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Le Landjuweel d’Anvers de 1561 — Faire de l’art une arme pour la paix

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Sommaire

  • Introduction
  • Alphabétisation précoce (encadré)
  • Les Chambres de rhétorique
  • Réhabilitation
  • Joutes, compétitions et autres festivals
  • Landjuweel
  • Contexte politique et économique
  • Gand, 1539
  • L’influence d’Érasme
  • De Violieren et la Guilde de Saint-Luc
  • Anvers, 1561
  • Organisation du Landjuweel
  • Philosophie
  • Une journée mémorable
  • Paix et art, unis pour la célébration
  • Censure, répression et révolte dans les Pays-Bas bourguignons

Introduction

Comme chacun le sait, ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Non pas celle de l’humanité, mais la leur. Celle des « perdants » est laissée de côté. C’est pourquoi, en Belgique comme aux Pays-Bas, les églises officielles, catholiques, luthériennes ou calvinistes, et les élites dirigeantes, choisies par l’Espagne et les Britanniques, ont soigneusement effacé des livres la vérité sur le rôle révolutionnaire d’Érasme et son impact. 1

Comme nous le documentons ici, Érasme a réussi, grâce à sa bonté et son esprit noble et ironique, à mobiliser un assez large public, non seulement dans les sections instruites des élites européennes, mais également dans une large partie de la classe moyenne montante des travailleurs, une section sociale que l’on pourrait identifier aux Gilets jaunes d’aujourd’hui.

Denis van Alsloot – Détail, L’Ommeganck du 31 mai 1615 à Bruxelles, peinture, Victoria and Albert Museum.

A notre époque, les processions religieuses, les défilés de géants et les carnavals masqués de Venise, Rio de Janeiro ou encore de Dunkerque paraissent fort sympathiques, mais tellement loin de la « vraie culture » !

Qualifier ces événements et traditions de simple « folklore » résulte principalement d’une méconnaissance de l’histoire. Si l’on considère l’intention et le contenu de certaines de ces fêtes, comme le Landjuweel de Gand en 1539 et celui d’Anvers en 1561, avec cinq mille participants et encore plus de spectateurs, fêtes populaires plaçant l’art, la poésie et la musique comme véritables sources de paix et d’harmonie durables entre les nations, les États et les peuples, on peut dire qu’en terme de raffinement et de beauté, elles rivalisent, et je dirais même surpassent, bien des événements prétendument « culturels » d’aujourd’hui.

Les Chambres de rhétorique

Pays-Bas bourguignons vers 1500.

A l’origine de ces festivals et concours de poésie du type Landjuweel, des sociétés littéraires et dramatiques appelées Kamers van rhetorike (chambres de rhétorique), qui apparaissent à partir de la fin du XIVe siècle dans le nord-ouest de la France et dans les anciens Pays-Bas, surtout dans le comté de Flandre et le duché du Brabant.

Alors qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles ces chambres allaient devenir des clubs littéraires pour une bourgeoisie avide d’exercices d’éloquence et de rimes, à cette époque la culture rhétorique n’est pas socialement une culture d’élite, car la plupart des rhétoriciens étaient des commerçants et n’appartenaient pas à l’élite dirigeante de leur ville.

Des recherches récentes ont confirmé que les chambres de rhétorique de Flandre et du Brabant recrutaient principalement leurs membres dans les classes moyennes urbaines, plus précisément dans les cercles d’artisans (maçons, menuisiers, charpentiers, teinturiers, imprimeurs, peintres, etc.), de commerçants, de commis, d’exerçant des professions intellectuelles et de commerçants. 11

En 1530, parmi les 42 membres de la chambre bruxelloise De Corenbloem (Le Bleuet), on dénombre 32 artisans (bouchers, brasseurs, meuniers, charpentiers, tuiliers, peigneurs, pêcheurs, carrossiers, tailleurs de pierre, etc., soit 76,2 %). 12

Dans les professions artistiques, on compte un vitrier et deux peintres (7,1 %), et dans le commerce, un marchand de fruits, un aubergiste, un patron de bateau et un chiffonnier (9,5 %). Les autres membres sont un haut fonctionnaire, un harpiste et un annonceur.

Composition des membres de De Corenbloem, par profession.

Pour la période 1400-1650, on a recensé 227 chambres de rhétorique néerlandophones dans les Pays-Bas méridionaux et la Principauté de Liège, ce qui signifie que pratiquement chaque ville en possède au moins une. En 1561, le duché de Brabant compte environ 40 chambres de rhétorique reconnues, tandis qu’on en dénombre 125 dans le comté de Flandre. 13

Leur organisation est semblable à celle des corporations : à la tête de chacune se trouve le doyen, généralement un ecclésiastique (ces chambres conservaient un aspect religieux). Depuis leur création, elles sont de deux sortes : les libres (vrye), bénéficiant d’une subvention communale, et les soumises (onvrye ou vrywillige), n’ayant pas de subvention, mais rendant compte à une chambre suprême (hoofdkamer). Parmi les rhétoriciens se trouvent les fondateurs (ouders) et les membres (broeders ou gezellen) ; à la tête de toutes se trouvent un empereur, un prince, souvent un prince héréditaire (opperprins ou erfprins) ; viennent ensuite un président honoraire (hoofdman), un grand doyen, un doyen, un auditeur (fiscael), un porte-étendard (vaendraeger ou Alpherus) et un garçon (knaep), qui s’adonne parfois à la poésie.

Les plus importants sont les « facteurs », c’est-à-dire les poètes chargés de la « factie » (composition) des poèmes, des pièces de théâtre, des farces et de l’organisation des festivités. Initialement d’appartenance ecclésiastique, les chambres prirent leur indépendance pour s’établir, concrètement, comme un comité des fêtes, chargé par les autorités municipales d’égayer de poésie et de splendeur les événements politiques et culturels tout au long de l’année.

Réhabilitation

Des recherches plus poussées, principalement aux Pays-Bas, ont conduit les chercheurs à « réhabiliter » les chambres de rhétorique, désormais considérées comme des institutions ayant joué un rôle majeur dans le développement du néerlandais vernaculaire au cours de la période 1450-1620. 14

Certes, composées pour la plupart sous forme de dialogues entre personnages allégoriques, héritage du Moyen Âge et de la tradition des troubadours, artistiquement parlant, la plupart de ces pièces, à quelques exceptions près, n’ont jamais atteint le niveau ou la qualité d’intensité dramatique ou de raffinement de Shakespeare ou de Schiller.

Mais comme nous le verrons, le désir et l’intention d’émanciper le peuple à travers une forme d’art littéraire et musical qui élève par son contenu moral et libère par un rire cathartique (purificateur) étaient clairement au cœur de leurs objectifs admirables.

L’archiviste néerlandais Jeroen Vandommele suggère que les experts devraient repenser leur point de vue :

L’historien néerlandais respecté Herman Pleij a contribué à une meilleure compréhension du phénomène et a donné une impulsion majeure à cette approche en démontrant, à partir des années 1970, le potentiel de la littérature des XVe et XVIe siècles à générer ce qu’il appelle la « culture urbaine de la fin du Moyen Âge », véritable expression d’une culture civique et urbaine autonome. 16

Selon lui, leurs œuvres visaient à déclencher une « offensive civilisatrice » qui encouragerait les élites urbaines et les classes moyennes à se développer intellectuellement et moralement et à se distinguer (et se dissocier) de leurs homologues urbains moins civilisés.

Joutes, compétitions et autres festivals

Mystère de la Passion, tableau vivant sur le parvis des cathédrales.

Les chambres cultivent l’art de la poésie en s’affrontant lors de concours qui comptent parmi les événements majeurs qu’elles organisent entre elles ou pour le public. Chaque chambre fixe elle-même la fréquence des concours et la valeur des prix, souvent symboliques, à gagner. Si certaines chambres se contentent de quatre concours par an, la chambre anversoise De Violieren (La Giroflée) en fait une compétition hebdomadaire !

Très vite, ces activités donnent naissance à des festivités publiques, célébrées successivement dans toutes les grandes villes. Le Landjuweel combine habilement plusieurs genres théâtraux et musicaux, auparavant distincts, en une seule grande fête urbaine :

  • Les « Mystères » et « Miracles » (Mirakel-spelen, passie-spelen) sont des spectacles de rue ou de grands tableaux vivants, parfois sur des chars (wagen-spelen). Vers 1450, le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, joué des milliers de fois dans toute la France, est une pièce de 34 000 vers, nécessitant 394 acteurs qui retracent la vie du Christ cinq jours durant.
  • La « Fête des Fous » ou « Fête des Innocents », mascarades et déguisements organisés par des « sociétés joyeuses » auxquelles le clergé participe activement depuis le XIIe siècle. On assiste alors à un renversement total de la société : la femme devient l’homme, l’enfant l’évêque, le professeur l’élève… On élit un pape, un évêque et un abbé des fous, on brûle de vieilles chaussures dans des encensoirs, on danse dans les églises en marmonnant du latin de manière à provoquer de nombreux éclats de rire. On danse et chante, accompagnés par des musiciens jouant d’instruments à vent (flûte, trompette ou cornemuse) ou à cordes (vielle à roue, harpe, luth). Il n’est pas rare de constater une grave confusion au sein des couvents : relations nocturnes entre l’abbé des fous et les abbesses mineures, voire simulacres de mariage entre un évêque et une supérieure. Pour la fête des fous, le bas clergé se déguise, porte des masques hideux et s’enduit de suie. Le costume et les attributs des fous furent consacrés au XVe siècle. Papes, conciles et diverses autorités publièrent des textes visant à supprimer cette fête dès le XIIe siècle.
  • Les Ommegang (littéralement « tourner autour » de l’église) sont des processions religieuses, organisées par l’Église et les corporations d’arbalétriers en l’honneur des saints, dont ils portent les statues sur leurs épaules. Si à Bruxelles, l’Ommegang devient l’occasion pour les nobles de déambuler en ville (comme en 1549 pour témoigner de leur loyauté à l’occupant espagnol), à Anvers, deux Ommegang se succèdent : le premier, religieux, à la Pentecôte, le second, apparu plus tard, à l’Assomption, avec une forte participation laïque des corporations, des métiers et des chambres de rhétorique, chacun d’eux fournissant un char à une procession dans les rues de la ville.
  • Carnaval, nouveau nom donné par l’Église aux « Saturnales », grandes fêtes romaines de huit jours en l’honneur de Saturne, dieu de l’agriculture et du temps, lors du solstice d’hiver. Cette période de célébrations costumées et de libertés, notamment à Venise, qui se développe entre les XIe et XIIIe siècles, est encadrée par l’Église, qui juge nécessaire d’éviter les révoltes populaires. Elle se caractérise par une inversion des rôles et l’élection d’un faux roi. Les esclaves sont alors libres de parler et d’agir à leur guise et se font servir par leur maître. Ces festivités sont accompagnées de grands repas.

Les rhétoriciens estiment à juste titre que ces genres se complètent parfaitement. Les festivals alternent donc, sans mépriser la hiérarchie qu’impose la nature des sujets, pièces à contenu spirituel et religieux (mystères, passions) et pièces à contenu philosophique, didactique et moralisateur (zinne-spelen), sans oublier la satire, la farce et autres éléments humoristiques (sotties, esbattements, etc.).

Fête des fous. (après 1550). Maison du Roi, Réserves. Musée de la ville de Bruxelles.

Historiquement, la scène où se déroulent ces événements s’est déplacée, de la nef des églises vers le parvis des cathédrales, puis vers l’espace public au sens large, d’abord en plein air (sur la grand-place, dans le cimetière, sur un char) avant d’être obligée par les autorités de se tenir exclusivement dans des lieux fermés.

Parmi les concours organisés par les chambres de rhétorique, le plus ancien connu serait celui de Bruxelles en 1394. Celui d’Audenarde, en 1413, est mieux documenté. Suivront ceux de Furnes en 1419, de Dunkerque en 1426, de Bruges en 1427 et 1441, de Malines en 1427 et de Damme en 1431.

Landjuweel

A l’origine, les Landjuwelen étaient un cycle de sept compétitions entre milices communales pratiquant le maniement des armes, les Schutterijen du duché de Brabant. Les plus hautes personnalités du pays assistent à ces tournois, qui sont même honorés par les souverains.

L’idée est d’organiser un Landjuweel tous les trois ans, le vainqueur de la première compétition étant chargé d’organiser la suivante, et ainsi de suite. A l’issue du septième Landjuweel, les vainqueurs inaugurent un nouveau cycle. Le vainqueur du premier tournoi, qui a remporté une coupe d’argent, doit confectionner deux plats d’argent pour le vainqueur du deuxième Landjuweel d’un cycle, qui en confectionne à son tour trois pour le vainqueur de la compétition suivante, et ainsi de suite jusqu’au septième tournoi du cycle.

Il existait une étroite collaboration entre les sociétés chevaleresques des villes de Bruges et de Lille en Flandre, ainsi qu’entre Bruges et Bruxelles. Comme Bruges, Lille organisait un tournoi annuel, « L’Espinette ».

En février de chaque année, une délégation brugeoise se rend à Lille pour participer au tournoi, et en retour, les Lillois participent au concours annuel de l’Ours Blanc à Bruges, qui se déroule en mai. Ce spectacle donne lieu à des festivités auxquelles les poètes brugeois contribuent également. Ils écrivent les scénarios des esbattements, récitent des louanges et rapportent ces activités dans leurs chroniques.

Les divergences de langues ne suscitent aucune querelle. Des prix sont institués pour récompenser les œuvres rédigées en français ou en néerlandais, selon la langue véhiculaire de la ville où se tient le concours. Mais il arrive parfois que lors d’un même concours, un prix soit décerné pour des œuvres dans les deux langues. Ce fut notamment le cas à Gand en 1439. Des prix sont également décernés pour la plus belle œuvre.

Des thèmes sous forme de questions sont proposés, auxquelles seules les chambres autorisées peuvent répondre en vers, rédigés par les « facteurs ». Ces questions ont généralement un but moral ou politique.

Ainsi, en 1431, en pleine guerre entre la France et la Flandre alliée à l’Angleterre, la chambre de rhétorique d’Arras (l’ancienne Atrecht, dans les Pays-Bas bourguignons), pose la question : « Pourquoi la paix, si ardemment désirée, tarde-t-elle si longtemps à venir ? »

Rappelons qu’en 1435, la paix d’Arras, organisée par les amis du Cardinal Nicolas de Cues, Jacques Cœur et Yolande d’Aragon, scellait la fin de la guerre de Cent Ans. 17

Contexte politique et économique

Au fil des alliances et mariages, les Pays-Bas bourguignons tombent sous le contrôle de la famille des Habsbourg, entièrement à la merci de la banque des Fugger d’Augsbourg. 18

C’est ainsi qu’à sa mort, en 1519, l’empereur du Saint-Empire romain germanique, Maximilien Ier (de la famille des Habsbourg), devait environ 350 000 florins à Jacob Fugger. Pour éviter tout défaut de paiement sur cet investissement, Fugger rassemble un cartel de banquiers afin de réunir les pots-de-vin nécessaires pour permettre à Charles Quint, le petit-fils de Maximilien, d’acheter les votes et de lui succéder sur le trône.

En collaboration directe avec Marguerite d’Autriche, qui a rejoint le projet par crainte pour la paix en Europe, Jacob Fugger centralise ainsi les fonds nécessaires pour corrompre chaque « grand électeur » du Saint Empire germanique, profitant de l’occasion pour renforcer considérablement ses positions monopolistiques, notamment face à des concurrents comme les Welser et le port d’Anvers en pleine expansion. 19

Dans les années 1520, Charles Quint devra emprunter à un taux de 18 %, et jusqu’à 49 % entre 1553 et 1556. Pour maintenir les dépenses colossales nécessaires à la gestion de son vaste empire, il n’a d’autre choix que de mener une politique prédatrice. Il vend ses mines pour apaiser les banquiers, leur donne carte blanche pour coloniser le Nouveau Monde et consent au pillage des régions les plus prospères de son empire, la Flandre et le Brabant, les écrasant d’impôts et de dîmes pour financer l’« économie de guerre ». 20

L’essor assez spectaculaire de la Renaissance du Nord, qui accède, à travers l’apprentissage du grec, du latin et de l’hébreu, notamment grâce au Collège trilingue fondé par Érasme à Louvain en 1515 21, aux sciences et à toutes les richesses de l’époque classique, subit de plein fouet les coups de bélier d’une finance féodale devenue ogre.

Charles Quint ordonne de dresser une liste des auteurs à proscrire dans ses États, préfigurant ainsi la création de l’Index quelques années plus tard. De 1520 à 1550, il promulgue treize édits répressifs contre l’hérésie, introduisant une inquisition moderne inspirée du modèle espagnol.

Marie de Hongrie, portrait par Hans Knell.

La portée de ces « placards » reste assez limitée jusqu’à l’arrivée de Philippe II, en raison du manque d’enthousiasme de la reine régente Marie de Hongrie (1505-1558) et des élites locales à leur égard. Leur application est confiée aux autorités judiciaires urbaines et provinciales, ainsi qu’au Grand Conseil de Malines, sous la supervision d’un tribunal spécifique, établi en 1522 dans les Pays-Bas bourguignons sur le modèle de l’Inquisition espagnole.

En 1540 est fondé l’ordre des Jésuites, initialement chargé d’obtenir par la parole ce qui ne pouvait l’être par l’épée et le feu. Il se tourne rapidement vers son propre théâtre ! De 1545 à 1563, le Concile de Trente se réunit pour imposer des réformes et tenter d’éradiquer l’hérésie protestante. La lecture de la Bible était désormais interdite au commun des mortels, tout comme sa discussion et son illustration. Albrecht Dürer, le grand graveur et géomètre allemand établi à Anvers, fit ses valises en 1521 pour retourner à Nuremberg, et Érasme s’exila à Bâle la même année. Le grand cartographe flamand Gérard Mercator, formé par les érasmiens et soupçonné d’hérésie, fut emprisonné en 1544. Libéré de prison, il s’exila en Allemagne en 1552. En raison de leurs convictions religieuses, Jan et Cornelis, les deux fils du peintre Quinten Matsys 22, ami d’Erasme quittèrent Anvers et s’exilèrent en 1544.

Charles Quint abdiqua en 1555 pour laisser la place à son fils Philippe II. Ce dernier retourna en Espagne et confia la régence des Pays-Bas bourguignons à sa demi-sœur Marguerite de Parme (1522-1586).

Alors que l’administration des Pays-Bas bourguignons était officiellement assurée par le Conseil d’État, composé des stathouders et de la haute noblesse, un conseil secret (la consulta ) créé par Philippe II et composé de Charles de Berlaymont (1510-1578), Antoine Perrenot de Granvelle (1517-1582) et Viglius van Aytta (1507-1577) prenait toutes les décisions importantes, notamment en matière de fiscalité, d’ordre, d’administration et de religion, et transformait ainsi le Conseil d’État en une simple chambre consultative.

Trois conflits surgirent rapidement : la présence de troupes espagnoles, l’établissement de nouveaux diocèses et la lutte contre le protestantisme. Les troupes espagnoles survivantes des guerres d’Italie, fortes d’environ 3000 hommes, ne recevaient pas de solde et pillaient le pays. Après de nombreuses hésitations de la part de Philippe II, et sous la menace de la démission simultanée d’Orange et d’Egmont, les troupes partirent finalement en janvier 1561.

1523, Exécution des luthériens Hendrik Vos et Jan Van Essen.

Les premières victimes des persécutions, exécutés à Bruxelles le 1er juillet 1523, furent Hendrik Vos et Jan Van Essen, deux moines augustiniens d’Anvers qui avaient embrassé les idées de Luther, qu’ils avaient fréquenté à Wittenberg. 23 La première victime wallonne fut le théologien tournaisien Jean Castellain, exécuté à Vic, en Lorraine, le 12 janvier 1525. 24

De nombreuses victimes étaient des membres du clergé catholique convertis à la Réforme, mais aussi de nombreuses femmes. À partir de 1529, les persécutions prirent une tournure dramatique suite à l’adoption du placard impérial généralisant la peine de mort. 40 % des exécutions pour hérésie en Occident entre 1523 et 1565 eurent lieu dans les Pays-Bas bourguignons. Les XVIIe Provinces furent l’une des régions qui connurent le plus fort taux de condamnations à mort par rapport à l’ensemble de sa population. Environ 1500 personnes furent exécutées, soit une intensité trente fois supérieure à celle de la France. 25

Ils ne feront que renforcer l’opposition à la tyrannie qui conduira en 1576 Guillaume d’Orange (dit « Le Taciturne ») à prendre la tête de la révolte des Pays-Bas bourguignons, aboutissant 80 ans plus tard à la scission entre le nord (les Pays-Bas, majoritairement protestants) et le sud (la Belgique, exclusivement catholique).

Gand, 1539

Podium du Landjuweel de Gand de 1539.

En juin 1539, la Chambre De Fonteine (La Fontaine) de Gand convoqua les sociétés dramatiques et littéraires du pays à un grand landjuweel en l’honneur de la Sainte Trinité, pour lequel l’empereur Charles Quint accorda une permission et un sauf-conduit d’un mois à ceux qui souhaitaient y participer.

Une charte d’invitation fut publiée à ce sujet. Elle posait, pour la pièce de moralité, une question ainsi formulée : « Quelle est la plus grande consolation du mourant ? »

Ce sujet fait clairement écho à l’un des écrits populaires d’Érasme, traduit en néerlandais l’année de sa publication en 1534, de De preparatione ad Mortem. 26

Dix-neuf sociétés de rhétoriciennes répondirent à l’appel : il s’agissait de chambres établies à Anvers, Audenarde, Axel, Bergues, Bruges, Bruxelles, Courtrai, Deinze, Enghien, Kaprijke, Leffinge, Lo (dans le commerce de Furnes), Menin, Messines, Neuve-Église, Nieuport, Tielt, Tirlemont et Ypres.

La chambre anversoise De Violieren remporta le premier prix. Pieter Huys de Bergues remporta le deuxième prix, composé de trois vases en argent pesant sept marcs sur lesquels était gravée l’entrée d’une académie. Son poème, composé d’environ cinq cents vers en néerlandais, met en scène cinq figures allégoriques : la Bienveillance, l’Observance des Lois, le Cœur Consolé, la Consolation et le Cœur Contrit. Chacune d’elles énumère les biens dans lesquels l’homme trouve le bonheur à l’heure de la mort. Pour De Violieren, la plus grande consolation était « la résurrection de la chair », un dogme purement catholique.

Mais c’était sans compter sur la partie « off » du concours. Car les trois autres questions, auxquelles il fallait répondre en chœur, étaient :

  • « Quel animal au monde acquiert le plus de force ? »
  • « Quelle nation au monde fait preuve du plus de folie ? »
  • « Serais-je soulagé si je pouvais lui parler ? »

En conséquence, la majorité des pièces allégoriques jouées étaient des satires sanglantes contre le pape, les moines, les indulgences, les pèlerinages, le cardinal Granvelle, etc. Les compositions des lauréats gantois furent publiées d’abord en format in-quarto, puis en in-duo.

Dès leur parution, ces pièces furent interdites, et ce n’est pas sans raison que, plus tard, ce landjuweel fut cité comme le premier à avoir mobilisé le pays littéraire en faveur de la Réforme protestante. Ces œuvres étant loin d’être favorables au régime espagnol, le duc d’Albe ordonna leur suppression par l’Index de 1571 et, plus tard, le gouvernement des Pays-Bas bourguignons interdit même les représentations théâtrales des Chambres de Rhétorique.

L’influence d’Érasme

Érasme dans l’atelier de Matsys à Anvers, tableau d’Eugène Siberdt (1851-1931). À droite, le célèbre tableau de Matsys représentant les collecteurs d’impôts cupides.

À Anvers, l’influence d’Érasme était notable et sa présence recherchée. On connaît son amitié avec le secrétaire de la ville, Pieter Gillis 27, un humaniste érudit anversois très apprécié de Thomas More 28qui intégra certains de ses poèmes dans son œuvre majeure, L’Utopie. Pour plaire à More, Pieter Gillis et Érasme lui offrent leur double portrait réalisé par Quentin Matsys 29. La maison de Gillis à Anvers était également un lieu de rencontre régulier pour tous les grands humanistes de l’époque.

Den Grooten Spiegel, la maison de Gillis à Anvers.

De 1523 à 1584, 21 éditeurs ne publient pas moins de 47 éditions des œuvres de l’humaniste, et le rhéteur Cornelis Crul traduit, avant 1550, les Colloques et d’autres œuvres majeures en néerlandais.

La plupart des rhétoriciens maîtrisaient le latin et pouvaient donc lire Érasme dans l’original. Certaines écoles latines, comme celle de Gouda en 1521, incluaient dans leur programme des écrits choisis de lui pour chaque niveau de classes. 30

Le prestige de l’humaniste se répand dans toute l’Europe.

Ferdinand Colomb (1488-1539), fils très bibliophile du navigateur génois Christophe Colomb, non seulement acquit une vaste série de ses œuvres, mais se rendit aussi à Louvain en octobre 1520 pour y rencontrer leur auteur. 31

Dans une lettre datée de 1521, Jérôme Aléandre (1480-1542), légat du pape Léon X, mettait en garde contre les « éléments de mauvais aloi » qui prospéraient à Anvers. « Ils [les rhétoriciens] se présentaient comme les défenseurs de la bonne littérature et étaient tous de l’école de notre ami devenu un grand nom [Érasme]. » Aléandre ajoutait : « Il [Érasme] a pourri toute la Flandre ! » 32

De Violieren et la Guilde de Saint-Luc

Le blason de De Violieren (La Giroflée) d’Anvers pour le Landjuweel.

A Anvers également, la Chambre de Rhétorique, De Violieren, fondée vers 1442, fut créée en 1480 au sein de la Guilde de Saint-Luc, la guilde des artistes.

La devise des rhéteurs était « Uyt ionsten versaemt » (Unis par l’affection. Mais « ionsten » est aussi proche de « consten », le mot flamand pour les arts).

Cette symbiose produisit des résultats fructueux. Pour la plupart des historiens, les Violieren constituaient en quelque sorte la branche littéraire de la Guilde de Saint-Luc. Jusqu’en 1664, la guilde avait son siège sur le côté nord de la Grand-Place d’Anvers, la maison Spaengien ou Pand van Spanje.

La guilde était composée de tous les métiers liés aux beaux-arts, notamment les peintres, les sculpteurs, les enlumineurs, les graveurs et les imprimeurs.

Les Liggeren, registre de la guilde des peintres de Saint-Luc d’Anvers.
  • En 1491, l’ami d’Érasme, le peintre Quinten Matsys 33, y fut inscrit comme maître. L’une de ses commandes majeures, le Triptyque de la Déploration du Christ, provenait de la guilde des charpentiers. Selon l’archiviste en chef de la ville d’Anvers, Van den Branden, Matsys lui-même était membre des Violieren et écrivait des poèmes pour leurs concours ;
  • En 1515, Matsys fut rejoint à la Guilde de Saint-Luc par deux autres grands artistes inspirés eux aussi par l’esprit d’Érasme, Joachim Patinir (1480-1524) et Gérard David (1460-1523) ;
  • En 1519, les registres de la guilde (The Liggeren 34) mentionnent l’inscription de Jan Sanders van Hemessen (1500-1566), dont la fille Catharina (1528-1565) deviendra en 1548 la première femme peintre – et professeur de peinture aux hommes – à être admise à la guilde des peintres ;
  • En 1527, celle de Pieter Coecke van Aelst (1502-1550), maître de Bruegel ;
  • en 1531, ceux des deux enfants de Matsys, Jan et Cornelis ;
  • en 1540, celle de Peter Baltens (1527-1584) ;
  • en 1545, celle du graveur et imprimeur Hieronymous Cock (1510-1570) dont l’atelier produisit des estampes de Bruegel et du poète et traducteur révolutionnaire hollandais Dirk Coornhert (1522-1590), ami proche et conseiller de Guillaume le Taciturne (1533-1583) ;
  • en 1550, celle du grand imprimeur Christophe Plantin (1520-1589) ;
  • et en 1551, celle de Pieter Bruegel l’Ancien (1525-1569). 35

Les échanges quotidiens entre les rhétoriciens et les artistes les plus importants de l’époque eurent une influence bénéfique sur leurs activités et en firent, après quelques années, l’une des sociétés les plus prospères du Brabant.

Les correcteurs de l’imprimerie Plantin.

Dans les concours les plus importants, De Violieren remporta des lauriers : premier prix en 1493 à Bruxelles, en 1515 à Malines et en 1539 à Gand, dans une lutte mémorable à laquelle participèrent 19 chambres de différentes régions du pays.

En août 1541, un concours fut organisé à Diest par la Chambre locale De Lelie (Le lys), auquel participèrent dix autres chambres du Brabant. Le grand prix fut décerné à la Chambre anversoise De Violieren, pour la présentation d’un esbattement (farce).

Anvers, 1561

Comme de coutume, la Chambre ayant remporté le meilleur prix devait à son tour organiser un Landjuweel. C’était également l’avis de De Violieren, après son exploit à Diest ; cependant, les circonstances de l’époque ont fait que le sujet a été reporté. Vingt ans se sont écoulés avant que quiconque puisse songer à organiser un tel concours artistique.

Trois dirigeants de De Violieren, avec beaucoup de courage, s’engageront pleinement dans l’initiative, au péril de leur réputation, leur honneur, leur fortune, leur patrimoine et même de leur vie :

Anthonis van Stralen.
  • Anthonis van Stralen (1521-1568) était le chef des Violieren. Echevin d’Anvers, Van Stralen avait été étroitement associé à l’obtention du permis pour le Landjuweel. En mai 1561, il fut promu bourgmestre (buitenburgemeester) d’Anvers, peut-être en récompense de ses services. Le succès du Landjuweel était dû en grande partie à la coopération entre le magistrat anversois et le conseil des Violieren.
  • Melchior Schetz (vers 1513-1583) était prince de Violieren. Il était le beau-frère de Van Stralen et également échevin. Il était l’un des trois enfants du grand marchand anversois Érasme Schetz (mort en 1550), surnommé le « banquier d’Érasme ». 36 Avec ses trois fils, il a créé une importante société bancaire et commerciale. 37 Son amitié avec Érasme est symptomatique de la popularité dont Érasme jouissait à Anvers. Il lui offrit sa résidence hospitalière : la Huis van Aken, un palais où il avait reçu Charles Quint en personne.

    Dans une lettre, il lui fit, entre autres, cette proposition alléchante : « Mon cœur et l’âme de tant de personnes aspirent à votre présence parmi nous. Je me suis souvent demandé quel enchantement vous retenait ici plutôt que parmi nous. Pieter Gillis [secrétaire de la ville et leur ami commun] m’a donné une raison : nous n’avons pas de vin de Bourgogne, qui convient le mieux à votre tempérament, ne craignez rien, et si c’est le seul obstacle qui vous retient, n’hésitez pas à revenir ; nous veillerons à ce que vous soyez approvisionné en vin, et non seulement en vin de Bourgogne, mais aussi en vin de Perse et d’Inde si vous en avez envie et besoin. »

    En tant que prince de Violieren, son fils Melchior représentait la Chambre le plus souvent en public. Il devait également être responsable de l’organisation financière de la Chambre. Schetz était l’un des plus importants prêteurs d’argent d’Anvers. Il ne fait aucun doute que la ville a facilité financièrement l’organisation du festival.
  • Willem van Haecht (1530-1585) : Issu d’une famille de peintres et de graveurs, il était dessinateur et, vraisemblablement, libraire de profession. Sa devise était Behaegt Gods wille (conforme-toi à la volonté de Dieu). Van Haecht était un ami de l’humaniste et écrivain bruxellois Johan Baptista Houwaert (1533-1599). Il compare Houwaert à Cicéron dans l’éloge introductif du Lusthof der Maechden de Houwaert, publié vers 1582. Dans son éloge, Van Haecht affirme que tout homme sensé devrait reconnaître que Houwaert écrit avec éloquence et excellence.

