le lien unissant Erasme avec la démarche d’un mathématicien tel que Gemma Frisius, d’un cartographe comme Gérard Mercator, d’un anatomiste comme André Vésale ou d’un botaniste comme Rembert Dodoens.
Or, comme l’avait déjà documenté en 2011 le professeur Jan Papy dans un article remarquable, en Belgique et aux Pays-Bas, la Renaissance scientifique de la première moitié du XVIe siècle, n’a été possible que grâce à la « révolution linguistique » provoquée par le Collège Trilingue.
Car, au-delà de leurs langues vernaculaires, c’est-à-dire le français et le néerlandais, des centaines de jeunes, étudiant le grec, le latin et l’hébreu, accèderont d’un coup, à toutes les richesses scientifiques de la philosophie grecque, des meilleurs auteurs latins, grecs et hébreux. Enfin, ils purent lire Platon dans le texte, mais aussi Anaxagore, Héraclite, Thalès, Eudoxe de Cnide, Pythagore, Ératosthène, Archimède, Galien, Vitruve, Pline, Euclide et Ptolémée dont ils reprennent les travaux pour les dépasser ensuite.
Vestiges de l’ancienne muraille de Louvain. Au premier plan, la tour Jansénius, au deuxième, la tour Juste Lipse.
Comme le retracent en détail les œuvres publiées par les Editions Peeters, dans le premier siècle de son existence, le collège dut traverser des moments difficiles à une époque fortement marquée par des troubles politiques et religieux.
Le Collège Trilingue, près du Marché aux poissons, au centre de Louvain, a notamment dû affronter de nombreuses critiques et attaques de la part d’adversaires « traditionalistes », en particulier certains théologiens pour qui, en gros, les Grecs n’étaient que des schismatiques et les Juifs les assassins du Christ et des ésotériques. L’opposition fut telle qu’en 1521, Erasme quitte Louvain pour Bâle en Suisse, sans perdre contact avec l’institution.
En dépit de cela, la démarche érasmienne a d’emblée conquis toute l’Europe et tout ce qui comptait alors parmi les humanistes sortait de cette institution. De l’étranger, des centaines d’étudiants y accouraient pour suivre gratuitement les cours donnés par des professeurs de réputation internationale. 27 universités européennes ont nommé dans leur corps professoral d’anciens étudiants du Trilingue : Iéna, Wittenberg, Cologne, Douai, Bologne, Avignon, Franeker, Ingolstadt, Marburg, etc.
Le Wentelsteen, l’escalier du Collège Trilingue. Crédit : Karel Vereycken
Comme à Deventer chez les Frères de la Vie Commune, un système de bourses permet à des élèves pauvres mais talentueux, notamment les orphelins, d’accéder aux études. « Une chose pas forcément inhabituelle à l’époque, précise Jan Papy, et entreprise pour le salut de l’âme du fondateur (du Collège, c’est-à-dire Jérôme Busleyden) ».
En contemplant les marches usées jusqu’à la corde de l’escalier tournant en pierre (Wentelsteen), l’un des rares vestiges du bâtiment d’alors qui a résisté à l’assaut du temps et du mépris, on imagine facilement les pas enthousiastes de tous ses jeunes élèves quittant leur dortoir situé à l’étage. Comme l’indiquent les registres des achats de la cuisine du Collège Trilingue, pour l’époque, la nourriture y est excellente, beaucoup de viande, de la volaille, mais également des fruits, des légumes, et parfois du vin de Beaune, notamment lorsque Erasme y est reçu.
Avec le temps, la qualité de son enseignement a forcément variée avec celle de ses enseignants, le Collège Trilingue, dont l’activité a perduré pendant longtemps après la mort d’Erasme, a imprimé sa marque sur l’histoire en engendrant ce qu’on qualifie parfois de « petite Renaissance » du XVIe siècle.
Erasme, Rabelais et la Sorbonne
Quitte à nous éloigner du contenu du catalogue, nous nous permettons d’examiner brièvement l’influence d’Erasme et du Collège Trilingue en France.
A Paris, chez les chiens de garde de la bienpensance, c’est la méfiance. La Sorbonne (franciscaine), alarmée par la publication d’Erasme sur le texte grec de L’Evangile de Saint Luc, fait interdire dès 1523 l’étude du grec en France. En Vendée, à Fontenay-le-Comte, les moines du couvent de Rabelais confisquent alors sans vergogne ses livres grecs ce qui incitera l’intéressé à déserter son ordre mais pas ses livres. Médecin, Rabelais traduit par la suite Galien du grec en français. Et, comme le démontre la lettre de Rabelais à Erasme, le premier tient le second en haute estime.
L’Abbaye de Thélème, gravure au burin, d’après la description donnée par Rabelais dans Gargantua, son conte philosophique.
