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Jacob Fugger « le riche », père du fascisme financier

Par Karel Vereycken, septembre 2024.

Corruption et élections

Au « bon » vieux temps de l’Empire romain, tout était tellement plus simple ! Déjà à Athènes, mais à plus grande échelle à Rome, la corruption électorale est une pratique rodée. À la fin de la République romaine, des « lobbies » puissants coordonnent des systèmes de corruption et d’extorsion. On dit même que les emprunts à grande échelle destinés à financer les pots-de-vin ont créé l’instabilité financière qui a conduit à la guerre civile de 49-45 av. JC. Les généraux romains, une fois qu’ils avaient ravagé et pillé une colonie lointaine et transformé en espèces sonnantes et trébuchantes leur butin, achetaient directement les voix des sénateurs, toujours utiles pour élire tel ou tel empereur ou légitimer un tyran après son énième coup d’État. A Rome, les « élections » deviendront une telle farce obscène qu’elles furent éliminées. « Une bénédiction du ciel », se réjouit l’homme d’État Quintus Aurelius Symmachus, heureux que « l’affreux bulletin de vote, la répartition des places au spectacle entre copains, la course vénale, tout cela n’existe plus ! ».

Le « Saint-Empire romain germanique »

Faire revivre un système impérial aussi dégénéré et corrompu n’était donc pas forcément une idée brillante, à part pour les lobbies corrupteurs. Le 25 décembre 800, le pape Léon III a couronné Charlemagne « Empereur romain », faisant revivre le titre en Europe occidentale plus de trois siècles après l’effondrement de l’ancien Empire romain d’Occident en 476.

En 962, Otton Ier est couronné empereur par le pape Jean XII. Il se présente comme le successeur de Charlemagne et inaugure l’existence continue de l’Empire pendant plus de huit siècles…

En théorie, les empereurs étaient considérés comme les « premiers parmi leurs pairs », les monarques catholiques d’Europe. Mais, tout comme le vote du Sénat romain était nécessaire pour « élire » un empereur romain, au Moyen Âge, dans la pratique, un petit groupe de « Princes-électeurs », principalement allemands, s’arroge le privilège d’élire le « Roi des Romains ». Une fois élu à ce titre, ce roi est ensuite couronné « Empereur » par le pape.

Le statut d’Électeur jouit d’un grand prestige et est considéré comme juste inférieur à celui de l’empereur, des rois et des plus grands ducs. Les Électeurs bénéficient de privilèges exclusifs qui ne sont pas partagés avec les autres princes de l’Empire, et ils continuent à porter leur titre d’origine en même temps que celui d’Électeur.

En 1356, la « Bulle d’or », un décret portant un sceau d’or émis par la Diète impériale de Nuremberg et de Metz dirigée par l’empereur de l’époque, Charles IV, fixe les règles et les protocoles du système de pouvoir impérial. Tout en limitant quelque peu leur pouvoir, la Bulle d’or accorde aux Grands Électeurs le « Privilegium de non appellando » (privilège de non-appel), empêchant leurs sujets de faire appel à une juridiction impériale supérieure et transforme leurs tribunaux territoriaux en juridictions de dernier ressort.

Cependant, imposer partout une telle superstructure n’est pas mince affaire. Avec Jacques Cœur, Yolande d’Aragon et Louis XI, la France s’affirme de plus en plus comme un État-nation souverain et anti-impérial.

C’est ainsi que le Saint-Empire romain, par un décret adopté à la Diète de Cologne en 1512, devient le « Saint Empire romain germanique », nom utilisé pour la première fois dans un document de 1474. L’adoption de ce nouveau nom coïncide avec la perte des territoires impériaux en Italie et en Bourgogne au sud et à l’ouest à la fin du XVe siècle, tout en visant à souligner la nouvelle importance des États impériaux allemands dans la direction de l’Empire. Napoléon est supposé avoir déclaré que le terme « Saint-Empire romain germanique » était trois fois erroné. Car il était trop débauché pour être saint, trop allemand pour être romain et trop faible pour être un empire.

Vu l’objet de cet article, nous ne nous étendrons pas sur ce vaste sujet. Il convient néanmoins de noter que la propagande du parti nazi, dès 1923, désignait le « Saint-Empire romain de la nation germanique » comme le « premier » Reich (Reich signifiant empire), l’Empire allemand comme le « deuxième » Reich et ce qui allait devenir l’Allemagne nazie comme le « troisième » Reich.

Adolphe Hitler, fier de l’héritage des Fugger, voulait faire d’Augsbourg la « cité des marchands allemands » et transformer la grande résidence des Fugger en « musée du commerce ». Pour briser le morale du führer, le bâtiment fut sévèrement bombardé en février 1942.

Les Princes électeurs

Au XVIe siècle, le Saint-Empire romain germanique se compose d’une myriade de quelque 1800 entités semi-indépendantes réparties en Europe centrale et en Italie du Nord. En clin d’œil à l’ancienne tradition germanique d’élection des rois, les empereurs médiévaux de ce patchwork tentaculaire de territoires disparates sont élus.

A partir de la Bulle d’or de 1356, l’empereur est élu à Francfort (futur siège de la Banque centrale européenne) par un « collège électoral » composé de sept « Princes-électeurs » (en allemand Kurfürst) :

  • l’archevêque de Mayence, archichancelier d’Allemagne ;
  • l’archevêque de Trêves, archichancelier de Gallia (France) ;
  • l’archevêque de Cologne, archichancelier d’Italie ;
  • le duc de Saxe ;
  • le comte palatin du Rhin ;
  • le margrave de Brandebourg ;
  • le roi de Bohême.

Bien entendu, pour obtenir le vote de ces messieurs, les aspirants formulent des engagements oraux et écrits, et surtout, aussi bien sur que sous la table, offrent des privilèges, du pouvoir, de l’argent et bien d’autres choses encore.

Ainsi, la tâche la plus difficile pour tout candidat en herbe consiste à réunir les fonds nécessaires à l’achat des votes. En conséquence, l’existence et la survie même du Saint-Empire romain germanique est aux mains d’une oligarchie financière de riches familles de banquiers marchands.

Tout comme une poignée de banques géantes contrôlent aujourd’hui les nations occidentales en leur achetant leurs émissions de bons du Trésor indispensables au refinancement des intérêts de leurs dettes, les banquiers du début du XVIe siècle, se constituant en oligopole, s’imposent comme « trop grands pour faire faillite », et par conséquent, « trop grands pour aller en prison ».

Le rôle néfaste des Bardi, Peruzzi et autres banquiers Médicis, qui, en ruinant les agriculteurs européens, avaient plongé l’Europe dans une grande famine invitant la « Peste Noire » à décimer entre 30 et 50 % de la population européenne, est un fait historique bien documenté, notamment par mon ami, l’analyste financier américain Paul Gallagher.

Fucker Advenit

Augsbourg, 1497.

Nous nous intéresserons ici aux activités de deux familles de banquiers allemands qui dominent le monde au début du XVIe siècle : les Fugger et les Welser d’Augsbourg (Bavière).

Contrairement aux Welser, une vieille famille patricienne dont nous parlerons à la fin, l’histoire de la réussite des Fugger commence en 1367, lorsque qu’un simple artisan, le « maître tisserand » Hans Fugger (1348-1409), quitte son village de Graben pour s’installer dans la « ville impériale libre » d’Augsbourg, à quatre heures de marche. Le registre des impôts d’Augsbourg indique « Fucker Advenit » (Fugger est arrivé). En 1385, Hans est élu à la direction de la guilde des tisserands, ce qui lui permet de siéger au Grand Conseil de la ville.

Augsbourg, comme les autres villes libres et impériales, n’est soumise à l’autorité d’aucun prince, mais seulement à celle de l’empereur. La ville est représentée à la Diète impériale, contrôle son propre commerce et ne permet que peu d’interférences extérieures.

Dans l’Allemagne de la Renaissance, peu de villes ont égalé l’énergie et l’effervescence d’Augsbourg. Les marchés débordent de tout, des œufs d’autruche aux crânes de saints. Les dames apportent des faucons à l’église. Des éleveurs hongrois conduisent du bétail dans les rues. Si l’empereur vient en ville, les chevaliers joutent sur les places. Si un meurtrier est arrêté le matin, il est pendu l’après-midi pour être vu de tous. La bière coule dans les bains publics aussi librement que dans les tavernes. La ville ne se contente pas d’autoriser la prostitution, elle entretient les maisons closes.

Au départ, le profil commercial des Fugger est fort traditionnel : on achète des tissus fabriqués par des tisserands locaux et on les vend lors de foires à Francfort, à Cologne et, au-delà des Alpes, à Venise.

Pour un tisserand comme Hans Fugger, c’était le « bon moment » pour venir à Augsbourg. Une innovation passionnante s’installe dans toute l’Europe : la futaine, un nouveau type de tissu qui tire peut-être son nom de la ville égyptienne de Fustat, près du Caire, qui fabriquait ce matériau avant que sa production ne s’étende à l’Italie, à l’Allemagne du Sud et à la France.

La futaine médiévale était un tissu robuste type toile ou sergé avec une trame de coton et une chaîne de lin, de soie ou de chanvre et dont l’un des côtés a subi un léger lainage. Plus légère que la laine, elle deviendra très demandée, notamment pour une nouvelle invention : les sous-vêtements. Alors que le lin et le chanvre pouvaient être cultivés presque partout, à la fin du Moyen Âge, le coton provient de la région méditerranéenne, de Syrie, d’Égypte, d’Anatolie et de Chypre, et entre en Europe par Venise.

De Jacob l’Ancien à « Fugger Brothers »

À Augsbourg, Hans a deux enfants : Jacob, connu sous le nom de « Jacob l’Ancien » (1398-1469) et Andreas Fugger (1394-1457). Les deux fils ont des stratégies d’investissement différentes et opposées. Alors qu’Andreas fait faillite, Jacob l’Ancien développe prudemment ses activités.

Après le décès de Jacob l’Ancien en 1469, son fils aîné Ulrich Fugger (1441-1510), avec l’aide de son frère cadet Georg Fugger (1453-1506), prend la direction de l’entreprise jusqu’à sa mort.

Petit à petit, les profits sont investis dans des activités nettement plus rentables : pierres précieuses, orfèvrerie, bijoux et reliques religieuses telles que les os des martyrs et les fragments de croix ; épices (sucre, sel, poivre, safran, cannelle, alun) ; plantes et herbes médicinales et surtout métaux et mines (or, argent, cuivre, étain, plomb, mercure) qui, comme collatéral, permettront l’expansion des émissions monétaires, tout en fournissant les matières premières stratégiques pour l’armement.

Les Fugger nouent alors d’étroites relations personnelles et professionnelles avec l’aristocratie. Ils se marient avec les familles les plus puissantes d’Europe – en particulier les Thurzo d’Autriche. Leurs activités s’étendent à toute l’Europe centrale et septentrionale, à l’Italie et à l’Espagne, avec des succursales à Nuremberg, Leipzig, Hambourg, Lübeck, Francfort, Mayence et Cologne, à Cracovie, Danzig, Breslau et Budapest, à Venise, Milan, Rome et Naples, à Anvers et Amsterdam, à Madrid, Séville et Lisbonne.

Jacob Fugger « le Riche »

En 1473, le plus jeune des trois frères, Jacob Fugger (ultérieurement connu comme « le Riche ») (1459-1525), âgé de 14 ans et destiné à l’origine à une carrière ecclésiastique, est envoyé à Venise, à l’époque « la ville la plus commerçante du monde. Il y est formé au commerce et à la comptabilité. Jeune, Jacob rappelle qu’il s’y est trouvé dormant « à côté de ses compatriotes sur un plancher couvert de paille dans le grenier ».

Jacob retourne à Augsbourg en 1486 avec une immense admiration pour Venise au point qu’il aimait se faire appeler « Jacobo » et ne lâche jamais son béret d’or vénitien. Plus tard, avec un certain sens de l’ironie, il appelle la comptabilité apprise à Venise « l’art de l’enrichissement ».

L’humaniste Érasme de Rotterdam semble avoir voulu lui répondre dans son Colloque « L’ami du mensonge et l’ami de la vérité ».

L’importance de l’information

A Venise, Jacob a assimilé les méthodes vénitiennes (de l’Empire romain) pour réussir :

  • organiser un service de renseignement privé ;
  • imposer un monopole sur les produits stratégiques ;
  • alternance entre la corruption intelligente et le chantage ;
  • pousser le monde au bord de la faillite pour se rendre indispensable.

Jacob Fugger reconnaît l’importance de l’information. Pour réussir, il doit être informé de ce qui se passe dans les ports maritimes et les centres de commerce. Désireux d’obtenir tous les avantages possibles en affaires, Fugger met en place un système de courrier privé destiné à lui transmettre exclusivement les nouvelles, telles que les « décès et les résultats des batailles », afin qu’il les ait avant tout le monde, surtout avant l’empereur.

Jacob Fugger finance tout projet, personne ou opération, correspondant à son objectif à long terme. Mais toujours à des conditions sévères fixées par lui et toujours pour s’imposer aux autres. Le principe en vigueur était le « do ut des », en d’autres termes, « je donne, je peux recevoir ».

En échange de tout prêt, des garanties et des hypothèques étaient exigées : des productions de métaux, des concessions minières, des entrées financières des États, des privilèges commerciaux et sociaux, des exemptions fiscales et douanières et de hautes fonctions pour les proches de Fugger dans la vie des Etats. Et avec la hausse des sommes avancées, la hausse des contreparties exigées par Fugger.

Sébastian Löscher, La richesse et le pouvoir payant tribut à Jacob Fugger, 1525, Augsbourg.

Si le capitalisme « moderne » est la dictature de monopoles privés au détriment d’une libre concurrence non-faussé, c’est sûr qu’il en est le fondateur.

La chose la plus importante qu’il ait apprise à Venise ? Être toujours prêt à sacrifier des gains financiers à court terme et même à offrir des profits financiers à ses victimes pour démontrer sa solvabilité et assurer son contrôle politique à long terme. En l’absence de banques nationales ou de banques publiques, les papes, les princes, les ducs et les empereurs dépendent fortement, voire entièrement, d’un oligopole de banquiers privés.

Lorsqu’un empereur autrichien, dont il est le banquier, envisage de lever un impôt universel, Fugger sabote le projet car cela réduisait sa dépendance des banquiers !

Un ambassadeur vénitien, découvrant que Jacob avait appris son métier à Venise, confesse:

Anvers et Venise

L’Europe (à l’envers), vue par Fugger avec Venise dans le nord et Anvers dans le Sud. Augsbourg au centre du monde.

Les trois Fugger sont bien conscients du rôle clé de Venise et d’Anvers pour le commerce du cuivre, Augsbourg se trouvant, avec Nuremberg, au beau milieu du corridor commercial les reliant. (voir carte)

Anvers

L’année 1503 marque le début des activités portugaises de la maison Fugger à Anvers et, en 1508, les Portugais font d’Anvers la maison de base du commerce colonial.

Bourse de commerce d’Anvers.

En 1515, Anvers se dote de la première bourse de commerce d’Europe qui servira de modèle pour Londres (1571) et Amsterdam (1611).

On y négocie le cuivre, le poivre et les dettes. L’achat d’une cargaison de poivre se réglait pour les ¾ en or, pour ¼ en cuivre. Venise d’abord, Portugal et Espagne par la suite, dépendent de Fugger pour l’argent (métal) et le cuivre.

Venise

La firme exporte du cuivre et de l’argent du Tyrol vers Venise, et importe par Venise des produits de luxe, des textiles fins, du coton et, surtout, des épices indiennes et orientales. Après de grands efforts, c’est le 30 novembre 1489 que le Conseil d’État de Venise confirme aux Fugger la possession permanente de leur chambre au Fondaco dei Tedeschi (Maison des Allemands), l’entrepôt des marchands allemands de poivre sur le Grand Canal, pour l’entretien et la décoration duquel Fugger a dépensé des sommes importantes.

Fondaco dei Tedeschi, (Maison des Allemands) à Venise, vue de l’extérieur.

Au début du XVIe siècle, les marchands de Nuremberg partagent avec ceux d’Augsbourg, le monopole de ce qui constitue le plus important comptoir commercial germanique. Au cours des repas pris en commun que le règlement leur impose, ils président alors officiellement la table réunissant leurs confrères de Cologne, de Bâle, de Strasbourg, de Francfort et de Lübeck.

Des familles de commerçants bien connues font du commerce dans la Fondaco dei Tedeschi dont les Imhoff, Koler, Kreß, Mendel et Paumgartner de Nuremberg, et les Fugger et Höchstetter de Augsbourg. Les marchands importent principalement des épices de Venise : safran, poivre, gingembre, muscade, clous de girofle, cannelle et sucre.

Fondaco dei Tedeschi, Venise. Vue sur la cour intérieure.

La bourse de Nuremberg sert de lien commercial entre l’Italie et d’autres centres économiques européens. Des aliments connus et appréciés dans la région méditerranéenne, tels que l’huile d’olive, les amandes, les figues, les citrons et les oranges, les confitures et des vins trouvent leur chemin de la mer Adriatique à Nuremberg.

A cela s’ajoutent d’autres produits de valeur tels que les coraux, les perles, les pierres précieuses, les produits de la verrerie de Murano et de l’industrie textile, comme les tissus de soie, draps de coton et de damas, velours, brocart, fil d’or, camelot et bocassin. Du papier et des livres complètent la liste.

Au cours des années suivantes, la firme « Ulrich Fugger et frères » traite des lettres de change vénitiennes avec la société Blum de Francfort et les sources mentionnent fréquemment la succursale de la société sur le Rialto comme un débouché pour le cuivre et l’argent, un centre pour l’achat de produits de luxe et une station de compensation pour les transferts à la curie romaine.

Le basculement du monde

Engagements des Fugger dans le commerce international des métaux: argent (gris foncé); cuivre (rouge); plomb (bleu) et mercure (vert olive).

En 1498, six ans après le voyage de Christophe Colomb vers l’Amérique, Vasco de Gama (1460-1524) fut le premier Européen à trouver la route de l’Inde en contournant l’Afrique. Il put ainsi fonder Calicut, le premier comptoir portugais en Inde. L’ouverture de la route maritime vers les Indes orientales par les Portugais prive alors les routes commerciales de la Méditerranée, et donc de l’Allemagne du Sud, d’une grande partie de leur importance. Géographiquement, c’est l’Espagne, le Portugal et les Pays-Bas qui prennent l’avantage.

Jacob Fugger, toujours au courant de tout avant tout le monde, décide alors de relocaliser son marché colonial de Venise vers Lisbonne et Anvers. Il profite de l’occasion pour ouvrir de nouveaux marchés tels que l’Angleterre, sans pour autant délaisser ses marchés tels que l’Italie. Il participe au commerce des épices et ouvre une factorerie à Lisbonne en 1503.

Il reçoit l’autorisation de faire transiter par Lisbonne le poivre, d’autres épices et des produits de luxe tels que les perles et les pierres précieuses.

Avec d’autres maisons de commerce d’Allemagne et d’Italie, Fugger contribue à une flotte de 22 navires portugais dirigée par le portugais Francisco de Almeida (1450-1510), qui se rend en Inde en 1505 et en revient en 1506. Bien qu’un tiers des marchandises importées doive être cédé au roi du Portugal, l’opération reste rentable. Obnubilé par les gains énormes de l’expédition, le roi du Portugal, pour pleinement pouvoir en profiter, fait du commerce des épices un monopole royal excluant toute participation étrangère. Cependant, les Portugais restent dépendant du cuivre livré par Fugger, un produit d’exportation essentiel pour le commerce avec l’Inde.

Fugger, ruses et astuces

1. Renfloue-moi, chérie

En 1494, les frères Fugger fondent une entreprise commerciale avec un capital de 54 385 florins, somme qui sera doublée deux ans plus tard lorsque Jacob persuade, en 1496, le cardinal Melchior von Meckau (1440-1509), prince-évêque de Brixen (aujourd’hui Bressanone dans le Tyrol italien), de rejoindre l’entreprise en tant qu’« associé silencieux » dans le cadre de l’expansion des activités minières en Haute-Hongrie. Dans le plus grand secret et à l’insu de son chapitre ecclésiastique, le prince-évêque place 150 000 florins dans la société Fugger en échange d’un dividende annuel de 5 %. Si de telles « transactions discrètes » étaient tout à fait habituelles chez les Médicis, profiter de taux d’intérêts reste un péché pour l’Eglise.

Lorsque le prince-évêque meurt à Rome en 1509, cet investissement est découvert. Le pape, l’évêché de Brixen et la famille de Meckau, qui revendiquent tous l’héritage, exigent alors le remboursement immédiat de la somme, ce qui aurait entraîné l’insolvabilité de Jacob Fugger.

C’est cette situation qui incite l’empereur Maximilien Ier à intervenir et à aider son banquier. Fugger lui trouve la formule. À condition d’aider le pape Jules II dans une petite guerre contre la République de Venise, le monarque des Habsbourg est reconnu comme l’héritier légitime du cardinal Melchior von Meckau. L’héritage peut désormais être réglé par l’amortissement des dettes en cours. Fugger doit également livrer des bijoux en guise de dédommagement au pape. En échange de son soutien, Maximilien Ier exige toutefois un appui financier soutenu pour ses campagnes militaires et politiques en cours. Une façon de dire aux Fugger : « Je vous sauve aujourd’hui mais je compte sur vous pour me sauver demain… ».

2. Achète-moi un pape et le Vatican, chérie

Pape Jules II.

En 1503, Jacob Fugger donne 4000 ducats (5600 florins) pour graisser la patte des cardinaux afin de faire élire « le pape guerrier » Jules II, ennemi des humanistes.

Une fois élu, pour sa protection, Jules II réclame 200 mercenaires suisses. En septembre 1505, le premier contingent de gardes suisses se met en route pour Rome. À pied et dans les rigueurs de l’hiver, ils marchent vers le sud, franchissent le col du Saint-Gothard et reçoivent leur solde du banquier… Jacob Fugger.

Jules II montre sa gratitude en confiant à Fugger la frappe de la monnaie papale. Entre 1508 et 1524, les Fugger occupent à Rome l’hôtel des monnaies, la Zecca, et fabriquent 66 types de pièces pour quatre papes différents.

3. Les affaires d’abord, chérie

En 1509, Venise est attaquée par les armées de la Ligue de Cambrai, une alliance de puissantes forces européennes qui décide de briser le monopole de Venise sur le commerce européen.

Le conflit désorganise les échanges terrestres et maritimes des Fugger. Les prêts accordés par les Fugger à Maximilien (membre de la Ligue de Cambrai) sont garantis par le cuivre du Tyrol exporté via Venise… Les Fuggers se rangent du côté de Venise sans se brouiller avec un Maximilien bien content.

4. Achète-moi un tueur à gages, chérie

Fugger a des rivaux qui le détestent. Parmi eux, les frères Gossembrot. Sigmund Gossembrot est le maire d’Augsbourg. Son frère et associé en affaires George, est le secrétaire au trésor de Maximilien. Ils souhaitent que les revenus des mines soient investis dans l’économie réelle et conseillent à l’empereur de rompre avec les Fugger. Les deux frères moururent en 1502 après avoir mangé du boudin noir. Le grand historien des Fugger, Gotried von Pölnitz, qui a passé plus de temps que quiconque dans les archives, s’est demandé si les Fugger avaient ordonné cet assassinat. Disons qu’une absence de preuve n’est pas une preuve d’absence.

5. Ta belle mine est mienne, chérie

Mine de cuivre au XVIe siècle.

La période comprise entre 1480 et 1560 a été le siècle de la révolution métallurgique. L’or, l’argent et le cuivre peuvent désormais être séparés de manière économique. La demande de mercure nécessaire au processus augmente rapidement.

Jacob, conscient des gains financiers potentiels qu’il offre, passa du commerce des textiles à celui des épices, puis à l’exploitation minière. Il se rend donc à Innsbruck, dans l’actuelle Autriche. Mais les mines appartiennent à Sigismond, archiduc d’Autriche (1427-1496), membre de la famille Habsbourg et cousin de l’empereur Frédéric.

Sigismond d’Autriche.

La bonne nouvelle pour Jacob Fugger, c’est que Sigismond est très dépensier. Non pas pour ses sujets mais pour se divertir. Lors d’une fête somptueuse on voit sortir un nain d’un gâteau pour lutter contre un géant. Résultat, Sigismond est constamment obligé de s’endetter. Lorsque l’argent manque, Sigismond vend la production de sa mine d’argent à des prix cassés à un groupe de banquiers. Par exemple à la famille de banquiers génois Antonio de Cavallis.

Pour entrer dans le jeu, Fugger prête à l’archiduc 3000 florins et reçoit 1000 livres d’argent métal à 8 florins la livre, qu’il revend plus tard à 12. Une somme dérisoire comparée à celles prêtées par d’autres, mais ouvrant ses relations avec Sigismond et surtout avec la dynastie naissante des Habsbourg.

En 1487, après une escarmouche militaire avec Venise, plus puissante, pour le contrôle des mines d’argent du Tyrol, l’irresponsabilité financière de Sigismond le rend persona non grata auprès des grands banquiers. Désespéré, il se tourne alors vers Fugger. Ce dernier mobilise la fortune familiale pour réunir l’argent que réclame le monarque. Une situation idéale pour le banquier. Bien entendu, il s’agit d’un prêt garanti et assorti de conditions très strictes. Sigismond ne peut pas le rembourser avec de l’argent métal de ses mines et il doit céder à Fugger le contrôle de son trésor public. Si Sigismond le rembourse, Fugger repart avec une fortune. Mais, compte tenu des antécédents de Sigismond, la chance qu’il rembourse est nulle. Ignorant les conditions du prêt, la plupart des autres banquiers sont convaincus que Fugger fera faillite. Et en effet, Sigismond a fait défaut, exactement comme Fugger… l’avait prévu. Cependant, comme stipule le contrat, Fugger s’empare de « la mère de toutes les mines d’argent », celle du Tyrol. En avançant un peu d’argent comptant, il met la main sur une mine d’argent.

6. Achète mes « obligations Fugger », chérie

Palais Fugger d’Augsbourg, cour intérieure.

Le fonctionnement de la banque Fugger est « moderne » : Fugger prête à l’Empereur (ou à un autre client) et refinance le prêt sur le marché (à des taux d’intérêt plus bas) en vendant des « obligations Fugger » à d’autres investisseurs. Les obligations Fugger étaient des investissements très recherchés car les Fugger sont considérés comme « débiteurs sûrs ». Ainsi, les Fugger ont utilisé leur solvabilité supérieure sur le marché pour garantir le financement de leurs clients dont la solidité n’était pas aussi bien notée. Tant que l’Empereur et les autres clients honorent leurs engagements, les Fugger font un profit sur la différence d’intérêt entre les prêts accordés à taux élevé et l’argent levé à taux bas. Moderne, non ?

7. Achète-moi un empereur, chérie

Maximilien d’Autriche.

Sigismond est bientôt éclipsé par le fils de Frédéric, Maximilien d’Autriche (1459-1519), qui s’était arrangé pour prendre le pouvoir si Sigismond ne rembourse pas l’argent qu’il lui doit. (Fugger aurait pu prêter à Sigismond l’argent nécessaire pour le maintenir au pouvoir, mais il préfère que Maximilien occupe ce poste).

Maximilien est élu « Roi des Romains » en 1486 et régne en tant qu’empereur du Saint-Empire romain germanique de 1508 jusqu’à sa mort en 1519. Jacob Fugger a soutenu Maximilien Ier de Habsbourg lors de son accession au trône en versant 800 000 florins pour soudoyer les grands Électeurs. Cette fois, Fugger, en tant que caution, ne réclame pas de l’argent, mais des terres. C’est ainsi qu’il acquiert les comtés de Kirchberg et de Weissenhorn auprès de Maximilien Ier en 1507. En 1514, l’empereur le nomme comte.

Sans surprise, les conquêtes militaires de Maximilien coïncident avec les projets d’expansion minière de Jacob. Fugger achète de précieuses terres avec les bénéfices qu’il tire des mines d’argent obtenues de Sigismond et finance ensuite l’armée de Maximilien pour reprendre Vienne en 1490. L’empereur s’empare également de la Hongrie, une région riche en cuivre.

Albrecht Dürer, Le grand canon (détail), gravure sur acier, 1518.

Une « ceinture du cuivre » s’étend tout le long des Carpates comprenant la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie. Fugger modernise les mines du pays grâce à l’introduction de l’énergie hydraulique et de galeries.

L’objectif de Jacob est d’établir un monopole sur le cuivre, matière première stratégique. Avec l’étain, le cuivre entre dans la fabrication du bronze, métal stratégique pour la production de l’armement.

Fugger ouvre des fonderies à Hohenkirchen et dans une usine fortifiée située à Villach, en Carinthie, la Fuggerau (aujourd’hui en Autriche), qui est en même temps un arsenal où l’on fond des canons, où l’on fabrique des mousquets et des arquebuses.

8. Vend des indulgences, chérie

Trafic des indulgences: à gauche, un commis des Fugger, au centre le prédicateur dominicain Tetzel et à droite, à cheval, l’archevêque de Mayence Albrecht de Brandebourg.

En 1514, un poste d’archevêque de Mayence se libère. Comme nous l’avons vu, il s’agit du poste le plus puissant d’Allemagne, à l’exception de celui de l’Empereur. De tels postes requièrent des rétributions. Albrecht de Brandebourg (1490-1545), dont la famille, les Hohenzollern, régnait sur une grande partie du pays, voulait le poste. Albrecht est déjà un homme puissant : il occupe plusieurs autres fonctions ecclésiastiques. Mais même lui n’a pas les moyens de payer des honoraires aussi élevés. Il emprunte donc la somme nécessaire aux Fugger, moyennant un intérêt, que la convention de l’époque qualifie d’honoraire pour « peine, danger et dépense ».

Le pape Léon X, après avoir dilapidé le trésor papal pour son couronnement et organisé des fêtes où des prostituées s’occupaient des cardinaux, demande 34 000 florins pour accorder le titre à Albrecht – ce qui équivaut à peu près à 4,8 millions de dollars d’aujourd’hui – et Fugger dépose l’argent directement sur le compte personnel du pape.

Reste maintenant à rembourser les Fugger. Albrecht a un plan. Il obtient du pape Léon X le droit d’administrer les « indulgences du jubilé » récemment annoncées. Les indulgences étaient des contrats vendus par l’Église pour pardonner les péchés, permettant aux croyants d’acheter leur sortie du purgatoire et leur entrée au paradis.

Mais pour « tondre les moutons », comme pour toute bonne escroquerie, il fallait une « couverture » ou un « narratif ». Le motif à invoquer, concocté par Jules II, était crédible : il affirmait que la basilique Saint-Pierre avait besoin d’une rénovation urgente et coûteuse.

Johann Tetzel avec sa caisse.

Chargé de la vente, un « colporteur d’indulgences », le dominicain Johann Tetzel, « portait des bibles, des croix et une grande boîte en bois avec […] une image de Satan sur le dessus », et disait aux fidèles que ses indulgences « annulaient tous les péchés ». Il propose même un « barème progressif », les riches payant 25 florins et les travailleurs ordinaires un seul. Tetzel aurait dit : « lorsque l’argent s’entrechoque dans la boîte, l’âme saute du purgatoire ».

Sur le terrain, dans chaque église, des commis des Fugger assistent directement à la collecte de l’argent dont la moitié allait au pape et l’autre à Fugger. Fugger obtient du même coup le monopole des transferts de l’argent obtenu par la vente des indulgences entre l’Allemagne et Rome.

Si l’archevêque est à la merci des Fugger, le pape Léon X l’est tout autant, car, pour rembourser sa dette, il collecte de l’argent par des « simonies », c’est-à-dire qu’il vend de hautes fonctions ecclésiastiques aux princes. Entre 1495 et 1520, 88 des 110 évêques d’Allemagne, de Hongrie, de Pologne et de Scandinavie ont été nommés par Rome en échange de transferts d’argent centralisés par Fugger. C’est comme cela que Fugger devient « le banquier de Dieu, le principal financier de Rome ».

9. Achète-moi Luther, chérie

Depuis le IIIe siècle, l’Église catholique affirme que Dieu peut se montrer indulgent et accorder une rémission totale ou partielle de la peine encourue suite au pardon d’un péché. Cependant, l’indulgence obtenue en contrepartie d’un acte de piété (pèlerinage, prière, mortification, don), notamment dans le but de raccourcir le passage par le purgatoire d’un défunt, au cours du temps s’est transformée en un commerce lucratif. Urbain II s’en servira pour recruter des croyants à la première croisade.

Au XVIe siècle, c’est ce trafic des indulgences qui créera de graves troubles et un tumulte au sein de l’Église. Pratique qualifiée par Erasme de superstition dans son Éloge de la folie, la dénonciation du commerce des indulgences est le sujet même des quatre-vingt-quinze arguments de Luther, dont la thèse conduira l’Église à la division et à la Réforme protestante.

Refusant de se rendre à Rome pour répondre aux accusations d’hérésie et de mise en cause de l’autorité du Pape, Luther accepte de se présenter en 1518 à Augsbourg au légat du pape, le cardinal Cajetan. Ce dernier exhorta Luther à se rétracter ou à revenir sur ses déclarations (« revoca ! »).

Luther au palais Fugger d’Augsbourg, devant le cardinal Cajetan.

Alors que Luther avait dénoncé nommément Fugger pour son rôle central dans l’escroquerie des indulgences, il accepta d’être interrogé dans le bureau central de la banque qui organisait le crime qu’il dénonce !

Luther semble avoir été conscient que, accusations verbales à part, les Fugger allaient le protéger et le promouvoir afin de discréditer à un appel à la réforme beaucoup plus raisonnable de la part d’Érasme et de ses disciples à l’intérieur de l’Eglise. Alors qu’il aurait pu être arrêté et brûlé sur le bûcher comme certains le demandaient, Luther est venu, a refusé pendant trois jours de revenir sur ses déclarations et a pu repartir indemne.

10. Achète-moi de la pauvreté, chérie

Au XVIe siècle, les prix augmentent de façon constante dans toute l’Europe occidentale et, à la fin du siècle, ils sont trois à quatre fois plus élevés qu’au début. Récemment, les historiens se sont montrés insatisfaits des explications monétaires de la hausse des prix au XVIe siècle. Ils se sont rendu compte que les prix dans de nombreux pays ont commencé à augmenter avant que la majeure partie de l’or et de l’argent du Nouveau Monde n’arrive en Espagne, et a fortiori ne la quitte, et que les flux monétaires qui leur sont associés n’ont que peu de rapport avec les mouvements de prix, y compris en Espagne.

En réalité, à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, la population européenne a recommencé à croître, après la longue période de contraction amorcée par la peste noire de 1348. L’accroissement de la population a entraîné une augmentation de la demande de nourriture, de boissons, de vêtements bon marché, d’abris, de bois de chauffage, etc. Les agriculteurs ont du mal à augmenter leur production : les prix des denrées alimentaires, la valeur des terres, les coûts industriels, tout augmente. Ces pressions sont aujourd’hui considérées comme une cause sous-jacente importante de cette inflation, même si peu de gens nieraient qu’elle a été exacerbée à certains moments par les gouvernements qui manipulent la monnaie, empruntent massivement et mènent des guerres.

« L’ère des Fuggers » est une ère où l’argent est investi dans l’argent et la spéculation financière. L’économie réelle est pillée par les impôts et les guerres. La dynamique créée par l’effondrement du niveau de vie, les impôts et l’inflation des prix pour la plupart des gens et la révélation publique de la corruption de l’Église et de l’aristocratie ouvrent la voie à des émeutes dans de nombreuses villes, à une guerre des paysans, à une insurrection des tisserands, des artisans et même des mineurs. La « Révolte des Pays-Bas » et des siècles de guerres « religieuses » sanglantes ne prendront fin qu’avec l’« enterrement » de l’Empire par la paix de Westphalie en 1648.

11. Achète-moi des logements sociaux, chérie

Alors qu’il appauvrit des centaines de milliers de personnes par sa rapacité financière, Jacob Fugger offre une centaine de logements sociaux aux indigents qui veulent travailler et prier pour sa famille.

L’initiative de Jacob Fugger, en 1516, de construire la Fuggerei, un projet de logement social pour une centaine de familles de travailleurs à Augsbourg, plutôt unique dans son genre pour l’époque, s’avère trop peu et arrive trop tard. La Fuggerei a survécu en tant que monument en l’honneur des Fugger. Le loyer n’a pas changé, il est toujours d’un gulden rhénan par an (équivalent à 0,88 euros). Mais les locataires doivent prier trois fois par jour pour les Fugger et exercer un emploi à temps partiel. Les conditions pour y vivre restent les mêmes qu’il y a 500 ans : il faut avoir vécu au moins deux ans à Augsbourg, être de confession catholique et être devenu indigent sans dettes. Chaque jour, les cinq portes ferment à 22 heures.

12. Achète-moi des taux dignes d’intérêt, chérie

« Tu ne percevras pas d’intérêts ». En 1215, le pape Innocent III a explicitement confirmé l’interdiction de l’intérêt et de l’usure décrétée par la Bible. La phrase de Luc 6:35, « Prêtez et n’attendez rien en retour », est interprétée par l’Église comme une interdiction pure et simple de l’usure, définie comme la demande d’un quelconque intérêt. Même les comptes d’épargne étaient considérés comme un péché. Ce n’était pas le scénario idéal de Jacob Fugger.

Pour changer cette situation, Fugger embauche un théologien renommé, Johannes Eck (1494-1554) d’Ingolstadt, pour plaider sa cause. Fugger mène une véritable campagne de relations publiques, notamment en organisant des débats sur la question entre orateurs de son choix, et écrit une lettre passionnée au pape Léon X.

Au service des Fugger, le pape Léon X, tableau de Raphaël.

En conséquence, Léon X publie un décret proclamant que la perception d’intérêts n’est de l’usure que si le prêt était consenti « sans travail, coût ou risque » – ce qui n’a jamais été le cas pour aucun prêt.

Plus d’un millénaire après Aristote, le pape Léon X a constaté que le risque et le travail liés à la protection du capital faisaient du prêt d’argent une chose vivante. Tant qu’un prêt implique un travail, un coût ou un risque, il est en règle. Le tour est joué. Fugger persuade l’Église d’autoriser un taux d’intérêt de 5 % – et il réussit assez bien : la perception d’intérêts n’est pas autorisée, mais elle n’est pas punie non plus.

Ainsi, grâce à Léon X, Fugger peut désormais attirer des dépôts en offrant à ses clients un rendement de 5 %. Au niveau des prêts, selon le rapport du Conseil du Tyrol, alors que les autres banquiers prêtaient à un taux de 10 % à Maximilien, le taux appliqué par Fugger, justifié par « le risque » dépassait les 50 % !

Quinter Matsys, Les usuriers.

Charles Quint, dans les années 1520, a dû emprunter à 18 % et même à 49 % entre 1553 et 1556. Entre-temps, les biens de Fugger, qui s’élèvent en 1511 à 196 791 florins, passent en 1527, deux ans après la mort de Jacob, à 2 021 202 florins, soit un bénéfice total de 1 824 411 florins, ou 927 % d’augmentation, ce qui représente, en moyenne, une augmentation annuelle de 54,5 %. Tout cela est aujourd’hui présenté, non pas comme de l’usure, mais comme une « grande avancée » anticipant les pratiques modernes de gestion de fortunes et d’actifs…

Fugger « a brisé les reins de la Ligue hanséatique » et « a sorti le commerce de son sommeil médiéval en persuadant le pape de lever l’interdiction de prêter de l’argent. Il a contribué à sauver la libre entreprise d’une mort prématurée en finançant l’armée qui a remporté la guerre des paysans allemands, le premier grand affrontement entre le capitalisme et le communisme », souligne Greg Steinmetz, historien et ancien correspondant du Wall Street Journal.

Venise, le plus ancien ghetto juif d’Europe

13. Achète-moi un Empire austro-hongrois, chérie

Lorsque la Turquie envahit la Hongrie en 1514, Fugger s’inquiète vivement de la valeur de ses mines de cuivre hongroises, ses propriétés les plus rentables. Après l’échec des efforts diplomatiques, Fugger lance un ultimatum à Maximilien : soit il conclut un accord avec la Hongrie, soit Fugger renonce à d’autres prêts. La menace fonctionne.

Fidèle à la devise qui prétend expliquer l’origine de la prospérité de la famille de Habsbourg. « Bella gerant alii, tu, felix Austria, nube » (les autres font la guerre; toi, heureuse Autriche, tu fais des mariages), Maximilien négocie une alliance matrimoniale qui laisse la Hongrie aux mains des Habsbourg, ce qui conduit à redessiner la carte de l’Europe en créant la gigantesque poudrière politique connue sous le nom d’Empire austro-hongrois. Fugger avait besoin que les Habsbourg s’emparent de la Hongrie pour protéger ses possessions.

14. Achète-moi un deuxième empereur, chérie

Charles Quint, élu empereur avec l’argent des Fugger. Il les remboursera avec le sang et les larmes de ses sujets.

Lorsque Maximilien Ier, empereur du Saint-Empire romain germanique, meurt en 1519, il doit à Jacob Fugger environ 350 000 florins. Pour éviter un défaut de paiement sur cet investissement, Fugger a réuni un cartel de banquiers afin de réunir tout l’argent de la corruption permettant au petit-fils de Maximilien, Charles Quint, d’acheter le trône.

Si un autre candidat avait été élu empereur, comme le roi de France François qui a soudainement tenté d’entrer en scène, et aurait certainement été réticent à payer les dettes de Maximilien à Fugger, ce dernier aurait sombré dans la faillite.

Cette situation rappelle le modus operandi de JP Morgan, après le krach bancaire américain de 1897 et la panique bancaire de 1907. Le « Napoléon de Wall Street », craignant la renaissance d’une véritable banque nationale dans la tradition d’Alexander Hamilton, réunit d’abord les fonds nécessaires pour renflouer ses concurrents défaillants, puis crée, en 1913, le système de la Réserve fédérale, un syndicat privé de banquiers chargé d’empêcher le gouvernement de s’immiscer dans leurs affaires lucratives.

Ainsi, Jacob Fugger, en liaison directe avec Marguerite d’Autriche, qui a adhéré au projet en raison de ses craintes pour la paix en Europe, a rassemblé de manière totalement centralisée l’argent pour chaque Électeur, profitant de l’occasion pour renforcer de manière spectaculaire ses positions monopolistiques, en particulier sur ses concurrents tels que les Welser et le port d’Anvers, en pleine expansion.

Selon l’historien français Jules Michelet (1798-1874), Jacob Fugger posa énergiquement trois conditions :

Comme nous l’avons déjà dit, les gens pensent à tort que Jacob « le Riche » était « très riche ». Bien sûr qu’il l’était : aujourd’hui, il est considéré comme l’une des personnes les plus riches de l’Histoire, avec une fortune de plus de 400 milliards de dollars (actuels), soit environ 2 % du PIB total de l’Europe à l’époque, plus de deux fois la fortune de Bill Gates.

Nous ne saurons jamais si cela est vrai ou non et quelle était sa richesse réelle. Mais si l’on examine le capital propre déclaré par les frères Fugger aux autorités fiscales d’Augsbourg, on s’aperçoit qu’il éclipse de loin les sommes colossales prêtées.

Selon l’historien Mark Häberlein, Jacob a anticipé les astuces modernes d’évasion fiscale en concluant un accord avec les autorités fiscales d’Augsbourg en 1516. En échange d’une somme forfaitaire annuelle, la véritable richesse de la famille… n’est pas divulguée. L’une des raisons en est bien sûr que, tout comme BlackRock aujourd’hui, Fugger était un « gestionnaire de fortune », promettant un retour sur investissement de 5 % tout en empochant lui-même 14,5 %… Les cardinaux et autres fortunes investissaient secrètement dans Fugger pour ses rendements juteux.

On peut donc dire que Fugger était très riche… de dettes. Et tout comme le FMI et une poignée de banques géantes aujourd’hui, en renflouant leurs clients avec de l’argent fictif, les Fugger ne faisaient rien d’autre que de se renflouer eux-mêmes et d’augmenter leur capacité à continuer de le faire. Pas de réforme structurelle sur la table, seulement une crise de liquidité ? Cela me rappelle quelque chose !

Le choix unanime de Charles Quint par les Électeurs a nécessité des pots-de-vin exorbitants, d’un montant de 851 585 florins, pour faciliter les choses. Jacob Fugger a versé 543 385 florins, soit environ les deux tiers de la somme, les Welser et quelques banquiers génois avancent le reste.

Il faudrait un gros livre ou un documentaire pour détailler l’ampleur des pots-de-vin payés pour l’élection impériale de Charles Quint.

Voici un extrait d’un compte rendu détaillé :

Albert de Brandebourg. Pas assez de doigts aux mains pour exhiber ses bagues.
Hermann de Wied.
Joachim Ier Nestor.

15. Achète-moi un monde sans régulation bancaire, chérie

En 1523, sous la pression d’une opinion publique de plus en plus remontée contre les maisons de commerce d’Augsbourg, au premier rang desquelles les Fugger, le bras fiscal du Conseil impérial de régence les met en accusation. Certains évoquent même l’idée de limiter le capital commercial des entreprises individuelles à 50 000 florins et le nombre de leurs succursales à trois. La mort pour Fugger.

Conscient qu’une telle réglementation le ruinerait, Jacob Fugger, pris de panique, écrit le 24 avril 1523 un court message à l’empereur Charles Quint, rappelant à sa Majesté sa dépendance à l’égard de la bonne santé des comptes bancaires de Fugger :

16. Achète-moi l’Espagne, chérie

Bien sûr, Charles Quint n’a pas un kopeck pour rembourser le prêt géant de Fugger qui l’avait fait élire ! Petit à petit, Fugger fait valider son droit de poursuivre l’exploitation des métaux – argent et cuivre – dans le Tyrol pour faire fructifier l’argent. Mais il en obtint davantage, d’abord en Espagne même et, tout à fait logiquement, dans les territoires nouvellement conquis par l’Espagne en Amérique.

17. Achète-moi l’Amérique, chérie

Tout d’abord, pour rembourser sa dette, Charles propose l’usufruit des principaux territoires des ordres de chevalerie espagnols, appelés Maestrazgos, pour lesquels les Fugger paient 135 000 ducats par an. Entre 1528 et 1537, le Maestrazgos est administré par les Welser d’Augsbourg et un groupe de marchands dirigé par le chef espagnol du service postal Maffeo de Taxis et le banquier génois Giovanni Battista Grimaldi. Mais après 1537, les Fugger reprennent le flambeau. Le contrat de bail est très intéressant pour deux raisons : d’une part, il permet aux preneurs à bail d’exporter les excédents de céréales de ces domaines et, d’autre part, il inclut les mines de mercure d’Alamadén, un élément crucial à la fois pour la production de verre à miroir, le traitement de l’or et les applications médicales.

Comme les Fugger dépendent des livraisons d’or et d’argent en provenance d’Amérique pour recouvrer leurs prêts à la couronne espagnole, il semblait logique qu’ils se tournent également vers le Nouveau Monde.

18. Achète-moi le Venezuela, chérie

Plaque commémorative sur la résidence des Welser à Augsbourg: « Ici résidait entre 1511 et 1519, Bartholomé Welser qui a dirigé les premières colonisations allemandes en Amérique du Sud.

Bartholomé Welser.

Passons maintenant aux Welser. L’histoire des Welser remonte au XIIIe siècle, lorsque ses membres occupaient des postes officiels dans la ville d’Augsbourg. Plus tard, la famille s’est fait connaître en tant que patriciens et marchands de premier plan. Au XVe siècle, alors que les frères Bartolomé et Lucas Welser pratiquent un vaste commerce avec le Levant et d’autres pays, ils ont des succursales dans les principaux centres commerciaux du sud de l’Allemagne et de l’Italie, ainsi qu’à Anvers, Londres et Lisbonne. Aux XVe et XVIe siècles, des branches de la famille s’installent à Nuremberg et en Autriche.

En récompense de leur contribution financière à son élection en 1519, le roi Charles Quint, incapable de payer, accorde aux Welser des privilèges dans la traite des esclaves africains et la conquête des Amériques.

La famille Welser se voit donc offrir la possibilité de participer à la conquête des Amériques au début et au milieu du XVe siècle. Comme le stipule le contrat de Madrid (1528), également connu sous le nom de « contrats Welser », les marchands se sont vu garantir le privilège de mener des « entradas » (expéditions) pour conquérir et exploiter de grandes parties des territoires qui appartiennent aujourd’hui au Venezuela et à la Colombie. Les commerçants allemands cultivent des fantasmes de richesses fabuleuses, alimentés par la découverte de trésors d’or : on dit que les Welser ont créé le mythe de l’El Dorado (la cité de l’or).

Récit allemand (1509) sur les expéditions portugaises.

Les Welser commencent leurs activités en ouvrant un bureau sur l’île portugaise de Madère et en acquérant une plantation de sucre aux îles Canaries.

Ils se sont ensuite étendus à Saint-Domingue, l’actuelle Haïti. La main-mise des Welser sur la traite des esclaves dans les Caraïbes a commencé en 1523, cinq ans avant le contrat de Madrid, puisqu’ils avaient commencé leur propre production de sucre sur l’île.