    Van Haecht a également écrit les paroles de diverses chansons, généralement d’inspiration chrétienne. C’est le cas des paroles d’une chanson polyphonique à cinq voix, Ghelijc den dach hem baert, diet al verclaert, probablement composée par Hubert Waelrant (1517-1595) pour l’ouverture de la pièce des Violieren au landjuweel de 1561. Le poème a également été imprimé sur une feuille volante avec notation musicale, distribué à l’assistance.

    Dès 1552, Van Haecht était affilié à De Violieren, dont les membres comprenaient Cornelis Floris de Vriendt (1514-1575), le principal architecte de l’hôtel de ville de style Renaissance d’Anvers, ainsi que les peintres Frans Floris de Vriendt (vers 1519-1570) et Maerten de Vos (1532-1603). Van Haecht devint le « facteur » (poète titulaire) de De Violieren en 1558.

D’autres personnalités de premier plan impliquées dans l’organisation du Landjuweel comprenaient des imprimeurs tels que Jan de Laet (1524-1566), le graveur et éditeur Hieronymus Cock (vers 1510-1570) (fondateur de l’imprimerie Aux Quatre Vents qui publia les gravures de Bruegel) et le peintre Jacob Grimmer (1510-1590).

L’autre figure majeure était Peeter Baltens (1527-1584), peintre, rhéteur, graveur et éditeur anversois. 38 Baltens était membre de la Guilde de Saint-Luc et des Violieren. Ayant en partie formé Bruegel, son rôle s’avéra particulièrement important. Il noua des amitiés étroites (notamment avec les veuves de Hieronymus Cock (vers 1510-1570) et de Pieter Coecke van Aelst (1502-1550), cette dernière étant également la belle-mère de Bruegel) et collabora avec les plus grands noms anversois de son temps. Il s’associa avec des patriciens anversois tels que le poète Jonker Jan van der Noot (1539-1595), la riche famille de marchands Schetz et de riches marchands tels que Nicolaes Jonghelinck (1517-1570), banquier d’affaires, mécène et bailleur de fonds de Bruegel.

Selon Lode Goukens,

Herman Pleij note que les Rhétoriciens ont comme consigne de redorer le blason des marchands d’Anvers en faisant la distinction entre le bon grain et l’ivraie. 40

De Groote Robijn, résidence d’Anthonis van Stralen, maire d’Anvers.

Cependant, les recherches sur les relations entre peintres, poètes (ou rederijkers) et marchands montrent que ces trois groupes développent un style de vie culturel commun au XVIe siècle, dans lequel l’amour de la science et de l’art occupe une place centrale.

Pour lancer un concours de rhétorique, il fallait obtenir l’autorisation du gouvernement du pays, ce qui n’était plus chose aisée à l’époque. C’était une conséquence du concours de Gand de 1539, où les idées de nouvelles doctrines contre les institutions de la religion catholique furent présentées et défendues sans la moindre hésitation.

Cependant, De Violieren et les élus d’Anvers (Van Stralen et Schetz) étaient farouchement déterminés à organiser leur Landjuweel. Celui qui fit le plus pour retarder l’obtention de l’autorisation fut le cardinal Perrenot de Granvelle (1517-1582), archevêque de Malines et conseiller de Marguerite de Parme (1522-1586), après l’abdication de l’empereur, son frère Charles Quint, régente des Pays-Bas bourguignons.

Organisation du Landjuweel

En février 1561, les délégués de la ville d’Anvers s’adressèrent à Granvelle avec une requête adressée à la régente, dans laquelle ils soutenaient que De Violieren, par rapport aux autres Chambres, était statutairement obligée d’organiser un concours.

Antoine Perrenot de Granvelle.

Granvelle espérait torpiller l’initiative, mais, conscient qu’un rejet brutal aurait enflammé l’opposition, il chercha divers prétextes. Il fit poliment comprendre aux délégués qu’il souhaitait reporter un tel événement, prétextant que, grâce à l’accord de paix entre la France et les Habsbourg, la guerre venait d’être suspendue et que de telles fêtes représentaient des dépenses importantes, que le pays ne pouvait ou ne voulait pas assumer.

Cela ne dissuada guère les Anversois. Ils répondirent que l’année précédente, l’autorisation avait été accordée à la Chambre de Vilvorde et qu’un report était inconcevable. Sentant qu’ils n’y renonceraient qu’avec un profond dégoût, Granvelle accepta à contrecœur de présenter leur demande à Marguerite, tout en affirmant que l’État s’arrogeait le droit de prélever des impôts sur tous ceux qui participaient au concours.

Craignant surtout que la fête ne devienne une caisse de résonance pour tous ceux qui critiquaient l’occupation espagnole et les abus de l’Église, Granvelle les somma aussi d’informer les chambres participantes que ne pouvait apparaître dans leurs pièces, leurs esbattements ou leurs poèmes, le moindre mot, phrase ou allusion contre la religion, le clergé ou le gouvernement, sinon elles perdraient non seulement le prix qu’elles auraient pu gagner, mais seraient punies et privées de leurs privilèges et de leurs droits ; et que la Chambre d’Anvers avait à veiller à ce que la ville soit bien gardée pendant les festivités et qu’aucun trouble ne puisse survenir.

Marguerite de Parme.

Marguerite de Parme, souvent en désaccord avec Madrid, se montra plus ouverte et moins craintive que Granvelle. Après avoir consulté le rapport fourni par le Conseil de Brabant, qui savait pertinemment que trop de répression encourageait la protestation, elle apposa l’apostille le 22 mars 1561, invitant le chancelier du duché à fournir à Anvers les lettres cachetées nécessaires à l’organisation du Landjuweel.

Ces lettres furent émises le même jour au nom du roi et accordèrent un sauf-conduit de quatorze jours avant le début jusqu’à quatorze jours après la fin du Landjuweel à tous ceux qui souhaitaient y assister, à l’exception de,

La chambre de rhétorique d’Anvers avait soumis 24 thèmes potentiels pour le Landjuweel (voir liste ci-dessous). Marguerite de Parme leur offrait le choix entre les trois sujets qu’elle avait sélectionné 42:

  • « L’expérience ou l’apprentissage apporte-t-il plus de sagesse ? »
  • « Qu’est-ce qui conduit le plus l’homme vers les arts ? »
  • « Pourquoi un homme riche et avide désire-t-il davantage de richesses ? »

Philosophie

Pour montrer combien nos rhétoriciens, sous la direction de Van Straelen et de Schetz, traitèrent de questions philosophiques et politiques de toutes sortes, voici l’ensemble des vingt-quatre sujets qu’ils avaient soumis 43:

  1. Wat sake dat Roomen dede triumpheren? (Qu’est-ce qui a permis à Rome de triompher ?)
  2. Wat dat Roomen meest dede declineren? (Qu’est-ce qui a fait le plus décliner Rome ?)
  3. Weder experientie oft geleertheyt meer wijsheyt bybrengt? (Est-ce que c’est l’expérience ou le savoir qui apporte le plus de sagesse ?)
  4. Hetwelck den mensche meer verwect tot cunsten? (Qu’est ce qui peut conduire le plus l’homme vers l’Art ?)
  5. Dwelk ‘t voetsel der cunsten is? (De quoi l’art se nourrit-il ?)
  6. Waeromme den mensche van tydelycke dinghen zoo begheerlijk is? (Pourquoi l’Homme est-il tellement désireux des choses temporelles ?)
  7. Waer deur des menschen dagen meest vercort worden? (Qu’est-ce qui raccourci les jours des hommes ?)
  8. Waer deur des menschen dagen verlengt worden? (Qu’est-ce qui rallonge les jours des hommes ?)
  9. Waerom dat matige rijckdom ‘t meeste geluck der waerelt genaemt wordt ? (Pourquoi c’est la richesse moyenne qui apporte le plus de bonheur au monde ?)
  10. Dwelck den meesten voorspoed in deser waerelt is? (Quelle est la plus grande prospérité dans ce monde ?)
  11. Dwelck den meesten tegenspoed in deser werelt is? (Quel est le plus grand contre-temps dans ce monde ?)
  12. Hoe compt dat dagelix alle dingen verdieren? (Comment se fait-il que toutes les choses se consument chaque jour ?)
  13. Oft een ghierich mensch kan versaegt worden? (Si un homme avare peut être découragé ?)
  14. Waerom een ryck ghierich mensch meer rykdom begeert? (Pourquoi un riche avare désire encore plus de richesse ?)
  15. Waerom dat ryckdom egeen giericheyt en blust? (Pourquoi la richesse n’étéint pas l’avarice?)
  16. Waerom dat d’eynde der blysschappen ongenucht volcht? (Pourquoi l’amusement est suivi de mécontement ?)
  17. Waerom dat wellust berouw voortbrenght? (Pourquoi la luxure engendre des remords?)
  18. Waerom dat wellust hare straffinghe medebrengt? (Pourquoi la luxure apporte sa propre punition ?)
  19. Waar deur dat Roomen tot zoe groote prosperiteyt quam? (Comment les Romains ont atteint une si grande prospérité ?)
  20. Dwelk de monarchie van Roomen in voorspoed hiel? (Quel gouvernement a maintenu les Romains dans la prospérité ?)
  21. Wat cunste eldernootelykste in een stad is? (Quel art est de la plus haute nécessité dans une ville ?)
  22. Wat der wereld meer rust inbrenct? (Qu’est-ce qui peut amener le monde vers plus de paix ?)
  23. Waer deur de mensche meest compt tot hoocheyt der werelt? (Qu’est-ce qui conduit le plus les gens vers l’orgueil du monde ?)
  24. Waer deur men den woeker best zoude mogen extirperen? (Quel serait le meilleur moyen pour éradiquer l’usure ?)

À première vue, on pourrait dire qu’en choisissant la question « Qu’est-ce qui peut le plus conduire l’homme vers l’art ? » 44, Van Stralen et Schetz choisissent le sujet le moins « politique ». C’est méconnaître Érasme et la pensée platonicienne pour qui beauté et bonté forment une unité et pour qui tout gouvernement qui ne promeut pas la beauté, la néglige ou, pire encore, la méprise, se condamne à l’échec ! En pratique, les poètes, partant de ce principe supérieur, ont fini par fustiger, sans les nommer explicitement, tous les criminels et bellicistes de cette époque.

D’ailleurs, Willem van Haecht, le « facteur » (poète officiel) de De Violieren, dans la pièce qu’il composa spécialement pour le Landjuweel d’Anvers en 1561, montrait que ce qui conduisit les Empires à leur déclin fut, comme c’est encore le cas aujourd’hui, leur manque d’estime pour les Arts, y compris évidemment la Rhétorique.

Du coup, c’est sur ce thème que les 5000 participants (!) au Landjuweel, ont commencé à réfléchir, composer des chants, des pièces de théâtre, des refrains, des allégories, des rébus, des tableaux et des farces, le tout présenté ensuite, par le Landjuweel, à presque tout le pays.

On se frotte les yeux pour y croire : deux siècles avant (!) Friedrich Schiller, le poète allemand surnommé « poète de la liberté » et inspirateur de nombreuses révolutions à la fin du XVIIIe siècle, une élite humaniste éclairée par Érasme aux Pays-Bas a conduit une partie substantielle du pays à s’élever vers une paix durable en s’émancipant du servage et de l’ignorance par la beauté morale ! Le Landjuweel d’Anvers de 1561 fut bien plus qu’une simple fête, ce fut un changement de paradigme et un véritable tournant. Chapeau !

Après avoir reçu l’autorisation, la Chambre de rhétorique et le Conseil municipal d’Anvers s’attelèrent aussitôt à donner à ce grand festival littéraire toute sa splendeur et sa magnificience. Un carton d’invitation en vers fut rédigé, précisant le sujet du concours et les prix à gagner.

Melchior Schetz, prince de De Violieren, défilant dans les rues d’Anvers au Landjuweel de 1561.

Le 23 avril, ce carton d’invitation fut remis par le bourgmestre Nicolaas Rockox, en présence de Melchior Schetz et d’Anthonis van Stralen, à l’hôtel de ville d’Anvers, à quatre messagers assermentés, chargés de le transmettre à toutes les chambres de rhétorique du Brabant et de les inviter également au Landjuweel. Ces messagers voyagèrent aux frais de la ville et se rendirent d’abord à Louvain, la plus ancienne ville du Brabant. Partout, la nouvelle d’un Landjuweel à Anvers fut accueillie avec une joie extraordinaire, et les messagers furent accueillis avec une grande générosité.

Alors que dans la plupart des villes du Brabant les rhétoriciens s’occupaient à composer et à enseigner des pièces de théâtre et des poèmes, à fabriquer des chars de triomphe et à peindre des armoiries, à Anvers ils ne restaient pas inactifs.

De Violieren fait alors confectionner de magnifiques vêtements neufs pour ses membres, à la suggestion de Melchior Schetz, pour la cérémonie d’accueil offerte aux participants.

Podium du Landjuweel d’Anvers 1561.

Une élégante scène de théâtre fut érigée sur la Grand-Place d’Anvers, conçue par Cornelis Floris. Ironie de l’histoire, elle fut installée à l’endroit même où l’Inquisition décapitait les « hérétiques ». Le public assistait aux représentations debout, à l’exception du jury et des hauts fonctionnaires, pour lesquels des bancs étaient prévus.

Partout, l’effervescence et l’animation régnaient ; chaque citoyen souhaitait apporter sa contribution pour accueillir les invités étrangers avec la solennité requise et beaucoup de faste.

Le conseil municipal, pour sa part, avait pris les mesures nécessaires pour que tout se passe bien. Tous les habitants des rues où devaient passer les rhéteurs ont reçu l’ordre de dégager les rues et de retirer tout échafaudage ou obstacle qui pourrait gêner leur passage.

Tout le monde attendait avec impatience le 3 août, jour où l’entrée officielle aurait lieu et où les jeux de Landjuweel commenceraient.

Une journée mémorable

Hôtel de ville d’Anvers (à gauche) conçu par Cornelis Floris Devriendt.

Le 3 août 1561 est un jour mémorable dans l’histoire d’Anvers. La ville était parée de ses habits de fête : sur les façades des maisons, drapeaux, fanions et festons ; sur les places publiques, d’élégantes arches de style Renaissance.

Ce n’est un secret pour personne : les Anversois aiment gagner beaucoup d’argent. Mais ils aiment aussi le dépenser sans compter ! Au cours de ce merveilleux XVIe siècle, ils prenaient plaisir à afficher, lors de ces occasions, une splendeur qui dépasse, pour ainsi dire, notre imagination.

Juerken, le bouffon ou imbécile de De Violieren au Landjuweel d’Anvers de 1561.

Partout régnait la joie et la vie. De nombreux étrangers traversaient les rues ; tous, étrangers comme locaux, s’engageaient à maintenir le meilleur ordre possible au milieu de cette agitation et de ce tumulte. 45

À 14 heures, les « frères » de la guilde De Violieren se rassemblèrent pour se rendre ensemble à la Keizerspoort afin de rencontrer les chambres participantes. Ils étaient 65, montés sur des chevaux magnifiquement parés, vêtus de précieux uniformes. Ceux-ci se composaient de tabards de soie violette rayés de satin blanc ou de drap argenté, de pourpoints blancs rayés de rouge, de bas et de bottes blancs, et de chapeaux violets ornés de plumes rouges, blanches et violettes.

À la Keizerspoort, les chambres étrangères participantes furent solennellement reçues. Elles étaient quatorze et, au son des clairons et sous les acclamations de la foule, elles entrèrent dans Anvers, suivant la Huidevetterstraat, l’Eiermarkt et le Melkmarkt jusqu’à la Grote Markt, devant l’Hôtel de Ville.

Représentation artistique du Landjuweel d’Anvers de 1561, peint en 1899 par Edgard Farasyn pour l’hôtel de ville d’Anvers.

Le cortège était grandiose et impressionnant ; on n’avait jamais rien vu de tel dans ces régions. Sans les frères de la Guilde sur les chars, les porteurs d’armoiries, les écuyers, les valets de pied, les trompettistes, les tambours et autres musiciens à pied, le nombre de rhétoriciens à cheval de toutes les villes s’élevait à 1393, celui des chars à 23 et celui des autres chars à 197. 46

L’Ommegang de 1685 (supposé être une procession religieuse sans concours de poésie ou de théâtre) donne néanmoins une idée de ce à quoi ressemblaient les événements culturels de masse à Anvers.

Après quinze jours de compétition entre les villes de grande et moyenne taille pendant le Landjuweel, une semaine supplémentaire de « Hagespelen », des compétitions moins fastueuses et moins coûteuses entre les cantons, villages et communes, a suivi. Les organisateurs ne voulaient pas de perdants. Les formats étaient si variés qu’à la fin du mois, pas une seule ville, village ou commune n’était sans prix.

Pièce de théâtre dans un village flamand.

Et de retour dans leurs villes, tous ces acteurs culturels, comédiens, chanteurs, poètes, farceurs et comiques, dynamisés comme jamais par la rencontre avec une nation entière, rejouèrent chez eux la pièce ou le spectacle qui leur avait valu un prix. Dans la mesure où chaque chambre primée fut obligée d’organiser un nouveau concours, un véritable effet de diffusion et de contamination culturelle se répandit dans le pays.

Bateaux de mer entrant à Bruxelles par le canal Bruxelles-Escaut. Peinture d’Andreas Martin (1699-1763).

La joie et la fierté étaient telles que la Chambre de Vilvorde a donné une représentation spéciale pour l’ouverture du nouveau canal Bruxelles-Willebroek en octobre 1561. Le projet d’un canal de 28 km de long, reliant Bruxelles à l’Escaut (et donc à Anvers et à la mer) était évoqué depuis 1415, mais c’est Marie de Hongrie qui, en 1550, a ouvert le chantier. Le canal a vu le jour après 11 ans de travaux.

Le Landjuweel d’Anvers impressionna les spectateurs venus de l’étranger, parmi lesquels Richard Clough 47, représentant du financier anglais Thomas Gresham. Le marchand ne cacha pas son admiration et ne tarit pas d’éloges sur les festivités, les comparant à l’entrée de Philippe II et de Charles Quint à Anvers en 1549. Il ne pouvait que constater que l’organisation du Landjuweel était plus vaste et le spectacle plus impressionnant :

Paix et art, unis pour la célébration

Le mardi 5 août, deux jours après la grande réception des chambres participantes, les rhétoriciens en visite, ainsi que le reste des spectateurs, sont solennellement accueillis sur la Grand-Place d’Anvers.

Les Violieren proposent ensuite une zinnespel (morale) de bienvenue : Den Wellecomme (La Bienvenue), écrite par Willem van Haecht. Au cœur de la pièce se trouve la paix relative qui permet l’organisation du Landjuweel, une rencontre symbolisant le renouveau de la rhétorique (l’art de la rhétorique) rendue possible grâce à la tranquillité retrouvée. Le duché avait beaucoup souffert dans les années 1550, mais s’était lentement relevé après la paix du Cateau-Cambrésis (1559) marquant une pause dans le conflit entre les Habsbourg et la France. L’espoir de jours meilleurs était permis. Les réactions littéraires à la paix furent donc particulièrement optimistes. L’aube d’un nouvel âge d’or était dans tous les esprits.

La pièce met en scène trois nymphes, des fleurs – sœurs – qui, ensemble, représentent De Violieren. Après des années de guerre, la Chambre a eu l’opportunité d’organiser le Landjuweel. Pour cela, les nymphes ont une grande dette de gratitude envers le peuple brabançon. Malgré les temps difficiles et les divisions croissantes entre les différents groupes sociaux, le peuple est resté uni.

C’est la Concordia, le sentiment d’unité et de solidarité, qui unit désormais les défenseurs du bien public. Par amour pour l’art de la rhétorique, tous sont venus de tous horizons à Anvers pour célébrer ensemble le Landjuweel. Selon les nymphes, il est grand temps que Rethorica reprenne la place qui lui revient dans la société. Maintenant que le dieu guerrier Mars et la détestée Discordia ont été chassés, elle seule peut apporter joie et paix au pays. Seule la semence de la rhétorique (« Rethorices saet ») peut porter des fruits de joie.

Les fleurs se mirent donc en quête de Rethorica. Autrement dit, De Violieren décrit principalement le Landjuweel comme une fête de la joie, organisée par les Chambres de Rhétorique pour renforcer le sentiment d’appartenance et les liens d’amitié entre les villes et les peuples de la région.

welcomme
Illustration du drame de Van Haecht « La Bienvenue ». Trois nymphes viennent réveiller Rethorica, endormie, mais protégée par Antwerpia. A gauche sur l’avant-plan, les outils d’invention et de travail que Rhetorica a abandonné en s’endormant.

Finalement, les nymphes trouvent Rhetorica, endormie dans les bras d’une jeune fille (Anwerpia), qui l’a toujours protégée. Alors que les déesses de la vengeance (« Érinnies ») ont ravagé le pays pendant vingt ans, la rhétorique a toujours été protégée et chérie à Anvers. Il est temps de la réveiller de son long sommeil hivernal. Une fois réveillée, Rhetorica et le Landjuweel marqueront le début d’une période de prospérité, pour Anvers et pour le monde.

Den Wellecomme ne se contente pas de dégager une atmosphère de joie et d’euphorie, il lance aussi quelques piques aux oppresseurs. Les Chambres conservèrent un arrière-goût amer. Au cours des années précédentes, plusieurs rhétoriciens avaient été frappés par le destin. Le « facteur » précédent, le très estimé Jan van den Berghe (mort en 1559), était décédé de vieillesse. De plus, deux membres éminents avaient été victimes de persécutions religieuses.

Les imprimeurs Frans Fraet (1505-1558) et Willem Touwaert Cassererie (vers 1478-1558) furent condamnés et exécutés en 1558, malgré les protestations vigoureuses de leur guilde, pour avoir imprimé et été trouvés en possession de livres interdits (des Bibles néerlandaises).

Gravure d’après Jan van der Straet (Johannes Stradanus).

Anvers était le centre nord-européen de l’édition hétérodoxe dans la première moitié du XVIe siècle. C’est d’Anvers que les livres étaient expédiés dans toute l’Europe. Alastair Duke, qui a étudié les méthodes de l’Inquisition à cette époque, a suggéré que sur quatre mille livres publiés en Europe entre 1500 et 1540, la moitié a été imprimée à Anvers 49 ; presque la moitié de ces publications contenaient des influences protestantes. 50

Ces persécutions renforcèrent la méfiance du gouvernement central envers les rhéteurs. Les temps n’étaient pas faciles pour eux.

L’art de la rhétorique « n’a pas beaucoup d’amis », comme le regrette Van Haecht. 51

Bien que le Landjuweel ait été conçu pour célébrer la paix et non pour exprimer le mécontentement, l’horreur des années de guerre passées et les divisions qui en ont résulté étaient clairement palpables.

La rencontre se déroula sous le signe de l’amitié et de la solidarité – ce qui n’était pas sans raison la devise de De Violieren. Faisant référence au miracle de la Pentecôte, le carton d’invitation comparait les rhétoriciens aux apôtres, qui reçurent le Saint-Esprit en se rassemblant dans l’unité, sans désaccord ni conflit. Ce motif était courant chez les rhétoriciens.

Déjà dans les poèmes du brugeois Anthonis de Roovere (vers 1430-1482), les pièces de théâtre gantoises de 1539 et dans Const van Rhetoriken de Matthijs de Castelein (1485-1550), l’inspiration du rhétoricien est comparée à l’enthousiasme religieux des apôtres à la Pentecôte. Les rhétoriciens considéraient leur poésie comme un don du Saint-Esprit. Cela rappelle fortement la thématique d’Érasme dans sa Querela Pacis (La Complainte de la paix, 1517). Dans ce célèbre pamphlet pour la paix, le miracle de la Pentecôte est également utilisé pour souligner l’importance de l’unité et de l’amour dans la société. Seule la religion chrétienne, selon Érasme, avait la force de se défendre contre la tyrannie et la guerre. Le bien-être de la société tout entière a toujours eu la priorité sur toute forme d’intérêt personnel.

Un carton d’invitation rimé fut envoyé à toutes les chambres du Brabant, accompagnée d’une gravure sur bois (probablement réalisée par Willem van Haecht). Cette gravure allégorique souligne l’importance de la rhétorique pour parvenir à la paix.

Estampe sur bois illustrant l’invitation adressée aux autres chambres de rhétorique par les Violieren d’Anvers pour le Landjuweel de 1561.

Rhetorica trône au centre, ses attributs étant un parchemin et un lys, symboles respectivement des vertus de promotion du savoir et d’harmonisation de l’art rhétorique. De chaque côté d’elle se trouvent Prudentia (à gauche) et Inventio (à droite). Prudentia, la Providence, est représentée tenant un miroir (la perspicacité) et un serpent (la prudence). Inventio, l’Invention, possède les attributs d’un compas et d’un livre. Ces deux personnifications font référence aux qualités de conception soignée et d’érudition. Elles sont toutes deux destinées à soutenir Rhetorica. Elles se tiennent sur une marche surélevée, sur laquelle pousse la fleur de violette. Sous la fleur, le bœuf de la guilde de Saint-Luc soutient les armoiries de la guilde des peintres d’Anvers. Les personnifications Pax, Charitas et Ratio se placent à gauche du trône pour rendre hommage à Rhetorica. Une lumière divine (Lux) les illumine.

À droite, Ira, Invidia et Discordia sont poursuivies dans une profondeur brûlante (tenebrae). Les ténèbres du passé cèdent ainsi la place à un avenir illuminé où règne la rhétorique. Contrairement au texte du carton d’invitation, l’art de la rhétorique assure ici la paix. Il y a donc une interaction constante entre rhétorique et paix.

Dans le carton d’invitation et la pièce de bienvenue de De Violieren, la paix crée les conditions propices à l’épanouissement de la rhétorique. Dans la gravure sur bois, c’est précisément l’art de la rhétorique qui, grâce à ses qualités de perspicacité et d’invention, chasse la colère, l’envie et la discorde vers le ravin des ténèbres. Sa lumière divine crée les conditions propices à l’épanouissement de la paix, de l’amour et de la raison.

Les trois allégories positives à gauche de la Rhétorique contrastent délibérément avec les trois figures à sa droite. Ratio est opposée à Ira, Charitas à Invidia et Pax à Discordia. Dans sa conception, Van Haecht a choisi la discorde (Discordia) plutôt que la guerre (Bellum) comme opposé à la paix (Pax).

Le concept de paix était profondément ancré dans le système des valeurs collectives. Dans ce discours, la paix, avec la justice, l’ordre et l’esprit collectif, constitue l’un des piliers de la cohésion sociale interne. La paix protège la ville du monde extérieur et maintient l’équilibre entre les différents segments de la société, notamment par l’exercice de la cohésion et de la solidarité. De plus, la paix, tant spirituelle que matérielle, apporte bien-être et prospérité. Mais cela ne peut être atteint que si tous les groupes urbains travaillent ensemble à l’unisson.

La discorde, qu’elle soit entre les guildes, entre les sections du patriciat urbain, entre les riches et les pauvres, ou entre les factions religieuses, constitue la plus grande menace pour la paix intérieure et doit être évitée par-dessus tout. 52

Le discours des rhétoriciens sur la paix repose sur l’idée que Dieu avait créé le monde comme un tout harmonieux, ordonné et parfait. Discordia personnifie la rupture de cette création, de la relation entre Dieu et l’homme, et de celle entre l’homme et la nature.

La discorde perturbe également l’équilibre entre les citadins, entre la ville et la campagne, et entre le prince et ses sujets. De plus, elle provoque des troubles dans l’esprit humain. Ce concept implique une perte individuelle de maîtrise de soi et de raison.

Vandommele écrit que selon eux,

Tout comme la musique, la poésie était, à leurs yeux, un don du ciel. Toutes deux utilisaient la théorie de l’harmonie pour refléter l’ordre du cosmos et servaient également à communiquer avec Dieu. De plus, le mot « discorde » dans la littérature des rhétoriciens désigne également un manque d’harmonie dans les vers et les rimes, une offense impardonnable en poésie.

Pour toutes ces raisons, la discorde était considérée comme la principale cause de malheur. Il fallait à tout prix la bannir au plus profond de l’enfer. Les rhétoriciens, grâce à leur maîtrise de la poésie et de la rhétorique, étaient ceux qui pouvaient y parvenir. Ils assumaient le rôle de gardiens de la paix, responsables de la sociabilité urbaine.

Le Landjuweel d’Anvers de 1561, gigantesque événement culturel de masse rappelant ces nobles qualités humaines qui unissent le bien et le beau dans un contexte ou la survie de la société était loin d’être certaine, fut un véritable « cri du peuple », un peu semblable à ce que la France connaîtra ultérieurement avec la Fête de la Fédération avant la Révolution française. 54

Au Landjuweel, une entente entre commerçants, artisans, poètes et artistes, éclairés par les lumières d’Erasme, ont appelé les gouvernements du monde à renoncer à l’usure, au pillage et à la guerre et à organiser une paix durable fondée sur l’harmonie des intérêts mutuellement bénéfiques.

Anvers, bourse du commerce, reconstruction datant de 1872 de l’original construite en 1531.

Censure, répression et révolte

À partir de 1521, des décrets répriment la lecture et la possession de livres interdits, tant les écrits luthériens que les Bibles. En 1525, la justice anversoise mit en garde les imprimeurs et les libraires. À partir de 1528, les rhétoriciens sont tenus de faire examiner et valider au préalable leurs œuvres avant toute production ou publication.

En 1533, la réforme gagna du terrain. Pas un jour ne se passait sans une joute satirique contre le clergé. Cinq rhéteurs d’Amsterdam sont condamnés à effectuer un pèlerinage à Rome à leurs frais. En 1536, un imprimeur ayant enfreint la réglementation est décapité sur la Grand-Place d’Anvers. Sans autorisation préalable, les Chambres de rhétorique ne peuvent plus présenter de pièces de théâtre en public. Cela conduit au Landjuweel de Gand en 1539, où, nous l’avons vu, la liberté prévaut. Le 6 octobre de la même année, le chancelier de Brabant écrivit au régent que la vente du recueil imprimé des pièces peut avoir de très graves conséquences. D’emblée, la collection est placée sur l’index des livres interdits.

Un décret stipule également qu’il est désormais interdit de faire référence aux Saintes Écritures et aux sacrements. L’interdiction de vente des recueils provoqua une réaction contraire et attira de nombreux lecteurs. Ces œuvres furent réimprimées trois fois, la dernière édition datant de 1564, deux ans avant le déclenchement du Beeldenstorm (Fureur iconoclaste).

En 1566, les peintures et sculptures des églises et des monastères, les reliques et tout ce qui était associé au culte des images furent brisés et détruits par les calvinistes, la branche la plus radicale du protestantisme. On soupçonne et accuse immédiatement les Chambres de Rhétorique d’inspiration érasmienne, d’être responsables des destructions !

