Le fait qu’aujourd’hui encore, en parlant d’une voiture, on utilise l’unité « cheval » (CV) pour indiquer la puissance et donc le « travail » que le moteur peut fournir, en dit long sur le rôle majeur que les chevaux ont joué dans l’histoire de l’humanité.
Récemment invité à une conférence à Kaboul, en Afghanistan, j’ai évoqué à propos du besoin d’investissement en infrastructures hydrauliques, la domestication du cheval comme un bel exemple du passage d’une « plateforme infrastructurelle donnée » à une « plateforme supérieure », le terme plateforme faisant référence ici non pas à l’impact direct de l’infrastructure en question, mais à l’effet beaucoup plus large induit dans l’ensemble de l’économie d’un pays.
Nul besoin d’être anthropologue pour comprendre que l’histoire de l’humanité a radicalement changé avec la domestication du cheval, certaines choses considérées comme impossibles auparavant devenant, du jour au lendemain, la normalité.
La question de savoir quand et comment l’animal a été domestiqué reste sujet à controverse. Bien que des chevaux apparaissent dans l’art rupestre du paléolithique dès 36 000 ans avant notre ère (grotte Chauvet, France), il s’agissait alors de chevaux sauvages sans doute chassés pour leur viande.
Pour les zoologistes, la domestication se définit comme la maîtrise de l’élevage, pratique confirmée par des restes de squelettes anciens indiquant des changements dans la taille et la variabilité des populations de chevaux anciens.
D’autres chercheurs s’intéressent à des éléments plus généraux de la relation homme-cheval, notamment les preuves squelettiques et dentaires de l’activité professionnelle, les armes, l’art et les artefacts spirituels, ainsi que les modes de vie. Il est prouvé que les chevaux furent une source de viande et de lait avant d’être dressés comme animaux de travail.
En Inde, près de Bhopal, les abris-sous-roche du Bhimbetka, qui constituent le plus ancien art rupestre connu du pays (100 000 av. JC)), représentent des scènes de danse et de chasse de l’âge de pierre ainsi que des guerriers à cheval d’une époque plus tardive (10 000 av. JC).
Les preuves les plus évidentes de l’utilisation précoce du cheval comme moyen de transport sont les sépultures présentant des chevaux avec leurs chars. Les plus anciens vrais chars, datant d’environ 2000 av. JC, ont été retrouvés dans des tombeaux de la culture de Sintachta, dans des sites archéologiques situés le long du cours supérieur de la rivière Tobol, au sud-est de Magnitogorsk en Russie. Il s’agit de chars à roues à rayons tirés par deux chevaux.
Kazakhstan et Ukraine
Jusqu’à récemment, on pensait que le cheval le plus communément utilisé aujourd’hui était un descendant des chevaux domestiqués par la culture de Botaï, vivant dans les steppes de la province d’Akmola au Kazakhstan.
Cependant, des recherches génétiques récentes (2021) indiquent que les chevaux de Botaï ne sont que les ancêtres du cheval de Przewalski, une espèce qui a failli disparaître.
Selon les chercheurs, notre cheval commun, Equus ferus caballus, aurait été domestiqué il y a 4200 ans en Ukraine, dans la région du Don-Volga, c’est-à-dire la steppe pontique-caspienne de l’Eurasie occidentale, vers 2200 av. JC. Au fur et à mesure de leur domestication, ces chevaux ont été régulièrement croisés avec des chevaux sauvages.
Il est intéressant de noter à cet égard que, selon « l’hypothèse kourgane »formulée par Marija Gimbutas en 1956, c’est depuis cette région que la plupart des langues indo-européennes se sont répandues dans toute l’Europe et certaines parties de l’Asie.
Le nom vient du terme russe d’origine turque, « kourgane », qui désigne les tumuli caractéristiques de ces peuples et qui marquent leur expansion en Europe.
La Route du thé, du cheval ou de la soie?
La description des échanges commerciaux, culturels et humains tout au long des « Routes de la soie » a fait couler beaucoup d’encre. Or, ce terme est récent. Ce n’est qu’en 1877 que le géographe allemand Ferdinand von Richthofen l’utilise pour la première fois afin de désigner ces axes Est-Ouest structurant les échanges mondiaux.
En réalité, il s’avère que l’une des principales marchandises échangées sur ladite Route de la soie était… les chevaux et autres animaux de labour (mules, chameaux, ânes et onagres).
Si l’on y échangeait effectivement la soie et le thé, ces produits constituaient, comme la porcelaine et l’or, un moyen pour régler d’autres achats, notamment les chevaux que les Chinois cherchaient à acquérir.
Ce que l’on appelait la « Route du thé et du cheval » (route de la soie du sud) partait de la ville de Chengdu, dans la province du Sichuan, en Chine, traversait le Yunnan vers le sud, jusqu’en Inde et dans la péninsule indochinoise, et s’étendait vers l’ouest jusqu’au Tibet.
C’était une route importante pour le commerce du thé en Chine du Sud et en Asie du Sud-Est, et elle a contribué à la diffusion de religions comme le taoïsme et le bouddhisme dans la région. Il est vrai que « Route de la soie » est plus poétique que « route du crottin » !
La Steppe et ses nomades
Constamment harcelée par les peuples nomades des steppes du Nord, la Chine entreprit la construction de sa Grande Muraille dès le VIIe siècle av. JC.
La liaison entre les premiers éléments fut réalisée par Qin Shi Huang (220-206 avant JC.), le premier empereur de Chine, et l’ensemble du mur, achevé sous la dynastie des Ming (1368-1644), est devenu l’un des exploits les plus remarquables de l’histoire humaine.
Le terme générique de « nomades eurasiens » englobe les divers groupes ethniques peuplant la steppe eurasienne, se déplaçant à travers les steppes du Kazakhstan, du Kirghizistan, du Tadjikistan, du Turkménistan, d’Ouzbékistan, de Mongolie, de Russie et d’Ukraine.
En domestiquant le cheval vers 2200 av. JC., ces peuples augmentèrent considérablement les possibilités de vie nomade.
Par la suite, leur économie et leur culture se concentrèrent sur l’élevage de chevaux, l’équitation et le pastoralisme nomade, permettant de riches échanges commerciaux avec les peuples sédentaires vivant en bordure de la steppe, que ce soit en Europe, en Asie ou en Asie centrale.
On pense qu’ils opéraient souvent sous forme de confédérations. Par définition, les nomades ne créent pas d’empires. Sans forcément les occuper, en contrôlant les points névralgiques, ils règnent en maître sur d’immenses territoires.
Ce sont eux qui développèrent le char, le chariot, la cavalerie et le tir à l’arc à cheval, introduisant des innovations telles que la bride, le mors, l’étrier et la selle, qui traversèrent rapidement toute l’Eurasie et furent copiées par leurs voisins sédentaires.
Durant l’âge du fer, des cultures scythes (iraniennes) apparurent parmi les nomades eurasiens, caractérisées par un art distinct, dont la joaillerie en or force l’admiration.
Le cheval en Chine
Les objets funéraires chinois fournissent une quantité extraordinaire d’informations sur le mode de vie des Chinois de l’Antiquité. La cavalerie militaire, mise sur pied dès le IIIe siècle avant J.C., s’y développe afin de faire face aux guerriers nomades et archers à cheval qui menacent la Chine le long de sa frontière septentrionale. Leurs grands et puissants chevaux étaient nouveaux pour les Chinois.
Échangés contre de la soie de luxe, comme nous l’avons dit, ils sont la première importation majeure en Chine depuis la Route de la soie. Des vestiges archéologiques montrent qu’en l’espace de quelques années, les merveilleux destriers arabes deviennent extrêmement populaires auprès des militaires et des aristocrates chinois, et les tombes des classes supérieures sont remplies de représentations de ces grands chevaux destinés à être utilisés dans l’au-delà. Ils restent cependant difficiles à trouver sur place…
Les diplomates chinois et le royaume de Dayuan (Ferghana)
À la fin du IIe siècle av. JC., Zhang Qian, diplomate et explorateur de la dynastie Han, se rend en Asie centrale et découvre trois civilisations urbaines sophistiquées créées par des colons grecs appelés Ioniens.
Le récit de sa visite en Bactriane, et son étonnement d’y trouver des marchandises chinoises sur les marchés (acquises via l’Inde), ainsi que ses voyages en Parthieet au Ferghana, sont conservés dans les œuvres de Sima Qian, l’historien des premiers Han.
À son retour, son récit incite l’empereur chinois à envoyer des émissaires à travers l’Asie centrale pour négocier et encourager le commerce avec son pays. « Et c’est ainsi que naquit la route de la soie », affirment certains historiens.
Outre la Parthie et la Bactriane, Zhang Qian visite, dans la fertile vallée de Ferghana (aujourd’hui essentiellement au Tadjikistan), un État que les Chinois baptisèrent le royaume de Dayuan (« Da » signifiant « grand » et « Yuan » étant la translittération du sanskrit Yavana ou du pali Yona, utilisé dans toute l’Antiquité en Asie pour désigner les Ioniens, ou colons grecs).
Les Actes du grand historien et le Livre des Han décrivent Dayuan comme un pays de plusieurs centaines de milliers d’habitants, vivant dans 70 villes fortifiées de taille variable.
Ils cultivent le riz et le blé et produisent du vin à partir de leurs vignes. Ils avaient des traits caucasiens et des « coutumes identiques à celles de la Bactriane » (l’État le plus hellénistique de la région depuis Alexandre le Grand), dont l’épicentre se trouve alors au nord de l’Afghanistan. (voir notre article)
En outre, le diplomate chinois rapporte un fait d’un grand intérêt stratégique : la présence, dans la vallée de la Ferghana, de chevaux incroyables, rapides et puissants, élevés par ces Ioniens !
Or, comme nous l’avons déjà dit, la Chine, se sentant menacée en permanence par les peuples nomades des steppes, était en train de construire sa Grande Muraille. Elle avait également conscience de son infériorité militaire par rapport aux nomades des steppes et déplorait son manque cruel de puissants chevaux.
Sans oublier que, dans l’échelle des valeurs chinoises, le cheval possédait une valeur spirituelle et symbolique presque aussi forte que le dragon : il pouvait voler et représentait l’esprit divin et créatif de l’univers lui-même, chose essentielle pour tout empereur désireux d’acquérir aussi bien la sécurité militaire pour son empire que son immortalité personnelle.
Bref, posséder de bons chevaux est alors une question allant au-delà de la sécurité nationale, tout en l’incluant. À tel point qu’en 100 av. JC., lorsque le souverain de la vallée de Ferghana refuse de lui fournir des chevaux de qualité, la dynastie Han déclenche contre Dayuan la « guerre des chevaux célestes ».
Guerre des chevaux célestes
C’est un conflit militaire qui se déroule entre 104 et 102 av. JC. entre la Chine et Dayuan, Etat peuplé d’Ioniens (entre l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et le Tadjikistan actuels
Tout d’abord, l’empereur Wu décide d’infliger une défaite décisive aux nomades des steppes, les Xiongnu, qui harcèlent la dynastie Han depuis des décennies.
Pour les faire plier, en 139 av. JC, il envoie le diplomate Zhang Qian avec pour mission d’arpenter l’ouest et d’y forger une alliance militaire avec les nomades chinois Yuezhi contre les Xiongnu.
Zhang Qian, comme nous l’avons dit, se rend en Parthie, en Bactriane et à Dayuan. À son retour, il impressionne l’empereur en lui décrivant les « chevaux célestes » de la vallée de Ferghana, qui pourraient grandement améliorer la qualité des montures de la cavalerie Han lors des combats contre les Xiongnu.
La cour des Han envoie alors jusqu’à dix groupes de diplomates pour acquérir ces « chevaux célestes ».
Une mission commerciale et diplomatique arrive donc à Dayuan avec 1000 pièces d’or et un cheval d’or pour acheter les précieux animaux. Dayuan, qui était à cette époque l’un des États les plus occidentaux à avoir des émissaires à la cour des Han, commerce déjà avec eux depuis un certain temps à son grand avantage. Non seulement sa population accède aux marchandises orientales, mais apprend des soldats Han la fonte des métaux pour fabriquer des pièces et des armes. Cependant, contrairement aux autres envoyés à la cour des Han, ceux de Dayuan ne se conforment pas aux rituels des Han et se montrent arrogants, pensant que leur pays est trop éloigné pour avoir à craindre une invasion.
Dès lors, dans un élan de folie et par pure arrogance, le roi du Dayuan non seulement refuse le marché, mais confisque l’or. Les envoyés des Han maudissent les hommes de Dayuan et brisent le cheval d’or qu’ils avaient amené. Furieux de cet acte de mépris, les nobles de Dayuan ordonnent aux militaires de Yucheng, qui se trouvent à leur frontière orientale, d’attaquer les envoyés, de les tuer et de s’emparer de leurs marchandises.
Humiliée et furieuse, la cour des Han envoie alors une armée dirigée par le général Li Guanglipour soumettre Dayuan, mais leur première incursion s’avère mal organisée et insuffisamment approvisionnée.
Deux ans plus tard, une seconde expédition, plus importante et mieux approvisionnée, parvient à assiéger la capitale des Dayuan, « Alexandria Eschate » (aujourd’hui proche de Khodjent, au Tadjikistan), forçant les Dayuan à se rendre sans condition.
Les forces expéditionnaires y installent alors un régime pro-Han et repartent avec 3000 chevaux. Il n’en restera que 1000 à leur arrivée en Chine, en 101 av. JC.
Le Dayuan accepte également d’envoyer chaque année deux chevaux célestes à l’empereur et des semences de luzerne sont ramenées en Chine, fournissant des pâturages de qualité supérieure pour élever de beaux chevaux afin de fournir une cavalerie capable de faire face aux Xiongnu qui menacent le pays.
Les chevaux ont depuis lors captivé l’imagination populaire en Chine, inspirant des sculptures, faisant l’objet d’élevage dans le Gansu et dotant la cavalerie de 430 000 chevaux de ce type sous la dynastie des Tang.
La Chine et la Révolution agricole
Après avoir imposé son rôle dans la stratégie militaire pour les siècles à venir, le cheval devient, avec la maîtrise de l’eau, le facteur clé permettant d’accroître la productivité agricole.
Contrairement aux Romains, qui préféraient utiliser du « bétail humain » (esclaves) plutôt que des animaux (qu’ils élevaient pour les courses), les Chinois ont contribué de façon décisive à la survie de l’humanité avec deux innovations cruciales concernant l’attelage des chevaux.
Rappelons que pendant toute l’Antiquité, que ce soit en Égypte ou en Grèce, charrues et chariots sont tirés à l’aide d’une bande de cuir encerclant le cou de l’animal.
Cet attelage s’apparente au joug utilisé pour les bœufs, la charge étant attachée au sommet du collier, au-dessus du cou. Le cheval se trouvant ainsi constamment étranglé, ce système réduit considérablement sa capacité à travailler, et plus il tire, plus il a du mal à respirer.
En raison de cette contrainte physique, le bœuf restera l’animal préféré pour les travaux lourds tels que le labourage. Cependant, il est lent, difficile à manœuvrer et n’a pas l’endurance du cheval, qui est deux fois supérieure pour une puissance équivalente.
La Chine aurait d’abord inventé la « bricole », large courroie de cuir enserrant le poitrail du cheval, ce qui était un premier pas dans la bonne direction.
Au Ve siècle, la Chine invente « le collier d’épaule », conçu comme un ovale rigide qui s’adapte au cou et aux épaules du cheval sans lui couper le souffle.
Il présente les avantages suivants : — Il soulage la pression exercée sur la gorge du cheval, libérant les voies respiratoires de toute constriction, ce qui améliore considérablement le débit d’énergie de l’animal. — Les traits peuvent être attachés de chaque côté du collier, ce qui permet au cheval de pousser sur ses pattes postérieures, plus puissantes, au lieu de tirer avec celles de devant, plus faibles.
Vous me direz qu’il s’agit là d’une simple anecdote. Vous avez tort, car ce qui semble n’être qu’un changement mineur aura des conséquences gigantesques.