Les Welser explorant le Venezuela.



Le contrat de Madrid comprend le droit d’exploiter une grande partie du territoire de l’actuel Venezuela (en espagnol « Petite Venise »), un pays qu’ils appelaient eux-mêmes « Welserland ». Ils obtiennent également le droit d’expédier 4 000 esclaves africains pour travailler dans les plantations de sucre. Alors que l’Espagne accorde des capitaux, des chevaux et des armes aux conquistadors espagnols, les Welsers ne leur prêtent qu’au prix fort et les obligent d’acheter, exclusivement auprès d’eux, les moyens de faire tourner leurs activités. Des Allemands pauvres se rendent au Vénézuela et s’endettent rapidement, ce qui exacerbe leur rapacité et aggrave la façon dont ils traitent les esclaves. De 1528 à 1556, sept entradas (expéditions) conduisent au pillage et à l’exploitation des cultures locales.

La situation devient si grave qu’en 1546, l’Espagne révoque le contrat, notamment parce qu’elle sait que les Welser servent également des clients luthériens en Allemagne. Le fils de Bartholomeus Welser, Bartholomeus VI Welser et Philipp von Hutten sont arrêtés et décapités à El Tocuyo par le gouverneur espagnol local Juan de Carvajal en 1546. Enfin, l’abdication de Charles Quint en 1556 met un terme à la tentative des Welser de rétablir par la loi leur concession.

19. Achète-moi le Pérou et le Chili, chérie

Contrairement à la famille Welser, la participation de Jacob Fugger au commerce colonial reste prudente et conservatrice, et la seule autre opération de ce type dans laquelle il investit est une expédition commerciale ratée de 1525 vers les Moluques, menée par l’Espagnol Garcia de Loaisa (1490-1526). Pour l’Espagne, l’idée était d’accéder à l’Indonésie en passant par l’Amérique, ce qui aurait permis d’échapper au contrôle portugais. Cela n’ira pas plus loin parce que Jacob le Riche meurt en décembre de la même année et son neveu Anton Fugger prend la direction de l’entreprise.

Cependant, la fête continue. Les relations des Fugger avec la Couronne espagnole atteignent leur apogée en 1530 avec le prêt de 1,5 million de ducats des Fugger pour l’élection de Ferdinand comme « roi romain ». C’est dans ce contexte que l’agent des Fugger, Veit Hörl, obtient en garantie de l’Espagne le droit de conquérir et de coloniser la région côtière occidentale de l’Amérique du Sud, de Chincha au Pérou jusqu’au détroit de Magellan. Cette région comprend l’actuel sud du Pérou et tout le Chili. Les choses se sont cependant embrouillées et, pour des raisons inconnues, Charles Quint, qui était d’accord avec l’accord, ne le ratifie pas. Considérant que le projet vénézuélien des Welser a dégénéré en entreprise brutale de pillage et s’est soldé par des pertes substantielles. Anton Fugger, qui estime que les retombées financières sont trop faibles, abandonne ce type d’entreprise.

20. Achète moi des esclaves, chérie

Des manillas, monnaie d’échange pour l’achat d’esclaves.


Le cuivre des mines de Fugger était utilisé pour les canons des navires, mais il servait également à la production de « manillas » en forme de fer à cheval. Les manillas, dérivées du latin signifiant main ou bracelet, étaient une « monnaie » utilisée par la Grande-Bretagne, le Portugal, l’Espagne, les Pays-Bas, la France et le Danemark pour échanger avec l’Afrique de l’Ouest de l’or et de l’ivoire, ainsi que des personnes réduites à l’état d’esclaves. Les métaux privilégiés étaient à l’origine le cuivre, puis le laiton vers la fin du XVe siècle et enfin le bronze vers 1630.

En 1505, au Nigeria, un esclave se vend pour 8 à 10 manilles, et une dent d’éléphant pour une manille de cuivre. On dispose désormais de chiffres : entre 1504 et 1507, les commerçants portugais importent 287 813 manilles du Portugal vers la Guinée, en Afrique, via la station commerciale de São Jorge da Mina. Le commerce portugais s’intensifie au cours des décennies suivantes. 150 000 manilles sont exportées chaque année vers le fort commercial d’Elmina, sur la Côte d’Or. En 1548, une commande de 1,4 million de manilles est passée à un marchand allemand de la famille Fugger pour soutenir le commerce.

Un bronze béninois.

En 2023, un groupe de scientifiques a découvert que certains des bronzes du Bénin, aujourd’hui restitués aux nations africaines, ont été fabriqués avec du métal extrait à des milliers de kilomètres de là, en Rhénanie allemande. Le peuple Edo du Royaume du Bénin, a créé ses extraordinaires sculptures avec des bracelets en laiton fondus, la sinistre monnaie de la traite transatlantique des esclaves entre le 16e et le 19e siècle…

Fin de partie

Après la mort de Jacob, son neveu Anton Fugger (1493-1560) tente de maintenir la position d’une maison qui s’affaiblit.

Les souverains captifs ne sont pas aussi solvables qu’on l’espérait. Charles Quint a de sérieux soucis financiers et la faillite qui s’annonce est l’une des raisons pour lesquelles il se retire, laissant la direction de l’empire à son fils, le roi Philippe II d’Espagne. Malgré l’arrivée de l’or et de l’argent, l’Empire fait faillite. À trois reprises (1557, 1575, 1598), Philippe II est incapable de payer ses dettes, tout comme ses successeurs, Philippe III et Philippe IV, en 1607, 1627 et 1647.

Mais l’emprise politique des Fugger sur les finances espagnoles est si forte, écrit Jeannette Graulau, que « lorsque Philippe II déclara une suspension de paiement en 1557, la faillite n’incluait pas les comptes de la famille Fugger. Les Fugger proposent à Philippe II une réduction de 50 % des intérêts des prêts si l’entreprise est exclue de la faillite. Malgré le lobbying intense de son puissant secrétaire, Francisco de Eraso, et des banquiers espagnols rivaux des Fugger, Philippe n’inclut pas les Fugger dans la faillite ». Bravo les artistes !

En 1563, les créances des Fugger sur la Couronne espagnole s’élevaient à 4,445 millions de florins, soit bien plus que leurs avoirs à Anvers (783 000 florins), Augsbourg (164 000 florins), Nuremberg et Vienne (28 600 florins).

Mais en fin de compte, en unissant leur destin trop étroitement à celui des souverains espagnols, l’empire bancaire des Fugger s’est effondré avec l’effondrement de l’empire espagnol des Habsbourg.

Le professeur français Pierre Bezbakh, écrivant dans Le Monde en septembre 2021, a noté :

Aujourd’hui, une poignée de banques internationales appelées « Prime Brokers » sont autorisées à acheter et à revendre sur le marché secondaire les bons d’État français, émis à dates régulières par l’Agence française du Trésor pour refinancer la dette publique française (3 150 milliards d’euros) et surtout pour refinancer les remboursements de la dette (41 milliards d’euros en 2023). Les noms des Fuggers d’aujourd’hui sont : HSBC, BNP Paribas, Crédit Agricole, J.P. Morgan, Société Générale, Citi, Deutsche Bank, Barclays, Bank of America Securities et Natixis.

Conclusion

Au-delà de l’histoire des dynasties Fugger et Welser qui, après avoir colonisé les Européens, ont étendu leurs crimes coloniaux à l’Amérique, il y a quelque chose de plus profond à comprendre.

Aujourd’hui, on dit que le système financier mondial est « désespérément » en faillite. Techniquement, c’est vrai, mais politiquement, il est maintenu avec succès au bord de l’effondrement total afin de garder le monde entier dépendant d’une classe de prédateurs financiers apatrides. Un système en faillite, paradoxalement, nous désespère, mais leur donne l’espoir de rester aux commandes et de maintenir leurs privilèges jusqu’à la fin des temps. Seuls les banquiers peuvent sauver le monde de la faillite !

Historiquement, nous, en tant qu’humanité, avons créé des « États-nations » dûment équipés de « banques nationales » contrôlées par le gouvernement, afin de nous protéger de ce chantage financier systémique et abject. Les banques nationales, si elles sont correctement gérées, peuvent générer des crédits productifs dans notre intérêt à long terme en développant notre économie physique et humaine plutôt que les bulles financières des maîtres-chanteurs financiers.

Malheureusement, un tel système positif a rarement existé et lorsqu’il a existé, il a été saboté par les marchands d’argent que Roosevelt voulait chasser du temple de la République.

Comme nous l’avons démontré, la grave dissociation mentale appelée « monétarisme » est l’essence même du fascisme (financier). Les syndicats financiers et bancaires criminels « impriment » et « créent » de l’argent. Si cet argent n’est pas « domestiqué » et utilisé comme instrument pour accroître les pouvoirs créatifs de l’homme et de la nature, les ressources s’épuisent et les conflits deviennent insolubles.

La volonté de « convertir » à tout prix, y compris par la destruction de l’humanité et de ses pouvoirs créatifs, une « valeur » nominale qui n’existe qu’en tant qu’accord entre les hommes, en une forme de richesse physique « réelle », est l’essence même de la machine de guerre nazie.

Pour sauver les dettes du Royaume-Uni et de la France envers l’industrie américaine de l’armement détenue par JP Morgan et consorts, il fallait forcer, par le Traité de Versailles, l’Allemagne à payer. Lorsqu’il s’est avéré que c’était impossible, les intérêts bancaires anglo-franco-américains ont créé la « Banque des règlements internationaux ».

La BRI, sous la supervision directe de Londres et de Wall Street, a permis à Hitler d’obtenir les liquidités et devises suisses dont il avait besoin pour construire sa machine de guerre, une machine de guerre considérée comme potentiellement utile pour les Occidentaux tant qu’elle annonçait vouloir marcher vers l’Est, en direction de Moscou. Pour obtenir des liquidités de la BRI, la banque centrale allemande déposait en garantie des tonnes d’or volées aux pays qu’elle envahissait (Autriche, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Tchécoslovaquie, Pologne, Albanie, etc.) L’or dentaire des Juifs, des communistes, des homosexuels et des Tziganes exterminés dans les camps de concentration est déposé sur un compte secret de la Reichsbank pour financer les SS.

Le ministre des finances de la Banque d’Angleterre et d’Hitler, Hjalmar Schacht, qui a échappé à la potence du procès de Nuremberg grâce à ses protections internationales, fut sans doute le meilleur élève de Jacob Fugger le Riche, non pas le père de la banque allemande ou « moderne », mais le père du fascisme financier, héritier de Rome, de Venise et de Gênes. Plus jamais ça!

Biographie sommaire:

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Quinten Matsys et Léonard – L’aube d’une ère du rire et de la créativité

par Karel Vereycken, août 2024.

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Matsys et Léonard, sommaire

Introduction

A. Les enjeux culturels et philosophiques d’un contexte

  1. Blagues cyniques ou dialogue socratique ?
  2. Qu’est-ce que l’humanisme chrétien ?
  3. Pétrarque et le « Triomphe » de la mort
  4. L’ère du bon rire
  5. Sebastian Brant, Jérôme Bosch et la Nef des fous

B. Quinten Matsys

  1. Éléments biographiques
  2. De forgeron à peintre
  3. Duché de Brabant
  4. Formation : Bouts, Memling et Van der Goes
  5. Débuts à Anvers et à l’étranger

C. Œuvres choisies, décryptage et nouvelles interprétations

  1. La Vierge et l’Enfant, « Grâce divine » et « Libre arbitre »
  2. Le retable de Sainte-Anne
  3. Une nouvelle perspective
  4. Coopération avec Patinir et Dürer
  5. Le lien avec Érasme
  6. L’Utopie de Thomas More
  7. Pieter Gillis et le « diptyque de l’amitié »
  8. La connexion Léonard de Vinci (I)

D. L’art érasmien du grotesque

  1. Dans les peintures religieuses
  2. Avares, banquiers, receveurs d’impôt et agents de change, la lutte contre l’usure
  3. La connexion Léonard de Vinci (II)
  4. L’art du grotesque per se
  5. La métaphore du « couple mal assorti ».
  6. « La vieille femme hideuse », la paternité de Léonard

E. Conclusion

Bibliographie sélective

Quinten Matsys.

En 1500, Anvers, avec quelque 90 000 habitants, est la plus grande ville (précisons-le) d’Occident. Grand port et cœur battant d’un florissant commerce international qui dépasse alors la vieille Bruges des Médicis, Anvers est un aimant qui attire tous les talents de toutes les nations.

C’est dans ce contexte de brassage culturel que Quinten Matsys croise et collabore avec les plus brillants des grands humanistes chrétiens de son époque, qu’il s’agisse d’érudits militants pour la paix tels qu’Érasme de Rotterdam, Thomas More et Pieter Gillis, d’imprimeurs novateurs comme Dirk Martens d’Alost, de réformateurs exigeants comme Gérard Geldenhouwer et Cornelius Grapheus, de peintres flamands comme Gérard David et Joachim Patinir ou de peintres-graveurs et illustrateurs étrangers comme Albrecht Dürer, Lucas van Leyden et Hans Holbein le Jeune.

Malheureusement, aujourd’hui, les grandes maisons d’édition internationales, telles que, pour ne pas la nommer, Taschen, pour des raisons qui restent à élucider, semblent l’avoir condamné à l’oubli éternel. Ailleurs, son nom n’apparaît que sporadiquement dans un court chapitre consacré à « l’Ecole d’Anvers » à la fin de l’ouvrage Les Primitifs flamands et leur temps (656 pages, Renaissance du Livre, 1994). Pire encore, aucune de ses œuvres n’est référencée et seules deux mentions de son nom figurent dans L’art flamand et hollandais, les siècles des Primitifs (613 pages, Citadelles et Mazenod, 2003), œuvre de référence sur cette période.

La bonne nouvelle est que depuis 2007, le Centre interdisciplinaire pour l’art et la science de Gand, en Belgique, prépare un nouveau « catalogue raisonné » de son œuvre. Celui de Larry Silver (Phaedon Press, 1984) se vend hors de prix. Reste celui d’Andrée de Bosque (Arcade, Bruxelles, 1975), avec la majorité des images en noir et blanc. En guise de consolation, les lecteurs se contenteront de la thèse de doctorat de Harald Brising de 1908, dans une version réimprimée en 2019.

Afin d’honorer et de rendre justice à cet artiste, nous tenterons d’explorer dans cet article certaines questions restées sans réponse jusqu’à présent. Dans quelle mesure l’œuvre d’Érasme a-t-elle directement inspiré Matsys, Patinir et leur cercle ? Que savons-nous des échanges entre ce cercle à Anvers et d’éminents artistes de la Renaissance tels que Léonard de Vinci et Albrecht Dürer ? Quelle influence l’artiste érasmien a-t-il exercée sur ses correspondants étrangers ?

Quinten Matsys. Autrefois, pour de bonnes raisons, ce tableau était appelé Les Hypocrites, et aujourd’hui Les deux moines en prière. (Galleria Arti Doria Pamphilj, Rome).

Nos recherches antérieures sur la Renaissance italienne, la vie d’Érasme et l’art de Dürer nous ont familiarisés avec l’époque de Matsys et ses défis, un sujet que nous ne pouvons pas redévelopper ici de façon exhaustive, mais qui nous donne quelques bases pour appréhender la valeur extraordinaire de cet artiste.

A. Les enjeux culturels et philosophiques d’un contexte

1. Blagues cyniques ou dialogue socratique ?

« Tussen neus en lepel », proverbe néerlandais signifiant littéralement “entre le nez et la cuillère”, c’est-à-dire “entre une chose et une autre”.

De nombreux spectateurs contemporains, pénalisés par un regard non entraîné et pollués par un wokisme et un pessimisme abusif, passent à côté du sujet. Il leur manque l’intégrité morale et intellectuelle nécessaire pour comprendre les plaisanteries, l’ironie et les métaphores qui constituaient l’essence même de la vie culturelle des Pays-Bas de l’époque. Beaucoup contemplent et commentent la couleur de leurs lunettes en croyant livrer leur vision du monde. Perdus dans leurs préjugés culturels, en regardant un visage peint, ils ne voient pas l’intention ou l’idée que l’artiste a voulu faire apparaître, non pas sur le tableau, mais dans l’esprit du spectateur. Fuyant ce domaine supérieur de la métaphore, ils se ruent sur les détails en enchaînant des interprétations symboliques dont la somme est supposé expliquer le sens de l’œuvre.

Ainsi, devant un visage « grotesque », ils s’obstinent à croire qu’il s’agit d’un portrait plutôt que de rire à pleins poumons ! Du coup, ne voulant pas voir cette dimension « invisible », prenant l’image « à la lettre », pour eux, les « grotesques » d’Érasme, de Matsys et de Léonard, ne sont et ne peuvent être que des « plaisanteries cyniques » témoignant d’un « manque de tolérance » à l’égard des personnes « laides », « malades », « anormales » ou « différentes » !

Répétons-le donc haut et fort : Erasme et ses trois principaux disciples, Rabelais, Cervantès et Shakespeare, sont les incarnations, quoique rarement reconnues, de l’« humanisme chrétien » et le bon rire, en tant qu’arme politique puissante pour « élever à la dignité d’homme, tous les membres du genre humain ».

2. Qu’est-ce que l’humanisme chrétien ?

L’idée maîtresse du programme éducatif et politique d’Érasme était de promouvoir la docta pietas, la piété savante, ou ce qu’il appelait la « philosophie du Christ ». Cette philosophie peut être résumée comme un « mariage » entre les principes humanistes résumés dans la République de Platon et la notion agapique de l’homme transmise par les Saintes Écritures et les écrits des premiers Pères de l’Église comme Jérôme et Augustin, qui considéraient Platon comme un de leurs précurseurs imparfaits.

En rupture totale avec la soumission à une foi « aveugle » et féodale, qui plaçait le salut de l’homme uniquement dans une existence après la mort, l’humanisme chrétien considère que la nature humaine est bonne. L’origine du mal n’est donc pas l’homme lui-même ou un « diable » extérieur, mais les vices et les afflictions morales que Platon avait déjà largement identifiés des siècles avant qu’elles deviennent chez les Chrétiens les « sept péchés capitaux » qui peuvent être surmontés par les « sept vertus capitales ».

Jérome Bosch, Les sept péchés capitaux et les quatre dernières choses (la mort, le jugement, le ciel et l’enfer), vers 1500, dessus de table, Prado, Madrid.

Pour rappel, ces péchés capitaux et leur antidotes sont :

  1. L’orgueil (Superbia, hubris) par opposition à l’humilité (Humilitas) ;
  2. L’avarice (Avaricia) par opposition à la charité (Caritas, Agapè) ;
  3. La colère (Ira, rage) opposée à la patience (Patientia) ;
  4. L’envie (Invidia, jalousie) opposée à la bonté (Humanitas) ;
  5. La luxure (Luxuria, fornication) opposée à la chasteté (Castitas) ;
  6. La gourmandise (Gula) opposée à la tempérance (Temperantia) ;
  7. La paresse (Acedia, mélancolie, spleen, paresse morale) opposée à la diligence (Diligentia).

Il est assez révélateur pour notre époque que ces « péchés » (affections qui nous empêchent de faire le bien), et non leurs vertus opposées, aient été tragiquement sacralisés comme les « valeurs » de base garantissant le bon fonctionnement du système financier « néolibéral » actuel et de son ordre mondial « fondé sur les règles » !

« Les vices privés font la vertu publique », arguait Bernard Mandeville en 1705 dans La fable des abeilles. C’est la dynamique des intérêts particuliers qui stimule la prospérité d’une société, estimait ce théoricien néerlandais qui a inspiré Adam Smith et pour qui « la morale » ne fait qu’inviter à la léthargie et provoque le malheur de la cité.

C’est la cupidité et la recherche perpétuelle du plaisir, et non le bien commun, qui ont été proclamées motivations essentielles de l’homme, selon l’école philosophique devenue dominante, celle de l’empirisme britannique proféré par Locke, Hume, Smith et consorts.

De ce fait, la « charité », le « Care » et l’aide « humanitaire » ont été réduits à une activité souvent éphémère de dames de charité, permettant au système criminel actuel de faire accepter au plus grand nombre son existence perpétuelle. Ainsi, et c’est tout à fait regrettable, les « organisations humanitaires », les « fondations charitables » aux mains de grandes familles patriciennes et certaines ONG, dont le travail est souvent essentiel, sont malheureusement devenues des outils de domination.

3. Pétrarque et le « Triomphe de la mort »

Daniel Hopfer, Femmes se regardant dans un miroir, surprises par la Mort et le Diable, 1515.

Le vrai christianisme, comme toutes les grandes religions humanistes, s’efforce sans relâche de secouer ceux qui gaspillent leur vie dans le péché en leur montrant que leur comportement est à la fois dramatique et surtout ridicule à la lumière de l’extrême brièveté de l’existence physique humaine.

Dürer en fait le thème central de ses trois célèbres Meisterstiche (gravures de maître) qui ne peuvent être comprises que comme une seule et même unité : Le chevalier, la mort et le diable (1513) ; Saint Jérôme dans son étude (1514) et Melencolia I (1514). Dans chacune de ces gravures figure un sablier, métaphore de l’écoulement inexorable du temps qui passe. En juxtaposant au sablier (le temps) un crâne (la mort ), une bougie qui s’éteint (dernier souffle), une fleur qui flétrie (la vacuité des passions) etc., les artistes arrivent à faire émerger la métaphore de la « vanité ».

Érasme, qui fait du couple sablier-crâne son emblème, y ajoute sa devise : Concedi Nulli (Signifiant que la mort n’épargnera personne et que tous, riches ou pauvres, mourront un jour). En ce sens, à la Renaissance, l’humanisme chrétien était un mouvement de masse visant à éduquer les gens à « l’immortalité » spirituelle, à la fois contre les superstitions religieuses et contre un retour sournois du paganisme gréco-romain.

Illustration du Triomphe de la renommée sur le Triomphe de la mort dans les I Trionfi de Pétrarque. Bnf, Paris.

Avec cette exigence philosophique, Erasme marche ici directement dans les pas de Pétrarque et ses I Trionfi (1351-1374), un cycle poétique structuré en six triomphes allégoriques qui s’enchaînent les uns aux autres. Par exemple, le Triomphe de l’amour est lui-même surpassé par le Triomphe de la chasteté. À son tour, la Chasteté est vaincue par la Mort ; la Mort est vaincue par la Renommée ; la Renommée est conquise par le Temps ; et même le Temps est finalement vaincu par l’Éternité et enfin par le Triomphe de Dieu sur toutes ces préoccupations terrestres.

Puisque la mort « triomphera » à la fin de notre existence physique éphémère, dans la vision pré-Renaissance, c’est la peur de la mort et la peur de Dieu qui doivent aider l’homme à se concentrer pour apporter quelque chose d’immortel aux générations futures plutôt que de se perdre dans le labyrinthe des plaisirs et des douleurs terrestres que Jérôme Bosch (1450-1516) dépeint avec tant d’ironie dans son Jardin des délices terrestres (1503-1515). Léonard, dont le sentiment théo-philosophique était considéré comme une hérésie par bon nombre au Vatican, notait amèrement dans ses carnets que, vu leur comportement, beaucoup d’hommes et de femmes ne méritaient même pas le beau corps que Dieu leur avait offert:

4. L’ère du « bon rire »

Érasme, autoportrait?

Selon les dictionnaires, on rit bien lorsqu’on trouve amusante et drôle une situation qui était au départ contrariante. En bref, le bon rire est la récompense d’un véritable processus créatif lorsque « l’agonie » de l’épuisement des hypothèses lors d’une recherche de solutions se termine par un joyeux Eurêka !

Cela peut être pour des questions scientifiques et purement matérielles, mais aussi dans le processus de développement de l’identité personnelle. La tempête et les nuages ont disparu et la pleine lumière ouvre des horizons et apporte une nouvelle perspective.

Érasme censuré.

Pour les humanistes chrétiens, grâce à « l’effet miroir » intrinsèquement inhérent au « dialogue socratique » (qui commence par accepter que l’on ne sait pas – appelé docta ignorantia par Nicolas de Cues), l’homme peut être libéré de ces afflictions « pécheresses » qui le plombent et lui coupent les ailes.

Son libre arbitre peut être mobilisé pour l’amener à agir conformément à sa vraie (bonne) nature, celle de se consacrer et de trouver son ultime plaisir dans l’accomplissement du bien commun au service d’autrui, aussi bien dans ses relations personnelles que dans ses activités économiques. C’est cet objectif, celui de former et d’ennoblir le caractère de chacun, qui deviendra le but fondamental de l’éducation républicaine. On ne remplit pas les têtes mais on forme des citoyens.

Or, en affirmant que la vie de l’homme est entièrement prédéterminée par Dieu, Luther niait l’existence du libre arbitre et rendait l’homme totalement irresponsable de ses actes. Ce point de vue était à l’opposé de celui d’Érasme, qui avait commencé par demander à l’Église d’éradiquer ses propres abus financiers, tels que les fameuses « indulgences », et ceci bien avant que Luther n’entre en scène. Les humanistes chrétiens se sont fermement engagés à élever nos âmes au plus haut niveau de beauté morale et intellectuelle en nous libérant de notre attachement excessifs aux biens terrestres – non pas en nous infligeant des sentiments de culpabilité et des injonctions morales ou par le commerce lucratif de la peur de l’enfer, mais… par le rire ! Ouf, on respire ! Prenons un peu de recul et tout en nous engageant sérieusement à nous améliorer, rions de nos imperfections. Dieu nous a donné la vie et elle est belle, pourvu qu’on sache comment s’en servir !

Jean Jaurès, lecteur d’Érasme disait même que :

Le rire vérace des uns, on s’en doute, ne fait pas le bonheur des autres, car il ruine l’autorité illégitime des puissants et des tyrans. Il s’agit bien de l’arme politique la plus dévastatrice jamais conçue. Par conséquent, pour les forces du mal, le rire vérace, tel qu’il est promu par Érasme et ses disciples, doit être ignoré, calomnié et autant que possible éradiqué et remplacé par la mélancolie, l’obéissance et la soumission à des doctrines et des « narratifs » écrits d’avance par et pour les élites dominantes grâce à une constipation scolastique douloureuse.

5. Sebastian Brant, Hieronymus Bosch et La nef des fous

Albrecht Dürer, portrait de Sébastian Brant.

La Nef des fous s’imprime, se copie, se diffuse et se vend comme des petits pains dans toute l’Europe. Son auteur n’était pas seulement un simple satiriste, mais un humaniste cultivé dont on retient la traduction de poèmes de Pétrarque.

La « peinture de genre », qui dépeint des aspects de la vie quotidienne en représentant des gens ordinaires engagés dans des activités ordinaires et quotidiennes, est née avec Quinten Matsys (on devrait plutôt dire avec le paradigme érasmien que nous venons d’identifier), souligne Larry Silver en reprenant ce qu’affirmait déjà Georges Marlier en 1954.

Plusieurs années avant qu’Erasme ne publie son Eloge de la folie (écrit en 1509 et publié à Paris dès 1511), le poète humaniste et réformateur social strasbourgeois Sébastien Brant (1558-1921) ouvre le bal du rire socratique avec son Narrenshiff (La Nef des fous, publiée en 1494 à Bâle, Strasbourg, Paris et Anvers), une œuvre satirique hilarante illustrée par Holbein le Jeune (1497-1543) et Albrecht Dürer (1471-1528) qui exécute 73 des 105 illustrations de l’édition originale. Brant était une figure clé et un allié de Johann Froben (1460-1529) et Johann Amerbach (1441-1513) issus de familles d’imprimeurs suisses qui accueillirent plus tard Érasme lorsque, persécuté aux Pays-Bas, il dut s’exiler à Bâle.

Après les saints et les princes, soudainement, ce sont des femmes, des hommes et des enfants ordinaires, des marchands certes encore souvent aisés, qui apparaissent dans les œuvres, non plus comme des « donateurs » assistants comme témoin à une scène biblique, mais pour leur qualités propres d’humains méritoires.

Dürer fait, par exemple, une gravure certes un peu ironique, d’« un cuisinier et sa femme ». Si au XVe siècle, la philosophie grecque pénètre en Europe, en ce début du XVIe, c’est le peuple qui fait irruption.

Bien sûr, les temps ont changé et la clientèle des peintres aussi. Les commandes proviennent beaucoup moins d’ordres religieux et de riches cardinaux de Rome et de plus en plus de bourgeois prospères ou de guildes, corporations, confréries et communautés des métiers désirant embellir leurs chapelles et demeures et offrir leurs portraits à leurs amis.

La Nef des fous de Brant marque un véritable tournant, prélude à un nouveau paradigme. Elle marque le début d’un long arc de créativité, de raison et d’éducation par le rire vérace et libérateur, dont l’écho résonnera très fort jusqu’à la mort de Pieter Bruegel l’Aîné en 1569.

Cet élan ne sera interrompu que lorsque Charles Quint, croyant faire peur, ressuscite, en 1521, l’Inquisition et adopte les « placards », c’est-à-dire des décrets punissant par la mort tout citoyen osant lire, commenter ou discuter de la Bible.

La Nef des fous s’organise en 113 sections, dont chacune, à l’exception d’une courte introduction et de deux pièces finales, traite indépendamment d’une certaine classe de fous, d’imbéciles ou de vicieux. L’idée fondamentale de la nef n’étant rappelée qu’occasionnellement.

Aucune folie du siècle n’est censurée. Le poète s’attaque avec noble zèle aux défauts et aux extravagances de l’homme. Le livre s’ouvre sur la dénonciation du plus grand fou de tous, celui qui se détourne de l’étude de tous les livres merveilleux qui l’entourent. Il ne veut pas « se casser la tête » et « encombrer » son crâne. « J’ai tout, dit le sot, d’un grand seigneur qui peut payer comptant la fatigue de ceux qui apprennent pour moi ». La troisième folie (sur les 113), donc tout près de la première, est la cupidité et l’avarice:

Un triptyque de Jérôme Bosch, en partie perdu, s’inscrit dans cette lignée. Des recherches relativement récentes ont établi que le tableau actuel La Nef des fous (Louvre, Paris) de Bosch, possiblement exécuté avant même que Brant n’écrive sa satire, n’est que le volet gauche d’un triptyque dont le panneau droit était La Mort de l’avare (National Gallery, Washington).

Ce qui est intéressant avec ce dernier panneau, c’est qu’il n’y a pas de fatalité ! Même l’avare, jusqu’à son dernier souffle, peut choisir entre lever les yeux vers le Christ ou les abaisser vers le diable ! Que l’homme soit éternellement perfectible et que son sort dépende de sa volonté, était au cœur de la doctrine des Frères de la Vie commune, un mouvement laïc de dévotion chrétienne avec lequel Bosch, sans en être membre, avait d’importantes affinités. Cependant, personne ne connaît à ce jour l’image et le nom du panneau central qui a été perdu. Mais ce qui apparaît lorsqu’on referme les deux volets latéraux, c’est l’image d’un colporteur (autrefois appelé à tort Le retour de l’enfant prodigue) fuyant des mauvais lieux.

Ce thème figure également sur les panneaux extérieurs du triptyque de Bosch le Chariot de foin, montrant des rois, des princes et des papes courant après un chariot chargé d’une gigantesque botte de foin (une métaphore de l’argent) et que les diables tirent vers l’Enfer.

Le thème du colporteur qui pérégrine était très populaire parmi les Frères de la Vie commune et la Devotio Moderna. Pour eux, comme pour Saint Augustin, l’homme est en permanence confronté à un choix existentiel. Il est en permanence à la croisée du chemin (le bivium). Soit il emprunte le chemin rocailleux et difficile qui le mène à une position spirituellement plus élevée et plus proche de Dieu, soit il emprunte la voie de la facilité vers le bas en s’abaissant aux passions et aux affections terrestres.

La beauté de l’homme et de la nature, prévient Augustin, peut et doit être pleinement appréciée et célébrée sous condition qu’elle soit vécue comme « l’avant-goût de la sagesse divine » et non pas comme un simple plaisir des sens.

Le colporteur que l’on retrouve chez Bosch et Patinir est donc une métaphore de l’humanité qui s’efforce d’avancer sur le bon chemin et dans la bonne direction. Bosch peuplera ses tableaux d’hommes et de femmes ressemblant à des animaux décervelés se précipitant avec grande frénésie sur de petits fruits comme des cerises, des fraises et des baies, métaphores de plaisirs terrestres tellement éphémères qu’ils doivent éternellement renouveler l’expérience pour en tirer le moindre plaisir.

Hans Holbein le Jeune, Illustration de l’Éloge de la folie d’Érasme: Homo Viator, qui va toujours d’un endroit à l’autre.

Le colporteur avance « op een slof en een schoen » (sur une pantoufle et une chaussure), c’est-à-dire qu’il abandonne sa maison et quitte le monde créé du péché (on voit un bordel, des ivrognes, etc.), et tous les biens matériels. Avec son « bâton » (symbole de la foi), il réussit à repousser les « chiens infernaux » (le mal) qui tentent de le retenir. Une enluminure d’un livre de psaumes anglais du XIVe siècle, le Luttrell Psalter, présente exactement la même représentation allégorique.

Ces images métaphoriques ne sont donc pas les fruits d’un « esprit malade » ou d’une imagination exubérante de Bosch, mais un langage courant qu’on retrouve assez souvent dans les marges des livres enluminés.

Le même thème, celui de l’Homo Viator, l’homme qui se détache des biens terrestres, est également récurrent dans l’art et la littérature de cette époque, notamment depuis la traduction néerlandaise du Pèlerinage de la vie et de l’âme humaine, écrit en 1358 par le moine cistercien normand Guillaume de Degulleville (1295-après 1358). Le Christ nous transforme en pèlerins à travers le monde. Unis à Lui nous traversons la Cité terrestre n’ayant comme véritable but que la Cité Céleste. Non plus seulement homo sapiens, mais homo viator, homme en route vers le Ciel.

Si les trois volets qui subsistent du triptyque de Bosch (la Nef des fous, La mort de l’Avare et le Colporteur) semblent de prime abord sans aucun lien, leur cohérence saute aux yeux une fois que le spectateur identifie ce concept primordial.

Il serait amusant, pour un peintre imaginatif et créatif vivant aujourd’hui, de recréer et de réinventer une image digne du volet perdu de Bosch, le thème étant forcément la chute de l’homme qui n’arrive pas à se détacher des biens terrestres, passant de la Nef des fous à La Mort de l’Avare.

B. Quinten Matsys, éléments biographiques

Connaissant maintenant les enjeux philosophiques et culturels majeurs de l’époque, nous pouvons examiner avec sérénité la vie de Matsys et quelques-unes de ses œuvres.

1. De forgeron à peintre

Quinten Matsys, médaille avec auto-portrait.

Selon l’Historiae Lovaniensium de Joannes Molanus (1533-1585), Matsys est né à Louvain entre le 4 avril et le 10 septembre 1466, comme un des quatre enfants de Joost Matsys (mort en 1483) et de Catherine van Kincken.

La plupart des récits de sa vie mêlent à cœur joie des faits et des légendes. En réalité, on dispose de très peu d’indices concernant son activité ou son caractère.

A Louvain, Quinten aurait eu des débuts modestes en tant que ferronnier d’art. La légende veut qu’il se soit épris d’une belle fille que courtisait également un peintre. La fille préférant de loin les peintres aux forgerons, Quinten aurait aussi vite abandonné l’enclume pour le pinceau.

An 1604, le chroniqueur Karel Van Mander affirme que Quinten, frappé d’une maladie depuis l’âge de vingt ans, « se trouvait dans l’impossibilité de gagner son pain » en tant que forgeron.

Van Mander rappelle que lors des fêtes du mardi gras,

Karel Vereycken, Anvers. Avec le géant Antigoon menaçant le port.

A Anvers, devant la cathédrale Notre-Dame, au Handschoenmarkt (marché aux gants), on trouve encore la « putkevie » (porte en fer forgé décorée sur un puits) qui aurait été réalisée par Quinten Matsys lui-même et qui représente la légende de Silvius Brabo et Druon Antigoon, respectivement les noms d’un officier romain mythique qui libéra Anvers de l’oppression d’un géant appelé Antigoon qui nuisait au commerce de la ville en bloquant l’entrée de la rivière.

L’inscription sur le puits se lit comme suit : « Dese putkevie werd gesmeed door Quinten Matsijs. De liefde maeckte van den smidt eenen schilder. » (La ferronnerie de ce puits a été forgée par Quinten Matsys. L’amour a fait du forgeron un peintre.)

Les dons documentés et les possessions de Joost Matsys, le père de Quinten, forgeron et horloger de la ville, indiquent que la famille disposait d’un revenu respectable et que le besoin financier n’était pas la raison la plus probable pour laquelle Matsys s’est tourné vers la peinture.

En 1897, Edward van Even a écrit, sans présenter la moindre preuve, que Matsys composait également de la musique, écrivait des poèmes et réalisait des gravures.

Quinten Matsys, La Vierge à l’enfant trônant avec quatre anges, 1505, National Gallery, Londres.

Bien qu’il n’existe aucune preuve de la formation de Quinten Metsys avant son inscription en tant que maître libre à la guilde des peintres d’Anvers en 1491, le projet de dessin de son frère Joos Matsys II à Louvain et les activités de leur père suggèrent que le jeune artiste a d’abord appris à dessiner et à transposer ses idées sur le papier auprès de sa famille et qu’ils l’ont exposé pour la première fois aux formes architecturales et à leur déploiement créatif.

Ses premières œuvres, en particulier, suggèrent clairement qu’il a reçu une formation de dessinateur d’architecture. Dans sa Vierge à l’enfant trônant avec quatre anges de 1505 (National Gallery, Londres), les personnages divins sont assis sur un trône doré dont le tracé gothique fait écho à celui de la fenêtre du dessin sur parchemin et à la maquette en calcaire du projet de Saint-Pierre auquel son frère était affecté à peu près à la même époque.

Quinten Matsys, médaille en bronze avec l’effigie d’Erasme.

Ce qui est sûr, c’est que l’artiste a réalisé de magnifiques médaillons en bronze représentant Érasme, sa sœur Catarina et lui-même.

Vers 1492, il épouse Alyt van Tuylt qui lui donne trois enfants : deux fils, Quinten et Pawel, et une fille, Katelijne. Alyt meurt en 1507 et Quinten se remarie un an plus tard.

Avec sa nouvelle épouse Catherina Heyns, il a dix autres enfants, cinq fils et cinq filles. Peu après la mort de leur père, deux de ses fils, Jan (1509-1575) et Cornelis (1510-1556) deviennent à leur tour peintres et membres de la Guilde d’Anvers.

2. Le Duché de Brabant

Leuven, Hôtel de ville et Eglise Saint Pierre (à droite).

Louvain était alors la capitale du Duché de Brabant qui s’étendait de Luttre, au sud de Nivelles, à ‘s Hertogenbosch (Pays-bas actuel). Il comprenait les villes d’Alost, Anvers, Malines, Bruxelles et Louvain, où, en 1425, l’une des premières universités d’Europe vit le jour. Cinq ans plus tard, en 1430, avec les duchés de Basse-Lotharingie et de Limbourg, Philippe le Bon de Bourgogne hérite du Brabant qui fait partie des Pays-Bas bourguignons.

En 1477, alors que Matsys avait environ 11 ans, le duché de Brabant tomba sous la domination des Habsbourg en tant que partie de la dot de Marie de Bourgogne au roi d’Espagne Charles Quint.

L’histoire ultérieure du Brabant fait partie de l’histoire des « dix-sept provinces » des Habsbourg, de plus en plus sous le contrôle de familles de banquiers d’Augsbourg, telles que les Fugger et les Welser.

Si l’époque d’Érasme et de Matsys est une période faste de la « Renaissance du Nord », elle marque aussi des efforts toujours plus grands des familles de banquiers pour « acheter » la papauté afin de dominer le monde.

Le partage géopolitique du monde entier (et de ses ressources) entre l’Empire espagnol (dirigé par des banquiers vénitiens) et l’Empire portugais (sous la houlette des banquiers génois), fut scellé par le traité de Tordesillas, une combine entérinée en 1494 au Vatican par le pape Alexandre VI Borgia. Ce traité a ouvert les portes à l’asservissement colonial de nombreux peuples et pays, le tout au nom d’un sentiment très discutable de supériorité culturelle et religieuse.

Suite à des banqueroutes d’État à répétition, les Pays-Bas deviennent alors la cible d’un intense pillage économique et financier, imposé aux populations par l’alliance du sabre et de goupillon. En diabolisant à outrance Luther, de plus en plus déterminé à créer une opposition en dehors de l’Église catholique, le pouvoir en place esquive les questions pressantes formulées par Erasme et Thomas More exigeant des réformes urgentes pour éradiquer les abus et la corruption à l’intérieur de l’Église catholique.

Tout laisse à penser que le refus du Pape Clément VII d’accepter les demandes de divorce d’Henri VIII faisait partie d’une stratégie globale visant à plonger l’ensemble du continent européen dans des « guerres de religion », qui n’ont pris fin qu’avec la paix de Westphalie en 1648.

3. Formation : Bouts, Van der Goes et Memling

Les premiers triptyques peints par Matsys lui valent de nombreux éloges et amènent les historiens à le présenter comme « l’un des derniers primitifs flamands », le quolibet utilisé par Michel-Ange pour discréditer intrinsèquement tout art non-italien considéré comme « gothique » (barbare) ou « primitif » par rapport à l’art italien imitant le style antique.

Comme Matsys est né à Louvain, on a pensé qu’il a pu être formé par Aelbrecht Bouts (1452-1549), le fils du peintre dominant de Louvain à l’époque, Dieric Bouts l’Ancien (v. 1415-1475). En 1476, un an après la mort de son père, Aelbrecht aurait quitté Louvain afin de compléter sa formation auprès d’un maître en dehors de la ville, très probablement Hugo van der Goes (1440-1482), dont l’influence sur Aelbrecht Bouts, mais aussi sur Quinten Matsys, semble plausible. Van der Goes, qui devint en 1474 le doyen de la guilde des peintres de Gand et mourut en 1482 au Cloître Rouge près de Bruxelles, était un fervent fidèle des Frères de la Vie commune et de leurs principes. En tant que jeune assistant d’Aelbrecht Bouts, lui-même en cours de formation chez Van der Goes, Matsys aurait pu découvrir ce qui était alors le berceau de l’humanisme chrétien.

L’œuvre la plus célèbre de Van der Goes est le Triptyque Portinari (Uffizi, Florence), un retable commandé pour l’église Sant’Egidio de l’hôpital Santa Maria Nuova de Florence par Tommaso Portinari, directeur de la succursale brugeoise de la banque Médicis.

Les traits rudes de trois bergers (exprimant chacun un des états d’élévation spirituelle stipulés par les Frères de la Vie commune) dans la composition de van der Goes ont profondément impressionné les peintres travaillant à Florence.

Matsys est également considéré comme un possible élève de Hans Memling (1430-1494), ce dernier étant un disciple de Van der Weyden et un peintre de premier plan à Bruges.

Quinten Matsys, Portrait de Jacob Obrecht, 1496.

Le style de Memling et celui de Matsys sont si proches qu’il est difficile de les distinguer.

Alors que l’historien de l’art flamand Dirk de Vos a qualifié, dans son catalogue de 1994 sur l’oeuvre de Hans Memling, le portrait du musicien et compositeur Jacob Obrecht (1496, Kimbell Art Museum, Fort Worth) d’œuvre très tardive de Hans Memling, les experts actuels, parmi lesquels Larry Silver, ont pu établir en 2018 qu’en réalité, il est beaucoup plus probable que le portrait soit la première œuvre connue de Quinten Matsys.

Obrecht, qui a exercé une influence majeure sur la musique flamande polyphonique et contrapuntique de la Renaissance, avait été nommé maître de chapelle de la cathédrale Notre-Dame d’Anvers en 1492. Vers 1476, Érasme est l’un des enfants de chœur d’Obrecht.

Obrecht se rendit au moins deux fois en Italie, en 1487 à l’invitation du duc Ercole d’Este Ier de Ferrare et en 1504. Ercole avait entendu la musique d’Obrecht, dont on sait qu’elle a circulé en Italie entre 1484 et 1487, et avait déclaré qu’il l’appréciait plus que la musique de tous les autres compositeurs contemporains ; il invita donc Obrecht, qui mourut de la peste en Italie.

Dès les années 1460, le professeur d’Érasme à Deventer, le compositeur et organiste Rudolph Agricola, s’était rendu en Italie. Après avoir étudié le droit civil à Pavie et suivi les cours de Battista Guarino, il se rendit à Ferrare où il devint un protégé de la cour des Este.

Vers 1499, Léonard réalise un dessin de la fille d’Ercole, Isabella d’Este, qui, selon certains, serait la personne peinte dans la Joconde.

4. Débuts à Anvers et à l’étranger

Matsys est enregistré à Louvain en 1491, mais la même année, il est également admis comme maître peintre à la Guilde de Saint-Luc à Anvers où, à l’âge de vingt-cinq ans, il décide de s’installer. A Anvers, comme nous l’avons déjà dit, il a représenté le maître de chapelle Jacob Obrecht en 1496, sa première œuvre connue, et plusieurs tableaux de dévotion à la Vierge et à l’Enfant.

Ensuite, comme les Liggeren (registres des guildes de peintres) ne rapportent aucune information sur l’activité de Matsys dans les Pays-Bas pendant une période de plusieurs années, il est très tentant d’imaginer que Matsys s’est rendu en Italie où il aurait pu rencontrer de grands maîtres (Léonard a vécu à Milan entre 1482 et 1499 et y est retourné en 1506 où il a rencontré son élève Francesco Melzi (1491-1567) qui l’a ensuite accompagné en France) ou à Colmar ou Strasbourg où il aurait pu rencontrer Albrecht Dürer qu’il semble avoir connu longtemps avant que ce dernier ne vienne aux Pays-Bas en 1520.

Dürer est envoyé par ses parents à Colmar en Alsace pour être formé à l’art de la gravure par Martin Schongauer (1450-1491) de loin le plus grand graveur de son époque. Mais lorsque Dürer arrive à Colmar à l’été 1492, Schongauer a rendu l’âme. De Colmar, l’artiste se rend à Bâle, où il produit des gravures sur bois pour illustrer des livres et découvre les impressionnantes gravures de Jacob Burgkmair (1473-1531) et de Hans Holbein l’Ancien (1460-1524). Il se rend ensuite à Strasbourg où il rencontre et réalise le portrait de l’érudit poète et écrivain humaniste Sébastien Brant, évoqué précédemment.

C. Œuvres choisies

1. La Vierge à l’Enfant, la grâce divine et le libre arbitre

En 1495, Matsys peint une Vierge à l’Enfant (Bruxelles). Même si l’œuvre reste encore très normative, Matsys enrichit déjà la dévotion avec des scènes moins formelles de la vie quotidienne. L’Enfant, explorant de manière ludique de nouveaux principes physiques, tente maladroitement de tourner les pages d’un livre alors qu’une Vierge très sérieuse est assise dans une niche de style gothique, sans doute choisie pour s’intégrer à l’architecture et au style du lieu qui accueillera le tableau.

Dans une autre Vierge à l’Enfant (Rotterdam) Matsys va plus loin dans cette direction. On y voit une jeune maman bienveillante et heureuse avec un enfant enjoué, ce qui souligne le fait que le Christ était le fils de Dieu, mais aussi celui des Hommes. Sur un présentoir proche du spectateur, on remarque la présence d’une miche de pain et un bol de soupe au lait avec une cuillère, sans doute une scène quotidienne pour la plupart des habitants des Pays-Bas essayant de nourrir leurs enfants à l’époque.

Gérard David, Vierge à l’Enfant avec la soupe au lait, 1520, Bruxel.

Dans sa Vierge à l’Enfant avec la soupe au lait (Bruxelles), peinte en 1520 par l’ami de Matsys, le peintre Gérard David (1460-1523), montre avec une immense tendresse une jeune maman apprenant à son enfant que le dos d’une cuillère n’est pas vraiment l’idéal pour amener la soupe du bol à sa bouche.

De nombreux tableaux sur ce thème, qu’ils soient de Quinten Matsys (Vierge à l’Enfant, Louvre, 1529, Paris) ou de Gérard David (Repos lors de la fuite en Égypte, National Gallery, Washington), montrent un enfant qui tente, avec d’énormes difficultés, de saisir quelques raisins, des cerises ou d’autres fruits.

En 1534, dans sa Diatribe sur le libre arbitre, Érasme utilise également cette métaphore sur l’équilibre fragile à considérer dans la proportion entre les opérations du libre arbitre (qui, seul, séparé d’un but supérieur, peut devenir pure arrogance) et celles de la grâce divine (qui, seule, peut être interprétée comme une forme de prédestination).

Pour rendre accessible au plus grand nombre, un sujet qu’on croirait réservé aux théologiens, Érasme emploie une métaphore très simple, mais d’une tendresse et d’une beauté extrêmes :

Jan Matsys, Vierge à l’Enfant, 1537, Metropolitan, New York.