Dans son Gargantua (1534), esquissant les contours d’une Eglise du futur, Rabelais évoque le Collège Trilingue sous le nom d’abbaye de Thélème (Thélème = désir en grec, peut-être une référence à Désiré, prénom d’Erasme), un magnifique bâtiment hexagonal à six étages, digne des plus beaux châteaux de la Loire où l’on puisse retrouver, « les belles grandes librairies, en Grec, Latin, Hébrieu, François, Tuscan et Hespaignol, disparties par les divers estaiges selon langaiges », référence on ne peut plus claire au projet érasmien.
Marguerite de Valois, reine de Navarre. Soeur de François Ier, femme de lettres, poétesse, lectrice d’Erasme et protectrice de Rabelais.
Contre la Sorbonne, en 1530, le Collège Trilingue d’Erasme servira explicitement de modèle pour la création, à l’instigation de Guillaume Budé (ami d’Erasme), du « Collège des lecteurs royaux » (devenu depuis le Collège de France) par François Ier, avec les encouragements de sa sœur Marguerite de Valois reine de Navarre (1492-1549) (grand-mère d’Henri IV), poétesse, femme de lettres et lectrice d’Erasme.
Dans le même élan, en 1539, Robert Estienne est nommé imprimeur du roi pour le latin et l’hébreu, et c’est à sa demande que François Ier fit graver par Claude Garamont une police complète de caractères grecs dits « Grecs du Roi ».
Pour les mettre à l’abri des foudres des sorbonagres et des sorbonicoles, François Ier déclare alors les lecteurs royaux conseillers du roi. A l’ouverture, il s’agit de chaires de lecture publique pour le grec, l’hébreu et les mathématiques mais d’autres chaires suivront dont le latin, l’arabe, le syriaque, la médecine, la botanique et la philosophie. Aujourd’hui, il aurait sans doute ajouté le chinois et le russe.
Ce qui n’empêche pas qu’à peine un an après sa publication, en 1532, Pantagruel, le conte philosophique de Rabelais déchaîne les foudres de la Sorbonne. Accusé d’obscénité, en sus d’apostasie, Rabelais s’en tire de justesse grâce à l’un de ses anciens condisciples, Jean du Bellay (1498-1560), diplomate et évêque de Paris, qui l’emmène à Rome à titre de médecin.
A son retour, les esprits calmés, la bienveillance de François Ier et de Marguerite de Navarre, lui permettent de retrouver son poste à l’Hôtel-Dieu de Lyon.
Si certains historiens de l’Eglise estiment qu’Erasme, à Louvain en particulier, a exagéré et parfois même suscité des réactions hostiles de la part de certains théologiens à son encontre, rappelons tout de même que lors du Concile de Trente (1545-1563), l’œuvre complète d’Erasme, taxée d’hérésie, fut interdite de lecture pour les catholiques et mise à l’Index Vaticanus en 1559 où elle restera jusqu’en 1900 !
Si Thomas More, en qui Erasme voyait son « frère jumeau », a été béatifié en 1886 par le pape Léon XIII, canonisé par Pie XI en 1935 et fait saint patron des responsables de gouvernement et des hommes politiques par Jean-Paul II en l’an 2000, pour Erasme, il va falloir attendre.
Interrogé en 2015 au sujet d’un geste éventuel de réhabilitation en faveur d’un chrétien qui a tant fait pour défendre le christianisme, sa Sainteté le pape François, dans sa réponse écrite, a vivement remercié l’auteur pour ses réflexions.
Reconstruisons le Collège Trilingue !
Reconstitution sous forme d’image numérique, sur la base de documents historiques, du Collège Trilingue de Louvain. Crédit : Visualisations Timothy De Paepe
Ce qui reste du Collège Trilingue aujourd’hui : au fond d’une cour, entourée de bâtiments plus récents et sans intérêt, une petite porte donnant sur la salle d’escalier et une façade refaite au début du XVIIe siècle.
Dans le catalogue de l’exposition, le professeur Jan Papy retrace également le destin qu’ont connu les bâtiments qui abritaient jadis le Collège Trilingue.
Il mentionne notamment la tentative d’un des recteurs de l’Université Catholique de Louvain, de récupérer l’édifice en 1909, un projet qui échoua malheureusement à cause de la Première Guerre mondiale.
Le bâtiment est ensuite transformé en dépôt et en logements sociaux. « Dans la chapelle du Collège Trilingue, on fume alors le hareng et la salle de cours sert d’usine à glace… »
Aujourd’hui, à part l’escalier, rien n’évoque la splendeur historique de cette institution, ce qui fut forcément ressentie lors des commémorations de 2017.
Jan Papy regrette, bien que l’Université ait célébré les 500 ans avec « tout le faste académique requis », que l’ « on ne peut cependant s’empêcher d’éprouver des sentiments équivoques à la pensée que cette même Université n’a toujours pas pris à cœur le sort de cet institut qu’Erasme avait appelé de ses vœux et pour lequel il avait tant œuvré ».