La Renaissance européenne
Dans le cadre d’une alliance stratégique et d’une coopération avec le califat humaniste des Abbassides de Bagdad (voir notre article), Charlemagne et ses successeurs ont défriché de vastes terrains pour l’agriculture, amélioré l’usage de l’eau et généralisé le collier d’épaule pour les chevaux de trait.
Grâce à ce nouvel outil beaucoup plus efficace, les agriculteurs européens ont pu tirer pleinement parti de la force du cheval, qui sera alors capable de tirer une autre innovation récente, la lourde charrue. Cela s’est avéré particulièrement appréciable pour les sols durs et argileux, ouvrant de nouvelles terres à l’agriculture.
Le collier, la charrue lourde et le fer à cheval ont contribué à l’essor de la production agricole.
Ainsi, entre l’an 1000 et l’an 1300, on estime qu’en Europe, les rendements agricoles ont triplé, permettant de nourrir un nombre croissant de citoyens dans les villes urbaines apparues au XVe siècle et de donner le coup d’envoi à la Renaissance européenne. Merci la Chine !
Certains chiffres laissent néanmoins perplexes :
–Il aura fallu des milliers d’années à l’humanité pour domestiquer le cheval, en 2200 av. JC. (bien après la vache). — Il faudra encore 2700 ans à l’humanité pour trouver, au Ve siècle de notre ère, la façon la plus efficace d’utiliser sa force motrice…
Le passage d’une plateforme d’infrastructure inférieure à une plate-forme d’infrastructure supérieure peut certes prendre un certain temps. Les nouvelles plateformes supérieures d’aujourd’hui s’appellent l’espace et l’énergie de fusion.
N’attendons pas encore un millénaire pour savoir comment les utiliser correctement !
Enseignement mutuel, comment ça marche ? A. Le local B. Maîtres et moniteurs C. Fonctionnement D. Progresser selon sa connaissance E. Les outils F. Commandement
Bellistes contre lancastériens
Lorsque ça intéresse les Français
Lazare Carnot à la manœuvre
Enseignement mutuel et chant choral
Le projet pilote de la rue Saint-Jean-de-Beauvais
Jomard, Choron, Francœur et savoirs élémentaires
Rayonnement national
Critiques
Dérive mécaniste ?
Mort de l’enseignement mutuel en France
Conclusion
Quelques ouvrages et textes consultés, en accès libre
« Répondez, mes amis : il doit vous être doux D’avoir pour seuls mentors des enfants comme vous ; Leur âge, leur humeur, leurs plaisirs sont les vôtres ; Et ces vainqueurs d’un jour, demain vaincus par d’autres, Sont, tour à tour parés de modestes rubans, Vos égaux dans vos jeux, vos maîtres sur les bancs. Muets, les yeux fixés sur vos heureux émules, Vous n’êtes point distraits par la peur des férules ; Jamais un fouet vengeur, effrayant vos esprits, Ne vous fait oublier ce qu’ils vous ont appris ; J’écoute mal un sot qui veut que je le craigne, Et je sais beaucoup mieux ce qu’un ami m’enseigne. »
Victor Hugo, Discours sur les avantages de l’Enseignement mutuel, 1817.
1. Introduction
Enseigner la lecture et l’écriture à 1000 enfants présents dans une même salle, sans instituteur, sans livres scolaires, sans papier et sans encre, c’est clairement impossible. Et pourtant, cela a été imaginé et mis en pratique avec grand succès ! Chut ! Il ne faut pas en parler, car cela pourrait donner des idées à certains, et pas seulement dans les pays émergents !
Qu’un tel défi puisse être relevé ne pouvait qu’inquiéter l’oligarchie et ses serviteurs. Depuis la nuit des temps ils formatent une « élite » (les grands prêtres de la connaissance, les « experts » et autres sachants) se reproduisant en vase clos au sommet, tout en veillant à ce que la grande masse du peuple d’en bas s’instruise juste assez pour pouvoir livrer des colis, payer ses impôts, se plier aux règles définies par le sommet, et surtout, ne fasse pas (trop) désordre.
Pourtant, comme l’avait compris bien avant nous Hippolyte Carnot, ministre de l’Instruction publique de la IIe République, sans éducation républicaine, c’est-à-dire sans une véritable formation de citoyen dès la maternelle, le suffrage universel devient, assez souvent, une farce tragique capable d’engendrer des monstres.
Au début du XIXe siècle, « l’enseignement mutuel » (parfois appelé système « monitorial » anglais, « système de Madras » ou « système de Lancaster »), se répand comme un feu de brousse en Europe puis à travers le monde.
Si le maître s’adresse à un seul élève, c’est le mode individuel (cas du précepteur) ; s’il s’adresse à toute une classe, c’est le mode simultané ; s’il charge des enfants d’instruire les autres, c’est le mode mutuel. L’alliance des procédés simultané et mutuel est appelée mode mixte.
L’enseignement mutuel est rapidement victime de querelles de personnes et d’enjeux idéologiques, politiques et religieux. Il est vécu comme une agression par les congrégations religieuses qui pratiquent, elles, « l’enseignement simultané », édicté dès 1684 par Jean-Baptiste de la Salle pour les « Frères des écoles chrétiennes » : classes par âge, division par niveau, place fixe et individuelle, discipline stricte, travail répétitif et simultané surveillé par un maître inflexible.
Avec la constitution de petits groupes où les élèves enseignent les uns aux autres, se déplacent dans la salle de classe, l’enseignement mutuel a immédiatement fait naître, assez bêtement, la crainte d’un monde cul par-dessus tête, sortant d’un tableau de Jérôme Bosch. Dans quel monde sommes-nous si l’élève enseigne au maître, l’enfant au parent, le fidèle au prêtre, le citoyen au gouvernement ! Sans chef, que faire, chef ?
Estimant qu’un tel enseignement « affaiblit l’autorité » aussi bien des maîtres que des autorités politiques et religieuses, en 1824, le pape Léon XII (à ne pas confondre avec le bienveillant Léon XIII), le « pape de la Sainte-Alliance », farouche partisan de l’ordre et soupçonnant un vaste complot protestant contre le Vatican, l’interdit.
En France, où dans les années qui suivent la Révolution de 1830, près de 2 000 écoles mutuelles existent, principalement dans les villes, en concurrence avec les écoles confessionnelles, François Guizot, ministre de Louis-Philippe, les fera disparaître.
2. Apprendre et enseigner, une même joie
Le tutorat connaît aujourd’hui un regain d’intérêt dans le cadre des apprentissages scolaires et formations professionnelles. Il s’agit d’un processus « d’assistance de sujets plus expérimentés à l’égard de sujets moins expérimentés, susceptible d’enrichir les acquisitions de ces derniers ». C’est ainsi que le tutorat entre enfants, en particulier entre enfants d‘âges différents, est encouragé dès l’école maternelle, jusqu’à l’université avec l’institutionnalisation au niveau du premier cycle du tutorat méthodologique, en passant par l’école élémentaire et le secondaire qui ont vu se développer depuis les années 1980, tant en France qu’à l’étranger, de nombreuses expériences tutorales.
Or, le tutorat n’est que le pâle héritier de l’enseignement mutuel développé en Angleterre puis en France au XIXe siècle.
Il existe une vérité immuable : l’avenir de l’humanité dépend d’une faculté exclusivement humaine : la découverte de principes physiques universels nouveaux, parfois dépassant de loin les bornes de notre appareil sensoriel, permettant à l’Homme d’accroître sa capacité de transformation de l’univers afin d’améliorer de façon qualitative son sort et celui de son environnement. Or, une découverte n’est jamais le fruit d’une somme ou d’une moyenne d’opinions multiples mais bien celui d’un acte unique parfaitement souverain.
Cependant, sans la socialisation de cette découverte, elle ne servira à rien. L’histoire de l’humanité est donc, par sa propre nature, pourrait-on dire, l’histoire d’un « enseignement mutuel ».
Le plus grand plaisir de celui qui vient d’effectuer une découverte, et cela est naturel chez les enfants, n’est-il pas de partager, non seulement ce qu’il ou elle vient de découvrir, mais la joie et la beauté que représente toute percée scientifique ? Et lorsque ceux qui découvrent, enseignent, le plaisir est au rendez-vous. Laissons-donc à nos enseignants professionnels le temps de faire des découvertes, leur enseignement y gagnera en qualité !
3. Précédents
A. En Inde
En 1623, l’explorateur italien Pietro Della Valle(1586-1652), après un voyage en « Indoustan » (Inde), dans une lettre expédiée d’Ikkeri (ville du sud-ouest de l’Inde), rapporte avoir vu :
« certains jeunes enfants qui y apprenaient à lire d’une façon extraordinaire (…) Ils étaient quatre et avaient pris du maître une même leçon ; afin de l’inculquer parfaitement dans leur mémoire, de répéter les précédentes qui leur avaient été prescrites, de peur de les oublier, l’un d’eux chantait d’un certain ton musical une ligne de la leçon, comme par exemple deux et deux font quatre. En effet, on apprend facilement une chanson. Pendant qu’il chantait cette partie de leçon pour l’apprendre mieux, il l’écrivait en même temps, non pas avec une plume, ni sur du papier. Mais pour l’épargner et n’en pas gâter inutilement, ils en marquaient les caractères avec le doigt sur le même plancher où ils étaient assis en rond, qu’ils avaient couvert pour ce sujet d’un sable très délié. Après que le premier de ces enfants avait écrit de la sorte en chantant, les autres chantaient et écrivaient la même chose tous ensemble (…) Sur ce que je leur demandais qui (…) les corrigeait lorsqu’ils manquaient, vu qu’ils étaient tous écoliers, ils me répondirent fort raisonnablement, qu’il était impossible qu’une seule difficulté les arrêtât tous quatre en même temps, sans pouvoir la surmonter et que pour le sujet ils s’exerçaient toujours ensemble afin que si l’un manquait les autres fussent ses maîtres. »
Dans ce texte apparaissent déjà les grands principes de l’enseignement mutuel, notamment l’apprentissage simultané de la lecture et de l’écriture, l’utilisation du sable pour les exercices d’écriture afin de ne pas gaspiller le papier qui est rare et fort cher, un cours en collectif donné par un maître, puis un travail en sous-groupes dans lequel les élèves apprennent à s’autoréguler, et enfin, une intégration du savoir qui, grâce à l’utilisation du chant, va faciliter la mémorisation.
B. En France
A Lyon, le prêtre lyonnais Charles Démia figure comme l’un des précurseurs de l’enseignement mutuel qu’il a théorisé dès 1688, et qu’il mettait en pratique dans les « petites écoles » pour enfants pauvres qu’il a fondées. D’après le Nouveau dictionnaire de pédagogie et de l’instruction primaire,
« Démia introduisit dans les classes ce qu’on appela plus tard l’enseignement mutuel : il recommande de choisir, parmi les écoliers les plus capables et les plus studieux, un certain nombre d’officiers, dont les uns, sous le nom d’intendants et de décurions, seront chargés de la surveillance, tandis que les autres devront faire répéter les leçons du maître, reprendre les écoliers quand ils se trompent, guider la main hésitante des ‘jeunes écrivains’, etc. Pour rendre possible la simultanéité de l’enseignement, l’auteur des règlements divise l’école en huit classes, dont le maître devra s’occuper tour à tour ; chacune de ces classes peut se subdiviser en bandes. »
A Paris, dès 1747, l’enseignement mutuel est pratiqué avec un grand succès dans une école de plus de 300 élèves, établie par M. Herbault à l’hospice de la Pitié, en faveur des enfants des pauvres. L’expérience, hélas, ne survécut pas à son fondateur.
En 1772, la charité ingénieuse du chevalier Paulet conçut et exécuta le projet d’appliquer une semblable méthode à l’éducation d’un grand nombre d’enfants, que la mort de leurs parents laissaient sans appui dans la société.
4. Les brigades de Gaspard Monge
Enfin, comme le raconte, dans sa biographie de Gaspard Monge, son élève le plus brillant, l’astronome François Arago(1786-1853), lui-même un ami proche d’Alexandre de Humboldt, c’est à l’École polytechnique que Monge va peaufiner son propre système d’enseignement mutuel et de tutorat.
Jugeant qu’il était inacceptable de devoir attendre trois ans pour voir sortir les premiers ingénieurs de l’École polytechnique, Monge décida, afin d’accélérer la formation des élèves, d’organiser des « cours révolutionnaires », une formation accélérée pendant trois mois. Pour cela, il perfectionna le concept de « chefs de brigades », une technique qu’il avait déjà pu tester avec succès à l’école du Génie de Mézières.
François Arago : « Les chefs de brigade, toujours réunis à de petits groupes d’élèves dans des salles séparées, devaient avoir des fonctions d’une importance extrême, celles d’aplanir les difficultés à l’instant même où elles surgiraient. Jamais combinaison plus habile n’avait été imaginée pour ôter toute excuse à la médiocrité ou à la paresse.
« Cette création appartenait à Monge. A Mézières, où les élèves du génie étaient partagés en deux groupes de dix, à Mézières, où, en réalité, notre confrère fit quelque temps, pour les deux divisions, les fonctions de chef de brigade permanent, la présence, dans les salles, d’une personne toujours en mesure de lever les objections avait donné de trop heureux résultats pour qu’en rédigeant les développements joints au rapport de Fourcroy, cet ancien répétiteur n’essayât pas de doter la nouvelle école des mêmes avantages.
« Monge fit plus ; il voulut qu’à la suite des leçons révolutionnaires, qu’à l’ouverture des cours des trois degrés, les 23 sections de 16 élèves chacune, dont l’ensemble des trois divisions devait être composé, eussent leur chef de brigade, comme dans les temps ordinaires ; il voulut, en un mot que l’École, à son début, marchât comme si elle avait déjà trois ans d’existence.
« Voici comment notre confrère atteignit ce but en apparence inaccessible. Il fut décidé que 25 élèves, choisis par voie de concours parmi les 50 candidats que les examinateurs d’admission avaient le mieux notés, deviendraient les chefs de brigade de trois divisions de l’école, après avoir reçu à part une instruction spéciale. Le matin, les 50 jeunes suivaient, comme tous leurs camarades, les cours révolutionnaires ; le soir, on les réunissait à l’hôtel Pommeuse, près du Palais-Bourbon, et divers professeurs les préparaient aux fonctions qui leur étaient destinées. Monge présidait à cette initiation scientifique avec une bonté, une ardeur, un zèle infinis. Le souvenir de ses leçons est resté en traits ineffaçables dans la mémoire de tous ceux qui en profitèrent. »
Aragocite alors le témoignage d’Edme Augustin SylvainBrissot(1786-1819), fils du célèbre girondin et abolitionniste, un des 50 élèves :
« C’est là, que nous commençâmes à connaître Monge, cet homme si bon attaché à la jeunesse, si dévoué à la propagation des sciences. Presque toujours au milieu de nous, il faisait succéder aux leçons de géométrie, d’analyse, de physique, des entretiens particuliers où nous trouvions plus à gagner encore. Il devint l’ami de chacun des élèves de l’Ecole provisoire ; il s’associait aux efforts qu’il provoquait sans cesse, et applaudissait, avec toute la vivacité de son caractère, aux succès de nos jeunes intelligences ».
Si une forme d’enseignement mutuel y est pleinement pratiquée, le dévouement total d’un maître aussi fervent que Monge, vient compléter ce qui ne serait autrement qu’un « système ».
5. Andrew Bell
C’est un Écossais, le pasteur anglican Andrew Bell (1753-1832), qui revendique la paternité de l’enseignement mutuel qu’il a pratiqué et théorisé en Inde, à la tête de l’Asile militaire pour orphelins d’Egmore (Inde orientale). Cette institution, créée en 1789, est chargée d’éduquer et d’instruire les orphelins et les fils indigents des officiers et des soldats européens de l’armée de Madras.
Après sept ans sur place, Bell rentre à Londres et en 1797, il rédige un rapport destiné à la Compagnie des Indes (son employeur à Madras) sur les incroyables avantages de son invention.
Le médecin, naturaliste et inventeur russe Iosif Kristianovich (Joseph Christian) Hamel (1788-1862), membre de l’Académie des Sciences, est chargé par le Tsar de Russie Alexandre Ier, de faire un rapport complet sur ce nouveau type d’enseignement dont toute l’Europe discutait alors.