Bref, le libre arbitre, certes, Erasme le défendra, car il en faut, mais sans prétendre que l’homme peut y arriver tout seul…

2. Retable de Sainte-Anne

A Anvers, l’activité de Matsys connaît une avancée majeure avec les premières commandes publiques importantes de deux grands retables en triptyque :

  • le Triptyque de la Confrérie de Sainte-Anne (1507-1509, Musée de Bruxelles), signé « Quinten Metsys screef dit ». (Quinten Metsys a écrit ceci).;
  • le Triptyque de la Déploration du Christ (1507-1508, Musée d’Anvers), peint pour la chapelle de la guilde des charpentiers à la cathédrale d’Anvers, œuvre largement inspirée de la Déposition de croix de Roger Van der Weyden (Prado, Madrid). Jean-Baptiste et Jean l’Évangéliste, qui apparaissent lorsque le triptyque est fermé, sont les saint patrons de la corporation.
Le « portique » peint sur le panneau (en deux dimensions) semble avoir formé une seule unité avec le cadre tridimensionnel d’origine, aujourd’hui perdu.

Le thème et l’iconographie du Triptyque Saint-Anne ont bien sûr été entièrement dictés au peintre par la confrérie de Sainte-Anne de Louvain qui lui a passé cette commande pour leur chapelle dans l’église Saint-Pierre de la même ville.

Le panneau central dépeint l’histoire de la famille de sainte Anne – la Sainte Parenté – à l’intérieur d’un édifice monumental couronné d’une coupole tronquée et d’arcades qui offrent une large vue sur un paysage montagneux. En cinq scènes, le retable raconte la vie d’Anne, mère de la Vierge, et de son époux Joachim. Les différents membres de la famille de la sainte apparaissent sur le panneau central.

L’événement clé de la vie d’Anne et de son mari Joachim, à savoir qu’ils deviendront les parents de la Vierge Marie alors qu’ils se croyaient incapables d’avoir des enfants, est représenté sur les panneaux gauche et droit du triptyque.

Le baiser chaste

La « conception immaculée » de la Vierge, représentée par l’image d’un « chaste baiser » entre les deux époux devant la Porte d’Or de la muraille de Jérusalem, a été un sujet immensément populaire dans l’histoire de la peinture, de Giotto à Dürer.

Il a donc été rapidement transposé à l’Immaculée conception du Christ lui-même. D’où l’apparition soudaine de tableaux montrant Marie embrassant « chastement » (mais chaleureusement et parfois sur les lèvres) son enfant Jésus.

Le cycle du retable se termine par la mort d’Anne, représentée sur le panneau intérieur droit où elle est entourée de ses enfants et où le Christ donne sa bénédiction.

Malgré l’échelle impressionnante de cette œuvre et son récit conventionnel, Matsys réussit à créer un sentiment de contemplation plus libre et plus intime. Un exemple en est la figure du petit cousin de Jésus dans le coin gauche, qui s’amuse à rassembler de belles enluminures autour de lui et, maintenant pleinement concentré, tente de les lire.

3. Une nouvelle perspective

Dans deux autres occasions, j’ai pu documenter qu’aussi bien le peintre flamand Jan Van Eyck que le bronzier italien Lorenzo Ghiberti ont pu se familiariser avec « l’optique arabe », en particulier les travaux scientifiques d’Ibn al-Haytham (connu sous son nom latin Alhazen).

A la Renaissance, plusieurs « écoles », avec des approches différentes et parfois opposés, ont tenté d’établir la meilleure façon de représenter l’« espace » dans l’art grâce à « la perspective ».

D’abord, dès le début du XVe siècle, une école, profitant des travaux des Franciscains d’Oxford (Roger Bacon, Grosseteste, etc.) sur Alhazen, tente de partir de la physionomie humaine (deux yeux fabriquant une image dans l’esprit du spectateur) et à la place d’un modèle monofocal (cyclopique) invente une perspective avec deux points de fuite centraux (perspective bi-focale). Cette perspective est bien identifiable dans certaines œuvres de Van Eyck et de Lorenzo Ghiberti ce dernier ayant traduit certains textes d’Alhazen. Ensuite, une autre école, celle associée à Alberti, affirme que la « bonne » perspective, purement géométrique et mathématique, fait appel à un « point de fuite central ». Enfin, une troisième école, celle de Jean Fouquet en France et Léonard de Vinci, constatant les limites du modèle albertien, tente une perspective curviligne.

A l’époque moderne, les partisans de Descartes et de Galilée ont absolument voulu démontrer que leur modèle d’un espace vide était né à la Renaissance avec le modèle albertien. Du coup, toute autre démarche ne peut être que tâtonnement et bidouillage de « primitifs » égarés ou ignares.

Une découverte inestimable

Comme nous l’avons l’évoqué précédemment, le Centre interdisciplinaire d’art et de science de Gand (GICAS) en Belgique travaille depuis 2007 à un nouveau « catalogue raisonné » de l’œuvre de Quinten Matsys. Dans ce cadre, en 2010, Jochen Ketels et Maximiliaan Martens ont examiné le Retable Sainte Anne de Matsys et l’impressionnant portique italianisant du panneau central.

Rappelons que la partie peinte (en deux dimensions) sur le volet central a été conçue par l’artiste pour se prolonger et s’intégrer harmonieusement dans une vaste construction en bois (en trois dimensions) servant d’encadrement, structure malheureusement perdue mais dont on connaît l’existence grâce à des dessins.

L’infrarouge a également mis en lumière l’existence d’un

Encore plus intéressant,

Albrecht Dürer, reprenant Piero della Francesca.

A cet égard, il est intéressant de noter que l’une des rares personnes, en contact avec Matsys à un moment ou à un autre, à avoir lu et étudié le traité de Piero della Francesca sur la perspective n’est autre qu’Albrecht Dürer, dont les Quatre livres sur la proportion humaine (1528) s’appuie sur l’approche révolutionnaire de Piero.

Ce que Dürer appelle la méthode du « transfert » de Piero deviendra par la suite la base de la géométrie projective, notamment à l’Ecole polytechnique sous Monge, la science clé qui a rendu possible la révolution industrielle.

Les chercheurs ont également vérifié l’utilisation par Matsys de la perspective du point de fuite central en employant la méthode du « birapport » (cross-ratio en anglais).

Étonnés, car supposément impossible selon ce qu’ils ont appris dans les meilleures écoles, ils constatent que :

Source : Publication de l’Université de Gand

Jusqu’à présent, on tenait pour acquis que la science de la perspective n’avait atteint les Pays-Bas qu’après le voyage de Jan Gossaert à Rome en 1508, alors que Matsys, qui fait preuve d’une connaissance magistrale et étendue de la science de la perspective, a commencé à composer cette œuvre dès 1507.

4. La collaboration de Matsys avec Patinir et Dürer

Antwerpen, Grote Markt avec maisons des guildes de métier.

Albrecht Dürer, portrait de Joachim Patinir.

Une dernière remarque concernant ce tableau, le paysage montagneux derrière les personnages, qui s’apparente déjà aux paysages typiques et inquiétants produits par l’ami de Matsys, Joachim Patinir (1480-1524), un autre géant mal connu de l’histoire de la peinture.

Pourtant l’autorité de Patinir n’était pas des moindres. Felipe de Guevara, ami et conseiller artistique de Charles Quint et de Philippe II, mentionne Patinir dans ses Commentaires sur la peinture (1540) comme l’un des trois plus grands peintres de la région, aux côtés de Rogier van der Weyden et de Jan van Eyck.

Patinir dirigeait un grand atelier avec des assistants à Anvers. Parmi ceux qui subissent la triple influence de Bosch, Matsys et Patinir, on note :

  • Cornelis Matsys (1508-1556), fils de Quinten, qui se mariera avec la fille de Patinir ;
  • Herri met de Bles (1490-1566), actif à Anvers, possible neveu de Patinir ;
  • Lucas Gassel (1485-1568), actif à Bruxelles et à Anvers;
  • Jan Provoost (1465-1529), actif à Bruges et Anvers ;
  • Jan Mostaert (1475-1552), peintre actif à Haarlem ;
  • Frans Mostaert (1528-1560), peintre actif à Anvers ;
  • Jan Wellens de Cock (1460-1521), peintre actif à Anvers ;
  • Matthijs Wellens de Cock (1509-1548), peintre-graveur actif à Anvers ;
  • Jérôme Wellens de Cock (1510-1570), peintre-graveur, qui fonda, avec sa femme, l’entreprise Aux Quatre Vents, probablement le plus grand atelier de gravure au nord des Alpes de l’époque, qui employait Pieter Brueghel l’Aîné.

Cornelis Matsys, L’aveugle guidant l’aveugle (1550). 4,5 x 7,8 cm. Gravure qui a inspiré Pieter Brueghel l’Ancien pour sa propre peinture sur ce thème en 1558.

Il est généralement admis que Matsys a peint les figures de certains paysages de Patinir. D’après l’inventaire de 1574 de l’Escorial, ce fut le cas pour Les tentations de saint Antoine (1520, Prado, Madrid). On est tenté de penser que cette collaboration entre amis a fonctionné dans les deux sens, à savoir que Patinir a réalisé des paysages pour des œuvres de Matsys et à sa demande, une réalité qui met quelque peu à mal le mythe persistant d’une Renaissance présentée comme le berceau de l’individualisme moderne.

Le fait que Matsys et Patinir étaient très proches est confirmé par le fait qu’après la mort prématurée de Patinir, Matsys devient le tuteur de ses deux filles. Il est également intéressant de noter que Gérard David, qui est devenu le principal peintre de Bruges après Memling, est devenu membre de la guilde St. Lucas d’Anvers en 1515 conjointement avec Patinir, ce qui lui a permis d’accéder légalement au marché de l’art anversois, en pleine expansion.

Les historiens de l’art moderne ont tendance à présenter Patinir comme l’« inventeur » de la peinture de paysage, affirmant que pour lui, les sujets religieux n’étaient que des prétextes pour présenter ce qui l’intéressait vraiment, les paysages, tout comme Rubens a peint Adam et Eve uniquement parce qu’il aimait peindre (et vendre) des nus.

C’est plausible pour Rubens, mais assez faux pour Patinir, dont les « beaux » paysages, comme l’a démontré l’historien de l’art Reindert L. Falkenberg, n’auraient été qu’une sorte de tromperie sophistiquée du diable. La beauté du monde, création satanique chez Patinir, n’existe que pour tenter les humains et les faire succomber au péché.

Rencontre avec Albrecht Dürer

Henri Leys, Visite de Dürer à Anvers, 1855, Anvers.

Pourquoi Dürer est-il venu dans les Pays-Bas ? L’une des explications est qu’après la mort de son principal mécène et donneur d’ordre, l’empereur Maximilien Ier, l’artiste serait venu pour faire confirmer sa pension par Charles Quint.

Dürer arrive à Anvers le 3 août 1520 et visite Bruxelles et Malines où il est reçu par Marguerite d’Autriche (1480-1530), tante de Charles Quint. Chargée d’administrer les Pays-Bas bourguignons tant que Charles est trop jeune, elle prête parfois à Érasme une oreille attentive tout en gardant ses distances.

A Malines, Dürer a certainement visité la belle demeure de Jérôme de Busleyden (1470-1517), le mécène qui permettra à Erasme de démarrer en 1517 le « Collège trilingue ». Busleyden était l’ami de l’évêque de Londres, Cuthbert Tunstall (1475-1559), qui le présente à Thomas More (1478-1535).

Lors de son séjour chez Margaret, Dürer a pu admirer un incroyable tableau de sa collection, Le couple Arnolfini (1434) de Jan van Eyck. Marguerite venait d’accorder une pension au peintre vénitien, Jacopo de’ Barbari (1440-1515), diplomate et exilé politique à Malines, qui réalisa un portrait de Luca Pacioli (1445-1514), le franciscain qui fit découvrir Euclide à Léonard et écrivit De Divina Proportione (1509) que Léonard illustra.

De’ Barbari est mentionné par plusieurs de ses contemporains, notamment Dürer, Marcantonio Michiel (1584-1552) et Gérard Geldenhauer (1482-1542). En 1504, de’ Barbari a rencontré Dürer à Nuremberg et ils ont discuté du canon des proportions humaines, un sujet central des recherches de ce dernier. Un manuscrit non publiée du traité de Dürer révèle que l’Italien n’était pas disposé à partager ses découvertes :

En mars 1510, selon les archives, de’ Barbari est au service de l’archiduchesse Marguerite à Bruxelles et à Malines. En janvier 1511, il tombe malade et rédige un testament. En mars, l’archiduchesse lui accorde une pension à vie en raison de son âge et de sa faiblesse. Il meurt en 1516, laissant à l’archiduchesse une série de 23 planches à graver. Mais lorsque Dürer lui demande de lui fournir certains des écrits de de’ Barbari sur les proportions humaines, elle décline poliment sa demande. Le journal de Dürer révèle qu’il était souvent reçu par ses collègues locaux.

A Anvers, « je suis allé voir Quinten Matsys dans sa maison », écrit-il dans son journal. Dans la même ville, il esquisse un portrait de Lucas van Leyden (1489-1533), et réalise le célèbre portrait du vieillard barbu de 93 ans qui servira de modèle à son Saint Jérôme.

Il rencontre au moins trois fois Érasme dont il fait un portrait respirant une complicité mutuelle. Érasme lui passe commande car il a besoin d’un grand nombre de portraits pour les envoyer à ses correspondants dans toute l’Europe. Comme il l’indique dans son journal, Dürer esquisse plusieurs fois Érasme au fusain lors de ces rencontres. Il en tirera un portrait gravé un peu maladroit, réalisé six ans plus tard.

A l’occasion de son deuxième mariage, le 5 mai 1521, Patinir invite Dürer. On ne sait pas quand et comment cette amitié a commencé, ou si elle était simplement de circonstance. Le maître de Nuremberg esquisse le portrait de Patinir et l’appelle « der gute Landschaftsmaler » (le bon peintre de paysages), créant ce mot nouveau pour ce qui devient un nouveau genre.

Lors du mariage, il rencontre Jan Provoost (1465-1529), Jan Gossaert (de Mabuse) (1462-1533) et Bernard van Orley (1491-1542), des peintres en vogue à la cour de Malines.

Mais la Mort et l’Avare (1515, Bruges) de Provoost est clairement d’inspiration erasmienne.

Jan Provoost, La Mort et l’Avare, vers 1515, Groeningenmuseum, Bruges.

Le poète, professeur de latin et philologue Cornelis de Schrijver (Grapheus) (1482-1558), collaborateur de l’imprimeur d’Érasme à Louvain et Anvers, Dirk Martens, est une figure qui a pu mettre Dürer en lien avec les peintres d’Anvers, ville dont il est le secrétaire en 1520.

Les imprimeurs et les éditeurs ont joué un rôle clé à la Renaissance, car ils serviront d’intermédiaires entre, d’une part, les intellectuels, les érudits et les savants, et d’autre part, les illustrateurs, les graveurs, les peintres et les artisans. Comme Dürer lui-même, Grapheus était attiré par les idées de la Réforme, dont Luther et Érasme étaient les chefs de file. On sait que Grapheus a acheté à Dürer un exemplaire du De Captivitate (De la captivité babylonienne de l’Église) de Luther, un ouvrage incontournable pour quiconque s’intéressait à l’avenir de la chrétienté.

Comme Érasme et bien d’autres humanistes, Dürer a été l’hôte de Quinten Matsys dans sa fabuleuse maison de la Schuttershofstraat, ornée de décorations italiennes (festons de feuilles, de fleurs ou de fruits) et de grotesques (réseaux décoratifs et symétriques de lignes et de figures).

Nicaise de Keyser, la rencontre Dürer-Matsys (sous le regard de Thomas More et d’Érasme), Anvers.

Une représentation idéalisée de la rencontre Dürer-Matsys (sous le regard de Thomas More et d’Érasme) figure dans un tableau de Nicaise de Keyser (1813-1887) conservé au Musée royal des arts d’Anvers. Une autre scène, un dessin de Godfried Guffens (1823-1901) datant de 1889, montre l’échevin anversois Gérard van de Werve recevant Albrecht Dürer qui lui est présenté par Quinten Matsys.

Lorsque Charles Quint revint d’Espagne et visita Anvers, Grapheus écrivit un panégyrique pour saluer son retour. Mais en 1522, il est arrêté pour hérésie, emmené à Bruxelles pour y être interrogé et emprisonné. Il perd alors son poste de secrétaire. En 1523, il est libéré et retourne à Anvers, où il devient professeur de latin. En 1540, il redevient secrétaire de la ville d’Anvers. La propre sœur de Quentin Matsys, Catherine, et son mari ont été condamnés à mort à Louvain en 1543 pour ce qui était devenu le délit capital de lecture de la Bible depuis 1521 : il a été décapité, elle aurait été enterrée vivante sur la place devant l’église.

A cause de leurs convictions religieuses, les enfants de Matsys quittent Anvers et partent en exil en 1544. Cornelis finira ses jours à l’étranger.

5. Le lien avec Erasme

En 1499, Thomas More et Érasme se rencontrent à Londres. Leur rencontre initiale s’est transformée en une amitié à vie, puisqu’ils ont continué à correspondre régulièrement. A cette époque, ils ont collaboré à la traduction en latin et à l’impression de certaines œuvres du satiriste assyrien Lucien de Samosate (vers 125-180 après J.-C.), surnommé à tort « le Cynique ».

Érasme a traduit le texte satirique de Lucien, Sur ceux qui sont aux gages des grands, et l’a fait envoyer à son ami Jean Desmarais, professeur de latin à l’Université de Louvain et chanoine à l’église Saint-Pierre de cette ville.

Lucien, dans son texte, attaque l’état d’esprit des érudits qui vendent leur âme, leur esprit et leur corps au pouvoir dominant. Il en cite, fier de lui, disant :

Dans un véritable manifeste contre la servitude volontaire, anticipant celui de La Boétie, Lucien, qui pardonne d’abord ceux qui se soumettent par pure nécessité alimentaire, s’en prend à leur fantasme pervers comme cause de leur capitulation :

C’est en 1515 à Anvers, lorsque Thomas More est envoyé en mission diplomatique par le roi Henri VIII pour régler d’importants litiges commerciaux internationaux à Bruges, qu’Erasme lui présente son ami Pieter Gillis (1486-1533) (latinisé en Petrus Ægidius), compagnon humaniste et secrétaire de la ville d’Anvers. Gillis, qui avait débuté à dix-sept ans comme correcteur d’épreuves dans l’imprimerie de Dirk Martens à Louvain et Anvers, connaît Érasme depuis 1504. L’humaniste lui conseille de poursuivre ses études et ils restent en contact. L’imprimeur Martens a édité à Louvain plusieurs livres d’humanistes, notamment ceux de Denis le Chartreux (1401-1471) et De inventione dialectica (1515) de Rudolphus Agricola, le manuel d’enseignement supérieur le plus largement acheté et utilisé dans les écoles et les universités de toute l’Europe. Tout comme More et Érasme, Gilles était un admirateur et disciple d’Agricola, une figure emblématique de l’école des Frères de la Vie commune de Deventer. Grand pédagogue, musicien, facteur d’orgues d’églises, poète en latin et en langue vernaculaire, diplomate, boxeur et, vers la fin de sa vie, érudit en hébreu, Agicola, l’enseignant préféré d’Erasme, était la source d’inspiration de toute une génération. La maison de Gillis à Anvers était également un lieu de rencontre important pour les humanistes, les diplomates et les artistes de renommée internationale. Quinten Matsys y est également un invité de marque. Enfin, c’est Gillis qui recommande à la cour d’Angleterre le peintre Hans Holbein le Jeune, le jeune prodige qui avait illustré l’Éloge de la folie d’Érasme. Du coup il sera reçu outre-manche par Thomas More avec grand enthousiasme. Son frère Ambrosius Holbein (1494-1519) illustrera plus tard l’Utopie de More.

6. L’Utopie de Thomas More

Pages de l’Utopie, avec l’alphabet des utopiens inventé en réalité par Pieter Gillis.

Gillis partage avec More et Érasme une grande sensibilité à la justice, ainsi qu’une sensibilité typiquement humaniste vouée à la recherche de sources de sagesse plus fiables. Il est avant tout connu comme un personnage apparaissant dans les premières pages de l’Utopie, lorsque Thomas More le présente comme un modèle de civilité et un humaniste à la fois plaisant et sérieux :

Porte d’entrée baroque de Den Spieghel, Anvers.

L’oeuvre la plus célèbre de Thomas More est bien sûr l’Utopie, composée en deux volumes.

Il s’agit de la description d’une île fictive qui n’était pas gouvernée par une oligarchie comme la plupart des États et empires occidentaux, mais qui était gouvernée sur la base des idées du bien et du juste que Platon a formulées dans son dialogue, La République.

Alors que l’Éloge de la folie d’Érasme appelait à une réforme de l’Église, l’Utopie de More (écrit en partie par Erasme), une autre satire de la corruption, de l’avidité, de la cupidité et des échecs qu’ils voyaient autour d’eux, appelait à une réforme de l’État et de l’économie.

L’idée du livre est venue à Thomas More alors qu’il séjournait dans la résidence anversoise de Gillis, Den Spieghel, en 1515.

Le premier volume, commence par une correspondance entre More et d’autres personnes, dont Pieter Gillis. De retour en Angleterre en 1516, l’humaniste anglais rédige l’essentiel de l’ouvrage.

Entre décembre 1516 et novembre 1518, quatre éditions de l’Utopie furent composées par Erasme et Thomas More et paraîssent en décembre 1516 chez l’éditeur Dirk Martens à Louvain. Avec le texte, une carte gravée sur bois de l’île d’Utopie, des vers de Gillis et l’« alphabet utopique » que ce dernier invente pour l’occasion, des vers de Geldenhouwer, historien et réformateur lui aussi éduqué par les Frères de la Vie commune de Deventer, des vers de Grapheus ainsi que l’épître de Thomas More dédicaçant l’ouvrage à Gillis. Plusieurs années après la mort de More et d’Érasme, en 1541, Grapheus, avec Pieter Gillis, publia son Enchiridio Principis Ac Magistratus Christiani.

7. Pieter Gillis et le « Diptyque de l’amitié »

Quinten Matsys, double portrait d’Erasme et Pieter Gillis.

Outre les triptyques et les peintures religieuses, Matsys excellait dans les portraits. L’une des plus belles oeuvres de Matsys est le double portrait d’Érasme et de son ami Gillis, peint en 1517.

Ce diptyque de l’amitié devait servir de visite « virtuelle » à leur ami anglais Thomas More à Londres et ils ont demandé à Quinten Matsys de réaliser les deux tableaux, car il était le meilleur peintre de la place. Le portrait d’Érasme fut le premier à être achevé. Celui de Gillis était constamment retardé parce qu’il tombait malade entre les séances de pose. Les deux hommes, dans leur correspondance, avaient parlé de ce double portrait à Thomas More, ce qui n’était peut-être pas une bonne idée, car More les interrogeait constamment sur l’état d’avancement des oeuvres et devenait très impatient de recevoir ce cadeau. Les deux oeuvres furent finalement achevées et envoyées à More alors qu’il se trouvait à Calais. Bien qu’ils soient représentés sur des panneaux distincts, les deux hommes érudits et cultivés sont présentés dans un espace d’étude continu. Si l’on regarde les deux tableaux côte à côte, on constate que Matsys a astucieusement maintenu la bibliothèque derrière les deux personnages, ce qui donne l’impression que les deux hommes représentés dans les deux panneaux distincts occupent la même pièce et se font face.

Érasme est occupé à écrire et Pieter Gillis montre les Antibarbari, un livre qu’Erasme préparait pour publication, tandis qu’il tient une lettre de More dans sa main gauche. La présentation d’Erasme dans son étude fait écho aux représentations de Saint Jérôme qui, avec sa traduction de la Bible, est un exemple pour tous les humanistes et dont Erasme venait de publier l’oeuvre. Il est intéressant de regarder les livres sur les étagères à l’arrière-plan.

  • Sur l’étagère supérieure du tableau d’Érasme se trouve un livre portant l’inscription Novum Testamentum Graece, la première édition du Nouveau Testament en grec publiée par Érasme en 1516.
  • L’étagère inférieure contient un tas de trois livres.
    –Le livre du bas porte l’inscription Jérôme, qui fait référence aux éditions de l’humaniste des oeuvres de ce Père de l’Eglise ;
    –le livre du milieu porte l’inscription Lucien, en référence à la collaboration entre Érasme et Thomas More dans la traduction des Dialogues de Lucien.
    –L’inscription sur le livre au sommet des trois est le mot Hor, qui se lisait à l’origine Mor. La première lettre a probablement été modifiée lors d’une restauration ancienne, car outre le fait que Mor soit les premières lettres du nom de famille de Thomas More, elles font certainement référence aux essais satiriques écrits par Érasme alors qu’il séjournait chez Thomas More à Londres en 1509 et intitulés Encomium Moriae (Éloge de la folie).

Nous voyons Érasme en train d’écrire un livre. Cette représentation a fait l’objet d’une attention particulière, car les mots que l’on voit sur le papier sont une paraphrase de l’Épître aux Romains de saint Paul, l’écriture étant une reproduction soignée de celle d’Érasme, et la plume de roseau qu’il tient est connue pour être le moyen d’écriture favori d’Érasme.

En y regardant de plus près, dans l’ombre, on distingue une bourse dans les plis de la cape d’Érasme. Il se peut qu’Érasme ait voulu que l’artiste l’inclue pour illustrer sa générosité. Erasmus et Gillis ont tenu à informer Thomas More qu’ils avaient partagé le coût du tableau parce qu’ils voulaient qu’il s’agisse d’un cadeau de tous les deux.

Thomas More a fait part de sa grande satisfaction à propos de ces portraits dans de nombreuses lettres, les peintures étant exécutées « avec une si grande virtuosité que tous les peintres de l’Antiquité pâlissent en comparaison », tout en avouant une fois un peu après qu’il aurait préféré son image taillée dans la pierre (dans une incarnation qu’il estimait moins périssable).

8. Le lien avec Léonard de Vinci (I)

Plusieurs tableaux indiquent de façon incontestable que Matsys et son entourage avaient des connaissances approfondies et s’inspiraient en partie des peintures et dessins de Léonard de Vinci, sans nécessairement saisir pleinement l’intention scientifique et philosophique de l’auteur. C’est clairement le cas de la Vierge à l’Enfant du musée de Poznan (1513, Pologne), qui présente littéralement, devant un paysage de montagne de style Patinir, la pose gracieuse et aimante de Marie tenant le Christ dans ses bras, ce dernier embrassant l’agneau, presqu’une une copie de Sainte Anne et la Vierge de Léonard de Vinci, une oeuvre qu’il commence en 1503 et qu’il apporte à Amboise en France en 1517. Comme nous l’avons déjà dit, on ne sait pas comment cette image a pu atteindre le maître, qu’il s’agisse d’estampes, de dessins ou de contacts plus personnels.

Quinten Matsys, Triptyque de la Déploration du Christ, Bruxelles.

Un deuxième exemple se trouve dans le Triptyque de la Déploration du Christ (1508-1511).

La scène centrale du triptyque ouvert, qui rappelle La descente de croix de Rogier van der Weyden (1435, Museo del Prado, Madrid), est soutenue par le paysage. Le drame religieux est étudié en détail et mis en scène de manière harmonieuse. En même temps, Matsys respecte la grande importance des croyants pour la narration et la description. Si la scène est propice à la réflexion et à la prière, Matsys déploie également la science du contraste. Si certains personnages plus rustres, notamment les têtes orientales, ont pu être inspirés par des visages de marins et de marchands qu’il a pu croiser dans le port, les traits de ceux qui sont frappés par la douleur et le chagrin sont plein de grâce.

Détail de la Déploration.

Dans le panneau du milieu, nous ne voyons pas la souffrance, mais la lamentation après la souffrance. Il dépeint le moment où Joseph d’Arimathie vient demander à la Vierge la permission d’enterrer le corps du Christ. Derrière l’action centrale se trouve la colline du Golgotha, avec ses quelques arbres, la croix et les voleurs crucifiés.

Le panneau de gauche montre Salomé présentant la tête de Jean-Baptiste à Hérode le Grand, roi de Judée, Etat client de Rome.

Le panneau de droite est une scène d’une extraordinaire cruauté, représentant saint Jean, dont le corps est plongé dans un chaudron d’huile bouillante. Le saint, nu jusqu’à la taille, semble presque angélique, comme s’il ne souffrait pas. Autour de lui, une foule de visages sadiques, de vilains rustres aux vêtements criards. La seule exception à cette règle est la figure d’un jeune Flamand, peut-être une représentation du peintre lui-même, qui observe la scène du haut d’un arbre.

Quant aux visages des personnages qui entourent Saint Jean Baptise, tout comme ceux qui chauffent le chaudron, ils proviennent directement du dessin de Léonard de Vinci intitulé Les cinq têtes grotesques (vers 1494, Chateau de Windsor, Angleterre). L’ironie et l’humour flamands ont fait bon accueil à ceux de Léonard !

Léonard de Vinci, Cinq têtes grotesques, Windsor Castle, Londres.

Chez Léonard, les visages semblent même éclater dans un rire hilarant, en se regardant les uns les autres et en regardant la figure couronnée au centre. Les feuilles de cette couronne ne sont pas celles des lauriers qui célèbrent les poètes et les héros, mais celles… d’un chêne.

A cette époque, le pape anti-humaniste et belliciste qui triomphait à Rome était Jules II, que Rabelais a mis en enfer en train de vendre des petits pâtés. Jules était membre d’une puissante famille de la noblesse italienne, la maison Della Rovere, littéralement « du chêne »…

C. La science erasmienne du grotesque

1. Dans la peinture religieuse

L’utilisation de têtes grotesques, exprimant les basses passions qui submergent et dominent les personnes malveillantes, était une pratique courante dans les peintures religieuses pour donner vie et contraste dans les oeuvres. En 1505, Dürer se rend à Venise et dans la ville universitaire de Bologne pour s’initier à la perspective. Il se rend ensuite plus au sud, à Florence, où il découvre les oeuvres de Léonard de Vinci et du jeune Raphaël, puis à Rome.

Albrecht Dürer, Le Christ parmi les docteurs, Madrid.

Le Christ parmi les docteurs (1506, Collection Thyssen Bornemisza, Madrid), a été peint à Rome en cinq jours et reflète l’influence éventuelle des grotesques de Léonard.

Dürer était de retour à Venise au début de l’année 1507 avant de retourner à Nuremberg la même année. Le Christ portant la croix de Jérôme Bosch (après 1510, Gand) est un autre exemple célèbre. La tête du Christ est entourée d’un groupe dynamique de « tronies » ou visages grotesques.

Bosch s’est-il inspiré de Léonard et de Matsys, ou est-ce l’inverse ? Si la composition peut sembler chaotique à première vue, sa structure est en réalité très rigide et formelle. La tête du Christ est placée précisément à l’intersection de deux diagonales. La poutre de la croix forme une diagonale, avec la figure de Simon de Cyrène aidant à porter la croix en haut à gauche, et avec le « mauvais » meurtrier en bas à droite.

L’autre diagonale relie l’empreinte du visage du Christ sur le suaire de Véronique, en bas à gauche, au voleur pénitent, en haut à droite.

Quinten Matsys, Ecce Homo (1526, Venise).

Il est attaqué par un charlatan diabolique ou un pharisien et un moine diabolique, allusion évidente de Bosch au fanatisme religieux de son époque.

Les têtes grotesques rappellent les masques souvent utilisés dans les jeux de la passion ainsi que les caricatures de Léonard de Vinci.

En revanche, le visage du Christ, modelé avec douceur, est serein. Il est le Christ souffrant, abandonné de tous et qui triomphera de tous les maux du monde. Cette représentation s’inscrit parfaitement dans les idées de la Devotio Moderna.

Quinten Matsys, dans son Ecce Homo’s (1526, Venise, Italie), se base clairement sur la tradition de Bosch.

2. Les avares, les banquiers, les receveurs d’impôts et les agents de change, la lutte contre l’usure

Quinten Matsys, Le contrat de vente, 1515, Berlin. Une bonne « affaire “ entre banquiers, avocats, théologiens et malfaiteurs d’un côté, et un fou de l’autre, peut-être un contrat pour une indulgence ?

La dénonciation satirique par Matsys de l’usure et de la cupidité est directement liée à la critique religieuse, philosophique, sociale et politique d’Érasme et de More.

Marlier, dans une description magistrale, met en lumière comment les usuriers et les spéculateurs sont devenus à Anvers les acteurs dominants de la vie économique de l’époque, une situation qui n’est pas sans rappeler la situation mondiale actuelle :

Quinten Matsys, Les usuriers (et leurs victimes), 1520, Galleria Doria Pamphilj, Rome.

Manillas.

A cela ajoutez le fait que les Fugger et les Welser s’cinvestissent massivement dans le commerce d’esclaves en provenance d’Afrique.

Les Fugger utilisent leurs mines d’Europe de l’Est et d’Allemagne pour produire des manillas (bracelets), des objets d’échange en métal qui sont entrés dans l’histoire comme « monnaie de traite » en raison de leur utilisation sur les côtes de l’Afrique de l’Ouest.

Les Welser, qui se concentrent sur les épices et le commerce de textile, ont tenté de leur coté d’établir une colonie dans ce qui est aujourd’hui le Venezuela (Nom espagnol dérivé de l’italien Venezziola, « petite Venise », devenue Welserland) et ont expédié plus de 1 000 Africains réduits en esclavage vers l’Amérique.

Pendant ce temps, dans les maisons des citoyens prospères d’Augsbourg, des esclaves indiens étaient forcés de travailler pour leurs « maîtres ».

Carl Ludwig Friedrich Becker, Jakob Fugger brûle les reconnaissances de dette de Charles Quint, 1866.

D’après le site officiel de la famille Fugger, l’histoire selon laquelle Anton Fugger aurait jeté les reconnaissances de dettes de ce dernier dans le feu en 1530, sous les yeux de Charles Quint, afin de renoncer généreusement au remboursement de crédits, est une pure fiction.

Mais il a accordé au nouvel empereur une petite réduction de dette (haircut). En échange, Charles Quint renonce à son projet de « loi impériale sur les monopoles », qui aurait considérablement réduit le champ d’action des banques et des maisons de commerce du Saint Empire romain germanique.

Selon Richard Ehrenberg, chercheur sur les Fugger, l’histoire concernant Anton n’est apparue qu’à la fin du XVIIe siècle, sans doute pour attester de sa loyauté envers l’empereur.

Thomas More et Érasme ont dénoncé cette montée brutale des abus financiers prédateurs et criminels dans l’Utopie.

Sans refuser l’essor du capitalisme entrepreneurial moderne, Érasme condamne sans façons les abus d’un capitalisme financier totalement débridé :

Les fonctionnaires, plaide-t-il dans son Éducation d’un prince chrétien (1516), écrit pour éclairer le jeune Charles Quint qui ne l’a jamais lu, doivent être recrutés sur la base de leur compétence et de leur mérite, et non en raison de leur nom glorieux ou de leur statut social. Pour Érasme, (s’exprimant de façon satirique par la bouche de la Folie) :

Quinten Matsys, Collecteurs d’impôts, fin des années 1520.

On peut, comme l’affirme Silver, sur la base de ce qui est écrit dans les registres représentés dans cette oeuvre et du fait que la collecte des impôts était confiée à des particuliers, réattribuer au tableau de Matsys, désigné jusqu’à récemment comme Les usuriers, la description plus « factuellement exacte » de Les receveurs d’impôts.

Cependant, force est de constater que cela ne change rien au fait que le sujet de cette oeuvre semble correspondre à ce que dénonce un vieux proverbe de l’époque :

Alors que le clerc municipal, à gauche, semble « raisonnable », puisque son visage n’est pas « grotesque », l’homme assis derrière, celui qui a extorqué l’impôt au peuple en s’engraissant au passage, dans une étrange rotation de son bras protégeant une bourse en cuir, montre la face grotesque et laide de la cupidité, justifiée par ce qu’il a déclaré et qui a été consigné dans les registres officiels.

La complaisance entre les deux hommes, l’un faisant le mal, l’autre fermant les yeux devant des pratiques innommables, est la véritable laideur de l’histoire. Les agents de change ou changeurs de monnaie, admet Silver, ont souvent joué le même rôle que les banquiers, citant l’historien de l’économie Raymond de Roover.

De plus, la quatrième canaille non représentée, le meunier (cible des peintures de Bosch et de Brueghel), était souvent fustigée parce que le prix des céréales devenait un point sensible à répétition dans les époques de fluctuation des prix des matières premières, comme c’était le cas à cette période.

Étant donné que le pillage financier prévalait après les années 1520, de telles dénonciations satiriques de la cupidité financière ne pouvaient que devenir très populaires. Le sujet est repris presque immédiatement par le fils du peintre, Jan Matsys (1510-1575), copié presque à l’identique par Marinus van Reymerswaele (1490-1546) et par Jan Sanders van Hemessen (1500-1566).

Le Banquier et sa femme

Quinten Matsys, Le banquier et sa femme, 1514, Louvre, Paris.

Lorenzo Lotto, Jacob Fugger, 1505.

Dans une version plus « civilisée » de cette métaphore, sur le même thème, on trouve le célèbre Banquier (changeur ou prêteur) et sa femme de Matsys (1514, Louvre, Paris).

Dans un chapitre de son livre Les primitifs flamands intitulé Les héritiers des fondateurs, l’historien d’art Erwin Panofsky considère cette oeuvre comme une « reconstruction » d’une « oeuvre perdue de Jan van Eyck (un ‘tableau avec des figures à mi-corps, représentant un patron faisant ses comptes avec son employé’), que Marcantonio Michiel prétend avoir vue à la Casa Lampugnano de Milan ».

Soulignons de nouveau qu’il ne s’agit pas ici d’un double portrait d’un banquier et sa femme, mais d’un seule métaphore.

Tandis que le banquier (dans le même geste que Jacob Fugger sur le tableau de Lorenzo Lotto) vérifie si le poids du métal des pièces correspond bien à leur valeur nominale, sa femme, qui tourne les pages d’un livre d’heures, jette un regard triste sur les activités cupides de son mari visiblement malheureux.

En 1963, Georges Marlier écrivait :

Le banquier a, en plus de la balance qu’il utilise, fixé une paire de balances au mur derrière lui. Pour les humanistes chrétiens, le poids de la richesse matérielle est à l’opposé de celui de la richesse spirituelle. Dans le Jugement dernier de Van der Weyden à Beaune, le peintre montre ironiquement un ange pesant les âmes ressuscitées, envoyant les plus lourdes d’entre elles… en enfer.

D’autres supposent que la femme du banquier n’est pas complètement insensible à toutes les pièces de monnaie sur la table, mais que l’attention de ses yeux se porte davantage sur les mains de son mari que sur les objets posés sur la table. Piété ou plaisir de la richesse ? Un fruit sur l’étagère (pomme ou orange), juste au-dessus de son mari, pourrait être une référence au fruit défendu mais la bougie éteinte sur l’étagère derrière elle rappelle la brièveté des plaisirs terrestres.

Marinus van Reymerswaele, Le banquier et sa femme.

Lorsque Marinus van Reymerswaele reprend ce thème (ci-dessus), la tentation de la femme pour l’argent sur la table semble encore plus grande.

Miroir bombé

Quinten Matsys, Le banquier et sa femme, détail du miroir bombé, Louvre, Paris.

On peut supposer que le miroir convexe (bombé), posé au premier plans sur la table du couple, opère comme une « mise en abîme » (une « pièce dans la pièce » ou « un tableau dans le tableau »). On y voit un homme (le banquier ?), lisant lui-même un livre (religieux ?).

Le miroir ne montre pas nécessairement un espace réel existant mais peut très bien représenter une séquence temporelle imaginaire en dehors de l’espace-temps de la scène principale. Il peut montrer le banquier dans sa vie future, libéré de la cupidité, lisant un livre religieux avec une grande ferveur.

Si l’utilisation d’images de miroirs convexes (dont les lois optiques ont été décrites par des scientifiques arabes comme Alhazen et étudiées par des franciscains d’Oxford comme Roger Bacon) rappelle à la fois le tableau représentant le couple Arnolfini de Van Eyck (1434, National Gallery, Londres) et celui de Petrus Christus (1410-1475) Orfèvre dans son atelier ou Saint Eligius (1449, Metropolitan Museum of Art, New York), la peinture de Matsys, qui cherche à rendre hommage au grand Van Eyck, est une création très réussie en son genre.

La bonne nouvelle est que, jusqu’à présent, l’hypothèse la plus généralement retenue quant à la signification de cette peinture est qu’il s’agit d’une œuvre religieuse et moralisante, sur le thème de la vanité des biens terrestres en opposition aux valeurs chrétiennes intemporelles, et d’une dénonciation de l’avarice en tant que péché capital.

Sur le plan du contenu, le tableau pourrait également être lié à un thème courant à l’époque, à savoir La vocation de saint Matthieu.

Le passage ci-dessus est probablement autobiographique en ce sens qu’il décrit l’appel de Matthieu à suivre Jésus en tant qu’apôtre. Comme nous le savons, saint Matthieu a répondu positivement à l’appel de Jésus et est devenu l’un des douze apôtres.

Selon l’Évangile, le nom de Matthieu était à l’origine Lévi, un collecteur d’impôts au service d’Hérode et donc peu populaire. Les Romains obligeaient le peuple juif à payer des impôts. Les collecteurs d’impôts étaient connus pour tromper le peuple en demandant plus que ce qui était exigé et en empochant la différence. Bien sûr, une fois que Lévi a accepté l’appel à suivre Jésus, il a été gracié et a reçu le nom de Matthieu, qui signifie « don de Yahvé ».

Ce thème ne pouvait évidemment que plaire à Érasme, puisqu’il n’insiste pas sur la punition, mais sur la transformation positive pour le mieux.

Marinus van Reymerswaele, La vocation de Saint Matthieu, 1530, Madrid.
Jan van Hemessen, La vocation de Saint Matthieu, 1536, Munich.

Tant Marinus van Reymerswaele (en 1530) que Jan van Hemessen (en 1536), qui ont copié Matsys après sa mort et s’en sont inspirés, ont repris le sujet dans La vocation de Saint-Matthieu. Dans le tableau de Van Hemessen, on voit également, comme dans l’œuvre de Matsys, la femme du collecteur d’impôts qui se tient devant, elle aussi la main sur un livre ouvert.

3. Le lien avec Da Vinci (II)

Léonard de Vinci, Cinq visages grotesques, Windsor.
Quinten Matsys, détail du Triptique de la Déploration, Bruxelles.

Pour résumer, jusqu’ici, trois éléments de l’oeuvre de Matsys nous ont permis d’établir ses liens approfondis avec l’Italie et Léonard.

  1. Sa bonne connaissance de la perspective, en particulier de celle de Piero della Francesca, comme le démontre la voûte en marbre de style italien apparaissant dans le Triptyque de Saint Anne (Bruxelles)
  2. Sa reprise des têtes grotesques de Léonard, dans les sadiques à l’oeuvre dans le Triptyque de la Déploration du Christ (Anvers)
  3. Sa reprise de la pose de la Vierge de la Sainte Anne et la Vierge de Léonard, dans sa Vierge et l’enfant (Poznan, Pologne).

Comment cette influence a pu s’établir reste entièrement à élucider. Plusieurs hypothèses, qui peuvent d’ailleurs se compléter, sont permises :

  1. Il a pu échanger avec d’autres artistes qui eux avaient effectué de tels voyages et avaient pu établir des contacts en Italie. La question de savoir si Dürer, qui avait ses propres contacts en Italie, aurait servi d’intermédiaire est une autre hypothèse à explorer. Certains dessins anatomiques de Dürer auraient été réalisés d’après Léonard. Jacopo de’ Barbari avait réalisé un portrait de Luca Pacioli, le frère franciscain qui avait aidé Léonard à lire Euclide en grec. Dürer avait rencontré Barbari à Nuremberg, mais, comme nous l’avons vu plus haut, leurs relations se sont dégradées.
  2. Assez jeune, il s’est rendu, soit en Italie (Milan, Venise, etc.) où il a pu établir, soit un contact direct avec Léonard, soit avec un ou plusieurs de ses élèves.
  3. Il a pu voir des gravures réalisées et diffusées par des artistes italiens et du Nord. Si les dessins et manuscrits originaux ont été copiés et vendus par Melzi, l’élève de Léonard, après la mort de son maître à Amboise en 1519, l’influence de Léonard sur Matsys apparaît dès 1507.
Albrecht Dürer, étude anatomique d’après Léonard, carnets de Dresden.

L’oeuvre de Léonard intéressait toute l’Europe. Par exemple, une réplique grandeur nature de la fresque de la Cène de Léonard est achetée en 1545 par l’abbaye des Norbertins de Tongerlo. Andrea Solario (1460-1524), élève de Léonard de Vinci, aurait créé l’oeuvre avec d’autres artistes. Selon des recherches récentes, il semble que Léonard ait peint lui-même certaines parties de cette réplique.

Réplique grandeur nature de la fresque de la Cène de Léonard de Vinci, réalisée avant la mort du maître, appartenant à l’abbaye de Tongerlo en Belgique depuis 1545.

Le professeur Jean-Pierre Isbouts et une équipe de scientifiques de l’institut de recherche Imec ont examiné la toile à l’aide de caméras multispectrales, qui permettent de reconstituer les différentes couches d’une peinture et de distinguer les restaurations de l’original. Selon les chercheurs, un personnage attire particulièrement l’attention. Jean, l’apôtre à la gauche de Jésus, est peint avec la technique spéciale du « sfumato ». Il s’agit de la même technique que celle utilisée pour peindre la Joconde, et que seul Léonard maîtrisait, affirme Isbouts.

Joos van Cleve, la Cène, 1520-1525).

De même, Joos Van Cleve, dans la partie inférieure de sa Déploration (1520-1525), reprend la composition de la Cène de Léonard, ce qui montre bien que l’image était connue de la plupart des peintres du Nord.

Enfin, comme le souligne Silver, l’une des cinq têtes grotesques de Léonard, inversée par rapport à l’original, réapparaît pour le vieillard dans le Couple mal assorti de Matsys, plus tard ! Le fait qu’elle apparaît en image miroir s’expliquerait si Matsys l’a vue en gravure. En imprimant sa plaque, l’image gravée apparaît en effet en négatif par rapport à l’original.

Mais aussi une étude de Léonard de Vinci d’une tête (non grotesque) d’apôtre pour la Cène, présente des caractéristiques proches de celles utilisées par Matsys.

Léonard, étude pour un apôtre.

4. L’art du grotesque per se

Portrait probable du jeune Léonard, étude de Verrocchio pour son David.

Le travail de Léonard de Vinci sur les « têtes grotesques » date au moins du début de la période milanaise (années 1490), lorsqu’il a commencé à chercher un modèle pour peindre « Judas » dans la fresque de la Cène (1495-1498).

Léonard se serait inspiré de vraies personnes de Milan et des environs pour créer les personnages du tableau. Lorsque le tableau est presque terminé, Léonard n’a toujours pas de modèle pour Judas. On dit qu’il a traîné dans les prisons et avec les criminels milanais pour trouver un visage et une expression appropriés pour Judas, le quatrième personnage en partant de la gauche et l’apôtre qui a fini par trahir Jésus.

Léonard conseillait aux artistes d’avoir toujours un carnet de notes pour dessiner les gens « se disputant, riant ou se battant ». Il prenait note des visages bizarres sur la piazza. Dans une note où il explique comment dessiner des inconnus, il ajoute,

Lorsque le prieur du couvent se plaint à Ludovic Sforza de la « paresse » de Léonard qui erre dans les rues à la recherche d’un criminel pour représenter Judas, Léonard répond que s’il ne trouve personne d’autre, le prieur sera un modèle idéal… Pendant l’exécution du tableau, l’ami de Léonard, le mathématicien franciscain Luca Pacioli, est dans les parages et en contact avec le maître.

Pour ce dernier, toujours désireux d’explorer et de capter la dynamique des contrastes de la nature, l’exploration de la laideur n’est pas seulement un jeu, mais inhérente au rôle de l’artiste : « Si le peintre souhaite voir des beautés qui l’enchanteraient », écrit-il dans son carnet,

La chercheuse italienne Sara Taglialagamba note que le grotesque, qui est anormal ou « hors norme », n’est pas conçu par Léonard « pour s’opposer à la beauté », mais comme « l’opposé de l’équilibre et de l’harmonie ».

Les difformités qui caractérisent les figures de Léonard touchent aussi bien les hommes que les femmes, sont présentes chez les jeunes et les vieux (bien qu’elles se concentrent surtout sur ces derniers), n’épargnent aucune partie du corps et sont souvent combinées pour donner aux sujets des apparences encore plus bestiales.

Géométrie des proportions humaines

Albrecht Dürer, page des Quatre Livres sur la proportion de l’Homme.

De son côté, Dürer, aujourd’hui accusé de « profilage racial », a pris très au sérieux l’étude du canon des proportions humaines, considérées, notamment avec la découverte du livre De Architectura de Vitruve, comme offrant la clé des bonnes proportions pour aussi bien la peinture que l’architecture et l’urbanisme.

Dürer a mesuré de façon systématique toutes les parties du corps humain afin d’établir des relations harmoniques entre elles. Les variations des proportions des visages et des corps, conclut-il, obéissent aux variations générées par des projections géométriques. Elles ne changent pas en termes d’harmonie mais apparaîtront différentes, voire grotesques, lorsqu’elles seront projetées sous un angle particulier.