Avec l’arrivée du sanguinaire duc d’Albe dans les Pays-Bas bourguignons en 1567, le climat religieux relativement tolérant est remplacé par la persécution de ceux qui critiquent la foi catholique.

Anthonis van Stralen, chef des Violieren et, comme nous l’avons vu, l’un des principaux organisateurs du Landjuweel d’Anvers et ami personnel de Guillaume le Taciturne, tente de partir en exil en Allemagne. Mais le 9 septembre, sur ordre du duc d’Albe, il est intercepté par le comte Lodron entre Anvers et Lierre. Le 25 septembre, il est transféré à la prison de Treurenberg à Bruxelles. En février 1568, il est transféré au château de Vilvorde pour comparaître devant le nouveau Conseil des Troubles.

Après avoir été soumis pendant plusieurs jours à la torture, Van Stralen est porté au bourreau. Peinture d’Emile Godding (1841-1898), Hôtel de ville d’Anvers.

Après avoir été torturé, ses biens sont confisqués et il est condamné à mort par l’épée. La sentence est exécutée au château de Vilvorde le 24 septembre 1568. 55

Cette décision suscita une vive indignation à Anvers. De nombreux marchands et citoyens importants quittent alors définitivement la ville.

Les pièces du Landjuweel d’Anvers de 1561, dont celles de Willem Van Haecht, qui respirent l’esprit d’Érasme, sont interdites. Leur représentation du 21 juin 1565, bien accueillie par le public, fait grincer des dents le clergé, selon Godevaert van Haecht, un proche parent de l’auteur.

Van Haecht s’enfuit à Aix-la-Chapelle, puis aux Pays-Bas. Son poème « Hoe salich zijn die landen », écrit pour De Violieren, fut mis en musique par Jacobus Flori et inclus dans le Geuzenliedboek, recueil de chants de ceux qui s’étaient révoltés contre la domination espagnole dans les Pays-Bas bourguignons.

Eclate alors la « Furie espagnole » (ou Terreur espagnole), une série de saccages violents de villes (Malines, Anvers, Naarden, etc.) des Pays-Bas bourguignons. La principale cause en était le retard de paiement dû aux soldats et aux mercenaires par Philippe II. L’Espagne vient de déclarer faillite. Les banquiers refusent d’effectuer les transactions que leur demande le roi d’Espagne tant qu’ils n’ont pas trouvé de compromis. A titre d’exemple, le transfert depuis l’Espagne du salaire des troupes ne pouvait être effectué par lettre de change (l’équivalent au XVIe siècle d’un mandat postal). Le gouvernement espagnol a donc dû transférer l’argent réel par voie maritime – une opération beaucoup plus coûteuse, lente et périlleuse. Malheureusement pour Philippe, 400 000 florins destinés à payer les troupes ont été saisis par le gouvernement anglais d’Elizabeth I lorsque des navires contenant les florins se sont mis à l’abri d’une tempête dans les ports anglais. 56

La furie espagnole la plus célèbre fut le sac et l’incendie d’Anvers, qui durèrent trois jours en novembre 1576. Au moins 7000 personnes furent tuées et de nombreux biens furent détruits. Un écrivain anglais, témoin de l’événement, estima à 17 000 le nombre de morts.

Sac d’Anvers pendant la furie espagnole de 1576.

Peu après, sous la direction du grand érasmien Guillaume le Taciturne, soutenu par les Chambres de Rhétorique, la nation entière se soulève contre l’oppression et en faveur d’une République.

Le Plakkaat ou Akte van Verlatinghe (traduit par Acte d’abjuration), signé le 26 juillet 1581, est considéré comme la « déclaration d’indépendance » de nombreuses provinces des Pays-Bas qui considéraient que le roi avait failli dans ses obligations envers son peuple.

Le texte a été rédigée par le législateur et greffier anversois Jan van Asseliers (1530-1587), un ami proche aussi bien de Melchior Schetz que d’autres organisateurs clés du Landjuweel anversois de 1561. 57 Le texte a été imprimé à Leyden par Charles Silvius, le fils de Willem Silvius (1521-1580) 58 , l’humaniste anversois qui a imprimé et publié l’intégralité des actes du même Landjuweel. 59

Ce n’est qu’après 80 ans de guerre (1568-1648), lors du traité de Westphalie, que la République des Pays-Bas a été reconnue, laissant le sud sous le contrôle des Habsbourg.

Les citoyens instruits s’exilent. Entre 150.000 et 200.000 réfugiés se seraient établis dans les Provinces-Unies et en Allemagne. Certaines villes, comme Francfort, Hambourg, Londres et Amsterdam, doivent leur prospérité à l’arrivée des réfugiés des Pays-Bas méridionaux. Après 1581, les autorités espagnoles ne tentent plus d’empêcher ces départs qui répondent à leur volonté de vider le pays de ses habitants protestants. 60

Biographie choisie

(En ordre chronologique)

NOTES :

  1. VEREYCKEN, Karel, Comment la folie d’Erasme sauva notre civilisation, Schiller Institute, Washington; ↩︎
  2. DERVILLE, Alain, L’alphabétisation du peuple à la fin du Moyen Age, La Revue du Nord, 1984. ↩︎
  3. DERVILLE, Alain, Ibid. ↩︎
  4. STOUTEN, Hanna, GOEDGEBUURE, Jaap, VERBIJ-SCHILLINGS, Jeanne, Histoire de la littérature néerlandaise (Pays-Bas et Flandres), Fayard, Paris, 1999. ↩︎
  5. AKCILAK, İ. Semih Akçomak, WEBBINK Dinand, TER WEEL Bas, Why Did the Netherlands Develop so Early? The Legacy of the Brethren of the Common Life, IZA DP No. 7167, Forschungsinstitut zur Zukunft der Arbeit Institute for the Study of Labor (IZA), 2013 ; ↩︎
  6. Open Universiteit Nederland, Orientatiecursus cultuurwetenschappen, Van Bourgondische Nederlanden tot Republiek, Deel 2, 2009. ↩︎
  7. PYE, Mychael, The Babylon of Europe, Editions Nevetica, Brussels, 2024 ; ↩︎
  8. PYE, Mychael Pye, Ibid. ; ↩︎
  9. CIPOLLA, C., Literacy and Development in the West, Penguin Books: London, 1969, p. 47 ; ↩︎
  10. PARKER, G., The Dutch Revolt, Cornell University Press: Ithaca, NY., notes of Philip’s visit to the Netherlands in 1549, 1977, p. 21 ; ↩︎
  11. VANDOMMELE, Jeroen, Als in een spiegel, Vrede, kennis en gemeenschap op het Antwerpse Landjuweel van 1561, Uitgeverij Verloren, Hilversum, 2011. ↩︎
  12. REMCO, Sleiderink, De schandaleuze spelen van 1559 en de leden van De Corenbloem. Het socioprofessionele, literaire en religieuze profiel van de Brusselse rederijkerskamer, Belgian Review of Philology and History, volume 92, fascic. 3, 2014. Modern languages and literatures, pp. 847-875; ↩︎
  13. VANDOMMELE, Jeroen, Ibid. ; ↩︎
  14. VANDOMMELE, Jeroen, Ibid. ; ↩︎
  15. VANDOMMELE, Jeroen, Ibid. ; ↩︎
  16. PLEIJ, Herman, Het gevleugelde woord. Geschiedenis van de Nederlandse literatuur 1400-1560, Bert Bakker, Amsterdam, 2007 : ↩︎
  17. VEREYCKEN, Karel, Comment Jacques Coeur a mis fin à la guerre de cent ans, Artkarel.com, 2018; ↩︎
  18. VEREYCKEN, Karel, Jacob Fugger le riche, père du fascisme financier, Artkarel.com, 2024: ↩︎
  19. VEREYCKEN, Karel, Fugger, Ibid. ↩︎
  20. VEREYCKEN, Karel, Fugger, Ibid. ↩︎
  21. VEREYCKEN, Karel, Le rêve d’Erasme, le collège des trois langues de Louvain, Artkarel, 2019; ↩︎
  22. VEREYCKEN, Karel, Quinten Matsys et Léonard. L’aube de l’ère du rire et de la créativité, Artkarel, 2024; ↩︎
  23. NIJENHUIS, Andreas, Les Pays-Bas au prisme des Réformes (1500-1650), L’Europe en conflits, p. 101-136, Presses universitaires de Rennes, 2019. ↩︎
  24. CHARLES, Pierre-Yves, Chercheur invité à l’Université Libre d’Amsterdam, La Réformation des Réfugiés, site internet de l’Eglise protestante unie de Belgique; ↩︎
  25. CHARLES, Pierre-Yves, Ibid. ; ↩︎
  26. DEGROOTE, Dr. Gilbert, In Erasmus’ Lichtkring, Koninklijke Nederlandse Maatschappij, 1962; ↩︎
  27. VEREYCKEN, Karel, Comment la folie d’Erasme sauva notre civilisation, Schiller Institute, Washington ; ↩︎
  28. VEREYCKEN, Karel, Ibid. ↩︎
  29. VEREYCKEN, Karel, Quinten Matsys, Op. Cit. ; ↩︎
  30. DEGROOTE, Dr. Gilbert, Ibid. ; ↩︎
  31. DEGROOTE, Dr. Gilbert, Ibid. ; ↩︎
  32. DEGROOTE, Dr. Gilbert, Ibid. ; ↩︎
  33. VEREYCKEN, Karel, Quinten Matsys, Op. cit. ; ↩︎
  34. ISRAEL, N. , De Liggeren en andere historische archieven der Antwerpsche Sint Lucasgilde, Amsterdam, 1961; ↩︎
  35. MEGANCK, Tine Luk Meganck (Op. cit.) underscores that « Bruegel’s visual language is closely related to the poetic imaginary of the rhetoricians. Like the rhymesters, Bruegel often presented a serious message with a dash of mockery, as an inversion of the established order, as the world upside down. » ↩︎
  36. GODIN, André. Érasme et son banquier. In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 34 N°4, pp. 529-552, Octobre-décembre 1987. ↩︎
  37. SOLY, Hugo Soly, Capital at Work in Antwerp’s Golden Age, Studies in European Urban History (SEUH)(1100-1800), Volume 55, Ghent University, Brepols, 2021. ↩︎
  38. GOUKENS, Lode, Peeter Baltens, een “grafisch diplomaat” tijdens de troebelen (Antwerpen 1572-1584), VUB, 2018 ; ↩︎
  39. GOUKENS, Lode, Ibid.; ↩︎
  40. PLEIJ, Herman, Het gevleugelde woord. Geschiedenis van de Nederlandse literatuur 1400-1560, Bert Bakker, Amsterdam, 2007 ; ↩︎
  41. KRUYSKAMP, Dr. C. , Het Antwerpse Landjuweel van 1561, De Nederlandse Boekhandel, Antwerpen, 1962 ; ↩︎
  42. ROOSES, Max, De feesten van het Landjuweel in 1892, De Vlaamse School, Nieuwe Reeks, jaargang 5, 1892 ; ↩︎
  43. CLAES, Henri, Het Landjuweel van Antwerpen in 1561, De Vlaamsche Kunstbode, 1890; ↩︎
  44. VAN DIXHOORN, Arjan, (Op. cit.), s’appuyant sur Vandommele, soutient que le mot « Art » (consten) se réfère ici seulement aux arts libéraux et aux arts mécaniques et non aux arts ”supérieurs ». Cet argument ne tient pas, car le leitmotiv de l’ensemble du Landjuweel, comme Vandommele lui-même le démontre avec force, était que l’harmonie de la poésie et de la musique, un don du ciel, était la seule base viable d’une paix et d’une concorde durables. ↩︎
  45. GRAPHEUS, Abraham; VAN STRALEN, Anthonis; VAN EVEN, Edward; Het Landjuweel van Antwerpen in 1561, Eene verhandeling Over Dezen Beroemden Wedstrijd Tusschen De Rederijkerskamers van Braband, Bewerkt naar Eventijdige Oorkonden En Versierd met 35 platen, naar tekeningen van Frans Floris en andere meesters, CJ Fontayn, Leuven, 1861 ; ↩︎
  46. GRAPHEUS, Abraham; VAN STRALEN, Anthonis; VAN EVEN, Edward; Ibid. ; ↩︎
  47. CLOUGH, Richard, Brief over het Landjuweel van 1561, DBNL; ↩︎
  48. CLOUGH, Richard, Ibid. ; ↩︎
  49. DUKE, Alastair C., Dissident Identities in the Early Modern Low Countries, ed. Judith Pollmann and Andrew Spicer, Aldershot, Ashgate, 2009 ; ↩︎
  50. CHRISTMAN, Victoria, The Coverture of Widowhood: Heterodox Female Publishers in Antwerp, 1530-1580. The Sixteenth Century Journal, 2011 ; ↩︎
  51. VANDOMMELE, Jeroen, Ibid. ; ↩︎
  52. VANDOMMELE, Jeroen, Ibid. ; ↩︎
  53. VANDOMMELE, Jeroen, Ibid. ; ↩︎
  54. La Fête de la Fédération était une célébration qui se déroula au Champ-de-Mars le 14 juillet 1790, premier anniversaire de la prise de la Bastille. Avec plus de 300 000 personnes présentes, l’événement célébrait les réalisations de la Révolution française (1789-1799) et l’unité du peuple français. La fête elle-même fut un accomplissement monumental : des dizaines de milliers de citoyens français se portèrent volontaires pour travailler dans la boue et la pluie à la construction d’un amphithéâtre sur le Champ-de-Mars, avec un autel de la Patrie colossal en son centre. Cet événement marqua la naissance du patriotisme français, du moins au sens où on l’entend aujourd’hui, et fut la première célébration du 14 juillet, fête nationale française, toujours célébrée chaque année. Parallèlement, cette fête marqua l’apogée de l’unité pendant la Révolution française, car par la suite, les révolutionnaires sombrèrent dans des luttes entre factieux et une politique fondée sur la terreur. ↩︎
  55. VAN CAPPELLE, Johannes Pieter, Anthonis van Stralen. National Library of the Netherlands (original from the University of Amsterdam), 1827; ↩︎
  56. Le sac d’Anvers, connu comme la Furie Espagnole, Gifex.com; ↩︎
  57. GENARD, P. , Jean van Asseliers, Biographie nationale de Belgique, Wikisource; ↩︎
  58. Portail Biblissima, Willem Silvius (1521-1580); ↩︎
  59. SILVIUS, Willem, Spelen van sinne vol scoone moralisacien uutleggingen ende bediedenissen op alle loeflijcke consten … Ghespeelt … binnen der stadt van Andtwerpen op dLant-juweel … den derden dach augusti … M.D.LXI., Erfgoedbibliotheek Hendrik Conscience, Antwerpen, 1562; ↩︎
  60. CHARLES, Pierre-Yves, Ibid. ↩︎

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Hippolyte Carnot, père de l’éducation républicaine moderne

Sommaire

  1. Introduction
  2. Dans la tempête
  3. De la charité à la scolarisation universelle
  4. Malebranche et les Oratoriens
  5. La Révolution des esprits
  6. Le Comité d’Instruction publique
  7. Condorcet et le « Parti américain »
  8. Le plan Condorcet
  9. La bataille sous la Convention
  10. Lazare Carnot sous les Cent-Jours
  11. Hippolyte reprend le flambeau de son père Lazare
  12. L’exil de Lazare Carnot
  13. Hippolyte avec l’Abbé Grégoire
  14. Comme Friedrich Schiller, patriote et citoyen du monde
  15. La Révolution de juillet 1830
  16. Ministre de l’Instruction publique sous la IIe République
    A. Ecole Maternelle
    B. Ecole Primaire
    C. Exposé des motifs de la loi de juin 1848 sur l’Ecole
    D. Des instituteurs pour éclairer le monde rural
    E. Enseignement secondaire

    F. Haute Commission des études scientifiques et littéraires
    G. Une Ecole d’Administration
    H. Education pour tous tout au long de la vie
    I. Bibliothèques circulantes
    J. Beaux-Arts, hygiène et gymnastique au programme
    K. Concorde citoyenne
  1. Conclusion
  2. Annexe : œuvres d’Hippolyte Carnot
  3. Quelque ouvrages et articles consultés 

« L’arbre que vous plantez est jeune comme la République elle-même
(…) Il étendra sur vous ses rameaux, de même que la République étendra sur la France
les bienfaits de l’Instruction populaire. »

Hippolyte Carnot, Memorial, dossier 13, 1848.

1. Introduction

Hippolyte Carnot (1801-1888) n’a ni la gloire de son père Lazare Carnot (1753-1823), « l’organisateur de la victoire » de l’An II, ni le renom de son frère, l’inventeur de la thermodynamique Léonard Sadi Carnot (1796-1832), ni le destin tragique de son fils, François Sadi Carnot (1837-1887), président de la République assassiné par un anarchiste à Lyon.

L’histoire retient presqu’ exclusivement ses magnifiques « Mémoires sur Lazare Carnot par son fils », où il relate l’action, les idées et la vie de son père, le « grand Carnot », esprit scientifique, poète, fervent républicain et ministre de la Guerre.

Hippolyte reste méconnu alors que sa longue vie (87 ans), un peu plus longue que celle de Victor Hugo (83 ans) couvre presque tout un siècle (1801-1888) et que son œuvre et son influence sont considérables.

Comme le démontre amplement la lecture de « Hippolyte Carnot et le ministère de l’Instruction publique de la IIe République » (PUF, 1948), écrit par son fils, le médecin Paul Carnot (1867-1957), il était bien plus qu’un simple observateur ou commentateur des événements.

Dans la tempête

Le XIXe siècle est une période de profonds changements. La flamme de l’espérance allumée par les Révolutions américaine et française, l’idéal de la liberté, de la fraternité et de l’émancipation, aussi bien des individus, des peuples que des Etats souverains, s’avère in-éteignable, s’affirme et se prolonge tout au long du XIXe siècle. La longue marche vers un nouveau paradigme est semée d’embûches. Les mutations s’opèrent lentement sur fond de crises brutales et de ruptures violentes.

Durant sa longue vie, Hippolyte Carnot connaîtra indirectement ou directement :

  • Deux empires :
    1803-1814 : Premier Empire sous Napoléon Bonaparte
    1852-1870 : Second Empire sous Napoléon III
  • Trois monarchies :
    1814-1815 : Première restauration sous Louis XVIII
    1815-1830 : Seconde restauration sous Charles X
    1830-1848 : Monarchie de juillet sous Louis-Philippe, duc d’Orléans.
  • Deux républiques :
    1848-1852 : IIe République
    1870 : IIIe République
  • Trois révolutions exprimant la ferveur républicaine :
    1830 (Trois glorieuses) ;
    1848 (soulèvements) ;
    1871 (Commune).

Ainsi, dans un environnement toujours en transformation, traversant révolutions, coups d’État, monarchies, empires ou républiques, guerres et procès, celui qui sera (trop) brièvement ministre de l’Instruction publique en 1848, ami de Victor Hugo, Hippolyte Carnot sera un bâtisseur et un inspirateur.

Philosophe et journaliste, mémorialiste et ministre, franc-maçon et croyant, exilé politique et député, sénateur et membre de l’Académie, il participe à tous les combats pour les libertés publiques et privées, jette les bases de la formation des professeurs et de l’école gratuite et obligatoire, y compris maternelle, crée l’ancêtre de l’ENA et défend les causes les plus avancées (scolarisation des filles, suffrage universel, lutte contre l’esclavage et abolition de la peine de mort).

Rémi Dalisson, dans une biographie passionnante et richement documentée « Hippolyte Carnot 1801-1888. La liberté, l’école et la République », publié aux éditions du CNRS en 2011, preuves à l’appui, souligne que « la vulgate d’un Jules Ferry inventant l’école républicaine et laïque est largement battue en brèche ».

Etant donné que le nom et encore moins l’action d’Hippolyte Carnot ne figurent nulle part sur le site du ministère, l’auteur se désole que « rares sont ceux, y compris au ministère de l’Éducation nationale, qui rendent hommage au rôle et la personnalité d’Hippolyte Carnot ».

Les anthologies de textes et discours fondateurs de l’école républicaine, qui se sont multipliées ces dernières années, l’oublient systématiquement.

« C’est donc la réparation d’une injustice et d’un oubli que nous effectuerons en retraçant la vie et l’œuvre d’Hippolyte Carnot qui vont bien au-delà de ses projets et réalisations éducatives. Par sa stature, sa formation, son parcours, ses idées, ses écrits et combats, cet homme aux multiples talents nous permettra de retracer l’histoire de la construction de l’école et donc de la société au XIXe siècle (…) Et comme cette question renvoie à la question politique, sociale voire économique et culturelle de la nation, et comme le ministre fut de tous les combats philosophiques de son siècle (…) c’est en grande partie l’histoire d’un siècle qui sera évoquée (…) ».

Le texte intégral de cette magnifique biographie est en accès gratuit sur internet et nous nous en sommes largement inspiré pour écrire ce texte.

3. De la charité à la scolarisation universelle

Ecole primaire à l’époque de l’ancien régime.

Afin de pouvoir pleinement appréhender l’apport fondamental des conceptions de Lazare Carnot et du début de leur mise en œuvre par son fils Hippolyte, un bref historique de la scolarisation de notre pays s’impose.

Éduquer une poignée d’enfants plus ou moins talentueux ? On a su faire, surtout depuis les conseils savoureux des grands pédagogues de la Renaissance (Vittorino da Feltre, Alexandre Hegius, Erasme de Rotterdam, Juan Luis Vivès, Comenius, etc.). Mais organiser l’enseignement obligatoire, laïque et gratuit pour toute une nation, garçons et filles, restait un énorme défi à relever.

Et comme le montre la chronologie qui suit, la route vers la scolarisation universelle a été semée de nombreuses embûches.

En France, dès le XVIe siècle, l’Etat royal confie à l’église catholique (Jésuites, Oratoriens) le soin de former les enfants de la noblesse : seules les familles aisées arrivent à payer un précepteur pour les leurs, les autres, souvent qualifiés de personnes « n’étant pas faites pour des études », restent essentiellement analphabètes.

Au XVIIe siècle, de saints hommes, émus de la grande misère des enfants du peuple fondèrent des ordres enseignants qui prirent en charge gratuitement les orphelins et les enfants abandonnés. Un enseignement avant tout religieux, mais leur fournissant de quoi manger, des rudiments d’éducation et des bases d’écriture et de calcul. Au XVIIIe siècle, des congrégations féminines prirent en charge de la même façon les filles pauvres.

Peu importe ses motivations réelles, Louis XIV, après la révocation de l’édit de Nantes en 1685, ordonne en 1698 à chaque communauté villageoise ou paroisse d’ouvrir une école dont le maître doit être un prêtre catholique. C’est la première fois que l’Etat envisage de donner de l’instruction à des enfants des régions rurales. En charge d’y arriver, les Frères des Ecoles chrétiennes (« Lassalliens ») avec les méthodes qui seront les leurs.

Les chiffres de l’alphabétisation à la fin de l’Ancien Régime montrent l’ampleur et les limites de l’œuvre accomplie. On estime à cette époque à 37 % la proportion des Français assez instruits pour signer leur acte de mariage au lieu de 21 % un siècle plus tôt. L’instruction féminine progressait lentement et environ un quart des femmes étaient alphabétisées, très sommairement pour nombre d’entre elles. Les disparités étaient importantes entre les villes et les campagnes.

4. Malebranche et les Oratoriens

Paris, couvent de l’Oratoire.

Parmi les congrégations, les Oratoriens, depuis 1660 sous l’influence du philosophe et théologien Nicolas Malebranche (1638-1715) qui en prend la direction, font exception. En rupture avec l’aristotélisme des Jésuites et le dualisme prôné par René Descartes, Malebranche, devenu membre honoraire de l’Académie des Sciences, par des échanges épistolaires soutenus, va se laisser gagner par la vision optimiste du grand scientifique allemand Wilhelm Gottfried Leibniz (1646-1716). Réconciliant sciences et foi, sur le plan métaphysique, son dieu est un Dieu sage et raisonnable respectant toujours son essence et les lois de l’ordre qu’il engendre. Sa perfection réside avant tout dans sa fonction de législateur, identifiée à la sagesse ou à la raison, plutôt que dans un pouvoir arbitraire.

Deux exemples démontrent l’excellence de l’ enseignement des Oratoriens : Gaspard Monge et Lazare Carnot, deux grands esprits scientifiques et futurs cofondateurs de l’Ecole polytechnique. Convaincus que l’avenir politique, économique et industriel de la République en dépendait, ils mèneront le combat pour que la meilleure éducation possible soit accessible à tous et pas seulement aux privilégiés dont ils faisaient partie.

Fils d’un marchand savoyard, Gaspard Monge (1746-1818), suit des études au collège des Oratoriens de Beaune, sa ville natale. Dès 17 ans, il enseigne les mathématiques chez les Oratoriens de Lyon, puis en 1771, les mathématiques et la physique à l’École du Génie établie à Mézières. La même année, il entre en contact avec le physicien Jean Le Rond d’Alembert (1717-1783) et correspond avec le mathématicien Nicolas de Condorcet (1743-1794) qui le pousse à présenter quatre mémoires, un dans chacun des domaines des mathématiques qu’il étudie alors. Ses talents de géomètre ne tardent pas à s’exprimer : à l’Ecole du Génie de Mézières, il invente « la Géométrie descriptive » qui sera intégrée dans le programme d’études de l’école et qui fut essentielle à la révolution industrielle qui s’annonçait…

Quant au futur général Lazare Carnot (1753-1823), fils d’un notaire bourguignon, après des études chez les Oratoriens d’Autun (1762), il intègre lui aussi l’École du Génie de Mézières (1771) où il reçoit l’enseignement de Gaspard Monge.

5. La Révolution des esprits (1789)

En 1789, la Révolution chamboulera la situation. Dès le 13 février 1790, toutes les corporations et congrégations religieuses sont supprimées par décret et les religieux reçoivent l’injonction de prêter serment à la Révolution. C’est une remise en cause totale d’une Église toute puissante mais également l’effondrement du peu d’instruction qui existait.

En rupture avec l’Ancien Régime, la Constitution de 1791 affirme qu’il sera

« créé et organisé une instruction publique commune à tous les citoyens. »

Talleyrand.

Un rapport et un projet de loi, sont présentés par Talleyrand (1754-1838), le 10 septembre 1791. Rédigé grâce à la contribution des plus grands savants de l’époque (Condorcet, Lagrange, Monge, Lavoisier, La Harpe), le Rapport sur l’Instruction publique de Talleyrand, constitue une véritable rupture par rapport à la façon dont l’instruction était conçue pendant l’Ancien régime. Il pose la question de l’instruction publique dans des termes nouveaux, aussi bien au niveau des principes (l’instruction publique est présentée comme une nécessité à la fois politique, sociale et morale, et donc comme quelque chose que l’Etat doit garantir aux citoyens) qu’au niveau formel. Ce plan embrasse l’ensemble de l’éducation nationale, qui est organisée sur quatre niveaux et dont les établissements sont distribués sur le territoire national en fonction des découpages administratifs. Il met sur le papier les bases d’un enseignement gratuit pour tous y compris les filles (écoles et programmes séparés) et précise qu’« on y apprendra les premiers éléments de la langue française, soit parlée, soit écrite ».

En 1794, le juriste Bertrand Barère de Vieuzac (1755-1841) précisera :

« Nous enseignerons le français aux populations qui parlent le bas-breton, l’allemand, l’italien ou le basque, afin de les mettre en état de comprendre les lois républicaines, et de les rattacher à la cause de la Révolution. »

Faute de temps, il n’est pas voté.

Dans son projet de loi, Talleyrand propose la création d’une école primaire dans chaque commune. L’Assemblée constituante venait de fixer l’organisation territoriale encore en place aujourd’hui. Le décret du 14 décembre 1789 venait de créer 44 000 municipalités (sur le territoire des anciennes « paroisses ») baptisées « communes » en 1793. La loi du 22 décembre 1789 créa les départements, le décret du 26 février 1790 en fixa le nombre à 83.

6. Le Comité d’Instruction publique (1791)

Nicolas de Condorcet.

Un mois après le rapport de Talleyrand, le 14 octobre 1791, à l’Assemblée nationale législative, est créé un premier « Comité d’Instruction publique » dont Condorcetest élu président et l’avocat Emmanuel de Pastoret vice-président, les autres membres étant le futur général Lazare Carnot, le député Jean Debry, le mathématicien Louis Arbogast et l’homme politique Gilbert Romme.

Condorcet préside, en outre, l’une des trois sections, celle relative à l’organisation générale de l’Instruction publique. Le 5 mars 1792 il est nommé rapporteur du projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique que le comité doit présenter à l’Assemblée.

Formé à 11 ans au collège des Jésuites de Reims, il est envoyé à 15 ans au collège de Navarre à Paris. De cette éducation-là, avant tout religieuse, il conservera toute sa vie des souvenirs douloureux et lui reprochera notamment ses brutalités et ses méthodes humiliantes. Son indignation le conduit à imaginer une approche totalement différente. Dans La Bibliothèque de l’homme public, il publie en 1791 « Cinq mémoires sur l’Instruction publique » constituant un véritable plan.

Ils seront la base du projet qu’il rédige à la Législative et seront approuvés par le comité d’instruction publique le 18 avril et présentés à l’Assemblée nationale les 20 et 21 avril 1792.

7. Condorcet et le parti américain

Hagiographe du physiocrate Anne Robert Jacques Turgot (1727-1781), tout en critiquant le sectarisme des « économistes », Condorcet adhère à certaines thèses physiocrates, notamment l’établissement de l’impôt sur le seul revenu agricole, considéré comme l’unique source de richesse de la nation, l’industrie étant considérée comme une catégorie « stérile » de l’économie nationale (voir mon article « La face cachée de la planète Marx »).

Pour les physiocrates, grands défenseurs de la rente terrienne qui les engraissait, l’ennemi à combattre était bien cet Etat centralisé, dirigiste et mercantile que Colbert, marchant dans les pas de Sully, avait commencé à mettre en place.

Ce qui n’empêche pas Condorcet, plus courageux que bien des gens de sa génération, de monter sur le devant de la scène pour soutenir ouvertement la Révolution américaine dans sa lutte contre les horreurs de l’Empire britannique : esclavage, peine de mort, droits de l’homme et de la femme.

Bien qu’ami de Voltaire, Condorcet écrit un éloge vibrant de Benjamin Franklin. Ami du pamphlétaire anglais influent Thomas Paine (1737-1809), il publie en 1786 « De l’influence de la Révolution d’Amérique sur l’Europe », dédié à La Fayette. Dans ce vibrant plaidoyer pour la démocratie et la liberté de la presse, Condorcet considère que l’Indépendance américaine pourrait servir de modèle à un nouveau monde politique.

Avec Paine et du Chastellet, Condorcet collabore de façon anonyme à une publication intermittente, Le Républicain, qui promeut les idées républicaines. À cette époque, il existe dans le monde seulement quelques états appelés républiques (les cantons suisses, Venise, les Provinces-Unies, notamment).

Par la suite, Condorcet se disputera violemment avec le deuxième président des Etats-Unis, John Adams, dont les encyclopédistes rejettent avec mépris le projet d’un parlement bicaméral.

