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Enseignement mutuel : curiosité historique ou piste d’avenir ?

Par Karel Vereycken, Paris, France

  1. Introduction
  2. Apprendre et enseigner, une même joie
  3. Précédents
    A. En Inde
    B. En France
  4. Les brigades de Gaspard Monge
  5. Andrew Bell
  6. Joseph Lancaster
  7. Enseignement mutuel, comment ça marche ?
    A. Le local
    B. Maîtres et moniteurs
    C. Fonctionnement
    D. Progresser selon sa connaissance
    E. Les outils
    F. Commandement
  8. Bellistes contre lancastériens
  9. Lorsque ça intéresse les Français
  10. Lazare Carnot à la manœuvre
  11. Enseignement mutuel et chant choral
  12. Le projet pilote de la rue Saint-Jean-de-Beauvais
  13. Jomard, Choron, Francœur et savoirs élémentaires
  14. Rayonnement national
  15. Critiques
  16. Dérive mécaniste ?
  17. Mort de l’enseignement mutuel en France
  18. Conclusion
  19. Quelques ouvrages et textes consultés, en accès libre

« Répondez, mes amis : il doit vous être doux
D’avoir pour seuls mentors des enfants comme vous ;
Leur âge, leur humeur, leurs plaisirs sont les vôtres ;
Et ces vainqueurs d’un jour, demain vaincus par d’autres,
Sont, tour à tour parés de modestes rubans,
Vos égaux dans vos jeux, vos maîtres sur les bancs.
Muets, les yeux fixés sur vos heureux émules,
Vous n’êtes point distraits par la peur des férules ;
Jamais un fouet vengeur, effrayant vos esprits,
Ne vous fait oublier ce qu’ils vous ont appris ;
J’écoute mal un sot qui veut que je le craigne,
Et je sais beaucoup mieux ce qu’un ami m’enseigne. »

Victor Hugo, Discours sur les avantages de l’Enseignement mutuel, 1817.

1. Introduction

Enseigner la lecture et l’écriture à 1000 enfants présents dans une même salle, sans instituteur, sans livres scolaires, sans papier et sans encre, c’est clairement impossible. Et pourtant, cela a été imaginé et mis en pratique avec grand succès ! Chut ! Il ne faut pas en parler, car cela pourrait donner des idées à certains, et pas seulement dans les pays émergents !

Qu’un tel défi puisse être relevé ne pouvait qu’inquiéter l’oligarchie et ses serviteurs. Depuis la nuit des temps ils formatent une « élite » (les grands prêtres de la connaissance, les « experts » et autres sachants) se reproduisant en vase clos au sommet, tout en veillant à ce que la grande masse du peuple d’en bas s’instruise juste assez pour pouvoir livrer des colis, payer ses impôts, se plier aux règles définies par le sommet, et surtout, ne fasse pas (trop) désordre.

Pourtant, comme l’avait compris bien avant nous Hippolyte Carnot, ministre de l’Instruction publique de la IIe République, sans éducation républicaine, c’est-à-dire sans une véritable formation de citoyen dès la maternelle, le suffrage universel devient, assez souvent, une farce tragique capable d’engendrer des monstres.

Au début du XIXe siècle, « l’enseignement mutuel » (parfois appelé système « monitorial » anglais, « système de Madras » ou « système de Lancaster »), se répand comme un feu de brousse en Europe puis à travers le monde.

Si le maître s’adresse à un seul élève, c’est le mode individuel (cas du précepteur) ; s’il s’adresse à toute une classe, c’est le mode simultané ; s’il charge des enfants d’instruire les autres, c’est le mode mutuel. L’alliance des procédés simultané et mutuel est appelée mode mixte.

L’enseignement mutuel est rapidement victime de querelles de personnes et d’enjeux idéologiques, politiques et religieux. Il est vécu comme une agression par les congrégations religieuses qui pratiquent, elles, « l’enseignement simultané », édicté dès 1684 par Jean-Baptiste de la Salle pour les « Frères des écoles chrétiennes » : classes par âge, division par niveau, place fixe et individuelle, discipline stricte, travail répétitif et simultané surveillé par un maître inflexible.

Avec la constitution de petits groupes où les élèves enseignent les uns aux autres, se déplacent dans la salle de classe, l’enseignement mutuel a immédiatement fait naître, assez bêtement, la crainte d’un monde cul par-dessus tête, sortant d’un tableau de Jérôme Bosch. Dans quel monde sommes-nous si l’élève enseigne au maître, l’enfant au parent, le fidèle au prêtre, le citoyen au gouvernement ! Sans chef, que faire, chef ?

Estimant qu’un tel enseignement « affaiblit l’autorité » aussi bien des maîtres que des autorités politiques et religieuses, en 1824, le pape Léon XII (à ne pas confondre avec le bienveillant Léon XIII), le « pape de la Sainte-Alliance », farouche partisan de l’ordre et soupçonnant un vaste complot protestant contre le Vatican, l’interdit.

En France, où dans les années qui suivent la Révolution de 1830, près de 2 000 écoles mutuelles existent, principalement dans les villes, en concurrence avec les écoles confessionnelles, François Guizot, ministre de Louis-Philippe, les fera disparaître.

2. Apprendre et enseigner, une même joie

Un bon tuteur était réservé aux prince : ici, le prince Charles Louis du Palatinat avec son tuteur Wolrad von Plessen, tableau de Jan Lievens.

Le tutorat connaît aujourd’hui un regain d’intérêt dans le cadre des apprentissages scolaires et formations professionnelles. Il s’agit d’un processus « d’assistance de sujets plus expérimentés à l’égard de sujets moins expérimentés, susceptible d’enrichir les acquisitions de ces derniers ». C’est ainsi que le tutorat entre enfants, en particulier entre enfants d‘âges différents, est encouragé dès l’école maternelle, jusqu’à l’université avec l’institutionnalisation au niveau du premier cycle du tutorat méthodologique, en passant par l’école élémentaire et le secondaire qui ont vu se développer depuis les années 1980, tant en France qu’à l’étranger, de nombreuses expériences tutorales.

Or, le tutorat n’est que le pâle héritier de l’enseignement mutuel développé en Angleterre puis en France au XIXe siècle.

Il existe une vérité immuable : l’avenir de l’humanité dépend d’une faculté exclusivement humaine : la découverte de principes physiques universels nouveaux, parfois dépassant de loin les bornes de notre appareil sensoriel, permettant à l’Homme d’accroître sa capacité de transformation de l’univers afin d’améliorer de façon qualitative son sort et celui de son environnement. Or, une découverte n’est jamais le fruit d’une somme ou d’une moyenne d’opinions multiples mais bien celui d’un acte unique parfaitement souverain.

Regarde ce que je viens de découvrir !

Cependant, sans la socialisation de cette découverte, elle ne servira à rien. L’histoire de l’humanité est donc, par sa propre nature, pourrait-on dire, l’histoire d’un « enseignement mutuel ».

Le plus grand plaisir de celui qui vient d’effectuer une découverte, et cela est naturel chez les enfants, n’est-il pas de partager, non seulement ce qu’il ou elle vient de découvrir, mais la joie et la beauté que représente toute percée scientifique ? Et lorsque ceux qui découvrent, enseignent, le plaisir est au rendez-vous. Laissons-donc à nos enseignants professionnels le temps de faire des découvertes, leur enseignement y gagnera en qualité !

3. Précédents

A. En Inde

En 1623, l’explorateur italien Pietro Della Valle (1586-1652), après un voyage en « Indoustan » (Inde), dans une lettre expédiée d’Ikkeri (ville du sud-ouest de l’Inde), rapporte avoir vu :

Pietro della Valle.

« certains jeunes enfants qui y apprenaient à lire d’une façon extraordinaire (…) Ils étaient quatre et avaient pris du maître une même leçon ; afin de l’inculquer parfaitement dans leur mémoire, de répéter les précédentes qui leur avaient été prescrites, de peur de les oublier, l’un d’eux chantait d’un certain ton musical une ligne de la leçon, comme par exemple deux et deux font quatre. En effet, on apprend facilement une chanson. Pendant qu’il chantait cette partie de leçon pour l’apprendre mieux, il l’écrivait en même temps, non pas avec une plume, ni sur du papier. Mais pour l’épargner et n’en pas gâter inutilement, ils en marquaient les caractères avec le doigt sur le même plancher où ils étaient assis en rond, qu’ils avaient couvert pour ce sujet d’un sable très délié. Après que le premier de ces enfants avait écrit de la sorte en chantant, les autres chantaient et écrivaient la même chose tous ensemble (…) Sur ce que je leur demandais qui (…) les corrigeait lorsqu’ils manquaient, vu qu’ils étaient tous écoliers, ils me répondirent fort raisonnablement, qu’il était impossible qu’une seule difficulté les arrêtât tous quatre en même temps, sans pouvoir la surmonter et que pour le sujet ils s’exerçaient toujours ensemble afin que si l’un manquait les autres fussent ses maîtres. »

Dans ce texte apparaissent déjà les grands principes de l’enseignement mutuel, notamment l’apprentissage simultané de la lecture et de l’écriture, l’utilisation du sable pour les exercices d’écriture afin de ne pas gaspiller le papier qui est rare et fort cher, un cours en collectif donné par un maître, puis un travail en sous-groupes dans lequel les élèves apprennent à s’autoréguler, et enfin, une intégration du savoir qui, grâce à l’utilisation du chant, va faciliter la mémorisation.

B. En France

A Lyon, le prêtre lyonnais Charles Démia figure comme l’un des précurseurs de l’enseignement mutuel qu’il a théorisé dès 1688, et qu’il mettait en pratique dans les « petites écoles » pour enfants pauvres qu’il a fondées. D’après le Nouveau dictionnaire de pédagogie et de l’instruction primaire,

« Démia introduisit dans les classes ce qu’on appela plus tard l’enseignement mutuel : il recommande de choisir, parmi les écoliers les plus capables et les plus studieux, un certain nombre d’officiers, dont les uns, sous le nom d’intendants et de décurions, seront chargés de la surveillance, tandis que les autres devront faire répéter les leçons du maître, reprendre les écoliers quand ils se trompent, guider la main hésitante des ‘jeunes écrivains’, etc. Pour rendre possible la simultanéité de l’enseignement, l’auteur des règlements divise l’école en huit classes, dont le maître devra s’occuper tour à tour ; chacune de ces classes peut se subdiviser en bandes. »

A Paris, dès 1747, l’enseignement mutuel est pratiqué avec un grand succès dans une école de plus de 300 élèves, établie par M. Herbault à l’hospice de la Pitié, en faveur des enfants des pauvres. L’expérience, hélas, ne survécut pas à son fondateur.

En 1772, la charité ingénieuse du chevalier Paulet conçut et exécuta le projet d’appliquer une semblable méthode à l’éducation d’un grand nombre d’enfants, que la mort de leurs parents laissaient sans appui dans la société.

4. Les brigades de Gaspard Monge

Enfin, comme le raconte, dans sa biographie de Gaspard Monge, son élève le plus brillant, l’astronome François Arago (1786-1853), lui-même un ami proche d’Alexandre de Humboldt, c’est à l’École polytechnique que Monge va peaufiner son propre système d’enseignement mutuel et de tutorat.

Jugeant qu’il était inacceptable de devoir attendre trois ans pour voir sortir les premiers ingénieurs de l’École polytechnique, Monge décida, afin d’accélérer la formation des élèves, d’organiser des « cours révolutionnaires », une formation accélérée pendant trois mois. Pour cela, il perfectionna le concept de « chefs de brigades », une technique qu’il avait déjà pu tester avec succès à l’école du Génie de Mézières.

Elèves de l’Ecole polytechnique s’efforçant d’imiter les grands hommes, fronton du Panthéon, David d’Angers.
Polytechniciens devant l’Ecole du Génie de Mézières.

François Arago :
« Les chefs de brigade, toujours réunis à de petits groupes d’élèves dans des salles séparées, devaient avoir des fonctions d’une importance extrême, celles d’aplanir les difficultés à l’instant même où elles surgiraient. Jamais combinaison plus habile n’avait été imaginée pour ôter toute excuse à la médiocrité ou à la paresse.

« Cette création appartenait à Monge. A Mézières, où les élèves du génie étaient partagés en deux groupes de dix, à Mézières, où, en réalité, notre confrère fit quelque temps, pour les deux divisions, les fonctions de chef de brigade permanent, la présence, dans les salles, d’une personne toujours en mesure de lever les objections avait donné de trop heureux résultats pour qu’en rédigeant les développements joints au rapport de Fourcroy, cet ancien répétiteur n’essayât pas de doter la nouvelle école des mêmes avantages.

« Monge fit plus ; il voulut qu’à la suite des leçons révolutionnaires, qu’à l’ouverture des cours des trois degrés, les 23 sections de 16 élèves chacune, dont l’ensemble des trois divisions devait être composé, eussent leur chef de brigade, comme dans les temps ordinaires ; il voulut, en un mot que l’École, à son début, marchât comme si elle avait déjà trois ans d’existence.

« Voici comment notre confrère atteignit ce but en apparence inaccessible. Il fut décidé que 25 élèves, choisis par voie de concours parmi les 50 candidats que les examinateurs d’admission avaient le mieux notés, deviendraient les chefs de brigade de trois divisions de l’école, après avoir reçu à part une instruction spéciale. Le matin, les 50 jeunes suivaient, comme tous leurs camarades, les cours révolutionnaires ; le soir, on les réunissait à l’hôtel Pommeuse, près du Palais-Bourbon, et divers professeurs les préparaient aux fonctions qui leur étaient destinées. Monge présidait à cette initiation scientifique avec une bonté, une ardeur, un zèle infinis. Le souvenir de ses leçons est resté en traits ineffaçables dans la mémoire de tous ceux qui en profitèrent. »

Arago cite alors le témoignage d’Edme Augustin Sylvain Brissot (1786-1819), fils du célèbre girondin et abolitionniste, un des 50 élèves :

« C’est là, que nous commençâmes à connaître Monge, cet homme si bon attaché à la jeunesse, si dévoué à la propagation des sciences. Presque toujours au milieu de nous, il faisait succéder aux leçons de géométrie, d’analyse, de physique, des entretiens particuliers où nous trouvions plus à gagner encore. Il devint l’ami de chacun des élèves de l’Ecole provisoire ; il s’associait aux efforts qu’il provoquait sans cesse, et applaudissait, avec toute la vivacité de son caractère, aux succès de nos jeunes intelligences ».

Si une forme d’enseignement mutuel y est pleinement pratiquée, le dévouement total d’un maître aussi fervent que Monge, vient compléter ce qui ne serait autrement qu’un « système ».

5. Andrew Bell

Andrew Bell. (gravure manière noire) par C. Turner.

C’est un Écossais, le pasteur anglican Andrew Bell (1753-1832), qui revendique la paternité de l’enseignement mutuel qu’il a pratiqué et théorisé en Inde, à la tête de l’Asile militaire pour orphelins d’Egmore (Inde orientale). Cette institution, créée en 1789, est chargée d’éduquer et d’instruire les orphelins et les fils indigents des officiers et des soldats européens de l’armée de Madras.

Après sept ans sur place, Bell rentre à Londres et en 1797, il rédige un rapport destiné à la Compagnie des Indes (son employeur à Madras) sur les incroyables avantages de son invention.

Le médecin, naturaliste et inventeur russe Iosif Kristianovich (Joseph Christian) Hamel (1788-1862), membre de l’Académie des Sciences, est chargé par le Tsar de Russie Alexandre Ier, de faire un rapport complet sur ce nouveau type d’enseignement dont toute l’Europe discutait alors.

Il relate, dans Der Gegenseitige Unterricht (1818), ce qu’écrivait Bell dans un de ses écrits :

Ecole de Madras où enseigna Bell.

« Il arriva dans ce temps, qu’en faisant un matin ma promenade ordinaire, je passai devant une école de jeunes enfants Malabares, et je les vis occupés à écrire sur la terre. L’idée me vint aussitôt qu’il y aurait peut-être moyen d’apprendre aux enfants de mon école, à connaître les lettres de l’alphabet, en leur faisant tracer sur le sable. Je rentrai sur-le-champ chez moi, et je donnai ordre au maître de la dernière classe, de faire exécuter ce que je venais d’arranger dans mon chemin. Heureusement, l’ordre fût très mal accueilli ; car si le maître s’y fut conformé à ma satisfaction, il est possible que tout développement ultérieur eût été arrêté, et par là, le principe même de l’enseignement mutuel… »

Accueilli avec froideur en Angleterre, l’enseignement mutuel finit par séduire Samuel Nichols, un des dirigeants de l’école de St-Botolph’s Aldgate, la plus vieille paroisse protestante anglicane de Londres. La mise en œuvre des préceptes de Bell est réalisée avec grand succès et sa méthode est reprise par le docteur Briggs lorsqu’il ouvre une école industrielle à Liverpool.

6. Joseph Lancaster

Joseph Lancaster.

En Angleterre, c’est Joseph Lancaster (1778-1838), un instituteur londonien âgé de vingt ans, qui s’empare de la nouvelle manière d’enseigner, la perfectionne et la généralise à grande échelle.

En 1798, il ouvre une école élémentaire pour les enfants pauvres à Borough Road, un des faubourgs les plus miséreux de Londres. L’enseignement n’y est pas encore totalement gratuit mais 40 % moins cher que dans les autres écoles de la capitale.

Faute d’argent, Lancaster fait tout pour faire baisser encore les coûts de ce qui devient un véritable « système » : emploi de sable et d’ardoises plutôt que d’encre et de papier (Erasme de Rotterdam rapporte en 1528 qu’en son temps il y avait des gens qui écrivaient avec une sorte de poinçon sur des tables recouvertes d’une fine poussière) ; tableaux reproduisant les pages d’ouvrages scolaires suspendus aux murs pour éviter l’achat de livres ; maîtres auxiliaires remplacés par des élèves pour éviter de payer des salaires ; augmentation du nombre d’élèves par classe.

Ecole lancastérienne à Liverpool.

En 1804, son école compte 700 élèves, et douze mois plus tard, un millier. Lancaster, en s’endettant de plus en plus, ouvre une école pour 200 filles. Pour échapper à ses créanciers, il quitte Londres en 1806 et lors de son retour il est enprisonné pour dette. Deux de ses amis, le dentiste Joseph Foxe et le fabricant de chapeaux de paille William Corston, remboursent sa dette et fondent avec lui « La société pour la promotion du système lancastérien pour l’éducation des pauvres ». D’autres quakers viendront alors les soutenir, notamment l’abolitionniste William Wilberforce (1759-1833) que David d’Angers, sur le socle de son célèbre monument commémorant Gutenberg à Strasbourg, fait figurer aux côtés de Condorcet et de l’abbé Grégoire.

A partir de là, comme le relate Joseph Hamel dans son rapport de 1818, la nouvelle approche s’est répandue aux quatre coins du monde : Angleterre, Écosse, Irlande, France, Prusse, Russie, Italie, Espagne, Danemark, Suède, Pologne et Suisse, sans oublier le Sénégal et plusieurs pays d’Amérique du Sud comme le Brésil et l’Argentine et, bien sûr, les États-Unis d’Amérique. L’enseignement mutuel a été adopté comme pédagogie officielle à New York (1805), Albany (1810), Georgetown (1811), Washington D.C. (1812), Philadelphie (1817), Boston (1824) et Baltimore (1829), et la législature de Pennsylvanie a envisagé de l’adopter à l’échelle de l’État.

Première école lancastarienne aux Etats-Unis.

7. Enseignement mutuel, comment ça marche ?

Le principe fondamental de « l’enseignement mutuel », particulièrement pertinent pour l’école primaire, consiste dans la réciprocité de l’instruction entre les écoliers, le plus capable servant de maître à celui qui l’est moins. Dès le début, tous avancent graduellement, quel que soit le nombre d’élèves. Bell et Lancaster, et leurs disciples français, posent en postulat la diversité des facultés, l’inégalité des progrès, des rythmes de compréhension et d’acquisition. Ils sont donc conduits à repartir les élèves en classes différentes suivant les disciplines et suivant le niveau de connaissances des enfants, l’âge n’intervenant aucunement dans cette classification. Les écoliers ainsi réunis prennent part aux mêmes exercices. Leur programme d’étude est identique dans son contenu et dans ses méthodes.

Si l’effectif d’une division est trop élevé dans une discipline, la lecture ou l’arithmétique, par exemple, on constitue des sous-groupes qui évoluent parallèlement, les méthodes et supports de l’enseignement restant identiques.

Comment se présente alors une école du nouveau système ?

A. La salle de classe

Taille d’une école d’enseignement mutuelle élémentaire pour 350 élèves.

Quel que soit le nombre d’élèves — une centaine dans les bourgades françaises, mille dans l’école de Lancaster à Londres, deux cents dans les écoles parisiennes – ceux-ci sont groupés dans une salle unique, rectangulaire, sans cloisons. Jomard qui déploya dans les premières années de l’installation du mode d’enseignement mutuel une extraordinaire et féconde activité, a fixé les normes souhaitables pour des effectifs variant de 70 à 1 000 élèves. Il indique, par exemple, pour 350 élèves la nécessité d’une salle de 18 m de long sur 9 m de large. En Angleterre et dans les campagnes françaises, on utilise souvent une grange pour la nouvelle école. En France, les édifices religieux désaffectés depuis la période révolutionnaire sont nombreux et répondent parfaitement aux normes souhaitées. Ils accueilleront beaucoup d’écoles mutuelles.

B. Maîtres et « moniteurs »

Planning d’une journée d’enseignement mutuel, Alsace.

Le mode mutuel répartit la responsabilité de l’enseignement entre le « maître » et des élèves désignés comme « moniteurs » et considérés comme « la cheville ouvrière de la méthode ». Le moniteur (ou admoniteur) est un élève un peu plus grand et plus avancé dans la discipline. Il de doit point enseigner mais s’assurer que les élèves s’enseignent entre eux. Comme le rappelle Bally, dès 1819 :

« La base de l’enseignement mutuel repose sur l’instruction communiquée par les élèves les plus forts à ceux qui sont les plus faibles. Ce principe qui fait le mérite de cette méthode, a nécessité une organisation toute particulière pour créer une hiérarchie raisonnable, qui pût concourir de la manière la plus efficace, au succès de tous. »

Chaque jour, dans une « classe » réservée aux moniteurs, le maître transmet des connaissances et dispense à ses adjoints les conseils techniques pour la bonne application de la méthode. Au cours de la journée, il reste responsable de la 8e classe (celle de l’achèvement du cursus scolaire), et, à ce titre, se charge de la conduite de leurs exercices. Il procède aux examens périodiques, mensuels ou occasionnels, dans les classes et décide, éventuellement, des changements de classe. C’est lui, enfin, qui, au stade ultime, distribue punitions et récompenses.

C. Fonctionnement

Ainsi, sur une estrade, le bureau du maître avec un large tiroir où sont rangés argent, billets de récompense, registres, modèles d’écriture, sifflets, cahiers des enfants.

Derrière le maître, à côté de l’horloge – instrument essentiel pour organiser la vie de l’enseignement – un tableau noir sur lequel sont écrits sentences et modèles d’écriture.

Au pied de l’estrade, des bancs sont fixés transversalement aux pupitres, de tailles différentes, au milieu de la pièce. Les premières tables, non inclinées, comportent du sable sur lesquelles les petits enfants tracent des signes, les autres tables reçoivent des ardoises ; on trouve également, sur les dernières d’entre elles, des encriers de plomb et du papier, des baguettes pour indiquer les mots ou les lettres à lire.

À l’extrémité de chaque table sont fixés les « tableaux de dictées » ainsi que des signaux télégraphiques indiquant les moments de la leçon, tel par exemple « COR » pour « correction » ou « EX » pour « examen du travail ». Des modèles de table demi-circulaire ont été ensuite proposés afin de faciliter le travail des moniteurs.

D. Progresser en fonction de sa connaissance

La première école pilote d’enseignement mutuel, rue Saint-Jean-de-Beauvais à Paris en 1820, lithographie de Marlet.

A l’origine, le programme de l’école mutuelle est limité aux trois disciplines fondamentales : lecture, écriture, arithmétique, et à l’enseignement de la religion. S’y ajouteront rapidement, la géographie, la grammaire, la rédaction, le chant et le dessin. Les groupements d’élèves, souples, mobiles, différenciés, sont fonction de la nature des matières d’étude et des activités pratiquées dans la discipline.

Chaque matière enseignée dans les écoles mutuelles repose sur un programme précis et codifié. Ce programme est découpé en 8 degrés hiérarchisés, qui doivent être parcourus successivement. Chaque degré s’appelle « classe » et c’est ainsi que l’on parle de 8 classes d’écriture ou d’arithmétique. Ce terme de « classe » est totalement exclusif de la notion d’architecture ou de local. Il ne s’entend que par rapport aux acquisitions et aux connaissances, la 1ere classe étant celle des débutants et la 8e celle de l’achèvement du cursus scolaire. Les rythmes d’apprentissages et les acquisitions varient suivant les élèves et suivant la discipline.

Ainsi, au bout de six mois de présence, tel élève pourra se trouver en 4e classe de lecture, en 5e classe d’écriture et en deuxième classe d’arithmétique. Comme nous l’avons dit, l’affectation dans la classe se décide en fonction du niveau de connaissance et non pas en fonction de l’âge.

Mais cette première répartition s’assortit, au sein de chaque classe et dans chaque discipline, de la constitution de groupes restreints établis selon les activités qui doivent y être pratiquées. En arithmétique, par exemple, des travaux écrits se font sur l’ardoise. Ils ont lieu, assis, sur les bancs réservés à cet usage, avec 16 à 18 élèves au maximum par banc, selon les normes établies par Jomard.

Les exercices oraux, en lecture, en arithmétique ou en dessin linéaire, à l’aide d’un tableau noir, se font debout, par groupes de 9 au maximum, les élèves se tenant côte à côte et formant un demi-cercle. De là, d’ailleurs, l’appellation donnée à ce genre d’activité : « travail au cercle ».