Il relate, dans Der Gegenseitige Unterricht (1818), ce qu’écrivait Bell dans un de ses écrits :
« Il arriva dans ce temps, qu’en faisant un matin ma promenade ordinaire, je passai devant une école de jeunes enfants Malabares, et je les vis occupés à écrire sur la terre. L’idée me vint aussitôt qu’il y aurait peut-être moyen d’apprendre aux enfants de mon école, à connaître les lettres de l’alphabet, en leur faisant tracer sur le sable. Je rentrai sur-le-champ chez moi, et je donnai ordre au maître de la dernière classe, de faire exécuter ce que je venais d’arranger dans mon chemin. Heureusement, l’ordre fût très mal accueilli ; car si le maître s’y fut conformé à ma satisfaction, il est possible que tout développement ultérieur eût été arrêté, et par là, le principe même de l’enseignement mutuel… »
Accueilli avec froideur en Angleterre, l’enseignement mutuel finit par séduire Samuel Nichols, un des dirigeants de l’école de St-Botolph’s Aldgate, la plus vieille paroisse protestante anglicane de Londres. La mise en œuvre des préceptes de Bell est réalisée avec grand succès et sa méthode est reprise par le docteur Briggs lorsqu’il ouvre une école industrielle à Liverpool.
6. Joseph Lancaster
Joseph Lancaster.
En Angleterre, c’est Joseph Lancaster (1778-1838), un instituteur londonien âgé de vingt ans, qui s’empare de la nouvelle manière d’enseigner, la perfectionne et la généralise à grande échelle.
En 1798, il ouvre une école élémentaire pour les enfants pauvres à Borough Road, un des faubourgs les plus miséreux de Londres. L’enseignement n’y est pas encore totalement gratuit mais 40 % moins cher que dans les autres écoles de la capitale.
Faute d’argent, Lancaster fait tout pour faire baisser encore les coûts de ce qui devient un véritable « système » : emploi de sable et d’ardoises plutôt que d’encre et de papier (Erasme de Rotterdam rapporte en 1528 qu’en son temps il y avait des gens qui écrivaient avec une sorte de poinçon sur des tables recouvertes d’une fine poussière) ; tableaux reproduisant les pages d’ouvrages scolaires suspendus aux murs pour éviter l’achat de livres ; maîtres auxiliaires remplacés par des élèves pour éviter de payer des salaires ; augmentation du nombre d’élèves par classe.
Ecole lancastérienne à Liverpool.
En 1804, son école compte 700 élèves, et douze mois plus tard, un millier. Lancaster, en s’endettant de plus en plus, ouvre une école pour 200 filles. Pour échapper à ses créanciers, il quitte Londres en 1806 et lors de son retour il est enprisonné pour dette. Deux de ses amis, le dentiste Joseph Foxe et le fabricant de chapeaux de paille William Corston, remboursent sa dette et fondent avec lui « La société pour la promotion du système lancastérien pour l’éducation des pauvres ». D’autres quakers viendront alors les soutenir, notamment l’abolitionniste William Wilberforce (1759-1833) que David d’Angers, sur le socle de son célèbre monument commémorant Gutenberg à Strasbourg, fait figurer aux côtés de Condorcet et de l’abbé Grégoire.
A partir de là, comme le relate Joseph Hamel dans son rapport de 1818, la nouvelle approche s’est répandue aux quatre coins du monde : Angleterre, Écosse, Irlande, France, Prusse, Russie, Italie, Espagne, Danemark, Suède, Pologne et Suisse, sans oublier le Sénégal et plusieurs pays d’Amérique du Sud comme le Brésil et l’Argentine et, bien sûr, les États-Unis d’Amérique. L’enseignement mutuel a été adopté comme pédagogie officielle à New York (1805), Albany (1810), Georgetown (1811), Washington D.C. (1812), Philadelphie (1817), Boston (1824) et Baltimore (1829), et la législature de Pennsylvanie a envisagé de l’adopter à l’échelle de l’État.
Première école lancastarienne aux Etats-Unis.
7. Enseignement mutuel, comment ça marche ?
Le principe fondamental de « l’enseignement mutuel », particulièrement pertinent pour l’école primaire, consiste dans la réciprocité de l’instruction entre les écoliers, le plus capable servant de maître à celui qui l’est moins. Dès le début, tous avancent graduellement, quel que soit le nombre d’élèves. Bell et Lancaster, et leurs disciples français, posent en postulat la diversité des facultés, l’inégalité des progrès, des rythmes de compréhension et d’acquisition. Ils sont donc conduits à repartir les élèves en classes différentes suivant les disciplines et suivant le niveau de connaissances des enfants, l’âge n’intervenant aucunement dans cette classification. Les écoliers ainsi réunis prennent part aux mêmes exercices. Leur programme d’étude est identique dans son contenu et dans ses méthodes.
Si l’effectif d’une division est trop élevé dans une discipline, la lecture ou l’arithmétique, par exemple, on constitue des sous-groupes qui évoluent parallèlement, les méthodes et supports de l’enseignement restant identiques.
Comment se présente alors une école du nouveau système ?
A. La salle de classe
Taille d’une école d’enseignement mutuelle élémentaire pour 350 élèves.
Quel que soit le nombre d’élèves — une centaine dans les bourgades françaises, mille dans l’école de Lancaster à Londres, deux cents dans les écoles parisiennes – ceux-ci sont groupés dans une salle unique, rectangulaire, sans cloisons. Jomard qui déploya dans les premières années de l’installation du mode d’enseignement mutuel une extraordinaire et féconde activité, a fixé les normes souhaitables pour des effectifs variant de 70 à 1 000 élèves. Il indique, par exemple, pour 350 élèves la nécessité d’une salle de 18 m de long sur 9 m de large. En Angleterre et dans les campagnes françaises, on utilise souvent une grange pour la nouvelle école. En France, les édifices religieux désaffectés depuis la période révolutionnaire sont nombreux et répondent parfaitement aux normes souhaitées. Ils accueilleront beaucoup d’écoles mutuelles.
B. Maîtres et « moniteurs »
Planning d’une journée d’enseignement mutuel, Alsace.
Le mode mutuel répartit la responsabilité de l’enseignement entre le « maître » et des élèves désignés comme « moniteurs » et considérés comme « la cheville ouvrière de la méthode ». Le moniteur (ou admoniteur) est un élève un peu plus grand et plus avancé dans la discipline. Il de doit point enseigner mais s’assurer que les élèves s’enseignent entre eux. Comme le rappelle Bally, dès 1819 :
« La base de l’enseignement mutuel repose sur l’instruction communiquée par les élèves les plus forts à ceux qui sont les plus faibles. Ce principe qui fait le mérite de cette méthode, a nécessité une organisation toute particulière pour créer une hiérarchie raisonnable, qui pût concourir de la manière la plus efficace, au succès de tous. »
Chaque jour, dans une « classe » réservée aux moniteurs, le maître transmet des connaissances et dispense à ses adjoints les conseils techniques pour la bonne application de la méthode. Au cours de la journée, il reste responsable de la 8e classe (celle de l’achèvement du cursus scolaire), et, à ce titre, se charge de la conduite de leurs exercices. Il procède aux examens périodiques, mensuels ou occasionnels, dans les classes et décide, éventuellement, des changements de classe. C’est lui, enfin, qui, au stade ultime, distribue punitions et récompenses.
C. Fonctionnement
Ainsi, sur une estrade, le bureau du maître avec un large tiroir où sont rangés argent, billets de récompense, registres, modèles d’écriture, sifflets, cahiers des enfants.
Derrière le maître, à côté de l’horloge – instrument essentiel pour organiser la vie de l’enseignement – un tableau noir sur lequel sont écrits sentences et modèles d’écriture.
Au pied de l’estrade, des bancs sont fixés transversalement aux pupitres, de tailles différentes, au milieu de la pièce. Les premières tables, non inclinées, comportent du sable sur lesquelles les petits enfants tracent des signes, les autres tables reçoivent des ardoises ; on trouve également, sur les dernières d’entre elles, des encriers de plomb et du papier, des baguettes pour indiquer les mots ou les lettres à lire.
À l’extrémité de chaque table sont fixés les « tableaux de dictées » ainsi que des signaux télégraphiques indiquant les moments de la leçon, tel par exemple « COR » pour « correction » ou « EX » pour « examen du travail ». Des modèles de table demi-circulaire ont été ensuite proposés afin de faciliter le travail des moniteurs.
D. Progresser en fonction de sa connaissance
La première école pilote d’enseignement mutuel, rue Saint-Jean-de-Beauvais à Paris en 1820, lithographie de Marlet.
A l’origine, le programme de l’école mutuelle est limité aux trois disciplines fondamentales : lecture, écriture, arithmétique, et à l’enseignement de la religion. S’y ajouteront rapidement, la géographie, la grammaire, la rédaction, le chant et le dessin. Les groupements d’élèves, souples, mobiles, différenciés, sont fonction de la nature des matières d’étude et des activités pratiquées dans la discipline.
Chaque matière enseignée dans les écoles mutuelles repose sur un programme précis et codifié. Ce programme est découpé en 8 degrés hiérarchisés, qui doivent être parcourus successivement. Chaque degré s’appelle « classe » et c’est ainsi que l’on parle de 8 classes d’écriture ou d’arithmétique. Ce terme de « classe » est totalement exclusif de la notion d’architecture ou de local. Il ne s’entend que par rapport aux acquisitions et aux connaissances, la 1ere classe étant celle des débutants et la 8e celle de l’achèvement du cursus scolaire. Les rythmes d’apprentissages et les acquisitions varient suivant les élèves et suivant la discipline.
Ainsi, au bout de six mois de présence, tel élève pourra se trouver en 4e classe de lecture, en 5e classe d’écriture et en deuxième classe d’arithmétique. Comme nous l’avons dit, l’affectation dans la classe se décide en fonction du niveau de connaissance et non pas en fonction de l’âge.
Mais cette première répartition s’assortit, au sein de chaque classe et dans chaque discipline, de la constitution de groupes restreints établis selon les activités qui doivent y être pratiquées. En arithmétique, par exemple, des travaux écrits se font sur l’ardoise. Ils ont lieu, assis, sur les bancs réservés à cet usage, avec 16 à 18 élèves au maximum par banc, selon les normes établies par Jomard.
Les exercices oraux, en lecture, en arithmétique ou en dessin linéaire, à l’aide d’un tableau noir, se font debout, par groupes de 9 au maximum, les élèves se tenant côte à côte et formant un demi-cercle. De là, d’ailleurs, l’appellation donnée à ce genre d’activité : « travail au cercle ».
Ainsi, dans une école mutuelle ayant 36 élèves en 3e classe d’arithmétique, le travail aux bancs se fera en deux groupes avec deux moniteurs et les exercices au tableau noir avec 4 groupes et 4 moniteurs. Les effectifs des classes pourront donc varier suivant les écoles et tout au cours de l’année, la seule limitation étant imposée par l’étendue du local.
D. Les outils
Le souci d’économie est l’une des caractéristiques fondamentales du nouvel enseignement. Le mobilier reste donc très sommaire.
Les bancs et pupitres sont faits de planches très ordinaires, fixées avec de gros clous. Les bancs n’ont pas de dossier : c’est un luxe superflu !
L’estrade est nettement surélevée : 0,65 m environ. On accède par plusieurs marches au bureau du maître. Celui-ci règne sur la collectivité enfantine autant par sa position matérielle que par son ascendant personnel.
La pendule est notée comme « indispensable », l’enseignement et les manœuvres étant strictement minutés.
Les demi-cercles, encore appelés cercles de lecture, donnent aux écoles mutuelles un aspect typique et original. Ce sont, généralement, des cintres de fer, demi-circulaires, qui peuvent se lever ou s’abaisser à volonté. Parfois, la matérialisation est simplement portée sur le plancher : rainures, gros clous ou bandes tracées en forme d’arc.
Les tableaux noirs ont été systématiquement utilisés pour le dessin linéaire et l’arithmétique. Ils mesurent 1 m de long sur 0,70 m de large et portent à leur partie supérieure un mètre mobile. On les place à l’intérieur de chaque demi-cercle.
Les télégraphes. Lorsque le travail a lieu aux tables, l’écriture par exemple, on se sert de signaux permettant la liaison et la communication entre le moniteur général et les moniteurs particuliers : ce sont les télégraphes. Une planchette, fixée à l’extrémité supérieure d’un bâton rond de 1,70 m de haut, est installée à la première table de chaque classe, grâce à deux trous percés en haut et en bas du pupitre. Sur l’une des faces est inscrit le numéro de la classe (de 1 à 8) ; sur l’autre, la mention EX (examen) remplacée vers 1830 par COR (correction). Ces télégraphes sont transportables. On les déplace en cas d’augmentation ou de diminution du nombre d’élèves. Le maître et le moniteur général ont ainsi la composition exacte de chaque classe et le nombre de tables occupées par chacune d’elles. Dès qu’un exercice est terminé, le moniteur de classe fait tourner le télégraphe et présente vers le bureau la face EX. Tous les moniteurs font de même. Le moniteur général donne l’ordre de procéder à l’inspection et de faire des corrections éventuelles. Celles-ci achevées, on présente de nouveau le numéro de la classe. Et les exercices reprennent. Près des télégraphes se trouvent aussi, à l’occasion, les porte-tableaux.
Les baguettes des moniteurs. Elles servent à indiquer sur les tables les lettres ou mots à lire, le détail des opérations à effectuer, les tracés à reproduire. Elles n’existent généralement dans les écoles rurales que grâce à la bonne volonté et à l’ingéniosité des moniteurs qui se les procurent dans les bois avoisinants.
Le sable (pour l’écriture) puis les ardoises sont constamment utilisés dans toutes les disciplines. C’est là une innovation essentielle du mode mutuel, les autres écoles n’en faisant pas usage.
Tableaux à la place de livres. La première raison est d’ordre pécuniaire, un seul tableau suffisant jusqu’à neuf élèves. Mais les motifs pédagogiques ne sont pas moindres. Le format permet une lecture aisée et un rangement facile. Le souci de présentation et de valorisation de certains caractères s’accompagne d’un souci de mise en page différent de ceux des manuels.
Les livres sont réservés à la huitième classe, de même que les plumes, l’encre et le papier.
Des registres, couramment en service, garantissent une saine gestion des établissements. L’un d’eux mérite une mention particulière : c’est « Le grand livre de l’école », avant tout un cahier- matricule. On y inscrit le nom, le prénom et l’âge de l’enfant, la profession et l’adresse des parents. Le maître y porte la date précise de l’entrée et de la sortie de chaque enfant, dans chaque classe, y compris pour les cours de musique et le dessin linéaire.
E. Le commandement
Pour conduire et faire évoluer correctement des dizaines ou centaines d’élèves et éviter toute perte de temps, les responsables de l’enseignement mutuel ont prévu des ordres précis, rapides, immédiatement compréhensibles :
La voix intervient peu. Les injonctions transmises de cette manière s’adressent généralement aux moniteurs, parfois à une classe tout spécialement.
La sonnette attire l’attention. Elle précède une information ou un mouvement à exécuter.
Le sifflet est à double usage. Il permet des interventions dans l’ordre général de l’école, « imposer le silence », par exemple, et il commande le début ou la fin de certains exercices au cours de la leçon, «faire dire par cœur, épeler, cesser la lecture ». Le maître est seul habilité à s’en servir.
Quant aux signaux manuels, ils ont été beaucoup utilisés. Destinés à évoquer l’acte ou le mouvement à accomplir, ils attirent le regard et doivent apporter le calme dans la collectivité.
Bellistes contre lancastériens
Alors que les deux écoles, celle de Bell et celle de Lancaster sont très proches l’une de l’autre, tant sur le plan des contenus d’enseignement que des méthodes et de l’organisation, elles s’opposeront violemment sur le rôle et la place de l’enseignement religieux. Toutes les autres divergences liées au programme sont affaires de goût, d’habitude ou de circonstances locales.