Condorcet se lie également avec le président américain Thomas Jefferson qui promeut et fait publier les écrits de Condorcet en faveur du physiocrate Turgot pour les faire connaître en Amérique. Le 31 juillet 1788, Jefferson écrit à James Madison : « Je vous envoie aussi deux petits pamphlets du marquis de Condorcet, dans lesquels se trouve le jugement le plus judicieux que j’aie jamais vu sur les grandes questions qui agitent cette nation en ce moment ». Il s’agissait des « Lettres d’un Citoyen des États-Unis à un Français et des Sentiments d’un Républicain ».

Sophie de Grouchet, marquise de Condorcet.

Pendant son séjour à Paris, Jefferson fréquente le salon cosmopolite de Mme de Condorcet. Avant de retourner en Amérique, il reçoit ses amis les plus proches une dernière fois chez lui, à l’hôtel de Langeac : Condorcet, La Rochefoucauld, Lafayette et le gouverneur Morris.

Après le retour de Jefferson en Amérique, Condorcet continua son dialogue avec le secrétaire d’État américain de Washington. Le 3 mai 1791, il lui envoya une copie du rapport sur le choix d’une unité de mesure, présenté par Borda, Lagrange, Laplace, Monge et lui-même, à l’Académie des sciences le 19 mars, et soumis ensuite à l’Assemblée nationale le 26. Il s’agissait en effet d’un centre d’intérêt commun : le 4 juillet 1790, Jefferson avait présenté au Congrès américain son rapport sur les poids et les mesures, dont il avait envoyé un exemplaire à Condorcet. C’était la même foi dans le progrès qui encourageait les deux hommes à soutenir l’idée d’un système de mesure décimal et universel.

Dans une lettre, Jefferson informe Condorcet des travaux d’un mathématicien et astronome américain noir, Benjamin Banneker, auteur d’un almanach, dont il lui envoie un exemplaire. Dans les « Réflexions sur l’esclavage des nègres », bien que partisan convaincu de la liberté des noirs, Condorcet s’était exprimé en faveur d’une abolition graduelle de l’esclavage de la même manière que Jefferson dans ses « Notes on the State of Virginia ».

Jefferson oscilla dans ses positions, attribuant l’infériorité des Noirs tantôt à des causes naturelles, tantôt aux effets de l’esclavage, tandis que Condorcet – en accord avec Franklin – était convaincu depuis toujours de l’égalité naturelle de tous les hommes.

Dans les faits, celui qui fut le troisième président des Etats-Unis, posséda plus de 600 esclaves au cours de sa vie adulte. Il a libéré deux esclaves de son vivant, et cinq autres ont été libérés après sa mort, dont deux de ses enfants issus de sa relation avec son esclave Sally Hemings. Après sa mort, les autres esclaves ont été vendus pour rembourser les dettes de sa succession.

Jefferson s’oppose avec force aux « Fédéralistes » comme Alexander Hamilton qui promeuvent un Etat fédéral fort, le dirigisme économique à la Colbert et le mercantilisme. Condorcet va encourager Jefferson dans son projet de « démocratie agraire », la vision physiocratique des grands propriétaires terriens qui deviendra, jusqu’à l’arrivée de Lincoln et son conseiller Henry Carey, l’idéologie du Parti Républicain américain.

8. Le Plan Condorcet

Les progrès de la science et de la raison mèneront au bonheur des sociétés et des individus, estime Condorcet. Dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, il écrit :

« Nos espérances, sur l’état à venir de l’espèce humaine, peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l’inégalité entre les nations, les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin, le perfectionnement réel de l’homme. »

Préférant « L’Instruction publique » à l’éducation nationale, il rêve d’une instruction totalement indépendante de l’État et libre de tout dogmatisme :

« La puissance publique ne peut même sur aucun objet, avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités ; elle ne doit imposer aucune croyance. » (Sur l’instruction publique, premier mémoire, 1791).

Esquissant des principes laïques, pour Condorcet, « les principes de la morale enseignée dans les écoles et dans les instituts seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent également à tous les hommes. »

A l’Assemblée nationale, il est massivement applaudi lorsqu’il déclare que « dans ces écoles les vérités premières de la science sociale précéderont leurs applications. Ni la Constitution française ni même la Déclaration des droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens, comme des tables descendues du ciel, qu’il faut adorer et croire. Leur enthousiasme ne sera point fondé sur les préjugés, sur les habitudes de l’enfance ; et on pourra leur dire : ‘Cette Déclaration des droits qui vous apprend à la fois ce que vous devez à la société et ce que vous êtes en droit d’exiger d’elle, cette Constitution que vous devez maintenir aux dépens de votre vie ne sont que le développement de ces principes simples, dictés par la nature et par la raison dont vous avez appris, dans vos premières années, à reconnaître l’éternelle vérité. Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auront été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d’utiles vérités ; le genre humain n’en resterait pas moins partagé en deux classes, celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves.’»

Pour Condorcet, il s’agit d’assurer le développement des capacités de chacun et de tendre au perfectionnement de l’humanité. Son projet propose d’instituer cinq catégories d’établissements :

  • les écoles primaires visant à la formation civique et pratique ;
  • les écoles secondaires dans lesquelles sont surtout enseignées les mathématiques et les sciences ;
  • les instituts, assurant dans chaque département la formation des maîtres d’écoles primaires et secondaires et, aux élèves, un enseignement général ;
  • les lycées, lieu de formation des professeurs et de ceux qui « se destinent à des professions où l’on ne peut obtenir de grands succès que par une étude approfondie d’une ou plusieurs sciences. » ;
  • la Société nationale des sciences et des arts ayant pour mission la direction des établissements scolaires, l’enrichissement du patrimoine culturel et la diffusion des découvertes.

Son plan se caractérise également par l’égalité des âges et des sexes devant l’instruction, l’universalité et la gratuité de l’enseignement élémentaire et la liberté d’ouverture des écoles. Enfin la religion ne doit relever que de la sphère privée.

Le projet n’oublie nullement « le peuple », car des conférences hebdomadaires et mensuelles destinées aux adultes doivent permettre de « continuer l’instruction pendant toute la durée de la vie », une ambition que reprendront à leur compte l’abbé Grégoire (1750-1831) et Hippolyte Carnot.

Comme le relate Paul Carnot :
« L’Assemblée Constituante, dans sa courte existence, n’avait pu que transmettre le fameux rapport de Talleyrand à la Convention. Celle-ci, après les rapports, non moins fameux – de Condorcet et de Lakanal, après les discussions de son Comité d’Enseignement (presque aussi actif que le Comité de Salut public), avait proclamé des principes qui sont toujours les nôtres ceux de l’École primaire, obligatoire, gratuite et laïque. La Déclaration des Droits de l’Homme (art. XXII) proclamait, avec Robespierre ‘L’Instruction est le besoin de tous ; la société doit favoriser, de tout son pouvoir, les progrès de la raison publique et mettre l’Instruction à la portée de tous les citoyens’. »

Tous les partis, chose rare, étaient d’accord sur ces points. Les Girondins (Condorcet, Ducos) disaient, avec François Xavier Lanthenas (1754-1799), que:

« L’instruction est la première dette de l’État envers les citoyens. »

A propos de la gratuité, Georges Danton dira

« Nul n’est maître de ne pas donner l’instruction à ses enfants. Il n’y a pas de dépense réelle là où est le bon emploi pour l’intérêt public. Après le pain, l’instruction est le premier besoin du peuple.»

Mais le programme d’instruction publique menant à la perfectibilité de l’humanité, grâce à la raison, n’est pas une priorité, car le roi Louis XVI, sur proposition du général Dumouriez, vient de décider de se rendre à l’Assemblée nationale pour lui proposer de déclarer la guerre contre l’Autriche… A cela s’ajoute que l’argent pour l’éducation manque.

Condorcet doit interrompre la lecture de son projet. A la fin de l’après-midi de ce 20 avril 1792, l’Assemblée adopte la déclaration de guerre au roi de Bohême et de Hongrie, à l’unanimité moins sept voix. Le lendemain Condorcet termine la lecture de son projet. L’Assemblée décrète l’impression du rapport mais en diffère la discussion. C’est en vain que Romme, au nom du comité d’Instruction publique, demandera le 24 mai l’inscription à l’ordre du jour de la discussion du rapport. Le projet de Condorcet n’aura pas, tout comme le rapport de Talleyrand, le temps d’être débattu et ne sera pas adopté.

9. La bataille sous la Convention (1792-1795)

Joseph Lakanal.

Les protagonistes de l’an I (sous la Convention) ne furent guère plus décisionnaires. Un nouveau Comité d’instruction publique est constitué. L’abbé Grégoire, abolitionniste et ami intime de Lazare Carnot et plus tard de son fils Hippolyte, et Joseph Lakanal (1762-1845) en font partie.

Le 12 décembre 1792, Marie-Joseph de Chénier (1764-1811) lit les propositions de Lanthénas qui reprend les idées de Talleyrand et Condorcet. Les discussions sont stériles et le projet est balayé par Marat. Ce dernier s’exclame ce jour-là :

« Quelque brillants, dit il, que soient les discours que l’on nous débite ici sur cette matière, ils doivent céder place à des intérêts plus urgents. Vous ressemblez à un général qui s’amuserait à planter et déplanter des arbres pour nourrir de leurs fruits des soldats qui mouraient de faim. Je demande que l’assemblée ordonne l’impression de ces discours, pour s’occuper d’objets plus importants. »

Lepeltier Saint-Fargeau.

L’année d’après, Robespierre opte pour un plan d’éducation nationale imaginé par Lepeltier de Saint-Fargeau (1760-1793).

Selon ce plan, présenté par Robespierre en personne, le 13 juillet 1793, l’instruction sans une bonne dose d’idéologie républicaine ne saurait suffire à la régénération de l’espèce humaine. C’est donc l’État qui doit se charger d’inculquer une morale républicaine, en prenant en charge l’éducation en commun des enfants entre 5 et 12 ans.

Le 21 Janvier 1793, le Roi est décapité. Alors que pour Carnot, il s’agit de ne plus jamais permettre le retour de la lignée des Bourbons, Condorcet, adversaire par principe à la peine de mort, s’y oppose. Les débats sur l’instruction publique sont ajournés. Ce n’est qu’en fin d’année qu’une législation de compromis sur l’organisation des écoles primaires voit le jour ; elle rend l’instruction obligatoire et gratuite pour tous les enfants de six à huit ans et fixe la liberté d’ouvrir des écoles. Le décret du 19 décembre 1793 précise que les études primaires forment le premier degré de l’instruction : on y enseignera les connaissances rigoureusement nécessaires à tous les citoyens et les personnes chargées de l’enseignement dans ces écoles s’appelleront désormais « instituteurs ». Ce décret ne sera que partiellement appliqué.

1794 vit rédiger une profusion de textes législatifs sur le sujet :

  • le décret du 27 janvier 1794 impose enfin l’instruction en langue française.
  • Le 21 octobre 1794 une autre décision organise la distribution des premières écoles dans les communes.
  • Le 30 octobre est créée, pour former des enseignants, la première « école normale » sur l’impulsion de Dominique Joseph Garat, de Joseph Lakanal et du Comité d’instruction publique. La loi précise qu’« Il sera établi à Paris une École normale, où seront appelés, de toutes les parties de la République, des citoyens déjà instruits dans les sciences utiles, pour apprendre, sous les professeurs les plus habiles dans tous les genres, l’art d’enseigner ». L’école, prévue pour près de 1 500 élèves, s’installe dans un amphithéâtre du Muséum national d’histoire naturelle, trop petit pour accueillir toute la promotion. Rapidement fermée, elle réunit néanmoins des professeurs brillants, tels que les scientifiques Monge, Vandermonde, Daubenton et Berthollet.
  • Le 17 novembre, Lakanal fait adopter une loi rendant l’instruction gratuite, la République assurant un traitement et un logement aux instituteurs et autorisant la création d’écoles privées.
Entrée de l’Ecole polytechnique.

Également en 1794, Jacques-Élie Lamblardie, Gaspard Monge et Lazare Carnot, pères fondateurs de l’institution, se voient confier la mission d’organiser une « Ecole centrale des travaux publics », renommée « École polytechnique » en 1795 par Claude Prieur de la Côte d’Or, pour pallier la pénurie d’ingénieurs dans la France d’après la Révolution.

Malheureusement, sur le plan d’une scolarisation universelle, le bilan de 1795 est désastreux : aucun des décrets de 1794 n’a été appliqué!

Pire encore, le 25 octobre 1795, une nouvelle loi élaborée par Pierre Daunou marque même un recul : faute de budget, l’instruction n’est plus gratuite, les instituteurs doivent être salariés par les élèves (et leurs riches parents) et le programme scolaire devient indigent. Cette loi est restée en vigueur jusqu’aux textes napoléoniens sur l’enseignement secondaire et supérieur en 1802. Si elle prévoit l’abandon de l’obligation scolaire et de la gratuité, cette loi préconise la création d’une école primaire par canton et « d’école centrales » secondaires dans chaque département.

Les nouvelles autorités fixent aux communes  des délais pour l’organisation des écoles. Elles mandatent des envoyés spéciaux pour voir si les communes  prennent les mesures nécessaires pour rechercher et installer un instituteur.

Dans les villes, l’administration parvient à recueillir un certain nombre de candidats instituteurs, mais à la campagne, bien souvent la liste demeure vierge. Les administrations locales, en plus du problème de recrutements, se heurtent au problème du local, du mobilier, du chauffage de l’école et des ouvrages à utiliser. Les instituteurs en exercice se plaignent de la pénurie d’élèves car l’école républicaine suscite de la méfiance. Quand l’instituteur se risque à remplacer le catéchisme et les Évangiles par la Constitution et les Droits de l’Homme, les parents, incités en cela par des prêtres réfractaires, préfèrent garder leurs enfants chez eux. Le Comité d’instruction publique est submergé de questions, accablé de suggestions et de demandes.

Le 17 novembre 1795, Lakanal fait adopter par la Convention une nouvelle loi. L’instruction reste gratuite mais non obligatoire. Elle assure un traitement fixe et une retraite aux instituteurs et institutrices et leur fournit un local et un logement. Elle autorise tout citoyen à fonder des écoles particulières (privées).

10. Lazare Carnot sous les Cent-Jours (mars-juin 1815)

Jean-Antoine Chaptal.

Le 9 novembre 1799, Bonaparte fomente un coup d’État et établit le régime du Consulat. Premier Consul, il signe avec le pape Pie VII le Concordat le 16 juillet 1801 qui abolit la loi de 1795 séparant l’Église de l’État.

Saisissant l’occasion du moment, et avant tout cherchant à répondre aux besoins immédiats, le ministre de l’Intérieur, le chimiste et industriel républicain Jean-Antoine Chaptal (1756-1832) soumet alors à Bonaparte un projet d’organisation de l’enseignement secondaire, confié, en particulier aux Oratoriens de Tournon. En 1800 il présente son « Rapport et projet de loi sur l’instruction publique. »

Rappelé par le Premier consul, Lazare Carnot reçoit le portefeuille de la Guerre qu’il conservera jusqu’à la conclusion de la paix d’Amiens en 1802, après les batailles de Marengo et d’Hohenlinden.

Révolutionnaire de la première heure, mais aussi modéré et républicain, il vote contre le Consulat à vie, puis est le seul Tribun à voter contre l’Empire le 1er mai 1804. Dès lors, privé de toute influence politique, il se recentre sur l’Académie des sciences. En 1814, la défense d’Anvers, ville dont il sera maire, lui est confiée : il s’y maintient longtemps et ne consent à remettre la place que sur l’ordre de Louis XVIII.

Mais quelques mois plus tard, l’Empereur revient au pouvoir pour les Cent-Jours, du 20 mars au 7 juillet 1815 (3 mois et 17 jours). C’est à ce moment que Lazare Carnot, menacé d’arrestation au point de se cacher rue du Parc-Royal, est nommé ministre de l’Intérieur le 22 mars 1815. Et comme ce ministère comporte dans ses attributions l’Instruction publique, il peut alors lancer le projet éducatif qui lui tient à cœur.

Trois jours après son installation au ministère, Lazare Carnot commande une étude sur l’enseignement.

Elle s’inspire des travaux de la « Société d’encouragement pour l’industrie nationale », fondée par Chaptalet dirigée par le philanthrope Joseph Marie de Gérando, lui aussi éduqué par les Oratoriens à Lyon et, avec Laborde, Lasteyrie et Jomard, partisan de la nouvelle méthode d’enseignement mutuel. (voir notre article sur ce site).

Carnot impulsera également la fondation de « Société pour l’instruction élémentaire (SIE) » afin de promouvoir ce type d’éducation.


Pour Carnot et Grégoire, l’éducation et l’instruction doivent « élever à la dignité d’Homme tous les individus de l’espèce humaine », éduquer autant que moraliser, et répandre l’amour entre les hommes.

Lazare Carnot.

Pendant les Cent-Jours, Carnot a juste eu le temps de préparer, en avril 1815, un « plan d’ensemble pour l’éducation populaire » suivi d’un décret et de la création d’une Commission spéciale pour l’enseignement élémentaire chargée de tracer des perspectives en la matière en s’inspirant des modèles anglais et hollandais.

Familiarisé avec les « brigades » inventées par Gaspard Monge à l’école du Génie de Mézières et ensuite à Polytechnique, où les meilleurs élèves encadrent les autres, Carnot est plus que favorable au système de l’enseignement mutuel dans les écoles populaires. Répandu en Angleterre et en Suisse, Carnot va l’établir en France.

Convaincu de l’importance de la musique, il souhaite l’enseignement de celle-ci aux élèves. Dans cette intention, il rencontre plusieurs fois Alexandre-Étienne Choron (1771-1834), lui aussi passé par les Oratoriens, qui réunit un certain nombre d’enfants et leur fit exécuter en sa présence plusieurs morceaux appris en fort peu de leçons. Par ailleurs, Carnot connaissait le pédagogue Louis Bocquillon, dit Wilhem (1781-1832) depuis dix ans. Il entrevit aussi la possibilité d’introduire, par lui, le chant dans les écoles, et tous deux visitèrent ensemble celle de la rue Jean-de-Beauvais, ouverte à Paris à trois cents enfants. De son côté, Wilhem créa le mouvement musical de masse des « orphéons ».

11. Hippolyte Carnot reprend le flambeau de son père Lazare

Lazare, un esprit scientifique de haut vol, a des idées bien arrêtées sur l’éducation qui forgeront la personnalité de ses fils, notamment celle d’Hippolyte, le futur ministre de l’Instruction publique de la seconde République. Pour les deux Carnot,

« toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l’amélioration sous le rapport physique, intellectuel et moral de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. »

Plus que des « têtes bien pleines », il aspirait à faire de ses fils des « têtes bien faites », et de « nous faire connaître la saveur des bonnes choses plutôt que nous rendre infaillibles sur le sens des mots », selon les mots de son cadet. Pour Lazare, il s’agit de mettre à l’épreuve en famille les principes éducatifs qu’il prône pour la nation.

Bien que peu féru de langues mortes et plus attiré par les langues vivantes, Lazare initie ses enfants au latin, redevenu langue obligatoire dans les lycées impériaux créés en mai 1802. Pour le reste, si la riche bibliothèque paternelle permet à Sadi Carnot et à son frère Hippolyte de se familiariser avec les classiques indispensables à la culture humaniste qui fonde l’enseignement secondaire, elle les initie à d’autres penseurs plus contemporains et novateurs.

Parmi eux, Hippolyte s’intéresse à ceux qui se penchent sur les questions éducatives comme Rousseau, mais aussi à des philosophes plus originaux comme Saint-Simon dont son père disait :

« Voilà un homme que l’on traite d’extravagant, or il a dit plus de choses sensées dans toute sa vie que les sages qui le raillent […]. Mais c’est un esprit très original, très hardi dont les idées méritent de fixer l’attention des philosophes et des hommes d’État. »

Évoquant son père, Hippolyte dira plus tard :

« Les leçons que nous recevions avaient toutes pour objet de nous rendre, comme le maître qui les donnait, vertueux sans effort, sages sans système. »

Lazare Carnot fait entrer Hippolyte à l’institution polytechnique, 8 avenue de Neuilly. D’après Dalisson,

« le jeune Carnot y reçoit une éducation spartiate où, si la discipline n’exclut pas les châtiments corporels sous la férule ‘d’Inspecteurs généraux’, la pédagogie est novatrice. Les élèves sont répartis dans des classes selon leur âge et l’enseignement allie éducation intellectuelle et physique à travers des programmes qui complètent l’éducation paternelle. Hippolyte se perfectionne ainsi en lecture, en langues, anciennes et vivantes, en littérature, en mathématiques, en physique et géométrie, goûte à la chronologie, à l’histoire, au dessin, à la musique, à l’escrime et à la danse, se révélant en tout point un excellent élève ».

12. Exil de Lazare Carnot (1816)

Après la seconde abdication de Napoléon, Lazare Carnot fait partie du gouvernement provisoire. Exilé au moment de la Restauration, il est banni comme régicide en 1816 et se retire à Varsovie, puis à Magdebourg, où il consacrera le reste de ses jours à l’étude et surtout à l’éducation de ses enfants.

Dalisson : « quand il ne va pas en cours, il (Hippolyte) sert de secrétaire à son père qui continue son éducation ». A Magdebourg, « l’une des consolations de Carnot était de compléter l’éducation de son jeune fils, dont il dirigeait plus spécialement les études vers les questions historiques et l’économie sociale ». C’est donc en Prusse qu’Hippolyte trouve sa voie, abandonne les sciences « dures » pour se consacrer à la philosophie en général et à la philosophie politique et sociale en particulier. Là-bas, l’éducation a un statut privilégié depuis que Frédéric II a rendu l’enseignement primaire obligatoire en 1763, envisagé une forme de gratuité (pour les familles pauvres) et créé des gymnases pour le Secondaire. De quoi inciter Carnot père et fils à imaginer comment la France peut rattraper son retard.

Mieux encore, comme le précise Dalisson :

« la Prusse reste un royaume qui, comme la France quelques années plus tôt, a procédé à une levée en masse en 1813 pour chasser l’envahisseur. Le lien entre instruction populaire et sentiment national, entre éducation et économie, entre libéralisme et éducation nationale s’impose et rejoint les idéaux éducatifs de la famille Carnot. C’est pourquoi, à la demande du gouvernement, Lazare bâtit un projet éducatif en créant une ‘école professionnelle’ dans ce lointain pays d’accueil. Aidé d’Hippolyte il met sur pied un système complet d’enseignement pour l’agriculture et l’industrie. Si nous n’avons pas trace du texte, il influença sans doute le jeune homme pour ses années parisiennes et libérales autant que pour son futur ministère ».

13. Hippolyte avec l’abbé Grégoire

L’abbé Henri Grégoire, évêque de Blois.

De retour en France, Hippolyte se met en rapport avec les anciens amis de son père, notamment l’abbé Grégoire. Figure emblématique de la lutte pour l’émancipation des juifs et des noirs, cet « évêque révolutionnaire » réclame l’abolition totale des privilèges et prône le suffrage universel masculin.

Sur le principe, Hippolyte approuve. Cependant, dans la pratique, après avoir constaté l’engouement du peuple pour les exécutions publiques, il découvre avec quelle facilité on peut mener, voire manipuler une foule en jouant sur l’irrationnel, sur la passion et les pulsions, toutes choses qui rendent délicat l’usage du suffrage universel et peuvent mener à la dictature. Il en conclut que l’instruction populaire doit éclairer le peuple pour le faire revenir à des sentiments plus fraternels et raisonnables.

Pour l’abbé Grégoire, comme pour Carnot père et fils, l’esclavage doit être aboli, les nations doivent s’affranchir des Empires en recouvrant leur souveraineté et l’éducation doit affranchir les citoyens de l’ignorance, un ensemble de sujets merveilleusement réunis dans l’iconographie des bas-reliefs du socle de la statue de Gutenberg à Strasbourg, monument commémoratif réalisé par un ami aussi bien de l’abbé Grégoire que d’Hippolyte Carnot, et plus tard de Victor Hugo : le sculpteur David d’Angers.

Membre du Comité d’instruction publique, Grégoire réclame, comme le faisaient déjà avant lui les Oratoriens, la généralisation de la langue française et devient le rapporteur de la suppression des anciennes académies et de la création de l’Institut.

L’ouverture de toute une série ‘d’écoles spéciales’, tels l’Ecole polytechnique (1794) et l’Institut des langues orientales (1795), l’établissement du Musée du Louvre (1793), l’avant-projet de l’implantation d’une Bibliothèque nationale (1790), la création du Bureau des Longitudes (1795), le lancement des nouvelles unités de poids et mesures, système métrique et décimal, l’extension des écoles élémentaires à toutes les communes et l’un des fleurons de cette politique : la fondation du Conservatoire national des arts et métiers (1794) durent l’essentiel de leur mise en œuvre à l’énergie débordante de l’abbé Grégoire.

Il s’agit de transmettre des savoirs techniques à deux types de publics. D’un côté, des « grandes » écoles, tournées vers les nouvelles élites du pays, mettent en place un enseignement de haut niveau pour former savants et ingénieurs (École polytechnique, Ponts et chaussées, etc.) ou les futurs professeurs du nouveau système d’instruction publique avec l’École normale (1794) ; de l’autre, des écoles destinées à l’encadrement intermédiaire dans les manufactures, de bons ouvriers et chefs d’ateliers : c’est le cas des écoles d’arts et métiers, héritières de l’école professionnelle imaginée en 1780 à Liancourt (60) par le duc de la Rochefoucauld.

Sont également instaurées plusieurs grandes institutions qui existent encore aujourd’hui, parmi lesquelles, hors celles déjà nommées, le Muséum d’histoire naturelle (1793) au Jardin royal des plantes médicinales (1793) ou le musée des Monuments français (1795).

L’abbé Grégoire fait entrer le jeune Hippolyte dans la loge maçonnique dont il fait partie, Les Philadelphes. Inspiré par le combat de Grégoire, dont il sera l’exécuteur testamentaire et sur lequel il publiera une œuvre vers la fin de sa vie, Hippolyte, à peine âgé de 23 ans, publie « Gunima, nouvelle africaine du XVIIIe siècle » (1824) un conte philosophique relatant l’éducation morale du jeune Benjamin qui confronte ses préjugés et l’injustice du régime esclavagiste et de servitude des peuples dits hottentots du Cap aux principes des Lumières.

Étonnamment moderne, l’histoire relève le défi de la fraternité au moment où la France répondait aux revendications de reconnaissance d’Haïti.

Fidèle à la philosophie de l’abbé Grégoire, il proteste contre l’expulsion des juifs de Dresde où ils sont interdits de séjour. Indigné, il tente d’alerter l’opinion : depuis 1789 les juifs sont des citoyens français comme les autres. Il réaffirme sa foi dans la liberté des cultes qui a permis l’émancipation des juifs et s’écrie :

« Si l’on appelle juif celui que, dès le sein de sa mère, la société condamne au plus vil esclavage, qui végète sans droit dans sa patrie et sert de plastron aux insultes de la populace, à qui ses actions ne méritent rien (…) et que poursuivent sans relâche la honte et le mépris, alors je suis un juif et le serai toujours ».

14. Comme Friedrich Schiller, patriote et citoyen du monde

Extrait du livre de Dalisson :
« La position de Carnot est résumée lors d’une fête en hommage à la Révolution française, le 19 mars 1838, à Paris. Il porte un toast au nom de ‘la sainte égalité, de la solidarité entre tous les peuples et toutes les races d’hommes dans un esprit de fraternité’ à ‘l’abolition de l’esclavage, à la cessation de cet affreux scandale de l’humanité’.

« De ce jour, il collabore régulièrement avec Victor Schoelcher, journaliste, franc-maçon, proche des saint-simoniens et membre des mêmes sociétés que lui et qu’il retrouvera trois ans plus tard au gouvernement de la République, puis en exil. Schoelcher a été confronté à l’esclavage à Cuba dès 1828 et pense aussi que leur émancipation doit être progressive, avant de changer d’avis et de devenir partisan de l’abolition immédiate.

« La liberté doit aussi s’appliquer aux peuples et donc aux nations, car ‘le principe de toute souveraineté réside dans la nation’. Fils de 1789 éduqué pendant les luttes d’émancipations nationales, étudiant pétri de romantisme, passionné par les révoltes des années quinze et trente avant d’être happé par le ‘Printemps des peuples’, Carnot place sa confiance dans la liberté des nations : ‘Le salut viendra des peuples s’unissant pour venir à bout de l’ennemi commun, le despotisme.’ Si les nations et les peuples libérés arrivent à s’entendre et à s’unir, elles bâtiront même ‘l’Europe unie’.

« Il soutiendra tout au long du siècle tous les combats nationaux, et donc les unités nationales, contre les empires qui oppriment les minorités. Car la nationalité, ‘c’est le droit de l’homme proclamé en 1789, le droit de se grouper selon ses affinités de caractère, de tradition, de race, de langue, c’est au fond la LIBERTÉ même’. Il est donc acquis, y compris après la guerre de 1870, à une sorte de « ‘droit des peuples à disposer d’eux-mêmes’ dans une Europe fondée sur la liberté des peuples.

« Dans ses écrits sur la politique extérieure revient régulièrement la maxime de Friedrich Schiller : ‘L’homme est créé libre, il est libre, fut-il né dans des chaînes. (…) Devant l’homme libre, ne tremblez pas.’ Cette liberté des peuples et des nations doit même s’appuyer, horresco referens, sur la nécessaire réconciliation entre la France et l’Allemagne, deux peuples voisins que les vicissitudes de l’histoire ont séparés, mais qui sont « deux amis que de longues querelles ont divisés et qui ont besoin de s’expliquer’ ».

14. La Révolution de juillet 1830

Hippolyte Carnot, fusil à la main, sur les barricades, caricature de Cham.

La Révolution de 1830, dite aussi révolution de Juillet ou encore « Trois Glorieuses », se déroule à Paris du 27 au 29 juillet 1830.

Une partie des Parisiens se soulève contre la politique très réactionnaire du gouvernement du roi Charles X. Immédiatement se pose la question : « que mettre à la place du roi ? » Beaucoup comptaient restaurer la République.

Le 30 juillet les députés et les journalistes favorables au duc d’Orléans font placarder des affiches qui rappellent le passé « patriote » du duc, un ancien de Valmy qui se réclame des idées de George Washington, et de son engagement pour l’avenir : il sera « un roi-citoyen ». Sans condition les représentants du peuple (95 députés présents à Paris) proposent que le duc d’Orléans soit nommé Lieutenant-Général du royaume. Le 31 juillet ce dernier accepte le poste et se rend à l’Hôtel de Ville de Paris, le quartier général des républicains.

Lafayette appuyant le duc d’Orléans.

Là, devant la foule réunie, il reçoit l’accolade de La Fayette, tous les deux enroulés dans le drapeau tricolore. Lafayette estime qu’une transition graduelle vers une République passe forcément par une Monarchie constitutionnelle. Le 9 août, les députés modifient la Charte de 1814 qui devient « la charte » constitutionnelle de 1830 et le duc d’Orléans est proclamé « roi des Français » sous le nom de Louis-Philippe Ier.

Hippolyte Carnot, toujours dans la modération, croit fermement à la « démocratie représentative » et est élu trois fois député sous la Monarchie de 1830. Tribun de l’opposition au régime, il prépare la suite.

15. Ministre de l’Instruction publique sous la IIe République

Hippolyte Carnot.

Après une première tentative de rétablir des valeurs républicaines, neutralisée par le « coup d’Etat » de Louis-Philippe en 1830, les soulèvements de 1847-48 se terminent en février 1848 par la constitution, à l’Hôtel de Ville de Paris, du « Gouvernement provisoire » dirigé par plusieurs amis d’Hippolyte Carnot, instaurant la IIe République.