Léonard et Dürer, et plus tard Holbein le Jeune dans son tableau Les Ambassadeurs (1533, National Gallery, Londres), sont passés maîtres dans la science des « anamorphoses », c’est-à-dire des projections géométriques à partir d’angles tangents qui rendent une image difficilement reconnaissable pour le spectateur qui regarde directement la surface plane, alors que l’image peut être comprise lorsqu’elle est regardée sous cet angle surprenant.

Léonard, anamorphose.

Le fait que des maîtres produisant de belles formes agréables comme Léonard ou Matsys se lancent soudainement dans des caricatures délirantes peut sembler troublant, alors qu’il ne devrait pas en être ainsi.

Toute caricature est basée sur une pensée métaphorique, comme tout grand art.

L’art de la Renaissance est souvent considéré comme ordonné et rassurant, mais les grotesques ne font que perpétuer l’art des gargouilles des bâtisseurs de cathédrales et les « monstres » en marge de tant de manuscrits enluminés que Bosch invitait à mettre en avant, anticipent ceux de François Rabelais, de Francesco Goya et de James Ensor.

Ses têtes sont tellement déformées et hors des normes habituelles qu’elles sont qualifiées de « grotesques ». Elles peuvent nous faire frémir et faire grincer des dents, mais également nous faire sourire lorsque nous acceptons, à contrecoeur et retenant notre irritation, de regarder de haut nos propres imperfections ou celles de nos bien-aimés que nous préférons ne pas voir. Soyons honnêtes. Nous sommes si loin des images que nous voyons dans les magazines et sur les écrans et que nous prenons pour la réalité.

Dans l’Eloge de la Folie d’Érasme, le narrateur (la Folie personnifiée) identifie d’abord, parmi de nombreux autres accomplissements, son propre rôle de premier plan dans la réalisation de choses qui, avec la logique, la raison, la sagesse formelle et l’intellect purs, échoueraient, comme les actes ridicules requis pour parvenir à la reproduction humaine.

Attention, avertit la Folie, si tout le monde était sage et dépourvu de folie, le monde serait bientôt dépeuplé !

5. La métaphore du « Couple mal assorti »

Quinten Matsys, Le couple mal assorti, Washington.

Si Erasme dénonce avec une ironie mordante la corruption et la folie des rois, des papes, des ducs et des princes, il expose également avec une ironie sans concession la corruption qui touche l’homme de la rue, par exemple les hommes plus âgés qui abandonnent leur épouse pour se mettre en ménage avec des femmes plus jeunes, « une chose si répandue, regrette la Folie, qu’elle est presque un sujet de louange ». La folie, avec une ironie satirique, se félicite de l’excellent travail qu’elle accomplit en offrant quelques gros grains aux seniors aussi bien homme que femme :

La formation de couples inégaux dans l’histoire littéraire remonte à l’Antiquité, lorsque Plaute, poète comique romain du IIIe siècle avant J.-C., déconseillait aux hommes âgés de faire la cour à des femmes plus jeunes. Erasme ne fait que reprendre un thème de la littérature satirique, notamment La Nef des fous, qui dans son 52e chapitre, combinant l’envie et la cupidité, aborde le thème du « mariage pour l’argent ».

Outre l’Eloge de la folie, Érasme consacre en 1529, dans des dialogues qu’il écrivait pour enseigner le latin aux enfants, un Colloque intitulé Le mariage qui n’en est pas un, ou l’union mal assortie. (Extrait, voir encadré)

Ce thème érasmien des « amants mal assortis » est devenu très populaire. Selon l’historien de l’art Max J. Friedlander, Matsys a été le premier à propager ce thème dans les Pays-Bas. Matsys dépeint ce thème en montrant un homme plus âgé qui s’éprend d’une femme plus jeune et plus belle. Il la regarde avec adoration, sans s’apercevoir qu’elle lui vole sa bourse. En réalité, la laideur grotesque de l’homme, aveuglé par son désir pour la jeune femme, correspond à la laideur de son âme. Celle-ci, aveuglée par sa cupidité, apparaît superficiellement comme une « gentille » fille, mais abuse en réalité de l’imbécile naïf.

De dehors, le spectateur s’aperçoit rapidement que l’argent qu’elle vole au vieux fou va directement dans les mains du bouffon qui se tient derrière elle et dont le visage exprime à la fois la luxure et la cupidité. La morale de la fin, c’est que tout le gain ne va ni à lui ni à elle, mais à la folie elle-même (Le Bouffon) !

Une situation qui n’est pas sans rappeler le tableau de Bosch de 1502, L’escamoteur (1475, St Germain-en-Laye). Le tableau de Matsys pose la question de la « corruption mutuelle assurée », où, comme en géopolitique, les deux parties pensent gagner aux dépens de l’autre dans un jeu à somme nulle mais en réalité chacune d’elles finissent par perdre. De ce point de vue, la leçon « moralisatrice » va bien au-delà de la simple tricherie entre partenaires.

Comme nous l’avons déjà dit, ce qui était considéré jusqu’à présent comme des « péchés » (la luxure et la cupidité) par l’Église, devient avec les humanistes chrétiens un sujet de rire, le tableau offrant un « miroir » permettant aux spectateurs de réfléchir sur eux-mêmes et d’améliorer leur propre caractère. Dans le folklore de la Saxe et ensuite des Flandres, Tyl Uylenspieghel est une grande figure. Uyl signifiant la chouette (sagesse), spieghel signifiant miroir.

Albrecht Dürer, Le couple mal assorti, 1495, Metropolitan, New York.

Jacopo de’ Barbari, Vieillard et jeune femme, 1503.

Le thème du couple mal assorti apparaît déjà dans une gravure sur cuivre de Dürer datant de 1495, où une jeune fille ouvre sa main pour siphonner de l’argent de la bourse du vieux vers la sienne.

En 1503, Jacopo de’ Barbari reprend le sujet avec Vieillard et jeune femme (Philadelphie).

Cranach l’Ancien, qui s’est rendu à Anvers en 1508 et a été visiblement inspiré par les grotesques de Matsys, a commencé à produire en série des peintures sur ce thème (y compris l’utilisation des grotesques de Léonard retravaillés par Matsys !), répondant clairement à la demande croissante de l’Allemagne protestante, une production continuée par son fils Cranach le Jeune.

Cranach l’ancien, Couple mal assorti.

Cranach peindra ses propres variations sur le thème, le réduisant souvent à la seule « luxure », laissant de côté la « cupidité » et donc l’accaparement de l’argent. Bien entendu, plus l’homme est laid et âgé, et plus la femme est belle et jeune, plus le contraste qui en résulte crée un impact émotionnel mettant en valeur le caractère choquant de l’événement. Cranach s’amuse à inverser les rôles et à montrer une vieille femme riche accompagnée de sa servante, attirant un séduisant jeune homme…

Jan Matsys, Couple mal assorti.

Le fils de Quinten Matsys, Jan Matsys, nous a laissé une interprétation intéressante du thème, en y ajoutant une dimension sociale, celle des familles pauvres se servant de leurs filles comme appât pour piéger des messieurs riches et plus âgés dont la richesse et l’argent permettront à la famille de se nourrir, un thème également repris par Goya.

Dans l’une des versions de Cranach, l’homme riche a déjà devant lui une miche de pain sur la table, véritable symbole du chantage alimentaire. Mais ce qui frappe dans la version de Jan, c’est la mère, debout derrière le vieil homme fou, qui fixe de son regard le pain et les fruits sur la table. Si l’avidité et la luxure restent réelles, Jan dramatise un contexte donné dont on ne peut pas simplement se moquer.

Parmi les nombreux autres artistes qui ont peint ce thème, citons Hans Baldung Grien (1485-1545), Christian Richter (1587-1667) et Wolfgang Krodel l’Ancien (1500-1561). Aucun d’entre eux n’a réussi à reproduire au complet la métaphore de Matsys, le plus fidèle à l’esprit d’Érasme, celui de la folie qui gagne la partie, une situation vraiment risible ! Le triomphe de la folie ! Ici aussi, pour le visage du vieux fou, comme nous l’avons déjà mentionné, Matsys se fonde sur les esquisses de têtes grotesques de Léonard.

6. « La vieille femme hideuse », la paternité de Léonard

Cela nous permet maintenant de présenter la peinture peut-être la plus scandaleuse jamais réalisée, appelée alternativement la « Vieille femme hideuse » ou « La Duchesse laide ».

Des océans d’encre ont été jetés sur le papier pour spéculer sur son identité, sa « maladie » (la maladie de Paget dit un médecin), son « genre », la plupart du temps pour orienter le regard du spectateur vers une interprétation littérale, « basée sur des faits », plutôt que d’apprécier et de découvrir l’hilarante métaphore que l’artiste peint, non pas sur le panneau, mais dans l’esprit du spectateur.

Le tableau doit être analysé et compris avec son pendant – un tableau d’accompagnement – qui représente un vieil homme dont elle sollicite l’attention. De manière surprenante, en première approche, on peut dire que Matsys, bien avant Cranach, inverse ici les rôles habituels des genres, puisque ce que nous voyons n’est pas un vieil homme essayant de séduire la jeune fille, mais une vieille femme essayant d’attirer un vieil homme riche.

Tout d’abord, il y a la vieille dame, dont l’état physique est la décrépitude ultime, qui tente désespérément de séduire un vieil homme riche. Immédiatement, comme le Vieil homme et le jeune garçon (1490, Louvre, Paris) de Domenico Ghirlandaio, l’apparence extérieure de la personne incite le public à s’interroger sur la relation entre la beauté intérieure et la beauté extérieure.

Une fois encore, l’influence littéraire évidente est l’Eloge de la folie (1511), qui fait la satire des femmes qui « jouent encore aux coquettes », « ne peuvent s’arracher à leur miroir » et « n’hésitent pas à exhiber leurs repoussants seins flétris ».

Les vêtements de la femme sont riches. Elle est habillée pour impressionner, y compris avec un couvre-chef bulbeux qui rehausse ses traits inhabituels. Défiant la modestie attendue des femmes âgées à la Renaissance, elle porte un corsage serré, découvert et étroitement lacé qui met en valeur son décolleté ridé.

Jan van Eyck, Portrait de sa femme Margaret.

Ses cheveux sont dissimulés dans les cornes d’un bonnet en forme de coeur, sur lequel elle a posé un voile blanc, fixé par une grande broche ornée de pierreries.

Quelle que soit la qualité de sa tenue, à l’époque où ce panneau a été peint, au début du XVIe siècle, ses vêtements devaient être dépassés de plusieurs décennies, rappelant ceux du portrait que Van Eyck avait fait de sa femme Margaret un siècle plus tôt, et suscitant le rire plutôt que l’admiration.

Cette coiffe était devenue un symbole iconographique de la vanité féminine, ses cornes étant comparées à celles du diable ou, au mieux, à celles qui indiquent qu’elle a été fait cocue par ses amants (cornuto). Elle semble se vendre pour son apparence, car elle offre une fleur, souvent symbole de la sexualité dans l’art de la Renaissance.

C’est dans le destin tragique de la rose coupée que la fuite du temps, et avec elle la déchéance physique, trouve son illustration la plus inquiétante. Fraîche ou fragile, la rose, tout en appelant au plaisir immédiat, semble protester contre la mort qui la guette.

Margarete Maultasch.

Pour identifier la femme, plusieurs noms sont avancés. Au XVIIe siècle, le tableau a été confondu avec le portrait de Margarete Maultasch (1318-1369) qui, séparée de son premier mari Jean Henri de Luxembourg, s’est remariée avec Louis 1er, margrave de Brandebourg, après mille et un rebondissements qui ont abouti à l’excommunication du couple par Clément VI.

Une histoire compliquée dans une époque troublée, qui a valu à Margarete le surnom de « gueule-sac » (grande gueule), ou « prostituée » en dialecte bavarois. Le problème est que l’on connaît d’autres portraits de Margarete, sur lesquels elle apparaît sous son meilleur jour… Qualifiée de « femme la plus laide de l’histoire », elle a reçu le surnom de « Duchesse laide ».

A l’époque victorienne, cette image (ou l’une de ses nombreuses versions) a inspiré à John Tenniel la représentation de la duchesse dans ses illustrations des Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll (1865). Cela a permis d’ancrer le surnom et de faire de ce personnage une icône pour des générations de lecteurs.

Deuxièmement, le vieil homme, dont la robe bordée de fourrure et les bagues en or, sans être aussi manifestement archaïques ou absurdes que le costume de la femme, suggèrent néanmoins une richesse ostentatoire, et son profil distinctif fait écho au profil familier du principal marchand-banquier d’Europe au XVe siècle, feu Cosimo de’ Medici de Florence. Ce dernier, après avoir joué un rôle clé en tant que mécène des arts et soutien au Conseil oecuménique de Florence, semblait avoir perdu aussi bien sa raison que sa dignité.

Il convient de noter qu’en 1513, année de la réalisation du tableau, le pape guerrier Jules II, grand ennemi d’Érasme, rend l’âme et que Giovanni di Lorenzo de’ Medici devient le nouveau pape sous le nom de Léon X.

Jacob Fugger.

La figure du vieillard évoque également les portraits perdus du début du XVe siècle du duc Philippe le Hardi de Bourgogne.

Maintenant, si l’on y regarde à deux fois et que l’on oublie les seins de la femme, on s’aperçoit que son visage est celui… d’un homme affreux.

Il pourrait s’agir d’une figure politique ou d’un théologien détestés de l’époque, se vendant l’un à l’autre dans un élan de cupidité et de luxure.

Peut-être que la vieille prostituée laide est une référence au banquier Jacob le Riche, l’éternel banquier du Vatican ? Acceptons pour l’instant le fait qu’on ne sait pas.

L’artiste bohémien Wenceslaus Hollar (1607-1677) a vu le double portrait de Matsys et en a fait une gravure en 1645, en y ajoutant le titre « Roi et reine de Tunis, inventé par Léonard de Vinci, exécuté par Hollar ».

La « paternité » de Léonard de cette oeuvre fut donc un secret de polichinelle.

Pendant les périodes de carnaval, où les gens étaient autorisés à s’affranchir des règles de la société pendant quelques jours, du moins dans les Pays-Bas et dans la région du Rhin du Nord, les gens s’amusaient beaucoup en changeant les rôles. Les paysans pauvres pouvaient se déguiser en riches marchands, les laïcs en ecclésiastiques, les voleurs en policiers, les hommes en femmes et ainsi de suite.

Léonard de Vinci, croquis, National Gallery, Washington.

Le concept original de cette métaphore vient clairement de Léonard, qui a fait un minuscule croquis d’une femme laide, éventuellement une prostituée, remarquablement avec le bonnet à cornes et une petite fleur plantée entre ses seins, exactement les mêmes attributs, métaphores et symboles employés plus tard par Matsys dans son œuvre !

Francesco Melzi ? Copie d’après Léonard, Université de Harvard.

Melzi, l’élève de Léonard, et d’autres élèves ou disciples, comme ils l’ont fait pour de nombreuses autres esquisses de Léonard, semblent avoir copié le travail de Léonard et, amusés, ont contre-posé la vieille en chaleur avec un riche marchand florentin avide. Melzi a-t-il partagé ou vendu ses esquisses à d’autres ?

Francesco Melzi ? d’après Léonard, Université de Harvard.
Léonard de Vinci, croquis, Musée des Offices, Florence.

Diverses versions amusantes du thème sont disséminées dans le monde entier et figurent dans des collections privées et publiques.

Une autre esquisse, réalisée par Léonard lui-même ou par ses disciples, montre un homme grotesque et sauvage, dont les cheveux se dressent sur la tête, accompagné d’une série de savants à l’allure grotesque, dont l’un ressemble à Dante !

Francesco Melzi, sept caricatures, 1515, Galerie dell’Academia, Venise.

Léonard, bien sûr, qui signait toujours ses écrits par les mots « homme sans lettres », n’était qu’un simple artisan et n’a jamais été pris au sérieux par ces érudits que Lucien dénonçait pour s’être vendus à l’establishment.

Tous ces éléments montrent que ce que faisait Matsys n’avait rien de « bizarre » ou d’« extravagant », mais qu’il partageait une « culture » de visages grotesques dont les variations pouvaient être utilisées pour enrichir les jeux de mots métaphoriques de la culture humaniste.

Mais bien sûr, ce qui a rendu l’impact de cette oeuvre si dévastateur, c’est le fait que ce qui n’était pour Léonard que de rapides esquisses dans un carnet, est devenu chez Matsys des représentations grandeur nature, d’un hyperréalisme effrayant !

Dans la collection Windsor de la Reine, il existe un dessin à la craie rouge de la femme presque exactement telle qu’elle apparaît dans l’oeuvre de Matsys.

Melzi ou Léonard ? d’après Quinten Matsys, Windsor, Londres.

Jusqu’à très récemment, les historiens étaient convaincus que Quentin Matsys avait « copié » ce dessin attribué à Léonard et l’avait agrandi pour réaliser sa peinture à l’huile.

Cependant, des recherches récentes suggèrent que cela ne s’est pas passé ainsi !

En réalité, Melzi, ou Léonard lui-même, a pu réaliser le dessin à la craie rouge à partir de la peinture de Matsys, que ce soit à partir d’une vue directe ou des reproductions. Un Italien copiant un peintre flamand, vous imaginez ?

L’experte Susan Foister, directrice adjointe et conservatrice de la peinture ancienne néerlandaise, allemande et britannique à la National Gallery de Londres, qui était également en 2008 la commissaire de l’exposition Renaissance Faces : Van Eyck to Titian, a déclaré à l’époque au Guardian :

Foister a précisé qu’ils avaient découvert que Matsys apportait des modifications au fur et à mesure, ce qui suggère qu’il créait l’image tout seul plutôt que de copier un modèle. De plus, dans les deux copies de Léonard, les formes du corps et des vêtements sont trop simplifiées et l’oeil gauche de la femme n’est pas dans son orbite.

« On a toujours supposé qu’un artiste moins connu d’Europe du Nord aurait copié Léonard et on n’a pas vraiment pensé que cela aurait pu être l’inverse », a résumé Foister.

Elle a ajouté que les deux artistes étaient connus pour s’intéresser à la laideur et qu’ils ont échangé des dessins « mais le mérite de cette œuvre magistrale revient à Matsys ».

Source : The Guardian

E. Conclusion

La conclusion s’écrit toute seule. Les « sept péchés capitaux » que More et Érasme ont tenté d’éradiquer il y a cinq siècles sont devenus les « valeurs » axiomatiques du système « occidental » d’aujourd’hui.

Pour les maintenir « en bas », on offre aux peuples la « liberté » de se vendre à la luxure, à l’envie, à l’avidité, à la paresse, à la gourmandise, à la cupidité, à la rage, etc. à condition qu’ils ne remettent pas en cause les politiques financières spéculatives et guerrières qui leur sont imposées par une oligarchie tyrannique au sommet.

A ceux qui prétendent défendre les valeurs « européennes » et « judéo-chrétiennes » nous leur disons qu’ils manqueront de crédibilité s’ils ne s’engagent pas dans une lutte sans merci contre l’oligarchie financière si clairement exposée par Thomas More et Erasme.

Erasme se retournerait dans sa tombe s’il savait qu’en 2024 son nom est principalement associé à une bourse offerte par l’UE aux élèves désireux d’étudier dans d’autres Etats membres de l’UE. Comme l’a suggéré le professeur belge Luc Reychler, ces bourses devraient inclure une période de formation obligatoire à la pensée d’Erasme et en particulier à ses concepts avancés de construction de la paix.

En résumé, pour qu’une nouvelle renaissance devienne réalité, nous devons libérer nos concitoyens de la peur. Ignorant les dangers réels comme la guerre nucléaire, ils vivent dans la crainte de menaces imaginaires.

Pour ceux qui, comme nous, aspirent à la paix par le développement de chaque individu et de chaque Etat, il est temps de prendre très, très, très au sérieux la vision d’Érasme, de Rabelais, de Léonard et de Matsys sur le « bon rire », vérace et libérateur.

Jan Matsys, vers 1530, Fondation Phoebus, Anvers.

Pour terminer, je vous laisse avec le rébus visuel de Jan Matsys.

Solution:
1) Le « D » est abréviation de « le » ;
2) Le globe signifie « monde » ;
3) Le pied, en flamand « voet » est proche du mot « voedt », c’est-à-dire « nourrit » ;
4) La vièle (violon d’époque), en flamand s’écrit en flamand vedel, dont le sens est proche de « vele », c’est-à-dire « nombreux ».
5) En dessous… les deux sots.

La phrase se lit donc: « Le monde nourrit de nombreux sots ».

Et vous, spectateur, vous en êtes un, nous lancent les fous. Eux le savent et nous conseillent de n’en parler à personne ! Mondeken Toe ! (Fermons la bouche !)

Bibliographie choisie

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Quinten Matsys and Leonardo — The Dawn of The Age of Laughter and Creativity

Par Karel Vereycken, August 2024.

Lire cet article en ligne en FR

Quinten Matsys, The Ill-Matched Couple, 1520-25, National Gallery, Washington.

By Karel Vereycken, August 2024.

Summary

Introduction

A. Making our values great again

  1. Cynical jokes or Socratic dialogue?
  2. What is Christian humanism?
  3. Petrarch and the “Triumph” of Death
  4. The Age of Good Laughter
  5. Sebastian Brant, Hieronymus Bosch and The Ship of Fools

B. Quinten Matsys’ Early Life and biography

  1. From blacksmith to painter
  2. Duchy of Brabant
  3. Training: Bouts, Memling and Van der Goes
  4. Getting started in Antwerp and abroad

C. Selected Works and thematics

  1. The Virgin and the Child, « Divine Grace » and « Free Will« 
  2. The Saint Anne Altarpiece
  3. A New Perspective
  4. Cooperation with Patinir and Dürer
  5. The Erasmus Connection
  6. Thomas More’s Utopia
  7. Pieter Gillis and « The Friendship diptych« 
  8. The Da Vinci Connection (I)

D. The Art of Erasmian Grotesque

  1. In religious paintings
  2. Misers, Bankers and Money-changers, the Fight against Usury
  3. The Da Vinci Connection (II)
  4. The Art of Grotesque per se
  5. The metaphor of the “Ill-matched Lovers”
  6. Leonardo’s baby: “The Ugly Duchess”

E. Conclusion

Selected Bibliography

Quinten Matsys.

At the turn of the century, attracting talents from all over the continent as a magnet, Antwerp, and with some 90,000 inhabitants, had become a growing port and trade center, outdoing the Medici’s dominated Brugge in importance.

It was in this environment of a boiling cultural melting-pot that Quinten Matsys met, discussed and collaborated with some of the brightest of the great christian humanists of his time, be it erudite peace activists such as Erasmus of Rotterdam, Thomas More and Pieter Gillis, innovative printers such as Dirk Martens from Aalst, demanding reformers such as Gerard Geldenhouwer and Cornelius Grapheus, Flemish painters such as Gerard David and Joachim Patinir or foreign engravers as Albrecht Dürer, Lucas van Leyden and Hans Holbein the Younger.

Unfortunately, today, large international publishing houses, such as Taschen, for reasons yet unclear, seem to have condemned this highly remarkable artist to oblivion. For all those reasons, one finds hardly mention of Matsys’ name. It only appears in a short chapter dealing with the “Antwerp school”, at the end of Les Primitifs flamands et leur temps (656 pages, Renaissance du Livre, 1994). Even worse, not a single of his works is presented and only two mentions of his name appear in L’art flamand et hollandais, le siècles des primitifs (613 pages, Citadelles et Mazenod, 2003).

The good news is that since 2007, the Ghent Interdisciplinary Centre for Art and Science is working on a new « catalogue raisonné » of his work. That of Larry Silver (Phaedon Press, 1984) is mostly unavailable or/and became largely unaffordable. What remains is the one of Andrée de Bosque (Arcade Press, Brussels, 1975), with very few color prints. As a consolation, readers can access Harald Brising’s 1908 doctoral thesis, in a reprint version of 2019.

To honor and do some justice to this artist, we will attempt to explore in this article some questions left unanswered so far. To what extent did Erasmus’ work directly inspired Matsys, Patinir and their circle? What do we know about the exchanges between this group and prominent Renaissance artists such as Leonardo da Vinci and Albrecht Dürer? What influence did the Erasmian artist exert on his foreign correspondents? Erasmus wasn’t really a fan of what was called “religious” paintings in those days, preferring agapic action for the common good to passive devotion of holy images.

As Belgian art critic Georges Marlier (1898-1968) pointed out in 1954, in his well documented book, while Erasmus respected and honored holy paintings if they evoked real religious sentiment, love and tenderness, that didn’t prevent him from thinking that:

Quinten Matsys. In the past, for good reasons this painting was named The Hypocrites, in modern times Two Praying Monks. (Galleria Arti Doria Pamphilj, Rome.)

Our previous inquiries into the works of both Erasmus and Dürer have familiarized us with Matsys’ age and its challenges, a subject we can not redevelop here at full length, but which gives the author some solid grounds to accomplish this task.

A. Getting our values straight

1. Cynical jokes or Socratic dialogue?

« Tussen neus en lepel », Dutch proverb meaning literally « between nose and spoon », i.e. « between one thing and another. »

Many modern viewers, with untrained eyes and minds steeped in a culture of abusive wokism and pessimism, lack the moral and intellectual integrity to understand the jokes, irony and metaphors which were the very essence of cultural life in the Low Countries of that time.

Lost in their own cultural prejudices, in looking at a painted face, they miss the visual puns the artist is making, trying instead to establish its identity as if the subject was a portrait. They pay obsessive (eventually useful) attention to “secret” and symbolic meanings of iconographic details hoping that their sum will somehow allow them to arrive at a sort of meaning.

We will look here afresh at Erasmus’, Matsys’ and Leonardo’s “grotesques,” which are not “cynical jokes” showing a “lack of tolerance” towards “ugly”, “sick”, “abnormal” or “different” people, as the accusation goes, but caricatures and jokes aimed to free our minds!

Erasmus and his three main followers Rabelais, Cervantes and Shakespeare, are the real if rarely recognized incarnations of “Christian humanism” and good laughter as a powerful political weapon to educate people’s characters, was not yet outlawed at their time.

2. What is Christian Humanism?

The thrust of Erasmus‘ educational and political programme was the promotion of docta pietas, learned piety, or what he termed the “Philosophy of Christ”. It can be summarized as a “wedding” between the humanist principles summarized in Plato’s Republic and the agapic notion of man transmitted by the Holy scriptures and the writing’s of those early fathers of the Church as Jerome and Augustine who saw Plato as their imperfect precursor.

In a complete phase shift and break with feudal “blind” faith putting man’s hope uniquely in his salvation by Christ in a putative existence after death, for christian humanism, man’s nature is good and therefore the origin of evil is not man himself or some outside “Devil”, but those vices and moral afflictions Plato basically identified in his Republic centuries before being turned by the christian humanists into the famous “Seven Capital Sins” that had to be overcome by the “Seven Capital Virtues.”

Hieronymus Bosch, The Seven Deadly Sins and the las four things (Death, Jugement, Heaven and Hell), c. 1500, painted table, , Prado, Madrid.

As a reminder, these deadly sins are:

  1. Pride, (Superbia, hubris) as opposed to Humility (Humilitas);
  2. Greed (Avaricia) as opposed to Charity (Caritas, Agapè);
  3. Wrath (Ira, rage) as opposed to Patience (Patientia);
  4. Envy (Invidia, jealousy) as opposed to Kindness (Humanitas);
  5. Lust (Luxuria, fornication) as opposed to Chastity (Castitas);
  6. Gluttony (Gula) as opposed to Temperance (Temperantia);
  7. Sloth (Acedia, melancholy, spleen, moral laziness) as opposed to Diligence (Diligentia).

Isn’t it quite telling for our own times that these sins (affections preventing us from doing the good), and not their opposing virtues, have tragically been consecrated as the very basic values guaranteeing the well-functioning of the current “Neo-liberal” financial system and its « rules-based » world order!

“Private vices make public virtue”, argued Bernard Mandeville in his 1705’s The Fable of the Bees. It is the dynamics of particular interests that stimulate the prosperity of a society, according to this Dutch theorist who inspired Adam Smith, and for whom “morality” only invites lethargy and provokes the misfortune of the city.

It is greed and perpetual pleasure-seeking and not the Common Good that have been proclaimed to be man’s essential motives, according to the dominant school of British Empiricism: Locke, Hume, Smith and consorts.

“Charity,” “Care” and “Humanitarian” aid have been reduced to a despicable and increasingly rare Lady-do-rightly activity allowing the current system to perpetuate its criminal existence. Oligarchical and banking families’ “charities” and “foundations” have even become the oligarchy’s tool to impose their perpetual dominance.

3. Petrarch and the “Triumph of Death”

Daniel Hopfer, Women looking in a mirror, surprised by Death and the Devil, 1515, copper engraving.

Christianity, as all major humanist religions, relentlessly labor to shake up those wasting their lives in sinful behavior by showing them how their behavior is both dramatic and even ridiculous in light of the extreme shortness of individual physical existence.

Dürer made this the core theme of his three famous Meisterstiche (master engravings) who have to be interpreted and cannot be understood but as one single unity: Knight, Death and the Devil (1513), Saint Jerome in His Study (1514) and Melencolia I (1514).

In each of these engravings one can find an hourglass, metaphor for the inexorable march of time. Saint Jerome is often depicted with an hourglass (time) and a skul (mortality), a metaphor for vanitas. Erasmus made of these concepts his personal banner together with the moto: “Concedi Nulli » which refers to death saying that nobody will escape her grip, underlining even more the inexorable nature of human mortality. In that sense, the Christian Renaissance, was a mass movement for spiritual immortality, both against religious superstition and against the revival of Greco-Roman paganism.

This conceptual theme was congruent with Francis Petrach’s (1304-1374) poetic I Trionfi cycle (1351-1374), structured in six allegorical triumphs.

Illustration of Petrarch’s Triomph of Fame over Death.

Petrarch’s triumphs are “concatenated,” so that the Triumph of Love (over Mankind and even Gods) is itself triumphed over by another allegorical force, the Triumph of Chastity. In its turn, Chastity is triumphed over by Death; Death is overcome by Fame; Fame is conquered by Time; and even Time is ultimately overcome by Eternity, the Triumph of God over all such worldly concerns.

Since death will “triumph” at the end of our ephemeral physical existence, the fear of death and the fear of God should help man concentrate to contribute something immortal to future generations rather than get lost in the labyrinth of earthly pleasures and pains that Hieronymus Bosch’s (1450-1516) depicted with great irony in his Garden of Earthly delights (1503-1515), .

Leonardo, whose far advanced scientific-religious sentiment was considered a heresy by many in Rome, expressed with some anger in his notebooks that many men and women didn’t merit the beautiful human body God gave them.

4. The Age of “Good Laughter”

Dictionaries have it that people have a “good laugh” when they find amusing and funny a situation that was at first upsetting. In short, good laughter is the reward of a true creative process when the “agony” of looking for solutions ends with finding one. That can be for scientific and practical questions but also in the development process of one’s personal identity. The storm and the clouds are gone and full light brings a new perspective.

Erasmus, « grotesque » self-portrait.

For the Christian humanists, through the “mirror-effect” intrinsically inherent to a “Socratic dialogue” (which starts by accepting what you know not – called docta ignorantia by Cusanus), man has and can be freed from these “sinful” afflictions, because man’s free will can be mobilized to bring him to act in accordance to his real (good) nature, that of dedicating himself and getting his ultimate pleasure in accomplishing the common good in service of the others, including in economic activities.

By claiming that man’s life on earth is fully predetermined by God, Luther’s denied the existence of the free will, and made man totally irresponsible for his own deeds. That viewpoint was the exact opposite of that of Erasmus who had started calling on the Church to curb their financial abuses such as the famous “indulgencies” longtime before Luther was brought on the scene.

All of Erasmus’ writings where put on the index of forbidden literature for Catholics. They remained on that list till 1910.

The Christian Humanists were firmly committed to elevate our souls to the highest realm of moral and intellectual beauty by freeing us from our earthly attachments — not by inflicting guilt feelings or moral orations and the lucrative business of fear from hell, but by laughter!

Laughter can ruin the authority of the powerful and the tyrants. Therefore, it is the most devastating political weapon ever conceived. For the evil forces, truth-seeking laughter, of the sort promoted by Erasmus and his followers, had and remains to be ignored, slandered and as much as possible eradicated and replaced with melancholy, obedience and submission to in advance justified narratives and doctrines of painful scholastic constipation.

5. Sebastian Brant, Hieronymus Bosch and The Ship of Fools

Albrecht Dürer, portrait of Sebastian Brant.

Years before Erasmus published his In Praise of Folly (written in 1509 and first published in Paris in 1511), the Strasbourg humanist poet and social reformer Sebastian Brant (1558-1921), opened the of the gates of such Socratic laughter with his Narrenshiff (The Ship of Fools, published in 1494 in Basel, Strasbourg, Paris and Antwerp), a hilarious satirical work illustrated with engravings of Albrecht Dürer (1471-1528) and later Holbein the Younger (1497-1543). 73 of the 105 illustrations for the original edition were produced by Dürer.

Brant was a key contact and ally of Johann Froben (1460-1529) and Johann Amerbach (1441-1513), the Swiss printer families that later welcomed Erasmus when being persecuted in the Low Countries he had to go into exile in Basel.

The Ship of Fools took Europe by a storm. Brant was not only a satirist but a well educated humanist who had notably translated Petrarch’s poems.

“Genre-painting,” wrote Georges Marlier in 1954 and more recently the American art historian Larry Silver, depicting aspects of everyday life by portraying ordinary people engaged in common activities, was born with Quinten Matsys (One should rather say with the Erasmian paradigm we just identified).

Images of more ordinary women and men, wealthy tradesman and bankers, suddenly appeared as sovereign individuals to be portrayed for their own merits rather than as donors praying while assisting at a religious scene. Dürer made an engraving of « a cook and his wife. »

Of course, times had changed and so had the client-base of painters. The orders came much less from the religious orders and wealthy cardinals in Rome and increasingly more from wealthy bourgeois out to embellish their homes and eager to offer their portraits to friends.

The expansion of the Antwerp market that made paintings available as a middle-class luxury product is a well-studied phenomenon, and research has confirmed Ludovico Guicciardini’s claim that there were at least 300 active painters’ workshops in Antwerp by the 1560s.

Brant’s Ship of Fools, was a real turning point and game changer of the day, the prelude of a new paradigm. It marked the beginning of a long arch of creativity, reason and education through healthy laughter whose echo resonated loudly until the death of Pieter Bruegel the Elder in 1569. That élan was ony halted when Charles Vth resurrected the Inquisition in 1521 by plublishing his decrees (“placards”) forbidding ordinary citizens from reading, commenting and discussing the Bible.

The Ship of Fools is divided in 113 sections, each of which, with the exception of a short introduction and two concluding pieces, treats independently of a certain class of fools or vicious persons; and we are only occasionally reminded of the fundamental idea by an allusion to the ship. No folly of the century is left uncensored. The poet attacks with noble zeal the failings and extravagances of his age, and applies his sword unsparingly even against the dreaded Hydra of popery and monasticism.

The book opens with the denunciation of the first fool, one which turns away from the study of all the wonderful books in his possession. The third one (out of 113), not far away, is greed and avarice.

Coherent with this, is Hieronymus Bosch’s partly lost triptych. Modern research has established that Bosch’s Ship of Fools (Louvre, Paris), eventually painted before Brant wrote his satire, was the left panel of a triptych whose right panel was The Death of the Miser (National Gallery, Washington).

Interesting here, is the fact that there is no fatality in this painting and that what people become, a fool or a wise man, depends on each person’s personal decision, a doctrine quintessential to the convictions of the Brothers of the Common Life with whom Bosch, without being a member, had major affinities. Even the miser, until his last breath, can choose between looking up to Christ or down to the devil!

We ignore the theme of the central panel which is lost. But we do know that the backsides of the two lateral panels folded together complete the image of a Door-to-door salesman (before mistakenly called The return of the prodigal son) also depicted on the outside panels of Bosch’s triptych of the Hay wagon, showing kings, princes and popes running after a wagon full of hay (a metaphor for money).

The theme of a peregrinating peddler was very popular among the Brothers of the Common Live and the Devotio Moderna for whom individual responsibility and choice was decisive for each person to save above all himself with some help of God.

For Augustine, man is permanently confronted with an existential choice. Either he takes the bumpy, difficult road moving him to a spiritually more elevated position and closer to God, or he goes down the easy way by attaching himself to earthly passions and affections. The beauty of man and nature, warns Augustine, can and should be fully enjoyed and celebrated under condition they are understood as a mere “foretaste of divine wisdom” and not as purely earthly pleasures. The peddler as found in Bosch and Patinir is therefore a metaphor of mankind fighting to remain on the right road and in the right direction.

Bosch will populate his paintings with deprived men and women running like brainless animals behind little fruits as cherries and beys, metaphors for extremely ephemeral earthly pleasures unable to offer any real durable satisfaction.

Hans Holbein the Younger. Illustration for Erasmus’ In Praise of Folly. The homo viator, always going from one place to the next.

The peddler advances “op een slof en een schoen” (on a slipper and a shoe) i.e., he has abandoned his house and has left the created world of sin (we see a bordello, drunkards, etc.), and all material possessions. With his “staff” (a symbol of Faith) he succeeds in repelling the “infernal dogs” (Evil) that try to hold him back. Such metaphorical images are not personal outbursts of the exuberant imagination of Bosch, but a common image very much used in that period. An illumination of a fourteenth-century English psalm book, the Luttrell Psalter, features exactly the same allegorical representation.

The same theme, that of a homo viator, the man who detaches himself from earthly goods, is also recurrent in the art and literature of this period, particularly since the Dutch translation of Pèlerinage de la vie et de l’âme humaine (pilgrimage of life and the human soul), written in 1358 by the Norman Cistercian monk Guillaume de Degulleville (1295-after 1358).

If the three surviving images on the panels of the Bosch triptych (the Ship of fools, the Miser and the Peregrinating peddler) are hard to connect when analysed separately, their coherence appears strongly once one identifies this overriding concept.

Today, an imaginative, creative painter could try to find out what Bosch’s lost panel would have looked like, the theme certainly having focused on the origin of evil (going from a ship of fools to the death of the miser).

B. Quinten Matsys, biographical elements

With this in mind, and knowing what were the stakes at that time, we can now examine more profoundly Matsys’ life and some of his works.

1. From Blacksmith to painter

Quinten Matsys, bronze medal with self-portrait.

One of four children, Quinten Matsys was born in Leuven to Joost Matsys (d. 1483) and Catherine van Kincken sometime between April 4 and September 10, 1466. Most early accounts of Matsys’ life are composed primarily of legends and very little contemporary accounts exist of the nature of his activities or character.

According to the Historiae Lovaniensium by Joannes Molanus (1533-1585), Matsys was born in Leuven between April 4 and September 10, 1466, as one of four children of Joost Matsys (d. 1483) and Catherine van Kincken.

Most accounts of his life blend fact and legend. In reality, there are very few clues as to his activity or character.

In Leuven, Quinten is said to have had modest beginnings as an ironworker. Legend has it that he fell in love with a beautiful girl who was also being courted by a painter. As the girl much preferred painters to blacksmiths, Quentin quickly abandoned the anvil for the paintbrush.

In 1604, chronicler Karel Van Mander states that Quintin, stricken with an illness since the age of twenty, “was in the impossibility to earn his bread” as a blacksmith.

Van Mander reminds us that in Antwerp, during « Shrove Tuesday » celebrations,

Karel Vereycken, Antwerp, etching on zinc, 2011.

In Antwerp, in front of Our Lady’s cathedral at the Handschoenmarkt (glove market), one still can find the « putkevie » (a decorated wrought iron gate on a well) said to be made by Quinten Matsys himself and depicting the legend of Silvius Brabo and Druon Antigoon, respectively the names of a mythical Roman officer who liberated Antwerp from the oppression of a giant called Antigoon who would harm the trade of the city by blocking the entrance of the river.

The inscription on the well reads: “Dese putkevie werd gesmeed door Quinten Matsijs. De liefde maeckte van den smidt eenen schilder.” (« The ironwork for this well was forged by Quinten Matsys. Love made the blacksmith a painter. »)

Documented donations and possessions of Quinten’s father Joost Matsys indicate that the family had a respectable income and that financial need was not the most likely reason for which Matsys turned to painting.

Quinten Matsys, Virgin and Child Enthroned with Four Angels, 1505.

Although no evidence exists documenting Quinten Metsys’ training before his enrolment as a free master in the Antwerp painter’s guild in 1491, his brother Joos Matsys II’s design project in Leuven and their father’s activities suggest that the young artist first learned how to draw and transfer his ideas to paper from his family and that they first exposed him to architectural forms and their creative deployment.

His earlier works in particular clearly suggest that he had training as an architectural draughtsman. In his 1505 Virgin and Child Enthroned with Four Angels, the divine titular characters are seated on a gilded throne whose gothic tracery echoes that in the window on the parchment drawing and the limestone model for the St Peter’s project to which his brother was assigned at around the same time.

In 1897, Edward van Even, without presenting any evidence, wrote that Matsys also composed music, wrote poetry and produced etchings.

What we do know for sure is that the artist produced some magnificent bronze medaillons representing Erasmus, his sister Catarina and himself.

Around 1492, he married Alyt van Tuylt, who gave him three children: two sons, Quinten and Pawel, and a daughter, Katelijne. Alyt died in 1507 and Quentin remarried a year later. With his new wife Catherina Heyns, they had ten more children, five sons and five daughters. Shortly after their father’s death, two of his sons, Jan (1509-1575) and Cornelis (1510-1556), became painters and members of the Antwerp Guild.

2. The Duchy of Brabant

Leuven.

Leuven, at that time, was the capital of the Duchy of Brabant which extended from Luttre, south of Nivelles to ‘s Hertogenbosch. It included the cities of Aalst, Antwerp, Mechelen, Brussels and Leuven, where in 1425, one of the first universities of Europe saw the light.

Five years later, in 1430, together with the Duchies of Lower Lotharingia and Limburg, Brabant was inherited by Philip the Good of Burgundy and became part of the Burgundian Netherlands.

Then, when Matsys was around 11 years old, in 1477, the Duchy of Brabant fell under Hapsburg rule as part of the dowry of Mary of Burgundy to Spanish king Charles V.

The subsequent history of Brabant is part of the history of the Hapsburg « Seventeen Provinces » increasingly under the control of such Augsburg banking families as the Fuggers and Welsers.

Erasmus and Matsys epoch was a glorious period of the “Renaissance in the North” but also marks the continuous efforts of these banking families’ to “buy up” the papacy and achieve world hegemony. The imperial geopolitical sharing of the entire world among the Spanish Empire (run by Venetian and Fugger bankers) and the Portuguese Empire (run by Genovese and Welser bankers), a deal formalized by the Treaty of Tordesillas, endorsed in 1494 in the Vatican by Pope Alexander VI Borgia, opened the gates to colonial subjugation of people and countries, fueled by a highly questionable sense of cultural superiority.

Following the never-ending state bankruptcies of these financial oligarchs, the Low Countries fell prey to economic looting, military dictatorship and fanaticism. By demonizing Luther, increasingly committed to creating an opposition outside the Catholic church, the oligarchy avoided successfully those urgent reforms called for by the Erasmians to eradicate abuses and corruption inside the Catholic church. Rome’s refusal to accept Henry VIII’s demands for divorce, were part of an overall strategy to plunge the entire European continent in “religious wars,” that only ended with the 1648 Peace of Westphalia.

3. Training: Bouts, Van der Goes and Memling

The early triptychs, painted by Matsys, gained him a lot of praise and got historians to present him as one of the last “Flemish Primitives”, in reality a nickname given by Michelangelo to intrinsically slander and discredit all non-Italian art considered “Gothic” (barbarian), or “primitive” in comparison to Italian art whichh immitated the immortal antique style.

Since he was born in Leuven, it has been thought he could have been trained by Aelbrecht Bouts (1452-1549), the son of painter dominating Leuven at that time, Dieric Bouts the Elder (v. 1415-1475).

In 1476, one year after his father’s death, Albrecht reportedly left Leuven, perhaps to complete his training with a master outside the city, most probably Hugo van der Goes (1440-1482), whose influence on Aelbrecht Bouts, but also on Quinten Matsys, seems to have been direct.

Van der Goes, who became the dean of the Painting guild of Ghent in 1474 and died in 1482 in Red Cloister close to Brussels, was a vehement follower of the Brother’s of the Common Life and their principles. As a young assistant of Aelbrecht Bouts, and getting training from Van der Goes, Matsys could have discovered what was the cradle of Christian humanism at that time.

Van der Goes‘s most famous surviving work is the Portinari Triptych (Uffizi, Florence), an altarpiece commissioned for the church of Sant’Egidio in the hospital of Santa Maria Nuova in Florence by Tommaso Portinari, the manager of the Bruges branch of the Medici Bank.

The raw features of the shepherds (expressing the three states of spiritual elevation identified by the Brothers of the Common Life) in van der Goes’s composition made a deep impression on painters working in Florence.

Quinten Matsys, portrait of Jacob Obrecht, 1496, Forth Worth.

Matsys is also considered as a possible pupil of Hans Memling (1430-1494), the latter being a follower of Van der Weyden and a leading painter in Brugge.

Memling’s style and that of Matsys, in certain aspects, are hard to distinguish.

While the Flemish art historian Dirk de Vos inscribed, in his 1994 catalogue of Hans Memling’s work, the portrait of the musician and composer Jacob Obrecht (1496, Kimbell Art Museum, Fort Worth), as a very late work by Hans Memling, current experts, among which Larry Silver, agreed in 2018, that in reality, it is far more likely that the portrait is the earliest known work of Quinten Matsys.

Obrecht, who was a major influence on polyphonic Renaissance music, had been named choirmaster of the Cathedral of Our Lady in Antwerp in 1492. Erasmus served as one of Obrecht’s choirboys around 1476.

Obrecht made at least two trips to Italy, once in 1487 at the invitation of Duke Ercole d’Este I of Ferrare and again in 1504. Ercole had heard Obrecht’s music, which is known to have circulated in Italy between 1484 and 1487, and said that he appreciated it above the music of all other contemporary composers; consequently he invited Obrecht who died from the plague in Italy.

Already in the 1460s, Erasmus teacher in Deventer, music composer and organist Rudolph Agricola, had travelled to Italy. After studying civil low in Pavia and attending lectures by Battista Guarino, he went to Ferrare where he became a protégé of the Este court.

Around 1499 Leonardo made a drawing of Ercole’s daughter, Isabella d’Este, according to some to be the person painted in the Mona Lisa.

4. Getting started in Antwerp and abroad

Matsys was registered in Leuven in 1491, but the same year he was equally admitted as a master painter in the Guild of St Luke in Antwerp where, at the age of twenty-five, he decided to settle. In Antwerp, as said before, he depicted the choirmaster Jacob Obrecht in 1496, his first known work, and several Virgin and Child devotional paintings.

After that, since the Liggeren (painting guild records) don’t report any information about Matsys activity in the Low Countries for a period of several years, it remains very tempting to imagine Matsys going on an eventual trip to Italy. There, he could have met great masters among which Leonardo da Vinci, who lived in Milan between 1482 and 1499 and returned to Milan in 1506 where he met his pupil Francesco Melzi (1491-1567) who later accompanied him to France. Matsys could also have traveled over the Rhine to Strasbourg or Colmar. He eventually could have traveled to Nuremberg where he could have met Albrecht Dürer which he seems to have known longtime before the latter came to the Netherlands in 1520.

Dürer was sent by his parents to Alsace to be trained in the art of engraving by Martin Schongauer (1450-1491). But when he arrived in Colmar in the summer of 1492, Schongauer had died. From Colmar the artist traveled to Basel, where he made designs for the woodcut illustrations for books and discovered the impressive engravings of Jacob Burgkmair (1473-1531) and Hans Holbein the Elder (1460-1524). He then went to Strasbourg in 1492 where he met and made the portrait of the erudite humanist poet and author Sebastian Brant already mentioned above.

C. Selected Works

1. The Virgin and the Child, Divine Grace and the Free Will

In 1495, Matsys painted a Virgin and Child (left) (Brussels). Even while still very normative, Matsys already “enriches” devotion with less formal scenery of daily life. The child, playfully exploring new physical principles, clumsily tries to turn the pages of a book, while a very serious Virgin sits herself in an elaborated niche of Gothic architecture, probably chosen to fit with the building or house where the work would end up being exposed.

Another Virgin and Child (right) (Rotterdam) of Matsys goes even further in this direction. It shows a quite happy caring young mother with a playful child, underlying the fact that Christ was the son of God but now had become human.

On a display close to the viewer, a loaf of bread and a cup of milk-soup with a spoon, undoubtedly the daily scene for most inhabitants of the Low Countries trying to feed their children.

Gerard David, Madonna and Child with the Milk Soup, 1520, Brussels

Another “Madonna and child with the milk soup,” (Brussels) this one painted in 1520 by Matsys’ friend, the painter Gerard David (1460-1523), literally shows a young mother teaching her child that the backside of a spoon is not the best tool to transfer milk soup to one’s mouth.