Ainsi, dans une école mutuelle ayant 36 élèves en 3e classe d’arithmétique, le travail aux bancs se fera en deux groupes avec deux moniteurs et les exercices au tableau noir avec 4 groupes et 4 moniteurs. Les effectifs des classes pourront donc varier suivant les écoles et tout au cours de l’année, la seule limitation étant imposée par l’étendue du local.

D. Les outils

Le souci d’économie est l’une des caractéristiques fondamentales du nouvel enseignement. Le mobilier reste donc très sommaire.

  • Les bancs et pupitres sont faits de planches très ordinaires, fixées avec de gros clous. Les bancs n’ont pas de dossier : c’est un luxe superflu !
  • L’estrade est nettement surélevée : 0,65 m environ. On accède par plusieurs marches au bureau du maître. Celui-ci règne sur la collectivité enfantine autant par sa position matérielle que par son ascendant personnel.
  • La pendule est notée comme « indispensable », l’enseignement et les manœuvres étant strictement minutés.
  • Les demi-cercles, encore appelés cercles de lecture, donnent aux écoles mutuelles un aspect typique et original. Ce sont, généralement, des cintres de fer, demi-circulaires, qui peuvent se lever ou s’abaisser à volonté. Parfois, la matérialisation est simplement portée sur le plancher : rainures, gros clous ou bandes tracées en forme d’arc.
  • Les tableaux noirs ont été systématiquement utilisés pour le dessin linéaire et l’arithmétique. Ils mesurent 1 m de long sur 0,70 m de large et portent à leur partie supérieure un mètre mobile. On les place à l’intérieur de chaque demi-cercle.
  • Les télégraphes. Lorsque le travail a lieu aux tables, l’écriture par exemple, on se sert de signaux permettant la liaison et la communication entre le moniteur général et les moniteurs particuliers : ce sont les télégraphes. Une planchette, fixée à l’extrémité supérieure d’un bâton rond de 1,70 m de haut, est installée à la première table de chaque classe, grâce à deux trous percés en haut et en bas du pupitre. Sur l’une des faces est inscrit le numéro de la classe (de 1 à 8) ; sur l’autre, la mention EX (examen) remplacée vers 1830 par COR (correction). Ces télégraphes sont transportables. On les déplace en cas d’augmentation ou de diminution du nombre d’élèves. Le maître et le moniteur général ont ainsi la composition exacte de chaque classe et le nombre de tables occupées par chacune d’elles. Dès qu’un exercice est terminé, le moniteur de classe fait tourner le télégraphe et présente vers le bureau la face EX. Tous les moniteurs font de même. Le moniteur général donne l’ordre de procéder à l’inspection et de faire des corrections éventuelles. Celles-ci achevées, on présente de nouveau le numéro de la classe. Et les exercices reprennent. Près des télégraphes se trouvent aussi, à l’occasion, les porte-tableaux.
  • Les baguettes des moniteurs. Elles servent à indiquer sur les tables les lettres ou mots à lire, le détail des opérations à effectuer, les tracés à reproduire. Elles n’existent généralement dans les écoles rurales que grâce à la bonne volonté et à l’ingéniosité des moniteurs qui se les procurent dans les bois avoisinants.
  • Le sable (pour l’écriture) puis les ardoises sont constamment utilisés dans toutes les disciplines. C’est là une innovation essentielle du mode mutuel, les autres écoles n’en faisant pas usage.
  • Tableaux à la place de livres. La première raison est d’ordre pécuniaire, un seul tableau suffisant jusqu’à neuf élèves. Mais les motifs pédagogiques ne sont pas moindres. Le format permet une lecture aisée et un rangement facile. Le souci de présentation et de valorisation de certains caractères s’accompagne d’un souci de mise en page différent de ceux des manuels.
  • Les livres sont réservés à la huitième classe, de même que les plumes, l’encre et le papier.
  • Des registres, couramment en service, garantissent une saine gestion des établissements. L’un d’eux mérite une mention particulière : c’est « Le grand livre de l’école », avant tout un cahier- matricule. On y inscrit le nom, le prénom et l’âge de l’enfant, la profession et l’adresse des parents. Le maître y porte la date précise de l’entrée et de la sortie de chaque enfant, dans chaque classe, y compris pour les cours de musique et le dessin linéaire.

E. Le commandement

Pour conduire et faire évoluer correctement des dizaines ou centaines d’élèves et éviter toute perte de temps, les responsables de l’enseignement mutuel ont prévu des ordres précis, rapides, immédiatement compréhensibles :

  • La voix intervient peu. Les injonctions transmises de cette manière s’adressent généralement aux moniteurs, parfois à une classe tout spécialement.
  • La sonnette attire l’attention. Elle précède une information ou un mouvement à exécuter.
  • Le sifflet est à double usage. Il permet des interventions dans l’ordre général de l’école, « imposer le silence », par exemple, et il commande le début ou la fin de certains exercices au cours de la leçon, «faire dire par cœur, épeler, cesser la lecture ». Le maître est seul habilité à s’en servir.
  • Quant aux signaux manuels, ils ont été beaucoup utilisés. Destinés à évoquer l’acte ou le mouvement à accomplir, ils attirent le regard et doivent apporter le calme dans la collectivité.

Bellistes contre lancastériens

Alors que les deux écoles, celle de Bell et celle de Lancaster sont très proches l’une de l’autre, tant sur le plan des contenus d’enseignement que des méthodes et de l’organisation, elles s’opposeront violemment sur le rôle et la place de l’enseignement religieux. Toutes les autres divergences liées au programme sont affaires de goût, d’habitude ou de circonstances locales.

Comme le précisent Sylvian Tinembert et Edward Pahud dans Une innovation pédagogique, le cas de l’enseignement mutuel au XIXe siècle (Editions Livreo-Alphil, 2019), Lancaster, en tant qu’adepte du mouvement dissident quaker,

« reconnaît le christianisme mais professe que la croyance appartient à la sphère personnelle et que chacun est libre de ses convictions. Il prône également l’égalitarisme, la tolérance et défend l’idée que, dans le pays, il y a une telle variété de religions et de sectes qu’il est impossible d’enseigner toutes les doctrines. Par conséquent, il faut rester neutre, limiter cet enseignement à la lecture de la Bible, en évitant toute interprétation, et laisser l’instruction religieuse fondamentale aux diverses Églises en s’assurant que les élèves suivent les offices et les enseignements de la confession à laquelle ils appartiennent ».

N’empêche que Bellistes et Lancastériens vont s’écharper. Pour les Lancastériens, Bell n’a rien inventé et ne fait que décrire ce qu’il a vu en Inde. Pour les Bellistes, furieux que Lancaster trouve un répondant positif de la part de certains membres de la famille royale, il est dépeint comme le diable, un « ennemi » de la religion anglicane officielle, lui qui admet dans ses écoles des enfants de toutes les confessions !

9. Lorsque la méthode intéresse les Français

A Londres, l’association de Lancaster sera rejointe par de nombreuses personnalités de haut rang, aussi bien anglaises qu’étrangères. On y retrouve notamment le physicien genevois Marc Auguste Pictet de Rochemont (1752-1825), l’anatomiste et paléontologue français Georges Cuvier (1769-1832) et ses compatriotes, l’agronome Charles Philibert de Lasteyrie et le futur traducteur de Lancaster, l’archéologue Alexandre de Laborde (1773-1842).

Après la paix de 1814, de nombreux pays, notamment l’Angleterre, la Prusse, la France tout comme la Russie, rendus exsangues par les guerres napoléoniennes qui provoquèrent la perte de milliers de jeunes enseignants et cadres qualifiés sur les champs de bataille, font de l’éducation leur priorité notamment pour être à la hauteur de la révolution industrielle qui vient les bousculer.

A cela il faut ajouter que le nombre d’orphelins en Europe est devenu un problème majeur pour tous les États, d’autant plus que les coffres sont vides. Pour occuper les enfants de la rue, il faut des écoles, beaucoup d’écoles à construire avec très peu d’argent et beaucoup de professeurs… inexistants. Apprenant le succès retentissant de l’enseignement mutuel, plusieurs Français se rendent alors outre-Manche pour y découvrir la nouvelle méthode.

De Laborde en rapporte un « Plan d’éducation pour les enfants pauvres, d’après les deux méthodes (du docteur Bell et de M. Lancaster) », et Lasteyrie son « Nouveau système d’éducation pour les écoles primaires ». En 1815, le duc de la Rochefoucauld-Liancourt (1747-1827), publie son livre sur le « Système anglais d’instruction de Joseph Lancaster ».

Depuis 1802, il existait à Paris la « Société d’encouragement pour l’industrie nationale », dont le secrétaire général était le linguiste Joseph-Marie de Gérando (1772-1842) et dont Laborde était un des fondateurs. Sans surprise, Gérando avait été élevé par les Oratoriens et se destinait initialement à l’Église.

Le 1er mars 1815, Lasteyrie, Laborde et Gérando proposent à la Société d’encouragement la création d’une association qui aurait pour objet

« de rassembler et de répandre les lumières propres à procurer à la classe inférieure du peuple le genre d’éducation intellectuelle et morale le plus approprié à ses besoins ».

Gérando.

Dans son rapport présenté le 20 mars 1815 devant la Société d’encouragement, Gérando propose de solliciter le tout nouveau ministre de l’Intérieur Lazare Carnot (du 20 mars au 22 juin 1815) pour qu’il favorise « l’adoption des procédés propres à régénérer l’instruction primaire en France », c’est-à-dire le système d’enseignement mutuel.

L’intérêt politique et social ne sont pas seuls en jeu. L’économie française aussi doit tirer profit du développement de l’instruction. Qu’espérer, dit Carnot en 1815,

« si l’homme qui conduit la charrue est aussi stupide que les chevaux qui la tirent ? »

Gérando propose également la création d’une société dédiée spécifiquement à sa propagation en soulignant les avantages de la nouvelle approche : avantage économique d’abord, puisqu’il s’agit d’« employer les enfants eux-mêmes, les uns vis-à-vis des autres, comme auxiliaires de l’enseignement » et qu’un seul maître suffit pour 1000 élèves ; avantage éducatif ensuite, puisqu’il est possible « d’enseigner, en deux ans, tout ce que les enfants des conditions inférieures ont besoin de savoir et beaucoup plus qu’ils n’apprennent aujourd’hui par des procédés bien plus longs » ; avantage moral et social enfin, dans la mesure où les enfants « se pénètrent de bonne heure du sentiment du devoir, sentiment qui garantira un jour leur obéissance aux lois et leur respect pour l’ordre social ».

L’ingénieur-géographe et polytechnicien Edme-François Jomard (1777-1862), pour qui l’instruction du peuple est une obligation de la société vis-à-vis d’elle-même, ne disait rien d’autre: « Comment exiger d’infortunés, dénués de toutes lumières, qu’ils connaissent le pacte social et s’y soumettent ? ou comment pourrait-on, sans être insensé, compter sur leur invariable et aveugle soumission ? »

La Société d’encouragement valida alors les conclusions de son rapport en souscrivant pour une somme de 500 francs en faveur de l’association nouvelle et en décidant qu’elle mettrait à la disposition de celle-ci, outre son influence morale, les divers moyens d’exécution qui pouvaient lui appartenir.

10. Lazare Carnot à la manœuvre

Suite au Concordat entre Napoléon et le Vatican, l’Empereur, par son décret du 15 août 1808 sur l’éducation, décide que les écoles doivent désormais suivre les « principes de l’Église catholique ».

Les « Frères des écoles chrétiennes » (ou Lasalliens), partisans inconditionnels de « l’enseignement simultané », théorisé par leur fondateur Jean-Baptiste de La Salle, s’occuperont désormais de l’enseignement primaire et formeront les instituteurs.

Dispersés lors de la Révolution, ils reprennent leurs fonctions en 1810. Encouragés à se développer pour contrer l’influence des jésuites, autorisés en 1816 à revenir en France, ils se développent rapidement dans toute la France.

Mais la situation de l’éducation est pitoyable. C’est ce que constatent des hauts fonctionnaires français lorsqu’ils se rendent dans les territoires annexés par l’Empire, notamment l’Allemagne du Nord et la Hollande. La comparaison avec la France les fait rougir de honte.

« Nous aurions peine, écrit en 1810 le naturaliste Georges Cuvier dans son rapport, à rendre l’effet qu’a produit sur nous la première école primaire où nous sommes entrés en Hollande. »

Enfants, maîtres, local, méthodes, enseignement, tout est d’une tenue parfaite : « Plusieurs préfets ont assuré qu’on ne trouverait pas aujourd’hui dans leur département un seul jeune garçon qui ne sût lire et écrire. » Devant un tel contraste, qui ne tournait pas à l’avantage du conquérant, l’Université impériale, comme la Rome antique, se mit à l’école du pays conquis. Dans son décret du 15 novembre 1811 l’Empereur décide : « Le conseil de notre Université Impériale nous présentera un rapport sur la partie du système établi en Hollande pour l’instruction primaire qui serait applicable aux autres départements de notre Empire. »

L’Empereur abdique le 4 avril 1814 avant qu’une décision ait été prise pour régénérer les « petites écoles » françaises. Du moins l’Université Impériale avait-elle, par ses rapports, étalé au grand jour leur misère, attirant sur elles l’attention de l’opinion.

Nommé ministre de l’Intérieur, et donc en charge de l’Education lors des Cent-Jours, Lazare Carnot est persuadé du potentiel d’excellence de « l’enseignement mutuel ».

Il crée, le 10 avril 1815, un Conseil d’industrie et de bienfaisance, à la première séance duquel il donne lui-même communication du rapport de Gérando ;

Le 27 avril 1815, Lazare Carnot fait un rapport à l’Empereur où il dit :
« Il y a en France, 2 millions d’enfants qui réclament l’éducation primaire, et, sur ces 2 millions, les uns en reçoivent une très imparfaite, tandis que les autres en sont complètement privés. »

Il recommande alors l’enseignement mutuel :
« Elle a pour objet de donner à l’éducation primaire le plus grand degré de simplicité, de rapidité et d’économie, en lui donnant également le degré de perfectionnement convenable pour les classes inférieures de la société et aussi en y portant tout ce qui peut faire naître et entretenir dans le cœur des enfants le sentiment du devoir, de la justice, de l’honneur et le respect pour l’ordre établi ».

Il fait signer le même jour à l’empereur le décret suivant :
« Article 1er. – Notre ministre de l’Intérieur appellera près de lui les personnes qui méritent d’être consultées sur les meilleures méthodes d’éducation primaire. Il examinera ces méthodes, décidera et dirigera l’essai de celles qu’il jugera devoir être préférées.
« Art. 2. – Il sera ouvert, à Paris, une École d’essai d’éducation primaire, organisée de manière à pouvoir servir de modèle et à devenir école normale, pour former des instituteurs primaires.
« Art. 3. – Après qu’il aura été obtenu des résultats satisfaisants de l’École d’essai, notre ministre de l’Intérieur nous proposera les mesures propres à faire promptement jouir tous les départements des nouvelles méthodes qui auront été adoptées ».

Pour Carnot, en rupture avec ceux qui ne pensaient qu’en termes de philanthropie, il n’y avait plus d’enfants riches ou pauvres. En tant que citoyens, tous devraient désormais pouvoir disposer de la meilleure éducation possible.

Le conseil consultatif constitué par Carnot comprend ses amis Laborde, Jomard, l’abbé Gaultier, puis Lasteyrie et Gérando, c’est-à-dire les promoteurs mêmes ou les premiers fondateurs de la Société en formation.

Ainsi naîtra, le 17 juin 1815 (c’est-à-dire la veille de la défaite de Waterloo) la Société pour l’instruction élémentaire (SIE), toujours sous l’impulsion de Carnot bien décidé à gagner la guerre pour l’instruction. La première assemblée générale de la SIE se tient dans les locaux de la Société d’encouragement. À sa tête, on retrouve plusieurs protagonistes de la commission ministérielle : Jomard devient l’un des secrétaires de la nouvelle société, aux côtés de Gérando (président), Lasteyrie (vice-président) et Laborde (secrétaire général).

Avant l’ordonnance de 1816, le nombre d’enfants qui suivaient les petites écoles était de 165 000 dans toute la France, et il se trouve porté à 1 123 000 à la fin de 1820.

Lazare Carnot a clairement voulu pérenniser son offensive lancée durant les Cent-Jours en faveur de la propagation de l’enseignement mutuel à travers le pays et, ce faisant, en participant au développement rapide de l’instruction de tous les enfants de la Patrie.

Après sa création, les souscriptions pour la SIE affluent, et en peu de temps 150 noms s’ajoutent à ceux des fondateurs pour promouvoir et organiser l’enseignement mutuel en France. L’un de ces souscripteurs est forcément Lazare Carnot.

Au cours de sa première année d’existence, la SIE recueille l’adhésion de près de 700 membres, dans un premier temps des enseignants de l’École polytechnique (Ampère, Berthollet, Chaptal, Guyton de Morveau, Hachette, Mérimée, Thénard), et ensuite une trentaine d’anciens élèves, dont environ la moitié est issue de la première promotion (1794) de l’École polytechnique. Parmi ces derniers, un camarade de Jomard à l’Ecole des géographes, Louis-Benjamin Francœur, professeur d’algèbre supérieure à la Faculté des sciences de Paris, des camarades de la campagne d’Egypte ou encore Chabrol de Volvic, préfet de la Seine depuis 1812.

Tous n’ont qu’un seul espoir : que les méthodes géniales de Monge, brigades et enseignement mutuel, diminuées et interdites depuis que Napoléon a transformé Polytechnique en une simple école militaire sous la direction du mathématicien Pierre-Simon Laplace (1749-1827), puissent profiter au plus grand nombre et organiser un redressement national.

De Paris, la sollicitude de la SIE s’étend à la province ; elle y encourage la fondation de sociétés filiales, à qui elle offre « de leur envoyer des maîtres, de leur communiquer les renseignements dont elles pourraient avoir besoin, de leur donner au prix coûtant les tableaux et les livres… ».

La SIE se mobilise également pour l’éducation publique des filles (art. 10). Elle met sur pied, pour s’occuper d’elles, un comité de dames : présidente, la baronne de Gérando ; vice-présidente, la comtesse de Laborde. Des filles, le mouvement gagne les adultes sans instruction, si nombreux alors.

Le 1er mai 1816 la Société créait une commission pour l’établissement d’écoles d’adultes. Elle s’occupe aussi des casernes, dont on veut faire des écoles pour militaires ; des prisons, prisons d’enfants surtout; des habitants des colonies, que l’on pense élever par le développement de l’instruction.

Enfin les membres de la Société, attribuant une valeur humaine et générale à leur mission, rêvent de fonder des filiales à l’étranger. En novembre 1818, Laborde demande la création d’un comité spécial pour les écoles étrangères.

La Société enfin, ne bornant pas son activité à la simple création d’écoles, organisait des inspections, des examens. Elle assurait la publication d’ouvrages (ouvrages relatifs à la méthode mutuelle, livres élémentaires de lecture, de grammaire et d’arithmétique). Elle distribuait des récompenses aux meilleurs maîtres et moniteurs. Elle demandait aux maîtres, après promulgation de l’ordonnance du 29 juillet 1818 autorisant les sociétés de Caisse d’Epargne, de confier à ces Caisses une partie de leurs gages pour assurer leurs vieux jours. Donnant l’exemple, elle déposait à la Caisse des fonds pour les maîtres des écoles créées par elle.

La SIE, dont le siège est un local spécialement construit pour elle, situé au 6, rue du Fouarre à Paris 5e, reste aujourd’hui la plus ancienne et la plus grande association laïque d’enseignement primaire que nous possédons en France.

Façade de la Société pour l’Instruction Elémentaire, 6, rue du Fouarre, Paris. Dans les médaillons, de gauche à droite, entourant les  » Arts « , la  » Morale  » et les  » Sciences « , les portraits de quelques-uns de ses principaux fondateurs et dirigeants : Larochefoucauld-Liancourt, Francoeur, Jomard et Leroy.

11. Le projet pilote de la rue Saint-Jean-de-Beauvais

Après son voyage en Angleterre, Jomard, dont le portrait figure en médaillon sur la façade de la SIE est lui aussi acquis au nouveau système. Faisant part de ses « réflexions sur l’état de l’industrie anglaise », il écrit, après s’être enthousiasmé pour diverses inventions observées outre-Manche :

« Il y a cependant quelque chose de plus extraordinaire encore : ce sont des écoles sans maîtres : rien, pourtant, n’est plus réel. On sait à présent qu’il existe des milliers d’enfants enseignés sans maître proprement dit, et sans qu’il n’en coûte rien à leur famille, ni à l’État : admirable méthode qui ne peut tarder à se propager en France. »

Jomard.

Polytechnicien, Jomard est l’homme idéal pour piloter l’organisation matérielle de l’école d’essai, s’attachant notamment à faire réaliser le mobilier et imprimer les supports pédagogiques conformément aux principes anglais. Il supervise également la formation au rôle de « moniteur » d’un petit noyau d’élèves – ils sont une vingtaine – avant l’ouverture en septembre 1815 de l’école proprement dite, prévue pour 350 élèves : une modalité qui n’est pas sans rappeler les « chefs de brigade » de la première promotion de l’École polytechnique.

Cependant, très rapidement, les membres de la SIE se rendent à l’évidence qu’il faut former des formateurs. Les Anglais accueillent alors plusieurs Français pour les former à l’enseignement mutuel. Un pasteur cévenol, François Martin (1793-1837), après sa formation comme « moniteur » en Angleterre, est appelé par Lasteyrie pour diriger la première école mutuelle, qui ouvre ses portes le 13 juin 1815, rue Saint-Jean-de-Beauvais à Paris. Il s’agit de l’école modèle qui doit permettre l’ouverture d’autres écoles mutuelles grâce à la formation de « moniteurs » compétents. Rapidement, elle ne peut plus faire face à la demande de centaines de communes qui envisagent d’y envoyer l’un des leurs pour se former à la nouvelle méthode.

Le pasteur Paul-Emile Frossard, lui aussi formé par les Anglais, prend la tête d’une école parisienne rue Popincourt, Bellot en dirige une autre. En juillet, Martin rend son rapport. La classe modèle accueille une quinzaine d’élèves destinés à devenir moniteurs et directeurs d’écoles élémentaires qui comptent jusqu’à 350 enfants. Martin rapporte qu’en six semaines, ils lisent, écrivent, calculent et « savent exécuter les mouvements qui forment la partie gymnastique du nouveau système d’éducation ».

12. Enseignement mutuel et chant choral

Or, comme le documente amplement Christine Bierre dans son article « La musique et formation du citoyen à l’ère de la Révolution française » (1990),

Alexandre Choron.

« C’est à cette école de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, sous la direction d’une Commission comprenant Gérando, Jomard, Lasteyrie, Laborde et l’abbé Gaultier, que fut testée pour la première fois, l’application de l’enseignement mutuel à l’apprentissage du solfège et du chant.

Alexandre Choron, qui depuis 1814 avait ouvert deux écoles de musique de garçons et de filles, faisait également partie de la Commission.

Il n’est donc pas étonnant de découvrir que ce fut à l’initiative du baron de Gérando, que l’idée d’introduire le chant dans l’instruction primaire a été adoptée. ‘Quant Monsieur le baron de Gérando vous a fait la proposition d’introduire le chant élémentaire dans les écoles de premier degré’, dit Jomard dans un rapport présenté au Conseil d’administration de la Société pour l’Enseignement mutuel, ‘vous avez tous été frappés de la justesse des vues développées par notre collègue (…) Il a fait voir l’influence heureuse que pourrait avoir une pareille pratique, et la connexion réelle qui existe entre un bon emploi du chant et le perfectionnement de la morale, but final de l’instruction et de tous nos efforts. Non seulement, l’application de l’enseignement mutuel à la musique était révolutionnaire en elle-même, mais ce qui l’était tout autant, c’est le fait que les enfants apprenaient à lire et à écrire, de façon presque aussi intensive. Les enfants étudiaient le chant, à raison de quatre à cinq heures par semaine ! »

En réalité, c’est Lazare Carnot lui-même qui a voulu introduire la musique dans les écoles d’enseignement mutuel. Dans cette intention, il rencontre plusieurs fois Alexandre Choron, qui réunit un certain nombre d’enfants et leur fait exécuter en sa présence plusieurs morceaux appris en fort peu de leçons. Carnot connaît Wilhem depuis dix ans. Il entrevoit donc la possibilité d’introduire, par lui, le chant dans les écoles, et tous deux visitent ensemble celle de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, école pilote gratuite d’enseignement mutuel ouverte à Paris à trois cents enfants.

L’article récent de Michael Werner, « Musique et pacification sociale, missions fondatrices de l’éducation musicale (1795-1860) » dans la revue Gradhiva (N° 31/2020), vient en écho confirmer les recherches initiées par Christine Bierre en 1990.

Wilhem.

Extrait :
« L’un des domaines où les résultats de la pédagogie mutualiste sont bien visibles est précisément l’éducation musicale. Plusieurs acteurs y ont joué un rôle décisif et méritent qu’on s’y attarde un moment. Le premier est Guillaume-Louis Bocquillon, dit Wilhem. Fils d’officier et lui-même issu d’une formation militaire, il s’est ensuite consacré à la composition et à l’enseignement musicaux, en particulier au lycée Napoléon (ultérieurement collège Henri-IV). Son ami Pierre Jean de Béranger le met en contact avec Joseph-Marie de Gérando et François Jomard, grands animateurs de la SIE. Par leur intermédiaire, il prend connaissance de l’enseignement mutuel et comprend immédiatement les apports de cette méthode à l’éducation musicale. En 1818, la municipalité de Paris lui permet de monter une première expérience à l’école élémentaire de la rue Saint-Jean-de-Beauvais.