Comme le précisent Sylvian Tinembert et Edward Pahud dans Une innovation pédagogique, le cas de l’enseignement mutuel au XIXe siècle (Editions Livreo-Alphil, 2019), Lancaster, en tant qu’adepte du mouvement dissident quaker,
« reconnaît le christianisme mais professe que la croyance appartient à la sphère personnelle et que chacun est libre de ses convictions. Il prône également l’égalitarisme, la tolérance et défend l’idée que, dans le pays, il y a une telle variété de religions et de sectes qu’il est impossible d’enseigner toutes les doctrines. Par conséquent, il faut rester neutre, limiter cet enseignement à la lecture de la Bible, en évitant toute interprétation, et laisser l’instruction religieuse fondamentale aux diverses Églises en s’assurant que les élèves suivent les offices et les enseignements de la confession à laquelle ils appartiennent ».
N’empêche que Bellistes et Lancastériens vont s’écharper. Pour les Lancastériens, Bell n’a rien inventé et ne fait que décrire ce qu’il a vu en Inde. Pour les Bellistes, furieux que Lancaster trouve un répondant positif de la part de certains membres de la famille royale, il est dépeint comme le diable, un « ennemi » de la religion anglicane officielle, lui qui admet dans ses écoles des enfants de toutes les confessions !
9. Lorsque la méthode intéresse les Français
LasteyrieLabordeLarochefoucauld-Liancourt
A Londres, l’association de Lancaster sera rejointe par de nombreuses personnalités de haut rang, aussi bien anglaises qu’étrangères. On y retrouve notamment le physicien genevois Marc Auguste Pictet de Rochemont (1752-1825), l’anatomiste et paléontologue français Georges Cuvier (1769-1832) et ses compatriotes, l’agronome Charles Philibert de Lasteyrie et le futur traducteur de Lancaster, l’archéologue Alexandre de Laborde (1773-1842).
Après la paix de 1814, de nombreux pays, notamment l’Angleterre, la Prusse, la France tout comme la Russie, rendus exsangues par les guerres napoléoniennes qui provoquèrent la perte de milliers de jeunes enseignants et cadres qualifiés sur les champs de bataille, font de l’éducation leur priorité notamment pour être à la hauteur de la révolution industrielle qui vient les bousculer.
A cela il faut ajouter que le nombre d’orphelins en Europe est devenu un problème majeur pour tous les États, d’autant plus que les coffres sont vides. Pour occuper les enfants de la rue, il faut des écoles, beaucoup d’écoles à construire avec très peu d’argent et beaucoup de professeurs… inexistants. Apprenant le succès retentissant de l’enseignement mutuel, plusieurs Français se rendent alors outre-Manche pour y découvrir la nouvelle méthode.
De Laborde en rapporte un « Plan d’éducation pour les enfants pauvres, d’après les deux méthodes (du docteur Bell et de M. Lancaster) », et Lasteyrie son « Nouveau système d’éducation pour les écoles primaires ». En 1815, le duc de la Rochefoucauld-Liancourt (1747-1827), publie son livre sur le « Système anglais d’instruction de Joseph Lancaster ».
Depuis 1802, il existait à Paris la « Société d’encouragement pour l’industrie nationale », dont le secrétaire général était le linguiste Joseph-Marie de Gérando (1772-1842) et dont Laborde était un des fondateurs. Sans surprise, Gérando avait été élevé par les Oratoriens et se destinait initialement à l’Église.
Le 1er mars 1815, Lasteyrie, Laborde et Gérando proposent à la Société d’encouragement la création d’une association qui aurait pour objet
« de rassembler et de répandre les lumières propres à procurer à la classe inférieure du peuple le genre d’éducation intellectuelle et morale le plus approprié à ses besoins ».
Gérando.
Dans son rapport présenté le 20 mars 1815 devant la Société d’encouragement, Gérando propose de solliciter le tout nouveau ministre de l’Intérieur Lazare Carnot (du 20 mars au 22 juin 1815) pour qu’il favorise « l’adoption des procédés propres à régénérer l’instruction primaire en France », c’est-à-dire le système d’enseignement mutuel.
L’intérêt politique et social ne sont pas seuls en jeu. L’économie française aussi doit tirer profit du développement de l’instruction. Qu’espérer, dit Carnot en 1815,
« si l’homme qui conduit la charrue est aussi stupide que les chevaux qui la tirent ? »
Gérando propose également la création d’une société dédiée spécifiquement à sa propagation en soulignant les avantages de la nouvelle approche : avantage économique d’abord, puisqu’il s’agit d’« employer les enfants eux-mêmes, les uns vis-à-vis des autres, comme auxiliaires de l’enseignement » et qu’un seul maître suffit pour 1000 élèves ; avantage éducatif ensuite, puisqu’il est possible « d’enseigner, en deux ans, tout ce que les enfants des conditions inférieures ont besoin de savoir et beaucoup plus qu’ils n’apprennent aujourd’hui par des procédés bien plus longs » ; avantage moral et social enfin, dans la mesure où les enfants « se pénètrent de bonne heure du sentiment du devoir, sentiment qui garantira un jour leur obéissance aux lois et leur respect pour l’ordre social ».
L’ingénieur-géographe et polytechnicien Edme-François Jomard (1777-1862), pour qui l’instruction du peuple est une obligation de la société vis-à-vis d’elle-même, ne disait rien d’autre: « Comment exiger d’infortunés, dénués de toutes lumières, qu’ils connaissent le pacte social et s’y soumettent ? ou comment pourrait-on, sans être insensé, compter sur leur invariable et aveugle soumission ? »
La Société d’encouragement valida alors les conclusions de son rapport en souscrivant pour une somme de 500 francs en faveur de l’association nouvelle et en décidant qu’elle mettrait à la disposition de celle-ci, outre son influence morale, les divers moyens d’exécution qui pouvaient lui appartenir.
10. Lazare Carnot à la manœuvre
Suite au Concordat entre Napoléon et le Vatican, l’Empereur, par son décret du 15 août 1808 sur l’éducation, décide que les écoles doivent désormais suivre les « principes de l’Église catholique ».
Dispersés lors de la Révolution, ils reprennent leurs fonctions en 1810. Encouragés à se développer pour contrer l’influence des jésuites, autorisés en 1816 à revenir en France, ils se développent rapidement dans toute la France.
Mais la situation de l’éducation est pitoyable. C’est ce que constatent des hauts fonctionnaires français lorsqu’ils se rendent dans les territoires annexés par l’Empire, notamment l’Allemagne du Nord et la Hollande. La comparaison avec la France les fait rougir de honte.
« Nous aurions peine, écrit en 1810 le naturaliste Georges Cuvier dans son rapport, à rendre l’effet qu’a produit sur nous la première école primaire où nous sommes entrés en Hollande. »
Enfants, maîtres, local, méthodes, enseignement, tout est d’une tenue parfaite : « Plusieurs préfets ont assuré qu’on ne trouverait pas aujourd’hui dans leur département un seul jeune garçon qui ne sût lire et écrire. » Devant un tel contraste, qui ne tournait pas à l’avantage du conquérant, l’Université impériale, comme la Rome antique, se mit à l’école du pays conquis. Dans son décret du 15 novembre 1811 l’Empereur décide : « Le conseil de notre Université Impériale nous présentera un rapport sur la partie du système établi en Hollande pour l’instruction primaire qui serait applicable aux autres départements de notre Empire. »
L’Empereur abdique le 4 avril 1814 avant qu’une décision ait été prise pour régénérer les « petites écoles » françaises. Du moins l’Université Impériale avait-elle, par ses rapports, étalé au grand jour leur misère, attirant sur elles l’attention de l’opinion.
Nommé ministre de l’Intérieur, et donc en charge de l’Education lors des Cent-Jours, Lazare Carnot est persuadé du potentiel d’excellence de « l’enseignement mutuel ».
Il crée, le 10 avril 1815, un Conseil d’industrie et de bienfaisance, à la première séance duquel il donne lui-même communication du rapport de Gérando ;
Le 27 avril 1815, Lazare Carnot fait un rapport à l’Empereur où il dit : « Il y a en France, 2 millions d’enfants qui réclament l’éducation primaire, et, sur ces 2 millions, les uns en reçoivent une très imparfaite, tandis que les autres en sont complètement privés. »
Il recommande alors l’enseignement mutuel : « Elle a pour objet de donner à l’éducation primaire le plus grand degré de simplicité, de rapidité et d’économie, en lui donnant également le degré de perfectionnement convenable pour les classes inférieures de la société et aussi en y portant tout ce qui peut faire naître et entretenir dans le cœur des enfants le sentiment du devoir, de la justice, de l’honneur et le respect pour l’ordre établi ».
Il fait signer le même jour à l’empereur le décret suivant : « Article 1er. – Notre ministre de l’Intérieur appellera près de lui les personnes qui méritent d’être consultées sur les meilleures méthodes d’éducation primaire. Il examinera ces méthodes, décidera et dirigera l’essai de celles qu’il jugera devoir être préférées. « Art. 2. – Il sera ouvert, à Paris, une École d’essai d’éducation primaire, organisée de manière à pouvoir servir de modèle et à devenir école normale, pour former des instituteurs primaires. « Art. 3. – Après qu’il aura été obtenu des résultats satisfaisants de l’École d’essai, notre ministre de l’Intérieur nous proposera les mesures propres à faire promptement jouir tous les départements des nouvelles méthodes qui auront été adoptées ».
Pour Carnot, en rupture avec ceux qui ne pensaient qu’en termes de philanthropie, il n’y avait plus d’enfants riches ou pauvres. En tant que citoyens, tous devraient désormais pouvoir disposer de la meilleure éducation possible.
Le conseil consultatif constitué par Carnot comprend ses amis Laborde, Jomard, l’abbé Gaultier, puis Lasteyrie et Gérando, c’est-à-dire les promoteurs mêmes ou les premiers fondateurs de la Société en formation.
Ainsi naîtra, le 17 juin 1815 (c’est-à-dire la veille de la défaite de Waterloo) la Société pour l’instruction élémentaire (SIE), toujours sous l’impulsion de Carnot bien décidé à gagner la guerre pour l’instruction. La première assemblée générale de la SIE se tient dans les locaux de la Société d’encouragement. À sa tête, on retrouve plusieurs protagonistes de la commission ministérielle : Jomarddevient l’un des secrétaires de la nouvelle société, aux côtés de Gérando(président), Lasteyrie(vice-président) et Laborde (secrétaire général).
Logo de la SIEMédaille de la SIE, graveur Joseph-François Domard (1792-1858)
Avant l’ordonnance de 1816, le nombre d’enfants qui suivaient les petites écoles était de 165 000 dans toute la France, et il se trouve porté à 1 123 000 à la fin de 1820.
Lazare Carnot a clairement voulu pérenniser son offensive lancée durant les Cent-Jours en faveur de la propagation de l’enseignement mutuel à travers le pays et, ce faisant, en participant au développement rapide de l’instruction de tous les enfants de la Patrie.
Après sa création, les souscriptions pour la SIE affluent, et en peu de temps 150 noms s’ajoutent à ceux des fondateurs pour promouvoir et organiser l’enseignement mutuel en France. L’un de ces souscripteurs est forcément Lazare Carnot.
Au cours de sa première année d’existence, la SIE recueille l’adhésion de près de 700 membres, dans un premier temps des enseignants de l’École polytechnique (Ampère, Berthollet, Chaptal, Guyton de Morveau, Hachette, Mérimée, Thénard), et ensuite une trentaine d’anciens élèves, dont environ la moitié est issue de la première promotion (1794) de l’École polytechnique. Parmi ces derniers, un camarade de Jomardà l’Ecole des géographes, Louis-Benjamin Francœur, professeur d’algèbre supérieure à la Faculté des sciences de Paris, des camarades de la campagne d’Egypte ou encore Chabrol de Volvic, préfet de la Seine depuis 1812.
Tous n’ont qu’un seul espoir : que les méthodes géniales de Monge, brigades et enseignement mutuel, diminuées et interdites depuis que Napoléon a transformé Polytechnique en une simple école militaire sous la direction du mathématicien Pierre-Simon Laplace (1749-1827), puissent profiter au plus grand nombre et organiser un redressement national.
De Paris, la sollicitude de la SIE s’étend à la province ; elle y encourage la fondation de sociétés filiales, à qui elle offre « de leur envoyer des maîtres, de leur communiquer les renseignements dont elles pourraient avoir besoin, de leur donner au prix coûtant les tableaux et les livres… ».
La SIE se mobilise également pour l’éducation publique des filles (art. 10). Elle met sur pied, pour s’occuper d’elles, un comité de dames : présidente, la baronne de Gérando ; vice-présidente, la comtesse de Laborde. Des filles, le mouvement gagne les adultes sans instruction, si nombreux alors.
Le 1er mai 1816 la Société créait une commission pour l’établissement d’écoles d’adultes. Elle s’occupe aussi des casernes, dont on veut faire des écoles pour militaires ; des prisons, prisons d’enfants surtout; des habitants des colonies, que l’on pense élever par le développement de l’instruction.
Enfin les membres de la Société, attribuant une valeur humaine et générale à leur mission, rêvent de fonder des filiales à l’étranger. En novembre 1818, Laborde demande la création d’un comité spécial pour les écoles étrangères.
Façade de la Société pour l’Instruction Elémentaire, 6, rue du Fouarre, Paris. Dans les médaillons, de gauche à droite, entourant les » Arts « , la » Morale » et les » Sciences « , les portraits de quelques-uns de ses principaux fondateurs et dirigeants : Larochefoucauld-Liancourt, Francoeur, Jomard et Leroy.
La Société enfin, ne bornant pas son activité à la simple création d’écoles, organisait des inspections, des examens. Elle assurait la publication d’ouvrages (ouvrages relatifs à la méthode mutuelle, livres élémentaires de lecture, de grammaire et d’arithmétique). Elle distribuait des récompenses aux meilleurs maîtres et moniteurs. Elle demandait aux maîtres, après promulgation de l’ordonnance du 29 juillet 1818 autorisant les sociétés de Caisse d’Epargne, de confier à ces Caisses une partie de leurs gages pour assurer leurs vieux jours. Donnant l’exemple, elle déposait à la Caisse des fonds pour les maîtres des écoles créées par elle.
Le 4 novembre 1891, le buste de Lazare Carnot, est inauguré sur le fronton du porche de la Société pour l’Instruction Elémentaire, fondée en 1815. La sculpture est un don de son petit-fils, Sadi Carnot (1837-1894), alors Président de la République, qui souhaite ainsi rendre hommage à l’engagement de son aïeul en faveur de l’institution.
La SIE, dont le siège est un local spécialement construit pour elle, situé au 6, rue du Fouarre à Paris 5e, reste aujourd’hui la plus ancienne et la plus grande association laïque d’enseignement primaire que nous possédons en France.
11. Le projet pilote de la rue Saint-Jean-de-Beauvais
Après son voyage en Angleterre, Jomard, dont le portrait figure en médaillon sur la façade de la SIE est lui aussi acquis au nouveau système. Faisant part de ses « réflexions sur l’état de l’industrie anglaise », il écrit, après s’être enthousiasmé pour diverses inventions observées outre-Manche :
« Il y a cependant quelque chose de plus extraordinaire encore : ce sont des écoles sans maîtres : rien, pourtant, n’est plus réel. On sait à présent qu’il existe des milliers d’enfants enseignés sans maître proprement dit, et sans qu’il n’en coûte rien à leur famille, ni à l’État : admirable méthode qui ne peut tarder à se propager en France. »
Jomard.
Polytechnicien, Jomard est l’homme idéal pour piloter l’organisation matérielle de l’école d’essai, s’attachant notamment à faire réaliser le mobilier et imprimer les supports pédagogiques conformément aux principes anglais. Il supervise également la formation au rôle de « moniteur » d’un petit noyau d’élèves – ils sont une vingtaine – avant l’ouverture en septembre 1815 de l’école proprement dite, prévue pour 350 élèves : une modalité qui n’est pas sans rappeler les « chefs de brigade » de la première promotion de l’École polytechnique.