Les restes du bâtiment, certes, dans leur état actuel, n’ont pas grande « valeur », du point de vue « objectif ». Ce n’est qu’en fonction de l’attention subjective que nous leur attribuons, qu’elles ont une valeur inestimable et précieuse comme témoignage ultime d’une partie de notre propre histoire.
Passage actuel (Busleydengang), à partir du Marché à poissons, vers le Collège Trilingue au centre de Louvain.
A cela s’ajoute que reconstruire le bâtiment, dont il ne reste pas grand-chose, coûterait à peine quelque petits millions d’euros, c’est-à-dire pas grand-chose à l’aube des milliards d’euros que brassent nos banques centrales et nos marchés financiers. Des mécènes privés pourraient également s’y intéresser.
Demain ? Reconstitution du portail d’origine donnant sur Collègue Trilingue à partir du marché à poissons. Crédit : Visualisations Timothy De Paepe
De notre point de vue, la reconstruction effective du Collège Trilingue dans sa forme originale, qui constitue en réalité une partie du cœur urbanistique de la ville de Louvain, serait une initiative souhaitable et incontestablement « un énorme plus » sur la carte de visite de la ville, de son Université, des Flandres, de la Belgique et de toute l’Europe. N’est-il pas un fait regrettable, alors que tous les jeunes connaissent les bourses Erasmus, que la plupart des gens ignorent les idées, l’œuvre et le rôle qu’a pu jouer un si grand humaniste ?
Des images en trois dimensions, réalisées dans la cadre de l’exposition sur la base des données historiques, permettent de visualiser un bel édifice, du même type que ceux construit par l’architecte Rombout II Keldermans à l’époque (Note), apte à remplir des missions multiples.
Crédit : Visualisations Timothy De Paepe
Enfin, chaque époque est en droit de « ré-écrire » l’histoire en fonction de sa vision de l’avenir sans pour autant la falsifier. Rappelons également, bien qu’on tende à l’oublier, que la Maison de Rubens (Rubenshuis) à Anvers, un Musée qui attire des milliers de visiteurs chaque année, n’est pas du tout le bâtiment d’origine ! Comme le reconnaît le site du Musée actuel :
La maison de Rubens reste sans doute inchangée jusqu’au milieu du 18e siècle, après quoi elle est entièrement transformée. Les façades sur la rue sont démolies et reconstruites selon le goût de l’époque. La demeure du XVIe siècle est aussi en grande partie remplacée par une bâtisse neuve. Le bâtiment est confisqué par les Français en 1798 et devient une prison pour les religieux condamnés au bannissement. La maison est rachetée par un particulier après l’époque napoléonienne. L’idée de faire de la maison un monument naît dans le courant du XIXe siècle. La Ville d’Anvers en fait l’acquisition en 1937. Les années suivantes seront mises à profit pour rendre autant que possible à la demeure son aspect à l’époque de Rubens. Le musée Maison Rubens ouvre ses portes en 1946. C’est la maison que vous visitez aujourd’hui.
L’annonce officielle d’une reconstruction du bâtiment pourrait éventuellement se faire le 18 octobre 2020, date anniversaire du jour où le Collège Trilingue ouvrait ses portes. Moi j’y serais !
Note: On pense à la Cour de Busleyden et le Palais de Marguerite d’Autriche à Malines ou à la Cour des marquis (Markiezenhof) de Bergen-op-Zoom
La chute des anges rebelles, tableau de Pieter Bruegel l’ancien (1562).
A propos du livre de Tine Luk Meganck, Pieter Bruegel the Elder, Fall of the rebel angels, Art, Politics and Knowledge at the eve of the Dutch Revolt, (Pierre Bruegel l’Ancien, La chute des anges rebelles, art, savoirs et politique à la veille de la révolte des Pays-Bas) (2014, Editions Silvana Editoriale, Collection des Cahiers des Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique).
Ayant pu régulièrement admirer ce tableau à ce qui s’appelait encore le Musée royal d’Art ancien lors de ma formation à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles, la Chute des anges rebelles de Pieter Bruegel l’Ancien méritait bien qu’on lui consacre un jour une recherche approfondie.
C’est désormais chose faite avec l’étude de Tine Luk Meganck, docteur en histoire de l’art diplômée par l’Université de Princeton et chercheure attachée au Musée de Bruxelles, dont les recherches furent publiées en anglais en 2014 dans la Collection des Cahiers des Musées Royaux des Beaux Arts de Belgique.
Si ce livre, qu’il faut saluer, en rappelant aussi bien le milieu culturel que la situation politique exerçant une influence sur la démarche du peintre, permet de mieux « lire » l’œuvre paradoxale du peintre flamand, l’étude, en évitant certains détails précieux tout en faisant des gros plans sur d’autres, nous laisse sur notre faim quant à l’essentiel.