Wilhem élabore une méthode, le matériel pédagogique nécessaire (sous forme de tableaux) et instruit les élèves moniteurs choisis. Les résultats sont, aux dires de Jomard, spectaculaires. Au terme d’un enseignement de quelques mois, les élèves ont non seulement acquis les notions de base du solfège et de la notation musicale, les gammes chromatiques, les intervalles et mesures, mais exécutent aussi des chants collectifs à plusieurs voix (Jomard 1842 : 228 sq.).

La réussite conduit la SIE à proposer au préfet et au ministre de l’Intérieur d’introduire la musique dans l’enseignement des écoles élémentaires de la ville de Paris, ce qui sera officiellement entériné en 1820. Wilhem lui-même est nommé professeur titulaire d’enseignement musical à Paris et les cours de musique se généralisent dans un grand nombre d’écoles de la ville avant de se répandre dans les départements et en région. En même temps, la municipalité ouvre deux écoles normales chargées de former les futurs professeurs de chant.

Le deuxième acteur à intervenir très tôt dans le débat est le compositeur Alexandre Choron. Membre, comme Jomard et Francœur, de la première promotion de l’École polytechnique (1795), compositeur et ami d’André Grétry, il s’est dès 1805 préoccupé du dépérissement du chant choral consécutif à la suppression des maîtrises. Adversaire du Conservatoire dont il critique l’académisme et le désintérêt pour l’enseignement du chant choral, il est chargé par le ministère en 1812 d’une mission de « réorganisation du chœur et des maîtrises de musiques des églises de France ». Il élabore une méthode d’enseignement appelée « méthode concertante », mais reste également attaché à la vocation sociale de la musique chorale. Choron fait par ailleurs partie des membres fondateurs de la SIE en 1815, signe de son engagement dans les questions éducatives. Pendant la Restauration, il se tourne davantage vers les chants religieux qu’il considère comme le cœur historique de la pratique de la chorale.

(…) Enfin, il fonde, avec l’appui du roi l’Institution royale de musique classique et religieuse, concurrençant avec succès le Conservatoire dans l’enseignement de l’art vocal. Pour le grand public, il fait exécuter, à grand renfort de chanteurs issus de son école, des oratorios, requiem et cantates dans quelques églises spacieuses, assurant ainsi à la musique sacrée une nouvelle présence sur la scène parisienne. Pour certains de ces concerts, il lui arrive de mobiliser des élèves chanteurs des écoles élémentaires et des écoles des pauvres qu’il n’a jamais cessé de suivre tout au long de sa carrière. 

« (…) Ce qui a favorisé cette expansion de l’enseignement de la musique à destination des jeunes et des couches populaires à partir de 1820 était bien une volonté politique partagée par un large spectre de responsables et d’intervenants. Du côté des libéraux qui constituaient le noyau de la SIE, on continuait de s’inscrire dans la mission émancipatrice de l’éducation, fixée par la Convention. En pointant à la fois la formation intérieure de l’âme et l’épanouissement d’une conscience collective, la musique, et en particulier le chant, devient un terrain de choix pour l’éducation populaire. Les libéraux insistent donc sur les bienfaits moraux de la musique. Ainsi, dans sa proposition d’introduire le chant dans les écoles primaires, Gérando remarque-t-il : ‘Ceux d’entre nous qui ont visité l’Allemagne ont été surpris de voir toute la part qu’a une musique simple aux divertissements populaires et aux plaisirs de famille, dans les conditions les plus pauvres, et ont observé combien son influence est salutaire sur les mœurs.’

« Et Joseph d’Ortigue constate de façon lapidaire : ‘Un peuple qui chante est un peuple content, et par conséquent un peuple moral.’ Cette mise en avant des bienfaits sociaux de l’activité musicale correspond bien à l’idée d’une ‘éducation universelle’, héritée des Lumières et au fondement des pédagogies de Lancaster en Angleterre ou de Johann Heinrich Pestalozzi en Suisse. 

« Le chant, après l’essai fait à l’école St-Jean-de-Beauvais en 1819, pénètre très rapidement dans toutes les écoles mutuelles. Wilhem est à la fois le créateur et l’artisan du développement de cet enseignement qui gagne bientôt les cours d’adultes et d’apprentis. Des réunions périodiques d’enfants initiés à la musique vocale furent organisées. Ainsi naquit la première œuvre post-scolaire française : l‘Orphéon qui, après Wilhem, compte parmi ses directeurs Charles Gounod et Jules Pasdeloup. »

Dans un discours de 1842 devant la SIE, Hippolyte Carnot (fils de Lazare Carnot) affirme que Wilhem « a élevé la musique au rang d’une institution civique » et que « l’ennoblissement » de l’âme individuelle doit s’accomplir dans le nouvel ordre collectif de la nation réunie.

13. Jomard, Choron, Francoeur et savoirs « élémentaires »

Volvic.

L’article très complet de Renaud d’Enfert, publié sur le site de la Société de la bibliothèque et de l’histoire de l’Ecole polytechnique (SABIX), permet de compléter le tableau en faisant un gros plan sur l’action de Jomard et Francoeur dont les portraits figurent d’ailleurs en médaillon sur la façade du siège de la SIE rue du Fouarre à Paris.

Dès le début de la Seconde Restauration, la SIE reçut l’adhésion et l’appui du préfet de la Seine, Gaspard Chabrol de Volvic (1773-1843). Ce dernier va nommer dès l’été 1815 Jomard, le linguiste en contact avec les frères Humboldt qui a fait partie de l’éphémère commission sous Carnot et qui l’a protégé pendant les Cent-Jours, « chef de bureau d’instruction publique et arts », poste qu’il occupe jusqu’en 1823.

Par un arrêté du 3 novembre 1815, Volvic, afin d’arrêter « les mesures nécessaires pour étendre le bienfait de l’instruction à toutes les familles pauvres domiciliées dans l’étendue de la préfecture » et de développer « le nouveau système d’instruction élémentaire » dans l’ensemble du département de la Seine, crée, « pour étendre les bienfaits de l’instruction gratuite au département de la Seine » un comité de onze personnes, et y fait entrer tous les membres influents de la SIE (Jomard, Gérando, Laborde, Doudeauville, Lasteyrie, Gaultier, etc.).

Dans ces fonctions, Jomard est chargé de trouver des sites pour établir de nouvelles écoles. Celles-ci se multiplient rapidement dans la capitale et ses environs : en 1818, il comptabilise 18 écoles mutuelles gratuites et 32 payantes couvrant l’ensemble des arrondissements de la capitale, ainsi que 13 écoles dans les arrondissements de Sceaux et de Saint-Denis. De ce travail, il tire son « Abrégé des écoles élémentaires » (1816), sorte de guide pratique dans lequel il réunit tout ce que doit savoir, du point de vue de l’organisation matérielle, tout citoyen décidé à fonder une école mutuelle.

Sur le plan pédagogique, Jomard est l’auteur, en 1816, d’une méthode de lecture réalisée en collaboration avec le compositeur et musicien Alexandre Choron qui avait publié dès 1802 une méthode pour apprendre à lire et à écrire, et l’abbé Gaultier, un pédagogue qui avait développé une méthode d’enseignement sous le nom de « jeux instructifs » et s’était rendu à Londres pour étudier les méthodes anglaises.

Conçue pour la nouvelle école normale élémentaire de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, où Choron a été nommé comme enseignant de musique, elle rompt avec la méthode traditionnelle d’épellation. Au lieu de dire « b-o-n = bon », elle part des sonorités musicales de la langue pour dire « b-on = bon ».

Jomard fait également paraître, en 1821-1822, une « Arithmétique élémentaire », destinée à pallier les faiblesses constatées de la méthode d’arithmétique de Lancaster : celle-ci est en effet accusée de « faire contracter aux enfants une simple habitude routinière et mécanique » au lieu de servir « à fortifier leur attention et à les former au raisonnement ». Dans l’intervalle, il a mis au point avec Francœur et Lasteyrie, au sein d’une « Commission de calligraphie » de la SIE, les principes qui doivent guider l’apprentissage de l’écriture dans les écoles mutuelles, une écriture voulue « nationale », afin de remplacer les modèles anglais.

Francoeur.

Pour sa part, Louis-Benjamin Francoeur (1773-1849) fournit, selon Jomard, « une longue suite de rapports lumineux sur les traités d’arithmétique, de poids et mesures, de chant et d’art musical, de dessin et de géométrie, qu’il serait bien trop long de rapporter ou de citer ».

Comblant un manque, Francœur publie en 1819 « Le dessin linéaire », une méthode de dessin basée sur le dessin à main levée des figures géométriques qui rompt avec les modalités traditionnelles d’enseignement et d’apprentissage du dessin, inspirées de pratiques académiques.

Pour Jomard et Francoeur, il s’agit, avec l’enseignement mutuel, d’élargir le nombre des matières de l’instruction primaire au-delà du traditionnel « lire, écrire, compter » : outre le dessin, des matières comme le chant, la gymnastique, la géographie ou la grammaire font ainsi leur apparition dans les écoles primaires via l’enseignement mutuel. Le dessin linéaire n’en apparaît pas moins comme un savoir élémentaire à part entière, au même titre que la lecture, l’écriture et l’arithmétique.

Présentant la méthode de Francœur à la Société d’encouragement, Jomard déclare ainsi :

« L’utilité que l’industrie en peut retirer un jour est si grande et si visible, qu’il serait superflu d’y insister. Ce n’est pas sans raison qu’on a regardé ce résultat comme aussi précieux pour le peuple, que la connaissance de la lecture et de l’écriture. »

Modèle tiré du manuel de dessin linéaire de Francoeur.

Enfin, pour Jomard, l’apprentissage généralisé de la lecture, de l’écriture, du calcul, du dessin linéaire et du chant, est le préalable obligé à l’éducation scientifique du peuple :

« On a dans ces derniers temps, avec grande raison, insisté sur l’utilité de l’enseignement des éléments des sciences physiques et mathématiques à la classe ouvrière. C’est de là que dépend l’avancement de l’industrie et de l’agriculture, qui, malgré tous leurs progrès, sont encore arriérées chez nous sous plusieurs rapports. Ce n’est que par la possession de ces notions élémentaires que les ouvriers perfectionneront leurs procédés, leurs moyens, leurs instruments, leurs produits, et pourront devenir d’habiles contremaîtres et de bons chefs d’ateliers. Mais comment arriver à ce résultat, quand la masse de la population est encore si ignorante.

« Comment, sans l’art de lire et d’écrire, pourrait-elle, non pas comprendre un seul mot des arts chimiques et mécaniques, mais seulement en sentir l’avantage et consentir à se livrer à des études pénibles ? Quoi ! 15 millions de Français et plus peut-être, ne savent pas faire les deux premières règles de l’arithmétique, et l’on se flatterait de propager parmi eux les premiers principes de la mécanique et de la géométrie ! La base de cette amélioration est évidemment l’instruction primaire rendue plus générale ou même universelle. »

14. Rayonnement au niveau national

Les résultats de l’enseignement mutuel sont spectaculaires et rapides, qu’il s’agisse de la durée des apprentissages ou de la qualité des acquis. Alors que dans les écoles des Frères il fallait 4 années pour apprendre à lire, ce temps est réduit à une année et demie dans les établissements mutuels !

Les Français de 1815, à l’enthousiasme si prompt, et à l’imagination si vive, virent dans ce système d’enseignement, une véritable panacée. Il présentait certes d’incontestables avantages. D’abord il est économique puisqu’il exige peu de maîtres, et permet d’instruire à peu de frais un nombre considérable d’enfants. On estime qu’il suffisait de 4000 à 5000 fr. par an pour entretenir une école de 1000 enfants : 4 francs par élève ! Jamais l’instruction n’aura été donnée à si bas prix. Il permettait aussi d’assurer un développement rapide de l’enseignement primaire puisque l’on n’était plus arrêté désormais par la pénurie de maîtres. Chiffres à l’appui, on calculait qu’il suffirait d’une douzaine d’années pour étendre à la France entière les bienfaits de l’instruction primaire !

A ces avantages indiscutables, ceux qui avaient visité l’Angleterre en 1815 ajoutaient des arguments qualitatifs. Ils estimaient l’enseignement des instructeurs supérieur à celui des maîtres :

« Il ne sait pas sa leçon mieux que le maître, écrivait Laborde, mais il la sait autrement ».

L’enfant instructeur (moniteur) a plaisir à communiquer à ses camarades ses connaissances nouvellement acquises, il fait son travail

« avec autant de charme qu’un précepteur y trouve de dégoût » (Laborde).

D’autre part, étant enfant lui-même, il connaît mieux que le maître les difficultés de la tâche, les embûches de la leçon, sur lesquelles il vient juste de trébucher. Il conduira donc ses camarades plus lentement, plus sûrement, sera pour eux un meilleur guide.

Mais l’enseignement ne sera pas seul à profiter du système mutuel ; la discipline de l’école et la morale y trouveront aussi leur compte. L’enfant, soumis à son camarade, lui obéira plus volontiers qu’au maître, puisque le jeune instructeur ne doit sa supériorité qu’à son mérite. Enfin l’enfant, avec son camarade qui le connaît bien puisqu’il vit avec lui, n’aura pas, comme avec le maître, la ressource de mentir pour cacher ses pensées intimes ou ses fautes ; et la dissimulation, fléau social que l’on apprenait dès les bancs de l’école, disparaîtra ainsi des établissements mutuels. Et Laborde concluait son apologie de la méthode par ce chant de triomphe : dans les nouvelles écoles,

« le travail est pour eux un jeu, la science une lutte, l’autorité une récompense ».

Les bienfaits de cet enseignement ne devaient d’ailleurs pas se limiter au cadre de l’école : les enfants rentrés chez eux exerçaient à leur tour sur leurs parents une heureuse influence ; ils devenaient des « missionnaires », à la fois de la morale et de la vérité dans leur famille.

« Et que de mauvais esprits n’aillent pas dire qu’il s’agit là de rêveries et d’utopies d’idéalistes ! » écrit Gontard en 1956. Des preuves existent, et irréfutables, de la valeur de la méthode. Regardez l’Ecosse. C’était à la fin du XVIIe siècle une terre de mendicité et de misère, vivant sans loi, sans religion, sans morale, les hommes buvant, les femmes blasphémant, tous se battant. En 1815, grâce à la baguette magique de l’école mutuelle, l’Ecosse est devenue un paradis.

«Il n’est pas rare de trouver en Ecosse un berger lisant Virgile… mais il est presque inconnu d’y rencontrer un malfaiteur », renchérit Laborde. Que l’on développe la méthode en France et celle-ci, en 1850, sera une terre de prospérité et de bonheur, d’où seront bannis l’immoralité, le fanatisme, les révolutions, les troubles sociaux, tous fils et filles de l’ignorance.

En 1818 Joseph Hamel, dans son rapport à l’Empereur de Russie, constate que

« la méthode d’enseignement mutuel s’est introduite dans toute la France avec une rapidité et un succès fort supérieur à ce qu’on pouvait raisonnablement en attendre, et, en moins de trois années, on a déjà fondé plus de 400 écoles. Tout porte donc à espérer que, dans un temps peu éloigné, plus de 2 millions d’enfants qui restaient dans l’ignorance la plus complète, pourront recevoir chaque année les bienfaits d’un enseignement gratuit, suffisant pour leur vocation ultérieure ».

D’emblée, toute la France s’y met ! A titre d’exemple, le récit de l’arrivée à Amiens et dans le département de la Somme.

Elèves de Polytechnique, fronton du Panthéon, David d’Angers.

A Amiens et dans la Somme

Après beaucoup de méfiance et bien des hésitations, la mairie d’Amiens fonde, le 15 mai 1817, une société d’encouragement de l’instruction élémentaire dans le département. Plus que l’ennoblissement de l’âme des élèves, pour le recteur, il s’agit,

« en donnant aux enfants de ces ouvriers l’instruction élémentaire, [de les préparer] non seulement à l’habitude de l’ordre et de la subordination que l’on puise dans les écoles d’enseignement mutuel et qu’ils reportent dans les ateliers, mais encore que cela les mette en état de servir plus utilement dans l’intérieur des fabriques comment pouvoir étudier les procédés industriels dont la conservation et le perfectionnement sont si essentiels à la prospérité nationale ».

Pour le recteur, la rapidité d’acquisition est un gage de succès de la nouvelle méthode par rapport à la « méthode simultanée » :

« Qu’une instruction primaire qui enlève pendant des années entières les enfants à un travail nécessaire à la subsistance de la famille devienne pour les pauvres une charge très onéreuse ; mais que l’expérience apprenne au père de famille que quelques mois suffiront pour procurer à ses enfants un avantage dont il a regretté tant de fois dans le cours de la vie de n’avoir pas pu jouir lui-même, on doit espérer qu’il ne balancera pas pour faire un léger sacrifice pour obtenir un résultat important ».

Ce sont principalement des écoles de garçons. Il existe quelques écoles de filles et des cours du soir pour adultes. Elles accueillent surtout des enfants de petits artisans : teinturier, employé d’octroi, cabaretier, contremaître, tailleur, garçon meunier, apprêteur, tonnelier, couturier, serrurier, boucher, fileur, repasseur, ouvrier, chargeur de voiture, menuisier, bouquiniste, allumeur de réverbère, coutelier, relieur, etc.

La classe manuelle, tableau de 1891. École de filles (Finistère).

À son apogée, en 1821, l’enseignement mutuel comporte dans le département de la Somme non pas une école mais 25 dont 4 (payantes) pour des filles : près de la moitié sont situées en ville. Il en comportera encore 16 en 1833. Le réseau se réduira considérablement ensuite, toutefois, il ne disparaîtra pas complètement. Les deux dernières écoles d’Amiens fermeront involontairement leurs portes en 1879 et celle d’Abbeville en 1880 : jusqu’à cette date, elle jouera un rôle important dans la préparation des candidats aux examens.

L’école modèle d’Amiens – la première école modèle d’enseignement mutuel de province – prépare les futurs instituteurs à la pratique de l’enseignement mutuel. Elle est fondée le 26 mai 1817. Elle accueille plus de 200 élèves. Dès 1818, 6 instituteurs de la Somme en sortaient. La plupart des maîtres de l’Aisne, de l’Oise et du Pas-de-Calais y font un séjour avant de prendre leur fonction. C’est dire son importance, au point d’ailleurs que lorsque le préfet a créé l’école normale de garçons en 1831, elle s’appelle « école normale primaire d’enseignement mutuel ». Elle servit d’abord d’école d’application : les élèves maîtres devaient se rendre une fois par semaine dans ses locaux afin d’observer et de pratiquer, en s’exerçant, la méthode mutuelle.

Après les remaniements de 1817-1818, plusieurs membres de la SIE accèdent à des ministères importants : Mathieu Molé (1778-1838) à la Marine, Laurent Gouvion-Saint-Cyr (1764-1830) à la Guerre, Elie Decazes (1780-1860) surtout, à l’Intérieur, ministère dont dépend l’enseignement primaire. Le soutien gouvernemental devient alors systématique.

Le ministre de l’Intérieur soutient la SIE de Paris et ses filiales par des subventions pour fondation ou entretien d’écoles. Il invite les préfets à concourir par tous moyens au développement de la méthode. Les préfets prennent l’initiative de constituer des sociétés locales, ils interviennent auprès des assemblées pour solliciter des subventions.

Des conseils généraux et municipaux, en nombre croissant, votent des crédits pour l’établissement d’écoles mutuelles. L’école fondée, les autorités locales, préfet, maire, la visitent, et président sa distribution des prix. De son côté, la commission d’instruction publique, qui depuis 1815 remplace le Grand Maître de l’Université, décide le 22 juillet 1817 d’établir dans les chefs-lieux des douze Académies de France une école modèle pour l’enseignement mutuel, pépinière des futurs maîtres. Les autres ministres, chacun dans leur sphère, soutiennent la méthode.

Mathieu Molé, chargé de colonies, fonde des écoles d’enseignement mutuel au Sénégal.

En 1818, Laurent Gouvion-Saint-Cyr établit à Paris, dans la caserne Babylone, une véritable école normale militaire d’enseignement mutuel. Chaque régiment de Paris et de province doit y envoyer un officier et un sous-officier qui, de retour après quelques mois de stage, dispenseront à la troupe les bienfaits de l’instruction primaire.

En 1817-1818, l’enseignement mutuel triomphe. Un enthousiasme irrésistible porte la France vers lui. Le réseau des écoles ne cesse de s’étendre. De trimestre en trimestre, toujours plus nombreux, arrivent à Paris les comptes-rendus de la province, dénombrant les écoles et leurs élèves.

C’est un chant de victoire que peut entonner Jomard à la séance de la SIE de janvier 1819. Sur les 81 départements que compte la France, 5 seulement sont dépourvus d’école mutuelle ; les 76 autres groupent 687 écoles, fréquentées par plus de 40 000 élèves. On compte en outre 105 écoles régimentaires, 5 écoles d’adultes, 4 écoles de prisons, 2 ou 3 écoles au Sénégal.

Exemplaire de ce qui devient alors un nouveau paradigme prométhéen d’optimisme scientifique, le 15 décembre 1821, lors d’une réunion à l’hôtel de ville de Paris, est fondée la Société de géographie par 217 personnalités dont les plus grands savants de l’époque, notamment Jomard, Champollion, Cuvier, Chaptal, Denon, Fourier, Gay Lussac, Berthollet, von Humboldt, Chateaubriand. Parmi ses membres illustres, on peut citer également Jean-Baptiste Charcot, Dumont d’Urville, Élisée Reclus et Jules Verne.

La collecte et l’étude des données géographiques de nombreux continents vont permettre à certains membres, comme Gustave Eiffel et Ferdinand de Lesseps, de proposer de grands projets d’infrastructure, notamment le canal de Suez et le canal de Panama.

15. Critiques

Les premières critiques contre l’éducation mutuelle ne proviennent pas de son échec mais de son succès. Le premier « risque » venait du fait que les enfants, ayant appris trop efficacement et trop vite (de 2 à 3 fois plus rapidement), allaient retourner dans la rue trop tôt, n’ayant pas encore l’âge d’aller travailler !

Les enfants n’étaient pas « enfermés » à l’école assez longtemps, et donc l’enseignement mutuel troublait l’ordre social existant. Ainsi entendit-on au sein du Conseil général du Calvados en 1818 :

« Le plus grand service à rendre à la société serait peut-être d’imaginer une méthode qui rendît l’instruction destinée à la classe inférieure et indigente de la société plus difficile et plus longue »…

Le deuxième « risque » était qu’en continuant à utiliser l’enseignement mutuel, ces nouvelles personnes instruites, pour la plupart issues des classes les plus pauvres, deviennent trop intelligentes, trop « éveillées », et commencent à exprimer des revendications politiques ou sociales, et notamment que chacun ait les mêmes droits que les classes sociales les plus aisées.

Imaginez le chaos si l’ordre social est remis en question ! L’urbaniste et sociologue Anne Querrien remarque qu’en effet, une majorité des organisateurs du mouvement ouvrier à l’époque sont issus de l’école mutuelle au sein de laquelle ils avaient bien sûr appris à lire, à écrire, à compter, mais aussi à se faire confiance et à faire confiance à leurs camarades. L’école mutuelle pousse ses élèves à réfléchir, et notamment à réfléchir à l’organisation de la société, société qui leur assignait alors un destin de soumission et d’obéissance.

Pour l’influent théologien et homme politique breton, Félicité Robert de Lamennais (1782-1854),

« Les écoles à la Lancaster sont la folie du jour. Toutes les autorités de ce pays, et surtout le Préfet, en sont engouées au-delà de toute expression. La haine pour les prêtres entre pour beaucoup dans cette manie. Le fait est que tout ce qu’il y a de bon dans cette méthode, était pratiqué depuis plus d’un siècle par les Frères des Écoles chrétiennes ; le reste est pur charlatanisme. On parle d’apprendre à lire et à écrire en quatre mois aux enfants : d’abord ce serait un grand malheur, car que faire de ces enfants si bien instruits, et à qui leur âge ne permettrait pas encore de travailler ? En second lieu, rien n’est plus faux que ces résultats merveilleux ».

S’il faut « se prononcer entre l’instruction de l’abbé de La Salle et celle de Lancaster, la question est bien simple ; il s’agit de choisir entre la société et l’anarchie ».

Son frère, le vicaire Jean-Marie de la Mennais (1780-1860) prendra alors la tête de ce qu’il faut bien qualifier de chasse aux sorcières. Il dit :

« L’enseignement mutuel fut introduit en France par des protestants, dans les funestes cent jours. M. Carnot était alors ministre de l’Intérieur ; sous ses auspices, la société d’encouragement, établie pour propager cette méthode, tint sa première séance le 16 mai 1815 ».

Il se démène pour prouver que « la méthode lancastérienne est défectueuse dans ses procédés, dangereuse pour la religion et les mœurs dans ses résultats » et dans une brochure, De l’Enseignement mutuel, publiée en 1819 à Saint-Brieuc, il attaque vigoureusement ce mode d’enseignement.

Il n’est pas faux que la remise en question de l’autorité et de l’ordre établi est en soi inhérente à l’enseignement mutuel. L’école « simultanée » se base sur le postulat que pour transmettre un savoir il faut être diplômé (être le professeur). À l’inverse, au sein de l’école mutuelle, le professeur n’est plus le dépositaire du savoir, chaque élève pouvant expliquer à ses camarades.

Un autre souci pour les élites était lié au fait qu’avec cette méthode, les enfants ne sont plus qu’instruits et non pas « éduqués », qu’aucune éducation morale chrétienne ne leur est transmise.

Enfin, l’enseignement mutuel s’appuyait sur un nombre d’encadrants plus faible, du fait du rôle des élèves comme créateurs, transmetteurs et porteurs de savoirs. Certains ont peut-être eu peur pour leur poste…

Ecole des Frères, à Paris.