Cependant, très rapidement, les membres de la SIE se rendent à l’évidence qu’il faut former des formateurs. Les Anglais accueillent alors plusieurs Français pour les former à l’enseignement mutuel. Un pasteur cévenol, François Martin (1793-1837), après sa formation comme « moniteur » en Angleterre, est appelé par Lasteyrie pour diriger la première école mutuelle, qui ouvre ses portes le 13 juin 1815, rue Saint-Jean-de-Beauvais à Paris. Il s’agit de l’école modèle qui doit permettre l’ouverture d’autres écoles mutuelles grâce à la formation de « moniteurs » compétents. Rapidement, elle ne peut plus faire face à la demande de centaines de communes qui envisagent d’y envoyer l’un des leurs pour se former à la nouvelle méthode.
Le pasteur Paul-Emile Frossard, lui aussi formé par les Anglais, prend la tête d’une école parisienne rue Popincourt, Bellot en dirige une autre. En juillet, Martin rend son rapport. La classe modèle accueille une quinzaine d’élèves destinés à devenir moniteurs et directeurs d’écoles élémentaires qui comptent jusqu’à 350 enfants. Martin rapporte qu’en six semaines, ils lisent, écrivent, calculent et « savent exécuter les mouvements qui forment la partie gymnastique du nouveau système d’éducation ».
« C’est à cette école de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, sous la direction d’une Commission comprenant Gérando, Jomard, Lasteyrie, Laborde et l’abbé Gaultier, que fut testée pour la première fois, l’application de l’enseignement mutuel à l’apprentissage du solfège et du chant.
Alexandre Choron, qui depuis 1814 avait ouvert deux écoles de musique de garçons et de filles, faisait également partie de la Commission.
Il n’est donc pas étonnant de découvrir que ce fut à l’initiative du baron de Gérando, que l’idée d’introduire le chant dans l’instruction primaire a été adoptée. ‘Quant Monsieur le baron de Gérando vous a fait la proposition d’introduire le chant élémentaire dans les écoles de premier degré’, dit Jomard dans un rapport présenté au Conseil d’administration de la Société pour l’Enseignement mutuel, ‘vous avez tous été frappés de la justesse des vues développées par notre collègue (…) Il a fait voir l’influence heureuse que pourrait avoir une pareille pratique, et la connexion réelle qui existe entre un bon emploi du chant et le perfectionnement de la morale, but final de l’instruction et de tous nos efforts. Non seulement, l’application de l’enseignement mutuel à la musique était révolutionnaire en elle-même, mais ce qui l’était tout autant, c’est le fait que les enfants apprenaient à lire et à écrire, de façon presque aussi intensive. Les enfants étudiaient le chant, à raison de quatre à cinq heures par semaine ! »
En réalité, c’est Lazare Carnot lui-même qui a voulu introduire la musique dans les écoles d’enseignement mutuel. Dans cette intention, il rencontre plusieurs fois Alexandre Choron, qui réunit un certain nombre d’enfants et leur fait exécuter en sa présence plusieurs morceaux appris en fort peu de leçons. Carnot connaît Wilhem depuis dix ans. Il entrevoit donc la possibilité d’introduire, par lui, le chant dans les écoles, et tous deux visitent ensemble celle de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, école pilote gratuite d’enseignement mutuel ouverte à Paris à trois cents enfants.
Extrait : « L’un des domaines où les résultats de la pédagogie mutualiste sont bien visibles est précisément l’éducation musicale. Plusieurs acteurs y ont joué un rôle décisif et méritent qu’on s’y attarde un moment. Le premier est Guillaume-Louis Bocquillon, dit Wilhem. Fils d’officier et lui-même issu d’une formation militaire, il s’est ensuite consacré à la composition et à l’enseignement musicaux, en particulier au lycée Napoléon (ultérieurement collège Henri-IV). Son ami Pierre Jean de Béranger le met en contact avec Joseph-Marie de Gérando et François Jomard, grands animateurs de la SIE. Par leur intermédiaire, il prend connaissance de l’enseignement mutuel et comprend immédiatement les apports de cette méthode à l’éducation musicale. En 1818, la municipalité de Paris lui permet de monter une première expérience à l’école élémentaire de la rue Saint-Jean-de-Beauvais.
Wilhem élabore une méthode, le matériel pédagogique nécessaire (sous forme de tableaux) et instruit les élèves moniteurs choisis. Les résultats sont, aux dires de Jomard, spectaculaires. Au terme d’un enseignement de quelques mois, les élèves ont non seulement acquis les notions de base du solfège et de la notation musicale, les gammes chromatiques, les intervalles et mesures, mais exécutent aussi des chants collectifs à plusieurs voix (Jomard 1842 : 228 sq.).
La réussite conduit la SIE à proposer au préfet et au ministre de l’Intérieur d’introduire la musique dans l’enseignement des écoles élémentaires de la ville de Paris, ce qui sera officiellement entériné en 1820. Wilhem lui-même est nommé professeur titulaire d’enseignement musical à Paris et les cours de musique se généralisent dans un grand nombre d’écoles de la ville avant de se répandre dans les départements et en région. En même temps, la municipalité ouvre deux écoles normales chargées de former les futurs professeurs de chant.
Le deuxième acteur à intervenir très tôt dans le débat est le compositeur Alexandre Choron. Membre, comme Jomard et Francœur, de la première promotion de l’École polytechnique (1795), compositeur et ami d’André Grétry, il s’est dès 1805 préoccupé du dépérissement du chant choral consécutif à la suppression des maîtrises. Adversaire du Conservatoire dont il critique l’académisme et le désintérêt pour l’enseignement du chant choral, il est chargé par le ministère en 1812 d’une mission de « réorganisation du chœur et des maîtrises de musiques des églises de France ». Il élabore une méthode d’enseignement appelée « méthode concertante », mais reste également attaché à la vocation sociale de la musique chorale. Choron fait par ailleurs partie des membres fondateurs de la SIE en 1815, signe de son engagement dans les questions éducatives. Pendant la Restauration, il se tourne davantage vers les chants religieux qu’il considère comme le cœur historique de la pratique de la chorale.
(…) Enfin, il fonde, avec l’appui du roi l’Institution royale de musique classique et religieuse, concurrençant avec succès le Conservatoire dans l’enseignement de l’art vocal. Pour le grand public, il fait exécuter, à grand renfort de chanteurs issus de son école, des oratorios, requiem et cantates dans quelques églises spacieuses, assurant ainsi à la musique sacrée une nouvelle présence sur la scène parisienne. Pour certains de ces concerts, il lui arrive de mobiliser des élèves chanteurs des écoles élémentaires et des écoles des pauvres qu’il n’a jamais cessé de suivre tout au long de sa carrière.
« (…) Ce qui a favorisé cette expansion de l’enseignement de la musique à destination des jeunes et des couches populaires à partir de 1820 était bien une volonté politique partagée par un large spectre de responsables et d’intervenants. Du côté des libéraux qui constituaient le noyau de la SIE, on continuait de s’inscrire dans la mission émancipatrice de l’éducation, fixée par la Convention. En pointant à la fois la formation intérieure de l’âme et l’épanouissement d’une conscience collective, la musique, et en particulier le chant, devient un terrain de choix pour l’éducation populaire. Les libéraux insistent donc sur les bienfaits moraux de la musique. Ainsi, dans sa proposition d’introduire le chant dans les écoles primaires, Gérando remarque-t-il : ‘Ceux d’entre nous qui ont visité l’Allemagne ont été surpris de voir toute la part qu’a une musique simple aux divertissements populaires et aux plaisirs de famille, dans les conditions les plus pauvres, et ont observé combien son influence est salutaire sur les mœurs.’
«Et Joseph d’Ortigue constate de façon lapidaire : ‘Un peuple qui chante est un peuple content, et par conséquent un peuple moral.’ Cette mise en avant des bienfaits sociaux de l’activité musicale correspond bien à l’idée d’une ‘éducation universelle’, héritée des Lumières et au fondement des pédagogies de Lancaster en Angleterre ou de Johann Heinrich Pestalozzi en Suisse.
« Le chant, après l’essai fait à l’école St-Jean-de-Beauvais en 1819, pénètre très rapidement dans toutes les écoles mutuelles. Wilhemest à la fois le créateur et l’artisan du développement de cet enseignement qui gagne bientôt les cours d’adultes et d’apprentis. Des réunions périodiques d’enfants initiés à la musique vocale furent organisées. Ainsi naquit la première œuvre post-scolaire française : l‘Orphéon qui, après Wilhem, compte parmi ses directeurs Charles Gounod et Jules Pasdeloup.»
Dans un discours de 1842 devant la SIE, Hippolyte Carnot (fils de Lazare Carnot) affirme que Wilhem« a élevé la musique au rang d’une institution civique » et que « l’ennoblissement » de l’âme individuelle doit s’accomplir dans le nouvel ordre collectif de la nation réunie.
13. Jomard, Choron, Francoeur et savoirs « élémentaires »
Volvic.
L’article très complet de Renaud d’Enfert, publié sur le site de la Société de la bibliothèque et de l’histoire de l’Ecole polytechnique (SABIX), permet de compléter le tableau en faisant un gros plan sur l’action de Jomard et Francoeur dont les portraits figurent d’ailleurs en médaillon sur la façade du siège de la SIE rue du Fouarre à Paris.
Dès le début de la Seconde Restauration, la SIE reçut l’adhésion et l’appui du préfet de la Seine, Gaspard Chabrol de Volvic(1773-1843). Ce dernier va nommer dès l’été 1815 Jomard, le linguiste en contact avec les frères Humboldt qui a fait partie de l’éphémère commission sous Carnot et qui l’a protégé pendant les Cent-Jours, « chef de bureau d’instruction publique et arts », poste qu’il occupe jusqu’en 1823.
Par un arrêté du 3 novembre 1815, Volvic, afin d’arrêter « les mesures nécessaires pour étendre le bienfait de l’instruction à toutes les familles pauvres domiciliées dans l’étendue de la préfecture » et de développer « le nouveau système d’instruction élémentaire » dans l’ensemble du département de la Seine, crée, « pour étendre les bienfaits de l’instruction gratuite au département de la Seine » un comité de onze personnes, et y fait entrer tous les membres influents de la SIE (Jomard, Gérando, Laborde, Doudeauville, Lasteyrie, Gaultier, etc.).
Dans ces fonctions, Jomard est chargé de trouver des sites pour établir de nouvelles écoles. Celles-ci se multiplient rapidement dans la capitale et ses environs : en 1818, il comptabilise 18 écoles mutuelles gratuites et 32 payantes couvrant l’ensemble des arrondissements de la capitale, ainsi que 13 écoles dans les arrondissements de Sceaux et de Saint-Denis. De ce travail, il tire son « Abrégé des écoles élémentaires » (1816), sorte de guide pratique dans lequel il réunit tout ce que doit savoir, du point de vue de l’organisation matérielle, tout citoyen décidé à fonder une école mutuelle.
Sur le plan pédagogique, Jomard est l’auteur, en 1816, d’une méthode de lecture réalisée en collaboration avec le compositeur et musicien Alexandre Choron qui avait publié dès 1802 une méthode pour apprendre à lire et à écrire, et l’abbé Gaultier, un pédagogue qui avait développé une méthode d’enseignement sous le nom de « jeux instructifs » et s’était rendu à Londres pour étudier les méthodes anglaises.
Conçue pour la nouvelle école normale élémentaire de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, où Choron a été nommé comme enseignant de musique, elle rompt avec la méthode traditionnelle d’épellation. Au lieu de dire « b-o-n = bon », elle part des sonorités musicales de la langue pour dire « b-on = bon ».
Jomard fait également paraître, en 1821-1822, une « Arithmétique élémentaire », destinée à pallier les faiblesses constatées de la méthode d’arithmétique de Lancaster : celle-ci est en effet accusée de « faire contracter aux enfants une simple habitude routinière et mécanique » au lieu de servir « à fortifier leur attention et à les former au raisonnement ». Dans l’intervalle, il a mis au point avec Francœur et Lasteyrie, au sein d’une « Commission de calligraphie » de la SIE, les principes qui doivent guider l’apprentissage de l’écriture dans les écoles mutuelles, une écriture voulue « nationale », afin de remplacer les modèles anglais.
Francoeur.
Pour sa part, Louis-Benjamin Francoeur (1773-1849)fournit, selon Jomard, « une longue suite de rapports lumineux sur les traités d’arithmétique, de poids et mesures, de chant et d’art musical, de dessin et de géométrie, qu’il serait bien trop long de rapporter ou de citer ».
Comblant un manque, Francœur publie en 1819 « Le dessin linéaire », une méthode de dessin basée sur le dessin à main levée des figures géométriques qui rompt avec les modalités traditionnelles d’enseignement et d’apprentissage du dessin, inspirées de pratiques académiques.
Pour Jomard et Francoeur, il s’agit, avec l’enseignement mutuel, d’élargir le nombre des matières de l’instruction primaire au-delà du traditionnel « lire, écrire, compter » : outre le dessin, des matières comme le chant, la gymnastique, la géographie ou la grammaire font ainsi leur apparition dans les écoles primaires via l’enseignement mutuel. Le dessin linéaire n’en apparaît pas moins comme un savoir élémentaire à part entière, au même titre que la lecture, l’écriture et l’arithmétique.
Présentant la méthode de Francœur à la Société d’encouragement, Jomard déclare ainsi :
« L’utilité que l’industrie en peut retirer un jour est si grande et si visible, qu’il serait superflu d’y insister. Ce n’est pas sans raison qu’on a regardé ce résultat comme aussi précieux pour le peuple, que la connaissance de la lecture et de l’écriture. »
Modèle tiré du manuel de dessin linéaire de Francoeur.
Enfin, pour Jomard, l’apprentissage généralisé de la lecture, de l’écriture, du calcul, du dessin linéaire et du chant, est le préalable obligé à l’éducation scientifique du peuple :
« On a dans ces derniers temps, avec grande raison, insisté sur l’utilité de l’enseignement des éléments des sciences physiques et mathématiques à la classe ouvrière. C’est de là que dépend l’avancement de l’industrie et de l’agriculture, qui, malgré tous leurs progrès, sont encore arriérées chez nous sous plusieurs rapports. Ce n’est que par la possession de ces notions élémentaires que les ouvriers perfectionneront leurs procédés, leurs moyens, leurs instruments, leurs produits, et pourront devenir d’habiles contremaîtres et de bons chefs d’ateliers. Mais comment arriver à ce résultat, quand la masse de la population est encore si ignorante.
« Comment, sans l’art de lire et d’écrire, pourrait-elle, non pas comprendre un seul mot des arts chimiques et mécaniques, mais seulement en sentir l’avantage et consentir à se livrer à des études pénibles ? Quoi ! 15 millions de Français et plus peut-être, ne savent pas faire les deux premières règles de l’arithmétique, et l’on se flatterait de propager parmi eux les premiers principes de la mécanique et de la géométrie ! La base de cette amélioration est évidemment l’instruction primaire rendue plus générale ou même universelle. »
14. Rayonnement au niveau national
Les résultats de l’enseignement mutuel sont spectaculaires et rapides, qu’il s’agisse de la durée des apprentissages ou de la qualité des acquis. Alors que dans les écoles des Frères il fallait 4 années pour apprendre à lire, ce temps est réduit à une année et demie dans les établissements mutuels !
Les Français de 1815, à l’enthousiasme si prompt, et à l’imagination si vive, virent dans ce système d’enseignement, une véritable panacée. Il présentait certes d’incontestables avantages. D’abord il est économique puisqu’il exige peu de maîtres, et permet d’instruire à peu de frais un nombre considérable d’enfants. On estime qu’il suffisait de 4000 à 5000 fr. par an pour entretenir une école de 1000 enfants : 4 francs par élève ! Jamais l’instruction n’aura été donnée à si bas prix. Il permettait aussi d’assurer un développement rapide de l’enseignement primaire puisque l’on n’était plus arrêté désormais par la pénurie de maîtres. Chiffres à l’appui, on calculait qu’il suffirait d’une douzaine d’années pour étendre à la France entière les bienfaits de l’instruction primaire !
A ces avantages indiscutables, ceux qui avaient visité l’Angleterre en 1815 ajoutaient des arguments qualitatifs. Ils estimaient l’enseignement des instructeurs supérieur à celui des maîtres :
« Il ne sait pas sa leçon mieux que le maître, écrivait Laborde, mais il la sait autrement ».