Pire, à force d’étoffer ce qui ne reste que des simples hypothèses, Mme Meganck a bien du mal à résister à la tentation de vouloir nous faire partager d’office des conclusions qui n’ont pas lieu d’être mais qui lui permettraient de conforter une hypothèse déjà ancienne disant que le cardinal Granvelle, figure plus qu’ambigu du pouvoir impérial espagnol, aurait pu être un des commanditaires de Bruegel. Avant de répondre à cette question, revenons au tableau.
La Chute des anges rebelles, vaste tableau (117 x 162) peint sur bois de chêne par Pieter Bruegel l’Ancien en 1562, reprend une vieille thématique chrétienne qui cherche à répondre aux interrogations des croyants :
Si Dieu était le créateur de tout ce qui existe, a-t-il également créé le mal ?
La chute des anges rebelles, miniature d’un maître anonyme, Livre des bonnes mœurs de Jacques Legrand, Bourgogne, XVe siècle. (Crédit : BNF)
Bien avant la Théodicée du philosophe allemand Leibniz (1646-1716) qui répond en profondeur à cette question, Augustin d’Hippone (354-430), en rompant avec le manichéisme pour qui l’histoire n’était qu’une lutte incessante entre le « bien » et le « mal », souligne que le mal n’a aucune légitimité et n’est que simple « absence » du bien. En clair, si l’homme fait le choix de faire le bien, le mal, sans vecteur de propagation, est obligé de battre en retrait.
Une autre allégorie fut ajoutée pour expliquer l’origine du mal, celle de l’ange déchu. Le poète anglais John Milton (1608-1674), dans son célèbre Paradis perdu (1667) ainsi que le poète néerlandais Joost Van den Vondel (1587-1679), dans son Lucifer (1654) brodent sur ce thème. Lorsque Dieu créa l’homme à son image, avancent-ils, les anges qui l’entouraient, succombaient à la jalousie. Le Seigneur les chargea d’observer le comportement des hommes qu’il avait créé à son image. Constatant la beauté et l’harmonie de l’existence humaine, les anges furent pris de panique : avec des humains si près et tant aimés de Dieu, qu’allons-nous devenir ?
L’évêque Irénée de Lyon (130-202), affirma que l’ange
à cause de la jalousie et de l’envie qu’il éprouvait à l’égard de l’homme pour les nombreux dons que Dieu lui avait accordés, fit de l’homme un pécheur en le persuadant de désobéir au commandement de Dieu, provoqua sa ruine.
Découvrant la déchéance de certains anges, Dieu ordonna leur expulsion.
Plusieurs prophètes annoncent, après une guerre féroce, le triomphe de l’archange Michel et de sa milice céleste d’anges sur Lucifer, prince des lumières. Ce n’est plus une lutte éternelle mais la victoire du bien et de Dieu sur le mal annonçant le Royaume de Dieu dans l’univers.
D’après le livre de l’Apocalypse de l’apôtre Jean (chapitre 12, verset 7-9),
Il y eut guerre dans le ciel : Michel et ses anges sont allés à la guerre avec le dragon. Et le dragon et ses anges. Et il a réussi, ni était un endroit pour eux dans le ciel. Et le grand dragon fut précipité, le serpent ancien, appelé le diable et Satan, qui trompe le monde entier, a été jeté à la terre, et ses anges furent précipités avec lui.
Depuis Origène (185-253), la chute de l’ange provient du péché d’orgueil. Reprenant le Livre d’Isaïe (versets 12 à 14), Origène affirme :
Comment Lucifer est-il tombé du ciel, lui qui se levait le matin ? Il s’est brisé et abattu sur la terre, lui qui s’en prenait à toutes les nations. Mais toi, tu as dit dans ton esprit : Je monterai au ciel, sur les étoiles du ciel je poserai mon trône, je siégerai sur le mont élevé au-dessus des monts élevés qui sont vers l’Aquilon. Je monterai au-dessus des nuées, je serai semblable au Très Haut. Or maintenant tu as plongé dans la région d’en bas et dans les fondements de la terre.
Aux Quatre Vents
La chute des anges rebelles de Frans Floris, 1554.
Bruegel va y ajouter son imagination et la philosophie érasmienne qu’il a rencontré en travaillant à Anvers dans l’atelier Aux Quatre Vents du graveur Jérôme Cock, fils de Jan Wellens Cock, un disciple de Jérôme Bosch.
Dans cet atelier, il a pu croiser le graveur néerlandais Dirck Volckertszoon Coornhert(1522-1590), formé par le jeune secrétaire d’Erasme, Quirin Talesius (1505-1575), lui-même traducteur d’Erasme en néerlandais et futur secrétaire d’Etat du prince d’Orange, Guillaume le Taciturne (1533-1585) le grand dirigeant humaniste qui souleva les Pays-Bas contre l’Empire espagnol.
Dirck Volkertszoon Coornhert, portrait de Maarten Van Heemskerk.