Joseph Hamel, en 1818, dans son rapport à l’Empereur de Russie, répond aux principaux adversaires des mutualistes, les « Frères des écoles chrétiennes », qu’ils ignorent presque entièrement ce qu’ils dénoncent. Hamel rappelle également qu’il y a 40 000 communes à prévoir des écoles primaires et que le nombre d’écoles des Frères ne « s’élève pas à plus de 100 dans le royaume… »

Du côté négatif, ce qui frappe, lorsqu’on examine les incriminations, c’est qu’on dise une chose le matin et son contraire l’après-midi. Le matin on dit que l’enseignement mutuel brouille les esprits en diluant l’autorité des maîtres, l’après-midi on affirme qu’il « militarise » à outrance l’éducation par une structure de commandement totalement hiérarchisée ! Allez comprendre…

Sur la question de la moralité, jamais Lazare Carnot n’aurait cautionné une éducation ruinant l’esprit chrétien et encore moins la notion d’autorité légitime, tout en combattant avec vigueur celle qui en manquait, comme par exemple celle de la Monarchie de droit divin ou du Consulat à vie imposé par Napoléon. De la même façon, le matin on accuse le système mutualiste de ne pas transmettre « la morale » chrétienne, l’après-midi on y voit un complot protestant…

Or, l’élan national en faveur de « la patrie » et des générations futures, a justement réussi à unir, dans un même effort, des personnalités de tout bord politique et religieux. Cuvier (protestant) et Gérando (catholique), tous deux fervents républicains et promoteurs du mode mutuel, ainsi que l’inspecteur général de l’Université, Ambroise Rendu (1778–1860, catholique), participent même à la rédaction de l’ordonnance du 29 février 1816 promulguée par Louis XVIII et le ministre de l’Intérieur, de Vaublanc (1756–1845).

Suite aux pressions massives des congrégations, les enseignants mutualistes Martin, Frossard et Bellot, tous trois protestants, se voient contraints de quitter leur direction d’école. Martin se rendra fort utile dans d’autres pays européens, notamment à Bruxelles où il organise, en 1820, une école mutuelle aux Minimes.

16. Dérive mécaniste ?

Sans appréhender l’état d’esprit et l’enthousiasme que pouvaient avoir des jeunes polytechniciens pour l’éclosion d’une culture industrielle et les merveilles du machinisme, les défenseurs d’une France cul-terreuse et féodale n’y voient qu’une « vision foncièrement mécaniste », lorsque Jomard compare la méthode mutuelle à une machine, avec ses rouages et ses ressorts, dont le maître n’est qu’un simple opérateur :

« Une fois l’école disposée et garnie de tout le mobilier qui lui est nécessaire, il ne s’agira plus que d’introduire les élèves et le maître, et de mettre ensuite en mouvement tous les ressorts de cette espèce de mécanisme, au moyen des nouvelles pratiques ».

Alors que Victor Hugo y évoquait un « essaim heureux », on accuse Laborde de dérive « mécaniste » lorsqu’il compare le bourdonnement produit par l’activité des élèves dans les écoles mutuelles anglaises au bruit des machines dans les filatures de coton.

La communication, disent-ils, y est « toute mécanique et entièrement hiérarchisée ». Elle ne s’exerce « que du maître ou du moniteur général vers les moniteurs et vers les élèves, non dans l’autre sens. C’est un moyen d’action, non un moyen d’échange. »

Admettons que toute approche pédagogique, peu importe laquelle, érigée en système et postulant qu’il suffit de l’appliquer mécaniquement à une personne humaine, peut faire dans l’horreur. Facile donc d’accuser l’enseignement mutuel de tous les maux dont souffraient, peut-être bien plus, ceux qui l’en accusaient.

A l’école mutuelle, les châtiments corporels sont bannis. C’est une décision courageuse qu’Octave Gréard (1828-1904) ne manquera de souligner :

« C’est l’un des titres des fondateurs des écoles mutuelles à la reconnaissance publique d’avoir proscrit les peines corporelles, férules et fouets, qui étaient encore en usage, et l’on ne saurait trop leur savoir gré d’avoir cherché à remplacer dans le cœur des élèves le sentiment de la crainte par le sentiment de l’honneur, ou, comme disait M. de Laborde, le sentiment de la honte bien administrée. »

Connaissant l’immense bonheur des milliers d’enfants qui ont accédé rapidement à un minimum d’instruction publique et qui ont connu la joie indescriptible d’instruire leurs camarades, on ne peut que soupçonner la plume des congrégations jalouses derrière ce poème se désolant faussement du malheur des pauvres petits :

« Ce système, dit l’un, né de l’anglomanie,
Contraste horriblement avec notre génie.
Là, tout est mécanisme et nos tristes enfants
Semblent une machine, au milieu de leurs bancs ;
Leur discipline absurde, et sans doute funeste,
Règle même les pas, l’attitude ou le geste :
On peut, dès aujourd’hui, prophétiser le sort
De ce peuple automate ainsi mu par ressort ».

17. Mort de l’enseignement mutuel en France

« Progrès des lumières », estampe, 1819.

En 1815, après Waterloo, Louis XVIII, qui avait fui, revient le 8 juillet 1815. Contrairement à son frère, le futur Charles X, chef des ultra-royalistes, il a pleinement conscience que l’on ne peut effacer les pages de l’histoire de la Révolution. Il constate que la France ne peut plus redevenir un pays de « sujets » et qu’elle est devenue une Nation. D’où la « Charte constitutionnelle » qu’il promulgue, et qui a valeur de constitution. Dans le même esprit, face à la popularité de l’enseignement mutuel, il lui accorde ses faveurs (subsides, création d’écoles modèles, protection du ministère de l’Intérieur).

L’enseignement mutuel va rapidement perdre ses protecteurs, la commission ministérielle créée par le décret du 27 avril ne survivant pas à la chute de Napoléon en juin 1815.

Dès l’automne 1816, alimentées par les congrégations, les critiques pleuvent. Le Grand Aumônier de France, cardinal de Talleyrand-Périgord, archevêque de Reims (ville natale de Jean-Baptiste de La Salle…), s’adressa de son côté au Roi pour lui faire connaître les alarmes des catholiques.

Si, en 1820, la SIE possède déjà un réseau de 1 500 écoles mutuelles groupant, grâce à une audacieuse pédagogie collective, plus de 170 000 élèves, le mutualisme subit les coups de bélier des ultras qui l’estiment trop libéral, trop favorable à l’autonomie des enfants et incapable « d’élever la jeunesse dans des sentiments religieux et monarchiques ».

L’enfant sortant de cette école, disent-ils,

« est un perroquet savant, sans idée religieuse, sans valeur morale, plus dangereux que l’ignorant pour l’ordre politique et social puisque l’instruction a développé en lui de nouveaux besoins, toujours prêt à s’engager dans de nouvelles scènes de révolution ou de déchristianisation. Ah, Carnot, le conventionnel régicide, le patron de l’enseignement mutuel, savait ce qu’il préparait en l’introduisant en France par le décret de 1815 ! »

Saint-Jean Baptiste de La Salle, musée du Vatican, Rome.

Partisan farouche de l’ordre et soupçonnant un vaste complot protestant contre le Vatican, le pape Léon XII, le « pape de la Sainte-Alliance » décide dans Quod Divina Sapientia, sa bulle papale du 28 août 1824 (art. XXVII, 299), que

« les écoles publiques d’instruction mutuelle seront supprimées et abolies dans tous les États pontificaux. Les évêques poursuivront ceux qui continueront à utiliser cette méthode d’enseignement ou qui tenteront de l’introduire dans leurs diocèses ».

Comme on l’a dit plus haut, en France, l’enseignement mutuel est perçu comme une agression par les congrégations religieuses qui pratiquent « l’enseignement simultané », codifié dès 1684 par Jean-Baptiste de La Salle (1651-1719) pour les Frères des Écoles Chrétiennes (Latin : Fratres Scholarum Christianarum ; Italien : Fratelli delle Scuole Cristiane, en abrégé FSC) : classes par âge, division par niveau, places fixes et individuelles, discipline stricte, travail répétitif et simultané supervisé par un maître inflexible.

Et les mérites des écoles des FSC et de « l’enseignement simultané », confirmés depuis leur création, sont considérés en totale opposition avec ceux de l’enseignement mutuel, la « manie du moment », et considéré comme l’œuvre de « charlatans » spéculant sur l’enseignement primaire.

Anticipant la bulle papale par l’ordonnance d’avril 1824, l’enseignement mutuel est placé chez nous sous la stricte tutelle de l’Église traditionnelle qui s’empare de l’ensemble de la question éducative. En août, donc après la bulle de Léon XII, un ministère des « Affaires ecclésiastiques et de l’Instruction publique », dont l’appellation dit bien le retour de l’Eglise aux affaires, est créé. L’accession de Charles X, ne fera qu’aggraver cette situation. L’Église d’alors aime les Lumières, mais avant tout celles des bougies…

École catholique de Versailles, peinture de d’Antoinette Asselineau, 1839.

Dès lors, le bilan de la scolarisation tourne au drame. En 1828, sur les 39 381 communes :

  • environ 24 000 sont pourvues d’écoles de garçons, recevant 1 070 000 enfants ;
  • le nombre des jeunes filles qui fréquentent les écoles primaires est au plus de 430 000 ;
  • 15 381 communes sont sans écoles de garçons ;
  • et peut-être 20 000 sans écoles de filles ;
  • 1 680 000 garçons et 2 320 000 jeunes filles, soit 4 millions au total, ne fréquentent aucune école.

Malgré une embellie entre 1828 et 1829, le mutuellisme est rejeté, ses écoles fermées les unes après les autres (leur nombre diminua des trois-quarts par rapport à 1820) bien que le poids électoral des ultras diminue d’élections en élections. Cependant, les éducateurs du peuple résistent.

Dans les années qui suivent la révolution de 1830, encore plus de 2 000 écoles mutuelles fonctionnent, principalement dans les villes, en concurrence avec les écoles confessionnelles promues par le régime. Officiellement, l’école mutuelle n’était pas garante de la moralité et on affirmait qu’elle était « industrielle », inhumaine.

François Guizot.

Arrive alors le fameux « moment Guizot ». Alors qu’il avait milité initialement pour le développement de l’enseignement mutuel au sein de la SIE, François Guizot (1787-1874), à partir de 1832 ministre de l’Instruction publique de Louis-Philippe, donnera le coup de grâce en France à l’enseignement mutuel en faisant entériner le mode simultané comme unique méthode pédagogique officielle. Les écoles adoptant l’enseignement mutuel ne sont alors plus subventionnées, elles ne reçoivent plus aucun soutien du gouvernement ni de l’Église. Devant les difficultés matérielles, une majorité des élèves admis gratuitement jusqu’alors doivent payer une rétribution. Beaucoup de parents, dans le besoin, les retirent pour les mettre à l’école gratuite des Frères ou des Sœurs qui vient d’ouvrir ses portes. L’Église calomnie, jette le doute sur la moralité des maîtres, s’efforce d’éloigner de l’école « du Diable » les enfants des familles catholiques, persécute et menace de les écarter du catéchisme et de la communion. Elle veut briser l’enseignement mutuel. Les maîtres, pour la plupart, abandonnent la méthode pour se rallier à l’enseignement simultané. Plus d’élèves, plus de maître, les écoles mutuelles disparaissent peu à peu.

C’est encore Guizot qui donne le dernier coup de marteau pour clouer le cercueil de l’enseignement mutuel en créant en 1867 l’École normale des instituteurs pour former les futurs professeurs de l’école de Jules Ferry à la méthode simultanée.

Le jeune Hippolyte Carnot adhère lui aussi à la SIE afin de renouer, post mortem, avec son père. Il tentera en 1847, lorsqu’il est ministre de l’Instruction publique sous la IIe République, de faire renaître cet enseignement mutuel que son père Lazare Carnot chérissait, mais, bien que son œuvre fût grande, ses ennemis furent nombreux et son mandat fort court.

18. Conclusion

L’enseignement est en crise. Le dossier La désintégration contrôlée de l’éducation – Ce que tout parent et enseignant devrait savoir (S&P, mars 2023) documente en détail comment tout ce qui a été en grande partie accompli par Lazare Carnot et son fils Hippolyte, repris bien sûr par la suite, notamment dans le plan Langevin-Wallon, a été systématiquement mis en pièce par les nouvelles congrégations de notre temps, adorateurs du veau d’or : l’oligarchie financière, transhumaniste et décadente, après avoir conduit le monde au bord du gouffre, toujours déterminée à sauver ses privilèges en organisant la ruine physique et morale de l’humanité.

Pour reconstruire une instruction digne de ce nom, nous en sommes convaincu, l’éducation mutuelle, sous condition de l’adapter à notre époque et de ne pas en faire un système déshumanisant, est une piste extrêmement prometteuse. Plusieurs pays africains ne nous ont pas attendu. Bien que dépourvus de moyens suffisants, ils s’en inspirent déjà. Il ne s’agit donc nullement d’une relique du passé, mais bien un outil concret pour construire l’avenir.

En France, Vincent Faillet, un jeune professeur de SVT, docteur en sciences de l’éducation et de la formation en région parisienne, dont le travail est évoqué dans cette vidéo, semble bien décidé à ouvrir le dossier :

19. Quelques ouvrages et textes consultés

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Le combat républicain de David d’Angers, statue de Gutenberg à Strasbourg

En plein centre-ville de Strasbourg, à deux pas de la cathédrale, tournant le dos à la Chambre de commerce qui date de 1585, la belle statue en bronze représentant l’imprimeur allemand Johannes Gutenberg tenant une page à peine imprimée de sa Bible sur laquelle on peut lire : « Et la lumière fut ! » (NOTE 1)

Évoquant l’émancipation des peuples grâce à la diffusion de la connaissance par le développement de l’imprimerie, la statue, érigée en 1840, arrive à un moment où les partisans de la République sont vent debout contre la censure de la presse imposée par Louis-Philippe sous la Monarchie de Juillet.

Strasbourg, Mayence et la Chine

Modèle en plâtre pour la statue de Gutenberg, par David d’Angers.

Né vers 1400 à Mayence, Johannes Gutenberg, avec l’argent que lui prête le marchand et banquier Johann Fust, réalise à Strasbourg, entre 1434 et 1445, ses premiers essais avec des caractères d’imprimerie mobiles en métal, avant de perfectionner son procédé à Mayence, notamment en imprimant à partir de 1452 sa fameuse Bible dite à 42 lignes.

A sa mort (à Mayence) en 1468, Gutenberg lègue son procédé à l’humanité permettant l’envol de l’imprimerie en Europe. Des chroniqueurs évoquent également le travail de Laurens Janszoon Coster à Harlem ou encore ceux de l’imprimeur italien Panfilo Castaldi qui aurait ramené le savoir-faire chinois en Europe. Soulignons que le monde « civilisé » d’alors refusait de reconnaître que l’imprimerie avait vu le jour en Asie avec les fameux « caractères mobiles » (en porcelaine et en métal) mis au point plusieurs siècles plus tôt en Chine et en Corée. (NOTE 2)

En Europe, Mayence et Strasbourg se disputent la place d’honneur. Ainsi, pour célébrer le 400e anniversaire de « l’invention » de l’imprimerie, Mayence inaugure, le 14 août 1837, sa statue de Gutenberg érigée par le sculpteur Bertel Thorvaldsenalors, alors qu’à Strasbourg, dès 1835, un comité local avait confié la réalisation d’un monument du même type au sculpteur David d’Angers.

Ce dernier, assez peu connu, fut aussi bien un grand sculpteur ami proche de Victor Hugo, qu’un républicain fervent en contact personnel avec la fine fleur de l’élite humaniste de son époque en France, en Allemagne et aux Etats-Unis. Il fut également un combattant inlassable de l’abolition de la traite négrière et de l’esclavage.

La vie du sculpteur

Sculpteur français Pierre-Jean David, dit « David d’Angers » (1788-1856) est le fils du maître sculpteur Pierre Louis David. Pierre-Jean sera marqué par l’esprit républicain de son père qui le forme à la sculpture dès son jeune âge. A douze ans, son père l’inscrit au cours de dessin de l’École centrale de Nantes. A Paris, il est sollicité pour réaliser les ornementations de l’Arc de Triomphe du Carrousel et la façade sud du palais du Louvre. Enfin il entre aux Beaux-arts.

David d’Angers, par François-Joseph Heim, Musée du Louvre.

David d’Angers possède un sens aigu de l’interprétation de la figure humaine et une aptitude à pénétrer les secrets de ses modèles. Il excelle dans le portrait que ce soit en buste ou en médaillon. Il est l’auteur d’au moins soixante huit statues et statuettes, d’une cinquantaine de bas-reliefs, d’une centaine de bustes et plus de cinq cents médaillons. Victor Hugo avait dit à son ami David: « C’est la monnaie de bronze avec laquelle vous payez votre péage à la postérité. »

Il voyage en Europe : Berlin, Londres, Dresde, Munich où partout, il exécute des bustes.

Vers 1825, alors qu’il obtient la commande du monument funéraire que la Nation élève par souscription publique en l’honneur du général Foy, un tribun de l’opposition parlementaire, une mutation idéologique et artistique s’opère en lui. Il fréquente les milieux progressistes des intellectuels de la « génération de 1820 » et rejoint le courant républicain international. Il s’interroge alors sur les problèmes politiques et sociaux de la France et de l’Europe. Plus tard, il resta toujours fidèle à ses convictions, refusant par exemple la commande prestigieuse du tombeau de Napoléon.

Production artistique

Projet de statue du médecin Françis-Xavier Bichat (1771-1802), David d’Angers.

Son art s’infléchit donc dans le sens d’un naturalisme dont l’iconographie et l’expression détonnent si on le compare à l’art que pratiquent ses collègues académiciens et à celui des sculpteurs dissidents dits alors « romantiques ». Pour David, point de sensualisme mythologique, d’allégories obscures ni de pittoresque historique. La sculpture, selon David, doit au contraire généraliser et transposer ce que l’artiste observe, de façon à assurer la survie des idées et des destinées dans une postérité intemporelle. David s’attacha à cette conception particulière, limitée de la sculpture, adoptant ainsi les réflexions de l’âge des Lumières selon lesquelles cet art se fait « le dépôt durable des vertus des hommes » en perpétuant le souvenir des exploits des êtres d’exception.

Médaillon figurant Alexandre de Humboldt, David d’Angers.

Prévaut alors l’image, un peu austère, des « grands hommes » que l’on connaît surtout grâce à quelque 600 médaillons représentant les hommes et femmes célèbres, de plusieurs pays, la plupart étant ses contemporains. A cela, s’ajoute une centaine de bustes, avant tout représentant ses amis, des poètes, des écrivains, des musiciens, des chansonniers, des scientifiques et des hommes politiques avec lesquels il partage l’idéal républicain.

Parmi les plus éclairés de son époque, on compte : Victor Hugo, Lafayette, Wolfgang Goethe, Alfred de Vigny, Alphonse Lamartine, Pierre-Jean de Béranger, Alfred de Musset, François Arago, Alexandre de Humboldt, Honoré de Balzac, Lady Morgan, James Fennimore Cooper, Armand Carrel, François Chateaubriand, Ennius Quirinus Visconti et autres Niccolo Paganini.

Pour magnifier ses modèles et rendre visuellement les qualités du génie propre à chacun, David d’Angers invente un mode d’idéalisation non plus fondé sur le classicisme à l’antique, mais sur une grammaire des formes issue d’une science nouvelle, la phrénologie du Docteur Gall, qui voulait que les « bosses » crâniennes d’un individu traduisent ses aptitudes intellectuelles et ses passions. Pour le sculpteur il s’agissait de transcender la physionomie du modèle pour que la grandeur de l’âme rayonne à son front.

En 1826, il est élu membre de l’Institut de France et, la même année, professeur aux Beaux-Arts. En 1828, David d’Angers est victime d’un premier attentat jamais élucidé. Blessé à la tête, il est obligé de garder le lit pendant trois mois. Ce qui ne l’empêche pas, en 1830, toujours fidèle aux idées républicaines, de participer aux journées révolutionnaires et combats sur les barricades. Fronton du Panthéon, David d’Angers.

Le sculpteur se trouva ainsi tout désigné, en 1830, pour exécuter la commande du programme de sculpture politique le plus chargé de sens de la monarchie de Juillet et, peut-être, du XIXe siècle en France, la nouvelle décoration du fronton de l’église Sainte-Geneviève reconvertie, dès juillet, en Panthéon.

Il s’agit pour lui, historiographe, de représenter les civils et hommes de guerre qui édifièrent la France républicaine. L’exécution des personnages qu’il avait choisis et disposés dans une esquisse d’abord approuvée puis suspendue, devait nécessairement conduire, en 1837, à un conflit avec le haut-clergé et le gouvernement. À gauche, nous voyons Bichat, Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, David, Cuvier, Lafayette, Manuel, Carnot, Berthollet, Laplace, Malesherbes, Mirabeau, Monge et Fénelon. Alors que le gouvernement tente de faire supprimer l’effigie de Lafayette, ce que David d’Angers refuse avec obstination, appuyé en cela par la presse libérale, le fronton est dévoilé sans cérémonie officielle en septembre 1837, sans la présence de l’artiste, non invité.

Entrée en politique

Lors de la Révolution de 1848, il est nommé maire du XIe arrondissement de Paris, entre à l’Assemblée nationale constituante puis à l’Assemblée nationale législative où il vote avec la Montagne (gauche révolutionnaire). Il défend l’existence de l’Ecole des Beaux-arts et de l’Académie de France à Rome. Il s’oppose à la destruction de la Chapelle Expiatoire et au retrait de deux statues de l’Arc de Triomphe, (Résistance et Paix d’Antoine Etex).

Il vote aussi contre les poursuites à l’encontre de Louis Blanc (autre homme d’Etat républicain condamné à l’exil), contre les crédits de l’expédition romaine de Napoléon III, pour l’abolition de la peine de mort, pour le droit au travail, pour l’amnistie générale.

Exil

Jeune fille grecque, statue de David d’Angers pour le tombeau de Markos Botzaris.

Il n’est pas réélu député en 1849 et se retire de la vie politique. En 1851, à l’avènement de Napoléon III, David d’Angers est arrêté et également condamné à l’exil. Il choisit la Belgique puis voyage en Grèce (son vieux projet). Il veut revoir sa Jeune grecque sur le tombeau du républicain patriote grec Markos Botzaris, qu’il trouve mutilée et à l’abandon (il la fera rapatrier en France et restaurer).

Déçu par la Grèce, il revient en France, en 1852. Aidé par son ami de Béranger, il est autorisé à séjourner à Paris où il reprend ses travaux. En septembre 1855, il est terrassé par une attaque d’apoplexie qui l’oblige à cesser ses activités. Il décède en janvier 1856.

Amitiés avec Lafayette, l’abbé Grégoire et Pierre-Jean de Béranger

Le marquis de Lafayette. peint par Adolphe Phalipon d’après un tableau d’Ary Scheffer (1795-1858).

David d’Angers apparaît comme un véritable trait-d’union entre les républicains du XVIII et ceux du XIXe siècle et une passerelle vivante entre ceux d’Europe et d’Amérique.

Né en 1788, il aura la chance de fréquenter dans son jeune âge certaines grandes figures révolutionnaires de l’époque avant de s’impliquer personnellement dans les révolutions de 1830 et 1848.

Vers la fin des années 1820, David participe aux réunions chaque mardi du salon de Madame de Lafayette épouse de Gilbert du Motier, marquis de La Fayette (1757-1834).

Alors que le général Lafayette s’y tenait droit comme « un chêne vénérable », ce salon, note le sculpteur,

« a une physionomie bien tranchée, écrit-il. Là les hommes causent de choses sérieuses, surtout politiques, les jeunes gens mêmes ont l’air grave : il y a quelque chose de décidé, d’énergique et de courageux dans leur regard et dans leur maintien (…) Toutes les dames et aussi les demoiselles ont l’air calme et réfléchi ; elles ont plutôt l’air d’être venues pour voir ou assister à des délibérations importantes, que pour se faire voir. »

Le général républicain irlandais Arthur O’Connor.

David y rencontre un compagnon d’armes de Lafayette, le général Arthur O’Connor (1763-1852), ancien député irlandais acquis à la cause républicaine ayant rejoint les volontaires de l’Etat-Major de Lafayette en 1792.

Accusé d’avoir suscité des troubles contre l’Empire britannique et en contact avec le général Lazare Hoche, O’Connor se réfugia en France en 1796 et participa à l’expédition d’Irlande. O’Connor, épousa en 1807 la fille de Condorcet et sera naturalisé Français en 1818.

Le chansonnier républicain Pierre-Jean de Béranger, buste de David d’Angers.

Lafayette et David d’Angers se retrouvaient souvent avec un petit groupe d’amis, quelques « frères », membres de loges maçonniques : tels le chansonnier Pierre-Jean de Béranger, François Chateaubriand, Benjamin Constant, Alexandre Dumas (qui correspondait avec Edgar Allan Poe), Alphonse Lamartine, Henri Beyle dit Stendhal ou encore les peintres François Gérard et Horace Vernet.

Dans ces mêmes cercles, David fera également connaissance avec l’Abbé Grégoire (1750-1831) et on y évoquait souvent le problème de l’abolition de l’esclavage que Grégoire avait fait voter le 4 février 1794.

Dans leurs échanges, Lafayette aimait rappeler ce que disait son ami de jeunesse Nicolas de Condorcet :

« L’esclavage, c’est une horrible barbarie, si nous ne pouvons manger du sucre qu’à ce prix, il faut savoir renoncer à une denrée souillée du sang de nos frères.« 

Pour Grégoire, le problème était bien plus profond :

« Tant que les hommes seront altérés de sang, ou plutôt, tant que la plupart des gouvernements n’auront pas de morale, que la politique sera l’art de fourber, que les peuples, méconnaissant leurs vrais intérêts, attacheront une sotte importance au métier de spadassin, et se laisseront conduire aveuglément à la boucherie avec une résignation moutonnière, presque toujours pour servir de piédestal à la vanité, presque jamais pour venger les droits de l’humanité, et faire un pas vers le bonheur et la vertu, la nation la plus florissante sera celle qui aura plus de facilité pour égorger les autres.« 

(Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs)

Napoléon et l’esclavage

La première abolition de l’esclavage avait été, hélas de courte durée. En 1802, Napoléon Bonaparte, à court d’argent pour financer ses guerres, rétablit l’esclavage et neuf jours plus tard, il exclut de l’armée française les officiers de couleur. Enfin, il proscrit les mariages entre « fiancés dont la couleur de peau est différente ». David d’Angers restait très sensible à cette question, ayant comme camarade, un tout jeune écrivain, Alexandre Dumas, dont le père était né esclave à Haïti.