One outstanding feature of many virgins of these period, be it by Quinten Matsys (Virgin and Child, Louvre, 1529, Paris) or Gerard David (Rest on the flight into Egypt, National Gallery, Washington), is the image of the child trying, with great difficulties, to get a hold on a fruit, be it a cherry or a grape of raisin.

In 1534, in his Diatribe on the Free Will, Erasmus also used this metaphor on the fragile equilibrium to be considered in the proportion between the operations of the free will (which, alone, separated from a higher purpose, can become pure arrogance) and those of divine grace (which alone can be misunderstood as a form of predestination).

To make that point clear with an image, Erasmus paints a very simple metaphor, but of extreme tenderness and beauty:

Jan Matsys, Virgin and Child, 1537, Metropolitan, New York.

In short, free will, yes, but without pretending that man can do it alone.

2. Saint Anne Altarpiece

The painted « portico » on the flat panel formed one single unity with the three dimensional original frame, lost today.

In Antwerp, Matsys’ activity made a major step forward with the first important public commissions for two large triptych altarpieces:

  • the beautiful Lamentation quite inspired by Roger Van der Weyden’s Deposition of the cross (Prado, Madrid) ;
  • the Saint Anne Altarpiece (1507–1509), painted for the Collegiate Church of St Peter in Leuven and signed “Quinte Metsys screef dit.” (Quinten Metsys wrote this).

The content and narrative of the Saint Anne Alterpiece was of course entirely dictated to the painter by the commissioners willing to decorate their dedicated chapel of the Church. The central panel depicts the history of the family of St Anne – the Holy Kinship – inside a monumental building crowned by a truncated dome and arcades that offer a wide view on a mountainous landscape.

The altarpiece depicts five scenes from the life of Anne, the Virgin’s mother and her husband Joachim. The various members of the saint’s family appear on the central panel. The key event in the life of Anne and her husband Joachim, namely that they will become the parents of the Virgin Mary while they thought themselves incapable of having children, is depicted in the left and right panels of the triptych.

The Chaste Kiss

The Virgin’s “immaculate” conception, depicted as a chaste kiss between the couple in front of the Golden Gate of the Jerusalem city wall, was already a very popular subject matter painted before by Giotto and later by Dürer.

The “chaste kiss” as a metaphor for the immaculate conception of the Virgin, was well received by the public. As a result, it was rapidly transposed to the immaculate conception of Christ himself. Hence, the sudden appearance of paintings showing Mary “kissing” her baby as close as on the lips.

The cycle on the Altarpiece ends with Anne’s death depicted on the inside right panel where she is surrounded by her children and Christ giving his blessings.

Despite the impressive scale and the conventional narrative, Matsys sought to create a more intimate feeling of contemplation. An example of this is the figure of the small cousin of Jesus in the left corner, who playfully gathers beautiful illuminations around him and, now fully focused, tries to read them.

3. A new perspective

In two other articles, I have underscored the fact that both Jan Van Eyck and Lorenzo Ghiberti, were quite familiar with “Arab optics”, in particular the works of Ibn al-Haytham (known by his Latinized name Alhazen).

During the Renaissance, at least two “schools”, after opposing each other, ended up completing each other respecting the best way to represent “space” in art. For one school, centered on Alberti, space could be reduced to a “central” vanishing point, i.e. a purely mathematical geometrical construction. For the other, that of Roger Bacon, Witelo and later Kepler, one had to start from the physiognomy of both eyes and how they produce the image of space in the mind. Van Eyck and Ghiberti used both approaches employing either the one-eyed « cyclopic » Alberti model denounced by Leonardo, or the « bi-focal » Alhazen approach.

Since the cyclopic approach has been decreed to be the only “mathematical” and therefore the only “scientific” way to represent space, the bi-focal approach was slandered as being full of “errors” or purely intuitive and “non-scientific”. Among those accused, most paintings of the “Flemish Primitives”

Now, as mentioned earlier, since 2007, the Ghent Interdisciplinary Centre for Art and Science (GICAS) has been working on a new « catalogue raisonné » of the work of Quinten Matsys.

In 2010, Jochen Ketels and Maximiliaan Martens investigated Matsys’s 1509 Saint Anne Altarpiece and the impressive italianate portico on the central panel to be understood as a visual element integrating the entire work in a three-dimensional wooden frame currently lost (see images above).

Albrecht Dürer, after Piero della Francesca. What Dürer calles Piero’s « transfer » method would become the basis for projective geometry, the key science that made possible the industrial revolution.

In this respect, it is noteworthy that one of the rare persons, in contact with Matsys at one point or another, which had read and studied Piero della Francesca’s treaty on perspective was none-other than Albrecht Dürer, whose own Four Books on Human Proportion (1528) builds on Piero’s groundbreaking achievements.

The investigators also verified Matsys’ use of the central vanishing point perspective by employing the “cross-ratio” method. Astonished, they demonstrate that “Matsys shows his competence in matters of perspective, equal to Italian renaissance standards” and that his perspective was “very correct, indeed.”

Source: Ghent University publication

Till now, it was taken for granted that the science of perspective only reached the Low Countries after Jan Gossaert’s trip to Rome in 1508, while Matsys’s, showing his masterful and extensive knowledge of science of perspective, started composing this oeuvre as early as 1507.

4. Matsys’ cooperation with Patinir, Dürer and Leonardo

One last note regarding this painting, the mountainous landscape behind the figures, already akin to the typical, eerie landscapes produced years later by Matsys’ friend Joachim Patinir 1480-1524, another badly known giant in the history of painting.

Felipe de Guevara, a friend and artistic assessor to both Charles V and Philip II, mentions Patinir in his Commentaries on Painting (1540) as one of the three greatest painters, alongside Rogier van der Weyden and Jan van Eyck.

Antwerp.
Albrecht Dürer, portrait de Joachim Patinir.

A final note on this painting: the mountainous landscape behind the figures already resembles the typical, disquieting landscapes produced by Matsys’s close friend Joachim Patinir (1480-1524), another little-known giant in the history of painting.

Yet Patinir’s authority was no mean feat. Felipe de Guevara, friend and artistic advisor to Charles V and Philip II, mentions Patinir in his Commentaries on Painting (1540) as one of the three greatest painters in the region, alongside Rogier van der Weyden and Jan van Eyck.

Patinir ran a large studio with assistants in Antwerp. Among those under the triple influence of Bosch, Matsys and Patinir are:

  • Cornelis Matsys (1508-1556), son of Quinten, who married Patinir’s daughter;
  • Herri met de Bles (1490-1566), active in Antwerp, possible nephew of Patinir;
  • Lucas Gassel (1485-1568), active in Brussels and Antwerp;
  • Jan Mostaert (1475-1552), painter active in Haarlem;
  • Frans Mostaert (1528-1560), painter active in Antwerp;
  • Jan Wellens de Cock (1460-1521), painter active in Antwerp;
  • Matthijs Wellens de Cock (1509-1548), painter-engraver active in Antwerp;
  • Jérôme Wellens de Cock (1510-1570), painter-engraver, who, with his wife Volcxken Diericx, founded In de Vier Winden, probably the largest engraving workshop north of the Alps at the time, employing Pieter Brueghel the Elder.
Cornelis Matsys, The Blind Guiding the Blind (1550). 4,5 x 7,8 cm. Etching that inspired Pieter Brueghel the Elder for his own painting on this theme in 1558.

It is generally accepted that Matsys painted the figures in some of Patinir’s landscapes. According to the 1574 Escorial inventory, this was the case for The Temptations of Saint Anthony (1520, Prado, Madrid).

One is tempted to think that this collaboration between friends worked both ways, with Patinir creating landscapes for Matsys’ works and at his request, a reality that somewhat challenges the persistent myth of a Renaissance presented as the cradle of modern individualism.

The fact that Matsys and Patinir were very close is confirmed by the fact that, after Patinir’s untimely death (at age 44), Matsys became the guardian of his two daughters. It’s also interesting to note that Gerard David, who became Bruges’ leading painter after Memling, became a member of the St. Lucas guild in Antwerp in 1515 jointly with Patinir, which gave him legal access to the booming Antwerp art market.

Modern art historians tend to present Patinir as the “inventor” of landscape painting (see my article), claiming that for him religious subjects were mere pretexts for the development of landscapes that were the true protagonists, much as Rubens painted Adam and Eve only because we wanted to paint nudes.

Eventually true for Rubens but dead wrong for Patinir, whose “beautiful” landscapes, as art historian Reindert L. Falkenberg documented in depth, were nothing but a sophisticated sort of deceptive trick of the devil attracting souls to attach themselves to earthly pleasure…

Henri Leys, Visit of Dürer to Antwerp, 1855, Antwerp.

Albrecht Dürer

A unique source of information is Dürer’s diary of his visit to the Low Countries. Why did Dürer come to the Low Countries? One of the explanations is that following the death of his main patron and order giver emperor Maximilian I, the artist came in an effort to get his pension confirmed by Charles V.

Dürer arrived in Antwerp on August 3, 1520 and visited Brussels and Mechelen where he was received by Margaret of Austria (1480-1530), aunt of Charles V, who sometimes lent Erasmus a sympathetic ear, in charge of administering the Burgondian Low Countries as long as Charles was to young.

In Mechelen, Dürer certainly visited the beautiful residence of Hieronymus van Busleyden (1470-1517), soon to become the financial mecenas of the “Trilingual College” launched by Erasmus in Leuven in 1517. Busleyden was a friend of Cuthbert Tunstall (1475-1559), the Bishop of London who introduced him to Thomas More.

While staying with Margaret, Dürer could admire an incredible painting from her collection, The Arnolfini couple (1434) by Jan van Eyck. Margaret had just granted a pension to a Venetian painter, Jacopo de’ Barbari (1440-1515), a diplomat and political exile in Mechelen who painted a portrait of Luca Pacioli (1445-1514), the Franciscan who introduced Leonardo to Euclid and wrote the De Divina Proportiona (1509), illustrated by Leonardo. De’ Barbari was described by his contemporaries, including Dürer, Marcantonio Michiel (1584-1552), and Gerard Geldenhauer (1482-1542).

In 1504, de’ Barbari met Dürer in person in Nuremberg and the pair discussed the canon of human proportions, a core subject of the latter’s research.

Hence, an unpublished draft version of Dürer’s own treatise on the subject reveals that he thought the Italian was holding back on him:

By March of 1510 de’ Barbari was in the employ of Archduchess Margaret in Brussels and Mechelen. In January 1511, he fell ill and made a will, and, in March, the Archduchess gave him a pension for life on account of his age and weakness. He was dead by 1516, leaving the Archduchess with his stock of 23 engraving plates. But when Dürer asked her to provide some of de’ Barbari’s writings on human proportion, she politely declined his request.

The artist’s diary reveals nevertheless that he was often entertained by his local colleagues. In Antwerp, « I went to see Quinten Matsys in his house, » wrote Dürer in his journal.

In the same city, he makes a portrait sketch of Lucas van Leyden (1489-1533), and the famous portrait of the 93 year old bearded old man who became the model for his St. Jerome.

He met Erasmus at least three times, and sketched a wonderful portrait of him showing mutual complicity. Erasmus placed an order with him since the humanist needed a large number of portraits to send to his correspondents throughout Europe. As his diary indicates, Dürer sketched Erasmus several times in charcoal during these meetings and used them for an engraved portrait of him six years later.

After the death of his wife, Patinir married Johanna Noyts. On 5 May 1521, he invited Albrecht Dürer to his wedding. How and when that friendship started, or if it was just opportunistic, is not known. The master of Nuremberg sketched Patinir’s portrait and called him « der gute Landschaftsmaler » (« the good landscape painter »), creating a new word for what became a new genre.

At the wedding he meets Jan Provoost (1465-1529), Jan Gossaert (of Mabuse) (1462-1533 ) and Bernard van Orley (1491-1542), some of them more attracted by the pomp of the court than by Erasmian humanism. But Provoost’s Death and the Miser (1515) is clearly inspired by Bosch.

Jan Provoost, Death and the Miser, c. 1515, Groeningenmuseum, Brugge.

One figure that could have mediated the encounters between intellectuals and craftsmen, was the poet, Latin teacher and philologist Cornelis de Schrijver (Grapheus)(1482-1558), a collaborator of Erasmus printer Dirk Martens. In 1520, he became secretary to the city of Antwerp.

Printers and editors played a key role in the Renaissance as they where the key middlemen between intellectuals, erudites and scholars on the one side, and illustrators, engravers, painters and craftsmen on the other side.

As Dürer himself, he was attracted to the ideas of the Reformation of which they considered both Luther and Erasmus to be leading voices. What is known is that Grapheus bought Dürer a copy of Luther’s De Captivitate (On the Babylonian Captivity of the Church), a must read for anyone having interest in the reform of the Church.

Just as Erasmus and many other humanists, Dürer is also said to have been the guest of Quinten Matsys in the latter’s fabulous house in the Schuttershofstraat, decorated with Italianate decorations (festoons of leaves, flowers or fruit) and grotesques (decorative and symmetric network of lines and figures).

An idealized representation of the Dürer-Matsys encounter (with Thomas More and Erasmus looking on) can be seen in a painting of Nicaise de Keyser (1813-1887) at the Royal Museum of Arts of Antwerp.

Another scene, an 1889 drawing by Godfried Guffens (1823-1901) shows the Antwerp Alderman Gerard van de Werve receiving Albrecht Dürer presented to him by Quinten Matsys.

When Charles V returned from Spain and visited Antwerp, Grapheus wrote a panegyric to welcome his return. But in 1522, he was arrested for heresy, taken to Brussels for interrogation and imprisonment. As a result, he lost his position as secretary. In 1523, he was released and returned to Antwerp, where he became a Latin teacher. In 1540, he was reinstated as secretary of the city of Antwerp.

Quentin Matsys’ own sister Catherine and her husband suffered at Leuven in 1543 for what had become the capital offense of reading the Bible since 1521: he being decapitated, she allegedly buried alive in the square before the church.

Because of their religious convictions, the Matsys children left Antwerp and went into exile in 1544. Cornelis ended his life somewhere abroad.

5. The Erasmus connection

In 1499, Thomas More and Erasmus met in London. Their initial meeting turned into a lifelong friendship as they continued to correspond on a regular basis during which time they worked collaboratively to translate into Latin and have printed some of the works of the Assyrian satirist, Lucian of Samosata (c. 125-180 AD), erroneously called « The Cynic. »

Erasmus translated Lucian’s satirical text The Dependant Scholar and had it send to his friend Jean Desmarais, a Latin teacher at the University of Louvain and a canon at Saint Peter’s Church in that city.

Lucian blasts scholars that sell their soul, mind and body to the ruling oligarchy:

In a real manifesto against voluntary servitude, Lucian goes after their personal corruption and the real reasons for their selling out:

It was through his meeting with Erasmus that Thomas More got introduced to Erasmus’ friend, Pieter Gillis (1486-1533), a fellow humanist and town secretary of Antwerp. It was Erasmus who suggested that Gilles meet Thomas More. The meeting took place in Antwerp in 1515, when More was sent on a diplomatic mission by King Henry VIII to settle some major international commercial disputes.

Gillis, who started as a seventeen year-old proofreader in Dirk Martens print shop in Leuven, met Erasmus in 1504. The humanist gave him the advice to study further and they kept in contact. Printer Martens had edited in Leuven several humanist’s books, most notably those of Denis the Carthusian (1401-1471) and Rudolphus Agricola’s De inventione dialectica (1515) the higher-education manual most widely bought, and used in schools and universities throughout Europe.

Just as More and Erasmus, Gilles was an admirer of the latter’s teacher at the Deventer school of the Brothers of the Common Life, Agricola, a great pedagogue, musician, builder of church organs, a poet in Latin and the vernacular, a diplomat, a boxer and a Hebrew scholar towards the end of his life.

Gillis‘ house in Antwerp was an important meeting place for humanists, diplomats and artists with international allure. Quinten Matsys is also a gladly seen guest. Gilles also recommended the painter Hans Holbein the Younger, who had illustrated Erasmus In Praise of Folly, to the court of England, where Thomas More received him delighted. His brother Ambrosius Holbein (1494-1519), would later illustrate Erasmus’ and More’s Utopia.

6. Thomas More’s Utopia

Pages of Utopia with the alphabet invented by Pieter Gillis.

Gilles shared with More and Erasmus a great sensitivity to justice, as well as a typically humanist sensibility devoted to the search for more established sources of truth. As a matter of fact, he is best known as a character in Utopia, a famous book in whose first pages Thomas More presents him as a model of civility and a humanist who was both pleasant and seriousness:

Entrance of house Den Spieghel, Antwerp, where Pieter Gilles lived in 1505

Thomas More’s most famous composition was of course his two-volume work entitled Utopia. It is a depiction of a fictional island that was not ruled by an oligarchy as most western states and empires, but ruled on the basis of the ideas of the good and the just Plato formulated in his dialogue, the Republic.

While ErasmusIn Praise of Folly called for a reform of the Catholic Church, Erasmus’ and More’s Utopia, satirizing the corruption, greed, cupidity and failings they saw all around them, called for the reform of the State and Economy.

The whole idea of the book came to Thomas More whilst he was staying at the Antwerp residence of Gillis, Den Spieghel, in 1515.

In the first volume, entitled Dialogue of Counsel, it begins with correspondence between More himself and others, including Pieter Gillis. On his return to England in 1516, the English humanist wrote the main part of the work and the first edition was completed and edited by Erasmus and published in Leuven.

The first edition contained a woodcut map map of the island of Utopia, verses by Gillis and the “Utopian alphabet” the latter invented for the occasion, verses of Geldenhouwer, an historian and reformer educated by the Brothers of the Common Life in Deventer and Grapheus, and Thomas More’s epistle dedicating the work to Gillis.

Several years after More‘s and Erasmus’ death, in 1541, Grapheus, with Pieter Gilles, published his Enchiridio Principis Ac Magistratus Christiani.

7. Pieter Gillis and the “Friendship Diptych”

Besides triptychs and religious paintings, Matsys also excelled in portraits. One of the most beautiful works of Matsys is the double portrait of Erasmus and his friend Gillis, painted in 1517. This friendship diptych would act as a “virtual” visit to their English friend Thomas More in London and they approached Quinten Matsys to carry out the two paintings as he was the leading Antwerp painter at that time.

Erasmus’ portrait was the first to be completed because the portrait of Gillis was constantly being delayed due to him falling ill during the sittings. The two men had told Thomas More about the paintings which may not have been a wise move as More constantly queried them as to the progress of the paintings and became very impatient to receive the gift. The two works were finally completed and were sent to More whilst he was in Calais.

Both learned educated men, although they are portrayed on separate panels, are presented in one continuous study area. Erasmus is busy writing and Pieter Gillis points to a book (not yet published) by the humanist, the Antibarbari, while he holds a letter from More in his left hand. The presentation in a study room makes one think of presentations of St. Hieronymus study room, who with his bible translation is an example for all humanists and whose work Erasmus had just published.

If you look closely, in the folds of Erasmus’ cloak you can just make out a purse. It could be that Erasmus wanted the artist to include this in order to illustrate his generosity. Erasmus and Gillis made a point of informing Thomas More that they had split the cost of the painting because they wanted it to be a present from them both. If you look at the two paintings side by side then one can see that Matsys has cleverly continued the bookcase behind the two sitters and this gives the impression that the two men depicted in the two separate panels occupy the same room and are facing each other.

It is interesting to look at the books on the shelves in the background. On the upper shelf of the Erasmus painting there is a book which has the inscription Novum Testament which alludes to Novum Testamentum Graece, the first published edition of the Greek New Testament produced by Erasmus in 1516.

On the lower shelf there is a stack of three books. The bottom tome has the inscription Hieronymus which refers to Erasmus’s edition of St Jerome; in the middle, there is a book with the inscription Lucian and refers to Erasmus and Thomas More’s collaboration in translating Lucian’s satirical Dialogues. The inscription on the book on top of these three is the word Hor, which originally read Mor. The first letter was probably altered during an early restoration, for besides Mor being the first letters of Thomas More’s surname they almost certainly refer to the satirical essays written by Erasmus whilst staying with Thomas More in his London home in 1509 and entitled Encomium Moriae (Praise of Folly). This collection of essays was considered one of the most notable works of the Renaissance.

We see Erasmus writing in a book. This depiction has been carefully thought out for the words one sees on the page paper are a paraphrase of St Paul’s Epistle to the Romans, the handwriting is a careful replication of Erasmus’s own hand, and the reed pen he holds was known to be Erasmus’s favorite writing tool.

Thomas More let his pleasure about these portraits be known in many letters, the paintings being executed, « with such a great virtuosity that all painters from Antiquity pale in comparison », while confessing once he would have preferred his image carved in (far more immortal) stone.

8. The Da Vinci connection (I)

Several paintings clearly prove that Matsys and his circle had extensive knowledge and took some of their inspiration from some of Leonardo da Vinci’s paintings and drawings without necessarily fully comprehending its full and far ranging scientific and philosophical content.

Such is clearly the case in the Virgin and child (1513, Poznan, Poland), literally presenting in front of a Patinir style mountain landscape, the gracious loving pose of Mary embracing the Christ with the latter embracing the lamb, directly a copy of Da Vinci’s Saint Anna and the Virgin (1503-1517), one of the works Leonardo had brought to Amboise in France in 1517.

As said before, it is not known how this “form” came to the attention of the master, be it prints, drawings or other.

Quinten Matsys, The Lamentation of Christ (1508-1511), Antwerp.

A second example can be seen in The Lamentation of Christ (1508–1511), a vast triptych painted for the chapel of the Carpenter Corporation in the Cathedral of Our Lady in Antwerp (Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp). Both John the Baptist and John the Evangelist, which appear when the triptych is closed, were there patron saints.

The central scene of the open triptych, which is reminiscent of Rogier van der Weyden’s The Descent from the Cross (1435 Museo del Prado, Madrid), is supported by the landscape. The religious drama is considered in detail and harmoniously staged.

Détail of Saint-John (left) in tears.

At the same time, Matsys approaches the great importance of the believers for the narration and the description. If the scene is conducive of reflection and prayer. Matsys uses the science of contrast. If some of the figures, especially the oriental heads, could have been inspired by the many exotic faces the painter would have seen around him in the world trade hub that was Antwerp in his days, the graceful faces of those struck with pain and sorrow are extremely beautiful.

In the middle panel, we see not the suffering, but the lament after the suffering. It depicts the moment at which Joseph of Arimathea comes to ask the Virgin for her permission to bury Christ’s body. Behind the central action is the hill of Golgotha, with its few trees, the cross and the crucified thieves.

The left wing panel shows the martyrdom of John the Evangelist and Salome presenting John the Baptist’s head to the Roman Jewish Client King Herod the Great.

The right hand panel is a scene of extraordinary cruelty, depicting St John, his body plunged into a cauldron of boiling oil. The saint, who is naked from the waist up, seems almost angelic, as if he were not suffering. Around him is a crowd of sadistic faces, ugly boors in garish clothes. The one exception to this rule is the figure of a young Flemish boy, maybe a representation of the painter himself, who is watching the scene from above in a tree.

Now the faces of those surrounding St John the Baptist and also the two main figures heating up the cauldron are directly taken or inspired by a drawing of Leonardo called the Five Grotesque Heads.

Flemish irony and humor gave a great welcome to that of Leonardo!

In Leonardo’s case, the faces even seem as breaking up in hilarious laughter, when looking at each other and at the central figure with a crown on his head. The leaves of the crown are not those of laurels to celebrate poets and heroes, but leaves of an oak tree. At that time, the anti-humanist and war mongering pope was Julius II, which Rabelais put in hell. Julius was a member of a powerful Italian noble family, the House of Della Rovere, literally “of the oak tree”…

Five grotesque heads, Leonardo da Vinci.

D. The Science of Erasmian Grotesque

1. In religious painting

The use of grotesque heads expressing the low passions that overwhelm and dominate evil persons was common practice in religious paintings to create contrast of expression.

In 1505, Dürer went to Venice and also to the university city of Bologna to learn about perspective and then journeyed further south to Florence, where he saw the work of Leonardo da Vinci and the young Raphael, and to Rome.

Christ Among Doctors, Dürer, Thyssen Bornemisza Collection, Madrid.

Christ Among the Doctors, 1506, was painted in Rome in five day’s time and reflects the influence of Leonardo‘s grotesques. Dürer was back in Venice early in 1507 before returning to Nuremberg in the same year.

Christ carrying the Cross, after 1510, Hieronymus Bosch, Ghent.

Hieronymus Bosch’s Christ carrying the cross (after 1510, Ghent) is another famous example. Christ’s head is surrounded by a dynamic group of grotesque “tronies” or faces. Was Bosch inspired by Leonardo and Matsys, or was it the other way around?

While the composition may seem chaotic at first glance, its structure is actually very rigid and formal. Christ’s head is positioned precisely at the intersection of two diagonals. The beam of the cross forms one diagonal, with the figure of Simon of Cyrene helping carry the cross at the top left, and with the “bad” murderer to the bottom right.

The other diagonal connects the imprint of Christ’s face on Veronica’s sudarium at the bottom left with the penitent thief, at the top right. He is attacked by an evil charlatan or a Pharisee and an evil monk, a clear allusion by Bosch to the religious fanaticism of his era. The grotesque heads remind us of the masks that are often used in passion plays as well as of Leonardo da Vinci’s caricatures.

By way of contrast, the softly modeled face of Christ is serene. He is the Suffering Christ, who has been abandoned by everyone and who shall triumph over all evil in the world. This representation ties in perfectly with the ideas of the Devotio Moderna.

Quinten Matsys, Christ carrying the Cross, 1510-1515, Rijksmuseum, Amsterdam.
Quinten Matsys, Ecce Homo, 1526, Venice.

Quinten Matsys, in his Ecce Homo’s (1526, Venice, Italy) cleary bases his work on the Bosch‘ tradition.

2. Misers, bankers, tax collectors and money-changers, the fight against usury

The Purchase Agreement (1515, Berlin), Quinten Matsys. A good « deal » between bankers, lawyers, theologians and misers on the one side, and a fool on the other side, maybe a contract for an « indulgence »?

Directly relevant to Erasmus’ and More’s religious, philosophical, sociological and political critique, and certainly with some relevance for today, Matsys’ denunciation of usury and greed.

Marlier keenly sketches how usurers and speculators became dominant players of Antwerp’s economic life.

Under those circumstances, notes Marlier, with everybody over their neck into debt and in urgent need for cash, usurers found a fantastic market to prosper.

The Misers (and their victims) (1520, Galleria Doria Pamphilj, Rome), Quinten Matsys.

Abroad, the Fuggers and Welsers duly participated in the emerging trade of enslaved people from Africa.

Manillas used by the european bankers to buy slaves in Africa.

The Fuggers used their mines in Eastern Europe and Germany to produce manillas – metal objects of exchange that have gone down in history as a “slave trade currency” due to their use on the coasts of West Africa. The Welsers, in turn, attempted to establish a colony in what is now Venezuela (Spanish name derived from the Italian Venezziola, “little Venice”, which became Welserland) and shipped more than 1,000 enslaved Africans to America. Meanwhile, in the homes of prosperous Augsburg citizens, enslaved people from India were forced to toil for their “masters”.

Carl Ludwig Friedrich Becker, Anton Fugger burns Charles V’s debt titles, 1866.

According to the official Fugger family website, the story that Anton Fugger threw his promissary notes into the fire in 1530, in front of Charles V, in order to generously waive repayment of loans, is pure fiction. But he did grant the new emperor a proverbial “haircut”. In exchange Charles V abandoned his plans for an “imperial monopoly law” that would have massively curtailed the scope of action of the banking and trading houses in the Holy Roman Empire.

According to Fugger researcher Richard Ehrenberg, the story about Anton didn’t emerge until the late 17th century, presumably to demonstrate his loyalty to the Emperor.

Thomas More and Erasmus exposed the rise of predatory and criminal financial abuse in their book Utopia. Erasmus, while not refusing the rise of modern entrepreneurial capitalism, denounces the abuses of financial greed.

Civil servants, he argued in his Education of a Christian Prince written for Charles V, should be recruited on the basis of their competence and merit, and not because of their glorious name or social status.

For Erasmus, (speaking through the mouth of Folly):

Quinten Massys, Tax Collectors, late 1520s, oil on panel, 86 x 71 cm.
Liechtenstein Collection, Vaduz.

One can, as Silver argues, on the basis of what’s written in the records and the fact that tax collection was outsourced to private individuals, rebrand Quinten Matsys’ painting, often referred to as The Misers, as the more « factually exact » name of Tax Collectors. However, that doesn’t change the fact the subject is precisely what exposes an old Netherlandish proverb of the period:

While the municipal financial officer on the left seems « reasonable » since his face is not “grotesque”, the man sitting behind, in a strange turn of his arm protecting a leather purse, shows the grotesque, ugly face of greed, justified by what he declared and was noted in the records. The complicity between both men is the real ugliness of the story.

Money-changers, admits Silver, often performed the same role as bankers, citing economic historian Raymond de Roover. Moreover, the unrepresented fourth scoundrel, the miller (a target in Bosch’s and Brueghel’s paintings), was often castigated because grain prices became a chronic sore spot in eras of fluctuating commodity prices, as was true in just this period.

Considering the fact that financial looting became dominant after the 1520s, such denunciations of financial greed could not but become very popular. The satirical subject was taken up almost immediately by the painter’s son Jan Matsys (1510-1575), copied close to identically by Marinus van Reymerswaele (1490-1546), and by Jan Sanders van Hemessen (1500-1566).

Quinten Matsys, The Money Changer and His Wife, 1514, Louvre, Paris.
Jacob Fugger (the Rich), by Lorenzo Lotto.

In a more “civilized” version of this metaphor, starting from the same theme, there is Matsys’ famous Banker (or Money Changer) and His Wife (1514, Louvre, Paris).

In a chapter of his opus majus Flemish Primitives entitled The Heirs of the Founders, Erwin Panofsky considers Matsys’ The Money Changer and his Wife to be a “reconstruction” of a “lost work by Jan van Eyck (a ‘painting with half-body figures, depicting a boss doing his accounts with his employee’), which Marcantonio Michiel claims to have seen in the Casa Lampugnano in Milan.”

Once again, it is not a double portrait of a banker of his wife, but a moralizing metaphor. While the banker, who has attached his prayer beads on the wall behind him, is cross-checking if the weight of the metal of the coins correspond to their nominal value, his wife, turning the pages of a religious hour book, throws a sad look at the greedy obsessions of her visibly unhappy husband.

The banker has, besides the scales he’s using, attached a pair of them to the wall behind him. For the Christian Humanists, the weight of material wealth is the opposite of that of spiritual richness. In Van der Weyden’s Last Judgment in Beaune, France, the painter ironically shows an angel weighing the resurrected souls, sending the heaviest of them… to hell.

Others speculate the banker’s wife is not completely unaffected by all the coins on the table but the attention of her eyes goes more to the hands of her husband than to the objects on the table. Piety or the pleasure of wealth? A fruit on the shelve (apple of orange), juste above her husband, might be a reference to the forbidden fruit but the estinguished candle on the shelve behind herself recalls the shortness of earthly pleasures.

Tax collector and his wife (1539, Prado, Madrid), Marinus van Reymerswaele.

When Marinus van Reymerswaele copies this theme, the woman’s temptation for the money on the table seems even bigger.

Detail with convexe mirror.

The convex mirror (who disappears in the copies made by Matsys’ followers), operating as a “mise en abîme” (a play in the play or a painting in a painting), shows a man (the banker?), reading himself a (religious?) book. The mirror not necesseraly shows some existing real space but can very will represent an imaginary time sequence outside that of the space-time of the main scene. It might show the banker in his future life, free from greed, reading a religious book with great fervor.

While the use of image of convex mirrors (whose optical laws were examined in depth by arab scientists such as Ibn al-Haytham and studied by Franciscans at Oxford such as Roger Bacon) reminds both Van Eyck’s Arnolfini couple (National Gallery, London) and Petrus Christus (1410-1475) Goldsmith in his workshop or Saint Eligius (1449, Metropolitan Museum of Art, New York), with a couple standing behind, Matsys’ painting, is a unique creation of its kind.

In terms of content, the painting could also be related to a common theme at that period, namely The Calling of Saint Matthew.

The above passage is probably autobiographical in that it describes the Matthew’s call to follow Jesus as an apostle. As we know, St. Matthew responded positively to Jesus’ call and became one of the Twelve Apostles.

The Calling of Saint-Matthew (1536, Alte Pincacoteca, Munich), Jan van Hemessen.

According to the Gospel, Matthew’s name was originally Levi, a tax collector serving Herod and therefore not very popular. The Romans forced the Jewish people to pay taxes. Tax collectors were known to cheat the people by charging more than required and pocketing the difference. Of course, once Levi accepted the call to follow Jesus, he was pardoned and given the name Matthew, meaning “Yahweh’s gift.”

The Calling of Matthew (1530, Thyssen Bornemisza, Madrid), Marinus van Reymerswaele.

This theme of course could not but have pleased Erasmus, since it doesn’t insist on punishment but on positive transformation for the better. Both Marinus van Reymerswaele (in 1530) and Jan van Hemessen (in 1536), who copied and were inspired by Matsys, took up the subject as The calling of Saint-Matthew showing Jesus (on the right) calling on a tax collector to abandon his profession. In Van Hemessen’s painting we also see, just as in Matsys’ work, the wife of the tax-collector standing in front, also with her hand on an open book.

The good news is that, till now, the most generally accepted hypothesis as to the meaning of this painting is that it is an allegorical and moralizing work, on the theme of the vanity of earthly goods in opposition to timeless Christian values, and a denunciation of avarice as a cardinal sin.

3. The Da Vinci connection (II)

Leonardo da Vinci, five grotesque heads, around 1494, Windsor collection.
Quiten Matsys, détail of the right panel of Lamentation, 1508-1511, Antwerp Politically, to be noted, the Habsburg double-eagle Imperial flag waved by those executing Saint-John…

To sum it up, so far three elements of Matsys’ work have enabled us to establish his deep links with Italy and Leonardo.

1. His expertise knowledge of perspective, in particular that of Piero della Francesca, as demonstrated by the Italian-style marble vault appearing in the Altarpiece of Saint Anne.

2. His use of Leonardo’s grotesque heads, in his Triptych of the Lamentation of Christ.

3. His reworking of the Virgin’s pose from Leonardo’s Saint Anne and the Virgin, in his
Virgin and Child at the Poznan Museum.

How this influence came about remains to be elucidated. Several hypotheses,
which may complement each other, are possible:

1. At an early age, he traveled to Italy (Milan, Venice, etc.), where he may have established direct contact with Leonardo, or with one or more of his pupils.

2. He was able to exchange ideas and prints with other artists who had made such trips
and had established contacts in Italy. Whether Dürer, who had his own contacts in Italy, might have acted as an intermediary is another hypothesis to be explored. Some of Dürer’s anatomical drawings are said to have been made after Leonardo. Jacopo de’ Barbari had painted a portrait of Luca Pacioli, the Franciscan friar who had helped Leonardo to read Euclid in Greek. Dürer had met Barbari in Nuremberg, but, as we saw above, their relationship soured.

Anatomical study (2017; Dresden notebooks) by Dürer, based on Leonardo.
Probable portrait of the young Leonardo, Verrocchio’s study for his David.

3. He was able to see reproductions made and distributed by Italian and northern artists. Although the original drawings and manuscripts were copied and sold by Melzi, Leonardo’s pupil, after his master’s death in Amboise in 1519, Leonardo’s influence on Matsys appeared as early as 1507.

Leonardo’s work captivated the attention of many in Europe. For example, a life-size replica of Leonardo’s Last Supper fresco was purchased in 1545 by the Norbertine Abbey in Tongerlo, Belgum. Andrea Solario (1460-1524), a pupil of Leonardo da Vinci, is said to have created the work with other artists. Recent research suggests that Leonardo may have painted parts of the replica himself. Professor Jean-Pierre Isbouts and a team of scientists from the Imec research institute examined the canvas using multispectral cameras, which can reconstruct the different layers of a painting and distinguish restorations from the original. According to the researchers, one figure in particular catches the eye. John, the apostle to Jesus’ left, is painted using a special “sfumato” technique. This is the same technique used to paint the Mona Lisa, and one that only Leonardo mastered, says Isbouts.

Similarly, Joos Van Cleve, in the lower part of his Lamentation (1520-1525), repeats the composition of Leonardo’s Last Supper, showing that the image was known to most northern painters.

Moreover, as Silver keenly points out, one of those same heads, a near-profile but reversed from its Leonardo model (the head on the left), reappears for the lustful old man in Matsys’ later “Ill-Matched Lovers » !

The fact that it appears as a mirror image might be the result of Matsys working from a print. The engraver copies the « positive » image, but whet it is prited it appears as « negative ». In other words, as a mirror image of the original.

But also a study by Leonardo of a (not grotesque) head of an Apostle for the Last Supper, shows features close to those used by Matsys.

A life-sized replica of Leonardo’s Last Supper fresco, has been owned since 1545 by the Norbertijnen abbey in Tongerlo. Andrea Solario (1460-1524) a student of Da Vinci, would have created the work with fellow artists.

However, according to recent research, it seems that Da Vinci painted parts of the replica himself. Professor Jean-Pierre Isbouts, together with a team of scientists from Imec research institute, went over the canvas with multispectral cameras, that can reconstruct the different layers in a painting, and distinguish the restorations from the original.

One figure specifically catches the eye, according to Isbouts. John, the apostle on Jesus’ left side is painted with the special ‘sfumato’ technique. This is the same technique used to paint the Mona Lisa, and Da Vinci himself was the only artist that had mastered it, claims Isbouts.

Life-size replica of Leonardo’s Last Supper fresco, done before the master’s death, belonging to the Abbey of Tongerlo in Belgium since 1545.

Also Joos Van Cleve, in the lower section of his Lamentation (1520-1525), bases himself on Leonardo’s Last Supper, showing clearly the image was well-known to most painters in the North.

4. The Art of Grotesque per se

Da Vinci’s work on “grotesque heads” dates at least from the early Milan period (1490s) and later when he started looking for a model to paint “Judas” in the Last Supper fresco (1495-1498). Leonardo reportedly used the likenesses of people in and around Milan as inspiration for the painting’s figures. When the painting was nearly finished, Leonardo still was lacking a model for Judas. It’s said that he loitered around jails and with Milanese criminals to find an appropriate face and expression for Judas, the fourth figure from the left and the apostle who ultimately betrayed Jesus. He advised artists to always carry a notebook to draw people around town, “quarreling or laughing or fighting”. He took note of outlandish faces on the piazza, because in another note recommending sketching strangers, he adds:

When the convent’s prior complained to Ludovico Sforza of Leonardo‘s « laziness » as he wandered the streets to find a criminal to base Judas on, Leonardo responded that if he could find no one else, the prior would make a suitable model… While the painting was being executed, Leonardo’s friend, the mathematician Lucia Pacioli, was around and in contact with the master.

For the Italian scientist, always keen to explore the dynamic of contrasts of nature, exploring the ugly was not only a game but inherent to the role of the artist:

Italian scholar Sara Taglialagamba notes that the grotesque, being abnormal or “out of norm”, in the works of Leonardo is conceived as “the opposite of balance and harmony” but “not to oppose beauty.”

The deformities that connote Leonardo’s figures affect both men and women, are present in the young and the old (although on the latter they are concentrated for the most part), spare no portion of the body, and are often combined to give the subjects even more bestial appearances.

Geometry of Human Proportions

From his side, Dürer, now accused of « racial profiling » took very seriously the issue of understanding human proportions, considered, especially with the discovery of Vitruvius book De Architectura, as to offer the key to the right proportions for human architecture and urban planning. According to Vitruvius, « Beauty is produced by the pleasing appearance and good taste of the whole, and by the dimensions of all the parts being duly proportioned to each other. »

Dürer therefore measured all parts of the human body to establish harmonic relations among them. The variations in the proportions of faces and bodies, he concluded, obey the variations generated by geometric projections. They don’t change in terms of harmony but will appear different and even grotesque when projected from a different angle.

Both Leonardo and Dürer, and later Holbein the Younger in his painting The Ambassadors (1533, National Gallery, London), became masters in the science of “anamorphoses”, I.e. geometrical projections from tangent angles making an image hardly recognizable for the viewer looking straight to the plane surface while the image can be understood when viewed from that surprising angle.

Having such masters of “serious” beautiful forms as Leonardo or Matsys suddenly engaging in outrageous cartoon drawing may look disturbing, while it should not. All cartoons are based on metaphorical thinking and so is all great art.

Renaissance art is often assumed to be orderly and reassuring but these faces succeed the uncompromising polemics of the gargoyles of the cathedral builders, the “monsters” in the margin of so many illuminated manuscripts that Bosch invited on the forefront and anticipate those of Rabelais, Goya and Ensor. They are so distorted and out of the habitual norm that they get the label “grotesque” but they also make us smile when we, reluctantly and even with some anger, accept to look down on our own imperfections or those of our beloved we prefer not to see. We are not the icons we take for real that we see in the magazines.

In ErasmusPraise of Folly, the narrator (Folly personified), first identifies, among many other accomplishments, its own leading role in making things work that with pure logic, reason and intellect would fail, such as the ridiculous acts required to achieve human reproduction.

Hence, says Folly, “if all were thus wise you see how soon the world would be depopulated, and what need there would be of a second Prometheus, to plaster up the decayed image of mankind?”

Folly, with satirical irony, claims it is doing a great job helping especially older people to refuse dying off like animals:

5. The metaphor of the “Ill-matched Lovers”

Quinten Matsys, The Ill-matched Lovers

If Erasmus will blast with biting irony the corruption and madness of the Kings, Popes, Dukes and Princes, he will also expose with uncompromising irony the corruption affecting the common man, for example older men dropping their spouses to hook up with younger women, a practice, says Folly, “grown so common, that it is become the a-la-mode of the times.”

The pairing of unequal couples has a literary history dating back to antiquity when Plautus, a Roman comic poet from the 3rd–century BC, cautioned elderly men against courting younger ladies.

The « grotesque marriage » comes straight from the satirical literature, such as the above mentioned Ship of Fools (1494) of Sebastian Brant, which in its 52nd chapter tackles the « marriage-for-money » theme.

Besides In Praise of Folly, Erasmus dedicated in 1529 a colloquium to this theme titled The Unequal Marriage. (Box)

This Erasmian theme of the “Ill-matched Lovers,” became quite popular. According to art historian Max J. Friedlander, Matsys was the first to propagate this theme in the Low Countries.

Matsys depicts this theme by showing an older man besotted by a younger, beautiful woman. He gazes at her adoringly, not noticing that she is stealing his purse. In reality, the grotesque ugliness of the man, blinded by his lust for the young woman, corresponds to the ugliness of his soul. She, blinded by her greed, appears superficially as a “nice” girl, but in reality is abusing the naive fool. But the viewer rapidly finds out that the money she steals from the old fool, goes directly in the hands of the jester standing behind her and whose face expresses a combination of both lust and greed. In final analysis, that’s the moral, all the gain goes neither to him nor to her, but to foolishness itself (The Jester). A situation reminiscent of Bosch’s 1502 painting The Conjurer.

Matsys’ painting raises the issue of “Mutually Assured Corruption,” where, just as in geopolitics, both sides think they are winning at the expense of the other in a zero sum game. From that standpoint, the “moralistic” lesson here goes far beyond simple cheating among partners.

As said before, what were considered so far as “sins” (lust and greed) by the Church, became a subject of laughter for the humanist with the painting offering a “mirror” allowing viewers to self-reflect and to improve their own character.

Albrecht Dürer, The Ill-Matched Couple, Metropolitan Museum, New York.

The theme already appears in a copper engraving of Dürer in 1495, with the girl opening her hand to get money from his purse into her own.

Old Man and a Young Woman, 1503, Jacopo de Barbari, Philadelphia.

And in 1503, Jacopo Barbari painted a similar subject, An old man and a young woman. (Philadelphia)

Cranach the Elder, who made a trip to Antwerp in 1508, and was visibly inspired by the Leonardo style grotesques of Matsys, started mass producing paintings on this theme (including the use of Matsys reworked grotesque of Leonardo!), clearly answering the growing demand of protestant Germany, a production continued by his son Cranach the Younger.

http://eve-adam.over-blog.com/2016/03/les-couples-mal-assortis-lucas-cranach.html

Cranach will make variations on the theme, often reducing the theme to only “lust” leaving “greed” (money grabbing) out of the picture.

Of course, the uglier and the older the man, and the younger and the more beautiful the lady, the more the resulting contrast creates an emotional impact by underscoring the shocking character of the event. Cranach will playfully inverse roles and show an old woman with her maid, seducing a handsome young gentleman.

The Ill-Matched Lovers, Jan Massys.

Quinten Matsys’ son, Jan Matsys, will do his own variation on the theme, adding a new social dimension, that of poor families using their daughters as bait to trap older rich gentlemen whose wealth and money will allow the family to have a living, a theme also Goya took up.

Already in one of Cranach’s versions, the rich man has in front of him a loaf of bread on the table. But what strikes in Jan’s version, is the mother, standing behind the old foolish man, staring at the bread and the fruits on the table. If the greed and the lust remain real, Jan points to a given context which cannot simply be laughed away.

Among the many other artists that painted this theme one has to note Hans Baldung Grien (1485-1545), Christian Richter (1587-1667) and Wolfgang Krodel the Elder (1500-1561).

None of them reproduced completely the pun crafted by Matsys and most loyal to the real spirit of Erasmus, that of foolishness coming out on top winning the game, a truly laughable situation ! The Triumph of Folly!

Also here, for the face of the old foolish man, Matsys was influenced by sketches of grotesque heads by Leonardo.

6. Leonardo’s baby, the “Ugly Duchess

This allows us now to introduce maybe the most outrageous painting ever made, alternatively called the Old ugly woman or The ugly Duchess. Oceans of ink have been thrown on paper to speculate on her identity, her “disease” (Paget’s disease), her “gender”, most of the time to turn the eye of the viewer to a literal, “fact-based” explanation rather than enjoying and discovering the “mental” metaphor the artist paints, not on the panel, but in the mind of the viewer.

The painting has to be analyzed and understood with its pendant – an accompanying painting – which depicts an old man whose attention she solicits. In a surprise move, as a first approach, one can say that Matsys inverts the common gender roles here, since what we see is not an old man trying to seduce the girl, but an old woman trying to attract a rich old man.

–First, there is the old lady, whose physical state is ultimate decrepitude, who desperately tries to seduce an old rich man. Just as Domenico Ghirlandaio’s Old man and young boy (1490, Louvre, Paris), the person’s outside appearance prompts the audience to consider the relationship between internal and external beauty.

Once again, the obvious literary influence is Erasmus‘s essay In Praise of Folly (1511), which satirizes women who « still play the coquette », « cannot tear themselves away from their mirrors » and « do not hesitate to exhibit their repulsive withered breasts. » The woman’s clothes are rich. She is dressed to impress, including bulbous headgear that heightens her unusual features. Defying the modesty expected from older women during the Renaissance, she is wearing a low-cut, uncovered, and tightly laced bodice that emphasizes her wrinkly cleavage.

Jan Van Eyck, portrait of his wife, Margaret.

Her hair is concealed in the horns of a heart-shaped bonnet, over which she has placed a white veil, secured by a large, bejeweled brooch. However fine her attire, by the time this panel was painted in the early sixteenth century her clothes would have been many decades out of date, reminding those of Van Eyck’s portrait of his wife Margaret a century earlier, prompting laughter rather than admiration.

Her headdress had by then become an iconographic shorthand for female vanity, its horns compared to those of the devil or at best those indicating she was betrayed by her lovers (cornuto). She appears to be selling herself on her looks, for she holds a flower, often an advert for sex work in Renaissance art. It was in the tragic fate of the rose that the flight of time, and with its physical decay, found its most alarming illustration. Whether fresh or fragile, the rose, while calling for immediate pleasure, seems to protest that death is just around the corner.

Margarete Maultasch.

To identify the woman, several names are put forward. In the seventeenth century, the painting was misidentified as a portrait of Margarete Maultasch (1318-1369), who, having separated from her first husband Jean Henri de Luxembourg, remarried Louis 1er, Margrave of Brandenburg, after a thousand and one twists and turns, culminating in the couple’s excommunication by Clement VI. A complicated story in turbulent times, which earned Margarete the nickname “mouth-bag” (big mouth), or “prostitute” in Bavarian dialect. The problem is that other portraits of Margarete are known to exist, in which she appears most comely…

Defamed as the “ugliest woman in history,” she gained the nickname “The Ugly Duchess,.” In the Victorian era, this picture (or one of its many versions) inspired John Tenniel’s depiction of the Duchess in his illustrations of Lewis Carroll’s Alice’s Adventures in Wonderland (1865). This entrenched the moniker and turned this figure into an icon for generations of readers.

The old man saying yes, no, or not now?

–Second, the old Man, whose fur-trimmed robe and visible gold rings, while not as demonstrably archaic or absurd as the costume of the Woman, nonetheless suggest conspicuous wealth, and his distinctive profile echoes the familiar profile of Europe’s leading merchant-banker of the fifteenth century, the late Cosimo de’ Medici of Florence.

After having played a key role as a patron of the arts and a backer of the Renaissance and the Council of Florence, became quite a disgusting figure. It has to be noted that in 1513 the warrior pope Julius II, a strong enemy of Erasmus, died and Giovanni di Lorenzo de’ Medici became pope Leo X.