Les premières mesures du gouvernement provisoire se veulent en rupture avec la période précédente.

  • La peine de mort est abolie dans le domaine politique.
  • Les châtiments corporels sont supprimés le 12 mars et la contrainte par corps (prison pour dette) le 19 mars.
  • Le 4 mars une commission est mise en place pour résoudre le problème de l’esclavage dans les colonies françaises. Sous l’égide du ministre des Colonies, l’astronome républicain François Arago (1786-1853), ami intime d’Alexandre de Humboldt, et dont le secrétaire d’Etat s’appelle Victor Schoelcher, les travaux de cette commission permettent l’abolition de l’esclavage le 27 avril.

Dans le domaine politique, les changements sont importants.

  • La liberté de la presse et celle de réunion sont proclamées le 4 mars.
  • Le 5 mars le gouvernement institue le suffrage universel masculin, en remplacement du suffrage censitaire en vigueur depuis 1815. D’un coup le corps électoral passe de 250 000 à 9 millions d’électeurs… Cette mesure démocratique fait du monde rural, qui regroupe les trois quarts des habitants, le maître de la vie politique, et ce, pour de nombreuses décennies.
  • Des élections destinées à désigner les membres d’une assemblée constituante sont prévues pour le 9 avril. La Garde nationale que dirige Lafayette, jusque-là réservée aux notables, aux boutiquiers, est ouverte à tous les citoyens.

Le gouvernement provisoire proposa de nommer Hippolyte Carnot comme ministre de l’Intérieur ; il refusa, mais accepta celui de l’Instruction publique (que Victor Hugo venait de refuser), auquel on joignit les cultes, qui jusqu’alors avaient relevé du ministère de la Justice.

Si Carnot souhaite que les cultes soient réunis à l’instruction publique, c’est que non seulement il n’avait aucun sentiment d’hostilité à l’égard de l’Eglise, mais il croyait voir dans une étroite alliance de la République et du clergé la meilleure garantie du progrès.

« J’ai moi-même, a-t-il écrit, le sentiment religieux trop profondément gravé au cœur pour ne pas être et pour ne pas vouloir que l’on soit autour de moi plein de déférence à l’égard des ministres de toutes les religions. »

Et encore : « Mes efforts constants ont eu pour but de rattacher le clergé inférieur à la République. Le ministre de la religion et le maître d’école sont à mes yeux les colonnes sur lesquelles doit s’appuyer l’édifice républicain. »

16. Les réformes d’Hippolyte Carnot

Carte de l’alphabétisation en France en 1867.
En s’appuyant sur le degré d’instruction des Français à l’âge du mariage, cette carte met en
évidence une grande disparité entre les régions. Ainsi, le taux d’alphabétisation des
habitants du nord et de l’est est-il nettement supérieur à celui des habitants du sud et de
l’ouest. La France alphabétisée est celle des grandes villes, des campagnes riches et des
populations denses.

Pendant son ministère très court, muni d’une vision d’ensemble longuement mûrie et préparée d’avance, il annoncera, parfois plusieurs fois par semaine, des réformes républicaines de tous les grands chantiers de l’éducation, de la première enfance jusqu’aux adultes en passant par la formation des enseignants, des grands commis de l’État et de l’ensemble des citoyens. En déclarant dans ses notes préparatoires qu’il « importe que les divers degrés du système d’enseignement s’intègrent les uns dans les autres, conduisant directement de l’un à l’autre ».

A. Ecoles maternelles

Pour Carnot, les « salles d’asile » ne sont guère que des établissements charitables dirigées par les religieuses. On y fait peu pour l’éducation de la première enfance. Leur nom qui rappelle des idées de misère et d’aumône est remplacé le 28 avril par celui « d’école maternelle ».

« L’enfant doit y trouver l’éducation qu’il ne peut recevoir de sa mère, c’est-à-dire les soins du corps, le langage du sentiment, et ces petits exercices destinés, non pas encore à meubler l’intelligence, mais seulement à l’entrouvrir ».

Dans l’esprit de Jean Reynaud (1806-1863) (sous-secrétaire d’État à l’Instruction publique) et de Carnot, la salle d’asile n’est ni une école d’instruction, ni un lieu de refuge pour des enfants privés de leurs parents. A Paris est créée simultanément une « Ecole maternelle normale », recevant des élèves âgés de vingt à quarante ans.

B. Ecole primaire

Tout est dit: « Le peuple qui a les meilleurs écoles est le premier peuple, s’il ne l’est pas aujourd’hui, il le sera demain. »

Dès le 27 février, dans une circulaire aux recteurs, Carnot marquait l’intention d’améliorer la condition du personnel enseignant primaire :

« La condition des instituteurs primaires est un des objets principaux de ma sollicitude… C’est à eux que sont confiées les bases de l’éducation nationale. Il n’importe pas seulement d’élever leur condition par une juste augmentation de leurs appointements ; il faut que la dignité de leur fonction soit rehaussée de toute manière… Il faut qu’au lieu de s’en tenir à l’instruction qu’ils ont reçue dans les écoles normales primaires, ils soient constamment sollicités à l’accroître… Rien n’empêche que ceux qui en seront capables ne s’élèvent jusqu’aux plus hautes sommités de notre hiérarchie. Leur sort quant à l’avancement ne saurait être inférieur à celui des soldats ; leur mérite a droit aussi de conquérir des grades… Mais, pour que tous soient animés dans une voie d’émulation si glorieuse, il est nécessaire que des positions intermédiaires leur soient assurées. Elles le feront naturellement par l’extension que doit recevoir dans les écoles primaires supérieures l’enseignement des mathématiques, de la physique, de l’histoire naturelle, de l’agriculture. Les instituteurs primaires seront donc invités, au nom de la République, à se préparer à servir au recrutement du personnel de ces écoles. Tel est un des compléments de l’établissement des écoles normales primaires. L’intérêt de la République est que les portes de la hiérarchie universitaire soient ouvertes aussi largement que possible devant ces magistrats populaires. »

Le ministre s’attaque donc le 30 juin à l’enseignement primaire. Avant lui, l’ordonnance du 29 février 1816 avait marqué un tournant. Elle établissait un comité cantonal chargé de la surveillance des écoles et obligeait, dans son article 14, les communes, sans leur en donner les moyens, à « pourvoir à ce que les enfants qui l’habitent reçoivent l’instruction primaire, et à ce que les enfants indigents la reçoivent gratuitement », celles-ci pouvant se regrouper pour remplir cette obligation. En clair, l’éducation primaire était complètement laissée aux communes qui à leur tour, faute de locaux et de moyens, faisaient appel aux congrégations religieuses.

Le ministre propose donc « d’élever la condition des instituteurs en les transformant, de fonctionnaires des communes en fonctionnaires d’État » pour les émanciper des potentats locaux, des parents et des religieux. Car,

« il faut certes que l’instituteur soit accepté dans sa commune, mais s’il en dépend trop, il n’est pas assez considéré. Il importe donc qu’il ne puisse point être destitué capricieusement ».

Dans cette optique, il supprime le « certificat de moralité » qui inféodait les instituteurs à l’Église et, accessoirement, au pouvoir.

A côté de l’obligation scolaire (pour les deux sexes et pour les communes de 300 habitants au moins) et la gratuité totale déjà évoquées, il veut compléter les programmes pour former un « tronc uniforme (…) destiné à tout passer en revue pour servir à déterminer les vocations » qui préfigure l’école de Jules Ferry et va plus loin que les seuls lire, écrire et compter.

Outre l’histoire et la géographie nationales, deux des marottes de Carnot, le chant, l’histoire naturelle, la musique et le dessin linéaire, deux matières destinées à épanouir et instruire, on trouve plusieurs spécificités dans les nouveaux textes. La première, qui sera reprise trente ans plus tard, est une sorte d’instruction civique que le ministre qualifie de

« devoirs et droits de l’homme et du citoyen, le développement des sentiments de liberté, d’égalité et de fraternité (…), bases d’un enseignement civique pour l’éducation républicaine du pays ».

Hippolyte avait été élu le 23 avril 1848 membre de l’Assemblée constituante. Lorsque, le 10 mai 1848, la « Commission exécutive » (du 9 mai au 28 juin 1848) remplace le « Gouvernement provisoire » (24 février – 9 mai 1848), il conserve son portefeuille ; mais l’exécutif, « afin de renforcer l’élément révolutionnaire », lui adjoignit Jean Reynaud (1806-1863), comme lui un ancien saint-simonien élu aussi représentant, comme sous-secrétaire d’Etat : « Je connaissais la modération réelle de ses principes, écrit Carnot ; il connaissait la fermeté des miens ; nous rîmes ensemble du rôle qu’on prétendait lui assigner ».

Edouard Charton (1807-1890), également un ancien saint-simonien, devenu lui aussi membre de l’Assemblée, donna sa démission de secrétaire général ; mais il continua ses bons offices sans titre officiel.

Parmi les actes de Carnot dans cette seconde période de son ministère, il faut mentionner le dépôt, le 3 juin, d’un projet de décret ouvrant un crédit de 995 000 francs, destiné à augmenter, pour le second semestre de 1848, le traitement de ceux des instituteurs primaires dont le traitement fixe et éventuel demeurait inférieur à six cents francs ; et un second crédit, de 105 000 francs, destiné à secourir, dans le courant de 1848, les institutrices communales dont les traitements fixe et éventuel demeuraient inférieurs à quatre cents francs (le décret fut voté le 7 juillet).

C. Exposé des motifs de la loi de juin 1848 sur l’École

La rédaction de la loi d’instruction primaire se poursuivait en petit comité, chargé de coordonner les travaux préparés par la Haute Commission. Elle fut achevée dans le courant de juin ; mais le dépôt du projet, retardé par les événements, ne put avoir lieu que le 30 juin. L’exposé des motifs s’exprime ainsi :

« Citoyens représentants, la différence entre la République et la monarchie ne doit se témoigner nulle part plus profondément, dans le domaine de l’instruction publique, qu’en ce qui touche les écoles primaires. Puisque la libre volonté des citoyens doit désormais imprimer au pays sa direction, c’est de la bonne préparation de cette volonté que dépendront à l’avenir le salut et le bonheur de la France.

« Le but de l’instruction primaire est ainsi nettement déterminé. Il ne s’agit plus seulement de mettre les enfants en mesure de recevoir les notions de la lecture, de l’écriture et de la grammaire ; le devoir de l’Etat est de veiller à ce que tous soient élevés de manière à devenir véritablement dignes de ce grand nom de citoyen qui les attend. L’enseignement primaire doit, par conséquent, renfermer tout ce qui est nécessaire au développement de l’homme et du citoyen, tel que les conditions actuelles de la civilisation française permettent de le concevoir. En même temps qu’il faut introduire dans cet enseignement une plus grande somme de connaissances, il faut aussi le faire concourir plus directement à l’éducation morale, et particulièrement à la consécration du grand principe de la fraternité que nous avons inscrit sur nos drapeaux et qu’il est indispensable de faire pénétrer et vivre partout dans les cœurs pour qu’il soit véritablement immortel.
C’est là, citoyens, que l’enseignement primaire vient se joindre à l’enseignement religieux, qui n’est pas du ressort des écoles, mais auquel nous faisons un appel sincère, à quelque culte qu’il se rapporte, parce qu’il n’y a point de base plus solide et plus générale à l’amour des hommes que celle qui se déduit de l’amour de Dieu.

« L’établissement de la République, en donnant à l’enseignement primaire cette tendance nouvelle, commandait aussi, comme conséquences naturelles, deux mesures importantes, qui sont de rendre cet enseignement gratuit et obligatoire.


Nous le voulons obligatoire, parce qu’aucun citoyen ne saurait être dispensé, sans dommage pour l’intérêt public, d’une culture intellectuelle reconnue nécessaire au bon exercice de sa participation personnelle à la souveraineté.

Nous le voulons gratuit, par là même que nous le voulons obligatoire, et parce que sur les bancs des écoles de la République il ne doit pas exister de distinctions entre les enfants des riches et ceux des pauvres.

Nous vous demandons de proclamer la liberté de l’enseignement, c’est-à-dire le droit de tout citoyen de communiquer aux autres ce qu’il sait, et le droit du père de famille de faire élever ses enfants par l’instituteur qui lui convient. Nous considérons la déclaration de ce droit comme une des applications légitimes et sincères de la parole de liberté que notre République a jetée au monde avec enthousiasme, (…) Il nous a même semblé que ce ne serait pas un des moindres moyens de relever les écoles publiques que de laisser un plein essor aux écoles privées, à condition que dans cette carrière d’émulation il ne manquât aux premières aucune chance favorable (…) En un mot, citoyens, l’idée d’après laquelle nous nous sommes dirigés a été l’union continuelle du principe de l’autorité avec celui de la liberté. (…) C’est dans cette conciliation entre deux principes également respectables que consiste tout l’esprit de la loi que nous avons l’honneur de vous soumettre. »

Source : Hippolyte Carnot, Bulletin des lois, 1848.

D. Appel aux instituteurs pour éclairer le monde rural

Même lors du plébiscite du 8 mai 1870, le vote en faveur de Napoléon III est écrasant : 7 358 000 » oui » contre 1 538 000 » non « , grâce notamment au vote rural dépourvu d’éducation de base. Caricature de Cham dans Le Charivari du 18 mai 1870.

Le 5 mars, un décret fixa au 9 avril la convocation des assemblées électorales pour la nomination, par le suffrage universel, de « l’Assemblée constituante » qui siégera du 4 au 26 mai. Ce sont les premières élections depuis 1792 à se dérouler au suffrage universel masculin. Par décision de la IIe République, le nombre d’électeurs qui passe à 9 395 035, a été multiplié par 40 !

Or, comme nous l’avons dit, si Hippolyte Carnot est en théorie pour le suffrage universel, avec une grande majorité de Français non-éduqués, l’expression du vote risque de conduire au désastre.

Aucune partie de l’instruction primaire, écrit-il, « n’a été plus négligée, sous les précédents gouvernements, que la formation des enfants comme citoyens ». Dès lors, beaucoup des électeurs que le décret du gouvernement provisoire vient d’investir du droit de suffrage ne sont-ils pas, surtout dans les campagnes, suffisamment instruits des intérêts de la chose publique.

Pour tenter d’éclairer ces électeurs sur leurs droits et libertés, Carnot fait appel aux instituteurs :

« Excitez autour de vous les esprits capables d’une telle tâche à composer en vue de vos instituteurs de courts manuels, par demandes et par réponses, sur les droits et les devoirs des citoyens. Veillez à ce que ces livres parviennent aux instituteurs de votre ressort, et qu’ils deviennent entre leurs mains le texte de leçons profitables.

« C’est ce qui va se faire à Paris sous mes yeux ; imitez-le. Que nos 36 000 instituteurs primaires se lèvent donc à mon appel pour se faire immédiatement les réparateurs de l’instruction publique devant la population des campagnes. Puisse ma voix les toucher jusque dans nos derniers villages ! Je les prie de contribuer pour leur part à fonder la République. Il ne s’agit pas, comme du temps de nos pères, de la défendre contre le danger de ses frontières, il faut la défendre contre l’ignorance et le mensonge, et c’est à eux qu’appartient cette tâche. Des hommes nouveaux, voilà ce que réclame la France. Une révolution ne doit pas seulement renouveler les institutions, il faut qu’elle renouvelle les hommes. On change d’outil quand on change d’ouvrage. C’est un principe capital de politique. »

« Mais les instituteurs ne doivent pas seulement, en éclairant les électeurs, leur enseigner à choisir les représentants les plus capables de consolider le régime démocratique ; ils peuvent faire davantage : « Pourquoi nos instituteurs primaires ne se présenteraient-ils pas, non seulement pour enseigner ce principe, mais pour prendre place eux-mêmes parmi ces hommes nouveaux ? Il en est, je n’en doute pas, qui en sont dignes : qu’une ambition généreuse s’allume en eux ; qu’ils oublient l’obscurité de leur condition ; elle était des plus humbles sous la monarchie ; elle devient, sous la République, des plus honorables et des plus respectées (…) Qu’ils viennent parmi nous, au nom de ces populations rurales dans le sein desquelles ils sont nés, dont ils savent les souffrances, dont ils ne partagent que trop la misère. Qu’ils expriment au sein de la législature les besoins, les vœux, les espérances de cet élément de la nation si capital et si longtemps délaissé. Tel est le service nouveau que, dans ce temps révolutionnaire, je réclame du zèle de Messieurs les instituteurs primaires. »

C’étaient là des paroles comme la France n’en avait pas entendu depuis l’an II. Elles causèrent une émotion profonde ; elles mirent la flamme au cœur de tout ce qu’il y avait de jeune et de généreux dans le personnel enseignant primaire, en même temps qu’elles produisaient dans le camp des conservateurs la plus vive irritation. Furibard, Léon Faucher écrivait, le 7 mars, à un ami : « Lisez la circulaire de Carnot aux recteurs. C’est le chef-d’œuvre de la folie ! »

L’appel du ministre pour la composition de manuels sur les droits et les devoirs du citoyen fut entendu. Dans plusieurs académies, les recteurs firent rédiger et publier des catéchismes d’enseignement civique.

A Paris, l’historien Henri Martin fit paraître un Manuel de l’instituteur pour les élections ; le philosophe Charles Renouvier publia, sous les auspices du ministre, un Manuel républicain de l’homme et du citoyen : ces deux ouvrages furent envoyés d’office aux recteurs, et distribués par leurs soins.

Au niveau électoral, leurs efforts ne furent pas couronnés de succès. Les élections qui auront finalement lieu le 23 avril donnent une majorité aux modérés (« monarchistes camouflés » et « républicains modérés »).

Les républicains « avancés », dont Carnot fait partie, sont nettement battus. La nouvelle assemblée se réunit le 4 mai. Elle proclame la République et met fin à l’existence du gouvernement provisoire. Elle élit une « Commission exécutive » dont sont exclus les éléments les plus progressistes du gouvernement provisoire.

E. Enseignement secondaire

Le 28 février 1848, une circulaire exposa, dans ses grandes lignes, le programme du ministre et de ses collaborateurs ; elle « déroule les principes généraux de notre entreprise », dit Carnot. On y lisait :

« Il est nécessaire, dans l’intérêt de la société, qu’un certain nombre de citoyens reçoive des connaissances plus étendues que celles qui suffisent pour assurer le développement de l’homme. C’est à quoi répondra l’établissement de l’instruction secondaire. Le gouvernement républicain se propose de recruter ces agents si essentiels dans la masse du peuple. Il faut donc veiller à ce que les portes de l’instruction secondaire ne soient fermées à aucun des élèves d’élite qui se produisent dans les établissements primaires.

« Toutes les mesures nécessaires à cet égard seront prises. — C’est dans les écoles supérieures seulement que le principe de la spécialité, prudemment préparé dans les autres, doit se dessiner tout à fait. L’accès aux leçons de ces écoles ne peut être défendu à personne ; mais c’est en vue des élèves dignes de servir aux intérêts généraux qu’elles doivent être instituées. Il n’y a que la décision des examens qui puisse y conférer tous les droits. »

F. Une Ecole d’administration

Un décret du 8 mars 1848 annonce qu’une :

« Ecole d’administration, destinée au recrutement des diverses branches d’administration dépourvues jusqu’à présent d’écoles préparatoires, sera établie sur des bases analogues à celles de l’Ecole polytechnique ».

Pour Carnot, il s’agit de créer un foyer capable de « rayonner » sur toute la France « la lumière républicaine », en promouvant les valeurs philosophiques des droits de l’homme. Ce n’est pas au privé mais bien à l’État d’établir « une pépinière pour les services publics » en formant des administrateurs dévoués corps et âme à l’intérêt général.

Faute de subventions suffisantes, l’école est installée dans un bâtiment délabré, l’ancien Collège du Plessis (rue Saint-Jean-de-Beauvais, c’est-à-dire là où son père avait fait installer la l’école pilote pour l’enseignement mutuel !), et le ministère apportera les chaises ; les élèves furent tenus de suivre les cours du Collège de France, répétés ensuite et commentés par des maîtres de conférences. Les programmes sont éclectiques : à côté de l’enseignement professionnel, une « large part est faite aux études scientifiques, mais aussi littéraires qui meublent l’intelligence et lui donnent de l’ampleur ».

Contrairement à l’ENA de nos jours, on y enseigne non pas le « management » et la statistique, mais l’architecture, le dessin, l’histoire de l’art et les religions orientales. Prise dans les turbulences politiques, cette école ne survécut pas au ministre qui l’avait fondée mais fera date.

G. Haute Commission des études scientifiques et littéraires

En vue de la préparation d’une nouvelle loi sur l’instruction primaire, et de la recherche des solutions à apporter aux questions nouvelles qui surgissaient, Carnot institua une Haute Commission des études scientifiques et littéraires, dont la présidence fut donnée à Jean Reynaud, et où il fit entrer « les hommes les plus notables et les plus amis du progrès dans les sciences, dans les lettres, dans l’administration, et surtout dans l’enseignement ».

Parmi les noms des 45 membres de cette Commission, notons ceux du chansonnier Pierre-Jean de Béranger, de Boussingault, d’Henri Martin, de Poncelet, d’Edgar Quinet et de Charles Renouvier.

H. Education pour tous, tout au long de la vie

École publique du soir pour adultes.

Sur le plan de l’instruction, en 1848, la situation reste désastreuse. Sur 300 000 conscrits, plus de 112 000 ne savent ni lire, ni écrire. Si l’on prend les plus âgés, la proportion est encore supérieure à ce tiers. D’où l’arrêté du 8 juin, qui institua à Paris des lectures publiques du soir, « destinées à populariser la connaissance des chefs-d’œuvre de notre littérature nationale ». Elles devaient avoir lieu deux fois par semaine, « dans différents locaux situés, autant que possible, au sein des quartiers les plus populeux de Paris ».

Les paysans, soit les deux tiers de la population, qui ne bénéficient d’aucune structure associative et sont éloignés des villes et des écoles, sont la cible prioritaire du ministre. Ce sont eux qu’il faut prioritairement convertir par la lecture, clé de l’instruction et de l’émancipation, et mener jusqu’aux maisons d’école :

« Les maîtres, devenus bibliothécaires leur feront la lecture, à haute et intelligible voix, pourront les instruire, les intéresser et (…) les passionner pour la vie politique du pays. Les enseignants en l’état de leurs disponibilités prodigueront des enseignements généraux pour l’état agricole et des lectures à la maison d’école ou à la mairie, pour l’instruction civique et même la littérature. »

I. Bibliothèques « circulantes »

Bibliothèque en 1876.

En partant du constat que « nous manquons de livres de lecture pour le peuple comme il y en a ailleurs », le ministre met sur pied un vaste réseau public de bibliothèques communales de toutes tailles. Il charge l’éditeur Paulin de rassembler des collections de livres les plus variés possible dans chaque quartier des villes et chaque canton rural pour les mettre gratuitement à la disposition du peuple. Il crée également toute une gamme d’établissements complémentaires comme les bibliothèques spéciales près des facultés pour mettre le savoir le plus savant à la disposition du plus grand nombre. Sur une idée de Jules Simon, il entend créer des bibliothèques populaires et rurales qu’il rebaptise « collections circulantes » avec des enseignants qui « parcourraient les petits villages et porteraient aux enfants isolés l’instruction qu’ils ne pourraient trouver ailleurs ». Les « bibliothécaires missionnaires » de ces établissements itinérants seront des « instituteurs conservateurs de la petite bibliothèque populaire », qui guideront le public, contrôleront les prêts et pourront lire à la demande.

C’est dans cette optique bibliophile qu’il faut replacer la création, au printemps 1848, d’un Service officiel des lectures publiques du soir. L’objectif est toujours le même : donner le meilleur au peuple. C’est ce qu’explique Émile Deschanel : « Le ministre de la République voulut que le peuple souverain eût, lui aussi, ses lecteurs et professeurs. » Ce service, aussi politique que moral, rappelle les séances organisées par les philanthropes ou les saint-simoniens, censées remplacer les cabarets et les bals trop arrosés. Elles permettront à l’ouvrier (et plus tard au paysan) fatigué « du labeur quotidien de trouver un asile commode, un plaisir qui porterait avec lui l’instruction, de bons conseils et la familiarité des grands esprits de notre race ».

Il s’agit de vulgariser les textes patrimoniaux et, si besoin, de les commenter pour « instruire noblement les auditeurs en les amusant », raconte l’ancien saint-simonien Sainte-Beuve. Le programme de ces lectures doit donc être varié pour ne point lasser. Les grands classiques comme Corneille et Molière alternent avec l’Histoire à la Michelet qui a une fonction civique évidente, et des comédies ou des chansons comme celles de Béranger.

Les premières séances parisiennes devant des ouvriers et des artisans pleins de respects sont un succès « dans un silence attentif où les moindres impressions se peignent sur les visages ». Le ministre relève des réactions amusées aux comédies, patriotes à l’évocation des grandes batailles comme Crécy, critiques devant un style ampoulé et déroutées devant les Fables de la Fontaine. Dans cette logique le ministère envisage la création d’une Athénée libre sur les modèles allemand et américain. Il s’agit de réunir quelques professeurs dans un amphithéâtre ou dans d’anciennes salles de spectacles pour donner un enseignement libre et gratuit, ouvert à tous et délivré par « des pionniers dans des domaines encore inexplorés » des sciences et des techniques.

J. Beaux-Arts, hygiène et gymnastique au programme

Dans l’enseignement, outre des « éléments d’histoire et de géographie nationale », il ajoute le français, le droit public et l’hygiène, sans oublier la gymnastique pour améliorer la santé des plus démunis. Il s’agit là de la version pour adulte de ce que l’école nouvelle et l’instruction républicaine proposeront à tous les enfants de France. Ces cours doivent même mettre l’art à la portée de tous à travers la promotion du patrimoine : « Existe-t-il moyen plus puissant d’éducation populaire ? », dit-il en parlant de l’art en général et des Beaux-Arts en particulier.

Concrètement, le 29 mars, le ministre fonde avec treize professeurs l’Association Philotechnique destinée à donner aux ouvriers les connaissances professionnelles et techniques nécessaires aux métiers modernes.

L’Association s’accorde sur des cours de géométrie, de grammaire, d’algèbre, de mécanique et de dessin délivrés dans les salles de la Halle aux draps, puis à l’école Turgot. Les professeurs de lycées parisiens sont les premiers sollicités par l’Association pour compléter la formation en Histoire et en Droit.

L’expérience démarre début avril avec 150 ouvriers teinturiers du faubourg Saint-Marcel qui s’initient aux connaissances scientifiques dans l’amphithéâtre de l’Ecole de pharmacie. Rapidement, cet enseignement professionnel s’étend en province, comme à Orléans, avant de disparaître dans le tumulte de Juin.

Carnot veut aller plus loin et songe à des « clubs-écoles » sur le modèle écossais des « Mécanic-institutions », c’est-à-dire des salles de conférences, des bibliothèques et des cours permanents pour les ouvriers dans des bâtiments jouxtant les usines. Tenu au courant des travaux de Braille, il s’intéresse aussi aux sourds et aux aveugles, pour lesquels il compte multiplier les institutions spécialisées dépendant de son ministère, et non plus de l’Intérieur.

K. Concorde citoyenne

Pour couronner cette démocratisation, Carnot songe à l’une des méthodes les plus originales de la Révolution : la pédagogie civique par les fêtes publiques.

Fin février, il a déjà expérimenté leurs vertus citoyennes en participant à la plantation d’un arbre de la Liberté, pratique rituelle en 1848, dans les jardins de Saint-Nicolas à Paris. Dans cet établissement spécialisé dans l’éducation des enfants d’ouvriers, la cérémonie est placée sous le signe des Trois Couleurs. Le clergé bénit l’arbre comme le veut l’usage, en présence du maire de l’arrondissement. Le discours du ministre est édifiant : « L’arbre que vous plantez est jeune comme la République elle-même (…) Il étendra sur vous ses rameaux, de même que la République étendra sur la France les bienfaits de l’Instruction populaire. (…) Les bons écoliers deviennent les bons citoyens. »

Le ministre de l’Instruction a été aussi impressionné par la « Fête de la concorde » du 21 mars, entre la Bastille et le Champ de Mars, avec ses défilés, sa statuaire civique, ses revues d’œuvres industrielles, ses hymnes à la République et son enthousiasme réformateur. Cette pédagogie civique lui a semblé efficace grâce à sa représentation symbolique du régime et sa « foule d’hommes obéissant à une inspiration commune ».

17. Conclusion

Face à Carnot, la riposte de l’oligarchie est foudroyante. Figure du « parti de l’ordre », Adolphe Thiers, en 1848, n’hésite pas à déclarer : « Je demande que l’action du curé soit forte, beaucoup plus forte qu’elle ne l’est, parce que je compte beaucoup sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici pour souffrir. »

Dès le 10 décembre 1848, date de l’élection de Louis Napoléon Bonaparte à la présidence de la République, le pouvoir s’appuie sur des forces issues du clergé et d’une droite rétrograde.

Cédant aux congrégations, il fait voter deux lois hypothéquant fortement et durablement les chances de réussite de l’école publique: la loi Parieu du 11 janvier 1850 et la loi Falloux du 15 mars 1850.

La première poursuit les enseignants restés fidèles à l’esprit de Carnot (4000 instituteurs seront révoqués). La seconde accentue les prérogatives de l’Eglise en matière d’enseignement et favorise le développement de l’enseignement congrégationiste.

En guise de conclusion, voici celle de Rémi Dalisson dont nous recommandons fortement la magnifique biographie sur Hippolyte Carnot :

« Sa pratique, ce sont ses textes législatifs sur l’instruction, y compris les programmes scolaires, aussi variés que novateurs, comme ceux de son École d’administration ou de ‘l’école maternelle’. Ils font de Carnot l’incontestable précurseur de Jules Ferry et du projet éducatif et civique de la Troisième République. Ses lois et décrets veulent (…) émanciper les enfants et en faire des citoyens actifs et critiques dans une démocratie apaisée, modérée et socialement fluide, sous l’égide d’instituteurs restaurés, symboles des temps nouveaux.

« Sa pratique, ce sont ses combats et ses engagements, et d’abord dans l’opposition à laquelle il appartient longtemps. Retenons ses écrits précoces contre la peine de mort, sa participation aux événements de 1830, son rôle en 1848 à l’Assemblée, son combat pour les instituteurs pour lesquels il se dépense sans compter et son exil volontaire. (…)

« Dans un siècle écrasé par le souvenir de deux guerres mondiales, par l’effacement de la République sous Vichy puis par la décolonisation et la chute du communisme, l’oubli de 1848 et de ses espoirs sociaux et éducatifs en dit long sur nos structures mentales et notre mémoire. Cette sorte d’amnésie, qui n’empêche d’ailleurs pas la sacralisation, souvent anachronique, du corpus républicain, a fait tomber Hippolyte Carnot et l’ensemble du XIXe siècle dans un bien triste oubli. La période n’évoque plus grand-chose, hormis quelques coups de projecteurs ponctuels. Elle est même à présent sacrifiée dans l’enseignement, comme si seul le XXe siècle était digne d’étude.