Dès 1781, sous le pseudonyme de Schwarz (noir en Allemand), Nicolas de Condorcet avait fait paraître un manifeste plaidant pour la disparition graduelle de l’esclavage sur une période de 60 à70 ans, un point de vue rapidement partagé par Lafayette. Fervent militant de la cause abolitionniste, Condorcet condamne l’esclavage comme un crime mais dénonce aussi son inutilité économique : le travail servile, dont la productivité est faible, est un frein à l’établissement de l’économie de marché.

Et avant même la signature du traité de paix entre la France et les Etats-Unis, Lafayette écrivit à son ami George Washington le 3 février 1783 pour lui proposer de s’associer à lui afin de mettre en route un processus d’émancipation progressif des esclaves. Il lui suggérait un plan qui « deviendrait franchement bénéfique pour la portion noire de l’humanité ».

Il s’agissait d’acheter un petit État dans lequel on ferait l’expérience de libérer les esclaves et de les faire travailler comme fermiers. Un tel exemple, expliquait-il, « pourrait faire école et ainsi devenir une pratique générale ».  (NOTE 3)

Washington lui répond qu’à titre personnel il aurait plutôt envie d’appuyer une telle démarche mais que le Congrès américain (déjà) y était totalement hostile.

De la Société des amis des Noirs à la Société française pour l’abolition de l’esclavage

L’abbé Henri Grégoire, buste de David d’Angers.

A Paris, l’abbé Grégoire et Jacques Pierre Brissot créent le 19 février 1788 « La Société des amis des Noirs » dont le règlement fut rédigé par Condorcet et dont les époux Lafayette furent également membres.

La société avait pour but l’égalité des Blancs et des Noirs libres dans les colonies, l’interdiction immédiate de la traite des Noirs et progressive de l’esclavage ; d’une part dans le souci de maintenir l’économie des colonies françaises, et d’autre part dans l’idée qu’avant d’accéder à la liberté, les Noirs devaient y être préparés, et donc éduqués.

Après la quasi disparition des « Amis des Noirs », l’offensive fut renouvelée avec d’abord, en 1821, la fondation de la « Société de la morale chrétienne » constituant en 1822 un « Comité pour l’abolition de la traite des Noirs », dont une partie des membres ira fonder en 1834 la « Société française pour l’abolition de l’esclavage (SFAE) ».

D’abord favorable à une abolition progressive, la SFAE sera ensuite favorable à une abolition immédiate. Interdit de réunion, elle décide de créer des comités abolitionnistes dans l’ensemble du pays pour que ceux-ci relaient tant au plan local qu’au plan national la volonté de faire cesser l’esclavage.

Goethe et Schiller

À l’été 1829, David d’Angers effectue son premier voyage en Allemagne et rencontre Goethe (1749-1832), le poète et philosophe qui s’était retiré à Weimar. Plusieurs séances de pose ont permis au sculpteur de réaliser son portrait.

Victor Pavie.

L’écrivain et poète Victor Pavie (1808-1886), ami de Victor Hugo et un des fondateurs des « Cercles catholiques ouvriers », nous relate un épisode pittoresque du sculpteur dans son « Goethe et David, souvenirs d’un voyage à Weimar » (1874).

En 1827, le journal français Globe avait fait paraître deux lettres racontant deux visites rendues à Goethe, en 1817 et 1825, par Victor Cousin (1792-1887), ainsi qu’un courrier d’André-Marie Ampère (1775-1867), de retour de l’« Athènes de l’Allemagne ». Le tout jeune savant y faisait part de son admiration, et donnait de nombreux détails qui aiguisèrent l’intérêt de ses compatriotes. Lors de son séjour à Weimar, Ampère compléta les connaissances de son hôte au sujet des auteurs romantiques, et notamment en ce qui concerne Mérimée, Vigny, Deschamps et Delphine Gay. Goethe avait déjà une opinion (positive) sur Victor Hugo, Lamartine et Casimir Delavigne, et sur tout ce qu’ils devaient à Chateaubriand.

Abonné au Globe depuis sa fondation en 1824 Goethe disposait d’un merveilleux instrument d’information française. En tous cas, il ne lui restait pas grand chose à apprendre sur la France, quand David et Pavie se présentèrent chez lui, au mois d’août 1829. Fort de son expérience malheureuse avec Walter Scott à Londres, David d’Angers avait, cette fois, pris ses précautions, se munissant d’un certain nombre de lettres de recommandation pour les habitants de Weimar, ainsi que de deux lettres d’introduction auprès de Goethe, signées par l’abbé Grégoire et Victor Cousin. Afin de montrer à l’illustre écrivain ce qu’il savait faire, il avait mis dans une caisse quelques uns de ses plus beaux médaillons.

Arrivés à Weimar, David d’Angers et Victor Pavie rencontreront de grandes difficultés dans leur quête, d’autant que les destinataires des lettres de recommandation étaient tous absents. Frappé de désespoir, craignant l’échec, David accuse alors son jeune ami Victor Pavie :

Friedrich Schiller, médaillon de David d’Angers.

c« Oui, tu t’es lancé avec ton optimisme de jeune homme sans me laisser le temps de réfléchir et de me dégager. Ce n’est point en poltron et sous le patronage interlope d’un aventurier, c’est de front et résolument qu’il nous fallait aborder le personnage. (…) On vaut par ce qu’on est, c’est oui ou non. Tu me connais, à genoux devant le génie, et, devant le pouvoir, imployable.
Ah ! les poètes de cour, grands ou petits, partout les mêmes ! 

(…) Et d’un bond s’élançant de la chaise où il s’était insensiblement laissé choir : Où est Schiller (1759-1805) que je l’embrasse ! Celui-là était peuple, on ne disait point Monsieur de Schiller ; sa tombe, où je frapperai, ne me restera point scellée ; j’irai l’y prendre, et l’en ramènerai glorieux. Je ne l’ai point vu, qu’importe ? ai-je vu Corneille, ai-je vu Racine ? Le buste que je lui destine n’en ressemblera que mieux ; sur son front reluira l’éclair de son génie. Je le ferai tel que je l’aime et l’admire, non point avec ce nez pincé dont l’a gratifié Dannecker, mais les narines gonflées de patriotisme et de liberté ».

Le récit de Victor Pavie révèle la ferveur républicaine animant le sculpteur qui, fidèle aux idéaux de l’abbé Grégoire, réfléchissait déjà à la grande sculpture contre l’esclavage qu’il projetait de réaliser :

« En ce moment, la fenêtre entrebâillée de notre chambre, cédant à la brise du soir, s’ouvrit à deux battants. Le ciel était superbe ; la voie lactée s’y déroulait avec un tel éclat qu’on en eût compté les étoiles. Il (David) resta quelque temps silencieux, ébloui ; puis, avec cette soudaineté d’impression qui renouvelait incessamment autour de lui le domaine des sentiments et des idées : ‘Quelle œuvre, et quel chef-d’œuvre ! Sommes-nous pauvres près de cela ! Tous vos génies en un, écrivains, artistes, poètes, atteindraient-ils jamais à ce poème incomparable dont les tâches sont des splendeurs ? Dieu sait pourtant vos prétentions insatiables ; on vous écorche en vous louant… Et légers ! Retiens bien ceci (et ses pressentiments à cet égard n’étaient rien moins qu’une chimère), c’est que tel d’entre eux qui a reçu de moi pour gage de mon admiration un buste en marbre, en aura quelque jour littéralement perdu le souvenir. – Non, il n’y a rien de noble et de grand dans l’humanité que ce qui souffre. J’ai toujours dans la tête, ou plutôt dans le cœur, cette protestation de la conscience humaine contre la plus exécrable iniquité de nos temps, la traite des nègres : après dix ans de silence et de souffrance il faut qu’elle éclate par la voix de l’airain. Tu vois d’ici le groupe : l’esclave garrotté, l’œil au ciel protecteur et vengeur du faible ; près de lui, gisante et brisée, sa femme, au sein de laquelle une frêle créature suce du sang au lieu de lait ; à leurs pieds, détaché du collier rompu de la négresse, le crucifix, l’Homme-Dieu mort pour ses frères, noirs ou blancs. Oui, le monument sera de bronze, et quand soufflera le vent, l’on entendra battre la chaîne, et les anneaux résonneront’ ».

Enfin, Goethe finit par rencontrer les deux Français et David d’Angers réussit à faire son buste. Victor Pavie : « Goethe s’inclina avec politesse devant nous, attaqua dès l’abord le français avec aisance, et nous fit asseoir de cet air calme et résigné qui m’étonnait, comme si c’était une chose toute simple de se trouver debout à quatre-vingts ans, face à face avec une troisième génération, à laquelle il se trouve transmis à travers la seconde, ainsi qu’une vivante tradition. 

« (…) David portait sur lui, comme l’on dit vulgairement, un échantillon de son savoir-faire. Il présenta au vieillard quelques uns de ses profils vivants, d’une expression si morale, d’une exécution si nerveuse et si intime, fragment d’un grand tout qui va se complétant avec notre âge, et qui réserve aux siècles d’après la physionomie monumentale du XIX
e. Goethe les prit dans sa main, les considéra muet, avec une scrupuleuse attention, comme pour en soutirer une harmonie cachée, et fit entendre une exclamation sourde et équivoque que je reconnus plus tard pour une marque de satisfaction authentique. Puis à ce propos, par une transition plus intelligible et bien flatteuse, dont il ne se douta peut-être pas, marchant à sa bibliothèque, il nous étala avec charme une riche collection de médailles du moyen âge, rares et précieuses reliques d’un art que l’on pourrait dire perdu, et dont notre grand sculpteur David a su de nos jours retrouver et retremper le secret.

« (…) Le projet de buste n’eut pas à languir longtemps : et dès le lendemain un des appartements de l’immense maison du poète était transformé en atelier, et un tertre informe gisait sur le parquet, attendant le premier souffle de l’existence. Sitôt qu’il se fut remué lentement vers une apparence humaine, on vit se mouvoir en même temps la figure jusque-là calme et impassible de Goethe. Peu-à-peu, comme s’il se fut déterminé une secrète et sympathique alliance entre le portrait et le modèle, à mesure que l’un s’acheminait à la vie, l’autre s’épanouissait à la confiance et à l’abandon : on en vint bientôt à ces confidences d’artiste, à ce confluent de poésie, où réunies de part et d’autre, les idées du poète et du sculpteur se précipitent dans un moule commun. Il allait, venait, rôdant autour de cette masse croissante, (pour me servir d’une comparaison triviale) avec l’inquiète sollicitude d’un propriétaire qui fait bâtir. Il nous adressait de nombreuses questions sur la France dont il suivait la marche avec une jeune et active curiosité ; et s’ébattant à loisir sur la littérature moderne, il passait tour-à-tour en revue Chateaubriand, Lamartine, Nodier, Alfred de Vigny, Victor Hugo, dont il avait médité sérieusement la manière dans Cromwell.

« (…) Le buste de David sera beau comme celui de Chateaubriand, de Lamartine, de Cooper, comme toute application de génie à génie, comme l’œuvre d’un ciseau apte et puissant à la reproduction d’un de ces types créés tout exprès par la nature pour l’habitation d’une grande pensée. De toutes les ressemblances tentées avec plus ou moins de bonheur, dans tous les âges de cette longue gloire, depuis sa jeunesse de vingt ans jusqu’au buste de Rauch, le dernier et le mieux entendu de tous, ce n’est pas une prévention de dire que celui de David est le meilleur, ou pour parler plus franchement encore, la seule réalisation de cette ressemblance idéale qui n’est pas la chose, mais qui est plus que la chose, la nature prise au-dedans et retournée au-dehors, la manifestation extérieure d’une intelligence divine passée à l’état d’écorce humaine. Et il est peu d’occasion comme celle-ci, où l’exécution colossale ne semble que l’indication impuissante d’un effet réel. Un front immense, sur lequel se dresse, comme des nuages, une épaisse touffe de cheveux argentés ; un regard de haut en bas, creux et immobile, un regard de Jupiter olympien, un nez de proportion large et de style antique, dans la ligne du front ; puis cette bouche singulière dont nous parlions tout-à-l’heure, avec la lèvre inférieure un peu avancée, cette bouche, tout examen, interrogation et finesse, complétant le haut par le bas, le génie par la raison ; sans autre piédestal que son cou musculeux, cette tête se penche comme voilée, vers la terre : c’est l’heure où le génie couchant abaisse son regard vers ce monde qu’il éclaire encore d’un rayon d’adieu. Telle est la description grossière de la statue de Goethe par David. – Quel malheur que dans son buste de Schiller, si célèbre et si prôné, le sculpteur Dannecker lui ait préparé un si misérable pendant ! »

Quand Goethe reçoit son buste, il remercie chaleureusement l’Angevin pour les échanges épistolaires, les livres et les médaillons… mais ne fait aucune mention du buste ! Pour une raison simple : il ne se reconnaît pas du tout dans l’œuvre, qu’il ne garde d’ailleurs pas chez lui… Le poète allemand est représenté avec un front démesuré, pour refléter sa grande intelligence. Et ses cheveux ébouriffés symbolisent les tourments de son âme…

David d’Angers et Hippolyte Carnot

Hippolyte Carnot, fils cadet de Lazare Carnot, peint par Jules Laure, 1837.

Parmi les fondateurs de la Société française pour l’abolition de l’esclavage (SFAE), Hippolyte Carnot (1801-1888), frère cadet de Nicolas Sadi Carnot (1796-1832), pionnier de la thermodynamique et fils de « l’organisateur de la victoire », le génie militaire et scientifique Lazare Carnot dont il va, en 1869, relater l’œuvre et le combat dans sa biographie Mémoires sur Lazare Carnot 1753-1823 par son fils Hippolyte.

Hippolyte publiera en 1888, sous le titre Henri Grégoire, évêque républicain, les Mémoires de ce défenseur de tous les opprimés d’alors (des nègres comme des juifs), grand ami de son père et qui lui avait gardé cette amitié.

Pour l’ancien évêque de Blois,

« il faut éclairer l’ignorance qui ne connait pas et la pauvreté qui n’a pas les moyens de connaitre.« 

Grégoire avait été un des grands « éducateurs de la Convention » et c’est sur son rapport que fut fondé, 29 septembre 1794, notamment, pour l’instruction des artisans, le Conservatoire des Arts-et-Métiers. Grégoire contribua également à la création du Bureau des longitudes le 25 juin 1795 et de l’Institut de France le 25 octobre 1795.

Buste de Rouget de Lisle, David d’Angers.

Hippolyte Carnot et David d’Angers publièrent ensemble les Mémoires de Bertrand Barère de Vieuzac (1755-1841) qui, au Comité de Salut Public, avait en quelque sorte le rôle de Ministre de l’Information, chargé d’annoncer à la Convention, dès leur arrivée, les victoires des Armées Républicaines.

C’est également l’abbé Grégoire qui chargea David d’Angers, avec l’aide de son ami Béranger, d’apporter en 1826 un peu de confort matériel et financier à Rouget de Lisle (1860-1836), l’auteur légendaire de La Marseillaise composée à Strasbourg, lorsque dans ses vieux jours, le compositeur croupillait en prison pour dette.

Dépassant les sectarismes de leur époque, voilà trois fervents républicains plein de compassion et de reconnaissance pour un génie musical qui n’a jamais voulu accepter de renoncer à ses convictions royalistes mais dont la création patriotique deviendra l’hymne national de la jeune République française.

Gouvernement provisoire de la IIe République

Hippolyte Carnot.

Tous ces combats, démarches et mobilisations aboutiront en 1848, lorsque, pendant deux mois et 15 jours (du 24 février au 9 mai), une poignée d’authentiques républicains firent partie du « gouvernement provisoire » de la IIe république.

En si peu de temps, que de bonnes mesures furent prises ou mises en chantier ! Hippolyte Carnot y est un ministre de l’Instruction publique déterminé à créer une éducation de haut niveau pour tous, et femmes incluses, suivant les modèles fixés par son père pour Polytechnique et de Grégoire pour les Arts et Métiers.

L’article 13 de la Constitution de 1848, « garantit aux citoyens (…) l’enseignement primaire gratuit ». Le ministre de l’Instruction publique, toujours Lazare Hippolyte Carnot, soumet à l’Assemblée le 30 juin 1848 un projet de loi qui anticipe totalement sur les lois Ferry, en prévoyant un enseignement élémentaire obligatoire pour les deux sexes, gratuit et laïc, tout en garantissant la liberté d’enseignement. Il prévoit également pour les instituteurs une formation gratuite de trois ans dans une école normale, avec en contrepartie une obligation d’enseigner pendant au moins dix ans, système qui sera longtemps en vigueur. Il propose une nette amélioration de leurs salaires. Il exhorte, déjà, les instituteurs « à dispenser un catéchisme républicain ».

Buste de David d’Angers signé « A son honorable ami François Arago ».

Membre du gouvernement provisoire, le grand astronome et scientifique François Arago est ministre des colonies, après avoir été désigné par Gaspard Monge à lui succéder à l’Ecole polytechnique pour y enseigner la géométrie projective. Son ami le plus proche n’est autre qu’Alexandre de Humboldt, ami de Johann Wolfgang Goethe et de Friedrich Schiller.

Il est un autre militant abolitionniste ayant passé une bonne partie de sa vie d’adulte à Paris. Humboldt fait partie de la Société d’Arcueil formée autour du chimiste Claude-Louis Berthollet où se rencontrent également François Arago, Jean-Baptiste Biot, Louis-Joseph Gay-Lussac avec lesquels Humboldt se lie d’amitié. Ils publient ensemble plusieurs articles scientifiques.

Humboldt et Gay-Lussac mènent des expériences communes sur la composition de l’atmosphère, sur le magnétisme terrestre et la diffraction de la lumière, recherches dont le grand Louis Pasteur cueillera par la suite les fruits.

Napoléon, qui voulait initialement expulser Humboldt, finit par tolérer sa présence. La Société de géographie de Paris, fondée en 1821, le choisit comme président.

Humboldt, Arago, Schoelcher, David d’Angers et Hugo

Humboldt ne cache pas ses idéaux républicains. Son Essai Politique sur l’Ile de Cuba (1825), a l’effet d’une bombe. Trop hostile aux pratiques esclavagistes, l’ouvrage fut interdit de publication en Espagne. Londres va jusqu’à lui refuser tout accès à son Empire.

Bien plus déplorable, John S. Trasher, qui en publia, en 1856, une version en langue anglaise, supprima carrément le chapitre consacré aux esclaves et à la traite ! Humboldt protestera énergiquement contre cette mutilation, opérée à des fins politiques. Trasher était esclavagiste, Sa traduction expurgée fut destinée à combattre les arguments des abolitionnistes nord-américains, qui par la suite publièrent le chapitre escamoté dans le New-York Herald et le Courrier des États-Unis. Victor Schoelcher et le décret abolissant l’esclavage dans les colonies françaises.

En France, sous Arago, le sous-secrétaire d’État à la Marine et aux colonies se nomme Victor Schoelcher. Il n’a pas besoin d’argumenter beaucoup pour convaincre l’astronome que toutes les planètes sont alignés pour passer à l’acte.

Franc-maçon, Schoelcher est un frère de loge de David d’Angers, « Les amis de la Vérité » aussi connu sous le nom de Cercle social, en réalité « un mélange de club politique révolutionnaire, de loge maçonnique et de salon littéraire ».

Le 4 mars une commission est mise en place pour résoudre le problème de l’esclavage dans les colonies françaises. Elle est présidée par Victor de Broglie, président de la SFAE à laquelle adhèrent cinq des douze membres de la commission. Grâce aux efforts de François Arago, Henri Wallon et surtout Victor Schoelcher, ses travaux permettent l’abolition de l’esclavage le 27 avril.

Hugo abolitionniste

Victor Hugo, buste de David d’Angers.

Victor Hugo fut un des partisans de l’abolition de l’esclavage, en France, mais aussi d’une égalité entre ce que l’on désignait encore comme « les races » au XIXe siècle. « République blanche et république noire sont sœurs, de même que l’homme noir et l’homme blanc sont frères », affirmait déjà Hugo en 1859. Pour lui, tous les hommes étant des créations de Dieu, la fraternité était de mise.

Lorsque le 27 avril 1851, une anti-esclavagiste, Maria Chapman, écrit à Hugo pour lui demander de soutenir la cause abolitionniste, Hugo lui répond : « L’esclavage aux États-Unis ! s’exclame-t-il le 12 mai, y a-t-il un contresens plus monstrueux ? ». Comment, en effet, une république dotée d’une aussi belle constitution est capable de préserver une pratique aussi barbare ?

Huit ans plus tard, le 2 décembre 1859, il écrit une lettre ouverte aux États-Unis d’Amérique, publiée par les journaux libres d’Europe, pour défendre l’abolitionniste John Brown condamné à mort.

Partant du fait qu’« il y a des esclaves dans les états du Sud, ce qui indigne, comme le plus monstrueux des contre-sens, la conscience logique et pure des états du Nord », il relate le combat de Brown, son procès et son exécution annoncée, et conclut : « il y a quelque chose de plus effrayant que Caïn tuant Abel, c’est Washington tuant Spartacus ».

Un journaliste de Port-au-Prince, Exilien Heurtelou, le remercie le 4 février 1860. Hugo lui répond le 31 mars :

« Vous êtes, monsieur, un noble échantillon de cette humanité noire si longtemps opprimée et méconnue. D’un bout à l’autre de la terre, la même flamme est dans l’homme ; et les noirs comme vous le prouvent. Y a-t-il eu plusieurs Adam ? Les naturalistes peuvent discuter la question ; mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y a qu’un Dieu. Puisqu’il n’y a qu’un père, nous sommes frères.

C’est pour cette vérité que John Brown est mort ; c’est pour cette vérité que je lutte. Vous m’en remerciez, et je ne saurais vous dire combien vos belles paroles me touchent. Il n’y a sur la terre ni blancs ni noirs, il y a des esprits ; vous en êtes un. Devant Dieu, toutes les âmes sont blanches.

J’aime votre pays, votre race, votre liberté, votre révolution, votre république. Votre île magnifique et douce plaît à cette heure aux âmes libres ; elle vient de donner un grand exemple ; elle a brisé le despotisme.
Elle nous aidera à briser l’esclavage. »

En 1860 également, la Société abolitionniste américaine, mobilisée derrière Lincoln publiera un recueil de discours. La brochure s’ouvre sur trois textes de Hugo, suivis par ceux de Carnot, Humboldt et Lafayette.

Hugo accepte de présider, le 18 mai 1879, une commémoration de l’abolition de l’esclavage en présence de Victor Schoelcher, auteur principal du décret d’émancipation de 1848, qui salue en Hugo « le défenseur puissant de tous les déshérités, de tous les faibles, de tous les opprimés de ce monde » et déclare ceci :

« La cause des nègres que nous soutenons, et envers lesquels les nations chrétiennes ont tant à se reprocher, devait avoir votre sympathie ; nous vous sommes reconnaissants de l’attester par votre présence au milieu de nous.« 

Un début de mieux

Autre mesure prise par le gouvernement provisoire de cette éphémère IIe République : l’abolition de la peine de mort dans le domaine politique et la suppression, le 12 mars, des châtiments corporels, tout comme la contrainte par corps (prison pour dette) le 19 mars.

Dans le domaine politique, la liberté de la presse et celle de réunion sont proclamées le 4 mars. Le 5 mars le gouvernement institue le suffrage universel masculin, en remplacement du suffrage censitaire en vigueur depuis 1815. D’un coup le corps électoral passe de 250 000 à 9 millions d’électeurs. Cette mesure démocratique place le monde rural, qui regroupe les trois quarts des habitants, au cœur de la vie politique, et ce, pour de nombreuses décennies. Cette masse de nouveaux électeurs, faute de véritable formation citoyenne, voyant en lui un protecteur, plébiscitera en masse Napoléon III, aussi bien en 1851, en 1860 qu’en 1870.

Victor Hugo

Deuxième buste de Victor Hugo, par David d’Angers.

Pour revenir à David d’Angers, une amitié durable l’unit à Victor Hugo (1802-1885). Fraîchement mariés, Hugo et David se retrouvaient pour dessiner. Le poète et le sculpteur aimaient dessiner ensemble, faire des caricatures, peindre des paysages ou des « architectures » qui les inspiraient.

Un même idéal les unissait et avec l’arrivée de Napoléon III, les deux hommes connurent l’exil politique.

Par amitié, David d’Angers a fait plusieurs bustes de son ami. Hugo est représenté portant un costume élégant contemporain.

Son large front et ses sourcils légèrement froncés expriment la grandeur, encore à venir, du poète. Renonçant à détailler les pupilles, David confère à ce regard une dimension intérieure et pensive qui fit écrire à Hugo :

« Mon ami, c’est l’immortalité que vous m’envoyez.« 

En 1842, David d’Angers réalise un autre buste de Victor Hugo, couronné de laurier, où cette fois ce n’est pas Hugo l’ami intime qui est évoqué mais davantage le génie et le grand homme.