The figure has also been compared to the lost portraits of the early fifteenth century of Duke Philip the Bold of Burgundy.

Jacob Fugger.

But if one takes a second look, and forgets the woman’s breasts, the viewer realizes that her face is that… of an ugly man. Maybe the whole undertaking was a political statement and the faces were those of real people whose identity we’ve not yet discovered. They might be some hated politicians or theologians of those days, selling out one to the other in an elan of greed and lust. Maybe the old ugly prostitute was a reference to fugger banker Jacob the Rich, the eternal bankroller of the increasingly bankrupt Vatican ? For the moment, let’s accept we just don’t know.

The Bohemian artist Wenceslaus Hollar (1607-1677) saw Matsys double portrait and made in 1645 an engraving of it, adding the title “King and Queen of Tunis, invented by Leonardo da Vinci, executed by Hollar.”

Engraving from Wenceslaus Hollar

In periods of carnival, when people were allowed to do away with the rules of society for a couple of days, at least in the Low Countries and the Northern Rhine area, people had a lot of fun by shifting roles. Putting things upside down, poor peasants could dress up as rich merchants, laymen as clergymen, thieves as policemen, male as female and one and all the other way around.

The original concept of this metaphor seems to have come from Leonardo, who made a tiny sketch of an ugly woman, eventually a prostitute, remarkably with the horn bonnet and a tiny flower planted between her breasts, exactly the same attributes, metaphors and symbols employed later by Matsys in his work.

Old grotesque woman, National Gallery, Washington.
Francesco Melzi?

Leonardo’s pupil Melzi and other students or followers, as they did with many other of Leonardo’s sketches, seem to have copied Leonardo’s work and, amused, counter-posed the horny woman with a greedy, wealthy Florentine merchant. Did Melzi share or sell his sketches to others?

Various amusing versions of the theme are scattered around the world and figure in private and pubic collections.

Another sketch, either by Leonardo himself of his followers, shows a wild grotesque man with his hair raising up his head, with a series of grotesque looking scholars, including one looking like Dante! Leonardo, of course, who always signed his writings with the words “man without letters,” was a mere craftsman and never taken serious by those scholars Lucian exposed for having sold out to the establishment.

All these elements that what Matsys did was nothing “bizarre” or “extravagant,” but as someone sharing a “culture” of grotesque faces whose variations could be used to express the metaphorical puns of the humanist culture.

But of course, what made his old man and woman impact so huge, was the fact that what for Leonardo were nothing but rapid sketches in a notebook, became with Matsys life-size frighteningly hyper-realistic representations!

In the Queen’s Windsor Collection, there exists a red chalk drawing of the woman nearly exactly as she appears in Matsys work.

Francesco Melzi or another pupil of Leonardo da Vinci, done after original from Quinten Matsys, Royal Collection, Windsor.

Untill very recently, historians were convinced that Quentin Matsys had “copied” this drawing of around 1490 attributed to Leonardo which he enlarged to produce his oil painting. “So Leonardo designed this unique person, even to the wrinkled bosom emerging from her dress. All Matsys did was enlarge her in oils,” it is said.

However, recent research suggests it could have been the other way around! Either Melzi, or Leonardo himself, could have made the red chalk drawing starting from Matsys painting, either from a direct view, prints or reproductions. An Italian copying a Flemish painter, can you imagine?

Leading expert Susan Foister, Deputy Director and Curator of Early Netherlandish, German and British Painting at The National Gallery, London, who was also the curator of the museums 2008 exhibit “Renaissance Faces: Van Eyck to Titian,” told The Guardian at that time : « We can now say with confidence that Leonardo – or, at least, one of his followers – copied Matsys’s wonderful painting, not the other way around. This is a very exciting discovery. »

Foister said they had discovered that Matsys made amendments as he went along, suggesting he was creating the image all by himself rather than copying a model. Also, in the two Leonardo copies, the forms of the body and clothes are oversimplified and the woman’s left eye is not in its socket. « It was always assumed that a lesser known northern European artist would have copied Leonardo and it has not really been thought that it could have been the other way round, » said Foister. She added that both artists were known to be interested in ugliness and exchanged drawings « but credit for this masterful work belongs to Matsys ».

Source: The Guardian

E. Conclusion

The conclusion writes itself. The “Seven Capital Sins” which More and Erasmus tried to eradicate five centuries ago have become the very axiomatic “values” of today’s “Western” system.

At the ground level, people are offered the “freedom” to sell out to lust, envy, greed, sloth, gluttony, etc. — all of this packed as “diversity”, on condition they don’t call into question the speculative financial and war policies that is imposed on them from a tyrannical oligarchy on the top. And those pretending to defend « european » and « judeo-christian » values will lack any credibility if they don’t take up the fight against financial oligarchism so clearly exposed by Thomas More and Erasmus.

Erasmus would turn around in his grave if he knew that his name is mainly associated with a scholarship offered by the EU for pupils willing to study in other EU member states. As Belgian professor Luc Reychler has suggested, such scholarships should include a mandatory training period in Erasmus’ thoughts and especially his advanced concepts of peace building.

In short, to make a new renaissance a reality, we have to free our fellow citizens from fear. While unaware about such real dangers as nuclear war, they live in fear of threats they have been brought to imagine. For those like us longing for peace, time has come to take Erasmus’, Leonardo’s and Matsys’ vision of “good laughter,” very, very, very seriously.

I end here with following rebus:

« D » stands for « The »; the world stands for « World »; the foot, in flemish « voet », meaning also « feeds », and the « vedel » (Vielle) also means « many », following by two happy fools. The phrase therefore reads: « The World Feeds Many Happy Fools! » And you are one of them! But don’t tell! Mondeken Toe!

Selected biography

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Joachim Patinir and the invention of landscape painting

Joachim Patinir, Landscape with Saint Jerome, National Gallery, London.
Joachim Patinir (1485-1524), drawing by Albrecht Dürer, who attended Patinir’s wedding in Antwerp in 1520.

It is generally believed that the « modern » concept of landscape in Flemish painting only emerged with the work of Joachim Patinir (1485-1524), a Dinant-born painter working in Antwerp in the early 16th century.

For Viennese art historian Ludwig von Baldass (1887-1963), writing at the beginning of the 20th century, Patinir‘s work, presented as clearly ahead of its time, would herald landscape as überschauweltlandschaft, translatable as « panoramic landscape of the world », a truly cosmic and totalizing representation of the visible universe.

What characterizes Patinir‘s work, say the proponents of this analysis, is the sheer scale of the landscapes it presents for the viewer to contemplate.

This breadth has a dual character: the space depicted is immense (due to a panoramic viewpoint situated high up, almost « celestial »), while at the same time it encompasses, without concern for geographical verisimilitude, the greatest possible number of different phenomena and representative specimens, typical of what the earth can offer as curiosities, sometimes even imaginary, dreamlike, unreal, fantastic motifs: fields, woods, anthropomorphic mountains, villages and cities, deserts and forests, rainbows and storms, swamps and rivers, rivers and volcanoes.

Bayart Rock on the Meuse, near Dinant, Belgium.

For example, the « Bayart Rock », which borders the Meuse not far from Patinir‘s native town of Dinant.

In addition to this panoramic perspective, Patinir uses aerial perspective – theorized at the time by Leonardo da Vinci – by dividing the space into three color planes: brown-ochre for the first plane, green for the middle plane and blue for the distant plane.

However, the painter preserves the visibility of the totality of details with a meticulousness, minutiae and preciousness worthy of the Flemish masters of the XVth century, who, by tending towards a quantitative infinity (consisting in showing everything), sought to approach a qualitative infinity (allowing us to see everything).

For their part, the authors of the weltlandschaft thesis, after showering with praise, do not hesitate to strongly relativize his contribution, saying:

And it’s here that the trap of this approach, which consists in making us believe that the advent of landscape as an autonomous genre, its so-called « secularization », is simply the result of emancipation from a medieval and religious mental matrix, considered necessarily retrograde, for which landscape was reduced to a pure emanation or incarnation of divine power, is clearly identified.

Patinir, the first, would thus have demonstrated a purely « modern » aesthetic conception, and these « realistic » landscapes would mark the transition from a religious – and therefore obscurantist – cultural paradigm to a modern one, i.e. one devoid of meaning… which he would later be criticized for.

This is how the romantic and fantastic minds of the XVIIth and XVIIIth centuries viewed the artists of the XVth and XVIth centuries.

Von Baldass was undoubtedly influenced by the writings of Goethe, who, no doubt in a moment of enthusiasm for Greek paganism, analyzed the increasingly diminished role of religious figures in XVIth-century Flemish paintings and deduced that it was no longer the religious subject that was the subject, but the landscape.

Just as Rubens would have used the pretext of painting Adam and Eve expelled from Paradise to be able to paint nudes, Patinir would simply have seized the pretext of a biblical passage to be able to indulge his true passion, landscape…

A little detour via Hieronymus Bosch

A fresh look at Patinir’s work clearly demonstrates the error of this analysis.

To arrive at a more accurate reading, I suggest a detour to Hieronymus Bosch, whose spirit was very much alive among Erasmus‘ circle of friends in Antwerp (Gérard David, Quentin Massys, Jan Wellens Cock, Albrecht Dürer, etc.), of which Patinir was a member.

Bosch, contrary to the clichés still in vogue today, is above all a pious and moralizing spirit. If he shows vice, it’s not so much to praise it as to make us aware of just how much it attracts us. Faithful to the Augustinian traditions of Devotio Moderna, promoted by the Brothers of the Common Life (a spiritual renewal movement to which he was close), Bosch believes that man’s attachment to earthly things leads him to sin. This is the central theme of all his work, the spirit of which can only be penetrated by reading The Imitation of Christ, written, in all probability, by the founding soul of the Devotio Moderna, Geert Groote (1340-1384), or his disciple, Thomas à Kempis (1379-1471), to whom this work is generally attributed.

In this work, the most widely read in human history after the Bible, we read:

Bosch treats this subject with great compassion and humor in his painting The Hay Wagon (Prado Museum, Madrid).

Hieronymus Bosch, The Hay Chariot Altarpiece, central panel, reference to the vanity of earthly riches. Prado Museum, Madrid.

The allegory of straw already exists in the Old Testament. Isaiah 40:6 :

It was echoed in the New Testament by the apostle Peter (1:24):

Johannes Brahms uses this passage in the second movement of his German Requiem.

Bosch‘s triptych depicts a hay wagon, an allegory of the vanity of earthly riches, pulled by strange creatures on their way to hell.

The Duke of Burgundy, the Emperor of Germany and even the Pope himself (this is the time of Julius II…) follow close behind, while a dozen or so characters fight to the death for a blade of straw. It’s a bit like the huge speculative securities bubble that is leading our era into a great depression…

It’s easy to imagine the bankers who sabotaged the G20 summit to perpetuate their system, which is so profitable in the very short term. But this corruption doesn’t just affect the big boys. In the foreground of the picture, an abbot has entire sacks of hay filled, a false dentist and also gypsies cheat people for a bit of straw.

The peddler and the Homo Viator

The closed triptych sums up the same topos in the form of a peddler (not the prodigal son). This peddler, eternal homo viator, is an allegory of Man who fights to stay on the right path and insists on staying on it.

In another version of the same subject painted by Bosch (Museum Boijmans Beuningen, Rotterdam), the peddler advances op een slof en een schoen (on a slipper and a shoe), i.e. he chooses precariousness, leaving the visible world of sin (we see a brothel and drunkards) and abandoning his material possessions.

Painting by Bosch. Here, the peddler is merely a metaphor for the path chosen by the soul as it steadily detaches itself from earthly temptations. With his staff (faith), the believer repels the sin (the dog) that comes to bite his calves.

With his staff (symbol of faith), he fends off the infernal dogs (symbol of temptation), who try to hold him back.

Once again, these are not manifestations of Bosch‘s exuberant imagination, but of a metaphorical language common at the time. We find this representation in the margin of the famous Luttrell Psalter, a XIVth-century English psalter.

Luttrell Psalter, peddler with staff and infernal dog, British Library, London.

This theme of homo viator, the man who detaches himself from earthly goods, is also recurrent in the art and literature of this period, particularly since the Dutch translation of Pèlerinage de la vie et de l’âme humaine (pilgrimage of life and the human soul), written in 1358 by the Norman Cistercian monk Guillaume de Degulleville (1295-after 1358).

A miniature from this work shows a soul on its way, dressed as a peddler.

Miniature from Guillaume Degulleville’s Pèlerinage de la vie et l’âme humaine.

Nevertheless, while in the XIVth century this spiritual requirement may have dictated a sometimes excessive rigorism, the liberating laughter of nascent humanism (Brant, Erasmus, Rabelais, etc.) would bring happier, freer colors to Flemish Brabant culture (Bosch, Matsys, Bruegel), albeit later stifled by the dictates of the Council of Trent.

Man’s foolish attachment to earthly goods became a laughing matter. Published in Basel in 1494, Sébastien Brant’s Ship of Fools, a veritable inventory of all the follies that can lead man to his doom, left its mark on an entire generation, which rediscovered creativity and optimism thanks to the liberating laughter of Erasmus and his disciple, the Christian humanist François Rabelais.

In any case, for Bosch, Patinir and the Devotio Moderna, contemplation was the very opposite of pessimism and scholastic passivity. For them, laughter is the ideal antidote to despair, acedia (weariness) and melancholy.

Contemplation thus took on a new dimension. Each member of the faithful is encouraged to live out his or her Christian commitment, through personal experience and individual imitation of Christ. They must stop blaming themselves on the great figures of the Bible and Sacred History.

Man can no longer rely on the intercession of the Virgin Mary, the apostles and the saints. While following their examples, he must give personal content to the ideal of the Christian life. Driven to action, each individual, fully aware of his or her sinful nature, is constantly led to choose good over evil. These are just a few of the cultural backgrounds that enable us to approach Patinir’s landscapes in a different way.

Charon crossing the Styx

Patinir’s painting Charon Crossing the Styx (Prado Museum, Madrid), which combines ancient and Christian traditions, will serve here as our « Rosetta stone ». Inspired by the sixth book of the Aeneid, in which the Roman writer Virgil describes the catabasis, or descent into hell, or Dante‘s Inferno (3, line 78) taken from Virgil, Patinir places a boat at the center of the work.

Joachim Patinir, Charon crossing the Styx, Prado Museum, Madrid.

The tall figure standing in this boat is Charon, the Ferryman of the Underworld, usually portrayed as a gloomy, sinister old man. His task is to ferry the souls of the deceased across the River Styx.

In payment, Charon takes a coin placed in the mouths of the corpses. The passenger in the boat is thus a human soul.

Although the scene takes place after the person’s physical death, the soul – and this may come as a surprise – is tormented by the choice between Heaven and Hell.

Since the Council of Trent, it has been considered that a bad life irrevocably sends man to Hell from the moment of his death. But Christian faith continues, even today, to distinguish the Last Judgment from what is known as the « particular judgment ».

According to this concept, which is sometimes disputed within denominations, at the moment of death, although our final fate is fixed (Hebrews 9:27), all the consequences of this particular Judgment will not be drawn until the general Judgment, which will take place when Christ returns at the end of time.

So, the « particular judgment » that is supposed to immediately follow our death, concerns our last act of freedom, prepared by all that our life has been. Helping us to contemplate this ultimate moment therefore seems to be the primary aim of Patinir‘s painting, with other metaphors thrown in for good measure.

However, a closer look at the lower part of the painting reveals a contradiction that is absent from Virgil’s poem. While Hell is on the right (Cerberus, the three-headed dog guarding the gateway to Hell, can be seen), the gateway seems easily accessible, with splendid trees dotting the lawns.

To the left is Paradise. An angel tries to attract the attention of the soul in the boat, but it seems much more attracted by a seemingly welcoming Hell.

What’s more, the dimly-lit path to paradise seems perilous, with rocks, swamps and other dangerous obstacles. Once again, it’s our senses that may lead us to make a literally hellish choice.

Hercules at the crossroads, Ship of Fools, Sébastien Brant.

The subject of the painting is clearly that of the bivium, the binary choice at the crossroads that offers the pilgrim viewer the choice between the path of vice and that of salvation.

This theme was widespread at the time. We find it again in Sébastien Brant‘s Ship of Fools, in the form of Hercules at the crossroads. In this illustration, on the left, at the top of a hill, a naked woman represents vice and idleness. Behind her, death smiles down on us.

On the right, planted at the top of a higher hill, at the end of a rocky path, awaits virtue symbolized by work. Let’s also remember that the Gospel (Matthew 7:13-14) clearly evokes the choice we will face:

Landscape as an object of contemplation

The art historian Reindert Leonard Falkenburg, in his 1985 doctoral thesis, was the first to note that Patinir takes pleasure in transposing this metaphorical language to the whole of his landscape.

Although the image of impassable rocks as a metaphor for the virtue achieved by choosing the difficult path is nothing new, Patinir exploits this idea with unprecedented virtuosity.

We thus discover that the theme of man courageously turning away from the temptation of a world that traps our sensorium, is the underlying theo-philosophical theme of almost all Patinir’s landscapes. In this way, his work finds its raison d’être as an object of contemplation, where man measures himself against the infinite.Let’s return to our Landscape with Saint Jerome by Patinir (National Gallery, London).

Here we discover the « narrow gate » leading to a difficult path that takes us to the first plateau. This is not the highest mountain. The highest, like the Tower of Babylon, is a symbol of pride.

Next, let’s look at Resting on the Road to Egypt (Prado Museum, Madrid). At the side of the road, Mary is seated, and in front of her, on the ground, are the peddler’s staff and his typical basket.

Joachim Patinir, The Rest of the Holy Family, Prado Museum, Madrid.

In conclusion, we could say that, driven by his spiritual and humanist fervor, by painting increasingly impassable rocks – reflecting the immense virtue of those who decide to climb them – Patinir elaborates not « realistic » landscapes, but « spiritual landscapes », dictated by the immense need to tell the spiritual journey of the soul.

Hence, far from being mere aesthetic objects, his spiritual landscapes serve contemplation.

Like a half-ironic mirror image, they enable those who wish to do so to prepare for the choices their soul will face during, and after, life’s pilgrimage.

Bibliography:

  • R.L. Falkenburg, Joachim Patinir, Het landschap als beeld van de levenspelgrimage, Nijmegen, 1985;
  • Maurice Pons and André Barret, Patinir ou l’harmonie du monde, Robert Laffont, 1980;
  • Eric de Bruyn, De vergeten beeldentaal van Jheronimus Bosch, Adr. Heinen, s’Hertogenbosch, 2001;
  • Dirk Bax, Hieronymus Bosch, his picture-writing deciphered, A. A. Balkema, Capetown, 1979;
  • Georgette Epinay-Burgard, Gérard Groote, fondateur de la Dévotion Moderne, Brepols, 1998.
  • Karel Vereycken, Devotio Moderna, cradle of Humanism in the North, Artkarel.com, 2011;
  • Karel Vereycken, With Hieronymus Bosch on the track of the Sublime, Schiller Institute, 2007.
  • Karel Vereycken, How Erasmus Folly saved our Civilization, Schiller Institute, 2004.

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Pierre Bruegel l’ancien, Pétrarque et le « Triomphe de la Mort »

Par Karel Vereycken, avril 2020.

Le Triomphe de la Mort, Pierre Bruegel l’ancien, 1562, Musée du Prado, Madrid.

Le Triomphe de la Mort. Le simple fait que le Premier ministre britannique Boris Johnson, et même Charles, Prince de Galles et héritier du Royaume-Uni, s’avèrent infectés par le coronavirus, nous renvoie un message. Certains commentateurs ont pu dire (sans ironie) que cette réalité « a donné un visage au virus ». Il est vrai que jusque là, lorsqu’une personne âgée ou une infirmière décédaient de cette terrible maladie, ce n’était pas « vraiment » réel…

Cette prise de conscience, que même les « gens d’en haut » n’échappent pas au même verdict de la mort, car ils n’ont rien de commun avec les Dieux de l’Olympe, a fait resurgir dans mon esprit l’image du fameux tableau. Souvent interprété de travers, il est connu sous le titre « Le Triomphe de la Mort » (Musée du Prado, Madrid). C’est une œuvre assez grande, exécutée par Pierre Bruegel l’ancien (1525-1569) quelques années avant sa disparition précoce.

Au-delà de l’objet esthétique, afin de « lire » l’intention de l’esprit du peintre, il est toujours utile, pour ne pas se précipiter dans des interprétations hasardeuses, de résumer brièvement ce que l’on voit.

quelques personnes avancent à genoux, espérant de ne pas se faire remarquer…

Or, que voyons-nous dans le Triomphe de la Mort ? Sur l’avant-plan, totalement à gauche, un squelette, symbolisant la mort elle-même, un sablier à la main, emporte le cadavre d’un Roi. Un autre squelette s’empare, autant que possible, des pièces d’or que tous ces morts n’ont pas réussi à emporter avec eux au tombeau. Derrière, la mort conduit un chariot sous lequel quelques personnes avancent à genoux, espérant ne pas se faire remarquer… Triomphe de la Mort, Bruegel, 1562, détail.

Ils ne s’aperçoivent aucunement que la mort prend le contrôle de leur monde…

Toujours sur l’avant-plan, mais à droite, des gens de la bonne société jouent aux cartes, dînent et s’amusent. Un squelette, jouant de la vièle à roue, rejoint un jeune qui accompagne à la luth le chant de sa bien-aimée. Typique des amoureux, se regardant eux-mêmes, ils ne s’aperçoivent aucunement que la mort prend le contrôle de leur monde.

Le message est clair et simple : personne n’échappe à la mort, que l’on soit riche ou pauvre, roi ou paysan, malade ou en bonne santé. Lorsque l’heure est venue, ou à la fin des temps, tous les mortels retournent au créateur car la mort « physique » triomphe.

Immortalité

Lyndon LaRouche (1922-2019).

Le penseur américain Lyndon LaRouche (1922-2019), dans ses discours et écrits, nous avertissait souvent, avec son amour impatient qui le caractérisait : la sagesse humaine commence par une décision personnelle consistant à intégrer un fait prouvé et incontestable : nous sommes tous nés, et chacun ou chacune de nous, tôt ou tard, mourrons. Et jusqu’ici, il n’y pas eu d’exception. Sur la montre cosmique, la durée de notre existence éphémère, rappelait LaRouche, ne dépasse même pas la nanoseconde.

Ainsi, sachant les conditions limitées de notre existence mortelle (le temps et la mort), chacun de nous doit faire appel à son libre arbitre pour formuler un choix souverain : comment vais-je dépenser « le talent » de ma vie ? Vais-je passer ma vie à courir derrières les plaisirs terrestres que peuvent me procurer le pouvoir, l’argent et les plaisirs de la chair ? Ou vais-je dédier ma vie à défendre la vérité, le beau et le juste, au bénéfice de l’humanité comme un tout, vivant dans le passé, le présent et le futur ?

En 2011, interrogé, LaRouche précisa ce qu’il entendait par l’idée que potentiellement, l’humanité pourrait devenir une espèce « immortelle » :

J’existe, et tant que je vis, je peux générer des idées.
Ces idées donnent à l’humanité les moyens d’aller de l’avant.
Cependant, le moment viendra où je mourrais.
A partir de là, deux choses se produiront.
D’abord, si ces principes créateurs développés par les générations antérieures
se réalisent dans le futur,
cela implique que l’humanité est une espèce immortelle.
Nous ne sommes pas immortels à titre personnel ;
mais dans la mesure où nous sommes des êtres créateurs,
nous sommes une espèce immortelle.
Et les idées que nous développons sont
des contributions permanentes à la société humaine.
De cette façon, nous sommes une espèce immortelle,
basée sur des êtres mortels.
Et la clé de l’existence, c’est d’appréhender ce lien.
Dire que nous sommes créateurs et mourront, n’est pas toute l’histoire.
Bien que nous soyons sur le point de mourir,
si nous contribuons à quelque chose de durable,
qui vivra au-delà de notre mort et puisse être quelque chose de bénéfique à l’humanité dans des temps futurs,
alors nous atteignons le but de l’immortalité.
Et c’est cela la chose importante.
Si les gens arrivent,
avec un esprit ouvert, à faire face à l’idée que chacun d’entre nous va mourir, tout en regardant cela de la bonne façon, alors une grande passion les animera à faire des contributions, à découvrir des principes,
à accomplir un travail qui sera immortel.
Des découvertes de principe sont immortelles car elles se transmettent d’une génération à une autre.
Et de cette façon, les morts vivent parmi les vivants ;
car les morts, s’ils ont agit ainsi pendant leur vivant,
seront vivants, pas dans leur chair,
mais ils seront vivants dans les principes.
Ils constitueront une partie active de la société humaine.

L’humanisme chrétien

La vision de LaRouche est celle de l’obligation « morale » de vivre une existence « créative » sur Terre à l’image du Créateur. Elle a été nourrie aussi bien par la philosophie platonicienne que par la tradition judéo-chrétienne, dont le mariage heureux, au début du XIVe siècle donna naissance à « l’humanisme chrétien ». Il fut la source inestimable d’une explosion, à grande échelle et d’une densité inégalée, de contributions économiques, scientifiques, artistiques et culturelles, qualifiée ultérieurement de « Renaissance ».

Dans le Phédon de Platon, Socrate développe l’idée que notre « enveloppe » mortelle, pour les philosophes à la recherche de la vérité, constitue un obstacle constant qui « nous remplit de besoins, de désirs, de craintes, de toutes sortes d’illusions et de beaucoup d’inepties, à tel point que, comme on le dit, dans les faits, aucune pensée d’aucune sorte ne dérive du corps » (66c).

Ainsi, pour accéder à la pure connaissance, les philosophes doivent s’affranchir autant que se peut de l’influence du corps dans cette vie. La philosophie (en grec ‘l’amour de la sagesse’), en tant que telle, n’est, en réalité, qu’une sorte de « préparation à la mort » (67e), une purification de l’âme du philosophe lui permettant de se détacher de son corps.

La Bible (Dans L’Ecclésiaste) souligne que « Quoi que tu fasses, souviens-toi que ta vie a une fin, et jamais tu ne pécheras ». Ce passage trouve son expression dans le rite chrétien du « Mercredi des cendres », ce jour de pénitence marquant le début du Carême. Dans une évocation symbolique de la mort, on appose alors des cendres au front du pénitent en récitant le verset de la Genèse (Gn 3:19) disant : « Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière. »

S’agit-il d’un rituel morbide ? Pas du tout. Il s’agit plutôt d’une leçon de philosophie. Le christianisme lui-même place en son centre le sacrifice de Jésus, le fils de Dieu devenu homme parmi les hommes, donnant sa vie pour le bien de l’humanité. Au début du XIVe siècle, Thomas à Kempis (1380-1471), un des dirigeants et fondateurs des Sœurs et Frères de la Vie Commune, un ordre de clercs laïques se concentrant sur l’éducation, affirmait que tout chrétien doit vivre en imitant la vie du Christ. Aussi bien Nicolas de Cues (1401-1464) qu’Erasme de Rotterdam (1466-1536) ont reçut l’éducation intellectuelle de ce courant.

Concedo Nulli

Médaille avec l’effigie d’Erasme, frappée par Quentin Matsys en 1519.

On comprend donc mieux pourquoi Erasme avait choisi comme armoiries un crâne et des os, juxtaposés avec un sablier, double référence à la mort et le temps comme deux conditions limites de l’existence humaine.

En 1519, son ami, le peintre flamand Quentin Matsys (1466-1530), a frappé une médaille de bronze en l’honneur à l’humaniste.

Au recto, on trouve l’effigie d’Erasme. En latin on peut lire : « Image pris sur le vif » et en grec, on lit : « Ses écrits le feront mieux connaître ».

Au verso de la médaille, une image inhabituelle également entourée d’inscriptions. En haut d’un pilier posé sur une terre instable, émerge la tête d’un jeune homme mal rasé, chevelure au vent. Tout comme l’effigie d’Erasme du verso, le visage de la figure au recto arbore un vague sourire. Autour d’elle, les mots Concedo Nulli (je ne recule devant personne).

Verso de la médaille

Sur le pilier on peut lire « Terminus », le nom du dieu Romain des limites. Une fois de plus, en grec à gauche, on lit : « Gardez à l’esprit la fin d’une longue vie » et à droite, en latin : « La mort est la limite ultime des choses ».

En faisant de « Je ne recule devant personne » sa devise personnelle, Erasme prenait le risque de faire appel à une métaphore très osée que « les gens » auraient sans doute du mal à comprendre. Rapidement accusé « d’intolérant » par ses sycophantes, Erasme soulignait que Concedo Nulli devait se comprendre, non pas comme une phrase prononcé par Erasme, mais comme sortant de la bouche de la Mort elle-même. Une fois souligné ce point, les gens auraient forcément du mal à contredire l’auteur…

Enfin, dans son traité La préparation à la mort (1534), Erasme souligne:


Il faut considérer que chacun de nos jours peut être le dernier,
que nous ne savons pas si un autre le suivra.
Tandis que nous sommes en vie et en santé,
délivrons-nous autant qu’il nous est possible de l’embarras,
des affaires et, sans attendre que la maladie nous cloue au lit,
mettons ordre à notre maison.}

Mozart, Brahms et Gandhi

Plusieurs siècles après Erasme, le grand compositeur humaniste Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), n’avait rien d’un cynique morbide. Révélant son état d’esprit joueur, Mozart disait un jour que le secret de tout génie était son amour pour l’humanité : « Le vrai génie sans cœur est un non-sens. Car ni intelligence élevée, ni imagination, ni toutes deux ensembles ne font le génie. Amour ! Amour ! Amour ! Voilà l’âme du génie ».

Cependant, le 4 avril 1787, Mozart, gravement malade, écrit à son père Léopold :

Inutile de te préciser à quel point j’aimerais
recevoir des nouvelles réconfortantes sur toi.
Et je continue à les attendre,
bien que je me suis désormais fait une habitude,
dans toutes les affaires de la vie, d’être préparé au pire.
Je me suis depuis quelques années tellement familiarisé avec cette sincère et très chère amie de l’homme (la mort) que non seulement son image n’a plus rien d’effrayant pour moi,
mais au contraire elle m’est très apaisante, et réconfortante !
Je remercie mon Dieu de m’avoir accordé la fortune de pouvoir reconnaître en elle la clef de notre bonheur.
Je ne me couche jamais sans penser que le lendemain peut-être,
je ne serai plus là.
Et pourtant personne dans ma fréquentation ne peut dire que je suis chagrin ou triste.
Et de cette fortune je remercie chaque jour mon Créateur,
et le souhaite de tout cœur à chacun de mes semblables.

Johannes Brahms (1833-1897), dans son Requiem allemand de 1865 brode sur le thème d’un verset de Pierre (1:24-25) disant :

Car Toute chair est comme l’herbe,
Et toute sa gloire comme la fleur de l’herbe.
L’herbe sèche, et la fleur tombe ;
Mais la parole du Seigneur demeure éternellement.
Et cette parole est celle qui vous a été annoncée par l’Evangile. *

A sa propre façon, Mahatma Gandhi (1869-1948), ne disait rien d’autre concernant la difficulté de faire coexister dans une même vie la mortalité et l’immortalité :

Vivez comme si vous deviez mourir demain. Apprenez comme si vous deviez vivre pour toujours.

Memento Mori et Vanitas

Le jardin des délices terrestres (détail), Jérôme Bosch.

Dans son tableau Le jardin des délices terrestres (Prado, Madrid), le peintre Jérôme Bosch (1450-1516), met en scène des humains dénudés et des animaux courant frénétiquement derrière des petits fruits.

Pour l’artiste, il s’agit, par le rire et la métaphore, de susciter dans l’esprit du spectateur sa volonté de rompre avec ce comportement parfaitement ridicule. Or, Bruegel utilise un procédé semblable dans son Triomphe de la Mort, un tableau, qui en essence, n’est rien d’autre qu’un Memento Mori (en latin : rappelles-toi que tu dois mourir), très élaboré.

Avec ce tableau, Bruegel rend honneur à son « parrain » intellectuel dont la divise, on l’a dit, était Concedo Nulli. Comme Erasme le faisait sans cesse dans ses écrits, Bruegel peint ici le caractère inéluctable de la mort, non pas pour montrer sa force, mais pour inspirer ses concitoyens à prendre le chemin de l’immortalité.

De la même façon que L’Eloge de la Folie d’Erasme était une inversion satirique, car il s’agit en réalité d’un l’éloge de la raison humaine, le Triomphe de la Mort de Bruegel est conçu pour nous faire apercevoir le triomphe de la vie (immortelle).

Dans la foi catholique, le but des Memento Mori était de rappeler (voire de terroriser) constamment le croyant pour qu’il n’oublie pas qu’après sa mort, lui ou elle pourrait finir au Purgatoire, ou pire, en Enfer faute d’avoir respecté les rites de son Église.

L’apparition de la peinture à l’huile en Europe au début du XVe siècle, a vu émerger la production de ce type d’œuvres de chevalet destinées à des chapelles ou des résidences privées. Il s’agissait avant tout d’objets esthétiques au service de la contemplation religieuse et philosophique.

vanitas
Vanitas, vers 1671, Philippe de Champaigne.

Ensuite, à partir de la Renaissance, les Memento Mori deviendront un genre très demandé, requalifié dans les siècles ultérieurs de Vanitas, du latin pour « Vanité » ou « Etat de vide ». Très populaire au Pays-Bas mais également ailleurs en Europe, ces vanités se présentent souvent comme des assemblages d’objets symboliques tels qu’un crâne humain, une bougie finissante, des fleurs fanées, une bulle de savon, un papillon ou encore un sablier.

Iconographie

La femme noble, Holbein le Jeune,
gravure sur bois extrait de la Danse Macabre paru en 1523.

Le Triomphe de la Mort de Bruegel semble presque réunir, dans une seule image, la longue série d’illustrations que Holbein avait gravé pour sa Danse macabre parue en 1523.

Rompant avec la tradition malsaine du genre, promue par les flagellants lors de la Peste noire et ne visant qu’à désensibiliser les gens devant la mort pour la rendre acceptable, Holbein, inspiré par l’approche satirique d’Erasme, posera les bases de la dimension philosophique que Bruegel développera par la suite.

Pour élaborer l’iconographie de son tableau, Bruegel a su puiser dans le travail d’artistes le précédent, en particulier Hans Holbein le Jeune (1497-1543), ce jeune dessinateur brillant à qui Erasme avait confié la tâche d’illustrer son Eloge de la Folie.

La présence envahissante, presque gênante, d’un crâne sous un angle anamorphique, dans le tableau Les Ambassadeurs (1533) d’Holbein, démontre sans conteste l’extrême maîtrise du concept du Memento Mori chez cet artiste.

Les Ambassadeurs, tableau de Hans Holbein. A droite, l’image du crâne, vu de façon tangentielle, devient lisible.

Un autre ami d’Erasme, Albrecht Dürer (1471-1528), était également un maître dans cet art comme le montrent ses gravures Le chevalier, la mort et le diable (1513) ainsi que son Saint-Jérôme dans son étude (1514) où figure ce père de l’église, auquel Erasme aimait s’identifier, en présence d’un crâne et d’un sablier.

Bruegel et l’Italie

Le Triomphe de la Mort, fresque de 1446 du Palazzo Sclafini à Palerme en Sicile.

Le poète italien Francesco Petrarca (Pétrarque) (1304-1374).

Ironiquement, Pierre Bruegel l’ancien a été souvent présenté, à tort, comme un « peintre du Nord », hermétique à tout ce que pouvait apporter la Renaissance italienne. La réalité est toute autre. Si Bruegel a refusé de boire l’eau putride du maniérisme « italianisant », très en vogue chez les aristocrates pendant la deuxième moitié du XVIe, il n’a pas hésité à chercher à se rafraîchir aux premières eaux pures de la Renaissance du début du XIVe.

En ce qui concerne son Triomphe de la Mort, les « emprunts » et similitudes avec la fresque de 1446 décorant alors le Palazzo Sclafini de Palerme, en Sicile, sautent aux yeux.

La fresque montre notamment la mort sur un cheval livide ainsi qu’un jeune musicien, images reprises et enrichis par ce peintre flamand dont le voyage en Italie du Sud a été amplement documenté.

La deuxième source est sans doute la série de poèmes allégoriques connus comme I Trionfi (« Les triomphes » : le triomphe de l’Amour, de la Chasteté, de la Mort, de la Gloire, du Temps et de l’Eternité), composés par le grand poète italien Francesco Pétrarca (Pétrarque – 1304-1374) suite à la Peste noire, une horrible pandémie qui, suite à la faillite des banquiers de la papauté en 1345, selon la région, a décimé entre un tiers et la moitié de la population européenne.

Le génie de Pétrarque c’était précisément, aux gens terrifiés par l’idée qu’ils allaient y perdre leur vie mortelle, d’offrir une réponse philosophique à leur angoisse, leur fournissant du coup la force nécessaire pour mener le combat.

Comme résultat, les Trionfi devinrent immensément populaires, non seulement en Italie, mais dans l’Europe toute entière. A tel point, que pour la plupart des peintres, Les Triomphes de Pétrarque, ont rapidement trouvés une place parmi les grands classiques de leur répertoire.

Bnf
Le Maître des Triomphes de Pétrarque. Manuscrit à la BnF. A gauche, le Triomphe de l’Amour montre Laure debout sur un char. A droite, dans le Triomphe de la Mort, c’est la Mort qui est monté sur son cadavre.

Pour conclure, voici un extrait du poème, un passage où Pétrarque dénonce la quête folle des Rois et des Papes —aveuglés par leur attachement aux biens terrestres— pour la richesse, le plaisir, le pouvoir et la gloire qu’on puisse en tirer. Face à la mort, souligne le poème, tout cela n’est que vanité. Et les mots choisis par Pétrarque collent à merveille aux images utilisées par Bruegel pour son Triomphe de la Mort :

(…) Et voici que toute la campagne apparut pleine de tant de morts,
que prose ni vers ne pourraient le rendre.
De l’Inde, du Cathay [Chine], du Maroc et de l’Espagne,

cette immense multitude de gens morts
dans la longue succession des temps,
avait déjà rempli le milieu et les côtés de la plaine. 
Là étaient ceux qui furent appelés les heureux : pontifes, rois et empereurs. Maintenant ils sont nus, pauvres et misérables.

Où sont maintenant leurs richesses ?
Où sont les honneurs, et les pierreries, et les sceptres,

et les couronnes, et les mitres, et les vêtements de pourpre ?
Malheureux qui place son espoir sur les choses mortelles !

— Et qui donc ne l’y place pas ? —
S’il se trouve à la fin trompé, c’est bien juste.
Ô aveugles ! à quoi sert de tant vous donner de peine ?

Vous retournez tous à la grande mère antique,
et c’est à peine si on retrouve la trace de votre nom !
Cependant, des mille peines que vous vous donnez,

y en a-t-il une qui soit utile ?
Ne sont elles pas toutes d’évidentes vanités ?
Que celui qui connaît vos préoccupations me le dise.
À quoi sert de subjuguer tant de pays,

et de rendre tributaires les nations étrangères,
pour que les esprits soient toujours embrasés de haine ?
Après les entreprises périlleuses et vaines,

après avoir conquis, en versant le sang, terres et trésors,
trouve-t-on l’eau et le pain plus doux ?
Trouve-t-on le verre et le bois plus doux que les pierreries et que l’or ?
Mais pour ne pas poursuivre davantage un si long thème,

il est temps que je revienne à mon premier sujet.
Je dis qu’était arrivée la dernière heure de cette courte vie glorieuse,

et le moment du pas douloureux que le monde redoute.

La Scola Caritatis

Si Bruegel, qui a pu admirer la fresque à Palerme lors de son voyage dans les années 1550, a pu lire lui-même le poème de Pétrarque, reste une question ouverte.

Ce que l’on sait, c’est que plusieurs de ses amis proches étaient familiers avec l’œuvre du poète italien. A Anvers, le peintre fut l’hôte régulier de la Scola Caritatis, un cercle humaniste animé par un certain Hendrick Nicolaes.

Là, Bruegel a pu échanger avec des poètes, des traducteurs, des peintres, des graveurs (Jérôme Cock, Hendrik Goltzius), des cartographes (Gérard Mercator), des cosmographes (Abraham Ortelius) et des imprimeurs tels que l’imprimeur Christophe Plantin, dont l’officine allait imprimer des belles pages de Pétrarque.

C’est aussi dans cette belle ville, indiquant à quel point la poésie de Pétrarque y était appréciée, que le compositeur Orlando Lassus (1532-1594) publia ses premières compositions musicales, notamment des madrigaux sur chacun des six Triomphes de Pétrarque dont le fameux Triomphe de la Mort.

Conclusion

Un grand mal, espérait Gottfried Wilhelm Leibniz, peut éventuellement susciter un bien d’une amplitude supérieure à celle du mal qui l’a engendré. Nous espérons que la crise pandémique actuelle conduira nos décideurs, avec notre assistance, à réfléchir sur le sens et le but de leur existence. Car le pire serait de revenir à la situation « normale » d’hier, c’est-à-dire à la même normalité qui a conduit l’humanité au bord de l’extinction.

Enfin, soulignons que de la même façon que Lyndon LaRouche, par son approche Concedo Nulli  pour défendre la nature sacré de la créativité qui anime chaque être humain, a contribué à l’immortalité de Platon, Pétrarque, Erasme, Rabelais et Bruegel, il est à chacun de nous aujourd’hui, de reprendre le flambeau pour emporter la bataille.

NOTE:

  • On retrouve le thème de l’herbe au centre du tableau de Jérôme Bosch, Le char de foin, métaphore de la vaine gloire qui fait courir tant de vaniteux.
Merci de partager !

Comment la folie d’Erasme sauva notre civilisation


Article de 2005

Prologue

portrait d'Erasme

Hans Holbein le jeune, Erasme, 1523, Collection de Lord Radnor of Longfares, Salisbury

On caractérise souvent de « petit âge de ténèbres » la période qui va du début des guerres de religion (1511) jusqu’au traité de Westphalie (1648) qui en organise la fin. Mais pendant que le monde s’horrifie devant le retour des guerres, l’humanité découvre aussi L’Eloge de la Folie d’Erasme, qui date également de 1511. Ironie tragique de l’histoire, car Erasme y pose déjà le principe de « l’avantage d’autrui », concept révolutionnaire qui aurait pu éviter ces guerres et qui plus tard, défendu par Mazarin, fera la réussite de la paix de Westphalie.

Cette notion se trouve on ne peut plus clairement exprimée par l’admirateur d’Erasme, François Rabelais. Car Gargantua, sur sa médaille, fait représenter un corps humain ayant deux têtes, tournées l’une vers l’autre, quatre bras, quatre pieds et deux culs (Platon, Le Banquet) entouré de lettres ioniques (en grec dans l’original) qui disent : « L’agape ne cherche pas son propre avantage. »

Ces guerres de « sédition », comme Erasme les appelait – car il s’agissait de conflits entre chrétiens – n’étaient en réalité rien que l’expression d’une volonté manifeste et délibérée de grandes puissances féodales et romaines (banquiers Lombards, Fugger, Génois et autres Vénitiens) d’annihiler les acquis de la Renaissance du XVe siècle européen et de repousser d’un revers de la main la brûlante exigence de réforme politique qu’elle venait de poser au monde.

Si l’humanité a survécu à cette « contre Renaissance », caricaturalement représentée par les bûchers de l’Inquisition espagnole et les paroles des jésuites au Concile de Trente, c’est essentiellement grâce à l’action, l’amour et l’oeuvre d’un grand homme, Erasme de Rotterdam (1466-1536), véritable phare de sagesse qui éclaira son époque et les siècles à venir.

Lors du Concile de Trente, son œuvre entière, taxée d’hérésie, fut interdite de lecture pour les catholiques et mise à l’Index en 1559 où elle restera jusqu’en 1900 (!).

Erasme, en dehors de ses nombreux commentaires et livres, écrivait en moyenne 40 lettres par jour. D’une correspondance dépassant les 20000 pièces, les quelque 3000 lettres qui nous restent nous permettent de suivre jour par jour comment Erasme, au détriment de sa santé, sa vie, son honneur, sa réputation et sa faible fortune fut le véritable chef d’une résistance internationale hardie.

Loin du titre ronflant de « Prince des Humanistes » et très éloigné aussi du confort académique d’un membre d’une « République des Lettres », il parcourt sans cesse l’Europe entière avec ses caisses de livres pour unir les hommes de bonne volonté. Luther d’ailleurs, le premier, l’appelait avec mépris « Errans Mus » (rat errant).

Mais de Madrid à Stockholm, de Cambridge à Gdansk, à Louvain, à Leipzig, à Strasbourg, à Anvers, à Rome, à Londres, à Bâle, partout Erasme coalisait les hommes autour de l’espérance d’un monde meilleur. Ses lettres étaient publiées sans cesse, ses livres traduits dans plusieurs langues et ses amis et correspondants lettrés, omniprésents dans les rouages de presque tout les états, l’informaient en retour de la moindre chose d’importance.

Conscient de son rôle, il s’engage sans compromis (Nulli concedo, je ne recule devant personne, initialement une allusion au caractère inexorable de la mort, sera sa devise) pour faire éclater, avec une parole juste et compatissante, la vérité qui dérange et accroît l’amour pour l’intérêt général. Pour garder cette liberté de parole nécessaire à sa mission universelle, il décline toutes les fonctions que lui offraient rois, papes, églises, diètes et conciles.

Erasme n’essaye pas d’être bon catholique, ni bon protestant, ni même un bon érasmien. En tant que chrétien, il fuit les doctrines et le dogme, car il refuse d’être englouti dans des querelles partisanes. Cette conduite hors paire, ainsi que son mépris profond de toute vanité terrestre, sera l’exemple constant et la référence pour tous ceux qui s’opposaient à l’orgie de concupiscence qui ravagea le monde de cette époque.

De surcroît, son amour tout agapique pour le Christ, l’humanité et les belles lettres résistera comme un roc dans la tempête de haine et de laideur morale caractéristique de cette époque, tandis que son humour satirique, qui éclatera aux yeux du monde avec L’Eloge de la folie, permettra enfin aux hommes de rire de leur propres manquements et bêtises pour mieux les surmonter et s’en libérer.

Son mouvement de jeunes ? On peut le voir notamment dans les œuvres de trois géants de la littérature mondiale. Chacun – Rabelais dans sa lettre à Erasme, Cervantès formé par l’érasmien Lopez de Hoyos, et Shakespeare par sa filiation avec Thomas More – s’avère être un fruit de son inspiration intérieure.

En plus de son action politique lors de la ligue de Cambrai dans le conflit contre Venise, nous tenterons de circonscrire les concepts clefs qui ont été la base de sa démarche et de son enseignement.

D’abord, et dans la lignée de Cues et Bessarion, il souhaite une simplification de la liturgie catholique pour rendre accessible à tous la « philosophie du Christ » comme elle ressort de l’Evangile et des actes des apôtres.

A l’opposé des scolastiques, comme Pétrarque, il estime que cette vérité révélée, à laquelle on peut accéder par la foi religieuse, n’est pas incompatible avec la sagesse philosophique des auteurs antiques tels que Platon ou d’autres, sagesse qui est le fruit de la raison humaine.

Ensuite, et armé de ce christianisme évangélique, il s’inspire de la République de Platon qu’il réadapte pour son époque avec son ami Thomas More et nous livre L’utopie. Sa vision est libre du pragmatisme pessimiste de Machiavel et de l’idée banale et passive de tolérance, car fondée sur le concept actif de « l’avantage d’autrui », ce concept que l’on retrouve chez « les politiques » autour de Henry IV (Sully, Bodin, etc.) et surtout la clef de voûte qui permettra plus tard d’aboutir à la paix de Westphalie mettant fin aux guerres de religion.

Contre le pessimisme de la scolastique romaine et sorbonnagre, ainsi que contre ce que l’on pourrait appeler un « catharisme » luthérien, Erasme défend ce que l’on pourrait appeler un « épicurisme chrétien » ; qu’il reprend de l’humaniste italien Lorenzo Valla. C’est cette notion de « poursuite du bonheur » que l’on retrouvera plus tard dans la déclaration d’indépendance de la jeune république américaine.

Luther moine

Luther estimait qu’il fallait écraser Erasme comme une punaise.

En 1516, Erasme estime qu’il est sur le point d’aboutir et d’être entendu par les plus hautes instances. On est donc obligé de s’interroger sur la spontanéité de l’apparition de Martin Luther en 1517 dont la radicalité va être utilisée pour polariser le monde dans des débats théologiques dignes d’une nouvelle scolastique.

Pour combattre les excès de Luther, et allant plus loin que Valla et Augustin, Erasme défendra un « libre arbitre » coopérant avec la grâce, sans ménager par ailleurs la « tyrannie monacale » des ordres mendiants, oisifs et corrompus.

Voyant venir à grand pas les guerres de religion et l’Inquisition, Erasme redouble de pression sur ceux qu’il aime pour qu’une réforme progressive, raisonnable et humaniste de l’église et de la société s’organise. Pour y arriver, et exaspéré par la décadence des humanistes de cette Italie dans laquelle il avait placé tout son espoir, il publiera Le Cicéronien, attaque satirique contre le paganisme déguisé en maniérisme, omniprésent à Rome.