L’enfant instructeur (moniteur) a plaisir à communiquer à ses camarades ses connaissances nouvellement acquises, il fait son travail
« avec autant de charme qu’un précepteur y trouve de dégoût » (Laborde).
D’autre part, étant enfant lui-même, il connaît mieux que le maître les difficultés de la tâche, les embûches de la leçon, sur lesquelles il vient juste de trébucher. Il conduira donc ses camarades plus lentement, plus sûrement, sera pour eux un meilleur guide.
Mais l’enseignement ne sera pas seul à profiter du système mutuel ; la discipline de l’école et la morale y trouveront aussi leur compte. L’enfant, soumis à son camarade, lui obéira plus volontiers qu’au maître, puisque le jeune instructeur ne doit sa supériorité qu’à son mérite. Enfin l’enfant, avec son camarade qui le connaît bien puisqu’il vit avec lui, n’aura pas, comme avec le maître, la ressource de mentir pour cacher ses pensées intimes ou ses fautes ; et la dissimulation, fléau social que l’on apprenait dès les bancs de l’école, disparaîtra ainsi des établissements mutuels. Et Laborde concluait son apologie de la méthode par ce chant de triomphe : dans les nouvelles écoles,
« le travail est pour eux un jeu, la science une lutte, l’autorité une récompense ».
Les bienfaits de cet enseignement ne devaient d’ailleurs pas se limiter au cadre de l’école : les enfants rentrés chez eux exerçaient à leur tour sur leurs parents une heureuse influence ; ils devenaient des « missionnaires », à la fois de la morale et de la vérité dans leur famille.
« Et que de mauvais esprits n’aillent pas dire qu’il s’agit là de rêveries et d’utopies d’idéalistes ! » écrit Gontard en 1956. Des preuves existent, et irréfutables, de la valeur de la méthode. Regardez l’Ecosse. C’était à la fin du XVIIe siècle une terre de mendicité et de misère, vivant sans loi, sans religion, sans morale, les hommes buvant, les femmes blasphémant, tous se battant. En 1815, grâce à la baguette magique de l’école mutuelle, l’Ecosse est devenue un paradis.
«Il n’est pas rare de trouver en Ecosse un berger lisant Virgile… mais il est presque inconnu d’y rencontrer un malfaiteur », renchérit Laborde. Que l’on développe la méthode en France et celle-ci, en 1850, sera une terre de prospérité et de bonheur, d’où seront bannis l’immoralité, le fanatisme, les révolutions, les troubles sociaux, tous fils et filles de l’ignorance.
En 1818 Joseph Hamel, dans son rapport à l’Empereur de Russie, constate que
« la méthode d’enseignement mutuel s’est introduite dans toute la France avec une rapidité et un succès fort supérieur à ce qu’on pouvait raisonnablement en attendre, et, en moins de trois années, on a déjà fondé plus de 400 écoles. Tout porte donc à espérer que, dans un temps peu éloigné, plus de 2 millions d’enfants qui restaient dans l’ignorance la plus complète, pourront recevoir chaque année les bienfaits d’un enseignement gratuit, suffisant pour leur vocation ultérieure ».
Elèves de Polytechnique, fronton du Panthéon, David d’Angers.
A Amiens et dans la Somme
Après beaucoup de méfiance et bien des hésitations, la mairie d’Amiens fonde, le 15 mai 1817, une société d’encouragement de l’instruction élémentaire dans le département. Plus que l’ennoblissement de l’âme des élèves, pour le recteur, il s’agit,
« en donnant aux enfants de ces ouvriers l’instruction élémentaire, [de les préparer] non seulement à l’habitude de l’ordre et de la subordination que l’on puise dans les écoles d’enseignement mutuel et qu’ils reportent dans les ateliers, mais encore que cela les mette en état de servir plus utilement dans l’intérieur des fabriques comment pouvoir étudier les procédés industriels dont la conservation et le perfectionnement sont si essentiels à la prospérité nationale ».
Pour le recteur, la rapidité d’acquisition est un gage de succès de la nouvelle méthode par rapport à la « méthode simultanée » :
« Qu’une instruction primaire qui enlève pendant des années entières les enfants à un travail nécessaire à la subsistance de la famille devienne pour les pauvres une charge très onéreuse ; mais que l’expérience apprenne au père de famille que quelques mois suffiront pour procurer à ses enfants un avantage dont il a regretté tant de fois dans le cours de la vie de n’avoir pas pu jouir lui-même, on doit espérer qu’il ne balancera pas pour faire un léger sacrifice pour obtenir un résultat important ».
Ce sont principalement des écoles de garçons. Il existe quelques écoles de filles et des cours du soir pour adultes. Elles accueillent surtout des enfants de petits artisans : teinturier, employé d’octroi, cabaretier, contremaître, tailleur, garçon meunier, apprêteur, tonnelier, couturier, serrurier, boucher, fileur, repasseur, ouvrier, chargeur de voiture, menuisier, bouquiniste, allumeur de réverbère, coutelier, relieur, etc.
La classe manuelle, tableau de 1891. École de filles (Finistère).
À son apogée, en 1821, l’enseignement mutuel comporte dans le département de la Somme non pas une école mais 25 dont 4 (payantes) pour des filles : près de la moitié sont situées en ville. Il en comportera encore 16 en 1833. Le réseau se réduira considérablement ensuite, toutefois, il ne disparaîtra pas complètement. Les deux dernières écoles d’Amiens fermeront involontairement leurs portes en 1879 et celle d’Abbeville en 1880 : jusqu’à cette date, elle jouera un rôle important dans la préparation des candidats aux examens.
L’école modèle d’Amiens – la première école modèle d’enseignement mutuel de province – prépare les futurs instituteurs à la pratique de l’enseignement mutuel. Elle est fondée le 26 mai 1817. Elle accueille plus de 200 élèves. Dès 1818, 6 instituteurs de la Somme en sortaient. La plupart des maîtres de l’Aisne, de l’Oise et du Pas-de-Calais y font un séjour avant de prendre leur fonction. C’est dire son importance, au point d’ailleurs que lorsque le préfet a créé l’école normale de garçons en 1831, elle s’appelle « école normale primaire d’enseignement mutuel ». Elle servit d’abord d’école d’application : les élèves maîtres devaient se rendre une fois par semaine dans ses locaux afin d’observer et de pratiquer, en s’exerçant, la méthode mutuelle.
Elie DecazesLaurent Gouvion-Saint-CyrMathieu Molé
Après les remaniements de 1817-1818, plusieurs membres de la SIE accèdent à des ministères importants : Mathieu Molé (1778-1838) à la Marine, Laurent Gouvion-Saint-Cyr (1764-1830) à la Guerre, Elie Decazes (1780-1860) surtout, à l’Intérieur, ministère dont dépend l’enseignement primaire. Le soutien gouvernemental devient alors systématique.
Le ministre de l’Intérieur soutient la SIE de Paris et ses filiales par des subventions pour fondation ou entretien d’écoles. Il invite les préfets à concourir par tous moyens au développement de la méthode. Les préfets prennent l’initiative de constituer des sociétés locales, ils interviennent auprès des assemblées pour solliciter des subventions.
Des conseils généraux et municipaux, en nombre croissant, votent des crédits pour l’établissement d’écoles mutuelles. L’école fondée, les autorités locales, préfet, maire, la visitent, et président sa distribution des prix. De son côté, la commission d’instruction publique, qui depuis 1815 remplace le Grand Maître de l’Université, décide le 22 juillet 1817 d’établir dans les chefs-lieux des douze Académies de France une école modèle pour l’enseignement mutuel, pépinière des futurs maîtres. Les autres ministres, chacun dans leur sphère, soutiennent la méthode.
Mathieu Molé, chargé de colonies, fonde des écoles d’enseignement mutuel au Sénégal.
En 1818, Laurent Gouvion-Saint-Cyr établit à Paris, dans la caserne Babylone, une véritable école normale militaire d’enseignement mutuel. Chaque régiment de Paris et de province doit y envoyer un officier et un sous-officier qui, de retour après quelques mois de stage, dispenseront à la troupe les bienfaits de l’instruction primaire.
En 1817-1818, l’enseignement mutuel triomphe. Un enthousiasme irrésistible porte la France vers lui. Le réseau des écoles ne cesse de s’étendre. De trimestre en trimestre, toujours plus nombreux, arrivent à Paris les comptes-rendus de la province, dénombrant les écoles et leurs élèves.
C’est un chant de victoire que peut entonner Jomard à la séance de la SIE de janvier 1819. Sur les 81 départements que compte la France, 5 seulement sont dépourvus d’école mutuelle ; les 76 autres groupent 687 écoles, fréquentées par plus de 40 000 élèves. On compte en outre 105 écoles régimentaires, 5 écoles d’adultes, 4 écoles de prisons, 2 ou 3 écoles au Sénégal.
La collecte et l’étude des données géographiques de nombreux continents vont permettre à certains membres, comme Gustave Eiffel et Ferdinand de Lesseps, de proposer de grands projets d’infrastructure, notamment le canal de Suez et le canal de Panama.
15. Critiques
Les premières critiques contre l’éducation mutuelle ne proviennent pas de son échec mais de son succès. Le premier « risque » venait du fait que les enfants, ayant appris trop efficacement et trop vite (de 2 à 3 fois plus rapidement), allaient retourner dans la rue trop tôt, n’ayant pas encore l’âge d’aller travailler !
Les enfants n’étaient pas « enfermés » à l’école assez longtemps, et donc l’enseignement mutuel troublait l’ordre social existant. Ainsi entendit-on au sein du Conseil général du Calvados en 1818 :
« Le plus grand service à rendre à la société serait peut-être d’imaginer une méthode qui rendît l’instruction destinée à la classe inférieure et indigente de la société plus difficile et plus longue »…
Le deuxième « risque » était qu’en continuant à utiliser l’enseignement mutuel, ces nouvelles personnes instruites, pour la plupart issues des classes les plus pauvres, deviennent trop intelligentes, trop « éveillées », et commencent à exprimer des revendications politiques ou sociales, et notamment que chacun ait les mêmes droits que les classes sociales les plus aisées.
Imaginez le chaos si l’ordre social est remis en question ! L’urbaniste et sociologue Anne Querrien remarque qu’en effet, une majorité des organisateurs du mouvement ouvrier à l’époque sont issus de l’école mutuelle au sein de laquelle ils avaient bien sûr appris à lire, à écrire, à compter, mais aussi à se faire confiance et à faire confiance à leurs camarades. L’école mutuelle pousse ses élèves à réfléchir, et notamment à réfléchir à l’organisation de la société, société qui leur assignait alors un destin de soumission et d’obéissance.
Pape Léon XIIFélicité Robert de LamennaisJean-Marie de LamennaisBien avant que le pape Léon XII n’interdise l’enseignement mutuel en 1824, les frères Lamennais mènent une intense croisade contre « l’école du diable ».
« Les écoles à la Lancaster sont la folie du jour. Toutes les autorités de ce pays, et surtout le Préfet, en sont engouées au-delà de toute expression. La haine pour les prêtres entre pour beaucoup dans cette manie. Le fait est que tout ce qu’il y a de bon dans cette méthode, était pratiqué depuis plus d’un siècle par les Frères des Écoles chrétiennes ; le reste est pur charlatanisme. On parle d’apprendre à lire et à écrire en quatre mois aux enfants : d’abord ce serait un grand malheur, car que faire de ces enfants si bien instruits, et à qui leur âge ne permettrait pas encore de travailler ? En second lieu, rien n’est plus faux que ces résultats merveilleux ».
S’il faut « se prononcer entre l’instruction de l’abbé de La Salle et celle de Lancaster, la question est bien simple ; il s’agit de choisir entre la société et l’anarchie ».
Son frère, le vicaire Jean-Marie de la Mennais (1780-1860) prendra alors la tête de ce qu’il faut bien qualifier de chasse aux sorcières. Il dit :
« L’enseignement mutuel fut introduit en France par des protestants, dans les funestes cent jours. M. Carnot était alors ministre de l’Intérieur ; sous ses auspices, la société d’encouragement, établie pour propager cette méthode, tint sa première séance le 16 mai 1815 ».
Il se démène pour prouver que « la méthode lancastérienne est défectueuse dans ses procédés, dangereuse pour la religion et les mœurs dans ses résultats » et dans une brochure, De l’Enseignement mutuel, publiée en 1819 à Saint-Brieuc, il attaque vigoureusement ce mode d’enseignement.
Il n’est pas faux que la remise en question de l’autorité et de l’ordre établi est en soi inhérente à l’enseignement mutuel. L’école « simultanée » se base sur le postulat que pour transmettre un savoir il faut être diplômé (être le professeur). À l’inverse, au sein de l’école mutuelle, le professeur n’est plus le dépositaire du savoir, chaque élève pouvant expliquer à ses camarades.
Un autre souci pour les élites était lié au fait qu’avec cette méthode, les enfants ne sont plus qu’instruits et non pas « éduqués », qu’aucune éducation morale chrétienne ne leur est transmise.
Enfin, l’enseignement mutuel s’appuyait sur un nombre d’encadrants plus faible, du fait du rôle des élèves comme créateurs, transmetteurs et porteurs de savoirs. Certains ont peut-être eu peur pour leur poste…
Ecole des Frères, à Paris.
Joseph Hamel, en 1818, dans son rapport à l’Empereur de Russie, répond aux principaux adversaires des mutualistes, les « Frères des écoles chrétiennes », qu’ils ignorent presque entièrement ce qu’ils dénoncent. Hamel rappelle également qu’il y a 40 000 communes à prévoir des écoles primaires et que le nombre d’écoles des Frères ne « s’élève pas à plus de 100 dans le royaume… »
Du côté négatif, ce qui frappe, lorsqu’on examine les incriminations, c’est qu’on dise une chose le matin et son contraire l’après-midi. Le matin on dit que l’enseignement mutuel brouille les esprits en diluant l’autorité des maîtres, l’après-midi on affirme qu’il « militarise » à outrance l’éducation par une structure de commandement totalement hiérarchisée ! Allez comprendre…
Sur la question de la moralité, jamais Lazare Carnot n’aurait cautionné une éducation ruinant l’esprit chrétien et encore moins la notion d’autorité légitime, tout en combattant avec vigueur celle qui en manquait, comme par exemple celle de la Monarchie de droit divin ou du Consulat à vie imposé par Napoléon. De la même façon, le matin on accuse le système mutualiste de ne pas transmettre « la morale » chrétienne, l’après-midi on y voit un complot protestant…
Or, l’élan national en faveur de « la patrie » et des générations futures, a justement réussi à unir, dans un même effort, des personnalités de tout bord politique et religieux. Cuvier (protestant) et Gérando (catholique), tous deux fervents républicains et promoteurs du mode mutuel, ainsi que l’inspecteur général de l’Université, Ambroise Rendu (1778–1860, catholique), participent même à la rédaction de l’ordonnance du 29 février 1816 promulguée par Louis XVIII et le ministre de l’Intérieur, de Vaublanc (1756–1845).
Suite aux pressions massives des congrégations, les enseignants mutualistes Martin, Frossard et Bellot, tous trois protestants, se voient contraints de quitter leur direction d’école. Martin se rendra fort utile dans d’autres pays européens, notamment à Bruxelles où il organise, en 1820, une école mutuelle aux Minimes.
16. Dérive mécaniste ?
Sans appréhender l’état d’esprit et l’enthousiasme que pouvaient avoir des jeunes polytechniciens pour l’éclosion d’une culture industrielle et les merveilles du machinisme, les défenseurs d’une France cul-terreuse et féodale n’y voient qu’une « vision foncièrement mécaniste », lorsque Jomard compare la méthode mutuelle à une machine, avec ses rouages et ses ressorts, dont le maître n’est qu’un simple opérateur :
« Une fois l’école disposée et garnie de tout le mobilier qui lui est nécessaire, il ne s’agira plus que d’introduire les élèves et le maître, et de mettre ensuite en mouvement tous les ressorts de cette espèce de mécanisme, au moyen des nouvelles pratiques ».