« A l’heure où le modèle scolaire français est remis en cause, où l’école républicaine doute de ses missions, où la laïcité est elle aussi discutée et où les enseignants se sentent abandonnés, il est plus que jamais nécessaire de connaître les racines d’un système éducatif intimement lié au régime républicain. Pour cela, à l’aube du XXIe siècle, la réévaluation de la vie et de l’œuvre d’Hippolyte Carnot, défenseur acharné de la liberté, de l’école, de Clio et de la République peut poser les bases d’une réflexion renouvelée et civique sur la chose scolaire ».

18. Annexe


Liste de principaux ouvrages d’Hippolyte Carnot:

  • Gunima, nouvelle africaine du XVIIIe siècle, (Paris, Barba, 1824).
  • Le Gymnase, recueil de morale et de littérature (Paris, Balzac, 1828).
  • Doctrine de Saint-Simon (Bruxelles, Hauman, 1831).
  • Mémoires de Grégoire, Évêque constitutionnel de Blois (Paris, Dupont, 6 vol., 1837-1845).
  • Quelques réflexions sur la domesticité (Paris, Henry, 1838).
  • Rapport sur la législation qui règle dans quelques états d’Allemagne les conditions de travail des jeunes ouvriers (Paris, Imp. Royale, 1840).
  • Mémoires de Barère de Vieuzac (Paris, Labitte, 4 volumes, 1842-1844).
  • L’Allemagne avant l’invasion française (Fragments, Paris, Revue indépendante, 1842).
  • L’Allemagne pendant la Révolution (Fragments, Paris, Revue indépendante, 1843).
  • Les Esclaves noirs (Paris, Magasin pittoresque, 1844).
  • De l’esclavage colonial (Paris, Revue indépendante, 1845).
  • Les Radicaux et la Charte, (Paris, Pagnerre, 1847).
  • Le Ministère de l’Instruction Publique et des Cultes, 24 février-5 juillet 1848 (Paris, Pagnerre, 1848).
  • Éducation républicaine, (Paris, Prost, 2 vol, 1849).
  • L’insurrection littéraire en Allemagne (Fragments, Paris, Liberté de penser, 1848).
  • Le Mémorial de 1848, (Paris, Revue indépendante, n.p. 1849).
  • Doctrine saint simonienne (Paris, Librairie nouvelle, 1854).
  • Mémoires sur Lazare Carnot par son fils (Paris, Pagnerre, 1861-63, réed. en 1893 et 1907, Hachette).
  • Œuvres de Saint-Simon par Enfantin précédées de deux notices historiques par H. Carnot (Paris, Dentu, 1865).
  • La Révolution française, résumé historique (2 vol., Paris, Dubuisson et Pagnerre, 1867).
  • L’Instruction populaire en France (Paris, Degorce-Cadot, 1869).
  • Trois discours sur l’instruction publique, (Paris, Degorce-Cadot, 1869).
  • Cours de l’association philotechnique pour l’instruction gratuite des adultes (Paris, Parent, 1872).
  • Ce que serait un nouvel Empire (Paris, Société du patriote, Bibliothèque utile, 1874).
  • Lazare Hoche, général républicain (Paris, Société du patriote, Bibliothèque utile, 1874).
  • D’une École d’Administration (Versailles, Aubert, 1878) ;
  • Henri Grégoire, évêque républicain (Paris, Libraire des publications populaires, 1882).
  • La Révolution française (Paris, Boulanger, 1888).
  • Les premiers échos de la Révolution française au-delà du Rhin (Paris, Picard, 1888)

19. Quelques ouvrages et articles consultés:

Merci de partager !

Enseignement mutuel : curiosité historique ou piste d’avenir ?

Par Karel Vereycken, Paris, France

  1. Introduction
  2. Apprendre et enseigner, une même joie
  3. Précédents
    A. En Inde
    B. En France
  4. Les brigades de Gaspard Monge
  5. Andrew Bell
  6. Joseph Lancaster
  7. Enseignement mutuel, comment ça marche ?
    A. Le local
    B. Maîtres et moniteurs
    C. Fonctionnement
    D. Progresser selon sa connaissance
    E. Les outils
    F. Commandement
  8. Bellistes contre lancastériens
  9. Lorsque ça intéresse les Français
  10. Lazare Carnot à la manœuvre
  11. Enseignement mutuel et chant choral
  12. Le projet pilote de la rue Saint-Jean-de-Beauvais
  13. Jomard, Choron, Francœur et savoirs élémentaires
  14. Rayonnement national
  15. Critiques
  16. Dérive mécaniste ?
  17. Mort de l’enseignement mutuel en France
  18. Conclusion
  19. Quelques ouvrages et textes consultés, en accès libre

« Répondez, mes amis : il doit vous être doux
D’avoir pour seuls mentors des enfants comme vous ;
Leur âge, leur humeur, leurs plaisirs sont les vôtres ;
Et ces vainqueurs d’un jour, demain vaincus par d’autres,
Sont, tour à tour parés de modestes rubans,
Vos égaux dans vos jeux, vos maîtres sur les bancs.
Muets, les yeux fixés sur vos heureux émules,
Vous n’êtes point distraits par la peur des férules ;
Jamais un fouet vengeur, effrayant vos esprits,
Ne vous fait oublier ce qu’ils vous ont appris ;
J’écoute mal un sot qui veut que je le craigne,
Et je sais beaucoup mieux ce qu’un ami m’enseigne. »

Victor Hugo, Discours sur les avantages de l’Enseignement mutuel, 1817.

1. Introduction

Enseigner la lecture et l’écriture à 1000 enfants présents dans une même salle, sans instituteur, sans livres scolaires, sans papier et sans encre, c’est clairement impossible. Et pourtant, cela a été imaginé et mis en pratique avec grand succès ! Chut ! Il ne faut pas en parler, car cela pourrait donner des idées à certains, et pas seulement dans les pays émergents !

Qu’un tel défi puisse être relevé ne pouvait qu’inquiéter l’oligarchie et ses serviteurs. Depuis la nuit des temps ils formatent une « élite » (les grands prêtres de la connaissance, les « experts » et autres sachants) se reproduisant en vase clos au sommet, tout en veillant à ce que la grande masse du peuple d’en bas s’instruise juste assez pour pouvoir livrer des colis, payer ses impôts, se plier aux règles définies par le sommet, et surtout, ne fasse pas (trop) désordre.

Pourtant, comme l’avait compris bien avant nous Hippolyte Carnot, ministre de l’Instruction publique de la IIe République, sans éducation républicaine, c’est-à-dire sans une véritable formation de citoyen dès la maternelle, le suffrage universel devient, assez souvent, une farce tragique capable d’engendrer des monstres.

Au début du XIXe siècle, « l’enseignement mutuel » (parfois appelé système « monitorial » anglais, « système de Madras » ou « système de Lancaster »), se répand comme un feu de brousse en Europe puis à travers le monde.

Si le maître s’adresse à un seul élève, c’est le mode individuel (cas du précepteur) ; s’il s’adresse à toute une classe, c’est le mode simultané ; s’il charge des enfants d’instruire les autres, c’est le mode mutuel. L’alliance des procédés simultané et mutuel est appelée mode mixte.

L’enseignement mutuel est rapidement victime de querelles de personnes et d’enjeux idéologiques, politiques et religieux. Il est vécu comme une agression par les congrégations religieuses qui pratiquent, elles, « l’enseignement simultané », édicté dès 1684 par Jean-Baptiste de la Salle pour les « Frères des écoles chrétiennes » : classes par âge, division par niveau, place fixe et individuelle, discipline stricte, travail répétitif et simultané surveillé par un maître inflexible.

Avec la constitution de petits groupes où les élèves enseignent les uns aux autres, se déplacent dans la salle de classe, l’enseignement mutuel a immédiatement fait naître, assez bêtement, la crainte d’un monde cul par-dessus tête, sortant d’un tableau de Jérôme Bosch. Dans quel monde sommes-nous si l’élève enseigne au maître, l’enfant au parent, le fidèle au prêtre, le citoyen au gouvernement ! Sans chef, que faire, chef ?

Estimant qu’un tel enseignement « affaiblit l’autorité » aussi bien des maîtres que des autorités politiques et religieuses, en 1824, le pape Léon XII (à ne pas confondre avec le bienveillant Léon XIII), le « pape de la Sainte-Alliance », farouche partisan de l’ordre et soupçonnant un vaste complot protestant contre le Vatican, l’interdit.

En France, où dans les années qui suivent la Révolution de 1830, près de 2 000 écoles mutuelles existent, principalement dans les villes, en concurrence avec les écoles confessionnelles, François Guizot, ministre de Louis-Philippe, les fera disparaître.

2. Apprendre et enseigner, une même joie

Un bon tuteur était réservé aux prince : ici, le prince Charles Louis du Palatinat avec son tuteur Wolrad von Plessen, tableau de Jan Lievens.

Le tutorat connaît aujourd’hui un regain d’intérêt dans le cadre des apprentissages scolaires et formations professionnelles. Il s’agit d’un processus « d’assistance de sujets plus expérimentés à l’égard de sujets moins expérimentés, susceptible d’enrichir les acquisitions de ces derniers ». C’est ainsi que le tutorat entre enfants, en particulier entre enfants d‘âges différents, est encouragé dès l’école maternelle, jusqu’à l’université avec l’institutionnalisation au niveau du premier cycle du tutorat méthodologique, en passant par l’école élémentaire et le secondaire qui ont vu se développer depuis les années 1980, tant en France qu’à l’étranger, de nombreuses expériences tutorales.

Or, le tutorat n’est que le pâle héritier de l’enseignement mutuel développé en Angleterre puis en France au XIXe siècle.

Il existe une vérité immuable : l’avenir de l’humanité dépend d’une faculté exclusivement humaine : la découverte de principes physiques universels nouveaux, parfois dépassant de loin les bornes de notre appareil sensoriel, permettant à l’Homme d’accroître sa capacité de transformation de l’univers afin d’améliorer de façon qualitative son sort et celui de son environnement. Or, une découverte n’est jamais le fruit d’une somme ou d’une moyenne d’opinions multiples mais bien celui d’un acte unique parfaitement souverain.

Regarde ce que je viens de découvrir !

Cependant, sans la socialisation de cette découverte, elle ne servira à rien. L’histoire de l’humanité est donc, par sa propre nature, pourrait-on dire, l’histoire d’un « enseignement mutuel ».

Le plus grand plaisir de celui qui vient d’effectuer une découverte, et cela est naturel chez les enfants, n’est-il pas de partager, non seulement ce qu’il ou elle vient de découvrir, mais la joie et la beauté que représente toute percée scientifique ? Et lorsque ceux qui découvrent, enseignent, le plaisir est au rendez-vous. Laissons-donc à nos enseignants professionnels le temps de faire des découvertes, leur enseignement y gagnera en qualité !

3. Précédents

A. En Inde

En 1623, l’explorateur italien Pietro Della Valle (1586-1652), après un voyage en « Indoustan » (Inde), dans une lettre expédiée d’Ikkeri (ville du sud-ouest de l’Inde), rapporte avoir vu :

Pietro della Valle.

« certains jeunes enfants qui y apprenaient à lire d’une façon extraordinaire (…) Ils étaient quatre et avaient pris du maître une même leçon ; afin de l’inculquer parfaitement dans leur mémoire, de répéter les précédentes qui leur avaient été prescrites, de peur de les oublier, l’un d’eux chantait d’un certain ton musical une ligne de la leçon, comme par exemple deux et deux font quatre. En effet, on apprend facilement une chanson. Pendant qu’il chantait cette partie de leçon pour l’apprendre mieux, il l’écrivait en même temps, non pas avec une plume, ni sur du papier. Mais pour l’épargner et n’en pas gâter inutilement, ils en marquaient les caractères avec le doigt sur le même plancher où ils étaient assis en rond, qu’ils avaient couvert pour ce sujet d’un sable très délié. Après que le premier de ces enfants avait écrit de la sorte en chantant, les autres chantaient et écrivaient la même chose tous ensemble (…) Sur ce que je leur demandais qui (…) les corrigeait lorsqu’ils manquaient, vu qu’ils étaient tous écoliers, ils me répondirent fort raisonnablement, qu’il était impossible qu’une seule difficulté les arrêtât tous quatre en même temps, sans pouvoir la surmonter et que pour le sujet ils s’exerçaient toujours ensemble afin que si l’un manquait les autres fussent ses maîtres. »

Dans ce texte apparaissent déjà les grands principes de l’enseignement mutuel, notamment l’apprentissage simultané de la lecture et de l’écriture, l’utilisation du sable pour les exercices d’écriture afin de ne pas gaspiller le papier qui est rare et fort cher, un cours en collectif donné par un maître, puis un travail en sous-groupes dans lequel les élèves apprennent à s’autoréguler, et enfin, une intégration du savoir qui, grâce à l’utilisation du chant, va faciliter la mémorisation.

B. En France

A Lyon, le prêtre lyonnais Charles Démia figure comme l’un des précurseurs de l’enseignement mutuel qu’il a théorisé dès 1688, et qu’il mettait en pratique dans les « petites écoles » pour enfants pauvres qu’il a fondées. D’après le Nouveau dictionnaire de pédagogie et de l’instruction primaire,

« Démia introduisit dans les classes ce qu’on appela plus tard l’enseignement mutuel : il recommande de choisir, parmi les écoliers les plus capables et les plus studieux, un certain nombre d’officiers, dont les uns, sous le nom d’intendants et de décurions, seront chargés de la surveillance, tandis que les autres devront faire répéter les leçons du maître, reprendre les écoliers quand ils se trompent, guider la main hésitante des ‘jeunes écrivains’, etc. Pour rendre possible la simultanéité de l’enseignement, l’auteur des règlements divise l’école en huit classes, dont le maître devra s’occuper tour à tour ; chacune de ces classes peut se subdiviser en bandes. »

A Paris, dès 1747, l’enseignement mutuel est pratiqué avec un grand succès dans une école de plus de 300 élèves, établie par M. Herbault à l’hospice de la Pitié, en faveur des enfants des pauvres. L’expérience, hélas, ne survécut pas à son fondateur.

En 1772, la charité ingénieuse du chevalier Paulet conçut et exécuta le projet d’appliquer une semblable méthode à l’éducation d’un grand nombre d’enfants, que la mort de leurs parents laissaient sans appui dans la société.

4. Les brigades de Gaspard Monge

Enfin, comme le raconte, dans sa biographie de Gaspard Monge, son élève le plus brillant, l’astronome François Arago (1786-1853), lui-même un ami proche d’Alexandre de Humboldt, c’est à l’École polytechnique que Monge va peaufiner son propre système d’enseignement mutuel et de tutorat.

Jugeant qu’il était inacceptable de devoir attendre trois ans pour voir sortir les premiers ingénieurs de l’École polytechnique, Monge décida, afin d’accélérer la formation des élèves, d’organiser des « cours révolutionnaires », une formation accélérée pendant trois mois. Pour cela, il perfectionna le concept de « chefs de brigades », une technique qu’il avait déjà pu tester avec succès à l’école du Génie de Mézières.

Elèves de l’Ecole polytechnique s’efforçant d’imiter les grands hommes, fronton du Panthéon, David d’Angers.
Polytechniciens devant l’Ecole du Génie de Mézières.

François Arago :
« Les chefs de brigade, toujours réunis à de petits groupes d’élèves dans des salles séparées, devaient avoir des fonctions d’une importance extrême, celles d’aplanir les difficultés à l’instant même où elles surgiraient. Jamais combinaison plus habile n’avait été imaginée pour ôter toute excuse à la médiocrité ou à la paresse.

« Cette création appartenait à Monge. A Mézières, où les élèves du génie étaient partagés en deux groupes de dix, à Mézières, où, en réalité, notre confrère fit quelque temps, pour les deux divisions, les fonctions de chef de brigade permanent, la présence, dans les salles, d’une personne toujours en mesure de lever les objections avait donné de trop heureux résultats pour qu’en rédigeant les développements joints au rapport de Fourcroy, cet ancien répétiteur n’essayât pas de doter la nouvelle école des mêmes avantages.

« Monge fit plus ; il voulut qu’à la suite des leçons révolutionnaires, qu’à l’ouverture des cours des trois degrés, les 23 sections de 16 élèves chacune, dont l’ensemble des trois divisions devait être composé, eussent leur chef de brigade, comme dans les temps ordinaires ; il voulut, en un mot que l’École, à son début, marchât comme si elle avait déjà trois ans d’existence.

« Voici comment notre confrère atteignit ce but en apparence inaccessible. Il fut décidé que 25 élèves, choisis par voie de concours parmi les 50 candidats que les examinateurs d’admission avaient le mieux notés, deviendraient les chefs de brigade de trois divisions de l’école, après avoir reçu à part une instruction spéciale. Le matin, les 50 jeunes suivaient, comme tous leurs camarades, les cours révolutionnaires ; le soir, on les réunissait à l’hôtel Pommeuse, près du Palais-Bourbon, et divers professeurs les préparaient aux fonctions qui leur étaient destinées. Monge présidait à cette initiation scientifique avec une bonté, une ardeur, un zèle infinis. Le souvenir de ses leçons est resté en traits ineffaçables dans la mémoire de tous ceux qui en profitèrent. »

Aragocite alors le témoignage d’Edme Augustin Sylvain Brissot (1786-1819), fils du célèbre girondin et abolitionniste, un des 50 élèves :

« C’est là, que nous commençâmes à connaître Monge, cet homme si bon attaché à la jeunesse, si dévoué à la propagation des sciences. Presque toujours au milieu de nous, il faisait succéder aux leçons de géométrie, d’analyse, de physique, des entretiens particuliers où nous trouvions plus à gagner encore. Il devint l’ami de chacun des élèves de l’Ecole provisoire ; il s’associait aux efforts qu’il provoquait sans cesse, et applaudissait, avec toute la vivacité de son caractère, aux succès de nos jeunes intelligences ».

Si une forme d’enseignement mutuel y est pleinement pratiquée, le dévouement total d’un maître aussi fervent que Monge, vient compléter ce qui ne serait autrement qu’un « système ».

5. Andrew Bell

Andrew Bell. (gravure manière noire) par C. Turner.

C’est un Écossais, le pasteur anglican Andrew Bell (1753-1832), qui revendique la paternité de l’enseignement mutuel qu’il a pratiqué et théorisé en Inde, à la tête de l’Asile militaire pour orphelins d’Egmore (Inde orientale). Cette institution, créée en 1789, est chargée d’éduquer et d’instruire les orphelins et les fils indigents des officiers et des soldats européens de l’armée de Madras.

Après sept ans sur place, Bell rentre à Londres et en 1797, il rédige un rapport destiné à la Compagnie des Indes (son employeur à Madras) sur les incroyables avantages de son invention.

Le médecin, naturaliste et inventeur russe Iosif Kristianovich (Joseph Christian) Hamel (1788-1862), membre de l’Académie des Sciences, est chargé par le Tsar de Russie Alexandre Ier, de faire un rapport complet sur ce nouveau type d’enseignement dont toute l’Europe discutait alors.

Il relate, dans Der Gegenseitige Unterricht (1818), ce qu’écrivait Bell dans un de ses écrits :

Ecole de Madras où enseigna Bell.

« Il arriva dans ce temps, qu’en faisant un matin ma promenade ordinaire, je passai devant une école de jeunes enfants Malabares, et je les vis occupés à écrire sur la terre. L’idée me vint aussitôt qu’il y aurait peut-être moyen d’apprendre aux enfants de mon école, à connaître les lettres de l’alphabet, en leur faisant tracer sur le sable. Je rentrai sur-le-champ chez moi, et je donnai ordre au maître de la dernière classe, de faire exécuter ce que je venais d’arranger dans mon chemin. Heureusement, l’ordre fût très mal accueilli ; car si le maître s’y fut conformé à ma satisfaction, il est possible que tout développement ultérieur eût été arrêté, et par là, le principe même de l’enseignement mutuel… »

Accueilli avec froideur en Angleterre, l’enseignement mutuel finit par séduire Samuel Nichols, un des dirigeants de l’école de St-Botolph’s Aldgate, la plus vieille paroisse protestante anglicane de Londres. La mise en œuvre des préceptes de Bell est réalisée avec grand succès et sa méthode est reprise par le docteur Briggs lorsqu’il ouvre une école industrielle à Liverpool.

6. Joseph Lancaster

Joseph Lancaster.

En Angleterre, c’est Joseph Lancaster (1778-1838), un instituteur londonien âgé de vingt ans, qui s’empare de la nouvelle manière d’enseigner, la perfectionne et la généralise à grande échelle.

En 1798, il ouvre une école élémentaire pour les enfants pauvres à Borough Road, un des faubourgs les plus miséreux de Londres. L’enseignement n’y est pas encore totalement gratuit mais 40 % moins cher que dans les autres écoles de la capitale.

Faute d’argent, Lancaster fait tout pour faire baisser encore les coûts de ce qui devient un véritable « système » : emploi de sable et d’ardoises plutôt que d’encre et de papier (Erasme de Rotterdam rapporte en 1528 qu’en son temps il y avait des gens qui écrivaient avec une sorte de poinçon sur des tables recouvertes d’une fine poussière) ; tableaux reproduisant les pages d’ouvrages scolaires suspendus aux murs pour éviter l’achat de livres ; maîtres auxiliaires remplacés par des élèves pour éviter de payer des salaires ; augmentation du nombre d’élèves par classe.

Ecole lancastérienne à Liverpool.

En 1804, son école compte 700 élèves, et douze mois plus tard, un millier. Lancaster, en s’endettant de plus en plus, ouvre une école pour 200 filles. Pour échapper à ses créanciers, il quitte Londres en 1806 et lors de son retour il est enprisonné pour dette. Deux de ses amis, le dentiste Joseph Foxe et le fabricant de chapeaux de paille William Corston, remboursent sa dette et fondent avec lui « La société pour la promotion du système lancastérien pour l’éducation des pauvres ». D’autres quakers viendront alors les soutenir, notamment l’abolitionniste William Wilberforce (1759-1833) que David d’Angers, sur le socle de son célèbre monument commémorant Gutenberg à Strasbourg, fait figurer aux côtés de Condorcet et de l’abbé Grégoire.

A partir de là, comme le relate Joseph Hamel dans son rapport de 1818, la nouvelle approche s’est répandue aux quatre coins du monde : Angleterre, Écosse, Irlande, France, Prusse, Russie, Italie, Espagne, Danemark, Suède, Pologne et Suisse, sans oublier le Sénégal et plusieurs pays d’Amérique du Sud comme le Brésil et l’Argentine et, bien sûr, les États-Unis d’Amérique. L’enseignement mutuel a été adopté comme pédagogie officielle à New York (1805), Albany (1810), Georgetown (1811), Washington D.C. (1812), Philadelphie (1817), Boston (1824) et Baltimore (1829), et la législature de Pennsylvanie a envisagé de l’adopter à l’échelle de l’État.

Première école lancastarienne aux Etats-Unis.

7. Enseignement mutuel, comment ça marche ?

Le principe fondamental de « l’enseignement mutuel », particulièrement pertinent pour l’école primaire, consiste dans la réciprocité de l’instruction entre les écoliers, le plus capable servant de maître à celui qui l’est moins. Dès le début, tous avancent graduellement, quel que soit le nombre d’élèves. Bell et Lancaster, et leurs disciples français, posent en postulat la diversité des facultés, l’inégalité des progrès, des rythmes de compréhension et d’acquisition. Ils sont donc conduits à repartir les élèves en classes différentes suivant les disciplines et suivant le niveau de connaissances des enfants, l’âge n’intervenant aucunement dans cette classification. Les écoliers ainsi réunis prennent part aux mêmes exercices. Leur programme d’étude est identique dans son contenu et dans ses méthodes.

Si l’effectif d’une division est trop élevé dans une discipline, la lecture ou l’arithmétique, par exemple, on constitue des sous-groupes qui évoluent parallèlement, les méthodes et supports de l’enseignement restant identiques.

Comment se présente alors une école du nouveau système ?

A. La salle de classe

Taille d’une école d’enseignement mutuelle élémentaire pour 350 élèves.

Quel que soit le nombre d’élèves — une centaine dans les bourgades françaises, mille dans l’école de Lancaster à Londres, deux cents dans les écoles parisiennes – ceux-ci sont groupés dans une salle unique, rectangulaire, sans cloisons. Jomard qui déploya dans les premières années de l’installation du mode d’enseignement mutuel une extraordinaire et féconde activité, a fixé les normes souhaitables pour des effectifs variant de 70 à 1 000 élèves. Il indique, par exemple, pour 350 élèves la nécessité d’une salle de 18 m de long sur 9 m de large. En Angleterre et dans les campagnes françaises, on utilise souvent une grange pour la nouvelle école. En France, les édifices religieux désaffectés depuis la période révolutionnaire sont nombreux et répondent parfaitement aux normes souhaitées. Ils accueilleront beaucoup d’écoles mutuelles.

B. Maîtres et « moniteurs »

Planning d’une journée d’enseignement mutuel, Alsace.

Le mode mutuel répartit la responsabilité de l’enseignement entre le « maître » et des élèves désignés comme « moniteurs » et considérés comme « la cheville ouvrière de la méthode ». Le moniteur (ou admoniteur) est un élève un peu plus grand et plus avancé dans la discipline. Il de doit point enseigner mais s’assurer que les élèves s’enseignent entre eux. Comme le rappelle Bally, dès 1819 :

« La base de l’enseignement mutuel repose sur l’instruction communiquée par les élèves les plus forts à ceux qui sont les plus faibles. Ce principe qui fait le mérite de cette méthode, a nécessité une organisation toute particulière pour créer une hiérarchie raisonnable, qui pût concourir de la manière la plus efficace, au succès de tous. »

Chaque jour, dans une « classe » réservée aux moniteurs, le maître transmet des connaissances et dispense à ses adjoints les conseils techniques pour la bonne application de la méthode. Au cours de la journée, il reste responsable de la 8e classe (celle de l’achèvement du cursus scolaire), et, à ce titre, se charge de la conduite de leurs exercices. Il procède aux examens périodiques, mensuels ou occasionnels, dans les classes et décide, éventuellement, des changements de classe. C’est lui, enfin, qui, au stade ultime, distribue punitions et récompenses.

C. Fonctionnement

Ainsi, sur une estrade, le bureau du maître avec un large tiroir où sont rangés argent, billets de récompense, registres, modèles d’écriture, sifflets, cahiers des enfants.

Derrière le maître, à côté de l’horloge – instrument essentiel pour organiser la vie de l’enseignement – un tableau noir sur lequel sont écrits sentences et modèles d’écriture.

Au pied de l’estrade, des bancs sont fixés transversalement aux pupitres, de tailles différentes, au milieu de la pièce. Les premières tables, non inclinées, comportent du sable sur lesquelles les petits enfants tracent des signes, les autres tables reçoivent des ardoises ; on trouve également, sur les dernières d’entre elles, des encriers de plomb et du papier, des baguettes pour indiquer les mots ou les lettres à lire.

À l’extrémité de chaque table sont fixés les « tableaux de dictées » ainsi que des signaux télégraphiques indiquant les moments de la leçon, tel par exemple « COR » pour « correction » ou « EX » pour « examen du travail ». Des modèles de table demi-circulaire ont été ensuite proposés afin de faciliter le travail des moniteurs.

D. Progresser en fonction de sa connaissance

La première école pilote d’enseignement mutuel, rue Saint-Jean-de-Beauvais à Paris en 1820, lithographie de Marlet.

A l’origine, le programme de l’école mutuelle est limité aux trois disciplines fondamentales : lecture, écriture, arithmétique, et à l’enseignement de la religion. S’y ajouteront rapidement, la géographie, la grammaire, la rédaction, le chant et le dessin. Les groupements d’élèves, souples, mobiles, différenciés, sont fonction de la nature des matières d’étude et des activités pratiquées dans la discipline.

Chaque matière enseignée dans les écoles mutuelles repose sur un programme précis et codifié. Ce programme est découpé en 8 degrés hiérarchisés, qui doivent être parcourus successivement. Chaque degré s’appelle « classe » et c’est ainsi que l’on parle de 8 classes d’écriture ou d’arithmétique. Ce terme de « classe » est totalement exclusif de la notion d’architecture ou de local. Il ne s’entend que par rapport aux acquisitions et aux connaissances, la 1ere classe étant celle des débutants et la 8e celle de l’achèvement du cursus scolaire. Les rythmes d’apprentissages et les acquisitions varient suivant les élèves et suivant la discipline.

Ainsi, au bout de six mois de présence, tel élève pourra se trouver en 4e classe de lecture, en 5e classe d’écriture et en deuxième classe d’arithmétique. Comme nous l’avons dit, l’affectation dans la classe se décide en fonction du niveau de connaissance et non pas en fonction de l’âge.

Mais cette première répartition s’assortit, au sein de chaque classe et dans chaque discipline, de la constitution de groupes restreints établis selon les activités qui doivent y être pratiquées. En arithmétique, par exemple, des travaux écrits se font sur l’ardoise. Ils ont lieu, assis, sur les bancs réservés à cet usage, avec 16 à 18 élèves au maximum par banc, selon les normes établies par Jomard.

Les exercices oraux, en lecture, en arithmétique ou en dessin linéaire, à l’aide d’un tableau noir, se font debout, par groupes de 9 au maximum, les élèves se tenant côte à côte et formant un demi-cercle. De là, d’ailleurs, l’appellation donnée à ce genre d’activité : « travail au cercle ».

Ainsi, dans une école mutuelle ayant 36 élèves en 3e classe d’arithmétique, le travail aux bancs se fera en deux groupes avec deux moniteurs et les exercices au tableau noir avec 4 groupes et 4 moniteurs. Les effectifs des classes pourront donc varier suivant les écoles et tout au cours de l’année, la seule limitation étant imposée par l’étendue du local.

D. Les outils

Le souci d’économie est l’une des caractéristiques fondamentales du nouvel enseignement. Le mobilier reste donc très sommaire.