Coornhert s’occupe de graver l’œuvre du peintre Maarten van Heemskerk et de Frans Floris, lui aussi l’auteur en 1554 (donc huit ans avant Bruegel) d’un tableau sur le thème de la Chute des anges rebelles. En 1560, lorsque Coornhert devient éditeur, son élève s’appelle Philippe Galle qui grava plusieurs dessins de Bruegel pour l’éditeur Jérôme Cock.
Pour l’atelier de Cock, Bruegel élabora deux séries de gravures : les « Sept péchés capitaux » et les « Sept vertus ».
Comme le note Mme Meganck, Bruegel, renouant avec une vieille tradition qui date du moyen-âge, place à coté de chaque péché un animal symbolisant le coté bestial de la chose : à coté de la rage, un ours ; à coté de la paresse, un âne ; à coté de l’orgueil, un paon ; à coté de l’avarice, un crapaud ; à coté de la gourmandise, un sanglier ; à coté de la jalousie, une dinde et enfin, à coté de la luxure, un coq.
La Fortitude, gravure au burin de la série Les Sept Vertus, réalisée par Jérôme Cock d’après un dessin de Bruegel l’ancien. La légende dit : « Vaincre ses impulsions, pour retenir sa rage ainsi que d’autres vices et émotions, voila ce qui est la vraie fortitude (force) ».
Déjà, dans sa gravure la Fortitude qui fait partie des Sept vertus et qui anticipe d’une certaine façon la Chute des anges rebelles, Bruegel montre une armée d’hommes tabassant un ours (la rage), tuant le sanglier (la gourmandise), égorgeant le paon (l’orgueil), frappant le crapaud (l’avarice), etc. Sous la gravure on peut lire en latin :
Vaincre ses impulsions, pour retenir sa rage ainsi que d’autres vices et émotions, voila ce qui est la vraie fortitude (force).
Or, chez Bruegel, les anges rebelles, dans leur chute, ne se transforment pas en démons à cornes mais en oiseaux plumés, en crapauds, en singes et autres cochons sauvages —qui font tous plus rire que trembler— ratiboisés par des anges restés fidèles et annonçant, à coup de buisines, leur triomphe.
Homme au turban, de Jan Van Eyck, 1433.
Et lorsque Mme Meganck affirme sans hésitation qu’un des cochons avec un bonnet rouge est une référence au peintre et diplomate humaniste flamand Jan Van Eyck, pour la raison toute simple qu’il était connu pour avoir porté un turban rouge, je ne sais plus s’il faut rire ou pleurer…
Il n’existe d’ailleurs aucune preuve formelle permettant de conclure que le portrait d’un homme avec un turban rouge, peint sans doute par Van Eyck en 1433 est un autoportrait.
En tout cas, pour le courant humaniste augustinien que nous évoquions, le mal n’est pas systématiquement quelque chose d’extérieur à l’homme mais également une chose à surmonter par chaque homme en lui-même en faisant le choix du bien. Rappelons que déjà, dans le polyptyque du Jugement dernier de Roger Van Der Weyden à l’Hospice de Beaune, ce n’est nullement le diable qui tire l’homme en enfer, mais d’autres hommes et femmes !
Ce qui est incontestable, c’est que lorsque Bruegel peint La chute des anges rebelles, il vise directement l’orgueil de ceux qui « se prennent pour Dieu » ou se croient même au-dessus de lui.
Reste alors à savoir à qui il s’adresse ? Pense-t-il comme le cardinal Granvelle aux Luthériens contestant l’autorité de l’Eglise de Rome ? Ou pense-t-il aux Catholiques espagnols dont l’absolutisme répressif et orgueilleux en défense de leur pouvoir terrestre, allait totalement à l’encontre de la vraie « philosophie du Christ » telle qu’elle fut défendue par Guillaume le Taciturne, lecteur d’Erasme et de Rabelais ?
C’est là, où notre analyse diffère radicalement de celle de Mme Meganck.
Le palais du Coudenberg à Bruxelles au XVIe siècle, à l’époque la capitale des Pays-Bas bourguignons.
En 1562, en effet, Bruegel s’installe à Bruxelles où il se marie l’année suivante avec Mayken Coeck, fille de son maître Pieter Coecke van Aelst. La Cour de Bruxelles avec celle de Madrid, est alors l’endroit où se joue aussi bien le destin des Flandres que celui des Habsbourg.
Or, à cette époque, l’Empire espagnol qui règne sur les Pays-Bas bourguignons, en dépit des arrivages d’or du Nouveau monde, subira les conséquences dramatiques de quatre faillites d’État : 1557, 1560, 1575 et 1596. Or, comme aujourd’hui, pour faire perdurer la valeur de plus en plus fictive de certains titres financiers, il faut, y compris par la force de l’épée, extorquer la richesse physique des populations qui sont sommées à régler la facture.