Alors que Victor Hugo y évoquait un « essaim heureux », on accuse Laborde de dérive « mécaniste » lorsqu’il compare le bourdonnement produit par l’activité des élèves dans les écoles mutuelles anglaises au bruit des machines dans les filatures de coton.
La communication, disent-ils, y est « toute mécanique et entièrement hiérarchisée ». Elle ne s’exerce « que du maître ou du moniteur général vers les moniteurs et vers les élèves, non dans l’autre sens. C’est un moyen d’action, non un moyen d’échange. »
Admettons que toute approche pédagogique, peu importe laquelle, érigée en système et postulant qu’il suffit de l’appliquer mécaniquement à une personne humaine, peut faire dans l’horreur. Facile donc d’accuser l’enseignement mutuel de tous les maux dont souffraient, peut-être bien plus, ceux qui l’en accusaient.
A l’école mutuelle, les châtiments corporels sont bannis. C’est une décision courageuse qu’Octave Gréard (1828-1904) ne manquera de souligner :
« C’est l’un des titres des fondateurs des écoles mutuelles à la reconnaissance publique d’avoir proscrit les peines corporelles, férules et fouets, qui étaient encore en usage, et l’on ne saurait trop leur savoir gré d’avoir cherché à remplacer dans le cœur des élèves le sentiment de la crainte par le sentiment de l’honneur, ou, comme disait M. de Laborde, le sentiment de la honte bien administrée. »
Connaissant l’immense bonheur des milliers d’enfants qui ont accédé rapidement à un minimum d’instruction publique et qui ont connu la joie indescriptible d’instruire leurs camarades, on ne peut que soupçonner la plume des congrégations jalouses derrière ce poème se désolant faussement du malheur des pauvres petits :
« Ce système, dit l’un, né de l’anglomanie, Contraste horriblement avec notre génie. Là, tout est mécanisme et nos tristes enfants Semblent une machine, au milieu de leurs bancs ; Leur discipline absurde, et sans doute funeste, Règle même les pas, l’attitude ou le geste : On peut, dès aujourd’hui, prophétiser le sort De ce peuple automate ainsi mu par ressort ».
17. Mort de l’enseignement mutuel en France
« Progrès des lumières », estampe, 1819.
En 1815, après Waterloo, Louis XVIII, qui avait fui, revient le 8 juillet 1815. Contrairement à son frère, le futur Charles X, chef des ultra-royalistes, il a pleinement conscience que l’on ne peut effacer les pages de l’histoire de la Révolution. Il constate que la France ne peut plus redevenir un pays de « sujets » et qu’elle est devenue une Nation. D’où la « Charte constitutionnelle » qu’il promulgue, et qui a valeur de constitution. Dans le même esprit, face à la popularité de l’enseignement mutuel, il lui accorde ses faveurs (subsides, création d’écoles modèles, protection du ministère de l’Intérieur).
L’enseignement mutuel va rapidement perdre ses protecteurs, la commission ministérielle créée par le décret du 27 avril ne survivant pas à la chute de Napoléon en juin 1815.
Dès l’automne 1816, alimentées par les congrégations, les critiques pleuvent. Le Grand Aumônier de France, cardinal de Talleyrand-Périgord, archevêque de Reims (ville natale de Jean-Baptiste de La Salle…), s’adressa de son côté au Roi pour lui faire connaître les alarmes des catholiques.
Si, en 1820, la SIE possède déjà un réseau de 1 500 écoles mutuelles groupant, grâce à une audacieuse pédagogie collective, plus de 170 000 élèves, le mutualisme subit les coups de bélier des ultras qui l’estiment trop libéral, trop favorable à l’autonomie des enfants et incapable « d’élever la jeunesse dans des sentiments religieux et monarchiques ».
L’enfant sortant de cette école, disent-ils,
« est un perroquet savant, sans idée religieuse, sans valeur morale, plus dangereux que l’ignorant pour l’ordre politique et social puisque l’instruction a développé en lui de nouveaux besoins, toujours prêt à s’engager dans de nouvelles scènes de révolution ou de déchristianisation. Ah, Carnot, le conventionnel régicide, le patron de l’enseignement mutuel, savait ce qu’il préparait en l’introduisant en France par le décret de 1815 ! »
Saint-Jean Baptiste de La Salle, musée du Vatican, Rome.
« les écoles publiques d’instruction mutuelle seront supprimées et abolies dans tous les États pontificaux. Les évêques poursuivront ceux qui continueront à utiliser cette méthode d’enseignement ou qui tenteront de l’introduire dans leurs diocèses ».
Comme on l’a dit plus haut, en France, l’enseignement mutuel est perçu comme une agression par les congrégations religieuses qui pratiquent « l’enseignement simultané », codifié dès 1684 par Jean-Baptiste de La Salle (1651-1719) pour les Frères des Écoles Chrétiennes (Latin : Fratres Scholarum Christianarum ; Italien : Fratelli delle Scuole Cristiane, en abrégé FSC) : classes par âge, division par niveau, places fixes et individuelles, discipline stricte, travail répétitif et simultané supervisé par un maître inflexible.
Et les mérites des écoles des FSC et de « l’enseignement simultané », confirmés depuis leur création, sont considérés en totale opposition avec ceux de l’enseignement mutuel, la « manie du moment », et considéré comme l’œuvre de « charlatans » spéculant sur l’enseignement primaire.
Anticipant la bulle papale par l’ordonnance d’avril 1824, l’enseignement mutuel est placé chez nous sous la stricte tutelle de l’Église traditionnelle qui s’empare de l’ensemble de la question éducative. En août, donc après la bulle de Léon XII, un ministère des « Affaires ecclésiastiques et de l’Instruction publique », dont l’appellation dit bien le retour de l’Eglise aux affaires, est créé. L’accession de Charles X, ne fera qu’aggraver cette situation. L’Église d’alors aime les Lumières, mais avant tout celles des bougies…
École catholique de Versailles, peinture de d’Antoinette Asselineau, 1839.
Dès lors, le bilan de la scolarisation tourne au drame. En 1828, sur les 39 381 communes :
environ 24 000 sont pourvues d’écoles de garçons, recevant 1 070 000 enfants ;
le nombre des jeunes filles qui fréquentent les écoles primaires est au plus de 430 000 ;
15 381 communes sont sans écoles de garçons ;
et peut-être 20 000 sans écoles de filles ;
1 680 000 garçons et 2 320 000 jeunes filles, soit 4 millions au total, ne fréquentent aucune école.
Malgré une embellie entre 1828 et 1829, le mutuellisme est rejeté, ses écoles fermées les unes après les autres (leur nombre diminua des trois-quarts par rapport à 1820) bien que le poids électoral des ultras diminue d’élections en élections. Cependant, les éducateurs du peuple résistent.
Dans les années qui suivent la révolution de 1830, encore plus de 2 000 écoles mutuelles fonctionnent, principalement dans les villes, en concurrence avec les écoles confessionnelles promues par le régime. Officiellement, l’école mutuelle n’était pas garante de la moralité et on affirmait qu’elle était « industrielle », inhumaine.
François Guizot.
Arrive alors le fameux « moment Guizot ». Alors qu’il avait milité initialement pour le développement de l’enseignement mutuel au sein de la SIE, François Guizot (1787-1874), à partir de 1832 ministre de l’Instruction publique de Louis-Philippe, donnera le coup de grâce en France à l’enseignement mutuel en faisant entériner le mode simultané comme unique méthode pédagogique officielle. Les écoles adoptant l’enseignement mutuel ne sont alors plus subventionnées, elles ne reçoivent plus aucun soutien du gouvernement ni de l’Église. Devant les difficultés matérielles, une majorité des élèves admis gratuitement jusqu’alors doivent payer une rétribution. Beaucoup de parents, dans le besoin, les retirent pour les mettre à l’école gratuite des Frères ou des Sœurs qui vient d’ouvrir ses portes. L’Église calomnie, jette le doute sur la moralité des maîtres, s’efforce d’éloigner de l’école « du Diable » les enfants des familles catholiques, persécute et menace de les écarter du catéchisme et de la communion. Elle veut briser l’enseignement mutuel. Les maîtres, pour la plupart, abandonnent la méthode pour se rallier à l’enseignement simultané. Plus d’élèves, plus de maître, les écoles mutuelles disparaissent peu à peu.
C’est encore Guizot qui donne le dernier coup de marteau pour clouer le cercueil de l’enseignement mutuel en créant en 1867 l’École normale des instituteurs pour former les futurs professeurs de l’école de Jules Ferry à la méthode simultanée.
Le jeune Hippolyte Carnotadhère lui aussi à la SIE afin de renouer, post mortem, avec son père. Il tentera en 1847, lorsqu’il est ministre de l’Instruction publique sous la IIe République, de faire renaître cet enseignement mutuel que son père Lazare Carnot chérissait, mais, bien que son œuvre fût grande, ses ennemis furent nombreux et son mandat fort court.
18. Conclusion
L’enseignement est en crise. Le dossier La désintégration contrôlée de l’éducation – Ce que tout parent et enseignant devrait savoir (S&P, mars 2023) documente en détail comment tout ce qui a été en grande partie accompli par Lazare Carnot et son fils Hippolyte, repris bien sûr par la suite, notamment dans le plan Langevin-Wallon, a été systématiquement mis en pièce par les nouvelles congrégations de notre temps, adorateurs du veau d’or : l’oligarchie financière, transhumaniste et décadente, après avoir conduit le monde au bord du gouffre, toujours déterminée à sauver ses privilèges en organisant la ruine physique et morale de l’humanité.
Pour reconstruire une instruction digne de ce nom, nous en sommes convaincu, l’éducation mutuelle, sous condition de l’adapter à notre époque et de ne pas en faire un système déshumanisant, est une piste extrêmement prometteuse. Plusieurs pays africains ne nous ont pas attendu. Bien que dépourvus de moyens suffisants, ils s’en inspirent déjà. Il ne s’agit donc nullement d’une relique du passé, mais bien un outil concret pour construire l’avenir.
En France, Vincent Faillet, un jeune professeur de SVT, docteur en sciences de l’éducation et de la formation en région parisienne, dont le travail est évoqué dans cette vidéo, semble bien décidé à ouvrir le dossier :
Jacques Cheminade, Dino di Paoli, Claude Albert, La science de l’Education républicaine, le secret de Monge et Carnot: Polytechique et les Arts et Métiers, Campaigner Publications, Paris, 1980;
Statue du père Ferdinand Verbiest devant l’église de son village natal Pittem en Flandres (Belgique).
Le jésuite flamand Ferdinand Verbiest (1623 – 1688), né à Pittem en Belgique, a passé 20 ans à Beijing comme astronome en chef à la Cour de l’Empereur de Chine pour qui il élabora des calendriers, des tables d’éphémérides, des montres solaires, des clepsydres, un thermomètre, une camera obscura et même un petit charriot tracté par un machine à vapeur élémentaire, ancêtre lointain de la première automobile.
Verbiest, dont la volumineuse correspondance en néerlandais, en français, en latin, en espagnol, en portugais, en chinois et en russe reste à étudier, dessina également des cartes et publia des traités en chinois sur l’astronomie, les mathématiques, la géographie et la théologie.
Parmi ses œuvres en chinois :
Yixiang zhi (1673), un manuel pratique (en chinois) pour la construction de toutes sortes d’instruments de précision, ornée d’une centaine de schémas techniques ;
Kangxi yongnian lifa (1678) sur le calendrier de l’empereur Kangxi et
Jiaoyao xulun, une explication des rudiments de la foi.
En latin, Verbiest publia l’Astronomie européenne (1687) qui résume pour les Européens les sciences et technologies européennes qu’il a promu en Chine.
Bien que les jésuites d’Ingolstadt en Bavière travaillaient avec Johannes Kepler (1571-1630), Verbiest, pour éviter des ennuis avec sa hiérarchie, s’en tient aux modèle de Tycho Brahé.
Son professeur, le professeur de mathématiques André Taquet, qui correspondait avec le collaborateur de Leibniz Christian Huyghens, affirmait qu’il refusait le modèle copernicien comme l’église l’exigeait, mais uniquement par fidélité à l’église et non pas sur des bases scientifiques.
Jusqu’en 1691, l’Université de Louvain refusait d’enseigner l’héliocentrisme.
Reconstruction de la mini-automobile à vapeur inventé par Verbiest.
Dans son traité, à part l’astronomie, Verbiest aborde la balistique, l’hydrologie (construction des canaux), la mécanique (transport de pièces lourdes pour les infrastructures), l’optique, la catoptrique, l’art de la perspective, la statique, l’hydrostatique et l’hydraulique. Dans le chapitre sur « la pneumatique » il discute ses expériences avec une turbine à vapeur. En dirigeant la vapeur produite par une bouilloire placé sur un petit charriot vers une roue à aubes, il rapporte d’avoir réussi à créer une auto-mobile rudimentaire. « Avec ce principe de propulsion, on peut imaginer pas mal d’autres belles applications », conclut Verbiest.
L’observatoire astronomique de la Cour impériale à Beijing, totalement rééquipé par le père Verbiest.
L’observatoire d’astronomie de Beijing, rééquipé par Verbiest avec des instruments dont il décrit le fonctionnement et les méthodes de fabrication, fut sauvé en 1969 par l’intervention personnelle de Zhou Enlai. Depuis 1983, cet observatoire qu’on nomme en Chine « le lieu où l’Orient et l’Occident se rencontrent », est ouvert à tous.
Évangélisation et/ou dialogue des cultures ?
Lorsqu’à partir du XIVe siècle la religion catholique cherchait à s’imposer comme la seule « vraie religion » dans les pays qu’on découvrait, il suffisait en général de quelques armes à feu et le prestige occidental pour convertir rapidement les habitants des pays nouvellement conquis.
Convertir les Chinois était un défi d’une toute autre nature. Pour s’y rendre, les missionnaires y arrivaient au mieux comme les humbles accompagnateurs de missions diplomatiques. Ils y faisaient aucune impression et se faisaient généralement renvoyer dans les plus brefs délais. L’estime pour la civilisation chinoise en Orient était telle que lorsque le jésuite espagnol Franciscus Xaverius se rend au Japon en 1550, les habitants de ce pays lui suggéraient : « Convertissez d’abord les Chinois. Une fois gagnés les Chinois au christianisme, les Japonais suivront leur exemple ».
Les trois grandes figures d’un siècle de missions jésuites en Chine : de gauche à droite : Matteo Ricci, Von Schall et Verbiest.
Parmi plusieurs générations de missionnaires, trois jésuites ont joué le temps d’un siècle un rôle décisif pour obtenir en 1692 la liberté religieuse pour les chrétiens en Chine : l’Italien Mattéo Ricci (1552-1610), l’Allemand Johann Adam Schall von Bell (1591 – 1666) et enfin le Belge Ferdinand Verbiest (1623 – 1688).
Pour conduire les Chinois vers le catholicisme, ils décidèrent de gagner leur confiance en les épatant avec les connaissances astronomiques, scientifiques et techniques occidentales les plus avancées de leur époque, domaine où l’Occident l’emportait sur l’Orient. Par ce « détour scientifique » qui consistait à faire reconnaitre la supériorité de la science occidentale, on espérait amener les Chinois à adhérer à la religion occidentale elle aussi jugé supérieure. Comme le formulait Verbiest :
Comme la connaissance des étoiles avait jadis guidés les mages d’Orient vers Bethléem et les jeta en adoration devant l’enfant divin, ainsi l’astronomie guidera les peuples de Chine pour les conduire devant l’autel du vrai Dieu !
Bien que Leibniz montrait un grand intérêt pour les missions des pères en Chine avec lesquelles il était en contact, il ne partagea pas la finalité de leur démarche (voir article de Christine Bierre sur L’Eurasie de Leibniz, un vaste projet de civilisation).
Ce qui est délicieusement paradoxale, c’est qu’en offrant le meilleur de la civilisation occidentale « à des païens », les pères jésuites, peu importe leurs intentions, ont de facto convaincu leurs intermédiaires qu’Orient et Occident pouvaient accéder à quelque chose d’universel dépassant de loin les religions des uns et des autres. Leur courage et leurs actions ont jeté une première passerelle entre l’Orient et l’Occident. A nous aujourd’hui d’en faire un « pont terrestre eurasiatique ».