  • Les bancs et pupitres sont faits de planches très ordinaires, fixées avec de gros clous. Les bancs n’ont pas de dossier : c’est un luxe superflu !
  • L’estrade est nettement surélevée : 0,65 m environ. On accède par plusieurs marches au bureau du maître. Celui-ci règne sur la collectivité enfantine autant par sa position matérielle que par son ascendant personnel.
  • La pendule est notée comme « indispensable », l’enseignement et les manœuvres étant strictement minutés.
  • Les demi-cercles, encore appelés cercles de lecture, donnent aux écoles mutuelles un aspect typique et original. Ce sont, généralement, des cintres de fer, demi-circulaires, qui peuvent se lever ou s’abaisser à volonté. Parfois, la matérialisation est simplement portée sur le plancher : rainures, gros clous ou bandes tracées en forme d’arc.
  • Les tableaux noirs ont été systématiquement utilisés pour le dessin linéaire et l’arithmétique. Ils mesurent 1 m de long sur 0,70 m de large et portent à leur partie supérieure un mètre mobile. On les place à l’intérieur de chaque demi-cercle.
  • Les télégraphes. Lorsque le travail a lieu aux tables, l’écriture par exemple, on se sert de signaux permettant la liaison et la communication entre le moniteur général et les moniteurs particuliers : ce sont les télégraphes. Une planchette, fixée à l’extrémité supérieure d’un bâton rond de 1,70 m de haut, est installée à la première table de chaque classe, grâce à deux trous percés en haut et en bas du pupitre. Sur l’une des faces est inscrit le numéro de la classe (de 1 à 8) ; sur l’autre, la mention EX (examen) remplacée vers 1830 par COR (correction). Ces télégraphes sont transportables. On les déplace en cas d’augmentation ou de diminution du nombre d’élèves. Le maître et le moniteur général ont ainsi la composition exacte de chaque classe et le nombre de tables occupées par chacune d’elles. Dès qu’un exercice est terminé, le moniteur de classe fait tourner le télégraphe et présente vers le bureau la face EX. Tous les moniteurs font de même. Le moniteur général donne l’ordre de procéder à l’inspection et de faire des corrections éventuelles. Celles-ci achevées, on présente de nouveau le numéro de la classe. Et les exercices reprennent. Près des télégraphes se trouvent aussi, à l’occasion, les porte-tableaux.
  • Les baguettes des moniteurs. Elles servent à indiquer sur les tables les lettres ou mots à lire, le détail des opérations à effectuer, les tracés à reproduire. Elles n’existent généralement dans les écoles rurales que grâce à la bonne volonté et à l’ingéniosité des moniteurs qui se les procurent dans les bois avoisinants.
  • Le sable (pour l’écriture) puis les ardoises sont constamment utilisés dans toutes les disciplines. C’est là une innovation essentielle du mode mutuel, les autres écoles n’en faisant pas usage.
  • Tableaux à la place de livres. La première raison est d’ordre pécuniaire, un seul tableau suffisant jusqu’à neuf élèves. Mais les motifs pédagogiques ne sont pas moindres. Le format permet une lecture aisée et un rangement facile. Le souci de présentation et de valorisation de certains caractères s’accompagne d’un souci de mise en page différent de ceux des manuels.
  • Les livres sont réservés à la huitième classe, de même que les plumes, l’encre et le papier.
  • Des registres, couramment en service, garantissent une saine gestion des établissements. L’un d’eux mérite une mention particulière : c’est « Le grand livre de l’école », avant tout un cahier- matricule. On y inscrit le nom, le prénom et l’âge de l’enfant, la profession et l’adresse des parents. Le maître y porte la date précise de l’entrée et de la sortie de chaque enfant, dans chaque classe, y compris pour les cours de musique et le dessin linéaire.

E. Le commandement

Pour conduire et faire évoluer correctement des dizaines ou centaines d’élèves et éviter toute perte de temps, les responsables de l’enseignement mutuel ont prévu des ordres précis, rapides, immédiatement compréhensibles :

  • La voix intervient peu. Les injonctions transmises de cette manière s’adressent généralement aux moniteurs, parfois à une classe tout spécialement.
  • La sonnette attire l’attention. Elle précède une information ou un mouvement à exécuter.
  • Le sifflet est à double usage. Il permet des interventions dans l’ordre général de l’école, « imposer le silence », par exemple, et il commande le début ou la fin de certains exercices au cours de la leçon, «faire dire par cœur, épeler, cesser la lecture ». Le maître est seul habilité à s’en servir.
  • Quant aux signaux manuels, ils ont été beaucoup utilisés. Destinés à évoquer l’acte ou le mouvement à accomplir, ils attirent le regard et doivent apporter le calme dans la collectivité.

Bellistes contre lancastériens

Alors que les deux écoles, celle de Bell et celle de Lancaster sont très proches l’une de l’autre, tant sur le plan des contenus d’enseignement que des méthodes et de l’organisation, elles s’opposeront violemment sur le rôle et la place de l’enseignement religieux. Toutes les autres divergences liées au programme sont affaires de goût, d’habitude ou de circonstances locales.

Comme le précisent Sylvian Tinembert et Edward Pahud dans Une innovation pédagogique, le cas de l’enseignement mutuel au XIXe siècle (Editions Livreo-Alphil, 2019), Lancaster, en tant qu’adepte du mouvement dissident quaker,

« reconnaît le christianisme mais professe que la croyance appartient à la sphère personnelle et que chacun est libre de ses convictions. Il prône également l’égalitarisme, la tolérance et défend l’idée que, dans le pays, il y a une telle variété de religions et de sectes qu’il est impossible d’enseigner toutes les doctrines. Par conséquent, il faut rester neutre, limiter cet enseignement à la lecture de la Bible, en évitant toute interprétation, et laisser l’instruction religieuse fondamentale aux diverses Églises en s’assurant que les élèves suivent les offices et les enseignements de la confession à laquelle ils appartiennent ».

N’empêche que Bellistes et Lancastériens vont s’écharper. Pour les Lancastériens, Bell n’a rien inventé et ne fait que décrire ce qu’il a vu en Inde. Pour les Bellistes, furieux que Lancaster trouve un répondant positif de la part de certains membres de la famille royale, il est dépeint comme le diable, un « ennemi » de la religion anglicane officielle, lui qui admet dans ses écoles des enfants de toutes les confessions !

9. Lorsque la méthode intéresse les Français

A Londres, l’association de Lancaster sera rejointe par de nombreuses personnalités de haut rang, aussi bien anglaises qu’étrangères. On y retrouve notamment le physicien genevois Marc Auguste Pictet de Rochemont (1752-1825), l’anatomiste et paléontologue français Georges Cuvier (1769-1832) et ses compatriotes, l’agronome Charles Philibert de Lasteyrie et le futur traducteur de Lancaster, l’archéologue Alexandre de Laborde (1773-1842).

Après la paix de 1814, de nombreux pays, notamment l’Angleterre, la Prusse, la France tout comme la Russie, rendus exsangues par les guerres napoléoniennes qui provoquèrent la perte de milliers de jeunes enseignants et cadres qualifiés sur les champs de bataille, font de l’éducation leur priorité notamment pour être à la hauteur de la révolution industrielle qui vient les bousculer.

A cela il faut ajouter que le nombre d’orphelins en Europe est devenu un problème majeur pour tous les États, d’autant plus que les coffres sont vides. Pour occuper les enfants de la rue, il faut des écoles, beaucoup d’écoles à construire avec très peu d’argent et beaucoup de professeurs… inexistants. Apprenant le succès retentissant de l’enseignement mutuel, plusieurs Français se rendent alors outre-Manche pour y découvrir la nouvelle méthode.

De Laborde en rapporte un « Plan d’éducation pour les enfants pauvres, d’après les deux méthodes (du docteur Bell et de M. Lancaster) », et Lasteyrie son « Nouveau système d’éducation pour les écoles primaires ». En 1815, le duc de la Rochefoucauld-Liancourt (1747-1827), publie son livre sur le « Système anglais d’instruction de Joseph Lancaster ».

Depuis 1802, il existait à Paris la « Société d’encouragement pour l’industrie nationale », dont le secrétaire général était le linguiste Joseph-Marie de Gérando (1772-1842) et dont Laborde était un des fondateurs. Sans surprise, Gérando avait été élevé par les Oratoriens et se destinait initialement à l’Église.

Le 1er mars 1815, Lasteyrie, Laborde et Gérando proposent à la Société d’encouragement la création d’une association qui aurait pour objet

« de rassembler et de répandre les lumières propres à procurer à la classe inférieure du peuple le genre d’éducation intellectuelle et morale le plus approprié à ses besoins ».

Gérando.

Dans son rapport présenté le 20 mars 1815 devant la Société d’encouragement, Gérando propose de solliciter le tout nouveau ministre de l’Intérieur Lazare Carnot (du 20 mars au 22 juin 1815) pour qu’il favorise « l’adoption des procédés propres à régénérer l’instruction primaire en France », c’est-à-dire le système d’enseignement mutuel.

L’intérêt politique et social ne sont pas seuls en jeu. L’économie française aussi doit tirer profit du développement de l’instruction. Qu’espérer, dit Carnot en 1815,

« si l’homme qui conduit la charrue est aussi stupide que les chevaux qui la tirent ? »

Gérando propose également la création d’une société dédiée spécifiquement à sa propagation en soulignant les avantages de la nouvelle approche : avantage économique d’abord, puisqu’il s’agit d’« employer les enfants eux-mêmes, les uns vis-à-vis des autres, comme auxiliaires de l’enseignement » et qu’un seul maître suffit pour 1000 élèves ; avantage éducatif ensuite, puisqu’il est possible « d’enseigner, en deux ans, tout ce que les enfants des conditions inférieures ont besoin de savoir et beaucoup plus qu’ils n’apprennent aujourd’hui par des procédés bien plus longs » ; avantage moral et social enfin, dans la mesure où les enfants « se pénètrent de bonne heure du sentiment du devoir, sentiment qui garantira un jour leur obéissance aux lois et leur respect pour l’ordre social ».

L’ingénieur-géographe et polytechnicien Edme-François Jomard (1777-1862), pour qui l’instruction du peuple est une obligation de la société vis-à-vis d’elle-même, ne disait rien d’autre: « Comment exiger d’infortunés, dénués de toutes lumières, qu’ils connaissent le pacte social et s’y soumettent ? ou comment pourrait-on, sans être insensé, compter sur leur invariable et aveugle soumission ? »

La Société d’encouragement valida alors les conclusions de son rapport en souscrivant pour une somme de 500 francs en faveur de l’association nouvelle et en décidant qu’elle mettrait à la disposition de celle-ci, outre son influence morale, les divers moyens d’exécution qui pouvaient lui appartenir.

10. Lazare Carnot à la manœuvre

Suite au Concordat entre Napoléon et le Vatican, l’Empereur, par son décret du 15 août 1808 sur l’éducation, décide que les écoles doivent désormais suivre les « principes de l’Église catholique ».

Les « Frères des écoles chrétiennes » (ou Lasalliens), partisans inconditionnels de « l’enseignement simultané », théorisé par leur fondateur Jean-Baptiste de La Salle, s’occuperont désormais de l’enseignement primaire et formeront les instituteurs.

Dispersés lors de la Révolution, ils reprennent leurs fonctions en 1810. Encouragés à se développer pour contrer l’influence des jésuites, autorisés en 1816 à revenir en France, ils se développent rapidement dans toute la France.

Mais la situation de l’éducation est pitoyable. C’est ce que constatent des hauts fonctionnaires français lorsqu’ils se rendent dans les territoires annexés par l’Empire, notamment l’Allemagne du Nord et la Hollande. La comparaison avec la France les fait rougir de honte.

« Nous aurions peine, écrit en 1810 le naturaliste Georges Cuvier dans son rapport, à rendre l’effet qu’a produit sur nous la première école primaire où nous sommes entrés en Hollande. »

Enfants, maîtres, local, méthodes, enseignement, tout est d’une tenue parfaite : « Plusieurs préfets ont assuré qu’on ne trouverait pas aujourd’hui dans leur département un seul jeune garçon qui ne sût lire et écrire. » Devant un tel contraste, qui ne tournait pas à l’avantage du conquérant, l’Université impériale, comme la Rome antique, se mit à l’école du pays conquis. Dans son décret du 15 novembre 1811 l’Empereur décide : « Le conseil de notre Université Impériale nous présentera un rapport sur la partie du système établi en Hollande pour l’instruction primaire qui serait applicable aux autres départements de notre Empire. »

L’Empereur abdique le 4 avril 1814 avant qu’une décision ait été prise pour régénérer les « petites écoles » françaises. Du moins l’Université Impériale avait-elle, par ses rapports, étalé au grand jour leur misère, attirant sur elles l’attention de l’opinion.

Nommé ministre de l’Intérieur, et donc en charge de l’Education lors des Cent-Jours, Lazare Carnot est persuadé du potentiel d’excellence de « l’enseignement mutuel ».

Il crée, le 10 avril 1815, un Conseil d’industrie et de bienfaisance, à la première séance duquel il donne lui-même communication du rapport de Gérando ;

Le 27 avril 1815, Lazare Carnot fait un rapport à l’Empereur où il dit :
« Il y a en France, 2 millions d’enfants qui réclament l’éducation primaire, et, sur ces 2 millions, les uns en reçoivent une très imparfaite, tandis que les autres en sont complètement privés. »

Il recommande alors l’enseignement mutuel :
« Elle a pour objet de donner à l’éducation primaire le plus grand degré de simplicité, de rapidité et d’économie, en lui donnant également le degré de perfectionnement convenable pour les classes inférieures de la société et aussi en y portant tout ce qui peut faire naître et entretenir dans le cœur des enfants le sentiment du devoir, de la justice, de l’honneur et le respect pour l’ordre établi ».

Il fait signer le même jour à l’empereur le décret suivant :
« Article 1er. – Notre ministre de l’Intérieur appellera près de lui les personnes qui méritent d’être consultées sur les meilleures méthodes d’éducation primaire. Il examinera ces méthodes, décidera et dirigera l’essai de celles qu’il jugera devoir être préférées.
« Art. 2. – Il sera ouvert, à Paris, une École d’essai d’éducation primaire, organisée de manière à pouvoir servir de modèle et à devenir école normale, pour former des instituteurs primaires.
« Art. 3. – Après qu’il aura été obtenu des résultats satisfaisants de l’École d’essai, notre ministre de l’Intérieur nous proposera les mesures propres à faire promptement jouir tous les départements des nouvelles méthodes qui auront été adoptées ».

Pour Carnot, en rupture avec ceux qui ne pensaient qu’en termes de philanthropie, il n’y avait plus d’enfants riches ou pauvres. En tant que citoyens, tous devraient désormais pouvoir disposer de la meilleure éducation possible.

Le conseil consultatif constitué par Carnot comprend ses amis Laborde, Jomard, l’abbé Gaultier, puis Lasteyrie et Gérando, c’est-à-dire les promoteurs mêmes ou les premiers fondateurs de la Société en formation.

Ainsi naîtra, le 17 juin 1815 (c’est-à-dire la veille de la défaite de Waterloo) la Société pour l’instruction élémentaire (SIE), toujours sous l’impulsion de Carnot bien décidé à gagner la guerre pour l’instruction. La première assemblée générale de la SIE se tient dans les locaux de la Société d’encouragement. À sa tête, on retrouve plusieurs protagonistes de la commission ministérielle : Jomarddevient l’un des secrétaires de la nouvelle société, aux côtés de Gérando(président), Lasteyrie(vice-président) et Laborde (secrétaire général).

Avant l’ordonnance de 1816, le nombre d’enfants qui suivaient les petites écoles était de 165 000 dans toute la France, et il se trouve porté à 1 123 000 à la fin de 1820.

Lazare Carnot a clairement voulu pérenniser son offensive lancée durant les Cent-Jours en faveur de la propagation de l’enseignement mutuel à travers le pays et, ce faisant, en participant au développement rapide de l’instruction de tous les enfants de la Patrie.

Après sa création, les souscriptions pour la SIE affluent, et en peu de temps 150 noms s’ajoutent à ceux des fondateurs pour promouvoir et organiser l’enseignement mutuel en France. L’un de ces souscripteurs est forcément Lazare Carnot.

Au cours de sa première année d’existence, la SIE recueille l’adhésion de près de 700 membres, dans un premier temps des enseignants de l’École polytechnique (Ampère, Berthollet, Chaptal, Guyton de Morveau, Hachette, Mérimée, Thénard), et ensuite une trentaine d’anciens élèves, dont environ la moitié est issue de la première promotion (1794) de l’École polytechnique. Parmi ces derniers, un camarade de Jomardà l’Ecole des géographes, Louis-Benjamin Francœur, professeur d’algèbre supérieure à la Faculté des sciences de Paris, des camarades de la campagne d’Egypte ou encore Chabrol de Volvic, préfet de la Seine depuis 1812.

Tous n’ont qu’un seul espoir : que les méthodes géniales de Monge, brigades et enseignement mutuel, diminuées et interdites depuis que Napoléon a transformé Polytechnique en une simple école militaire sous la direction du mathématicien Pierre-Simon Laplace (1749-1827), puissent profiter au plus grand nombre et organiser un redressement national.

De Paris, la sollicitude de la SIE s’étend à la province ; elle y encourage la fondation de sociétés filiales, à qui elle offre « de leur envoyer des maîtres, de leur communiquer les renseignements dont elles pourraient avoir besoin, de leur donner au prix coûtant les tableaux et les livres… ».

La SIE se mobilise également pour l’éducation publique des filles (art. 10). Elle met sur pied, pour s’occuper d’elles, un comité de dames : présidente, la baronne de Gérando ; vice-présidente, la comtesse de Laborde. Des filles, le mouvement gagne les adultes sans instruction, si nombreux alors.

Le 1er mai 1816 la Société créait une commission pour l’établissement d’écoles d’adultes. Elle s’occupe aussi des casernes, dont on veut faire des écoles pour militaires ; des prisons, prisons d’enfants surtout; des habitants des colonies, que l’on pense élever par le développement de l’instruction.

Enfin les membres de la Société, attribuant une valeur humaine et générale à leur mission, rêvent de fonder des filiales à l’étranger. En novembre 1818, Laborde demande la création d’un comité spécial pour les écoles étrangères.

Façade de la Société pour l’Instruction Elémentaire, 6, rue du Fouarre, Paris. Dans les médaillons, de gauche à droite, entourant les » Arts « , la » Morale » et les » Sciences « , les portraits de quelques-uns de ses principaux fondateurs et dirigeants : Larochefoucauld-Liancourt, Francoeur, Jomard et Leroy.

La Société enfin, ne bornant pas son activité à la simple création d’écoles, organisait des inspections, des examens. Elle assurait la publication d’ouvrages (ouvrages relatifs à la méthode mutuelle, livres élémentaires de lecture, de grammaire et d’arithmétique). Elle distribuait des récompenses aux meilleurs maîtres et moniteurs. Elle demandait aux maîtres, après promulgation de l’ordonnance du 29 juillet 1818 autorisant les sociétés de Caisse d’Epargne, de confier à ces Caisses une partie de leurs gages pour assurer leurs vieux jours. Donnant l’exemple, elle déposait à la Caisse des fonds pour les maîtres des écoles créées par elle.

Le 4 novembre 1891, le buste de Lazare Carnot, est inauguré sur le fronton du porche de la Société pour l’Instruction Elémentaire, fondée en 1815. La sculpture est un don de son petit-fils, Sadi Carnot (1837-1894), alors Président de la République, qui souhaite ainsi rendre hommage à l’engagement de son aïeul en faveur de l’institution.

La SIE, dont le siège est un local spécialement construit pour elle, situé au 6, rue du Fouarre à Paris 5e, reste aujourd’hui la plus ancienne et la plus grande association laïque d’enseignement primaire que nous possédons en France.

11. Le projet pilote de la rue Saint-Jean-de-Beauvais

Après son voyage en Angleterre, Jomard, dont le portrait figure en médaillon sur la façade de la SIE est lui aussi acquis au nouveau système. Faisant part de ses « réflexions sur l’état de l’industrie anglaise », il écrit, après s’être enthousiasmé pour diverses inventions observées outre-Manche :

« Il y a cependant quelque chose de plus extraordinaire encore : ce sont des écoles sans maîtres : rien, pourtant, n’est plus réel. On sait à présent qu’il existe des milliers d’enfants enseignés sans maître proprement dit, et sans qu’il n’en coûte rien à leur famille, ni à l’État : admirable méthode qui ne peut tarder à se propager en France. »

Jomard.

Polytechnicien, Jomard est l’homme idéal pour piloter l’organisation matérielle de l’école d’essai, s’attachant notamment à faire réaliser le mobilier et imprimer les supports pédagogiques conformément aux principes anglais. Il supervise également la formation au rôle de « moniteur » d’un petit noyau d’élèves – ils sont une vingtaine – avant l’ouverture en septembre 1815 de l’école proprement dite, prévue pour 350 élèves : une modalité qui n’est pas sans rappeler les « chefs de brigade » de la première promotion de l’École polytechnique.

Cependant, très rapidement, les membres de la SIE se rendent à l’évidence qu’il faut former des formateurs. Les Anglais accueillent alors plusieurs Français pour les former à l’enseignement mutuel. Un pasteur cévenol, François Martin (1793-1837), après sa formation comme « moniteur » en Angleterre, est appelé par Lasteyrie pour diriger la première école mutuelle, qui ouvre ses portes le 13 juin 1815, rue Saint-Jean-de-Beauvais à Paris. Il s’agit de l’école modèle qui doit permettre l’ouverture d’autres écoles mutuelles grâce à la formation de « moniteurs » compétents. Rapidement, elle ne peut plus faire face à la demande de centaines de communes qui envisagent d’y envoyer l’un des leurs pour se former à la nouvelle méthode.

Le pasteur Paul-Emile Frossard, lui aussi formé par les Anglais, prend la tête d’une école parisienne rue Popincourt, Bellot en dirige une autre. En juillet, Martin rend son rapport. La classe modèle accueille une quinzaine d’élèves destinés à devenir moniteurs et directeurs d’écoles élémentaires qui comptent jusqu’à 350 enfants. Martin rapporte qu’en six semaines, ils lisent, écrivent, calculent et « savent exécuter les mouvements qui forment la partie gymnastique du nouveau système d’éducation ».

12. Enseignement mutuel et chant choral

Or, comme le documente amplement Christine Bierre dans son article « La musique et formation du citoyen à l’ère de la Révolution française » (1990),

Alexandre Choron.

« C’est à cette école de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, sous la direction d’une Commission comprenant Gérando, Jomard, Lasteyrie, Laborde et l’abbé Gaultier, que fut testée pour la première fois, l’application de l’enseignement mutuel à l’apprentissage du solfège et du chant.

Alexandre Choron, qui depuis 1814 avait ouvert deux écoles de musique de garçons et de filles, faisait également partie de la Commission.

Il n’est donc pas étonnant de découvrir que ce fut à l’initiative du baron de Gérando, que l’idée d’introduire le chant dans l’instruction primaire a été adoptée. ‘Quant Monsieur le baron de Gérando vous a fait la proposition d’introduire le chant élémentaire dans les écoles de premier degré’, dit Jomard dans un rapport présenté au Conseil d’administration de la Société pour l’Enseignement mutuel, ‘vous avez tous été frappés de la justesse des vues développées par notre collègue (…) Il a fait voir l’influence heureuse que pourrait avoir une pareille pratique, et la connexion réelle qui existe entre un bon emploi du chant et le perfectionnement de la morale, but final de l’instruction et de tous nos efforts. Non seulement, l’application de l’enseignement mutuel à la musique était révolutionnaire en elle-même, mais ce qui l’était tout autant, c’est le fait que les enfants apprenaient à lire et à écrire, de façon presque aussi intensive. Les enfants étudiaient le chant, à raison de quatre à cinq heures par semaine ! »

En réalité, c’est Lazare Carnot lui-même qui a voulu introduire la musique dans les écoles d’enseignement mutuel. Dans cette intention, il rencontre plusieurs fois Alexandre Choron, qui réunit un certain nombre d’enfants et leur fait exécuter en sa présence plusieurs morceaux appris en fort peu de leçons. Carnot connaît Wilhem depuis dix ans. Il entrevoit donc la possibilité d’introduire, par lui, le chant dans les écoles, et tous deux visitent ensemble celle de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, école pilote gratuite d’enseignement mutuel ouverte à Paris à trois cents enfants.

L’article récent de Michael Werner, « Musique et pacification sociale, missions fondatrices de l’éducation musicale (1795-1860) » dans la revue Gradhiva (N° 31/2020), vient en écho confirmer les recherches initiées par Christine Bierre en 1990.

Wilhem.

Extrait :
« L’un des domaines où les résultats de la pédagogie mutualiste sont bien visibles est précisément l’éducation musicale. Plusieurs acteurs y ont joué un rôle décisif et méritent qu’on s’y attarde un moment. Le premier est Guillaume-Louis Bocquillon, dit Wilhem. Fils d’officier et lui-même issu d’une formation militaire, il s’est ensuite consacré à la composition et à l’enseignement musicaux, en particulier au lycée Napoléon (ultérieurement collège Henri-IV). Son ami Pierre Jean de Béranger le met en contact avec Joseph-Marie de Gérando et François Jomard, grands animateurs de la SIE. Par leur intermédiaire, il prend connaissance de l’enseignement mutuel et comprend immédiatement les apports de cette méthode à l’éducation musicale. En 1818, la municipalité de Paris lui permet de monter une première expérience à l’école élémentaire de la rue Saint-Jean-de-Beauvais.

Wilhem élabore une méthode, le matériel pédagogique nécessaire (sous forme de tableaux) et instruit les élèves moniteurs choisis. Les résultats sont, aux dires de Jomard, spectaculaires. Au terme d’un enseignement de quelques mois, les élèves ont non seulement acquis les notions de base du solfège et de la notation musicale, les gammes chromatiques, les intervalles et mesures, mais exécutent aussi des chants collectifs à plusieurs voix (Jomard 1842 : 228 sq.).

La réussite conduit la SIE à proposer au préfet et au ministre de l’Intérieur d’introduire la musique dans l’enseignement des écoles élémentaires de la ville de Paris, ce qui sera officiellement entériné en 1820. Wilhem lui-même est nommé professeur titulaire d’enseignement musical à Paris et les cours de musique se généralisent dans un grand nombre d’écoles de la ville avant de se répandre dans les départements et en région. En même temps, la municipalité ouvre deux écoles normales chargées de former les futurs professeurs de chant.

Le deuxième acteur à intervenir très tôt dans le débat est le compositeur Alexandre Choron. Membre, comme Jomard et Francœur, de la première promotion de l’École polytechnique (1795), compositeur et ami d’André Grétry, il s’est dès 1805 préoccupé du dépérissement du chant choral consécutif à la suppression des maîtrises. Adversaire du Conservatoire dont il critique l’académisme et le désintérêt pour l’enseignement du chant choral, il est chargé par le ministère en 1812 d’une mission de « réorganisation du chœur et des maîtrises de musiques des églises de France ». Il élabore une méthode d’enseignement appelée « méthode concertante », mais reste également attaché à la vocation sociale de la musique chorale. Choron fait par ailleurs partie des membres fondateurs de la SIE en 1815, signe de son engagement dans les questions éducatives. Pendant la Restauration, il se tourne davantage vers les chants religieux qu’il considère comme le cœur historique de la pratique de la chorale.

(…) Enfin, il fonde, avec l’appui du roi l’Institution royale de musique classique et religieuse, concurrençant avec succès le Conservatoire dans l’enseignement de l’art vocal. Pour le grand public, il fait exécuter, à grand renfort de chanteurs issus de son école, des oratorios, requiem et cantates dans quelques églises spacieuses, assurant ainsi à la musique sacrée une nouvelle présence sur la scène parisienne. Pour certains de ces concerts, il lui arrive de mobiliser des élèves chanteurs des écoles élémentaires et des écoles des pauvres qu’il n’a jamais cessé de suivre tout au long de sa carrière. 

« (…) Ce qui a favorisé cette expansion de l’enseignement de la musique à destination des jeunes et des couches populaires à partir de 1820 était bien une volonté politique partagée par un large spectre de responsables et d’intervenants. Du côté des libéraux qui constituaient le noyau de la SIE, on continuait de s’inscrire dans la mission émancipatrice de l’éducation, fixée par la Convention. En pointant à la fois la formation intérieure de l’âme et l’épanouissement d’une conscience collective, la musique, et en particulier le chant, devient un terrain de choix pour l’éducation populaire. Les libéraux insistent donc sur les bienfaits moraux de la musique. Ainsi, dans sa proposition d’introduire le chant dans les écoles primaires, Gérando remarque-t-il : ‘Ceux d’entre nous qui ont visité l’Allemagne ont été surpris de voir toute la part qu’a une musique simple aux divertissements populaires et aux plaisirs de famille, dans les conditions les plus pauvres, et ont observé combien son influence est salutaire sur les mœurs.’

« Et Joseph d’Ortigue constate de façon lapidaire : ‘Un peuple qui chante est un peuple content, et par conséquent un peuple moral.’ Cette mise en avant des bienfaits sociaux de l’activité musicale correspond bien à l’idée d’une ‘éducation universelle’, héritée des Lumières et au fondement des pédagogies de Lancaster en Angleterre ou de Johann Heinrich Pestalozzi en Suisse. 

« Le chant, après l’essai fait à l’école St-Jean-de-Beauvais en 1819, pénètre très rapidement dans toutes les écoles mutuelles. Wilhemest à la fois le créateur et l’artisan du développement de cet enseignement qui gagne bientôt les cours d’adultes et d’apprentis. Des réunions périodiques d’enfants initiés à la musique vocale furent organisées. Ainsi naquit la première œuvre post-scolaire française : l‘Orphéon qui, après Wilhem, compte parmi ses directeurs Charles Gounod et Jules Pasdeloup. »

Dans un discours de 1842 devant la SIE, Hippolyte Carnot (fils de Lazare Carnot) affirme que Wilhem« a élevé la musique au rang d’une institution civique » et que « l’ennoblissement » de l’âme individuelle doit s’accomplir dans le nouvel ordre collectif de la nation réunie.

13. Jomard, Choron, Francoeur et savoirs « élémentaires »

Volvic.

L’article très complet de Renaud d’Enfert, publié sur le site de la Société de la bibliothèque et de l’histoire de l’Ecole polytechnique (SABIX), permet de compléter le tableau en faisant un gros plan sur l’action de Jomard et Francoeur dont les portraits figurent d’ailleurs en médaillon sur la façade du siège de la SIE rue du Fouarre à Paris.

Dès le début de la Seconde Restauration, la SIE reçut l’adhésion et l’appui du préfet de la Seine, Gaspard Chabrol de Volvic (1773-1843). Ce dernier va nommer dès l’été 1815 Jomard, le linguiste en contact avec les frères Humboldt qui a fait partie de l’éphémère commission sous Carnot et qui l’a protégé pendant les Cent-Jours, « chef de bureau d’instruction publique et arts », poste qu’il occupe jusqu’en 1823.

Par un arrêté du 3 novembre 1815, Volvic, afin d’arrêter « les mesures nécessaires pour étendre le bienfait de l’instruction à toutes les familles pauvres domiciliées dans l’étendue de la préfecture » et de développer « le nouveau système d’instruction élémentaire » dans l’ensemble du département de la Seine, crée, « pour étendre les bienfaits de l’instruction gratuite au département de la Seine » un comité de onze personnes, et y fait entrer tous les membres influents de la SIE (Jomard, Gérando, Laborde, Doudeauville, Lasteyrie, Gaultier, etc.).

Dans ces fonctions, Jomard est chargé de trouver des sites pour établir de nouvelles écoles. Celles-ci se multiplient rapidement dans la capitale et ses environs : en 1818, il comptabilise 18 écoles mutuelles gratuites et 32 payantes couvrant l’ensemble des arrondissements de la capitale, ainsi que 13 écoles dans les arrondissements de Sceaux et de Saint-Denis. De ce travail, il tire son « Abrégé des écoles élémentaires » (1816), sorte de guide pratique dans lequel il réunit tout ce que doit savoir, du point de vue de l’organisation matérielle, tout citoyen décidé à fonder une école mutuelle.

Sur le plan pédagogique, Jomard est l’auteur, en 1816, d’une méthode de lecture réalisée en collaboration avec le compositeur et musicien Alexandre Choron qui avait publié dès 1802 une méthode pour apprendre à lire et à écrire, et l’abbé Gaultier, un pédagogue qui avait développé une méthode d’enseignement sous le nom de « jeux instructifs » et s’était rendu à Londres pour étudier les méthodes anglaises.

Conçue pour la nouvelle école normale élémentaire de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, où Choron a été nommé comme enseignant de musique, elle rompt avec la méthode traditionnelle d’épellation. Au lieu de dire « b-o-n = bon », elle part des sonorités musicales de la langue pour dire « b-on = bon ».