Persécuté par Jérôme Aléandre, scion d’une vieille famille oligarchique de Venise, Erasme finit par devenir indésirable à Londres, calomnié à Rome, traqué à Louvain, diffamé à Paris, insulté à Madrid, tandis qu’un de ses détracteurs crache chaque matin sur son effigie. Il est obligé de quitter Louvain, et plus tard Bâle où il retourne pour mourir, un an après la mort de son « frère jumeau » Thomas More, décapité le 22 juin 1535 à Londres par Henry VIII, roi d’Angleterre.

Pendant que Luther dit qu’il faut « écraser Erasme comme une punaise », et que Calvin le traite d’impie, bon nombre de réformateurs préfèreront l’humanisme évangélique d’Erasme au biblisme cruel des idéologues protestants ou aux théologiens catholiques du Concile de Trente.

En guise de conclusion, nous jetterons un bref coup d’œil sur l’un de ses élèves les plus prolixes, l’érasmien français, François Rabelais.

La « patrie sans nom d’Erasme », Anvers vers 1500

antwerpen dürer

Albrecht Dürer, Dessin du port d’Anvers, 1520, Albertina, Vienne.

C’est un de ces matins où la brume flamande jette son manteau épais sur les épaules des villes du plat pays. Une myriade de mouettes, en tailleur couleur gris de Payne, lancine des cris moqueurs tout en lorgnant vers le bas. Quel vaste foule dans cette immense grisaille !

Arrimée au quai du Schelde (Escaut), cette armada de bateaux de pêche décharge fiévreusement sa cargaison de paniers débordant de crabes, de crevettes, de maatjes et de kabeljauw. Même le petit phoque vert-de-gris qui s’est laissé glisser par la marée haute jusque là, partage le vain espoir des planeurs : que l’un de ses malheureux paniers puisse retomber pardessus bord et livrer son lot de délicatesses avant que la glace ne transforme cette rivière en patinoire !

Coincé entre l’église des marins Sint-Walburgis et le Steen (château féodal) qui borde l’Escaut, l’Oude vismarkt (vieux marché aux poissons) est le quartier le plus actif d’Anvers. En 1500, la vieille cité respire comme le poumon du monde et embrasse dans ses murs entre cinquante et quatre-vingt-dix mille âmes.

En passant par la Palingbrug (pont aux anguilles), où d’importantes parties des premiers remparts subsistent, on accède au Vleeshuis (maison des bouchers), abattoir moderne surmonté de salles de négoce. Non loin de là, dans la Nieuwstad (ville nouvelle) sur la Brouwersvliet (quai des brasseurs), des brasseurs dûment équipés transformeront bientôt des fleuves d’eau, ingénieusement canalisés vers la ville par les travaux entrepris sous Gilbert van Schoonbeke, en rivières de belles bières ambrées.

L’Anvers des Fugger a désormais supplanté la Bruges des Médicis comme le plus grand dépôt du monde. Entre l’Oosterlingenhuis, siège de la ligue Hanséatique pour un temps, et la Beurs, on y croise facilement des marchands portugais, espagnols, juifs, levantins, arméniens ou italiens. La soie et les épices, venus jusqu’en Italie par les caravanes venues d’Asie trouve ici preneur ou s’échange contre le bois de la Baltique ou le blé de la Pologne. Lin et drap flamands, laine anglaise, vins de Bordeaux ; tout s’y achète sans difficulté grâce aux métaux rares du Danube.

antwerpen grande place

Antwerpen, grote markt.

A Anvers, comme dans tant d’autres villes des Pays-Bas Bourguignons, la construction des façades des gildenhuizen (sièges des corporations) sur la Grote Markt (grande place), donne lieu à un véritable tournoi d’architecture.

Au bord du fleuve, on construit un nouveau type de bateau, les Kraken, tandis que dans les arrières boutiques, les ouvriers fabriquent des retables en bois polychromes prisés jusqu’en Scandinavie. Sur la base des cartons envoyés par les cours prestigieux d’Italie, des tapisseries sont patiemment mises sur l’ouvrage. L’Ars Nova, lancé par Jan van Eyck en peinture et Philippe de Vitry en musique cinquante ans plus tôt, y fleurit.

Le concert, maître flamand, début du XVIe siècle.

Pendant que des carillons imposent leurs mélodies, des chorales font entendre la nouvelle musique polyphonique et Orlando di Lasso compose pour clavecin. La peinture de chevalet fait rêver les marchands de montagnes et de simples citadins s’offrent des portraits.

Dans l’ombre de la cathédrale, dont le chantier s’achève avec Keldermans, et dans les Begijnhoven (béguinages), on récite les poèmes d’ Hadewijch, pendant que des doigts agiles fabriquent la belle dentelle dont les motifs fleuris s’harmonisent avec les cascades en pierre du gothique scaldique qui couronnent les pinacles des Hôtels de Ville, des résidences particulières ou les toits des clochers d’innombrables églises.

Dans des larges demeures patriciennes en pierre, des Rederijkers (chambres de rhétorique) préparent des pièces satiriques, mémorisent des poèmes pieux, ou décorent des chars allégoriques (comme le char de foin) pour l’Ommeganck (défilé) de la Saint-Jean.

Une rencontre peu ordinaire

Albrecht Dürer rencontrant Quinten Matsys.

Pour avoir une notion de la pépinière d’idées et de créativité que représente cette époque qui se cristallise à Anvers, il est facile de s’imaginer quelques rencontres peu ordinaires dans une de ces minuscules maisons du Vlaaikensgang (traboule aux tartelettes) situées au bord d’un des vlieten (canaux) qui irriguent le coeur de la cité.

Bien que d’habitude Thomas More (1478-1535) et Erasme de Rotterdam (1466-1536) se retrouvent chez Pieter Gilles (Aegidius) (1486-1533), le secrétaire d’Anvers qui dispose d’une grande maison Den Spieghel sur la Eiermarkt (marché aux œufs), aujourd’hui il se sont donné rendez-vous chez le peintre Quinten Matsys (1465-1530), qui pour l’occasion a convié son collègue Gérard David (1460-1523) au Sint Quinten dans la Schuttershofstraat (rue des Arbalétriers), sa belle demeure ornée de fresques à l’italienne. Metsys leur montre ses croquis de la Sainte-Anne et la Vierge d’après Léonard de Vinci (1452-1519) qu’il a exécutés en Italie.

Erasme, dessiné sur le vif par Dürer lors de son séjour à Anvers en 1520.

Mais attention, Albrecht Dürer (1471-1528) arrive aujourd’hui à Anvers ! Erasme insiste à se faire portraiturer par ce maître de Nuremberg dont il dit : « Dürer, (…) sait rendre en monochromie, c’est-à-dire en traits noirs – que ne sait il rendre ! Les ombres, la lumière, l’éclat, les reliefs, les creux, et… (la perspective). Mieux encore, il peint ce qu’il est impossible de peindre : le feu, le tonnerre, les éclairs, la foudre et même, comme on dit, les nuages sur le mur, tous les sentiments, enfin toute l’âme humaine reflétée dans la disposition du corps, et presque la parole elle-même. »

En attendant, Erasme et More s’amusent à imaginer le début de L’Utopie, dans lequel ce dernier raconte comment il croise par hasard Gilles dans la Onze Lieve Vrouwe cathédrale (Notre-Dame) d’Anvers en présence d’un voyageur, le fameux Raphaël Hythlodée qui livra son récit sur l’Isle d’Utopie, cette république humaniste qu’il avait observé dans cette Amérique que l’on venait de redécouvrir.

Sur ce nouveau monde, un autre ami d’Erasme, Erasmus Schetz (1480-1550), banquier d’Anvers, industriel et latiniste accompli, leur fournit des informations précieuses qui proviennent de son réseau de marchands portugais implantés au Brésil. Martin Behaim (1459-1509), l’élève brillant du cartographe nurembergeois Johan Müller (Regiomantanus) (1436-1476) dont Dürer achète la bibliothèque, fabrique à Anvers les premiers globes avant de s’installer à Porto où il fréquente Christophe Colomb.

Cour de Jérôme de Busleyden à Mechelen. Crédit : Karel Vereycken

Dürer réside à Anvers en 1520 où il assiste au mariage de Joachim Patinier (1480-1524). Il y rencontre Jan Provost (1465-1529), Jan Gossaert (1462-1533) et Bernard van Orley (1491-1542) et dessine un portrait de Lucas van Leyden (1489-1533). En 1523 il y dessine le vieillard de 93 ans qu’il utilise dans son Saint Jérôme.

A une jetée de là, à Malines, il rend visite à une autre admiratrice, Marguerite d’Autriche (1480-1530) tante de Charles Quint qui régente les Pays-Bas Bourguignons et prête parfois une oreille attentive à Erasme.

Hébergé chez elle, Dürer admire un incroyable tableau de sa collection, Les époux Arnolfini de Jan van Eyck. Marguerite vient d’accorder une pension à un peintre vénitien Jacopo Barbari (1440-1515), exilé politique à Malines et auteur du portrait de Luca Pacioli (1445-1514), ce franciscain qui initia Léonard à Euclide, et auteur de la Divine Proportion.

Dürer y visite certainement la belle résidence de Jérôme de Busleyden (1470-1517), bientôt mécène du « Collège Trilingue » qu’Erasme lance à Louvain en 1517 et ami de Cuthbert Tunstall (1475-1559), l’évêque de Londres qui avait présenté More à Busleyden.

De retour à Anvers, Dürer fait un croquis du Strasbourgeois Sébastien Brant (1457-1521) qui vient de publier en 1494 à Bâle la Nef des Fous. Le peintre Jérôme Bosch (1450-1516), qui a fait un tableau sur ce thème et qui s’est régalé avec L’Eloge de la Folie, illustré par le jeune Hans Holbein (1497-1543) et publié en 1511, fait le déplacement à Anvers pour s’y procurer une copie de L’Utopie, fraîchement imprimé à Louvain en 1516 chez l’ami de Gilles, l’imprimeur Dirk Martens (1486-1534).

Une des 56 imprimeries d’Anvers, celle de Christophe Plantin disposant de 22 presses employant 160 ouvriers.

Gemma Frisius (image) et son ami et élève Mercator, vulgarisent l’emploi de la trigonométrie.

Gemma Frisius

Peu après, quand le souffle de l’Inquisition espagnole commence à épaissir la brume avec la fumée des bûchers, l’imprimeur Christophe Plantin (1514-1589) réunit dans le plus grand secret les membres du groupe humaniste, Het Huys der Liefde (Scola Caritatis) de Hendrik Niclaes (1502-1580).

Le scientifique Gemma Frisius (1508-1555) y discute avec son élève le cartographe Gerhard Kremer (Mercator) (1512-1594) et Abraham Ortelius (1527-1598) raconte les dernières explorations du globe terrestre au jeune Pieter Bruegel (1525-1570) qui prépare pour l’imprimerie In de Vier Winden (Aux Quatre Vents) de Jérôme Cock (1510-1570), sa série de gravures sur le thème des Sept péchés et les Sept vertus.

Bruegel lui parle de ses lectures des oeuvres de François Rabelais (1494-1553) qu’il acheta à Lyon sur le retour d’Italie.

Aux Quatre Vents travaille aussi le graveur Dirk Coornhert (1522-1590), formé par le jeune secrétaire d’Erasme Quirin Talesius (1505-1575) et futur bras droit de l’organisateur de la révolte des Pays-Bas Guillaume le Taciturne (1533-1584).

Cette riche culture urbaine n’aurait jamais pu voir le jour aux Pays-Bas Bourguignons sans la vaste révolution agricole commencée dès la fin du Xe siècle.

Essor économique et émancipation politique

Mars, enluminure de Simon Bening (1483-1519) montrant le secret de l’agriculture flamande, c’est-à-dire le bon attelage, non pas des bœufs, mais des chevaux dont la productivité est le double des premiers. A cela s’ajoute une révolution technologique, car à la place du « collier de gorge » utilisé au Moyen-Age (qui tendait à égorger l’animal), l’emploi du « collier d’épaule » (importé de Chine et utilisé dès le XIIIe siècle) permet aux Flamands d’augmenter encore plus la productivité. C’est cette révolution agricole qui permettra une urbanisation où la créativité de chacun trouve la place qu’elle mérite.

La géographie que dessine le « Delta d’or » du Rhin, de la Meuse et de l’Escaut dans cette région offre aux habitants une infrastructure naturelle hors pair qu’ils enrichirent par un labyrinthe de canaux et une ceinture impressionnante de digues de mer, en place dès 1300, et bientôt surmontée de milliers de moulins à vent.

La poldérisation (aménagement de terres sur la mer) et une agriculture intensive leur permet d’accroître considérablement les rendements agricoles quand ils s’effondrent partout ailleurs.

Les économistes estiment que si en Europe il fallait quatre paysans pour nourrir un citadin, il n’en fallait que deux aux Pays-Bas.

Si l’on prend comme unité de référence une ville de 10000 habitants, on trouve en 1550 la région de la Belgique actuelle en haut de l’échelle de l’urbanisation (21%), suivi des Pays-Bas (15,8%) et de l’Italie du nord (15,1%).

Si on baisse le critère à 5000, les Flandres atteignent 36% vers 1500 et la région entre la Meuse et la Zuiderzee (Brabant et Hollande) 54%. Ainsi la patrie d’Erasme, avec l’Italie, figure parmi les régions les plus urbanisées d’Europe.

A partir de 1384, les ducs de Bourgogne avaient tenté d’unifier ce vaste territoire allant de la Frise jusqu’à la vieille route romaine qui reliait Boulogne sur Mer à Cologne.

Bien que le duc y gouverne avec les membres de l’ordre de la Toison d’Or, le pouvoir s’appuyait sur des formes d’auto-gouvernement déjà existantes.

Car historiquement, la conquête des terres fertiles gagnées sur la mer à la fin du treizième siècle s’était accompagnée d’un reflux inéluctable de la féodalité politique et l’essor économique de ces territoires allait de pair avec l’émancipation politique de leurs habitants. Des comités communaux, en charge du financement et de la gestion des polders et de l’aménagement de l’eau, avaient fièrement découvert leurs capacités collectives à gérer leurs propres intérêts.

Carte des Pays-Bas Bourguignons: –En orange, les acquisitions des Ducs de Bourgogne et de Charles Quint. 1384 : Artois (5), Flandre (9), Malines (15) 1427 : Namur (8) 1428 : Hainaut (6), Zélande (10), Hollande (7) 1430 : Brabant (1), Limbourg (3) 1443 : Luxembourg (4) Sous Charles Quint: Utrecht (17), Frise occidentale et orientale (13), Gueldre (2) provinces perdues et reprises : Groningue (14), Overijssel (16), Zutphen (11), la Picardie est perdue à la France en 1477. –En vert, La principauté de Liège indépendante. –En rouge, l’Angleterre. –En bleu, la France En noir, d’autres États du Saint Empire romain germanique

Afin de faciliter les processus décisionnels, les communes furent structurées en Staten (Etats), mais des assemblées ad hoc, par exemple des communes et des villes concernées par la pêche des harengs, pouvaient toujours avoir lieu.

Si en Angleterre ou en France les parlements ne se réunissaient que rarement et encore très souvent dans le seul but de régler des questions d’impôts et de finances, aux Pays-Bas Bourguignons, les registres locaux indiquent, par exemple, que les délégations flamandes se sont réunies 4055 fois entre 1386 et 1506, soit 34 fois par an, en vue de résoudre les problèmes économiques et sociaux et pour discuter de projets d’infrastructures.

En Angleterre, on ne relate que 73 rencontres entre 1384 et 1510, c’est-à-dire moins d’une session par an !

Ainsi, dans les collèges d’échevins des villes et des communes, ces intérêts économiques organisés, à l’origine des guildes de métiers, disposaient d’un pouvoir réel, capable de bloquer la collecte d’un impôt décrété par un gouvernement central.

A l’origine, les guildes avaient sorti les individus de leur étroit cocon familial pour les intégrer dans une nouvelle solidarité urbaine. Cette « famille étendue » citadine sera souvent un vaste laboratoire de découvertes et d’expérimentations, où s’échangeront les savoirs, les compétences et les adresses.

Avec Charles Quint, fils de Philippe le Beau de Bourgogne et de Jeanne de Castille (« la folle »), le pays tombe dans l’escarcelle des Habsbourg. Trop jeune et souvent absent, le pays sera souvent gouverné par les régentes flamandes, Marguerite d’Autriche et Marie de Hongrie. Elles renforceront l’unité du pouvoir central par l’institution d’un Conseil d’Etat, d’un Conseil Privé (justice) et d’un Conseil des Finances.

Palais de Marguerite d’Autriche à Malines.

En 1548, peu avant sa mort, Charles Quint crée le « Cercle de Bourgogne » regroupant les dix provinces méridionales avec les sept provinces du nord jusqu’alors détachées de l’empire. Il prend de plus toutes les dispositions nécessaires afin qu’un seul héritier puisse lui succéder à la direction de la « Généralité des XVII provinces », pays que les Habsbourg nommèrent avec dédain Pays-Bas.

Son fils, Philippe II, né en Espagne, avoua un jour qu’il aurait « préféré régner sur un désert plutôt que sur toutes ces villes ». Le Don Carlos de Friedrich Schiller nous raconte le reste du drame.

Tout ceci permet de mieux comprendre à quel pays pense Rabelais quand il dit à Erasme : « Vous qui êtes le père de votre patrie et sa gloire ». Ce n’était donc pas seulement la patrie des lettres ! Et les « guerres de religions » n’étaient qu’un prétexte rêvé, permettant de briser une communauté d’Etat-nations naissants formés par la France de Louis XI et de Jacques Cœur, l’Angleterre d’Henry VII et de Thomas More, et les Pays-Bas Bourguignons, patrie d’Erasme dont les oligarques ont volé jusqu’au nom.

Les Frères de la vie commune

Thomas à Kempis, auteur présumé de l’Imitation du Christ.

On souligne, à juste titre, l’influence sur Erasme de l’esprit révolutionnaire de la « Dévotion Moderne » qu’animaient les Frères et sœurs de la vie commune, ordre séculier d’enseignants portés sur l’éducation et la traduction de manuscrits, qui sera regroupé comme ordre des chanoines réguliers de saint Augustin de la Congrégation de Windesheim.

Le piétisme de ce courant, centré sur l’intériorité, s’articule le mieux dans le petit livre de Thomas van Kempen (a Kempis) (1380-1471), L’imitation de Jésus Christ. Celui-ci souligne l’exemple à suivre de la passion du Christ tel que nous l’enseigne l’Evangile, message qu’Erasme reprendra.

En 1475, le père d’Erasme, qui maîtrisait le grec et aurait pu écouter des humanistes réputés en Italie, envoie son fils de neuf ans au célèbre chapitre des frères de la Vie Commune de Saint Lébuin de Deventer, école fondée par un penseur exceptionnel et élève des Frères de la vie commune, le cardinal Nicolas de Cues (1401-1464).

L’expansion du réseau des Frères et Sœurs de la Vie Commune à partir de la ville de Deventer à la fin du XIVe siècle.

Rodolphe Agricola

Rudolphe Agricola, organiste et pédagogue humaniste.

Elle était alors dirigée par Alexandre Hegius (1433-1498), élève du célèbre Rudolphe Huisman (Agricola) (1442-1485), adepte de Cues, défenseur enthousiaste de la renaissance italienne et des belles lettres, qu’Erasme a pu écouter et qu’il appela un « intellect divin ».

Agricola, à l’age de 24 ans, fait une tournée d’Italie pour donner des concerts d’orgue, rencontre Hercules d’Este à la cour de Ferrare, et découvre à l’université de Pavie les horreurs de la scolastique confite d’Aristote.

Pour ouvrir ses cours à Deventer, Agricola disait :

Ayez méfiance à l’égard de tout ce que vous avez appris jusqu’à ce jour. Rejetez tout ! Partez du point de vue qu’il faut tout désapprendre, sauf ce que, sur la base de votre autorité propre, ou sur la base du décret d’auteurs supérieurs, vous avez été capable de vous réapproprier.

Malheureusement, la mère d’Erasme est emportée peu après par la peste et son père décède également. Confié à trois tuteurs, il est placé avec son frère à l’école de ’s Hertogenbosch. Là, selon Erasme, le Domus Pauperum, l’orphelinat pour les enfants des pauvres qu’animaient traditionnellement les frères, ne visait à rien d’autre qu’à briser ses dons et ses aptitudes, à grands renforts de coups, de réprimandes et de sévérité, les pères étant convaincu qu’il fallait éloigner les jeunes gens de tout désir d’étude universitaire pour les faire entrer d’office au couvent.

Geert Groote

Geert Groote, le fondateur des Soeurs et frères de la Vie commune.

Donc, loin de l’authenticité des fondateurs « mystiques » et humanistes des débuts que furent Jan van Ruysbroek (1293-1381) et Geert Groote (1340-1384) ou de Heymeric van Kempen (de Campo) (1395-1460) (qui eut une influence sur Cues), la reprise en main des frères par Rome commençait à faire des dégâts.

A tel point qu’Agricola et Wessel Gansfoort (1420-1489), pourtant dignitaires des Frères de la vie commune, finirent par créer leur propre cercle d’érudits à l’abbaye cistercienne d’Adwerth en Friesland car il n’y avait qu’elle qui leur autorisait l’accès à une bibliothèque riche en lectures humanistes.

Le frère d’Erasme succombe rapidement aux pressions des recruteurs de moines et Erasme finit lui-même par prononcer ses vœux pour entrer chez les Augustiniens de Steyn, près de Gouda, mais à condition d’y retrouver des livres. En se faisant prêtre en 1492, il exprime rapidement son désir de liberté et s’engage alors en politique comme secrétaire de l’évêque de Cambrai qui venait juste d’être nommé chancelier de l’Ordre de la Toison d’Or.

A Steyn il gardera d’excellents amis. Mais dorénavant personne ne pourrait le convaincre qu’une foi qui s’oppose à l’éducation des hommes et ne porte pas à agir pour le bien de ses semblables puisse d’une quelconque façon être en accord avec l’évangile.

Les Frères de la vie commune de Magdeburg formeront bientôt une autre célébrité : Martin Luther (1483-1546). Son père, tout comme celui de Calvin, le prédestine à une carrière juridique. Mais en 1505, un violent orage fait éclater un éclair auquel il échappe de justesse. Pour trouver son salut, il prend le chemin inverse d’Erasme et décide de se faire moine chez les ermites augustiniens.

Les idéaux d’Erasme

La découverte brutale du contraste cruel entre la beauté morale du message de l’Evangile et l’hypocrisie troublante des pratiques religieuses, ainsi que la découverte de la beauté des belles lettres, vont nourrir chez Erasme une double ambition.

D’abord, il estime que le moment est venu de procéder à une réforme complète des pratiques anti-chrétiennes scandaleuses et de l’esprit oligarchique qui s’est emparé de l’Eglise catholique romaine. Depuis Constance (1414), Bâle (1431) et Ferrare-Florence (1437), tous les grands conciles œcuméniques avaient soulevé trois problèmes fondamentaux :

  1. Union doctrinale entre Orient et Occident ;
  2. Unité pour défendre la chrétienté face aux Turcs ;
  3. Réforme du fonctionnement interne.

Il allait de soi que tant que les deux premiers points n’étaient pas réglés, le troisième point était de l’ordre du tabou, comme Jan Hus avait pu le constater à ses dépens, lorsqu’il fut arrêté en arrivant au Concile de Bâle et brûlé sur le bûcher pour hérésie le 6 juillet 1415.

Pour Erasme, le problème n’était pas l’Eglise catholique, mais les forces oligarchiques qui malheureusement la dominaient de plus en plus. Les banquiers de Sienne et de Venise qui géraient les fortunes des cardinaux et des évêques, le culte des reliques et la simonie, ou encore les ordres monastiques, véritables empires féodaux possédant terres, hommes, et gérant les âmes humaines, au mieux, comme du bétail.

Pour y remédier, Erasme lançait un vaste mouvement d’éducation souhaitant l’appui d’un pape fort, capable de résister aux ordres et à l’argent. C’est le programme explicite du Enchiridion militis christiani (Manuel du soldat chrétien) et la vraie revendication que l’on retrouve implicitement dans L’Eloge de la Folie.

Comme Lorenzo Valla (1403-1457) ou comme Jacques Lefèvre d’Etaples (1450-1537) le feront à leur façon, Erasme désire reprendre l’Evangile à sa source, c’est-à-dire comparer les textes d’origine en grec, en latin et en hébreux, souvent inconnus sinon entièrement pollués par plus de mille ans de copiages et de commentaires scolastiques.

Collège trilingue, reconstruction 3-D (Crédit: Thierry De Paepe, 2017)

Pour venir à bout de ce travail d’Hercule, Erasme conçoit la fondation d’un collège trilingue chargé de cette tâche, réunissant les hommes les plus sages et loin des polémiques passionnelles et des carrières égotiques. Grâce au mécène Jérôme de Busleyden, ce projet verra le jour à Louvain en 1517, mais sera rapidement saboté par des théologiens menacés dans leur fonds de commerce.

Ensuite, le message optimiste du christianisme évangélique appelait, par sa nature même, à la défense de l’intérêt général et à des réformes politiques nécessaires pour y aboutir. C’est le sujet développé par Erasme et Thomas More dans L’Utopie. Cette utopie n’est pas utopique si l’on réussit à garantir une éducation classique pour tous, objectif des quatre mille Adages, et préoccupation fondamentale partagée avec Thomas More et Juan Luis Vivès (1492-1540).

En même temps, en reprenant le flambeau de Pétrarque, Erasme désire concilier cette « Philosophie du Christ », transmise par Saint Jérôme (317-419) et Origène (185-251), avec ceux (et uniquement ceux-là) qui dans l’antiquité « ont vu par la lumière naturelle un peu de ce que nous enseigne la Sainte Ecriture », en particulier Platon.

Il dit : « Cette philosophie (du Christ) est véritablement plus dans notre sensibilité que dans les syllogismes, plus dans la vie que dans la discussion ; elle est plutôt une intuition qu’une érudition, une inspiration qu’une raison ; c’est le lot d’un petit nombre d’êtres érudits, mais il n’est permis à personne de n’être pas chrétien ; nul n’a le droit de n’être pas pieux, j’ajouterai avec audace qu’il n’est permis à personne de n’être pas théologien. Ce qui est le plus conforme à la nature, pénètre plus facilement dans les âmes. Or, qu’est-ce que la philosophie du Christ, cette philosophie qu’il (le Christ) qualifie de [re-naissance], que le retour à une nature bien établie ? Et si personne n’a transmis ces vérités plus pleinement que le Christ, toutefois dans les œuvres des gentils on peut sauver plus d’une chose en accord avec cette doctrine. Y eût-il jamais si basse théorie philosophique qui ose enseigner que l’argent rend l’homme heureux… »

Avec Valla, dont il a lu les Elegantia, et son ami Juan Luis Vivès, il pense qu’en passant, il devient plus qu’urgent de reforger une langue, en particulier un latin, et une pédagogie qui reflète, par sa beauté, sa musicalité, et sa compassion, toute la noblesse de ce contenu.

Lorenzo Valla

Lorenzo Valla.

Leibniz affirme sans hésitation que les deux plus grands esprits du Moyen-âge sont Nicolas de Cues et Lorenzo Valla. Le jeune Erasme reconnaît en ce dernier le représentant de cette Italie idéale qu’il admire.

Issu d’une famille romaine aisée, Valla profite de professeurs particuliers, de l’helléniste Giovanni Aurispa (1369-1459), secrétaire papale d’Eugène IV et de Martin V, et en particulier de Leonardo Bruni (1370-1444), élève de Coluccio Salutati (1331-1406).

Comme Pétrarque, ce courant voyait l’alliance entre philosophes sophistes (et particulièrement Aristote) et théologiens scolastiques comme la base d’un ordre féodal anti-chrétien et obscurantiste. A l’université de Pavie, Valla se révolte contre la pensée dominante qui est l’averroïsme.

Averroès (Ibn Rushd, 1126-1198) est souvent vu à tort, et surtout par ceux qui se réclament des Lumières, comme un annonciateur de l’esprit moderne (car il a écrit une fois sur le vin et le sexe…). La réalité est tout autre car, à partir des traductions arabes d’Aristote, Averroès avait concocté une philosophie idéale pour maintenir ce monde féodal.

Selon lui, il fallait accepter le caractère double de la vérité. D’un coté, grâce à des symboles et des signes, la religion permettait de communiquer une vérité à l’immense multitude des illettrés.

Averroès

Averroès, tel qu’il fut dépeint par Raphaël dans l’Académie d’Athènes, fresque au Vatican.

D’autre part, une petite élite pouvait accéder à la vérité, qui elle, était toute philosophique. Ce qui est vrai en théologie peut s’avérer faux en philosophie, mais en dernière analyse, c’est l’intellect qui tranche, et point besoin de transcendance. Averroès écrit même un traité sur l’harmonie entre la philosophie et les religions sur cette base biaisée.

Mais évidemment, enseigner la philosophie à tous serait néfaste car seule la religion permet à la multitude d’accéder à une connaissance (symbolique) de la vérité… Aujourd’hui, on l’accuserait à raison d’être un adepte du royaume des mensonges de Léo Strauss.

L’averroïsme était l’idéologie choisie par l’oligarchie vénitienne pour dominer le monde et c’est elle qui va massivement promouvoir cet aristotélisme des temps modernes.

Pétrarque

Pétrarque.

Bien avant Valla, Pétrarque (Francesco Petrarca, 1304-1374), lors de son séjour à Venise, avait dénoncé les assauts intellectuels de quatre oligarques averroïstes (dont les trois vénitiens Dandolo, Contarini et Talento) décidés à le recruter à leur chapelle et « qui selon la coutume des modernes philosophes, pensent à n’avoir rien fait, s’ils n’aboient contre le Christ et sa doctrine surnaturelle. »

Son livre Sur ma propre ignorance et celle des autres se construit autour de cette polémique :

« S’ils ne craignaient les supplices des hommes de bien plus que ceux de Dieu, ils oseraient, dit Pétrarque, non seulement attaquer la création du monde selon le Timée, mais la Genèse de Moïse, la foi catholique et le dogme sacré du Christ. Quand cette appréhension ne les retient plus, et qu’ils peuvent parler sans contrainte, ils combattent directement la vérité ; dans leurs conciliabules, ils se rient du Christ et adorent Aristote, qu’ils n’entendent pas. Quand ils disputent en public, ils protestent qu’ils parlent abstraction faite de la foi, c’est-à-dire qu’ils cherchent la vérité en rejetant la vérité, et la lumière en tournant le dos au soleil. Mais, en secret, il n’est blasphème, sophisme, plaisanterie, sarcasme qu’ils ne débitent, aux grands applaudissements de leurs auditeurs. Et comment ne nous traiteraient-ils pas de gens illettrés, quand ils appellent idiot le Christ notre maître ? Pour eux, ils vont gonflés de leurs sophismes, satisfaits d’eux-mêmes en se faisant fort de disputer sur toute chose sans avoir rien appris. »

La publication de ce livre obligera Pétrarque à quitter Venise.

Contre l’ascétisme étouffant qui stérilise tout espoir, et réduit la créativité humaine à néant, Valla va mobiliser Epicure dans son écrit De Vere Bono (sur le véritable bien). Il s’agit d’un dialogue où un stoïque (Bruni) affirme que la raison seule est source de vertu. Le deuxième orateur (Beccadelli) est un épicurien qui affirme que le vrai bonheur ne provient pas de la vertu, mais du plaisir.

Epicure

Epicure, moins épicurien que l’on croit?

Epicure (IVe Siècle av. J.C.) précise que « Quand donc nous disons que le plaisir est notre but ultime, nous n’entendons pas par là les plaisirs des débauchés ni ceux qui se rattachent à la jouissance matérielle, ainsi que le disent les gens qui ignorent notre doctrine, ou qui sont en désaccord avec elle, ou qui l’interprètent dans un mauvais sens. Le plaisir que nous avons en vue est caractérisé par l’absence de souffrances corporelles et de troubles de l’âme.

« Ce ne sont pas les beuveries et les orgies continuelles, les jouissance des jeunes garçons et des femmes, les poissons et les autres mets qu’offre une table luxurieuse, qui engendrent une vie heureuse, mais la raison vigilante, qui recherche minutieusement les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter et qui rejette les vaines opinions, grâce auxquelles le plus grand trouble s’empare des âmes.

« De tout cela la sagesse est le principe et le plus grand des biens. C’est pourquoi elle est même plus précieuse que la philosophie, car elle est la source de toutes les autres vertus, puisqu’elle nous enseigne qu’on ne peut pas être heureux sans être sage, honnête et juste, ni être sage, honnête et juste sans être heureux. Les vertus, en effet, ne font qu’un avec la vie heureuse, et celle-ci est inséparable d’elles. »

Pour l’épicurien, (dit Valla) les actes héroïques que citent les stoïciens (suicide de Lucrèce, etc.) n’ont pas leur origine dans le désir d’être vertueux, mais découlent de la recherche d’un plaisir qui dépasse totalement les plaisirs du corps. Ainsi, dans le dialogue de Valla, le dernier orateur (le collectionneur de manuscrits pour Côme de Médicis, Niccoli) défend la vision chrétienne qui transcende de loin les épicuriens et il accuse ses prédécesseurs d’avoir été incapable de reconnaître que le vrai bonheur réside dans la faculté d’être en accord avec Dieu, bien qu’il appuie la critique épicurienne des Stoïciens. De toute façon, pour un vrai chrétien, disent Valla et Erasme, l’idée qu’une philosophie quelconque puisse enseigner la vertu, sans amour de Dieu et des hommes, est une fraude. On ne fait pas le bien parce que c’est vertueux, mais parce que faire le bien plaît à Dieu, à l’humanité et à nous-mêmes. Erasme développe cette idée dans son colloque L’Epicurien.

La déclaration d’indépendance américaine, à travers l’influence de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), qui part de Valla et d’Erasme, intègre explicitement cette notion dans l’idée de la défense de « la vie, la liberté et la poursuite du bonheur » (le bien étant consubstantiel avec le bonheur, dans le meilleur des mondes possibles de Leibniz).

Erasme se retrouve donc évidemment avec Valla, quand celui-ci se fâche contre cette « philosophie » d’Averroès et ses rejetons scolastiques. Il faut savoir qu’à l’époque d’Erasme rageait encore la bataille entre les « Anciens » (thomistes et scotistes) et les « Modernes » (Ockham et Buridan) et que pour bien marquer son rejet de ces écoles scolastiques, Erasme reprendra à son compte le terme de « philosophie du Christ » employé par Agricola, une philosophie qu’il voit exprimé par « saint Socrate », comme il le nomme dans le colloque Le Banquet religieux.

Polémiste chrétien mais anti-aristotélicien virulent, Valla est forcé d’aller de ville en ville pour devenir en 1433 le secrétaire d’Alphonse d’Aragon (1396-1458) à Naples. Là, il élabore entre autres un traité Sur le libre arbitre et réfute en 1440, sur des bases philologiques rigoureuses, l’authenticité de la « Donation de Constantin » déjà révélée par Nicolas de Cues dans la Concordance catholique. Ce texte, un faux, accordait des privilèges extravagants quasi-impériaux au pape et garantissait la mainmise totale des grandes familles romaines sur le Sacré Collège en charge de l’élection du pontife.

Nicolas de Cues

Le cardinal Nicolas de Cues, théo-philosophe et militant humaniste.

Quand l’humaniste Nicolas V (Tommaso Parentucelli, 1397-1455) devient pape en 1447, Nicolas de Cues et le cardinal Jean Bessarion (1403-1472) appellent les peintres Fra Angelico (1400-1455) et Piero della Francesca (1415-1492) à la Curie romaine tandis que Lorenzo Valla est chargé de traduire les historiens grecs Hérodote et Thucydide.

Dans le Repastinatio Dialecticae et Philosophiae (Eradication de la dialectique et de la philosophie) Valla affirme qu’il veut réfuter « Aristote et les Aristotéliciens, afin de préserver les théologiens de notre époque de l’erreur, et de les ramener vers la vraie théologie. »

Fâché contre la logique d’Aristote, il ne situe pas l’âme dans l’intellect, ni dans la volonté, mais dans le cœur (et Rabelais dira le sang). La séparation entre l’intellect et la volonté est artificielle parce que « c’est une seule âme qui comprends et se souvient, enquête et juge, aime et hait. » Ainsi, « l’amour (en grec : agape et en latin : caritas) est la seule vertu, car c’est l’amour qui nous rend meilleur ». Valla identifie cette qualité du sublime dans le combat, avec la « fortitude », et donne l’exemple du cas des apôtres, « qui, de couards, se transformèrent en hommes les plus courageux, du moment où ils reçurent le Saint-Esprit, qui est l’Amour du Père et du Fils. »

Erasme et More publient ensemble des œuvres de Lucien de Samosate (125-192). Peu créateur en philosophie, Lucien est un incomparable satiriste qui disait : « Je suis un homme qui hait les fanfarons et les charlatans, qui déteste les mensonges et les hâbleries, qui a en horreur tous les coquins […]. Or, il y en a beaucoup, comme vous savez […]. Oui, j’aime ce qui est vrai, ce qui est beau, ce qui est simple, en un mot tout ce qui mérite d’être aimé. Seulement, je dois avouer qu’il y a peu de gens auxquels je puisse faire l’application de cet art. »

Ainsi L’Evangile, de pair avec les dialogues de Platon, la verve des satires de Lucien, et aussi l’« épicurisme chrétien » de Valla, sera le modèle constant de More et d’Erasme.

L’Eloge de la folie

Hans Holbein le jeune, page de L’Eloge de la Folie.

Et puisqu’il faut s’amuser, pourquoi ne pas commencer par L’Eloge de la Folie ? Ecrit en quelques jours à Bucklersbury dans la maison de Thomas More près de Londres, ce texte exprime le choc ressenti par Erasme en voyant l’état lamentable dans lequel se trouvaient son église, et son Italie lorsqu’il s’y rend en 1506.

On comprend mieux ce qui a pu guider la main de l’auteur si nous le lisons à la lumière de ce que nous venons de voir au sujet de Valla : pour éduquer l’émotion, même si elle est un peu folle, il faut d’abord qu’elle puisse se manifester ! Ainsi la Folie personnifiée comme Stultitia, (qui oscille ironiquement entre fausse folie=vraie sagesse et fausse sagesse=vraie folie) y prend ironiquement la parole et se targue de ce que sans elle, rien n’est possible :

« Nulle société, nulle vie en commun ne saurait être agréable ou durable sans folie, à telles enseignes que le peuple ne pourrait supporter une minute de plus le prince, ni le seigneur le valet, ni la servante la dame, ni l’ami l’ami, ni l’épouse l’époux, s’ils ne se consentaient mutuellement tantôt de se tromper, tantôt de se flatter, puis à regarder sagement entre les doigts, ensuite à s’enduire d’un peu de miel de folie. »

Car, pour Erasme, il y a dans le monde beaucoup plus d’émotion (folie) que de raison. Ce qui maintient le monde en état, la source de la vie, relève de la folie (sagesse). Car l’amour est-il autre chose ? Pourquoi se marie-t-on, sinon par suite d’une aberration qui ne voit pas les inconvénients ? Toute jouissance et tout plaisir ne sont que des condiments de la folie. Lorsque le sage désire devenir père, il faut qu’il passe d’abord par la folie. Car qu’y a-t-il de plus fou que la procréation ?

« Pourquoi donc bécotons-nous et dorlotons-nous les petits enfants, si ce n’est parce qu’ils sont encore si délicieusement fous ? Et n’est-ce pas ce qui donne tant de charme à la jeunesse ? »

Mais la folie a une sœur qui s’appelle amour propre, autre ingrédient indispensable pour le bonheur. Une fois obtenue notre adhésion à cette énorme vérité humaine que la scolastique niait, Erasme fait éclore le deuxième thème, qui, discrètement présent dès le début (le père de la folie s’appelle « argent » et c’est lui qui dirige le monde..), nous surprend. Ici s’opère une magnifique transition où l’on passe d’un état de compassion à l’égard des faibles à une dénonciation satirique des forts.

De la folie « douce » des faibles, des enfants, des femmes, des hommes qui se trompent ou se sont éloignés de la raison par le péché, Erasme passe, et mobilise toute sa verve et son humour pour dénoncer la folie « dure » et criminelle des puissants, des « folie-sophes », des marchands, des banquiers, des princes, des rois, des papes, des théologiens et des moines.

Sans esprit de vengeance, mais avec le triste souvenir de son mauvais traitement dans les couvents, et tout en affirmant ne pas vouloir remuer cette Camarine (merde), la folie dit des moines :

« Les plus heureux, (…) sont ceux qui s’appellent communément eux-mêmes « [religieux] et [moines] » (solitaires), deux désignations très fausses, car la plupart d’entre eux sont très éloignés de la religion et on ne rencontre personne davantage qu’eux en tous lieux. Je ne vois pas quelle misère surpasserait la leur si je (la folie) ne venait à leur secours de maintes façons. Tout le monde les exècre au point que l’on considère comme un mauvais présage d’être fortuitement sur leur chemin ; cela ne les empêche pas d’avoir d’eux-mêmes une opinion grandiose et flatteuse. D’abord à leurs yeux la perfection de la piété c’est de n’avoir rien appris, pas même à lire. Puis, quand à l’église ils braillent leurs psaumes, qu’ils savent numéroter mais ne comprennent pas, ils croient chatouiller l’oreille des saints d’une profonde volupté. Parmi eux certains se font payer cher leur crasse et leur mendicité, devant les portes ils meuglent avec force pour qu’on leur donne du pain, [il n’y a pas d’auberge, de voiture, de bateau où ils ne fassent pas de chahut] au grand détriment bien sur des autres mendiants. Et c’est de cette manière que ces personnages tout à fait exquis, avec leur crasse, leur ignorance, leur rustauderie, leur impudence font revivre pour nous, disent-ils, les apôtres.

« Quoi de plus plaisant que de les voir tout faire selon une réglementation, d’après des sortes de tables mathématiques qu’il serait sacrilège de ne pas respecter : tant de nœuds à la chaussure, telle couleur pour chaque pièce de vêtement, telle diversité entre elles, telle étoffe et tant de chaumes de largeur pour la ceinture, tel aspect et tant de boisseaux de contenance pour le capuchon, tant de doigts de largeur pour la chevelure, tant d’heures de sommeil. Qui ne voit l’inégalité d’une telle égalité entre corps et esprits si divers ?… »

Pieter Bruegel l’aîné, La parabole des aveugles, 1568, Musée de Naples.

Ici nous vient inévitablement à l’esprit le tableau de Bruegel Les aveugles guidant les aveugles. Les scientifiques pensent aujourd’hui avoir identifié avec précision les quatre types de cécité différents qui frappent ces représentants des quatre ordres mendiants qu’on voit sur le tableau ! Où va le monde avec eux ? Dans le fossé !

Après toute cette dénonciation, Erasme avertit contre le voyeurisme cynique et le confort de l’impuissance, en disant que ceux qui trouvent que ceci est plus que ridicule doivent considérer ce qui est le plus sage : se réconcilier avec la folie de la vie (avoir la force d’aimer et d’agir), ou chercher une poutre pour se pendre !

L’Eglise du futur

En opposition avec cette satire, regardons cette « Eglise du futur » dont rêvaient les humanistes. On la trouve évoquée par François Rabelais dans le chapitre 52 du Gargantua. Gargantua propose au moine qui s’est fait remarquer par son amour pour les hommes en les défendant courageusement contre les soldats de Pichrocole (Charles Quint), de lui construire un monastère avec de belles murailles. Celui-ci répond que « ou mur y a et davant et derrière, y a force murmur, envie et conspiration mutue. »

Finalement, il construit l’abbaye de Thélème, un magnifique bâtiment hexagonal à six étages, digne des plus beaux châteaux de la Loire où, « Depuis la tour Artice jusques à Cryere estoient les belles grandes librairies, en Grec, Latin, Hébrieu, François, Tuscan et Hespaignol, disparties par les divers estaiges selon langaiges », référence on ne peut plus clair au projet du collège trilingue d’Erasme. (Thélème=désir en grec, peut-être une référence à Désiré Erasme).

Au lieu d’être repère de toute la lie de la terre, comme ce fut hélas souvent le cas pour les monastères, l’abbaye ne reçoit que les beaux et les belles, « bien formez et bien naturez », tous bien habillés avec les plus beaux habits possibles.

Dans une attaque satirique contre les souffrances imposées par les vêpres et autres matines, Gargantua disait que la plus sûre perte de temps qu’il ne connaisse « estoit soy gouverner au son d’une cloche, et non au dicté de bon sens et entendement. »

Par ailleurs la vie de l’abbaye était « employée non par loix, statuz ou reigles, mais selon leur vouloir et franc arbitre », le thème d’Erasme par excellence sur lequel nous reviendrons.

Leur règle était donc « Fay ce que vouldras », (souvent mal traduit comme [fais ce que TU voudras], ce qui enlève l’ambiguïté très intéressante entre ce que tu voudras et ce que Dieu souhaite que tu fasses) « …parce que gens libères, bien nez, bien instruictz, conversans en compaignies honnestes, ont par nature un instinct et aiguillon, qui toujours les poulse à faictz vertueux et retire de vice, lequel ilz nommoient honneur. »

L’optimisme philosophique exprimé par cette confiance dans le penchant naturel de l’homme à désirer le bien et l’auto-perfectionnement est précisément ce qui séparera toujours Erasme et Rabelais aussi bien des théologiens catholiques, que de Luther et Calvin.

Le Gargantua finit par une prophétie qui laisse entendre que Rabelais a compris que ce genre d’enseignement provoquera un tel bouleversement dans le monde que même les plus puissants ne pourront empêcher, car « Le filz hardy ne craindra l’impropère de se bender contre son propre père ; Mesmes les grands, de noble lieu sailliz, de leurs subjectz se verront assailliz, … »

Car une fois revenu à un véritable amour de l’enseignement du Christ et de l’Humanité, tous les autres problèmes du monde devenaient beaucoup plus facilement solvable.

La République Utopique

Thomas More. En l’an 2000, le pape Jean-Paul II le fait saint patron des responsables de gouvernement et des hommes politiques. Utopie?

L’Utopie (Isle de nulle part) que More a commencée dès 1509 pour faire diptyque avec L’Eloge de la folie et qu’Erasme lui pressa de terminer, est avant tout une satire. Erasme l’a complétée et veillé à son impression en 1516 chez Martens à Louvain.

Derrière le récit d’un personnage fictif, le marin portugais Raphaël Hythlodée « qui connaît assez bien le latin et très bien le grec », More esquisse le projet d’une véritable république, et élabore un programme d’action sur tous les problèmes sociaux (sécurité, crime, droit, mariage, éducation, etc.) et économiques (monnaie, monopoles, réforme agraire, laine, etc.) de son époque.

Hythlodée décrit une civilisation très organisée : elle possède des vaisseaux à carène plate et « des voiles faites de papyrus cousu », composée de gens qui « aiment à être renseignés sur ce qui se passe dans le monde » et qu’il « croit Grecque d’origine », car ils ont Lascaris (l’helléniste) comme seul grammairien.

Jean Lascaris

Jean Lascaris, helléniste hors pair et ambassadeur de François Ier à Venise.

A un moment il est dit : « Ah ! Si je venais proposer ce que Platon a imaginé dans sa République ou ce que les Utopiens mettent en pratique dans la leur, ces principes, encore que bien supérieurs aux nôtres, et ils le sont à coup sûr, pourraient surprendre, puisque chez nous, chacun possède ses biens tandis que là, tout est mis en commun. »

Ce commentaire satirique a attiré toutes les foudres des anticommunistes qui voyaient en lui et en Erasme des prédécesseurs de Marx, surtout quand More critique la dérégulation des marchés :

« Vos moutons, dis-je. Normalement si doux, si faciles à nourrir de peu de chose, les voici devenus, me dit-on, si voraces, si féroces, qu’ils dévorent jusqu’aux hommes, qu’ils ravagent et dépeuplent les champs, les fermes, les villages. En effet, dans toutes les régions du royaume où l’on trouve la laine la plus fine, et par conséquent la plus chère, les nobles et les riches, sans parler de quelques abbés (…), ne laissent plus aucune place à la culture (vivrière), démolissent les fermes, détruisent les villages, clôturant toute la terre en pâturages fermés, ne laissent subsister que l’église, de laquelle ils feront une étable… »

Aujourd’hui on considérerait que More est un « altermondialiste » avant l’heure. Aussi peu marxiste que Platon, More demande néanmoins l’abolition des monopoles privés et exige une régulation pour la défense de l’intérêt général, anticipant le protectionnisme altruiste de Jean-Baptiste Colbert, de Friedrich List et d’Alexandre Hamilton.