Matteo Ricci
Mattéo Ricci (1552-1610)
Après avoir été obligé de rebrousser chemin dans plusieurs villes chinoises où il tentait d’engager l’évangélisation chrétienne, le père italien Matteo Ricci (1552-1610) se rendait à l’évidence que sans la coopération et la protection des plus hautes instances du pays, sa démarché était condamné à l’échec. Il se rend alors à Beijing pour tenter d’y rencontrer l’Empereur Wanli à qui il offre une épinette (petit clavecin) et deux horloges à sonnerie. Hélas, ou faut il dire heureusement, à peine quelques jours plus tard les horloges cessent de battre et l’Empereur appelle d’urgence Ricci à son Palais pour les remettre en état de marche. C’est seulement ainsi que ce dernier devient le premier Européen à pénétrer dans la Cité interdite. Pour exprimer sa gratitude l’Empereur autorise alors Ricci avec d’autres envoyés de lui rendre honneur. Mais à la grande déception du jésuite, il est seulement autorisé à s’agenouiller devant le trône vide de l’Empereur. Pour capter l’attention de l’Empereur, Ricci comprend alors que seule la clé de l’astronomie permettra d’ouvrir la porte de la muraille culturelle chinoise.
L’étude des étoiles et l’astrologie occupe à l’époque une place importante dans la société chinoise. L’Empereur y était le lien entre le ciel et la terre (comparable à la position du Pape, représentant de Dieu sur terre) et responsable de l’harmonie entre les deux. Les phénomènes célestes n’influent pas seulement les actes du gouvernement mais le sort de toute la société. A cela s’ajoute que l’histoire de la Chine est parsemée de révoltes paysannes et qu’une bonne connaissance des saisons reste la clé d’une récolte réussie. En pratique, l’Empereur était en charge de fournir chaque année le calendrier le plus précis possible. Sa crédibilité personnelle dépendait entièrement de la précision du calendrier, mesure de sa capacité de médier l’harmonie entre ciel et terre. Ricci, avec l’aide des Portugais, se concentre alors sur la production de calendriers et sur la prévision des éclipses solaires et lunaires et finit par se faire apprécier par l’Empereur. Le Pei-t’ang, l’église du nord, était la résidence de la Mission catholique à Beijing et deviendra également le nom de la bibliothèque de 5 500 volumes européens créé par Ricci.
Lorsque le 15 décembre 1610, quelques mois après le décès de Ricci, une éclipse solaire dépasse de 30 minutes le temps anticipé par les astronomes de la Cour, l’Empereur se fâche. Les astronomes chinois, qui avaient eu vent des travaux sur l’astronomie des Jésuites, demandent alors qu’on traduise d’urgence dans leur langue leurs œuvres sur la question. Un chinois converti par Ricci est alors chargé de cette tâche et ce dernier engage quelques pères comme ses assistants. De façon maladroite certains Jésuites font savoir alors leur opposition à des rites chinois ancestraux qu’ils jugent imprégnés de paganisme. Suite à une révolte de la population et des mandarins, en 1617 les Jésuites se voient estampillés ennemis du pays et doivent de se réfugier à Canton et Macao.
Adam Schall von Bell
Adam Schall von Bell (1591 – 1666)
C’est seulement cinq ans plus tard, en 1622, que le père Adam Schall von Bell (1591 – 1666), un jésuite de Cologne qui arrive à Macao en 1619, arrive à s’installer dans la maison de Ricci à Beijing.
Attaqué au nord par les Mandchous, les Chinois, non dépourvus d’un fort sens de pragmatisme, feront appel aux Portugais de Macao pour leur fournir des armes et des instructeurs militaires. Du coup, les pères Jésuites se retrouvent protégés par le ministère de la défense comme intermédiaires potentiels avec les Portugais et c’est à ce titre qu’ils obtiennent des droits de résidence. Lorsqu’en 1628, les calculs pour l’éclipse lunaire s’avèrent une fois de plus erronés, Schall est nommé à la tête de l’Institut impérial d’astronomie.
Tant de succès ne pouvait que provoquer la fureur et la jalousie des astronomes chinois et musulmans qui furent éloigné de la Cour et dont les travaux étaient discrédités. Ils feront pendant des années campagne contre Schall et les jésuites. Au même temps Schall se faisait tancer par ses supérieurs à Rome et les théologiens du Vatican pour qui un prêtre catholique n’avait pas à participer dans l’élaboration de calendriers servant l’astrologie chinoise.
Vu le faible nombre d’individus – à peine quelques milliers par an – que les pères jésuites réussissaient à convertir au christianisme, Schall se résout à tenter de convertir l’Empereur en personne. Ce dernier, qui découvre que Schall a des bonnes notions de balistique, le charge en 1636 de produire des canons pour la guerre contre les Mandchous, une tache que Schall accompli uniquement pour préserver la confiance de l’Empereur. Les Chinois perdent cependant la bataille et le dernier Empereur des Ming met fin à sa vie par pendaison en 1644 afin de ne pas tomber aux mains de l’ennemi. Les Mandchous
Les Mandchous reprennent sans sourciller les meilleures traditions chinoises et en 1645 Schall est nommé à la tête du bureau des mathématiques. L’Empereur le nomme également comme mandarin. En 1646 Schall reçoit et commence à utiliser les « Tables rudolphines », des observations astronomiques envoyés par Johannes Kepler à la demande du jésuite suisse missionnaire Johannes Schreck (Terrentius) lui aussi installé en Chine. Avec l’aide d’un élève chinois, ce dernier fut le premier à tenter de présenter au peuple chinois les merveilles de la technologie européenne dans un texte intitulé « Collection de diagrammes et d’explications des machines merveilleuses de l’extrême ouest ».
En 1655 un décret impérial ordonne que seules les méthodes européennes soient employées pour fixer le calendrier.
En Europe, les dominicains et les franciscains se plaignent alors amèrement des Jésuites qui non seulement pratiquent « le détour scientifique » pour évangéliser mais se sont livrés selon eux à des pratiques païens. Suite à leurs plaintes, par un décret du 12 septembre 1645, le pape Innocent X menace alors d’excommunication tout chrétien se livrant aux Rites chinois (culte des anciens, honneurs à Confucius). Après le contre-argumentaire du Père jésuite Martinus Martini, un nouveau décret, émis par le Pape Alexandre VII le 23 mars 1656, réconforte de nouveau la démarche des missionnaires jésuites en Chine.
Ferdinand Verbiest
Ferdinand Verbiest (1623 – 1688).
Ce n’est en 1658, qu’après un voyage rocambolesque que le Père Ferdinand Verbiest arrive à son tour à Macao. En 1660, Schall, déjà âgé de 70 ans, fait venir Verbiest – dont il connait les aptitudes en mathématiques et en astronomie — à Beijing pour le succéder. Les controverses alors se déchainent. L’Empereur Chun-chih était décédé en 1661 et en attendant que son successeur Kangxi atteigne la majorité, quatre régents gèrent le pays.
Ces derniers n’étaient pas très favorables aux étrangers. Les envieux chinois attaquent alors Schall, non pas pour son travail en astronomie, mais pour le « non-respect » des traditions chinoises, notamment la polygamie. Un des détracteurs dépose plainte au département des rites, et alors que Schall, ayant perdu la voix suite à une attaque vasculaire cérébrale, a bien du mal à se défendre, Schall, Verbiest et les autres pères se font condamner pour des « crimes religieux et culturels ». Schall est condamné à mort.
La « providence divine » fait alors en sorte que plusieurs phénomènes naturels jouent en leur faveur. Etant donné qu’une éclipse solaire s’annonçait pour le 16 janvier 1665, les régents mettent aussi bien les accusateurs de Schall que Schall lui-même au défi de la calculer. Schall et Verbiest emportent la bataille haut la main ce qui fait naître le doute chez les régents. Le procès fut rouvert et renvoyé devant la cour suprême. Cette dernière confirma hélas le verdict du tribunal. Nouvelle intervention de dame nature : une comète, un tremblement de terre et un incendie du Palais impériale inspirent les pires craintes chez les Chinois qui finissent par relâcher les pères de prison sans pour autant les innocenter.
A l’exception des « quatre de Beijing » (Schall, Verbiest, de Magelhaens, Buglio) qui restent en résidence surveillé, tous sont forcés à l’exil. Schall meurt en 1666 et Verbiest travaille sur des nouveaux instruments astronomiques.
L’Empereur Kangxi
L’Empereur chinois Kangxi (1654-1722)
C’est en 1667 que le jeune Empereur Kangxi prend enfin les commandes. Dynamique, il laisse immédiatement vérifier les calendriers des astronomes chinois par Verbiest et oblige Chinois et étrangers de surmonter leurs oppositions en travaillant ensemble. En 1668 Verbiest est nommé directeur du bureau de l’Astronomie et en 1671 il devient le tuteur privé de l’Empereur ce qui fait naitre chez lui l’espoir de pouvoir un jour convertir l’Empereur au Christianisme.
Comme Schall, Verbiest sera en permanence sous attaque des « marins restés à quai » à Rome. Pour se défendre, Verbiest envoi son coreligionnaire, Philippe Couplet (1623-1693) en 1682 en Europe. Ce dernier s’y rend accompagné d’un jeune mandarin converti, Shen Fuzong qui parlait couramment le latin, l’italien et le portugais. C’est un des premiers Chinois à visiter l’Europe. Il suscite la curiosité à Oxford, où on lui pose de nombreuses questions sur la culture et les langues chinoises.
L’audience à Versailles est particulièrement fructueuse. A la suite de l’entrevue qu’il a avec Couplet et son ami chinois, Louis XIV décide d’établir une présence française en Chine et en 1685, six jésuites*, en tant que mathématiciens du roi et membres de l’Académie des Sciences, seront envoyés en Chine par Louis XIV.
C’est avec eux que Leibniz, lui-même à l’Académie des Sciences de Colbert, entrera en correspondance.
Dans son Confucius Sinarum philosophus, le collaborateur de Verbiest Couplet se montre enthousiaste : « On pourrait dire que le système éthique du philosophe Confucius est sublime. Il est en même temps simple, sensible et issu des meilleures sources de la raison naturelle. Jamais la raison humaine, ici sans appui de la Révélation divine, n’a atteint un tel niveau et une telle vigueur. »
A Paris, Couplet publie en 1687 le livre (dédié à Louis XIV) qui le fait connaître partout en Europe : le Confucius Sinarum philosophus. Couplet est enthousiaste :
On pourrait dire que le système éthique du philosophe Confucius est sublime. Il est en même temps simple, sensible et issu des meilleures sources de la raison naturelle. Jamais la raison humaine, ici sans appui de la Révélation divine, n’a atteint un tel niveau et une telle vigueur.
Verbiest diplomate
A la demande de l’Empereur, Verbiest apprend la langue Mandchou pour lequel il élabore une grammaire. En 1674 il dessine une mappemonde et, comme Schall, s’applique à produire avec les artisans chinois des canons légers pour la défense de l’Empire.
Verbiest sert également de diplomate au service l’Empereur. Par leur connaissance du latin, les Jésuites serviront d’interprètes avec les délégations portugaises, hollandaises et russes lorsqu’elles se rendent en Chine dès 1676. Ayant appris le chinois, le jésuite français Jean-Pierre Gerbillon est envoyé en compagnie du jésuite portugais Thomas Pereira, comme conseillers et interprète à Nertchinsk avec les diplomates chargés de négocier avec les Russes le tracé de la frontière extrême-orientale entre les deux empires. Ce tracé est confirmé par le traité de Nertchinsk du 6 septembre 1689 (un an après la mort de Verbiest), un important traité de paix établi en latin, en mandchou, en mongole, en chinois et en russe, conclu entre la Russie et l’Empire Qing qui a mis fin à un conflit militaire dont l’enjeu était la région du fleuve Amour.
C’est lors de son séjour en Italie, de mars 1689 à mars 1690, que Leibniz s’entretient longuement avec le jésuite Claudio-Philippo Grimaldi (1639-1712) qui résidait en Chine mais était de passage à Rome. C’est lors de leurs entretiens qu’ils apprennent la mort de Verbiest. Ce dernier était tombé de son cheval en 1687 avant de mourir en 1688 faisant de Grimaldi son successeur à la tête de l’Institut impérial d’astronomie.
Comme Schall avant lui, la Chine offre à Verbiest des funérailles d’Etat et sa dépouille mortelle reposera aux cotés de Ricci et Schall à Beijing et en 1692, L’Empereur Kanxi, sans doute en partie pour honorer pour Verbiest, décrète la tolérance religieuse pour les chrétiens.
La querelle des Rites
La réponse du Vatican fut parmi les plus stupides et le mandement de 1693 de Monseigneur Maigrot fait exploser une fois de plus la « Querelle des Rites ». Il propose d’utiliser le mot « Tian-zhu »** pour désigner l’idée occidentale d’un Dieu personnifié, concept totalement étranger à la culture chinoise, d’interdire la tablette impériale*** dans les églises, interdire les rites à Confucius, et condamne le culte des Ancêtres. Et tout cela au moment même où Kangxi décrète l’Édit de tolérance.
Parmi les Jésuites et les autres ordres de missionnaires, les avis sont partagés. Ceux qui admirent Ricci et sont en contacts avec les élites sont plutôt favorables au respect des rites chinois. Les autres, qui essayent de combattre toutes sortes de superstitions locales, sont plutôt favorables au mandement.
Ce qui est certain, c’est que les Chinois n’apprécient guère que des missionnaires s’opposent à leurs rites et traditions. Un décret de Clément XI en 1704 condamnera définitivement les rites chinois. Il reprend les points du Mandement. C’est à ce moment qu’est instauré par l’empereur le système du piao : pour enseigner en Chine, les missionnaires doivent avoir une autorisation (le piao) qui leur est accordée s’ils acceptent de ne pas s’opposer aux rites traditionnels. Mgr Maigrot, envoyé du pape en Chine, refuse de prendre le piao, et est donc chassé hors du pays.
L’empereur Kangxi, qui s’implique dans le débat, convoque l’accompagnateur de Mgr Maigrot et le soumet à une épreuve de culture. Ce dernier ne réussit pas à lire des caractères chinois et ne peut discuter des Classiques. L’empereur déclare que c’est son ignorance qui lui fait dire des bêtises sur les rites. De plus, il lui prête plus l’intention de brouiller les esprits que de répandre la foi chrétienne. Et lorsque l’Empereur Yongzheng succède à Kangxi, il fait interdire le christianisme en 1724. Seuls les Jésuites, scientifiques et savants à la cour de Pékin, peuvent rester en Chine.
C’est contre la querelle des rites que Leibniz dirigea une grande partie de ces efforts. Cette fragilité d’une entente globale entre les peuples du continent eurasiatique à de quoi nous faire réfléchir aujourd’hui. Est-ce que la nouvelle querelle des Rites provoqué par Obama et les anglo-américains contre la Russie et la Chine servira une fois de plus au parti de la guerre de semer la discorde ?
Les tombes des jésuites venus en Chine sont localisées au Collège Administratif de Pékin (qui forme les cadres du Parti communiste de la ville). Les tombes de 63 missionnaires ont été réhabilitées, 14 portugais, 11 italiens, 9 français, 7 allemands, 3 tchèques, 2 belges, 1 suisse, 1 autrichien, 1 slovène et 14 chinois. Les trois premières sont celles de Matteo Ricci, Adam Schall von Bell et Ferdinand Verbiest.
L’auteur, Karel Vereycken, dans la cour du Collège Ferdinand Verbiest à Leuven en Belgique.
* Jean-François Gerbillon (1654-1707), Jean de Fontaney (1643-1710), Joachim Bouvet (1656-1730), Louis Le Comte (1655-1728), Guy Tachard (1648-1712) et Claude de Visdelou (1656-1737).
** Peut-on désigner le Dieu des chrétiens par les termes tianzhu (du bouddhisme) ou tiandi (du confusianisme) ? Est-ce que pour les Chinois le mot Ciel (tian) contient également l’idée d’un principe suprême ?
*** Les Chinois plaçaient dans leurs églises, en symbole de sa protection, des tablettes calligraphiées offertes par l’Empereur.