Ainsi, comme l’a fort bien analysé feu l’historien d’art Michael Gibson, lorsque Bruegel peint Le dénombrement de Bethléem (1566, année où commence le mouvement iconoclaste), il peint l’occupant espagnol collectant la dîme et lorsqu’il peint Le massacre des innocents (1565), pour figurer les troupes romaines, il peint les sinistres tuniques rouges (les Rhoode Rox) de la gendarmerie impériale de Philippe II qu’on retrouve également dans Le portement de croix (1564). Et lorsqu’il peint la Tour de Babel (1563), où défile le Pape à un des étages supérieurs, il dénonce l’orgueil d’un pouvoir terrestre s’estimant, péché suprême, au-dessus de celui de son Seigneur.
Antoine Perrenot de Granvelle
En tant que fils d’un notable influent, Antoine Perrenot de Granvelle (1517-1586), sans être d’origine aristocratique, a eu une carrière fulgurante.
Dès l’âge de 21 ans il est appelé à se mettre au service des Habsbourg en tant qu’évêque d’Arras. Après le décès de son père, il devient le garde des Seaux et le secrétaire d’État de l’Empereur Charles Quint.
A Bruxelles il fait ériger un palais grandiose style Renaissance et il se fait peindre son portrait par le Titien.
Il est à la manœuvre pour marier Philippe II avec Marie Tudor et œuvre comme diplomate, notamment lors du traité de Cateau-Cambrésis (1559). Granvelle sera le conseiller principal de Philippe II dans les années précédent la révolte des Pays-Bas.
Réticent à titre personnel devant la répression, sa loyauté quasi-religieuse au Roi l’amena à appliquer sans état d’âme les mesures les plus extrêmes de l’Inquisition et de Philippe II.
Lorsque ce dernier rentre à Madrid, Granvelle, en contact permanent avec le Roi, imposa sa politique à la jeune Margarite de Parme, la régente.
La Consulta, un cabinet secret de seulement trois personnes assure sa tutelle : Charles de Berlaymont, un administrateur dévoué, Wigle van Aytta (Viglius), un ex-érasmien ayant perdu tout courage pour s’imposer face à un Granvelle omnipuissant. Lorsque la ville d’Anvers devient une poudrière luthérienne, Granvelle fait multiplier les diocèses et se fait nommer en 1561 cardinal-archevêque de Malines obtenant ainsi une voix au Conseil d’État.
La révolte des nobles
En mai 1561, constatant leur mise à l’écart dans l’exercice du pouvoir, dix membres de l’Ordre de la Toison d’or, c’est-à-dire des membres de la noblesse, notamment le comte Lamoral d’Egmont, Philippe de Montmorency comte de Hornes et huit autres seigneurs se réunissent alors chez le Prince Guillaume d’Orange (le « Taciturne »), pour former une « Ligue contre Granvelle » exigeant son départ et celui des troupes espagnoles. Sous la pression, le roi finit par retirer les troupes en 1561 et renvoi Granvelle en Franche-Comté en 1564. Trop peu et trop tard pour aplanir les tensions entre la noblesse et Madrid. Egmont tente alors de plaider la cause à Madrid mais revient avec des promesses assez vagues.
Guillaume d’Orange, dit le Taciturne, lecteur d’Erasme et fondateur de la République des Pays-Bas.
Reprenant à son compte la thèse qui prétend que l’origine de la révolte des Pays-Bas fut un conflit entre d’un coté la noblesse « de robe », du type du cardinal Granvelle et de l’autre, la « noblesse d’épée » comme Guillaume d’Orange, Mme Meganck affirme que
la raison pour la détérioration des relations entre Granvelle et Orange n’était pas tellement un conflit idéologique mais un conflit pour des positions de pouvoir.
Or rien n’est plus faux et méprisant pour ce dirigeant hors du commun. Il serait fastidieux ici de résumer en quelques lignes la biographie très documentée d’Yves Cazaux, Guillaume le Taciturne (Fond Mercator, Albin Michel, Anvers 1973). Le prince d’Orange, tout comme Erasme dès 1517, estimait que si le Vatican persistait à faire de Luther son ennemi principal, les guerres de religions risquaient de ravager l’Europe pendant un siècle et de diviser gravement la chrétienté. Ancien conseiller des Finances, Guillaume savait aussi que la présence des troupes espagnoles, que Granvelle cherchait à renforcer, ne pouvait qu’accélérer le pillage des populations et donc accélérer la désunion.
Dans un moment relativement unique, aux Pays-Bas, aussi bien la noblesse que le peuple voyait leur liberté religieuse, économique et culturelle menacé. Alors que pour Granvelle la défense de son pouvoir personnel et sa richesse coïncidait avec la défense de l’absolutisme espagnol, Guillaume d’Orange défendait, essentiellement en engageant sa fortune personnelle, l’idéal de l’unité et du bien commun.