Enfin, pour les funérailles de Hugo, en 1885, la République d’Haïti tint à manifester au poète sa reconnaissance en se faisant représenter par une délégation. Emmanuel-Edouard, écrivain haïtien, la présidait et déclara notamment au Panthéon :

« La République d’Haïti a le droit de parler au nom de la race noire ; la race noire, par mon organe, remercie Victor Hugo de l’avoir beaucoup aimée et honorée, de l’avoir raffermie et consolée.« 

Les quatre bas-reliefs de la statue de Gutenberg

Visite-conférence de la statue de Gutenberg par l’auteur, le 8 juillet 2023.

Une fois que le lecteur identifie ce « grand arche » qui traverse l’histoire et, les idées et convictions, qui animaient David d’Angers, il saisira la belle unité qui sous-tend les quatre bas-reliefs du socle de la statue commémorant Gutenberg à Strasbourg.

Ce qui ressort c’est l’idée très optimiste que le genre humain, dans sa grande et magnifique diversité, est un et fraternel . Une fois libéré de toutes les formes d’oppressions (l’ignorance, esclavage, etc.), il peut vivre ensemble dans la paix et l’harmonie.

Ces bas-reliefs en bronze ont été ajoutés en 1844. Après d’âpres débats et contestations, , ils ont remplacé les modèles en plâtre peints originaux de 1840 apposés lors de l’inauguration. Ils représentent les bienfaits de l’imprimerie en Amérique, en Afrique, en Asie et en Europe. Au centre de chaque relief, une presse d’imprimerie entourée de personnages identifiés par des inscriptions ainsi que des instituteurs, des enseignants et des enfants.

Pour conclure, voici un extrait du compte-rendu de l’inauguration décrivant les bas-reliefs. Sans tomber dans le wokisme (pour qui toute idée de « grand homme » est forcément à combattre), soulignons qu’il est écrit dans les termes de l’époque et donc sujet à discussion :

Diffusion des idées en Europe grâce à l’imprimerie. Modèle en plâtre pour le socle de la statue de Gutenberg, David d’Angers.

L’EUROPE

« L’Europe est représentée par un bas-relief sur lequel se côtoient René Descartes dans une attitude méditative, placé sous Francis Bacon et Herman Boerhaave. A gauche, l’on voit successivement William Shakespeare, Pierre Corneille, Molière et Racine. Un rang en dessous se succèdent Voltaire, Buffon,Albrecht Dürer, John Milton et Cimarosa, Poussin, Calderone, Camoëns et Puget. A droite du tableau, se pressent Martin Luther, Wilhelm Gottfried Leibniz, Emmanuel Kant, Copernic, Wolfgang Goethe, Friedrich Schiller, Hegel, Richter, Klopstock. Rejetés sur le coté Linné et Ambroise Parée. Près de la presse, on peut voir au-dessus de la figure de Martin Luther, Erasme de Rotterdam, Rousseau et Lessing. Sous le gradin se voient Volta, Galilée, Isaac Newton, James Watt, Denis Papin et Raphaël. Un petit groupe d’enfants étudient parmi lesquels un Africain et un Asiatique « .

Diffusion des idées en Asie grâce à l’imprimerie. Modèle en plâtre pour le socle de la statue de Gutenberg, David d’Angers.

L’ASIE

« Une presse est de nouveau représentée à côté de laquelle William Jones et Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron offrent des livres aux brahmanes qui leur donnent en retour des manuscrits. Près de Jones, le sultan Mahmoud II est en train de lire le Moniteur revêtu de vêtements modernes, son ancien turban gît à ses pieds et tout près un Turc lit un livre. Un degré en dessous un empereur chinois entouré d’un Persan et d’un Chinois lit le livre de Confucius. Un Européen instruit des enfants tandis qu’un groupe de femmes indiennes se tient près d’une idole et du philosophe indien Rammonhun-Roy. « 

Diffusion des idées en Afrique grâce à l’imprimerie. Modèle en plâtre pour le socle de la statue de Gutenberg, David d’Angers.

L’AFRIQUE

« Appuyé sur une presse, William Wilberforce étreint un Africain possédant un livre, alors que des Européens distribuent à d’autres Africains des livres et s’occupent à instruire les enfants. A droite, on peut voir Thomas Clarkson brisant les fers d’un esclave. Derrière lui, l’abbé Grégoire aide un noir à se relever et tient sa main sur son cœur. Un groupe de femmes élève leurs enfants retrouvés vers les ciel, qui ne verra désormais plus que des hommes libres, tandis qu’à terre gisent des fouets et des fers brisés. C’est la fin de l’esclavage.  »

Diffusion des idées en Amérique grâce à l’imprimerie. Modèle en plâtre pour le socle de la statue de Gutenberg, David d’Angers.

L’AMERIQUE

« L’acte de l’indépendance des Etats-Unis qui a fraîchement été tiré de sous la presse figure dans les mains de Benjamin Franklin. Près de lui se tiennent Washington et Lafayette qui tient sur sa poitrine l’épée que lui donne sa patrie adoptive. Jefferson et tous les signataires de l’acte d’indépendance sont rassemblés. A droite, Bolivar serre la main d’un Indien. « 

L’Amérique

1884, chantier de la statue de la Liberté, rue de Chazelles, Paris XVIIe.

L’on comprend mieux les paroles prononcées par Victor Hugo, le 29 novembre 1884, c’est-à-dire peu avant sa mort, lors de sa visite de l’atelier du sculpteur Frédéric-Auguste Bartholdi où le poète est invité à admirer la statue géante portant le nom symbolique « La Liberté éclairant le monde », fabriquée avec le concours de Gustave Eiffel et prête à partir aux Etats-Unis par bateau. Don de la France à l’Amérique, elle consacrera le souvenir de la part active que le pays de Lafayette a prise pendant la guerre d’Indépendance.

Initialement, Hugo s’est surtout intéressé aux héros et grands hommes d’Etat américains : William Penn, Benjamin Franklin, John Brown ou encore Abraham Lincoln. Des modèles, selon Hugo qui permettaient au peuple de progresser. Aussi l’Amérique est-elle, pour l’homme politique français devenu républicain en 1847, l’exemple à suivre. Même s’il est très déçu par la position des américains sur la peine de mort et l’esclavage.

Après 1830, l’écrivain abandonne cette vision un peu idyllique du Nouveau Monde et s’en prend aux « civilisateurs » blancs, pourchasseurs d’indiens :

« Vous croyez civiliser un monde, lorsque vous l’enfiévrez de quelque fièvre immonde [4], quand vous troublez ses lacs, miroirs d’un dieu secret, lorsque vous violez sa vierge, la forêt. Quand vous chassez du bois, de l’antre, du rivage, votre frère naïf et sombre, le sauvage… Et quand jetant dehors cet Adam inutile, vous peuplez le désert d’un homme plus reptile… Idolâtre du dieu dollar, fou qui palpite, non plus pour un soleil, mais pour une pépite, qui se dit libre et montre au monde épouvanté l’esclavage étonné servant la liberté ! « 

(NOTE 5)

Surmontant sa fatigue, devant la statue de la Liberté, Hugo improvise ce qu’il sait être sa dernière allocution :

« Cette belle œuvre tend à ce que j’ai toujours aimé, appelé : la paix entre l’Amérique et la France – La France qui est l’Europe – Ce gage de paix demeurera permanent. Il était bon que cela fût fait ! « 


NOTES:

  1. Si la phrase figure dans le livre de la Genèse, il pourrait également se référer à Notre-Dame de Paris (1831) un roman de Victor Hugo, grand ami du sculpteur de la statue, David d’Angers. On sait par une lettre d’Hugo d’août 1832 que le poète porta à David d’Angers la huitième édition du livre. La scène la plus directement incarnée dans la statue est celle durant laquelle le personnage de Frollo converse avec deux érudits (l’un étant Louis XI déguisé) tout en désignant d’un doigt un livre et de l’autre la cathédrale en remarquant : « Ceci tuera cela », c’est-à-dire qu’un pouvoir (la presse imprimée), la démocratie, supplantera l’autre (l’Église), la théocratie, une évolution historique qu’Hugo pensait inéluctable.
  2. C’est la rencontre avec l’Asie qui va amener en Europe d’innombrables savoirs-faire techniques et découvertes scientifiques d’Orient, les plus connus étant la boussole et la poudre à canons. Tout aussi essentiel pour l’imprimerie que les caractères mobiles, le papier dont la fabrication fut mis au point en Chine à la fin de la Dynastie des Han de l’Est (vers l’année 185). Quant à l’imprimerie, à ce jour, le plus vieux livre imprimé que nous possédons est le Sûtra du Diamant, un écrit bouddhique chinois datant de 868. Enfin, c’est au milieu du XIe siècle, sous la dynastie des Song, que Bi Sheng (990-1051) inventa les caractères mobiles. Gravés dans de la porcelaine, céramique d’argile visqueuse, durcis dans le feu et assemblés dans la résine, ils révolutionnent l’imprimerie. Comme le documente le musée Gutenberg de Mayence, c’est le Coréen Choe Yun-ui (1102-1162) qui va améliorer cette technique au XIIe siècle en utilisant du métal (moins fragile), procédé que reprendra Gutenberg et ses associés. L’Anthologie des enseignements zen des grands prêtres bouddhistes (1377), également connue sous le nom de Jikji, a été imprimée en Corée, 78 ans avant la Bible de Gutenberg, et est reconnue comme le plus ancien livre à caractères métalliques mobiles existant au monde.
  3. Etienne Taillemite, Lafayette et l’abolition de l’esclavage.
  4. Victor Hugo a sans doute voulu rebondir sur les nouvelles qui lui arrivèrent d’Amérique. L’épidémie de variole du Pacifique Nord-Ouest de 1862, qui a été apportée de San Francisco à Victoria, a dévasté les peuples indigènes de la côte du Pacifique Nord-Ouest, avec un taux de mortalité de plus de 50 % sur toute la côte, de Puget Sound au sud-est de l’Alaska. Certains historiens ont décrit l’épidémie comme un génocide délibéré, car la colonie de l’île de Vancouver et la colonie de la Colombie-Britannique auraient pu la prévenir, mais ont choisi de ne pas le faire, et l’ont en quelque sorte facilitée.
  5. Victor Hugo, La civilisation extrait de Toute la lyre (1888 et 1893).
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La révolution du grec ancien, Platon et la Renaissance

Enseignement à l’Université de Bologne (Italie) avant 1400. Sans livres scolaires,
les élèves ont bien du mal à se concentrer.

Par Karel Vereycken,
peintre-graveur, zoographe, passionné d’histoire.
cet article en PDF

Des amis m’ont interrogé sur les conditions ayant conduit à la découverte de la philosophie grecque, en particulier les idées de Platon, et le rôle qu’a pu jouer la découverte du grec ancien pendant la Renaissance européenne.

On entend parfois dire que c’est à l’occasion des grands conciles œcuméniques de Ferrare et de Florence (1439) qu’en apportant avec lui les manuscrits grecs de Byzance, le cardinal Nicolas de Cues (Cusanus), avec ses amis Pléthon et Bessarion, aurait permis à l’Europe occidentale d’accéder aux trésors de la philosophie grecque, notamment en redécouvrant Platon dont les œuvres étaient perdues depuis des siècles.

C’est l’introduction par Nicolas de Cues de la vision positive de l’homme qui aurait suscité en partie la Renaissance. Comme preuve, le fait qu’après le Concile de Florence, les Médicis auraient été les premiers à financer la traduction de l’œuvre complète de Platon, une percée qui aurait permis à la Renaissance de devenir ce qu’elle est devenue.

Si tout ceci n’est pas entièrement faux, permettez-moi d’y apporter quelques précisions.

La Renaissance fut-elle le fruit du Concile de Florence ?

Coluccio Salutati, chancelier de Florence.

Pas vraiment. C’est le programme de renouveau des études grecques et hébraïques, lancé par Coluccio Salutati (1332-1406), futur chancelier de Florence, qui marqua le début du processus.

L’idée lui vient de Pétrarque et de Boccace. Avec Dante Alighieri (1265-1321), c’est sans doute le poète italien Pétrarque (1304-1374) qui incarne le mieux l’idéal qui animait les humanistes de la Renaissance.

Toute sa vie, il tenta de « retrouver le très riche enseignement des auteurs classiques dans toutes les disciplines et, à partir de cette somme de connaissances le plus souvent dispersées et oubliées, de relancer et de poursuivre la recherche que ces auteurs avaient engagée ». *

Après avoir suivi ses parents à Avignon, Pétrarque fit ses études à Carpentras où il apprit la grammaire, puis à Montpellier, la rhétorique, et enfin à Bologne, où il passa sept ans à l’école de jurisconsultes.

Cependant, au lieu d’étudier le droit qui ouvrait sur une belle carrière, Pétrarque, en secret, lira tous les classiques alors connus, notamment Cicéron et Virgile, malgré le fait que son père ait brûlé ses livres à l’occasion.

Barlaam de Seminara

L’évêque basilien Barlaam de Seminara, portant un sac d’épaule,
traverse une rivière. Haguenau, 1469. Encre et lavis sur papier.
Pétrarque

Sous le pontificat de Benoît XII, Pétrarque tenta d’acquérir les rudiments de la langue grecque grâce à un savant moine de l’ordre de Saint-Basile, Barlaam de Seminara (1290-1348), dit Barlaam le Calabrais, venu en 1339 à Avignon en tant qu’ambassadeur d’Andronic III Paléologue afin de tenter, en vain, de mettre un terme au schisme entre les Églises orthodoxe et catholique.

Philosophe, théologien et mathématicien, Barlaam, tout en ayant une connaissance limitée du grec et du latin, fut un des premiers à souhaiter que l’étude de la langue et de la philosophie grecques renaisse en Europe.

Dans son Traité sur sa propre ignorance et celle de beaucoup d’autres (1367), Pétrarque se déclara fier de ses manuscrits grecs – et de sa bibliothèque en général – et évoqua avec admiration Barlaam :

J’ai chez moi seize œuvres de Platon. Je ne sais pas si mes amis en ont jamais entendu nommer les titres […]. Et ce n’est là qu’une petite partie de l’œuvre de Platon, car j’en ai vu, de mes yeux, un grand nombre, en particulier chez le calabrais Barlaam, modèle moderne de sagesse grecque qui commença à m’enseigner le grec alors que j’ignorais encore le latin et qui l’aurait peut-être fait avec succès si la mort ne me l’eût ravi et n’eût fait obstacle à mes honnêtes projets, comme de coutume.

En 1350, c’est-à-dire deux ans après le décès de Barlaam, Pétrarque rencontra Boccace (1313-1375). Ce dernier, comme Pétrarque, se prit d’un vif amour pour le grec. Dans sa jeunesse, à Naples, il avait lui aussi rencontré Barlaam et appris quelques mots de grec, recopiant avec une émouvante maladresse des alphabets, des vers, y joignant la traduction latine et des indications de prononciation.

Le calabrais Léonce Pilate,
traducteur d’Euripide, d’Aristote et d’Homère.

Pour se remettre au grec, Boccace fit alors venir de Thessalonique un disciple de Barlaam, Léonce Pilate (mort en 1366), un personnage austère, laid et de fort mauvais caractère. Mais ce Calabrais lui expliqua l’Iliade et l’Odyssée d’Homère et lui traduisit seize dialogues de Platon. Comment se fâcher avec lui ?

Boccace le garda trois ans dans sa maison et fit créer pour lui, chose totalement nouvelle, une chaire de grec à Florence. Mais Pilate ne maîtrisait pas vraiment cette langue. Bien que se faisant passer pour un Grec de souche, l’homme n’avait qu’une maigre connaissance du grec ancien et ses traductions ne dépassèrent jamais le niveau du mot-à-mot. Quant aux leçons qu’il donna à Pétrarque, elles étaient si brutales qu’il l’en dégoûta pour toujours.

Ce qui ne l’empêchera pas, sur les instances de Boccace, de traduire l’Iliade et l’Odyssée d’Homère en latin à partir d’un manuscrit grec envoyé à Pétrarque par Nicolaos Sigeros, l’ambassadeur de Byzance à Avignon.

L’histoire étant ce qu’elle est, c’est grâce à cette traduction très imparfaite que l’Europe redécouvrit une des grandes œuvres fondatrices de sa culture !

Et sur ce terreau fragile s’élèvera une flamme qui va révolutionner le monde.

Ne fut-ce pas moi, écrit Boccace dans sa Généalogie des Dieux, qui eus la gloire et l’honneur de me servir le premier de vers grecs parmi les Toscans ? Ne fut-ce pas moi qui amenai par mes prières, Pilate à s’établir à Florence et qui l’y logeait ? J’ai fait venir à mes frais des exemplaires d’Homère et d’autres auteurs grecs alors qu’il n’en existait pas en Toscane. Je fus le premier des Italiens à qui fut expliqué, en particulier, Homère, et je le fis ensuite expliquer en public.

La chasse aux manuscrits

Le traité de Boccace, Des femmes célèbres. Il s’agit, dans la littérature européenne, de la première œuvre ne présentant que des biographies de femmes.

Ce qui importe, c’est qu’au cours de ces rencontres, Pétrarque créa un réseau culturel couvrant toute l’Europe, qui se prolongea jusqu’en Orient.

Il demanda alors à ses relations et amis, qui partageait son idéal humaniste, de l’aider à retrouver dans leur pays ou leur province, les textes latins des anciens que pouvaient posséder les bibliothèques des abbayes, des particuliers ou des villes. Au cours de ses propres voyages il retrouva plusieurs textes majeurs tombés dans l’oubli.

C’est à Liège (Belgique) qu’il découvrit le Pro Archia et à Vérone, Ad Atticum, Ad Quintum et Ad Brutum, tous de Cicéron. Lors d’un séjour à Paris, il mit la main sur les poèmes élégiaques de Properce, puis, en 1350, sur une œuvre du Quintilien. Dans un souci constant de restituer le texte le plus authentique, il soumet ces manuscrits à un minutieux travail philologique et leur apporte des corrections par rapprochements avec d’autres manuscrits. C’est ainsi qu’il recomposa la première et la quatrième décade de l’Histoire Romaine de Tite-Live à partir de fragments et qu’il restaura certains textes de Virgile.

Ces manuscrits, qu’il conserva dans sa propre bibliothèque, en sortirent par la suite sous forme de copies et devinrent ainsi accessibles au plus grand nombre. Tout en reconnaissant que « la vraie foie » manquait aux païens, Pétrarque estimait que lorsqu’on parle vertu, le vieux et le nouveau monde ne firent pas en lutte.

Le « Circolo di Santo Spirito »

Le couvent augustinien Santo Spirito de Florence.

A partir des années 1360, Boccace réunira un premier groupe d’humanistes connu sous le nom de « Circolo di Santo Spirito » (Cercle du Saint Esprit), emprunté au couvent augustinien florentin datant du XIIIe siècle.

Forme embryonnaire d’une université, son Studium Generale (reconnu en 1284) était alors au cœur d’un vaste centre intellectuel comprenant des écoles, des hospices et des réfectoires pour les indigents.

Avant son décès en 1375, Boccace, qui avait récupéré une partie de la bibliothèque de Pétrarque, léguera au couvent l’ensemble de cette précieuse collection de livres et manuscrits anciens.**

Ensuite, dans les années 1380 et au début des années 1390, un deuxième cercle d’humanistes s’y réunit quotidiennement dans la cellule du moine augustinien Luigi Marsili (1342-1394). Ce dernier, qui avait étudié la philosophie et la théologie aux universités de Paris et de Padoue, où il était déjà entré en contact avec Pétrarque en 1370, se lia rapidement d’amitié avec Boccace.

En fréquentant à partir de 1375 le Cercle du Saint Esprit, le futur chancelier de Florence Coluccio Salutati (1332-1406) s’éprit à son tour d’un amour infini pour les études grecques.

En invitant à Florence le savant grec Manuel Chrysoloras (1355-1415) pour y enseigner le grec ancien, c’est Salutati qui donnera l’impulsion décisive conduisant à la fin du schisme entre l’Orient et l’Occident et donc à l’unification des Églises, consacrée lors du Concile de Florence de 1439.

Un siècle avant Salutati, le philosophe et scientifique anglais Roger Bacon (1214-1294), un moine franciscain résidant à Oxford, auteur d’une de l’une des premières grammaires grecques, appela déjà de ses vœux une telle « révolution linguistique ».

Comme le précise Dean P. Lockwood dans son article Roger Bacon’s Vision of the Study of Greek (1919) :

« De toute évidence, le grec ancien était la clé de voûte du grand entrepôt des connaissances antiques, l’hébreu et l’arabe étant les deux autres. En outre, nous ne devons pas oublier qu’à l’époque de Bacon, la supériorité des anciens était un fait incontestable. Le monde moderne a surpassé les Grecs et les Romains dans d’innombrables domaines ; les penseurs médiévaux se rapprochaient encore du standard hellénique.« Trois choses étaient claires pour Roger Bacon : la nécessité de maîtriser la langue grecque, l’ignorance qu’on avait de cette langue à son époque et aussi, l’occasion réelle de pouvoir l’acquérir. On peut dire la même chose de l’hébreu, mais Bacon faisait passer, à juste titre, le grec en premier. Le programme de Bacon était simple :
1. Rechercher les Grecs byzantins natifs résidant en Europe, de préférence des grammairiens. Ils sont très peu nombreux, bien sûr, mais on peut les trouver dans les monastères grecs du sud de l’Italie.
2. A partir de ceux-ci et de toute autre source disponible, retrouver des livres en grec ancien. Si l’on réalisait ce programme, Bacon prophétisa avec confiance que les résultats ne se feraient pas attendre ».

Leonardo Bruni

Leonardo Bruni (manuscrit du XVe siècle).

Manuel Chrysoloras arriva à Florence à l’hiver 1397, un événement qui apparaîtra comme une nouvelle grande opportunité selon l’un de ses élèves les plus célèbres, le savant humaniste Leonardo Bruni (1369-1444). Celui-ci occupera le poste de chancelier de Florence lors du Concile qu s’y déroula. Bruni disait qu’il y avait beaucoup de professeurs de droit, mais que personne n’avait étudié le grec ancien en Italie du Nord depuis 700 ans.

En faisant venir Chrysoloras à Florence, Salutati permit à un groupe de jeunes, dont Bruni et Vergerio, la lecture d’Aristote et de Platon en grec original.

Aristote (la Logique) contre Platon (la Dialectique),
bas-relief de Luca della Robbia.

Jusque-là, en Europe, les chrétiens connaissaient les noms de Pythagore, Socrate et Platon par leurs lectures des pères de l’Eglise : Origène, Saint-Jérôme et Saint Augustin. Ce dernier, dans sa Cité de Dieu, n’hésite pas à affirmer que les « platoniciens », c’est-à-dire Platon et ceux qui ont assimilé son enseignement (Plato et qui eum bene intellexerunt), étaient supérieurs à tous les autres philosophes païens.

Comme nous l’avons démontré ailleurs, notamment dans notre étude sur Raphaël et l’École d’Athènes, c’est en grande partie la démarche philosophique optimiste et prométhéenne de Platon, pour qui la connaissance provient avant tout de la capacité d’hypothèse et non pas du simple témoignage des sens, comme le prétend Aristote, qui fournit la sève permettant à l’arbre de la Renaissance d’offrir à l’humanité tant de fruits merveilleux.

Le témoignage suivant, de l’imprimeur français Etienne Dolet, mort sur le bûcher à Paris en 1546, révèle bien que pour les humanistes, il s’agissait d’un projet civilisationnel décidé à faire reculer la barbarie en élevant l’homme « au-dessus de l’animal par son âme ».

Le cercle d’Ambrogio Traversari

Buste d’Ambrogio Traversari au couvent Sainte-Marie-des-Anges.

L’élève le plus célèbre de Chrysoloras fut Ambrogio Traversari (1386-1439) qui devint général de l’ordre des Camaldules. Aujourd’hui honoré comme un saint par son ordre, Traversari fut l’un des premiers à conceptualiser le type « d’humanisme chrétien » que promouvront le Cusain et plus tard Erasme de Rotterdam (qui forgea le concept de « Saint-Socrate » en unissant Platon aux Saintes Ecritures et aux Pères de l’Eglise), ainsi que celui qui se considérait comme son disciple, le bouillonnant François Rabelais.

Traversari, l’un des principaux organisateurs du Concile de Florence, fut également le protecteur personnel du grand peintre de la Renaissance Piero della Francesca et l’architecte du Dôme Filippo Brunelleschi.

Le couvent florentin Sainte-Marie-des-Anges.

Selon Vespasiano de Bisticci, l’historien de la cour d’Urbino, Traversari animait des séances de travail hebdomadaires sur Platon et la philosophie grecque au couvent florentin Sainte-Marie-des-Anges avec la fine fleur de l’humanisme européen dans le domaine des lettres, de la théologie, de la science, de la politique, de l’aménagement des villes et des territoires, de l’éducation et des beaux-arts. Parmi eux :

  • Le cardinal-philosophe allemand Nicolas de Cues ;
  • Paolo dal Pozzo Toscanelli, le célèbre médecin et cartographe, lui aussi ami et protecteur de Piero della Francesca et de Léonard de Vinci ;
  • L’érudit collectionneur de manuscrits Niccolò Niccoli, conseiller de Côme l’ancien, héritier de l’empire industriel et financier des Médicis. Considéré à l’époque comme l’homme le plus riche d’Occident, il fut l’un des mécènes du sculpteur Donatello ;
  • Aeneas Sylvius Piccolomini, le futur pape humaniste Pie II ;
  • Le secrétaire apostolique du pape Innocent VII puis de ses trois successeurs, Leonardo Bruni, élève de Chrysoloras. Il succèdera à Coluccio Salutati à la chancellerie de Florence (1410-1411 et 1427-1444).
  • L’homme d’Etat italien Carlo Marsuppini, passionné de l’Antiquité grecque et successeur de Bruni, à sa mort en 1444, au poste de chancelier de la République de Florence.
  • Le philosophe, antiquaire et écrivain Poggio Bracciolini. Après avoir conseillé pas moins de neuf papes (!), il est nommé chancelier de la République de Florence suite à la mort de Marsuppini en 1453 ;
  • L’homme politique et ambassadeur Gianozzi Manetti. Amoureux du grec ancien et de l’hébreu, son cercle comprend Francesco Filelfo, Palla Strozzi et Lorenzo Valla. Valla ;

Manuel Chrysoloras à Florence

L’érudit grec Manuel Chrysoloras,
dessin de Paolo Uccello.