Jomard fait également paraître, en 1821-1822, une « Arithmétique élémentaire », destinée à pallier les faiblesses constatées de la méthode d’arithmétique de Lancaster : celle-ci est en effet accusée de « faire contracter aux enfants une simple habitude routinière et mécanique » au lieu de servir « à fortifier leur attention et à les former au raisonnement ». Dans l’intervalle, il a mis au point avec Francœur et Lasteyrie, au sein d’une « Commission de calligraphie » de la SIE, les principes qui doivent guider l’apprentissage de l’écriture dans les écoles mutuelles, une écriture voulue « nationale », afin de remplacer les modèles anglais.

Francoeur.

Pour sa part, Louis-Benjamin Francoeur (1773-1849)fournit, selon Jomard, « une longue suite de rapports lumineux sur les traités d’arithmétique, de poids et mesures, de chant et d’art musical, de dessin et de géométrie, qu’il serait bien trop long de rapporter ou de citer ».

Comblant un manque, Francœur publie en 1819 « Le dessin linéaire », une méthode de dessin basée sur le dessin à main levée des figures géométriques qui rompt avec les modalités traditionnelles d’enseignement et d’apprentissage du dessin, inspirées de pratiques académiques.

Pour Jomard et Francoeur, il s’agit, avec l’enseignement mutuel, d’élargir le nombre des matières de l’instruction primaire au-delà du traditionnel « lire, écrire, compter » : outre le dessin, des matières comme le chant, la gymnastique, la géographie ou la grammaire font ainsi leur apparition dans les écoles primaires via l’enseignement mutuel. Le dessin linéaire n’en apparaît pas moins comme un savoir élémentaire à part entière, au même titre que la lecture, l’écriture et l’arithmétique.

Présentant la méthode de Francœur à la Société d’encouragement, Jomard déclare ainsi :

« L’utilité que l’industrie en peut retirer un jour est si grande et si visible, qu’il serait superflu d’y insister. Ce n’est pas sans raison qu’on a regardé ce résultat comme aussi précieux pour le peuple, que la connaissance de la lecture et de l’écriture. »

Modèle tiré du manuel de dessin linéaire de Francoeur.

Enfin, pour Jomard, l’apprentissage généralisé de la lecture, de l’écriture, du calcul, du dessin linéaire et du chant, est le préalable obligé à l’éducation scientifique du peuple :

« On a dans ces derniers temps, avec grande raison, insisté sur l’utilité de l’enseignement des éléments des sciences physiques et mathématiques à la classe ouvrière. C’est de là que dépend l’avancement de l’industrie et de l’agriculture, qui, malgré tous leurs progrès, sont encore arriérées chez nous sous plusieurs rapports. Ce n’est que par la possession de ces notions élémentaires que les ouvriers perfectionneront leurs procédés, leurs moyens, leurs instruments, leurs produits, et pourront devenir d’habiles contremaîtres et de bons chefs d’ateliers. Mais comment arriver à ce résultat, quand la masse de la population est encore si ignorante.

« Comment, sans l’art de lire et d’écrire, pourrait-elle, non pas comprendre un seul mot des arts chimiques et mécaniques, mais seulement en sentir l’avantage et consentir à se livrer à des études pénibles ? Quoi ! 15 millions de Français et plus peut-être, ne savent pas faire les deux premières règles de l’arithmétique, et l’on se flatterait de propager parmi eux les premiers principes de la mécanique et de la géométrie ! La base de cette amélioration est évidemment l’instruction primaire rendue plus générale ou même universelle. »

14. Rayonnement au niveau national

Les résultats de l’enseignement mutuel sont spectaculaires et rapides, qu’il s’agisse de la durée des apprentissages ou de la qualité des acquis. Alors que dans les écoles des Frères il fallait 4 années pour apprendre à lire, ce temps est réduit à une année et demie dans les établissements mutuels !

Les Français de 1815, à l’enthousiasme si prompt, et à l’imagination si vive, virent dans ce système d’enseignement, une véritable panacée. Il présentait certes d’incontestables avantages. D’abord il est économique puisqu’il exige peu de maîtres, et permet d’instruire à peu de frais un nombre considérable d’enfants. On estime qu’il suffisait de 4000 à 5000 fr. par an pour entretenir une école de 1000 enfants : 4 francs par élève ! Jamais l’instruction n’aura été donnée à si bas prix. Il permettait aussi d’assurer un développement rapide de l’enseignement primaire puisque l’on n’était plus arrêté désormais par la pénurie de maîtres. Chiffres à l’appui, on calculait qu’il suffirait d’une douzaine d’années pour étendre à la France entière les bienfaits de l’instruction primaire !

A ces avantages indiscutables, ceux qui avaient visité l’Angleterre en 1815 ajoutaient des arguments qualitatifs. Ils estimaient l’enseignement des instructeurs supérieur à celui des maîtres :

« Il ne sait pas sa leçon mieux que le maître, écrivait Laborde, mais il la sait autrement ».

L’enfant instructeur (moniteur) a plaisir à communiquer à ses camarades ses connaissances nouvellement acquises, il fait son travail

« avec autant de charme qu’un précepteur y trouve de dégoût » (Laborde).

D’autre part, étant enfant lui-même, il connaît mieux que le maître les difficultés de la tâche, les embûches de la leçon, sur lesquelles il vient juste de trébucher. Il conduira donc ses camarades plus lentement, plus sûrement, sera pour eux un meilleur guide.

Mais l’enseignement ne sera pas seul à profiter du système mutuel ; la discipline de l’école et la morale y trouveront aussi leur compte. L’enfant, soumis à son camarade, lui obéira plus volontiers qu’au maître, puisque le jeune instructeur ne doit sa supériorité qu’à son mérite. Enfin l’enfant, avec son camarade qui le connaît bien puisqu’il vit avec lui, n’aura pas, comme avec le maître, la ressource de mentir pour cacher ses pensées intimes ou ses fautes ; et la dissimulation, fléau social que l’on apprenait dès les bancs de l’école, disparaîtra ainsi des établissements mutuels. Et Laborde concluait son apologie de la méthode par ce chant de triomphe : dans les nouvelles écoles,

« le travail est pour eux un jeu, la science une lutte, l’autorité une récompense ».

Les bienfaits de cet enseignement ne devaient d’ailleurs pas se limiter au cadre de l’école : les enfants rentrés chez eux exerçaient à leur tour sur leurs parents une heureuse influence ; ils devenaient des « missionnaires », à la fois de la morale et de la vérité dans leur famille.

« Et que de mauvais esprits n’aillent pas dire qu’il s’agit là de rêveries et d’utopies d’idéalistes ! » écrit Gontard en 1956. Des preuves existent, et irréfutables, de la valeur de la méthode. Regardez l’Ecosse. C’était à la fin du XVIIe siècle une terre de mendicité et de misère, vivant sans loi, sans religion, sans morale, les hommes buvant, les femmes blasphémant, tous se battant. En 1815, grâce à la baguette magique de l’école mutuelle, l’Ecosse est devenue un paradis.

«Il n’est pas rare de trouver en Ecosse un berger lisant Virgile… mais il est presque inconnu d’y rencontrer un malfaiteur », renchérit Laborde. Que l’on développe la méthode en France et celle-ci, en 1850, sera une terre de prospérité et de bonheur, d’où seront bannis l’immoralité, le fanatisme, les révolutions, les troubles sociaux, tous fils et filles de l’ignorance.

En 1818 Joseph Hamel, dans son rapport à l’Empereur de Russie, constate que

« la méthode d’enseignement mutuel s’est introduite dans toute la France avec une rapidité et un succès fort supérieur à ce qu’on pouvait raisonnablement en attendre, et, en moins de trois années, on a déjà fondé plus de 400 écoles. Tout porte donc à espérer que, dans un temps peu éloigné, plus de 2 millions d’enfants qui restaient dans l’ignorance la plus complète, pourront recevoir chaque année les bienfaits d’un enseignement gratuit, suffisant pour leur vocation ultérieure ».

D’emblée, toute la France s’y met ! A titre d’exemple, le récit de l’arrivée à Amiens et dans le département de la Somme.

Elèves de Polytechnique, fronton du Panthéon, David d’Angers.

A Amiens et dans la Somme

Après beaucoup de méfiance et bien des hésitations, la mairie d’Amiens fonde, le 15 mai 1817, une société d’encouragement de l’instruction élémentaire dans le département. Plus que l’ennoblissement de l’âme des élèves, pour le recteur, il s’agit,

« en donnant aux enfants de ces ouvriers l’instruction élémentaire, [de les préparer] non seulement à l’habitude de l’ordre et de la subordination que l’on puise dans les écoles d’enseignement mutuel et qu’ils reportent dans les ateliers, mais encore que cela les mette en état de servir plus utilement dans l’intérieur des fabriques comment pouvoir étudier les procédés industriels dont la conservation et le perfectionnement sont si essentiels à la prospérité nationale ».

Pour le recteur, la rapidité d’acquisition est un gage de succès de la nouvelle méthode par rapport à la « méthode simultanée » :

« Qu’une instruction primaire qui enlève pendant des années entières les enfants à un travail nécessaire à la subsistance de la famille devienne pour les pauvres une charge très onéreuse ; mais que l’expérience apprenne au père de famille que quelques mois suffiront pour procurer à ses enfants un avantage dont il a regretté tant de fois dans le cours de la vie de n’avoir pas pu jouir lui-même, on doit espérer qu’il ne balancera pas pour faire un léger sacrifice pour obtenir un résultat important ».

Ce sont principalement des écoles de garçons. Il existe quelques écoles de filles et des cours du soir pour adultes. Elles accueillent surtout des enfants de petits artisans : teinturier, employé d’octroi, cabaretier, contremaître, tailleur, garçon meunier, apprêteur, tonnelier, couturier, serrurier, boucher, fileur, repasseur, ouvrier, chargeur de voiture, menuisier, bouquiniste, allumeur de réverbère, coutelier, relieur, etc.

La classe manuelle, tableau de 1891. École de filles (Finistère).

À son apogée, en 1821, l’enseignement mutuel comporte dans le département de la Somme non pas une école mais 25 dont 4 (payantes) pour des filles : près de la moitié sont situées en ville. Il en comportera encore 16 en 1833. Le réseau se réduira considérablement ensuite, toutefois, il ne disparaîtra pas complètement. Les deux dernières écoles d’Amiens fermeront involontairement leurs portes en 1879 et celle d’Abbeville en 1880 : jusqu’à cette date, elle jouera un rôle important dans la préparation des candidats aux examens.

L’école modèle d’Amiens – la première école modèle d’enseignement mutuel de province – prépare les futurs instituteurs à la pratique de l’enseignement mutuel. Elle est fondée le 26 mai 1817. Elle accueille plus de 200 élèves. Dès 1818, 6 instituteurs de la Somme en sortaient. La plupart des maîtres de l’Aisne, de l’Oise et du Pas-de-Calais y font un séjour avant de prendre leur fonction. C’est dire son importance, au point d’ailleurs que lorsque le préfet a créé l’école normale de garçons en 1831, elle s’appelle « école normale primaire d’enseignement mutuel ». Elle servit d’abord d’école d’application : les élèves maîtres devaient se rendre une fois par semaine dans ses locaux afin d’observer et de pratiquer, en s’exerçant, la méthode mutuelle.

Après les remaniements de 1817-1818, plusieurs membres de la SIE accèdent à des ministères importants : Mathieu Molé (1778-1838) à la Marine, Laurent Gouvion-Saint-Cyr (1764-1830) à la Guerre, Elie Decazes (1780-1860) surtout, à l’Intérieur, ministère dont dépend l’enseignement primaire. Le soutien gouvernemental devient alors systématique.

Le ministre de l’Intérieur soutient la SIE de Paris et ses filiales par des subventions pour fondation ou entretien d’écoles. Il invite les préfets à concourir par tous moyens au développement de la méthode. Les préfets prennent l’initiative de constituer des sociétés locales, ils interviennent auprès des assemblées pour solliciter des subventions.

Des conseils généraux et municipaux, en nombre croissant, votent des crédits pour l’établissement d’écoles mutuelles. L’école fondée, les autorités locales, préfet, maire, la visitent, et président sa distribution des prix. De son côté, la commission d’instruction publique, qui depuis 1815 remplace le Grand Maître de l’Université, décide le 22 juillet 1817 d’établir dans les chefs-lieux des douze Académies de France une école modèle pour l’enseignement mutuel, pépinière des futurs maîtres. Les autres ministres, chacun dans leur sphère, soutiennent la méthode.

Mathieu Molé, chargé de colonies, fonde des écoles d’enseignement mutuel au Sénégal.

En 1818, Laurent Gouvion-Saint-Cyr établit à Paris, dans la caserne Babylone, une véritable école normale militaire d’enseignement mutuel. Chaque régiment de Paris et de province doit y envoyer un officier et un sous-officier qui, de retour après quelques mois de stage, dispenseront à la troupe les bienfaits de l’instruction primaire.

En 1817-1818, l’enseignement mutuel triomphe. Un enthousiasme irrésistible porte la France vers lui. Le réseau des écoles ne cesse de s’étendre. De trimestre en trimestre, toujours plus nombreux, arrivent à Paris les comptes-rendus de la province, dénombrant les écoles et leurs élèves.

C’est un chant de victoire que peut entonner Jomard à la séance de la SIE de janvier 1819. Sur les 81 départements que compte la France, 5 seulement sont dépourvus d’école mutuelle ; les 76 autres groupent 687 écoles, fréquentées par plus de 40 000 élèves. On compte en outre 105 écoles régimentaires, 5 écoles d’adultes, 4 écoles de prisons, 2 ou 3 écoles au Sénégal.

Exemplaire de ce qui devient alors un nouveau paradigme prométhéen d’optimisme scientifique, le 15 décembre 1821, lors d’une réunion à l’hôtel de ville de Paris, est fondée la Société de géographie par 217 personnalités dont les plus grands savants de l’époque, notamment Jomard, Champollion, Cuvier, Chaptal, Denon, Fourier, Gay Lussac, Berthollet, von Humboldt, Chateaubriand. Parmi ses membres illustres, on peut citer également Jean-Baptiste Charcot, Dumont d’Urville, Élisée Reclus et Jules Verne.

La collecte et l’étude des données géographiques de nombreux continents vont permettre à certains membres, comme Gustave Eiffel et Ferdinand de Lesseps, de proposer de grands projets d’infrastructure, notamment le canal de Suez et le canal de Panama.

15. Critiques

Les premières critiques contre l’éducation mutuelle ne proviennent pas de son échec mais de son succès. Le premier « risque » venait du fait que les enfants, ayant appris trop efficacement et trop vite (de 2 à 3 fois plus rapidement), allaient retourner dans la rue trop tôt, n’ayant pas encore l’âge d’aller travailler !

Les enfants n’étaient pas « enfermés » à l’école assez longtemps, et donc l’enseignement mutuel troublait l’ordre social existant. Ainsi entendit-on au sein du Conseil général du Calvados en 1818 :

« Le plus grand service à rendre à la société serait peut-être d’imaginer une méthode qui rendît l’instruction destinée à la classe inférieure et indigente de la société plus difficile et plus longue »…

Le deuxième « risque » était qu’en continuant à utiliser l’enseignement mutuel, ces nouvelles personnes instruites, pour la plupart issues des classes les plus pauvres, deviennent trop intelligentes, trop « éveillées », et commencent à exprimer des revendications politiques ou sociales, et notamment que chacun ait les mêmes droits que les classes sociales les plus aisées.

Imaginez le chaos si l’ordre social est remis en question ! L’urbaniste et sociologue Anne Querrien remarque qu’en effet, une majorité des organisateurs du mouvement ouvrier à l’époque sont issus de l’école mutuelle au sein de laquelle ils avaient bien sûr appris à lire, à écrire, à compter, mais aussi à se faire confiance et à faire confiance à leurs camarades. L’école mutuelle pousse ses élèves à réfléchir, et notamment à réfléchir à l’organisation de la société, société qui leur assignait alors un destin de soumission et d’obéissance.

Pour l’influent théologien et homme politique breton, Félicité Robert de Lamennais (1782-1854),

« Les écoles à la Lancaster sont la folie du jour. Toutes les autorités de ce pays, et surtout le Préfet, en sont engouées au-delà de toute expression. La haine pour les prêtres entre pour beaucoup dans cette manie. Le fait est que tout ce qu’il y a de bon dans cette méthode, était pratiqué depuis plus d’un siècle par les Frères des Écoles chrétiennes ; le reste est pur charlatanisme. On parle d’apprendre à lire et à écrire en quatre mois aux enfants : d’abord ce serait un grand malheur, car que faire de ces enfants si bien instruits, et à qui leur âge ne permettrait pas encore de travailler ? En second lieu, rien n’est plus faux que ces résultats merveilleux ».

S’il faut « se prononcer entre l’instruction de l’abbé de La Salle et celle de Lancaster, la question est bien simple ; il s’agit de choisir entre la société et l’anarchie ».

Son frère, le vicaire Jean-Marie de la Mennais (1780-1860) prendra alors la tête de ce qu’il faut bien qualifier de chasse aux sorcières. Il dit :

« L’enseignement mutuel fut introduit en France par des protestants, dans les funestes cent jours. M. Carnot était alors ministre de l’Intérieur ; sous ses auspices, la société d’encouragement, établie pour propager cette méthode, tint sa première séance le 16 mai 1815 ».

Il se démène pour prouver que « la méthode lancastérienne est défectueuse dans ses procédés, dangereuse pour la religion et les mœurs dans ses résultats » et dans une brochure, De l’Enseignement mutuel, publiée en 1819 à Saint-Brieuc, il attaque vigoureusement ce mode d’enseignement.

Il n’est pas faux que la remise en question de l’autorité et de l’ordre établi est en soi inhérente à l’enseignement mutuel. L’école « simultanée » se base sur le postulat que pour transmettre un savoir il faut être diplômé (être le professeur). À l’inverse, au sein de l’école mutuelle, le professeur n’est plus le dépositaire du savoir, chaque élève pouvant expliquer à ses camarades.

Un autre souci pour les élites était lié au fait qu’avec cette méthode, les enfants ne sont plus qu’instruits et non pas « éduqués », qu’aucune éducation morale chrétienne ne leur est transmise.

Enfin, l’enseignement mutuel s’appuyait sur un nombre d’encadrants plus faible, du fait du rôle des élèves comme créateurs, transmetteurs et porteurs de savoirs. Certains ont peut-être eu peur pour leur poste…

Ecole des Frères, à Paris.

Joseph Hamel, en 1818, dans son rapport à l’Empereur de Russie, répond aux principaux adversaires des mutualistes, les « Frères des écoles chrétiennes », qu’ils ignorent presque entièrement ce qu’ils dénoncent. Hamel rappelle également qu’il y a 40 000 communes à prévoir des écoles primaires et que le nombre d’écoles des Frères ne « s’élève pas à plus de 100 dans le royaume… »

Du côté négatif, ce qui frappe, lorsqu’on examine les incriminations, c’est qu’on dise une chose le matin et son contraire l’après-midi. Le matin on dit que l’enseignement mutuel brouille les esprits en diluant l’autorité des maîtres, l’après-midi on affirme qu’il « militarise » à outrance l’éducation par une structure de commandement totalement hiérarchisée ! Allez comprendre…

Sur la question de la moralité, jamais Lazare Carnot n’aurait cautionné une éducation ruinant l’esprit chrétien et encore moins la notion d’autorité légitime, tout en combattant avec vigueur celle qui en manquait, comme par exemple celle de la Monarchie de droit divin ou du Consulat à vie imposé par Napoléon. De la même façon, le matin on accuse le système mutualiste de ne pas transmettre « la morale » chrétienne, l’après-midi on y voit un complot protestant…

Or, l’élan national en faveur de « la patrie » et des générations futures, a justement réussi à unir, dans un même effort, des personnalités de tout bord politique et religieux. Cuvier (protestant) et Gérando (catholique), tous deux fervents républicains et promoteurs du mode mutuel, ainsi que l’inspecteur général de l’Université, Ambroise Rendu (1778–1860, catholique), participent même à la rédaction de l’ordonnance du 29 février 1816 promulguée par Louis XVIII et le ministre de l’Intérieur, de Vaublanc (1756–1845).

Suite aux pressions massives des congrégations, les enseignants mutualistes Martin, Frossard et Bellot, tous trois protestants, se voient contraints de quitter leur direction d’école. Martin se rendra fort utile dans d’autres pays européens, notamment à Bruxelles où il organise, en 1820, une école mutuelle aux Minimes.

16. Dérive mécaniste ?

Sans appréhender l’état d’esprit et l’enthousiasme que pouvaient avoir des jeunes polytechniciens pour l’éclosion d’une culture industrielle et les merveilles du machinisme, les défenseurs d’une France cul-terreuse et féodale n’y voient qu’une « vision foncièrement mécaniste », lorsque Jomard compare la méthode mutuelle à une machine, avec ses rouages et ses ressorts, dont le maître n’est qu’un simple opérateur :

« Une fois l’école disposée et garnie de tout le mobilier qui lui est nécessaire, il ne s’agira plus que d’introduire les élèves et le maître, et de mettre ensuite en mouvement tous les ressorts de cette espèce de mécanisme, au moyen des nouvelles pratiques ».

Alors que Victor Hugo y évoquait un « essaim heureux », on accuse Laborde de dérive « mécaniste » lorsqu’il compare le bourdonnement produit par l’activité des élèves dans les écoles mutuelles anglaises au bruit des machines dans les filatures de coton.

La communication, disent-ils, y est « toute mécanique et entièrement hiérarchisée ». Elle ne s’exerce « que du maître ou du moniteur général vers les moniteurs et vers les élèves, non dans l’autre sens. C’est un moyen d’action, non un moyen d’échange. »

Admettons que toute approche pédagogique, peu importe laquelle, érigée en système et postulant qu’il suffit de l’appliquer mécaniquement à une personne humaine, peut faire dans l’horreur. Facile donc d’accuser l’enseignement mutuel de tous les maux dont souffraient, peut-être bien plus, ceux qui l’en accusaient.

A l’école mutuelle, les châtiments corporels sont bannis. C’est une décision courageuse qu’Octave Gréard (1828-1904) ne manquera de souligner :

« C’est l’un des titres des fondateurs des écoles mutuelles à la reconnaissance publique d’avoir proscrit les peines corporelles, férules et fouets, qui étaient encore en usage, et l’on ne saurait trop leur savoir gré d’avoir cherché à remplacer dans le cœur des élèves le sentiment de la crainte par le sentiment de l’honneur, ou, comme disait M. de Laborde, le sentiment de la honte bien administrée. »

Connaissant l’immense bonheur des milliers d’enfants qui ont accédé rapidement à un minimum d’instruction publique et qui ont connu la joie indescriptible d’instruire leurs camarades, on ne peut que soupçonner la plume des congrégations jalouses derrière ce poème se désolant faussement du malheur des pauvres petits :

« Ce système, dit l’un, né de l’anglomanie,
Contraste horriblement avec notre génie.
Là, tout est mécanisme et nos tristes enfants
Semblent une machine, au milieu de leurs bancs ;
Leur discipline absurde, et sans doute funeste,
Règle même les pas, l’attitude ou le geste :
On peut, dès aujourd’hui, prophétiser le sort
De ce peuple automate ainsi mu par ressort ».

17. Mort de l’enseignement mutuel en France

« Progrès des lumières », estampe, 1819.

En 1815, après Waterloo, Louis XVIII, qui avait fui, revient le 8 juillet 1815. Contrairement à son frère, le futur Charles X, chef des ultra-royalistes, il a pleinement conscience que l’on ne peut effacer les pages de l’histoire de la Révolution. Il constate que la France ne peut plus redevenir un pays de « sujets » et qu’elle est devenue une Nation. D’où la « Charte constitutionnelle » qu’il promulgue, et qui a valeur de constitution. Dans le même esprit, face à la popularité de l’enseignement mutuel, il lui accorde ses faveurs (subsides, création d’écoles modèles, protection du ministère de l’Intérieur).

L’enseignement mutuel va rapidement perdre ses protecteurs, la commission ministérielle créée par le décret du 27 avril ne survivant pas à la chute de Napoléon en juin 1815.

Dès l’automne 1816, alimentées par les congrégations, les critiques pleuvent. Le Grand Aumônier de France, cardinal de Talleyrand-Périgord, archevêque de Reims (ville natale de Jean-Baptiste de La Salle…), s’adressa de son côté au Roi pour lui faire connaître les alarmes des catholiques.

Si, en 1820, la SIE possède déjà un réseau de 1 500 écoles mutuelles groupant, grâce à une audacieuse pédagogie collective, plus de 170 000 élèves, le mutualisme subit les coups de bélier des ultras qui l’estiment trop libéral, trop favorable à l’autonomie des enfants et incapable « d’élever la jeunesse dans des sentiments religieux et monarchiques ».

L’enfant sortant de cette école, disent-ils,

« est un perroquet savant, sans idée religieuse, sans valeur morale, plus dangereux que l’ignorant pour l’ordre politique et social puisque l’instruction a développé en lui de nouveaux besoins, toujours prêt à s’engager dans de nouvelles scènes de révolution ou de déchristianisation. Ah, Carnot, le conventionnel régicide, le patron de l’enseignement mutuel, savait ce qu’il préparait en l’introduisant en France par le décret de 1815 ! »

Saint-Jean Baptiste de La Salle, musée du Vatican, Rome.

Partisan farouche de l’ordre et soupçonnant un vaste complot protestant contre le Vatican, le pape Léon XII, le « pape de la Sainte-Alliance » décide dans Quod Divina Sapientia, sa bulle papale du 28 août 1824 (art. XXVII, 299), que

« les écoles publiques d’instruction mutuelle seront supprimées et abolies dans tous les États pontificaux. Les évêques poursuivront ceux qui continueront à utiliser cette méthode d’enseignement ou qui tenteront de l’introduire dans leurs diocèses ».

Comme on l’a dit plus haut, en France, l’enseignement mutuel est perçu comme une agression par les congrégations religieuses qui pratiquent « l’enseignement simultané », codifié dès 1684 par Jean-Baptiste de La Salle (1651-1719) pour les Frères des Écoles Chrétiennes (Latin : Fratres Scholarum Christianarum ; Italien : Fratelli delle Scuole Cristiane, en abrégé FSC) : classes par âge, division par niveau, places fixes et individuelles, discipline stricte, travail répétitif et simultané supervisé par un maître inflexible.

Et les mérites des écoles des FSC et de « l’enseignement simultané », confirmés depuis leur création, sont considérés en totale opposition avec ceux de l’enseignement mutuel, la « manie du moment », et considéré comme l’œuvre de « charlatans » spéculant sur l’enseignement primaire.

Anticipant la bulle papale par l’ordonnance d’avril 1824, l’enseignement mutuel est placé chez nous sous la stricte tutelle de l’Église traditionnelle qui s’empare de l’ensemble de la question éducative. En août, donc après la bulle de Léon XII, un ministère des « Affaires ecclésiastiques et de l’Instruction publique », dont l’appellation dit bien le retour de l’Eglise aux affaires, est créé. L’accession de Charles X, ne fera qu’aggraver cette situation. L’Église d’alors aime les Lumières, mais avant tout celles des bougies…

École catholique de Versailles, peinture de d’Antoinette Asselineau, 1839.

Dès lors, le bilan de la scolarisation tourne au drame. En 1828, sur les 39 381 communes :

  • environ 24 000 sont pourvues d’écoles de garçons, recevant 1 070 000 enfants ;
  • le nombre des jeunes filles qui fréquentent les écoles primaires est au plus de 430 000 ;
  • 15 381 communes sont sans écoles de garçons ;
  • et peut-être 20 000 sans écoles de filles ;
  • 1 680 000 garçons et 2 320 000 jeunes filles, soit 4 millions au total, ne fréquentent aucune école.

Malgré une embellie entre 1828 et 1829, le mutuellisme est rejeté, ses écoles fermées les unes après les autres (leur nombre diminua des trois-quarts par rapport à 1820) bien que le poids électoral des ultras diminue d’élections en élections. Cependant, les éducateurs du peuple résistent.

Dans les années qui suivent la révolution de 1830, encore plus de 2 000 écoles mutuelles fonctionnent, principalement dans les villes, en concurrence avec les écoles confessionnelles promues par le régime. Officiellement, l’école mutuelle n’était pas garante de la moralité et on affirmait qu’elle était « industrielle », inhumaine.

François Guizot.

Arrive alors le fameux « moment Guizot ». Alors qu’il avait milité initialement pour le développement de l’enseignement mutuel au sein de la SIE, François Guizot (1787-1874), à partir de 1832 ministre de l’Instruction publique de Louis-Philippe, donnera le coup de grâce en France à l’enseignement mutuel en faisant entériner le mode simultané comme unique méthode pédagogique officielle. Les écoles adoptant l’enseignement mutuel ne sont alors plus subventionnées, elles ne reçoivent plus aucun soutien du gouvernement ni de l’Église. Devant les difficultés matérielles, une majorité des élèves admis gratuitement jusqu’alors doivent payer une rétribution. Beaucoup de parents, dans le besoin, les retirent pour les mettre à l’école gratuite des Frères ou des Sœurs qui vient d’ouvrir ses portes. L’Église calomnie, jette le doute sur la moralité des maîtres, s’efforce d’éloigner de l’école « du Diable » les enfants des familles catholiques, persécute et menace de les écarter du catéchisme et de la communion. Elle veut briser l’enseignement mutuel. Les maîtres, pour la plupart, abandonnent la méthode pour se rallier à l’enseignement simultané. Plus d’élèves, plus de maître, les écoles mutuelles disparaissent peu à peu.

C’est encore Guizot qui donne le dernier coup de marteau pour clouer le cercueil de l’enseignement mutuel en créant en 1867 l’École normale des instituteurs pour former les futurs professeurs de l’école de Jules Ferry à la méthode simultanée.

Le jeune Hippolyte Carnotadhère lui aussi à la SIE afin de renouer, post mortem, avec son père. Il tentera en 1847, lorsqu’il est ministre de l’Instruction publique sous la IIe République, de faire renaître cet enseignement mutuel que son père Lazare Carnot chérissait, mais, bien que son œuvre fût grande, ses ennemis furent nombreux et son mandat fort court.

18. Conclusion

L’enseignement est en crise. Le dossier La désintégration contrôlée de l’éducation – Ce que tout parent et enseignant devrait savoir (S&P, mars 2023) documente en détail comment tout ce qui a été en grande partie accompli par Lazare Carnot et son fils Hippolyte, repris bien sûr par la suite, notamment dans le plan Langevin-Wallon, a été systématiquement mis en pièce par les nouvelles congrégations de notre temps, adorateurs du veau d’or : l’oligarchie financière, transhumaniste et décadente, après avoir conduit le monde au bord du gouffre, toujours déterminée à sauver ses privilèges en organisant la ruine physique et morale de l’humanité.

Pour reconstruire une instruction digne de ce nom, nous en sommes convaincu, l’éducation mutuelle, sous condition de l’adapter à notre époque et de ne pas en faire un système déshumanisant, est une piste extrêmement prometteuse. Plusieurs pays africains ne nous ont pas attendu. Bien que dépourvus de moyens suffisants, ils s’en inspirent déjà. Il ne s’agit donc nullement d’une relique du passé, mais bien un outil concret pour construire l’avenir.

En France, Vincent Faillet, un jeune professeur de SVT, docteur en sciences de l’éducation et de la formation en région parisienne, dont le travail est évoqué dans cette vidéo, semble bien décidé à ouvrir le dossier :

19. Quelques ouvrages et textes consultés

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Cantoria

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