Notons que l’acte de la Haye (dit « acte d’abjuration ») de 1581, qui formalise l’indépendance des Pays-Bas, souligne que « le prince est là pour ses sujets, sans lesquels il n’est point prince ».
Le même texte utilise le terme néerlandais « verlatinghe » (abandon). Car pour les fondateurs de la République néerlandaise, c’était Philippe II d’Espagne, par ses exactions et en violation de l’intérêt général, qui a abandonné les Dix-sept Provinces, non pas le contraire.
Parlant de Granvelle, grand ami du sanguinaire duc d’Albe chargé de mettre de l’ordre dans le pays après Granvelle, Yves Cazaux estime que
ce prélat ambitieux, distingué, humaniste et jouisseur n’était sans doute pas le plus assoiffé de sang et il a pu écrire avec une certaine vraisemblance qu’il avait tempéré la répression autant qu’il avait pu. On trouve aussi dans ses papiers, sa doctrine et son programme politique pour les Pays-Bas : il avait conseillé au Roi d’incorporer tous les pays ‘en un seule royaume et s’en faire couronner roi absolu’. Au roi absolu de Granvelle, le prince d’Orange opposait la Généralité dans la liberté et la conception érasmienne de la souveraineté nationale. A la croisade de toute la catholicité, vœu de Granvelle et des Guise, le prince opposait la tolérance et la liberté religieuse. Les deux hommes étaient faits pour s’affronter en combat mortel, sans peut-être avoir perdu toute estime pour l’autre.
Chambres de Rhétorique
En 1561, lors du Landjuweel d’Anvers (concours public en plein air de poésie, de chansons, de théâtre et de farces), une pièce de théâtre mettait en scène comment —éclairées par la lumière—, la paix, la charité et la raison, avec l’aide de la prudence, de la rhétorique et de l’inventivité, chassaient la rage, la jalousie et la discorde.
Apport nouveau et important de Mme Meganck, l’influence des Chambres de Rhétorique et le Landjuweel d’Anvers de 1561 sur Bruegel, une piste dont me parla déjà Michael Gibson et qu’il développa dans son livre Le portement de croix (Éditions Noêsis, Paris 1996) qui servira par la suite à la réalisation du film « Bruegel, le moulin et la croix ».
Montrant à quel point la population voyait venir l’orage, en 1562, lorsqu’une Chambre de Rhétorique posa la question : « Qu’est-ce qui permettrait le maintien de la paix ? », les réponses qui prévalaient étaient « la sagesse », « l’obéissance », « la crainte de Dieu » et « l’unité ». Détail intéressant évoqué par Mme Meganck, 4 des 70 réponses évoquaient la chute de Lucifer et les anges rebelles, tellement le thème était populaire.
Un rhétoricien de la Chambre du Saint Esprit de Geraardsbergen ajouta par ailleurs que
La sagesse est également un bien en politique, car la sagesse n’est ni l’orgueil ni le rejet, mais l’amour tendre qui amène les bergers à diriger la communauté, pas avec des préjugés mais avec un cœur joyeux, sans penser à eux-mêmes ou être assoiffé de pouvoir, mais en cherchant le bien-être du peuple, comme un père le fait pour ses enfants : voilà les bon dirigeants pour la communauté laïque.
Alors que ces expressions culturelles étaient une soupape de sécurité inestimable permettant d’éviter l’explosion de la cocotte-minute sociétale, dès la moindre critique des ecclésiastiques, la répression frappait.
Scène d’une procession à Anvers. Tableau d’Erasmus de Bie.
Après qu’une Chambre de rhétorique avait ironisé en 1560 sur le clergé et le saint Esprit, et après une enquête approfondie à propos de ces « pièces scandaleuses » menée par Granvelle en personne, un placard ordonna qu’à partir de là, toutes les chansons et poèmes, avant d’être chantés ou récités, nécessitaient une autorisation préalable par les autorités religieuses et temporelles.
Commanditaire ?
Granvelle, peint par Frans Floris.
Lorsque Mme Meganck écrit (p. 155) que « L’hypothèse que Granvelle aurait commandité la Chute des anges, ou que Bruegel aurait adressé son invention spécifiquement à lui, permettrait de jeter une nouvelle lumière sur le cœur de son iconographie », je peux souscrire à la deuxième partie de son énoncé.
Cependant, lorsqu’elle poursuit « Dans le contexte de la révolte de la noblesse locale des Pays-Bas contre Granvelle, l’intention du tableau semble extrêmement pertinent : ceux qui se rebellent contre l’ordre établi finiront en ruine », on ne la suit plus. Car rien n’est plus juste, de contester une autorité illégitime (mais parfois légale), au nom d’une autorité supérieure fondée sur le bien, le vrai et le beau, comme l’a fait le général De Gaulle contre l’occupation Nazie et un régime collaborationniste qui le condamna à mort ! Si l’on appliquait ce raisonnement à la France de 1940, De Gaulle aurait été Lucifer !