Chrysoloras ne resta que quelques années à Florence, de 1397 à 1400. Tout comme à Bologne, Venise et Rome, il y enseigna les rudiments du grec ancien. Parmi les nombreux jeunes qui profiteront de ses cours, plusieurs de ses élèves comptèrent parmi les figures les plus marquantes du renouveau des études grecques dans l’Italie de la Renaissance.

Outre Leonardo Bruni et Ambrogio Traversari, on compte parmi eux Guarino da Verona et le banquier florentin Palla Strozzi (1372-1462), par la suite l’ami et protecteur du sculpteur et traducteur Lorenzo Ghiberti). A noter, le fait que Strozzi prit à sa charge une partie du traitement de Chrysoloras et fit venir de Constantinople et de Grèce les livres nécessaires à l’enseignement nouveau.

Chrysoloras se rendit à Rome à l’invitation de Bruni, à l’époque secrétaire du pape Grégoire XII. En 1408, le savant grec fut envoyé à Paris par l’empereur Manuel II Paléologue (1350-1425) pour une importante mission. En 1413, choisi pour y représenter l’Église d’Orient, il se rendit également en Allemagne pour une ambassade auprès de l’empereur Sigismond, dont l’objet est de décider du lieu du Concile sur l’union des églises, qui se tiendra à Constance en 1415.

Chrysoloras a traduit en latin les œuvres d’Homère et La République de Platon. Son Erotemata (Questions-réponses), qui fut la première grammaire grecque de base employée en Europe occidentale, circula d’abord sous forme de manuscrit avant d’être publiée en 1484.

Réimprimée à de multiples reprises, elle connut un succès considérable non seulement auprès de ses élèves à Florence, mais également auprès des humanistes les plus éminents de l’époque, dont Thomas Linacre à Oxford et Erasme lorsqu’il résida à Cambridge. Son texte devint le manuel de base des élèves du fameux « Collège Trilingue » créé en 1515 par Erasme à Louvain en Belgique.

Un cercle d’étude à la Renaissance.

Traversari rencontra Chrysoloras à l’occasion des deux séjours qu’il fit à Florence pendant l’été 1413, puis en janvier-février 1414, et le vieux lettré byzantin fut impressionné par la culture bilingue du jeune moine. Il lui adressera une longue lettre philosophique en grec sur le thème de l’amitié. Ambrogio lui-même exprima dans ses lettres la plus grande considération pour Chrysoloras et son émotion pour la bienveillance qu’il lui avait témoigna.

Notons également que le riche érudit humaniste Niccolò Niccoli, grand collectionneur de livres, ouvrit sa bibliothèque à Traversari et le mit en relation avec les cercles érudits de Florence (notamment Leonardo Bruni, et aussi Côme de Médicis dont il était le conseiller), de Rome et de Venise.

En 1423, le pape Martin V envoie deux lettres, l’une au prieur du couvent Sainte-Marie-des-Anges, le Père Matteo, l’autre à Traversari lui-même, exprimant son soutien au grand développement des études patristiques dans cet établissement, et tout particulièrement au travail de traduction des Pères grecs mené par Traversari.

Le pape avait en vue les négociations qu’il allait mener avec l’Église grecque : début 1423, son légat Antoine de Massa rapporta de Constantinople plusieurs manuscrits grecs qu’il confia à Traversari pour traduction : notamment l’Adversus Græcos de Manuel Calécas, et pour les classiques les Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, qui ne sera longtemps diffusé que dans la traduction latine de Traversari.

C’est suite à ce travail que Traversari manifesta son intérêt à voir résolu le schisme entre les Eglises latine et grecque. Fin 1423, Niccolò Niccoli procura à Traversari un vieux volume contenant tout le corpus des anciens canons ecclésiastiques. Le savant moine exprima dans sa correspondance avec l’humaniste son enthousiasme de pouvoir se plonger dans la vie de l’Église chrétienne antique alors unie. Sur sa lancée il traduira en grec une longue lettre du pape Grégoire le Grand aux prélats d’Orient.

Bessarion et Pléthon furent-ils les premiers à introduire l’ensemble de l’œuvre de Platon en Europe ?

Giovanni Aurispa, traducteur de Platon.

Pas vraiment. Si Jean Bessarion (1403-1472) apporta effectivement en 1437 sa propre collection des « œuvres complètes de Platon » à Florence, elles avaient déjà été introduites plus tôt en Italie, notamment en 1423 par le Sicilien Giovanni Aurispa (1376-1459), le précepteur de Lorenzo Valla (un autre collaborateur du Cusain, avec lequel il dénonça la fraude de la « Donation de Constantin » et dont les travaux influenceront fortement Erasme). 

En 1421, Aurispa, travaillant avec Traversari, fut envoyé par le pape Martin V afin de servir de traducteur au marquis Gianfrancesco Gonzaga, en mission diplomatique auprès de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue. Sur place, Aurispa gagna la faveur du fils et successeur de l’empereur, Jean VIII Paléologue (1392-1448), qui fit de lui son secrétaire. Deux ans plus tard, Aurispa accompagnera l’empereur byzantin dans une mission à la cour d’Europe.

Jean VIII Paléologue, ici représenté comme le roi Balthazar,
fresque de Benozzo Gozzoli.

Le 15 décembre 1423, 16 ans avant le Concile de Florence de 1439, Aurispa arriva à Venise avec la plus grande et la plus belle collection de textes grecs à pénétrer en Occident ; donc avant ceux apportés par Bessarion.

En réponse à une lettre de Traversari, il précisa avoir ramené 238 manuscrits. Ceux-ci contenaient toutes les œuvres de Platon, dont la plupart jusqu’alors n’étaient connues que très partiellement ou pas du tout en Occident, à quelques exceptions près. Par exemple, en Sicile, dès 1160, Henri Aristippe de Calabre (1105-1162) avait traduit en latin le Phèdre et le Ménon, deux dialogues de Platon.

Le virus du néo-platonisme

Les authentiques platoniciens (tels que Pétrarque, Traversari, Nicolas de Cues ou Erasme), s’opposèrent avec force aux « néo-platoniciens » (tels que Plotin, Proclus, Jamblique, le Ficin et autres Pic de la Mirandole) dont l’influence suscitera ce que l’on peut et doit appeler une « contre-Renaissance ».

Quelques siècles plus tard, le philosophe humaniste Leibniz mettra lui aussi fortement en garde contre les « néo-platoniciens » et exigera que l’on étudie Platon dans ses écrits originaux plutôt qu’à travers ses commentateurs, aussi brillants soient-ils :

« Non ex Plotino aut Marsilio Ficino, qui mira semper et mystica affectantes diceren tanti uiri doctrinam corrupere. » Il faut étudier Platon, dit-il, « mais non pas Plotin ou le Ficin, qui, en s’efforçant toujours de parler merveilleusement et mystiquement, corrompent la doctrine d’un si grand homme. »

Examinons maintenant, dans ce contexte, la figure de Pléthon, qui estimait que Platon et Aristote pouvaient jouer chacun leur propre rôle.

George Gemistos Pléthon,
fresque de Benozzo Gozzoli.

George Gemistos « Pléthon » (1355-1452), fut un disciple du neo-platonicien radical Michael Psellos (1018-1080).

Vers 1410, Gemistos ouvrit son académie « néo-platonicienne » à Mistra (près du site de l’ancienne Sparte) et ajouta « Pléthon » à son nom pour ressembler à Platon. A part Platon, il admirait aussi Pythagore et les « Oracles chaldéens », qu’il attribua à Zoroastre.

Alors que la plupart des écrits de Pléthon, soupçonné d’hérésie, furent brûlés, une partie de son œuvre finira entre les mains de son ancien élève, le cardinal Jean Bessarion. Ce dernier, avant de mourir, légua sa vaste collection de manuscrits et de livres à la bibliothèque Saint-Marc de Venise (ville où résidaient plus de 4000 Grecs). Parmi ces livres et manuscrits se trouvait le Résumé des Doctrines de Zoroastre et de Platon. Ce texte, un mélange de croyances polythéistes et d’éléments néo-platoniciens, était un résumé que Pléthon avait écrit en partant de l’œuvre de Platon, Les Lois.

Jean Bessarion, ce véritable humaniste qui participa au Concile de Ferrare (1437) et de Florence (1439), en tant que représentant des Grecs et a signa le décret de l’Union, il s’en tint au principe :

« J’honore et respecte Aristote, j’aime Platon » (colo et veneror Aristotelem, amo Platonem).

Pour lui, la pensée platonicienne ne serait acceptable pour le monde latin (Occident) que lorsqu’elle obtiendrait le même droit que la pensée aristotélicienne en apparaissant comme une interprétation irénique de l’aristotélisme, sans être en contradiction avec le christianisme.

Les Médicis financèrent-ils un programme intensif pour traduire les œuvres de Platon ?

Côme de Médicis.

En 1397, le banquier et industriel Giovannni « di Bicci » de’ Medici (1360-1429) fonda la Banque des Médicis. Giovanni possédait deux manufactures de laine à Florence et fut membre de deux guildes : l’Arte della Lana et l’Arte del Cambio. En 1402, il fut l’un des juges du jury qui sélectionna le projet du sculpteur Lorenzo Ghiberti pour les magnifiques bas-reliefs en bronze des portes du Baptistère de Florence.

En 1418, Giovanni di Bicci, souhaitant doter les Medicis de leur propre église familiale, confia à Filippo Brunelleschi, futur réalisateur du Duomo, la fameuse coupole de la cathédrale de Santa Maria del Fioro, le Duomo, le soin de transformer radicalement l’église basilique de San Lorenzo et chargea Donatello de réaliser les sculptures.

Politiquement, la puissante famille des Médicis, actifs dans la finance et l’industrie textile, n’accéda au pouvoir qu’en 1434, trois ans avant le Concile de Florence alors que la Renaissance battait déjà son plein.

Certes, le fils et héritier de Giovanni di Bicci, Cosimo (Côme) di Medici (1389-1464), connu comme l’homme le plus riche de son siècle, fut si enthousiasmé par les paroles de Pléthon qu’il acquit une bibliothèque complète de manuscrits grecs. Il lui acheta également un ensemble de 24 dialogues de Platon, ainsi qu’un exemplaire du Corpus Hermeticum d’Hermès Trismégiste l’Égyptien (entre 100 et 300 après JC.), trouvé en Macédoine par un moine italien, Leonardo de Pistoia.

Cosimo songea à faire traduire du grec ancien au latin la totalité des œuvres de Platon. Cependant, comme nous l’avons déjà dit, Leonardo Bruni (1369-1444), chancelier de la république florentine de 1427 à 1444, avait déjà traduit bien avant une grande partie des œuvres de Platon du grec ancien vers le latin.

Cosimo choisit comme traducteur Marsilio Ficino (1433-1499), le fils de son médecin personnel, âgé seulement de cinq ans au moment du Concile de Florence en 1439. Ayant de sérieux doutes sur les capacités du Ficin lorsque ce dernier lui offre en 1456 sa première traduction, Les institutions platoniques, Cosimo lui demanda de ne pas publier cet ouvrage et d’apprendre d’abord la langue grecque… que le Ficin apprit auprès du savant byzantin Jean Argyropoulos (1395 -1487), un élève aristotélicien de Bessarion.

Avancé en âge et gagné par la corruption, Cosimo lui donna finalement le poste. Il lui alloue une bourse annuelle, les manuscrits nécessaires et une villa à Careggi, un quartier de Florence, où le Ficin fonda son « Académie platonicienne » avec une poignée d’adeptes, parmi lesquels Angelo Poliziano (1454-94), Jean Pic de la Mirandole (1463-1494) et Cristoforo Landino (1424-1498).

Marsilio Ficino (à gauche) avec ses disciples.

L’Académie du Ficin, reprenant (comme il le dit lui-même) l’ancienne tradition néo-platonicienne de Plotin et de Porphyre organisait chaque année, le 7 novembre, un banquet cérémonial « négligé depuis mille deux cents ans ». Cette date correspondait, selon lui, à la fois à l’anniversaire de Platon et de sa mort.

Après le dîner, les participants lisaient le Symposium de Platon, puis chacun d’entre eux commentait l’un des discours de l’œuvre. Il s’agissait de démonstrations sans véritable dialogue et dépourvus de l’essence de toute vraie dialectique socratique : l’ironie.

En outre, il est à noter que la plupart des réunions de l’Académie du Ficin avaient lieu en présence de l’ambassadeur de Venise à Florence, en particulier le puissant oligarque Bernardo Bembo (1433-1519), père du cardinal « poète » Pietro Bembo, plus tard conseiller spécial du pape guerrier, le génois Jules II.

C’est cette alliance formée par la famille des Médicis, de plus en plus dégénérée, des Vénitiens et des néo-platoniciens qui permit de consolider une emprise oligarchique sur l’Église catholique romaine.

Les Médicis eurent peu de considération pour Léonard de Vinci dont ils jugeaient trop lente l’exécution de ses œuvres et ses fresques défaillantes techniquement. Déçu de n’obtenir aucune commande de la part du pape, Léonard se rendit en France où le roi François Ier l’attendait.

Giorgio Vasari, peintre médiocre, fut l’homme orchestre des Médicis. Dans sa Vies des peintres, il répandit le mythe que la Renaissance fut le bébé quasi-exclusif des ses employeurs.

Soulignons également qu’avant de traduire les œuvres de Platon, et à la demande expresse de Cosimo, le Ficin traduira d’abord (en 1462) les Hymnes orphiques, les Dictons de Zoroastre et le Corpus Hermeticum d’Hermès Trismégiste.

Ce n’est qu’en 1469 (trente ans après le Concile de Florence) que le Ficin achèvera ses traductions de Platon après une dépression nerveuse en 1468, décrite par ses contemporains comme une crise de « profonde mélancolie ».

En 1470, sous le titre plagié de Proclus, le Ficin écrivit sa Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes. Bien que complètement gagné au néo-platonisme ésotérique, il devint prêtre en 1473 et écrira son Livre de la religion chrétienne sans renoncer à sa vision païenne néo-platonicienne, puisqu’il entreprit alors toute une nouvelle série de traductions des néo-platoniciens d’Alexandrie : les cinquante-quatre livres des Ennéades de Plotin ainsi que les œuvres de Porphyre et de Proclus.

Le Ficin, dans ses « Cinq questions concernant l’esprit », s’attaqua explicitement à la conception prométhéenne de l’homme :

Rien n’est plus déraisonnable que l’homme qui, par la raison, est le plus parfait de tous les animaux, non, de toutes les choses du ciel, le plus parfait, dis-je, par rapport à cette perfection formelle qui nous est donnée dès le commencement, que l’homme, également par la raison, devrait être le moins parfait de tous par rapport à cette perfection finale pour laquelle la première perfection est donnée. Cela semble être celui du plus malheureux Prométhée. Instruit par la sagesse divine de Pallas, il a pris possession du feu céleste, c’est-à-dire de la raison. C’est à cause de cette possession, sur le plus haut sommet de la montagne, c’est-à-dire à la place la plus élevée de la contemplation, qu’il est à juste titre jugé le plus misérable de tous, car il est rendu misérable par le rongement continuel du plus vorace des vautours, c’est-à-dire par le tourment de l’enquête… 

(…) Que disent les philosophes de ces choses ? Certainement que les Mages, disciples de Zoroastre et d’Ostanès, affirment quelque chose de similaire. Ils disent que, à cause d’une certaine vieille maladie de l’esprit humain, tout ce qui est très malsain et difficile nous arrive…

L’Académie néo-platonicienne florentine, soutenue par le flamboyant Lorenzo de Médicis (1449-1492) dit « Laurent le Magnifique », ne fut jamais à l’origine d’une quelconque Renaissance. Bien au contraire, elle servira d’opération « delphique » : défendre Platon pour mieux le détruire ; le louer en des termes tels qu’il en devienne discrédité.

Et surtout détruire l’influence de Platon en opposant la religion à la science, à un moment où Nicolas de Cues et ses partisans réussirent à fertiliser l’une avec la semence de l’autre. N’est-il pas étrange que le nom du Cusain n’apparaisse pas une seule fois dans les œuvres du Ficin ou de Pic de la Mirandole, si érudits ?

Infecté par ce néo-platonisme ésotérique, Thomaso Inghirami (1470-1516), le bibliothécaire en chef du pape Jules II, n’accomplira rien d’autre que cela en dictant au peintre Raphaël le contenu des Stanze (chambres) au Vatican quelques décennies plus tard.

La « mélancolie » néo-platonicienne, que l’ami d’Erasme, le peintre-graveur Albrecht Dürer, prendra comme thème de sa célèbre gravure, deviendra la matrice philosophique des romantiques, des symbolistes et de l’école dite moderne.

Quant à la révolution que susciteront les études grecques dans les sciences, j’ai eu l’occasion d’expliquer la question dans mon texte « 1512-2012 : De la cosmographie aux cosmonautes, Gérard Mercator et Gemma Frisius ».

Humanistes et traducteurs

Pour conclure, voici une courte liste de traducteurs (il en manque certainement) et des langues étrangères qu’ils maîtrisaient.

Remercions-les pour tout ce qu’ils nous ont apporté. Sans eux, l’homme n’aurait certainement pas pu poser le pied sur la Lune !

  • Cicéron, 106-43 av. JC. : italien, latin et grec ;
  • Philon d’Alexandrie, vers 20 av. JC- 45 apr. JC : hébreu, grec ;
  • Origène, v. 185-v. 253 après JC. : grec, latin ;
  • Saint Jérôme (de Stridon), 342-420 : italien, latin et grec ;
  • Boèce, 477-524 : italien, latin et grec ;
  • Bède le Vénérable, 672-735 : anglais, latin, grec et hébreu ;
  • Charlemagne, 742-814, parlait couramment le latin et connaissait le grec, l’hébreu, le syriaque et l’esclavon (l’ancien serbo-croate) ;
  • Jean Scot Erigène, 800-876 : irlandais, grec, arabe et hébreu ;
  • Hunayn ibn Ishaq, 809-873 : arabe, syriaque, persan et grec ;
  • Thabit ibn Qurra, 826-901 : syriaque, arabe et grec ;
  • Al-Fârâbi, 872-950 : farsi, sogdien et grec ;
  • Al-Biruni, 973-1048, chorasmien, farsi, arabe, syriaque, sanskrit, hindi, hébreu et grec ;
  • Héloïse, 1092-1141 : français, latin, grec et hébreu ;
  • Hugues de Saint Victor, 1096-1141 : français, latin, grec ;
  • Constantin l’Africain, XIe siècle. : arabe, latin, grec et italien ;
  • Jean Sarrazin, XIIe siècle : latin et grec ;
  • Henri Aristippe, 1105-1162 : italien, latin et grec ;
  • Gérard de Crémone, 1114-1187 : Italien, latin et arabe ;
  • Robert Grosseteste, 1168-1253 : anglais, latin et grec;
  • Michael Scot, 1175-1232 : écossais, latin, grec, hébreu et arabe;
  • Moïse de Bergame, XIIe siècle : italien, latin et grec ;
  • Burgundio de Pise, XIIe siècle : italien, latin et grec ;
  • Jacques de Venise, mort après 1147 : italien, latin et grec ;
  • Roger Bacon, 1214-1294 : anglais, latin, grec, hébreu, arabe et chaldéen ;
  • Guillaume de Moerbeke, 1215-1286 : flamand, latin et grec ;
  • Raymond Lulle, 1232-1315 : catalan, latin et arabe ;
  • Dante Alighieri, 1265-1321 : italien et latin
  • Léonce Pilate, (?-1366) : italien, latin et grec ;
  • Francesco Pétrarque, 1304-1374 : Italien, latin et notions de grec ;
  • Giovanni Boccaccio (Bocace), 1313-1375 : italien, latin et notions de grec ;
  • Coluccio Salutati, 1331-1406 : italien et latin ;
  • Geert Groote, 1340-1384 : néerlandais, latin, grec et hébreu ;
  • Florens Radewijns, 1350-1400 : néerlandais et latin ;
  • Manuel Chrysoloras, 1355-1415 : grec, latin et italien ;
  • Jacopo d’Angelo, 1360-1410, italien, latin, grec ;
  • Georgius Gemistus Pléthon, 1360-1452 : grec ;
  • Pier Paolo Vergerio (l’Ancien), 1370-1445 : italien, latin et grec ;
  • Leonardo Bruni, 1370-1441 : italien, latin, grec, hébreu et arabe ;
  • Guarino Guarini (de Vérone), 1370-1460 : italien, latin et grec ;
  • Palla di Onorio Strozzi, 1372-1462 : italien, latin et grec ;
  • Giovanni Aurispa, 1376-1459 : italien, latin et grec ;
  • Vittorino da Feltre, 1378-1446 : italien, latin et grec ;
  • Poggio Bracciolini, 1380-1459 : italien, latin et grec ;
  • Ambrogio Traversari, 1386-1439 : italien, latin et grec ;
  • Gianozzo Manetti, 1396-1459 : italien, latin, grec et hébreu ;
  • Jean Argyropoulos, 1395-1487 : grec, italien et latin ;
  • Georges de Trébizonde, 1396-1472 : grec, latin et italien ;
  • Tommaso Parentucelli (pape Nicolas V), 1397-1494 : italien et latin ;
  • Francesco Filelfo, 1398-1481 : Italien, latin et grec ;
  • Carlo Marsuppini, 1399-1453 : italien, latin et grec ;
  • Théodore de Gaza, 1400-1478 : grec et latin ;
  • Jean Bessarion, 1403-1472 : grec, latin et italien ;
  • Lorenzo Valla, 1407-1457 : italien, latin et grec ;
  • Nicolas de Cues, 1401-1464 : allemand, latin, grec et hébreu ;
  • John Wessel Gansfoort, 1419-1489 : néerlandais, latin, grec et hébreu ;
  • Georg von Peuerbach, 1423-1461 : allemand, latin et grec ;
  • Démétrios Chalcondyle, 1423-1511 : grec et latin ;
  • Marcilio Ficino, 1433-1499 : italien, latin et grec ;
  • Constantin Lascaris, 1434-1501 : grec, latin, italien ;
  • Regiomontanus, 1436-1476 : allemand, latin et grec ;
  • Alexander Hegius, 1440-1498 : néerlandais, latin et grec ;
  • Rudolf Agricola, 1444-1485 : néerlandais, latin, grec et hébreu ;
  • Janus Lascaris, 1445-1535 : grec et latin ;
  • William Grocyn, 1446-1519, anglais, latin et grec ;
  • Angelo Poliziano, 1454-1494 : italien, latin et grec ;
  • Johannes Reuchlin, 1455-1522 : allemand, latin, grec et hébreu ;
  • Thomas Linacre, 1460-1524 : anglais, latin et grec ;
  • Erasme de Rotterdam, 1467-1536 : néerlandais, français, latin et grec ;
  • Guillaume Budé, 1467-1540 : français, latin et grec ;
  • William Latimer, 1467-1545 : anglais, latin et grec ;
  • Willibald Pirckhimer, 1470-1530 : allemand, latin et grec ;
  • Marcus Musurus, 1470-1517, italien, latin et grec ;
  • Thomas More, 1478-1535 : anglais, latin et grec ;
  • Pietro Bembo, 1470-1547 : italien, latin et grec ;
  • Jérôme Aléandre, 1480-1542, italien, latin et grec;
  • François Rabelais, 1483-1553 : français, latin et grec ;
  • Germain de Brie, 1490-1538 : français, latin et grec;
  • Juan Luis Vivès, 1492-1540 : espagnol, latin, grec et hébreu.

* * * * *

NOTES :
*A. Artus et M. Maynègre, La Fontaine de Pétrarque, n° spécial consacré au 700e anniversaire de la naissance de François Pétrarque, Avignon, 2004.
**Dans son testament du 28 août 1374, Boccace avait prédisposé qu’à sa mort (advenue le 21 décembre 1375), une partie de sa riche bibliothèque (l’essentiel des textes latins et grecs, à l’exclusion donc des œuvres en langue vernaculaire) aille en héritage au frère augustin Martino da Signa et que celui-ci, à sa propre mort (survenue en 1387), la lègue intégralement à son institution d’appartenance, le couvent de Santo Spirito à Florence.

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Raphaël 1520-2020 : ce que nous apprend « L’Ecole d’Athènes »

A l’occasion du cinq-centième anniversaire de la mort du peintre italien Raffaello Sanzio da Urbino (1483-1520), plusieurs expositions mettent à l’honneur cet artiste, notamment à Rome, Milan, Urbino, Belgrade, Washington, Pasadena, Londres, ou encore à Chantilly en France. Mais que sait-on réellement de l’intention et du sens de son œuvre ?

Introduction

Raphaël : tête d’un jeune garçon.

Il est incontestable que, dans la conscience collective occidentale, Raphaël, aux côtés de Michel-Ange et Léonard de Vinci, s’érige comme un des artistes les plus géniaux incarnant sans doute le mieux la « Renaissance italienne ».

Bien que mort à l’âge de 37 ans, Raphaël a pu dévoiler au monde son immense talent, en particulier en réalisant, entre 1509 et 1511, plusieurs fresques monumentales au Vatican, la plus célèbre d’entre elles, longue de 7,7 mètres et haute de 5 mètres, est connue sous le nom de L’Ecole d’Athènes.

Le spectateur se trouve à l’intérieur d’un édifice réunissant la pensée de l’humanité toute entière : unis dans un espace hors du temps, une cinquantaine de philosophes, de mathématiciens et d’astronomes de tous les âges s’y rencontrent pour échanger sur leur vision de l’homme et de la nature.