Encore plus drôle est le passage où il se moque de l’usure et de la frénésie pour les métaux précieux, usure alors à la source des pires exactions dans le nouveau monde : « Et qui ne voit qu’elle (la valeur de l’or) est inférieure à celle du fer, sans lequel les mortels ne pourraient vivre (…), alors que tout au contraire la nature n’a attaché à l’or et à l’argent aucune propriété qui nous serait précieuse, si la sottise des hommes n’ajoutait du prix à ce qui est rare ? La nature, (…) a mis à notre portée immédiate ce qu’elle nous a donné de meilleur, comme l’air, l’eau, la terre elle-même ; tandis qu’elle écarte de nous les choses vaines et inutiles. »

En Utopie, « pour parer à ses inconvénients, ils ont imaginé un moyen (…) Alors qu’ils mangent et boivent dans de la vaisselle de terre cuite, de forme élégante mais sans valeur, ils font de l’or et de l’argent, pour les maisons privées comme pour les salles communes, des vases de nuit et des récipients destinés aux usages les plus malpropres. Ils en font aussi des chaînes et de lourdes entraves pour lier leurs esclaves. Ceux enfin qu’une faute grave a rendus infâmes portent aux oreilles des anneaux d’or, une chaîne d’or au cou, un bandeau d’or sur la tête. »

Dénonçant le « complexe militaro-industriel » de son époque il critique les guerres injustes et inutiles et le danger d’avoir en permanence des armées professionnelles. « De quelque manière que les choses se présentent, je pense donc qu’un état n’a jamais aucun intérêt à nourrir en vue d’une guerre, que vous n’aurez que si vous le voulez bien, une foule immense de gens de cette espèce, qui mettent la paix en danger ».

Bien que le vol restera puni par la peine de mort en Angleterre jusqu’au milieu du XIXe siècle, More, le philosophe qui conseilla son prince et finit décapité par son meilleur élève le roi Henry VIII, dénonce cette loi comme inutile, perverse et radicalement contraire à l’Evangile : « Alors que Dieu a retiré à l’homme tout droit sur la vie d’autrui et même sur la sienne propre, les hommes pourraient convenir entre eux des circonstances autorisant des mises à mort réciproques ? »

Trois cents ans avant Friedrich Schiller, More et Erasme comprennent qu’une révolution politique passe par l’éducation de l’homme à des plaisirs élevés. Après avoir développé les plaisirs du corps (la santé, et l’absence de souffrance) il développe les plaisirs de l’âme, « qu’ils (en Utopie) considèrent comme les premiers et les plus excellents de tous, et dont la majeure partie résulte pour eux de la pratique des vertus et de la conscience de mener une vie louable. » Mais qui ne voit donc pas, que celui qui passe une vie à la recherche du plaisir du corps mène une vie « non seulement laide, mais pitoyable ? »

« Mais partout ils s’en tiennent au principe qu’un plaisir plus petit ne doit pas faire obstacle à un plus grand (noble) ; qu’il ne doit jamais entraîner la douleur après lui, et ce qu’ils considèrent comme allant de soi, qu’il ne doit jamais être déshonnête.

« Mépriser d’autre part la beauté du corps, ruiner ses forces, endormir son agilité par la paresse, épuiser son corps à force de jeûnes, détruire sa santé, rejeter avec mépris les autres douceurs de la nature, sans en espérer un surcroît de biens pour autrui ou pour l’Etat ni une joie supérieure par laquelle Dieu récompenserait le sacrifice ; pour une vaine ombre de vertu se détruire sans profit pour personne, avec l’idée de pouvoir supporter plus aisément un revers de fortune qui peut-être n’arrivera jamais : voilà ce qu’ils estiment être le comble de la folie, l’acte d’une âme méchante envers elle-même et suprêmement ingrate envers la nature, puisqu’elle la congédie avec tous ces bienfaits, comme si elle rougissait d’avoir cette dette envers elle. »

Mazarin

Le cardinal Mazarin, grand artisan de la paix en Europe.

More esquisse également les fondements d’une concorde entre l’Eglise et l’Etat, ce concept fondamental d’une laïcité positive, autorisant la liberté des consciences unies dans un intérêt supérieur. C’est ce concept qui sera repris dans l’édit de Nantes sous Henry IV et la paix de Westphalie de Mazarin : « Les Utopiens ont des religions différentes mais, de même que plusieurs routes conduisent à un seul et même lieu, tous leurs aspects, en dépit de leur multiplicité et de leur variété, convergent tous vers le culte de l’essence divine. C’est pourquoi l’on ne voit, l’on entend rien dans leurs temples que ce qui s’accorde avec toutes les croyances. Les rites particuliers de chaque secte s’accomplissent dans la maison de chacun ; les cérémonies publiques s’accomplissent sous une forme qui ne les contredit en rien. »

Et même : « Les uns adorent le soleil, d’autres la lune ou quelque planète. Quelques-uns vénèrent comme dieu suprême un homme qui a brillé en son vivant par son courage et par sa gloire.

« Le plus grand nombre toutefois et de beaucoup les plus sages, rejettent ces croyances, mais reconnaissent un dieu unique, inconnu, éternel, incommensurable, impénétrable, inaccessible à la raison humaine, répandu dans notre univers à la manière, non d’un corps, mais d’une puissance. Ils le nomment Père et rapportent à lui seul les origines, l’accroissement, les progrès, les vicissitudes, le déclin de toutes choses. Ils n’accordent d’honneurs divins qu’à lui seul.

« Au reste, malgré la multiplicité de leurs croyances, les autres Utopiens tombent du moins d’accord sur l’existence d’un être suprême, créateur et protecteur du monde. »

La pire calomnie contre More et Erasme, exactement la même que nous retrouvons aujourd’hui lancée contre Lyndon LaRouche et son mouvement, c’est justement que tout ceci est très beau, très idéal, mais totalement utopique et donc sans prise sur la vie politique ! Les belles idées sont sans effet sur la politique, qui elle, est sale et laide. Ecoutons Johan Huizinga, pourtant grand spécialiste d’Erasme :

« Malgré une certaine modération innée, Erasme était un esprit complètement impolitique. Il vivait trop loin de la réalité pratique et il avait une idée trop naïve de la perfectibilité des hommes pour être à même de comprendre les difficultés et les nécessités de l’appareil d’Etat. Ses conceptions au sujet du bon gouvernement étaient très primitives et, comme c’est souvent le cas chez des savants fortement teintés de morale, dans le fond très révolutionnaires, bien qu’il ne lui fût jamais venu à l’idée d’en tirer de telles conséquences. (…) Il voit les questions économiques dans leur simplicité idyllique. Le souverain doit régner gratis et lever aussi peu d’impôts que possible. (…) Il se révèle plus réaliste lorsqu’il énumère, à l’intention du prince, les travaux de la paix : l’entretien des villes, la construction de ponts, de halles, de rues, l’assèchement de marais, la rectification du lit des rivières, l’endiguement, le défrichement. » Pour Huizinga, tout ceci n’est pas de la politique car « ici, c’est le hollandais qui parle en lui ».

Erasme en Italie et la ligue de Cambrai

Et puisque justement on parle de politique, allons-y. Examinons un des enjeux essentiels de l’époque d’Erasme qui échappe à tant d’historiens recroquevillés sur leurs matelas académiques, et qui pourtant est fondamental pour comprendre la vie d’Erasme.

Car derrière cette féodalité des esprits, caricaturalement représentée par les ordres religieux et les empires terrestres qu’ils exploitaient, se trouvait une vaste féodalité de l’argent dont l’un des centres névralgiques s’appelle la Sérénissime Venise. Lieu de refuge des familles romaines quand les Goths d’Alaric saccagent la ville en 410, Venise, avec Gênes et les Lombards dans le nord est le centre d’un empire financier international. Leur devise sera « diviser pour régner » et leur spécialité le commerce des esclaves, les indulgences, et la manipulation des guerres. Pendant que la Venise « catholique » loue des bateaux aux croisés d’une main, elle n’hésite pas à vendre des canons aux Turcs de l’autre. Erasme décrit bien la nature de la bête dans son colloque L’Ami du mensonge et l’ami de la Vérité et il n’est pas le seul. Car, dès 1501, à Blois, le roi de France, Louis XII, et l’Empereur Maximilien envisagent de mettre fin à la domination de Venise.

En 1506, Erasme part en Italie en charge des enfants du médecin personnel d’Henry VII, et assiste surpris à Bologne au spectacle inoubliable de l’entrée du pape Jules II, armée de pied en tête, dans la ville. La seule vue du « Vicaire du Christ » à la tête d’une armée dans un tel appareil, le convainc de la véritable nature du personnage.

Alde Manuce

Alde Manuce, un éditeur avant tout au service du système?

Erasme sera à Venise avant et pendant les événements décisifs. D’abord, fin 1507, il s’introduit pendant plusieurs mois dans l’imprimerie d’Alde Manuce (1449-1515), grand éditeur d’Aristote dont l’atelier est devenu le rendez-vous obligé pour les lettrés et les érudits. Il y rencontre des hellénistes, en particulier Janus Lascaris (1445-1534), bibliothécaire et ambassadeur de Louis XII. Manuce, dont l’imprimerie est financée à l’origine par un futur détracteur d’Erasme, le prince Alberto Pio de Carpi (1475-1531), le loge chez Asolani, son beau-père. Erasme y partage pendant plusieurs mois sa chambre avec le jeune Aléandre et la nourriture y est tellement douteuse (selon le Colloque Opulence sordide) qu’il y attrape la gravelle.

Jérôme Aléandre (1480-1542), autre descendant d’une importante famille de Venise, était un littéraire de la nouvelle académie de Manuce et deviendra plus tard le légat du pape en charge de la lutte contre « l’hérésie ». Il s’implique dans une véritable chasse aux sorcières contre Erasme, homme qu’il hait de tout ses intestins, car il n’a pas trahi son idéal comme lui l’a fait. Il n’est pas exclu que tant de violence fut la réaction directe de l’oligarchie vénitienne. C’est contre Aléandre que Rabelais propose d’aider Erasme, dans sa lettre à notre humaniste.

Ensuite, le 10 décembre 1508 à Cambrai, une coalition hétéroclite est formée contre Venise réunissant différentes parties, hélas plus intéressées par leurs possessions que par l’avenir de l’humanité. Louis XII, protecteur de Léonard de Vinci, rêve de reprendre Milan car il descendait des Visconti. Le pape Jules II, grand amateur d’un catholicisme triomphant, veut reprendre la Romagne et Ravenne, occupées par Venise. D’autres princes et seigneurs entreront dans cette coalition.

Sur le champ de bataille d’Agnadel devant la ville, le 14 mai 1509 la Ligue de Cambrai inflige une défaite écrasante aux 40000 troupes vénitiennes. Le roi de France, Louis XII, charge immédiatement Léonard de Vinci de préparer les célébrations officielles de la victoire.

A Rome, le cardinal Raphaël Riario (1460-1521) demande alors à Erasme, présent dans la ville éternelle, d’écrire un mémorandum sur la situation. Erasme en fait deux, dont les textes ont bizarrement disparu. Il semblerait que tandis qu’un des textes expliquait comment faire la paix, l’autre stipulait comment gagner la guerre. Selon Melanchthon, le pape Jules II aurait soupiré qu’Erasme « ne comprenait définitivement rien aux affaires du monde. »

Agostino Chigi

Agostino Chigi, un banquier siennois à la tête du Vatican…

Jules II, qui en réalité semble vouloir faire la part belle aux concurrents de Venise, les Génois, envoi alors d’urgence son banquier, Agostino Chigi (1466-1520), l’homme qui a payé son élection en 1504 en achetant les voix des cardinaux, pour négocier une sortie de crise.

Chigi propose aux Vénitiens de renoncer à leur monopole sur l’importation de l’alun provenant de Turquie, une ressource stratégique indispensable pour fixer les teintures dans le textile et pour la fabrication du verre. Si en échange ils achètent l’alun de la mine papale de la Tolfa, dont Chigi a la gestion au service du Vatican, sa banque leur avancera l’argent nécessaire pour louer les mercenaires suisses qui permettront Venise de repousser la ligue de Cambrai, sur le point d’entrer dans la ville, et en position de mettre fin à leur système. Devant tant de choix, Venise accepte l’accord.

Jules II effectue alors un retournement d’alliances spectaculaire et s’allie avec les Vénitiens pour chasser les Français hors d’Italie. Le 5 octobre 1511, une Sainte Ligue officialise cette alliance et accomplit le travail. « Si Venise n’existait pas », disait le pontife, « il faudrait en faire une autre. »

Dominico Grimani

Dominico Grimani, le cardinal vénitien qui tenta de convaincre Erasme d’abandonner un combat jugé perdu d’avance…

A Rome, le cardinal vénitien Dominico Grimani (1461-1521), intime du banquier Chigi, offre alors habilement sa maison et sa bibliothèque riche de 8000 volumes à Erasme tentant de le retenir à Rome, tout en lui rappelant la fragilité de sa santé…

Celui-ci refuse et part pour l’Angleterre. Il y écrit en quelques jours L’Eloge de la Folie qu’il fait publier en France. Les humanistes avaient perdu une bataille, mais il fallait gagner la guerre. Un autre flanc s’ouvrait outre-Manche. Henry VII venait de mourir et le protégé de Thomas More, ce jeune lettré Henry VIII, avec lequel Erasme a échangé des poèmes, accède au trône.

A Rome, au service de Jules II, Le Bramante est chargé de lancer la reconstruction de Saint-Pierre, Raphaël est chargé des fresques de la Chambre de la signature et de la décoration de la villa d’Agostino Chigi, et Michel-Ange part à Carrare pour choisir les blocs de marbre pour le mausolée du pontife. Jules II, que Rabelais met en enfer à vendre des petits pâtés, sera le sujet d’une pièce tellement satirique, Jules refusé au paradis qu’Erasme dira que « l’auteur fut un fol, et l’imprimeur plus fol encore ».

Encourager Luther pour détruire Erasme

Lucas Cranach, portraits de Luther et de Melanchthon, 1543, Galerie des Offices, Florence.

Si l’on a souvent accusé Erasme d’avoir « pondu l’œuf que Luther a fait éclore », il serait plus juste d’affirmer que Luther est entré comme un renard dans le poulailler et que Venise lui a donné les clefs ! La question est légitime car si l’on avait voulu créer le prétexte nécessaire pour pouvoir abattre Erasme et son influence, on n’aurait pu mieux faire !

L’histoire s’accélère quand en août 1514, Albrecht de Brandebourg est promu archevêque de Mayence. Pour couvrir les frais de son installation, il concède une indulgence plénière (la rémission totale des péchés) contre de l’argent, le tout organisé par la banque des Fugger à Augsbourg, une dynastie de banquiers formée à Venise.

La moitié des profits lui revient, l’autre moitié part à Rome pour financer la reconstruction de la basilique Saint Pierre et ceux qui s’y réunissent. Le prédicateur dominicain Tetzel affirme que l’on peut même absoudre les morts, et que ceci ne nécessite aucune confession préalable ! L’historien Michelet affirme qu’on pouvait même obtenir la rémission des péchés futurs !

L’exploitation scandaleuse d’une véritable superstition pseudo-religieuse est l’enjeu réel de la plupart des débats théologiques. On soulignait « l’immortalité de l’âme », non pas pour obliger chacun à être responsable devant l’éternel, mais pour pouvoir vendre des indulgences ! Ces indulgences, qu’on nommait des « œuvres » ; permettaient à chacun de racheter ses péchés grâce à son « libre arbitre » !

Erasme avait déjà dénoncé les indulgences dans L’Eloge de la Folie publié en 1511, et la proportion scandaleuse de ces pratiques a peut-être été montée en épingle pour forcer une crise dont le terrain de bataille serait favorable aux ennemis d’Erasme.

Le siège de la banque Fugger à Augsbourg.

N’est-il pas étonnant de constater qu’en 1516, au moment même où Erasme estime être proche d’une victoire, le très vénitien Aléandre indique que « beaucoup ici n’attendent que la venue d’un homme providentiel pour ouvrir la gueule contre Rome ».

Ainsi Luther affiche à la fin de 1517 ses 95 thèses dénonçant la pratique des indulgences sur les portes de la Schlosskirche de Wittenberg. Il est évident que tant d’hypocrisie avait ouvert un boulevard pour le prédicateur et qu’il pouvait gagner une grande popularité en affirmant que le salut ne pouvait que venir de la foi (l’individu en relation directe avec Dieu, sans les sacrements de l’Eglise.) Bizarrement et sans qu’il l’ait souhaité ou suggéré, les thèses furent tout de suite traduites et imprimées en allemand pour atteindre toute l’Allemagne en moins d’un mois, délais extraordinaire pour l’époque.

Ensuite, en 1518, en reprenant le thème de Savonarole, adepte du thomisme, Luther présente à Heidelberg sa doctrine. Tout en attaquant la prédominance d’Aristote sur la théologie il affirme la nature pécheresse de l’homme et l’inexistence de la volonté humaine.

Estimant que l’homme est mauvais par nature, Luther est convaincu de l’imminence de la fin des temps:

Il survient au ciel beaucoup de signes qui annoncent que la fin du monde n’est pas éloignée. (…) Sur Terre, on s’occupe avec ardeur comme si le monde voulait se rajeunir et recommencer. J’espère que Dieu mettra fin à tout ça. Cela peut durer quelques années, mais le monde ne durera pas longtemps.

Le pape Léon X le convoque à comparaître devant son envoyé spécial à Augsbourg, le cardinal Cajetan et l’audience a lieu dans la maison des banquiers de la papauté, les Fugger (!). Luther refuse de reconnaître ses erreurs et, jetant le discrédit sur les demandes d’Erasme, appelle à un Concile général chargé d’abréger les mauvaises pratiques.

Erasme comprend immédiatement le rôle d’agent provocateur du prédicateur, car il se trouve maintenant entre le marteau et l’enclume, entre « Scylla et Charibde ». La radicalité luthérienne servira de prétexte à la répression du courant humaniste et il écrit : « Beau défenseur de la liberté évangélique ! Par sa faute, le joug que nous portons va devenir deux fois plus pesant. Ce qui autrefois n’était dans les écoles qu’une opinion probable devint déjà vérité de foi. Il devient dangereux d’enseigner l’Evangile…Luther agit en désespéré ; ses adversaires l’excitent à plaisir. Mais si nous devons assister à leur victoire, il ne nous restera que d’écrire l’épitaphe du Christ, qui ne ressuscitera plus. »

Charles Quint

Charles V.

Pour tenter de déjouer la logique infernale qui s’est enclenché contre lui, il est désormais obligé d’avancer sur plusieurs fronts à la fois. D’abord il écrit à Luther pour l’inciter à la modération. En même temps, il demande à l’électeur Frédéric de Saxe de ne pas livrer Luther avant qu’il n’ait été jugé par une université. Entre-temps il réédite son Poignard du soldat chrétien, indiquant le vrai défi devant la chrétienté et écrit au pape et aux cardinaux qui veulent encore l’écouter. Il leur demande de ne pas s’engager dans une querelle avec Luther tout en les mettant au pied du mur. La crise provoquée par Luther prouve son analyse : Si l’Eglise de Rome n’adopte pas les mesures de réforme lente et pacifique que lui, Erasme, propose, ils seront coupables d’avoir provoqué un siècle de violence ! Il le répètera dans sa lettre à More en 1527 : « je crains que bientôt cet incendie qui couve n’éclate et ne bouleverse le monde, c’est à cela qu’appellent l’arrogance des moines et la violence des théologiens. » La Rome immortelle entend habilement utiliser Luther contre Erasme. Elle ouvre donc la fausse polémique.

En 1519, Luther, à la recherche de financements, lance son Manifeste à la noblesse d’Allemagne sur la réforme de l’Etat chrétien manipulant le nationalisme naissant et le mécontentement des paysans. Il refuse la distinction entre le clergé et les fidèles, réclamant le droit au libre examen donné à chacun, et dénie au pape le droit de convoquer des Conciles, considérant que c’est une prérogative des princes. En se mariant avec une nonne qui lui donne six enfants, Luther flatte les valeurs de la famille chères au monde paysan. Et pour diriger la famille, pas de hiérarchie, pas d’intermédiaire, juste une Bible. Un livre au lieu d’un homme, prenez ceci et lisez !

En 1520 seront imprimées à Augsbourg, ville des Fugger, en quelques mois, d’août à novembre, les trois oeuvres majeures de Luther, dont Sur la captivité Babylonienne. A la fin de l’année, Luther brûle la bulle papale qui le condamne et au début de 1521, il est excommunié par Léon X. A la demande d’Erasme, qui pourtant n’aime pas Luther, l’électeur de Saxe le fait enlever et le cache en sécurité au château de la Wartburg.

Le duc d’Albe

Le duc d’Albe.

Erasme sait que si Luther tombe, tout son projet de réforme s’effondrera, et le monde s’engouffrera immédiatement dans la guerre. Entre-temps, Erasme réussit à mettre son ami, le modéré Melanchthon, à la tête du camp protestant qui rédige un catéchisme de la réforme et restera toujours ouvert à une réconciliation avec Rome.

Le 8 mai 1521, Charles Quint émet un premier placard qui condamne pour hérésie tout sujet qui osait imprimer ou lire les bibles et livres de Luther. Tout ceux qui violaient l’édit étaient coupables de laesa majestas divina, trahison contre Dieu. (Ce terme est identique à celui que le pape Innocent III employa contre l’hérésie cathare du treizième siècle.) L’établissement, pour la première fois, d’une équivalence entre l’hérésie et la trahison de l’Etat, punissable par la peine de mort, formait une juridiction d’exception totalement étrangère aux Pays-Bas Bourguignons. Les hérétiques étaient donc remis au « bras séculier » car lui seul pouvait disposer de la vie d’un condamné.

N’est-il pas étonnant que la bulle qui interdit les livres de Luther et incite à les brûler trouve son application initiale réservée exclusivement aux Pays-Bas Bourguignons, Etat-nation naissant et patrie d’Erasme, et nullement à la Saxe de Luther ! Charles Quint voulait ménager les princes allemands dont il réclame le soutien dans sa guerre contre François Ier, diront les historiens.

L’application de cette juridiction d’exception trouvera énormément d’opposition de la part des magistrats locaux qui résisteront tellement que Philippe II sera obligé d’envoyer le sanguinaire Duc d’Albe pour appliquer les décisions d’un Bloedraad (« tribunal du sang » ou Conseil des Troubles), ce qui provoquera le soulèvement du pays.

« Je trouve la mort plus douce que la servitude » (lettre d’Erasme à More)

A Louvain, où Erasme réside, Niklaas Baechem van Egmond, un carme bientôt à la tête de l’inquisition affirme à Louvain qu’« aussi longtemps qu’Erasme refuse d’écrire contre Luther, nous le tenons pour un luthérien » et la rumeur est lancée qu’il aurait rédigé les œuvres de Luther.

Tout ceux qui ont hésité à l’attaquer quand ils le croyait protégé par les rois ou le pape, donnent libre cours à leur haine. Les pires seront les faux amis, les jaloux et les seconds couteaux et ceux qu’Erasme appelle, reprenant Platon, « les frelons » (théologiens de tout poil). Il affirme néanmoins que « ni la mort ni la vie ne me détacheront de la communauté de l’Eglise catholique. »

Ses amis ont peur pour sa vie, et lui demandent d’écrire contre Luther… ou de le rejoindre. Rien de plus inquiétant d’être dans la raison et la modération.

Travailler à Louvain dans ce climat lui devient insoutenable et il part pour Bâle en 1522 où il retrouve le groupe d’amis autour de l’imprimerie de Johan Froben (1460-1527). Là, il retravaille les Colloques, certains rédigés initialement avant 1500 à Paris pour enseigner le latin à des enfants de familles aisées. Ayant compris que ses adversaires étaient de toute façon plus préoccupés par leur statut, leur honneur et leur mode de vie, que par une quelconque vérité relative à l’avenir de l’humanité, il les intègre personnellement dans ces petites pièces satiriques.

Que d’humour pour les ennemis de l’humour ! Erasme se fait un malin plaisir de ridiculiser le théologien anglais Edward Lee (1482-1544) et surtout le syndic de la Sorbonne, Béda, et tant d’autres qui ont empoisonné le monde en sabotant le climat de respect et de confiance mutuels qu’il aurait fallu pour accompagner une réforme incontournable. Vincent Dirks, dominicain louvaniste originaire de Haarlem et détracteur farouche d’Erasme se retrouve dans L’Enterrement sous la personne d’un cupide moine mendiant qui extorque d’un mourant des dispositions en faveur de son ordre.

Noël Béda (Bédier, 1470-1537) était le successeur de Jean Standonck de Malines, un pur produit du courant ascétiste des frères de la Vie Commune, au collège de Montaigu à Paris. Ce collège, d’une austérité insupportable, avait accueilli Erasme et Vivès, avant de voir passer Ignace de Loyola (1491-1556) et Jean Calvin (1509-1564) sur ses bancs. Béda fera tout pour impliquer Erasme dans le procès intenté contre le traducteur d’Erasme Louis Berquin (1485-1529), brûlé vif à Paris pour faits de religion. Bien avant l’index du Vatican, la Sorbonne commença à dresser les listes des écrits hérétiques et fera le premier index de cette époque en 1544. Mais déjà en 1526, la faculté condamna comme hérétique plusieurs propositions d’Erasme et plus tard les écrits de Rabelais. Déjà mis à mal par L’Eloge de la Folie, ses adversaires étaient encore plus outrés par les Colloques et ne lui ont jamais pardonné depuis. En 1530, François Ier, d’humeur humaniste, ordonna l’instauration du Collège des lecteurs royaux, présidé par Guillaume Budé en contact avec Erasme, pour court-circuiter ces centres de médisance.

La persécutions des juifs et des moresques d’Espagne en 1492 par Thomas de Torquemada (1420-1498) sous Isabelle la Catholique avait remis le goût du sang à la bouche de l’Inquisition. Cette Inquisition allait bientôt continuer sa sinistre besogne dans le plat pays. Déjà des témoignages ont dû venir aux oreilles d’Erasme, qui s’était attiré toutes les foudres pour sa défense de Johannes Reuchlin (1455-1522), célèbre hébraïsant qui avait protesté contre la destruction des livres hébraïques par les dominicains de Cologne.

Juan Luis Vivès

Buste de Vivès à Bruges.

Son ami Juan Luis Vivès (1492-1540), un juif converti et éducateur passionné qui collaborera avec Thomas More et Erasme à Louvain aurait pu lui raconter ce que nous savons aujourd’hui. En 1524, le père de Vivès est brûlé sur le bûcher en Espagne, accusé par l’Inquisition de pratique judaïque secrète et, quelques années plus tard, les dépouilles de sa mère, pourtant morte depuis 1509, seront déterrées et brûlées pour les mêmes raisons (!).

Paradoxalement, c’est en Espagne que les œuvres d’Erasme ont été le plus traduites et imprimées. Le cardinal de Tolède, Ximénèz de Cisnéros (1436-1517), y fait publier une bible polyglotte par le centre biblique trilingue de l’université d’Alcalá. Jusqu’à la mort d’Erasme, l’Inquisition y fut tellement divisée qu’elle se trouvait dans l’incapacité de le condamner. Mais après la mort de Ximénès, son collaborateur jaloux, Diego Lopez de Zuniga, rejoindra en 1522 le camp des ennemis d’Erasme.

En 1527, le sac de Rome par des lansquenets luthériens et les hidalgo espagnols, ne fait que confirmer ce qu’Erasme avait prévu et il souligne plus que jamais l’urgence de son projet : L’Eglise doit accepter de se réformer et tant que le pape se mêle d’affaires terrestres et de successions impériales, la guerre est au rendez-vous. Il dénonce le messianisme hispano impérial sous lequel est tombé Charles Quint en suivant les conseils des théologiens, et il défend l’idéal du régime constitutionnel des XVII Provinces des Pays-Bas Bourguignons qu’il a vu fonctionner lui-même.

Erasme, fatigué par la barbarie et ce qu’il appelle « la matélogie » (le parler en vain) répète dans l’Hyperaspistes (super bouclier) : « Je n’ai jamais renié l’Eglise catholique. Je sais que dans cette Eglise, que vous appelez papiste, il y a beaucoup qui me déplaisent, mais de pareils j’en vois aussi dans votre Eglise. On supporte plus aisément les défauts auxquels on est habitué. Par conséquent, je supporte cette Eglise jusqu’à ce que j’en aperçoive une qui soit meilleure, et elle est bien obligée de me supporter jusqu’à ce que je devienne meilleur moi-même. Et il ne navigue pas mal celui qui passe à égale distance de deux maux différents. »

En 1530, Erasme écrit à l’un de ses derniers interlocuteurs à Rome, le cardinal de Carpentras Jacques Sadolet (1477-1547), « Quand vous verrez se produire, ce qu’à Dieu ne plaise, des bouleversements terribles dans le monde, funestes non tant pour l’Allemagne que pour l’Eglise, rappelez-vous alors qu’Erasme l’avait prédit. »

Libre interprétation contre libre arbitre

Sous la pression de ses amis qui se polarisent dans les deux camps, Erasme se résout finalement à attaquer le fond de la pensée de Luther (et des frelons), tout en maintenant ses exigences de réforme. Il propose à chaque nouveau pape de former une commission indépendante regroupant des représentants respectés par l’ensemble des parties concernées et les états. Mais Rome continuera son double jeu.

Sollicité par les princes, et en particulier Henry VIII, Erasme écrira, dans les traces d’Augustin et de Valla, une Diatribe sur le libre arbitre, que Leibniz va pousser plus loin dans son Théodicée, et qui sera publiée à Anvers en 1524.

Cette question d’apparence théologique (« par libre arbitre j’entends ici l’action efficace de la volonté humaine qui permet de s’attacher à ce qui le mène au salut éternel ou de s’en détourner »), touche en réalité au fond de la thèse humaniste : sommes-nous capables de faire le choix du bien ou sommes-nous simplement « comme les haches dans les mains du bûcheron ? »

Erasme démontre d’abord à l’aide d’exemples le danger de pousser à l’absurde tout débat théologique, si l’on oublie la charité. « Certains thèses sont nuisibles précisément parce qu’elles sont inadaptées, comme du vin à un fiévreux. (…) Jouer ce genre de pièces devant un public nombreux et disparate, me semble non seulement inutile, mais encore pernicieux. »

Ensuite, il pèse les textes favorables et défavorables au concept du libre arbitre et constate que sans celui-ci la notion de péché perd toute substance. Si l’homme n’est plus responsable de ses actes quand il fait le bien, comment pourrait-on le tenir responsable de ses actes mauvais ?

Une fois clairement énoncé qu’il existe une harmonie entre une grâce coopérante et un libre arbitre coopérant avec Dieu, il est important de définir la proportion de chacun.

Différent de Saint Augustin qu’il juge trop dur, et pour qui le libre arbitre n’existe que grâce à la part divine que Dieu a créé en l’homme, Erasme accorde un rôle réel au libre arbitre des hommes, sans pour autant tomber dans l’hérésie Pélagienne, selon laquelle l’homme est tout et Dieu très peu.

Pour rendre sa pensée lisible, il évoque une métaphore simple, mais tendre, et belle :

« Un père a un enfant encore incapable de marcher, il tombe, le père le relève tandis qu’il fait des effortsn’importe comment pour se remettre debout ; il lui montre un fruit placé en face ; l’enfant se démène pour accourir, mais à cause de la faiblesse de ses membres il aurait vite fait de s’écrouler à nouveau si le père ne lui tendait la main pour le soutenir et ne dirigeait sa marche. Ainsi guidé par son père il parvient au fruit que le père lui met dans la main très volontiers comme récompense de son parcours. L’enfant ne pouvait se relever si son père ne l’avait ramassé ; il n’aurait pas vu le fruit si son père ne le lui avait montré ; il ne pouvait avancer si son père n’avait constamment aidé ses faibles pas ; il ne pouvait atteindre le fruit si son père ne lui avait mis dans la main. Qu’est-ce que l’enfant va revendiquer pour lui dans ce cas ? Et pourtant on ne peut dire qu’il n’ait rien fait. Mais il n’y a pas de quoi se glorifier de ses forces, puisqu’il doit à son père tout ce qu’il est. »

Erasme réussit ici un incroyable tour de force en mettant le doigt sur l’orgueil, un péché capital de surcroît, partagé par Rome et Luther. L’orgueil de celui qui réclame le droit au « libre examen » rejoint l’orgueil des liturgies excessives. Sa défense de la modestie de l’homme face à Dieu, dont Luther prétendait avoir le monopole, déjouait le fanatisme de ce dernier et ramenait beaucoup d’hommes à la sagesse. Au biblisme cruel d’un Luther partisan d’une grâce avare et réservée aux purs (cathares), Erasme oppose la générosité et la miséricorde infinie de Dieu toujours prêt à aimer ceux qui font authentiquement le libre choix de revenir à lui.

Gérard David, Repos pendant la fuite en Egypte (détail).

Faut-il s’étonner de voir apparaître soudainement chez un peintre comme Gérard David, ami de Quinten Metsys à Anvers, des vierges ayant sur leurs genoux des enfants qui tentent d’attraper des fruits ?

Luther livra toute sa science juridico-théologique dans son Du serf arbitre qu’il publie un an après Erasme, en décembre 1525. D’une politesse hypocrite, Luther conteste Erasme et mobilise toute sa science pour fournir les arguments à l’Inquisition pour réprimer notre humaniste. Piqué au vif par ce dernier quand il soulignait le danger consistant à faire d’une question théologique une si grande affaire, Luther proteste qu’Erasme « range l’affaire du libre arbitre au nombre de celles qui sont inutiles et non nécessaires. A sa place, tu énumères à notre intention les choses que tu juges suffisantes pour la piété chrétienne : cela donne une forme telle que pourrait la dessiner n’importe quel juif ou païen qui ignorerait tout à fait le Christ. Car du Christ, tu n’en fais même pas mention d’un iota, comme si tu pensais que la piété chrétienne pouvait exister sans le Christ, pourvu seulement qu’on adore de toute sa force [le Dieu très clément] par nature. Que dirais-je ici, Erasme ? Tout entier, tu dégages l’odeur d’un Lucien, et tu me souffles les vapeurs de la grande ivresse d’Epicure. »

Dans sa conclusion, Luther réaffirme et prouve sa thèse avec des axiomes qu’il annonce d’emblée : « Si en effet nous croyons qu’il est vrai que Dieu connaît et organise à l’avance toutes les choses, il ne peut alors être trompé ni empêché en la prescience et la prédestination qui sont les siennes. Ensuite, rien ne peut se produire, s’il ne le veut lui-même : c’est ce que la raison elle-même est forgée de concéder ; et du même coup, au témoignage de la raison précisément, il ne peut y avoir aucun libre arbitre dans l’homme. (…) Il est tout aussi manifeste, comme il résulte précisément de l’œuvre accomplie et de l’expérience, que l’homme sans grâce ne peut rien vouloir, si ce n’est le mal. Mais en somme : si nous croyons que le Christ à racheté les hommes par son sang, nous sommes forcés de reconnaître que c’est l’homme tout entier qui était perdu ; autrement nous concevrons un Christ, soit superflu, soit rédempteur de la partie la moins valable : ce qui est un blasphème et un sacrilège. »

Le calvinisme et le jansénisme ne seront que des interprétations de plus en plus radicales et « à la lettre » de quelques phrases d’Augustin ou de l’épître aux éphésiens de Paul, quand il déclarait (II, 8) : « C’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. Ce n’est pas par les œuvres, afin que personne ne se glorifie. »

Le Cicéronien

Voyant venir à grand pas les guerres de religion et l’Inquisition, Erasme double la pression sur ceux qu’il aime pour qu’une réforme progressive, raisonnable et humaniste de l’Eglise et de la société puisse s’organiser. Exaspéré par la décadence des humanistes de cette Italie dans laquelle il avait placé tout son espoir, il publiera en 1528 Le Cicéronien ou du meilleur genre d’éloquence, attaque satirique contre la secte créée par le vénitien Pietro Bembo (1474-1547) et dont faisait partie Jérôme Aléandre.

Cicéron

Cicéron se servait d’un latin magnifique.

Les Cicéroniens étaient le nom générique pour le Bembisme : pour eux, on ne pouvait que s’exprimer en imitant de façon pédante le langage de Cicéron et exclusivement en employant des mots, des bouts de phrases et des phrases de Cicéron ! Le Livre du Courtisan de Baldassare Castiglione (1478-1529), entièrement construit avec des emprunts de Cicéron et de Bembo, où il se moque de Léonard de Vinci, et qui sort des presses de Venise la même année, en est un bel exemple.

Erasme les supporte de moins en moins, car au lieu de se battre pour un projet de réforme et empêcher la guerre, ils passent, dans le meilleur des cas, leur temps à se faire plaisir avec des « belles lettres ». Erasme démasque le but non avoué de cette manœuvre pseudo intellectuelle : ramener le paganisme romain de ceux qui jadis avaient jeté les chrétiens aux lions :

Bouléphore (le donneur de conseil) : Mais alors, l’état présent de notre siècle est-il, à ton avis, en harmonie avec les traits essentiels de l’époque où Cicéron a vécu et a parlé, alors que s’est produit un changement du tout au tout dans la religion, l’empire, les magistratures, la chose publique, les lois, les moeurs, les études, l’apparence physique même des hommes, et tout le reste ?

Nosopon (le malade) : Rien n’est semblable.

Bouléphore : Quelle serait donc l’impudence de celui qui exigerait que nous parlions de toutes choses à la manière de Cicéron ? Qu’il nous rende d’abord la Rome qui existait autrefois, qu’il nous rende le sénat et la curie, les Pères Conscrits, l’ordre équestre, le peuple réparti en tribus et en centuries, qu’il nous rende les collèges des augures et des aruspices, les Grands Pontifes, les flamines et les vestales, les édiles, les préteurs, les tribuns de la plèbe, les consuls, les dictateurs, les Césars, les comices, les lois, les sénatus consultes, les plébiscites, les statues, les triomphes, les ovations, les supplications, les temples et les sanctuaires, les coussins sacrés, les rites religieux, les dieux et les déesses, le Capitole et le feu sacré : qu’il nous rende les provinces, les colonies, les municipes et les alliés de la ville maîtresse du monde. Puisque à tous points de vue la scène des affaires humaines a été totalement bouleversée, qui aujourd’hui pourrait parler de la façon adaptée sans être profondément différent de Cicéron ?

(…) Je dois faire un sermon devant une foule mêlée dans laquelle se trouvent des vierges, des femmes mariées et des veuves ; il faut parler des bienfaits du jeûne, de la pénitence, du fruit de la prière, de l’utilité des aumônes, de la sainteté du mariage, du mépris des choses passagères, du zèle pour les lettres divines ; de quel secours sera ici pour moi l’éloquence de Cicéron qui ne connaissait pas les réalités dont je dois parler et donc ne pouvait employer des mots qui sont nés après lui, nouveaux pour des choses nouvelles. Est-ce qu’il ne sera pas de glace l’orateur qui coudrait à de tels sujets des lambeaux arrachés à Cicéron…

(…) Que fera alors le candidat au style cicéronien ? Se taira-t-il ou bien changera-t-il ainsi les termes reçus chez les chrétiens ?

Nosopon : Pourquoi pas ?

Bouléphore : Eh bien imaginons un exemple. La phrase suivante « Jésus-Christ, Verbe et Fils du Père éternel, selon les prophéties est venu dans le monde et s’étant fait homme, il s’est lui-même livré à la mort, il a racheté son Eglise, a détourné de nous la colère de son Père offensé, nous a réconciliés de Lui, afin que justifié par la grâce de la foi et délivré de la tyrannie, nous sommes introduits dans l’Eglise et, persévérant dans la communion de l’Eglise, nous parvenions après cette vie dans le royaume des cieux », le Cicéronien le formulera ainsi : « Interprète et Fils de Jupiter Très bon et Très grand, Sauveur, Roi, selon les réponses des vaticinateurs, il est descendu de l’Olympe sur terre, et ayant assumé la forme humaine, il se dévoua spontanément aux dieux mânes pour le salut de la république et libéra ainsi son assemblée ou cité ou république et éteignit la foudre de Jupiter Très bon Très grand brandie sur nos têtes, il nous rétablit dans les bonnes grâces de celui-ci, afin que restaurés dans l’innocence par la munificence de la persuasion, et affranchis de la domination du sycophante, nous soyons cooptés dans la cité et persévérant dans la société de la république, quand les destins nous appelleront hors de cette vie, nous détenions le pouvoir souverain dans la compagnie des saints. »

(…) C’est du paganisme, crois-moi, Nosophon, c’est le paganisme qui persuade ces choses à nos oreilles et à nos cœurs : nous ne sommes chrétiens que de titre. Le corps a été immergé dans l’eau sacrée, mais l’âme n’est pas lavée ; le front a reçu le signe de la croix, mais l’âme maudit la croix ; nous professons Jésus avec la bouche, mais nous portons dans le coeur Jupiter Très bon Très grand et Romulus.

En 1530, après que le pape Clément VII eut accepté finalement de couronner Charles Quint empereur, Venise compensera Bembo pour ses loyaux services et le vrai gouvernement de Venise, le Conseil des Dix, en fera l’historiographe officiel de la pseudo République Vénitienne.

Erasme, qui refusa le cardinalat que lui proposa Paul III en 1535, se fera violemment attaquer par un Cicéronien en 1531, Jules César Scaliger (1484-1558). Etienne Dolet (1509-1546), un cicéronien (ex-humaniste) français qui se déchaînera également contre l’humaniste, finira quand même sur le bûcher.

Erasme étant accusé d’attaquer Rome et l’Italie, l’anti-érasmisme y devient une question nationale.

A partir de 1543, les oeuvres d’Erasme seront brûlées par le bourreau à Milan avant de subir l’interdiction totale par l’Index Vaticanus en 1559 où elles resteront jusqu’en 1900.

Cent ans après, la canonisation de saint Thomas More, le 4 novembre 2000, par Jean-Paul II indique heureusement que les choses peuvent changer.

François Rabelais (1494-1553)

François Rabelais. Portrait présumé.

En guise de conclusion voici maintenant un coup d’oeil rapide sur un vrai Erasmien français. Né en 1483 ou 1494, François Rabelais appartient en 1521 au couvent franciscain du Puy-Saint-Martin, près de Fontenay en Vendée. Là, il se lie d’amitié avec Pierre Amy (Lamy), dont Erasme dira qu’il n’avait « jamais vu de mœurs plus pures que les siennes ». Lamy le fait correspondre avec Guillaume Budé (1467-1540), promoteur des lettres grecques en France comme Jacques Lefèvre d’Etaples et le cercle de Meaux qu’anime son élève l’abbé Guillaume Briçonnet (1472-1534).

Toujours avec Lamy, Rabelais fréquente le cénacle humaniste du légiste André Tiraqueau à Fontenay. Rabelais y rencontre le seigneur Geoffroy d’Estissac, prieur et évêque de l’abbaye bénédictine de Maillezais, dont il sera le secrétaire pendant de longues années.

Vers la fin 1523, la Sorbonne (franciscaine), alarmée par la publication d’Erasme sur le texte grec de L’Evangile de Saint Luc, décide d’interdire en France l’étude du grec. Les moines du couvent de Rabelais confisquèrent sans vergogne les livres grecs de Rabelais et de Lamy. Là, Rabelais vit en quelque sorte la même expérience qu’Erasme avec les frères de ’s Hertogenbosch.

Lamy part pour Orléans, passe un moment à Lyon et finit en Suisse. Rabelais quitte le couvent en 1527 et part étudier la médecine à Paris, sous l’habit laïc. Bachelier à Montpellier, il commente les écrits sur la médecine d’Hippocrate et de Galien qu’il traduit du grec au latin en 1531.

Entre 1532 et 1533, on le retrouve médecin à Lyon tout en étant correcteur comme Etienne Dolet chez Sébastien Gryphe (1491-1556), imprimeur d’Erasme. Sous le nom d’Alcofrybas Nasier (anagramme de François Rabelais) il publie en 1532 son premier livre Pantagruel, censuré par la Sorbonne pour obscénité.

Guillaume du Bellay

Guillaume Du Bellay.

Il accompagne Geoffroy d’Estignac à Rome entre 1533 et 1536 et y retourne comme médecin de Guillaume du Bellay (1491-1543), frère du cardinal de Paris, Jean du Bellay. Les du Bellay étaient le pont entre les « politiques » ; français et les réformés modérés d’Allemagne dirigés par l’ami d’Erasme, Philipp Swarzerd (Melanchthon) (1497-1560). Ils seront aussi chargés par le roi de France d’une mission diplomatique délicate : servir d’intermédiaires entre Rome et Henry VIII dans l’affaire de son divorce, c’est à dire la mission même qui coûtera la tête à Thomas More en 1535. Lors de la mort de du Bellay, Charles Quint aurait affirmé que sa plume lui avait causé plus de dégâts que toutes les armées françaises.

Rabelais compte parmi les protégés de Marguerite de Navarre (1492-1549), sœur du roi François Ier, et obtient après la mort de ce dernier une protection du roi Henri II.

Il serait fastidieux d’analyser ici en détail de quelle façon Rabelais incorpore la « science » érasmienne. Le passage sur le torche-cul, satire contre le scolastique « docteur subtil » Duns Scot (1266-1308), ou le dialogue muet entre l’anglais Thaumaste et Panurge, où Rabelais se moque sans scrupules du nominalisme de Guillaume d’Ockham (1290-1349), figurent parmi les exemples emblématiques de cette « philosophie du Christ » qu’il partageait avec les humanistes. Les rebonds de L’Utopie de Thomas More et les Adages et Colloques d’Erasme ont été largement documentés. En tout cas, dans une lettre, Rabelais confesse humblement sa dette envers Erasme : « Ce que je suis, ce que je vaux, c’est à vous seul que je le dois. »

C’est évidemment dans le cadre opérationnel d’un réseau de résistance qu’il faut situer cette lettre de Rabelais à Erasme. Le 30 novembre 1532, Rabelais, prudent, écrit de Lyon en Latin à un certain Bernard Salignac, prête-nom pour Erasme, installé à Bâle. Au nom de l’évêque de Rodez, Georges d’Armagnac, un des diplomates de François Ier, Rabelais lui adresse L’Histoire juive de Flavius Josèphe.

« C’est pourquoi j’ai saisi cette occasion (…) de vous faire connaître (…) quel sentiment de respectueuse affection je vous porte, cher Père savant et bon. Je vous ai nommé « père », je dirais même « mère » (…). En effet les femmes enceintes (…) nourrissent un fœtus qu’elles n’ont jamais vu et le protègent de la nocivité de l’air ambiant ; vous vous êtes donné ce mal, précisément : vous n’aviez jamais vu mon visage, mon nom même n’était pas connu, et vous avez fait mon éducation, vous n’avez pas cessé de me nourrir du lait irréprochable de votre divine science ; ce que je suis, ce que je vaux, c’est à vous seul que je le dois : si je ne le faisais pas savoir, je serais le plus ingrat des hommes du temps présent et à venir. C’est pourquoi je vous salue, et vous salue encore, Père tout plein d’amour, vous qui êtes le père de votre patrie et sa gloire, défenseur des lettres, vous qui écartez le mal, et qui êtes le champion invincible de la vérité. »

Rabelais raconte alors qu’il entretient des « relations très familières » avec Hilaire Bertolphe, un des anciens secrétaires d’Erasme en contact avec Vivès. Bertolphe, un gantois réfugié à Lyon, l’aurait informé de la campagne de dénigrement systématique qu’organisait le prélat du pape Jérôme Aléandre à l’égard de l’humaniste. Les historiens modernes n’ont pas hésité à accuser Erasme d’avoir souffert d’un « syndrome de persécution ».

Erasme voyait à juste titre la « géométrie mentale » d’Aléandre et de Béda dans les écrits de ses détracteurs. Il pensait même que Jules César Scaliger, un averroïste, élève de l’université de Padoue et « Cicéronien » ; piqué au vif par la satire d’Erasme, n’était qu’un simple prête-nom d’Aléandre. L’hypothèse paraît séduisante étant donné que Cicéron lui-même souligne le prétendu bon caractère de l’empereur romain Jules César. Au-delà d’un témoignage d’affection, Rabelais livre à Erasme de précieux renseignements sur Scaliger, lui signalant qu’il s’agit d’un exilé de la famille des Scaliger de Vérone, pratiquant la médecine à Agen, près de Bordeaux. Pour sécuriser le contenu de la lettre, Rabelais emploie le grec, langue que seuls les humanistes maîtrisaient, pour le passage le plus sensible de la lettre. Il renseigne Erasme sur Scaliger : « et par Zeus, il n’a pas bonne réputation ; c’est le diable à coup sûr ; en bref, s’il a quelque science médicale, il est totalement athée, totalement, comme personne ne le fut jamais. » Rabelais, pour soulager la souffrance d’Erasme, rajoute que « ceux qui, à Paris, vous veulent du bien » ont court-circuité la diffusion du livre diffamatoire.

Pendant que les uns affirment qu’Erasme n’a jamais reçu la lettre, les autres disent que le manuscrit transmis fut effectivement publié. Mais ce qu’Erasme écrit à la fin de sa vie résonne comme un écho à la lettre de Rabelais :

« Journellement me parviennent de toutes les régions de l’univers les remerciements de ceux qui m’assurent que mes œuvres, quels que puissent être leurs mérites, les ont animés d’un beau zèle pour la bonne volonté et pour l’étude des lettres sacrées ; et ceux-la qui n’ont jamais vu Erasme, le connaissent et l’aiment pourtant, grâce à ses livres. »


Bibliographie sommaire


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