Pour sa défense, Mme Meganck, qui récuse « la propagande de la révolte néerlandaise » pour qui Granvelle aurait été « un monstre assoiffé de sang », rapporte que ce dernier, un collectionneur passionné de tableaux et de curiosités de toutes sortes, artificielles et naturelles, et disposant d’un nain à son service, s’intéressait aussi bien à l’œuvre de Jérôme Bosch qu’à celle de Bruegel. Philippe II aurait même retardé son redéploiement à Besançon tellement il approvisionnait la cour de Madrid avec toutes sortes d’objets extravagants.
Mme Meganck rappelle que l’inventaire de la collection de Granvelle, une collection enrichie après sa mort par sa famille, comprenait en 1607 La fuite en Égypte, une œuvre de Bruegel l’Ancien datée de 1563. En 1575, plusieurs années après la mort de Bruegel, l’évêque de Tournai Maximilien Morillon, son confident, signale à Granvelle que les prix des tableaux du peintre ont nettement augmenté.
Mme Meganck, se contredisant, nous dit qu’il est regrettable qu’aucune preuve formelle n’existe pour affirmer que Granvelle aurait commandité une œuvre auprès de Bruegel tout en disant, page 146 :
Granvelle est un des rares amateurs d’art connu qui a probablement possédé des peintures de Bruegel durant la vie de l’artiste.
Collectionneur érudit
Etude d’insectes divers, anonyme, vers 1550.
Le livre de Mme Meganck constate également que le tableau de Bruegel grenouille (c’est le cas de le dire) de références à des objets exotiques qui commençaient à faire la fierté des collectionneurs érudits tel que Granvelle : papillons, oiseaux et poissons exotiques, cadrans solaires et instruments de musique, pièces d’armures, casques et calices.
Par exemple, Mme Meganck épingle dans son livre un beau papillon qui aurait pu faire partie de ce genre de collections et qu’on le retrouve au centre de La chute des anges rebelles.
Vanité, de Jan Sanders Van Hemessen (vers 1540).
Notez que ce type de papillon figure également dans la Vanité (1540) de Jan Sanders Van Hemessen comme métaphore du caractère éphémère de l’existence humaine, une thématique qui ne pouvait qu’intéresser l’érasmien qu’était Bruegel. Bruegel aurait-il voulu séduire Granvelle en étalant de tels objets exotiques ? tente l’auteure.
Tout au contraire, notre Bruegel, Pierre le drôle, semble bien avoir cherché à montrer comment des individus comme Granvelle, des possédants possédés par leurs possessions, finiraient bien par emporter leurs riches collections luxueuses dans leur chute.
Un dernier détail, un des rares qui semble bizarrement avoir échappé à l’auteure, conforte plutôt notre hypothèse tout en mettant à mal la sienne : en bas au milieu du tableau quelques unes des sept têtes couronnées de couronnes du dragon de l’Apocalypse (Note 1) symbolisent de façon métaphorique le pouvoir absolutiste si cher à Granvelle. Le commanditaire serait donc plutôt à chercher du côté de Guillaume le Taciturne.
Soulignons que c’est lorsqu’en juin 1580 Philippe II signe un édit promettant à quiconque tuerait Guillaume d’Orange, l’anoblissement et 25 000 écus, que Balthazar Gérard, un franche-comtois fanatisé (Note 2), se rend à Delft aux Pays-Bas et l’abat de trois balles de pistolet.
Pour conclure, précisons également que Mme Meganck n’a pas trouvé l’endroit propice dans son texte pour rapporter l’affirmation de Karel Van Mander, auteur du Schilderboeck de 1604, que peu avant sa mort et au moment où chaque famille bruxelloise se voit contrainte par l’occupant d’accueillir chez elle des soldats espagnols sans solde, Bruegel ordonna à sa femme de brûler ses lettres et œuvres sur papier par crainte des ennuis qu’elles pourraient lui procurer à elle et ses enfants.
La bonne nouvelle, c’est que la Chute des anges rebelles, certes un livre ouvert pour ceux qui voudront bien le lire, gardera encore pour un certain temps ses mystères.
NOTES:
*1: Dans le Livre de l’Apocalypse 13:1 et 13:2, il est dit : « Et il se tint sur le sable de la mer. Puis je vis monter de la mer une bête qui avait dix cornes et sept têtes, et sur ses cornes dix diadèmes, et sur ses têtes des noms de blasphème. La bête que je vis était semblable à un léopard ; ses pieds étaient comme ceux d’un ours, et sa gueule comme une gueule de lion. Le dragon lui donna sa puissance, et son trône, et une grande autorité.… »
*2: Le village natal de l’assassin, Vuillafans, à 42 km de Besançon (ville natale du cardinal Granvelle) dans le Doubs, conserve fièrement sa maison et une rue porte son nom…