L’image puissante que dégage cette fresque incarne tellement « l’idéal » d’une République démocratique, qu’en France, lors de la révolution de février 1848, le tableau représentant Louis Philippe – suspendu derrière le Président de l’Assemblée nationale – fut décroché et remplacé par une copie de la fresque de Raphaël, sous la forme d’une tapisserie de la Manufacture des Gobelins, réalisée entre 1683 et 1688 à la demande de Jean-Baptiste Colbert, fondateur de notre propre Académie des Sciences.

Ensuite, en France, est apparue l’idée que Raphaël, « le Prince des peintres », incarne « l’artiste ultime ». Bien mieux que Rubens ou le Titien, Raphaël aurait su réaliser la subtile « synthèse » entre « la grâce divine » d’un Léonard de Vinci et la « puissance sourde » d’un Michel-Ange. Qui dit mieux ? Une observation vraie tant qu’on se penche uniquement sur la pureté des « formes » et donc du « style ». Adoré ou détesté, Raphaël fut érigé en modèle à imiter par tout jeune talent fréquentant nos Académies des Beaux-Arts.

Tout ceci a contribué au fait que depuis cinq siècles, artistes, historiens et connaisseurs n’ont cessé de commenter et souvent s’affronter, non pas sur l’intention ou le sens des œuvres de l’artiste, mais sur son style ! A la manière de certains de nos contemporains qui adorent Star Wars sans prêter attention à l’idéologie que, sournoisement, cette série véhicule…

Pour ces historiens-là, « l’iconographie », cette branche de l’histoire de l’art qui s’intéresse aux sujets représentés, aux interprétations possibles des compositions à partir de détails particuliers, n’était vraiment utile que pour apprécier la peinture « plus primitive », c’est-à-dire celle des « Écoles du Nord »…

On sait bien, surtout en France, qu’une fois que la « forme » prend l’apparence de la perfection, peu importe le contenu ! Tel ou tel écrivain raconte des horreurs abjectes, mais « c’est tellement bien écrit ! »

La bonne nouvelle, c’est que depuis une vingtaine d’années, une poignée d’historiens et surtout d’historiennes d’art de premier plan, ont entrepris et publié de nouvelles recherches.

Je pense en particulier à Marcia Hall (Temple University), Ingrid D. Rowland (Université de Chicago), le révérend Timothy Verdon (Florence et Stanford), l’historien jésuite John William O’Malley et surtout à Christiane L. Joost-Gaugier. Son livre Raphael’s Stanza della Signatura, Meaning and Invention (Cambridge University Press, 2002), que j’ai pu lire grâce au confinement, m’a permis d’ajuster certaines pistes et intuitions que j’avais résumées en 2000 dans une note, avouons-le, assez brouillonne.

Si mon travail se résumait à tenter de donner un peu de cohérence à ce qui se trouve dans le domaine public, par un travail d’archives assidu au Vatican et ailleurs, ces historiennes, pour qui ni le latin ni le grec n’ont de secrets, ont largement contribué à éclaircir le contexte politique, philosophique, culturel et religieux ayant concouru à la genèse de cette œuvre.

Enrichi par ces lectures j’ai tenté ici, de façon méthodique, de « rendre lisible », ce qui est considéré, avec raison, comme l’œuvre majeure de Raphaël, L’Ecole d’Athènes.

Au lieu de commenter d’emblée les figures, j’ai choisi d’abord de brosser quelques arrières-plans servant d’autant de « clés » pour pénétrer cette œuvre. Car, pour déceler les intentions et les sentiments du peintre, il est indispensable de pénétrer l’esprit de l’époque qui a engendré celui de l’artiste : enjeux politiques et économiques, héritage culturel de Rome et de l’Église, gros plan sur le pape qui a commandité l’œuvre, convictions philosophiques des conseillers ayant dictés la thématique de l’œuvre, etc.

Toutefois, si tout ceci vous semble trop fastidieux, ou si vous mourez d’impatience de simplement vous familiariser avec l’œuvre, rien ne vous empêche de faire quelques aller-retours entre le décryptage des fresques en fin d’article et la contextualisation qui les précède.

Faire le ménage dans nos têtes

Vue générale de deux des quatre fresques de Raphaël décorant la Chambre de la signature.

Pour voir le monde tel qu’il est, essuyons nos lunettes et cessons de regarder la teinte de nos verres. Car comme souvent, ce qui « empêche » le spectateur de pénétrer une œuvre, d’en voir l’intention et le sens, ce n’est pas ce que voient ses yeux en tant que tel, mais les idées préconçues qu’il a. Apprendre à voir commence généralement par bousculer quelques-unes de nos idées préconçues.

1. Ce n’est pas un tableau ! Depuis le XVIe siècle, nous Européens, raisonnons en termes de « tableau de chevalet ». L’artiste peint sur un support, un panneau en bois ou une toile, que le commanditaire accroche ensuite au mur. Or, L’Ecole d’Athènes, en tant que telle, n’est pas « un tableau » de ce type, mais simplement, au sens strict, un « détail » de ce qu’on appellerait aujourd’hui, « une installation ». Je m’explique. Ce qui constitue l’œuvre ici, c’est l’ensemble des fresques et décorations couvrant aussi bien le plafond, le sol que les quatre parois de la pièce ! On va vous les expliquer. Le spectateur se trouve, en quelque sorte, à l’intérieur d’un cube que l’artiste a cherché à faire apparaître comme une sphère. De sorte que vouloir « expliquer » le sens de L’Ecole d’Athènes, de façon isolée du reste et sans démontrer les liens thématiques et symboliques qui relient ce « détail » à l’iconographie des autres parois, n’est pas seulement un exercice futile mais relève de l’incompétence.

2. Erreur de titre ! Ni lors de sa commande, ni lors de sa réalisation, la fresque n’a porté le nom Ecole d’Athènes. Son nom n’apparaît qu’ultérieurement. Tout indique que l’ensemble de la pièce devait exprimer une harmonie divine réunissant La Philosophie (L’Ecole d’Athènes), La Théologie (en face), La Poésie (à droite) et La Justice (à gauche). On y reviendra.

3. La thématique n’est pas le choix de l’artiste ! La seule personne ayant rencontré de son vivant aussi bien Raphaël que le pape Jules II, a été le médecin Paolo Giovio (1483-1552) qui arrive à Rome en 1512, un an avant la mort de Jules II. D’après Giovio, c’est le pontife en personne qui, dès 1506, c’est-à-dire deux ans avant l’arrivée de Raphaël, conçoit le contenu de la « Chambre de la signature ». C’est logique puisqu’il s’agissait de l’endroit où il installait sa bibliothèque personnelle, une collection de quelque 270 livres, disposés sur des étagères en bas des fresques et classés selon les thèmes de chaque décoration murale (Philosophie, Théologie, Poésie et Justice). Cependant, vue la complexité de la thématique, et vue la faible culture littéraire de Jules II, les historiens s’accordent à attribuer la paternité intellectuelle des fresques aux conseillers du pape et surtout à celui qui aurait été en mesure d’en faire la synthèse, son libraire-en-chef, Thomaso Inghirami (1470-1516).

Une thématique et un programme que Raphaël, qui semble avoir constamment modifié ses dessins préparatoires en fonction des retours et commentaires qu’il recueillait de la part des commanditaires, a su traduire en images, avec l’énorme talent qui était le sien. En clair, si vous aimez les images, félicitez Raphaël ; si le contenu vous déplaît, adressez-vous au « patron ».

Raphaël et Il Sodoma se présentent (à la droite de l’oeuvre) comme co-signataires de l’Ecole d’Athènes.

4. Peint à plusieurs ? Reste à éclaircir le fait que, à en croire les comptes du Vatican, la décoration entière de la pièce a été confiée, au milieu de l’année 1508, au fresquiste talentueux Giovanni Antonio Bazzi (1477-1549), de six ans plus âgé que Raphaël, connu sous le surnom Il Sodoma. C’est lui qui apparaît comme l’unique personne ayant perçu quelques sommes à ce sujet. Raphaël ne figure, en ces comptes, qu’à dater de 1513…

Or, comme en témoigne le cycle des fresques sur la vie de saint Benoît à l’abbaye territoriale Santa-Maria de Monte Oliveto Maggiore, Sodoma, avait également un talent considérable, et surtout une facilité d’exécution incomparable. S’il n’a jamais été mis à l’honneur, son style se confond tellement avec celui de Raphaël qu’on s’y méprendrait. Portrait de Pietro Aretino (Pierre l’Arétin), par le peintre vénitien le Titien.

Précisons également que Sodoma, venu à Rome à la demande du banquier du pape Agostino Chigi (1466-1520), fut sollicité en 1508 pour décorer sa villa, ce qui aurait laissé le champ libre à Raphaël au Vatican avant de le rejoindre sur le même chantier.

Portrait de Pietro Aretino (Pierre l’Arétin), par le peintre vénitien le Titien.

Selon l’historien Bernard Levergeois, le sulfureux Pietro Aretino, dit l’Arétin (1495-1556), pamphlétaire pornographique, avant de devenir le protégé et « l’agent culturel » du banquier Chigi à Rome, a passé de longues années à Pérouse.

Il s’intéresse à l’écurie du Pérugin, le maître de Raphaël, et y « fréquente les peintres les plus prestigieux de l’heure : Raphaël, Sebastiano del Piombo, Jules Romain, Giovanni da Udine, Giovan Francesco Penni et Sodoma, tous s’attelant à tour de rôle à la décoration de la magnifique villa (la Farnesine) que Chigi fait édifier aux portes de Rome (…). Certains d’entre eux travaillent également à celle de la non moins fameuse villa Madame (pour Jules II), projet grandiose qui ne sera jamais achevé ».

Pierre l’Arétin dans la fresque de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine.

Comme on le voit dans le portrait peint par le Titien, l’Arétin, surnommé « le fléau des Princes », est un homme puissant, possessif et tyrannique. Maître-chanteur, pansexuel flamboyant et bien renseigné sur ce qui se passait dans les alcôves des élites, il s’érige, comme le patron du FBI Edgar Hoover à l’époque de Kennedy, tel un pouvoir au-dessus du pouvoir. Les historiens rapportent qu’aussi bien Raphaël que Michel-Ange, avant de montrer au public leurs œuvres, se pensaient contraints de solliciter l’avis de l’Arétin.

Et dans la chapelle Sixtine, Michel-Ange représente, sous les traits de l’Arétin, saint Bartolomé. L’artiste a dû estimer que l’attribut traditionnel du martyr écorché vif convenait à merveille à celui qui le rudoyait : il porte la dépouille de sa propre peau et tient en main le grand couteau qui servit à ce supplice…

Il n’est donc pas interdit de penser que ce soit l’Arétin, le favori du banquier du Pape, plutôt que le Bramante, comme c’est communément accepté, qui a pu jouer le rôle d’intermédiaire pour faire venir, aussi bien Sodoma que Raphaël à Rome en vu d’y faire renaître la gloire de son patron et de l’oligarchie tenant en grippe la Ville éternelle.

A ma connaissance, Raphaël, ni dans ses propres lettres, ni dans les propos rapportés par son entourage, n’aurait commenté la thématique et l’intention de son œuvre. Étrange modestie. Se considérait-il comme un simple « peintre décorateur » ?

Enfin, si la participation de Sodoma à la réalisation de l’Ecole d’Athènes reste à éclaircir, son portrait y figure bien. Il se trouve au premier plan à l’extrême droite, devant un Raphaël un peu triste (tout deux du côté des aristotéliciens). Une double signature ?

Peut-on alors continuer de parler des fresques « de Raphaël » ? Ne s’agit-il pas plutôt des fresques de Jules II-Inghirami-Sodoma-Raphaël ?

Un commanditaire hors du commun,
« le pape guerrier » Jules II

Médaille avec l’effigie de Jules II le « ligurien » (génois). Au verso, le projet de reconstruction de la Basilique Saint-Pierre à Rome.

Avant de parler de ces fameux « impresarios de la Renaissance » et comprendre leurs motivations, il est nécessaire de s’arrêter un moment sur le personnage de Giuliano della Rovere (1443-1513). Il sera nommé évêque de Carpentras par le pape Sixte IV, son oncle. Il fut aussi successivement archevêque d’Avignon et cardinal-évêque d’Ostie.

Ce n’est que le 31 octobre 1503 que 37 des 38 cardinaux composant le Sacré Collège, le portent à la tête de l’Église occidentale, sous le nom de Jules II, jusqu’à sa mort en 1513. Giuliano attendait ce moment depuis 20 ans.

En effet, en 1492, son ennemi personnel, l’espagnol Rodrigo de Borgia (1431-1503), réussit à se faire élire sous le nom d’Alexandre VI. Fidèle à la corruption légendaire de la dynastie des Borgia, il sera l’un des papes les plus corrompus de l’histoire de l’Église.

Jaloux et fâché de son échec, Giuliano accuse alors le nouveau pape d’avoir acheté un certain nombre de voix. Craignant pour sa vie, il part en France à la cour de Charles VIII qu’il convainc de mener une campagne militaire en Italie, afin de déposer Alexandre VI et de récupérer le Royaume de Naples… Accompagnant le jeune roi dans son expédition italienne, il entre dans Rome avec lui fin 1494 et se prépare à lancer un concile pour enquêter sur les agissements du pape. Mais Alexandre VI parvient à circonvenir les machinations de son ennemi et préserve son pontificat jusqu’à sa mort en 1503.

Médaille à l’effigie du pape Alexandre VI Borgia.

Dès son avènement, Giuliano della Rovere confesse avoir choisi son nom de pape, Jules II, non pas en fonction du pape Jules I, mais en référence au dictateur sanguinaire romain Jules César. Il affirme d’emblée sa ferme volonté de restaurer la puissance politique des papes en Italie. Pour lui, Rome doit redevenir la capitale d’un Empire bien plus vaste que l’Empire romain de jadis.

Lorsque Jules II prend ses fonctions, la décadence et la corruption ont conduit l’Église au bord du gouffre. Les territoires qui deviendront ultérieurement l’Italie, ne sont qu’un vaste champ de bataille où condottieri italiens, rois français, empereurs allemands et nobles espagnols viennent guerroyer. La ville antique de Rome n’est plus qu’un vaste amas de ruines systématiquement pillé par des entrepreneurs rapaces au service des princes, des évêques et des papes cherchant chacun à s’accaparer la moindre colonne ou architrave susceptible de venir orner leur palais ou église. Sur les 50000 habitants qu’accueille la ville, on compte 10000 prostituées et courtisanes…

De toute évidence, Jules II, est le pape choisi par l’oligarchie pour remettre un minimum d’ordre dans la maison. Car, particulièrement dès 1492, l’extension du catholicisme dans le Nouveau Monde puis en Orient, nécessite une « renaissance », non pas de « l’humanisme chrétien », comme lors de la Renaissance du début du XVe siècle, mais de l’autorité de l’Église.

Pour nous aujourd’hui, le mot « Renaissance » évoque l’apogée de la culture italienne. Cependant, pour les puissants de l’époque de Raphaël, il s’agissait, en s’appuyant sur l’étude assidue des textes grecs et latins, de ressusciter la splendeur de l’Antiquité gréco-romaine, incarnée par la gloire de la « République » romaine, idéalisée comme ayant été un grand Etat bien administré, grâce à des lois efficaces, des fonctionnaires capables et une grande culture.

Et c’est bien à cette renaissance de l’autorité romaine que Jules II va se consacrer. En premier lieu par le glaive. En moins de trois ans (1503-1506), César Borgia est réduit à l’impuissance. Il est le fils illégitime du pape Alexandre VI qui, à la tête d’une armée de mercenaires, guerroyait dans le pays et terrorisait les Etats pontificaux,

En 1506, Jules II, vite surnommé « le pape guerrier » à la tête de ses troupes, reprend Pérouse et Bologne. Comme le lui reproche alors l’humaniste Erasme de Rotterdam (1467-1537), présent en Italie et témoin oculaire du pillage de Bologne par les troupes pontificales, Jules II préfère de loin le casque à la tiare. Interrogé par Michel-Ange en charge de l’immortaliser avec une statue en bronze, pour savoir s’il ne désirait pas être représenté un livre à la main pour souligner son haut degré de culture, Jules II répond :

Pourquoi un livre ? Représentez-moi plutôt une épée en main.

Originaire de la région de Gênes (la Ligurie), Jules II entreprend alors de chasser de la Romagne qu’ils occupaient, les Vénitiens qu’il abhorre. « Je réduirai votre Venise à l’état de hameau de pêcheurs dont elle est sortie, » avait dit un jour le pape ligurien à l’ambassadeur Pisani, à quoi le fier patricien n’a pas manqué de répliquer :

Et nous, Saint-Père, nous ferons de vous un petit curé de village,
si vous n’êtes pas raisonnable… 

Ce langage donne la mesure de l’aigreur à laquelle on était arrivé de part et d’autre. Dans la bulle d’excommunication lancée peu après (27 avril 1509) contre les Vénitiens, ceux-ci étaient accusés « d’unir l’habitude du loup à la férocité du lion, et d’écorcher la peau en arrachant les poils… »

La Ligue de Cambrai

Contre les pratiques rapaces de Venise, le 10 décembre 1508 à Cambrai, Jules II se rallie officiellement à la « Ligue de Cambrai », un ensemble de puissances (dont le roi Louis XII, la régente des Pays-Bas Marguerite d’Autriche, le roi Ferdinand II d’Aragon et l’empereur Maximilien Ier).

Pour Jules II, le bonheur est total car Louis XII vient en personne expulser les Vénitiens des États de l’Église. Mieux encore, le 14 mai 1509, après à sa défaite contre la Ligue de Cambrai lors de la bataille d’Agnadel, la République de Venise agonise et se retrouve à la merci d’une invasion. Jules II, craignant alors que les Français n’établissent durablement leur influence sur le pays, opère un revirement spectaculaire. Il organise, du jour au lendemain, la survie de Venise !

Son trésorier général, le banquier siennois Agostino Chigi (milliardaire siennois proche des Borgia auxquels il avait prêté des sommes colossales et futur mécène de Raphaël), en fixe les conditions : pour se payer les mercenaires suisses capables de repousser les agresseurs, Chigi concède aux Vénitiens un prêt conséquent.

En échange, la Sérénissime accepte de renoncer à son monopole sur le commerce de l’alun qu’elle importe de Constantinople. Or, à l’époque, l’alun, un minerai irremplaçable permettant de fixer les teintures des étoffes, représente un véritable enjeu « stratégique ».

L’arrêt des importations d’alun par Venise, obligera l’ensemble du monde méditerranéen, du jour au lendemain, à se fournir non plus auprès de Venise, mais auprès du… Vatican, c’est-à-dire auprès de… Chigi, en charge pour la papauté de l’exploitation de « l’alun de Rome » situé dans les mines des monts de la Tolfa, au nord-ouest de Rome en plein cœur des Etats pontificaux. Consciente qu’il en va de sa survie, et faute d’alternative, Venise accepte.

Dans sa biographie sur Jules II, Ivan Cloulas précise :

Au-dessus de tous se détache Agostino Chigi, le banquier siennois, fermier des mines pontificales d’alun de la Tolfa depuis le règne d’Alexandre VI. La faveur dont jouit ce personnage auprès de Jules II a de quoi étonner, s’agissant d’un banquier qui a longtemps servi César Borgia. Le pontife a suivant la tradition, conféré lors de son avènement la charge de ‘dépositaire’ à l’un de ses compatriotes génois, Paolo Sauli, chargé d’effectuer toutes les transactions financières du Saint-Siège en liaison avec le cardinal camerlingue Raffaelo Sansoni-Riario. Mais Chigi ne subit pas de disgrâce, car il a avancé à Julien della Rovere des sommes considérables pour acheter des électeurs [des cardinaux membres du Sacré Collège], et il a fait fructifier à merveille l’exploitation et l’exportation de l’alun extrait des mines pontificales. L’expérience et la valeur du siennois en font un partenaire des différents banquiers de la papauté, notamment les Sauli et les Fugger, qui gagnent de nouvelles richesses au fur et à mesure que se développe en Allemagne le fructueux commerce des indulgences.

Ainsi, allié à Venise, Jules II, dans ce qui apparaît aux yeux des naïfs comme un « retournement d’alliance » spectaculaire, met sur pied la « Sainte Ligue » pour « expulser d’Italie les Barbares » (Fuori i Barbari !). Une ligue dans laquelle il fit entrer les Suisses, Venise, les rois Ferdinand d’Aragon et Henri VIII d’Angleterre, et enfin, l’empereur Maximilien. Cette ligue chassera alors les Français hors d’Italie ; Jules II ironisant :

Si Venise n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer.

En riposte, Louis XII, le Roi de France, tentera de transposer la lutte dans le domaine spirituel. Ainsi, un concile national, réuni à Orléans en 1510, déclare la France soustraite à l’obédience de Jules II. Un second concile fut réuni en Italie même, à Pise, puis à Milan (1512) essayant de destituer le pape. Jules II opposa au Roi de France le Ve concile œcuménique du Latran (1512) où il accueillera chaleureusement ceux qui abandonnaient celui de Milan…

Empires maritimes

Jules II s’acharnera à rétablir son autorité autant sur la terre ferme que sur les océans. Un peu comme dans la Grèce antique, l’Italie a connu un phénomène assez particulier, celui de l’émergence de « Républiques maritimes ». Si la « République de Venise » est célébrissime, on connaît moins les Républiques maritimes de Pise, de Raguse (Dubrovnik sur la côte dalmate), d’Amalfi (près de Naples) et de Gênes.

A chaque fois, opérant à partir d’un port, une oligarchie locale va se construire un empire maritime et surtout empoisonner ses concurrents. Or, l’activité maritime, par sa nature propre, implique une prise de risque s’inscrivant dans la durée. D’où la nécessité d’une finance habile, robuste et prévoyante, offrant des assurances et des options d’achats sur les biens et les profits futurs. Ce n’est donc pas un hasard si la plupart des empires financiers se développeront en symbiose avec des Empires maritimes, notamment, hollandais et britanniques et avec les Compagnies des Indes occidentales et orientales.

A la fin du XVe siècle, c’est essentiellement Gênes et Venise qui s’affrontent pour le contrôle des mers. D’un côté, Venise, historiquement la tête de pont de l’Empire byzantin et sa capitale Constantinople (Istanbul), qui est de loin la plus grande ville du monde méditerranéen en 1500 avec 200 000 habitants. Depuis son apogée au XIIIe siècle, la Sérénissime défend bec et ongles son statut d’intermédiaire incontournable sur la Route de la soie en Occident. De l’autre, Gênes, qui, après s’être implantée au Levant grâce aux croisades, en prenant le contrôle du Portugal, financera toutes les expéditions coloniales portugaises en Afrique de l’Ouest d’où elle ramènera or et esclaves.

Deux exploits maritimes viendront exacerber un peu plus cette rivalité :

  1. 1488. Bien que les travaux du savant persan Al Biruni (XIe siècle) et de vieilles cartes, dont celle de Fra Mauro, permettaient d’entrevoir le contournement du continent africain par l’océan Atlantique pour rejoindre les Indes, ce n’est qu’en 1488 que des marins portugais passent le cap de Bonne Espérance. Ainsi, Gênes, sans le moindre intermédiaire, peut directement charger ses navires en Asie et ramener ses marchandises en Europe ;
  2. 1492. Cherchant elle aussi à ouvrir une route commerciale directe vers l’Asie sans devoir traiter avec les Vénitiens ou les Portugais (génois), l’Espagne enverra en 1492 le navigateur génois Christophe Colomb en partant vers l’Ouest. Plus qu’une nouvelle route vers l’Asie, Colomb découvre un nouveau continent qui sera objet de convoitises.
Ligne de partage du monde entre Espagnols (Venise) et Portugais (Gênes), fixée par le traité de Tordesillas de 1494.

Deux ans plus tard, le 7 juin 1494, Portugais et Espagnols signeront le traité de Tordesillas pour se partager à deux, rien que ça, le monde. En gros, tout le Nouveau Monde pour l’Espagne, tout l’ancien (des Açores jusqu’à Macao) pour le Portugal. Pour délimiter leurs empires, ils fixent une ligne imaginaire, que le pape Alexandre VI Borgia fixe dès 1493 à 100 lieues à l’Ouest des Açores et des îles du Cap Vert.

Ensuite, la ligne fut reportée, à la demande des Portugais, à 370 lieues. Toute terre découverte à l’Est de cette ligne devait appartenir au Portugal ; à l’Ouest, à l’Espagne. Au même moment, toute autre puissance maritime occidentale se voit refuser l’accès au nouveau continent. Or, en 1500, horreur pour les Espagnols, c’est un Portugais qui découvre le Brésil. Et étant donné sa position géographique, à l’ouest de la fameuse ligne, ce pays tombe sous la coupe de l’Empire portugais !

Jules II, un enfant de la Ligurie (région de Gênes, donc liée au Portugal) et vomissant Alexandre VI Borgia (espagnol), en 1506, se fait un grand plaisir en confirmant, par la bulle Inter Cætera, le traité de Tordesillas de 1494 permettant de fixer les diocèses du Nouveau Monde, évidemment à l’avantage des portugais et donc au sien.

L’arme suprême, la culture

Sur le plan « spirituel » et « culturel », si Jules II passait la plus grande partie de son temps à guerroyer, la postérité retient essentiellement l’image « d’un des grands papes de la Renaissance » car grand protecteur et mécène des arts.

En effet, pour rétablir le prestige (le mot français pour soft power) et donc l’autorité de Rome et son Empire, la culture est une arme aussi redoutable que le glaive. Pour commencer, Jules II ouvre de nouvelles artères à Rome, dont la via Giulia. Il place dans la cour du Belvédère les antiques qu’il a acquis, en particulier, « l’Apollon du Belvédère » et le « Laocoon », fraîchement découvert en 1506 dans les ruines du Palais impérial de Néron. Jules II et son tombeau

Jules II et son tombeau.

La même année, c’est-à-dire six ans avant la fin des opérations militaires, Jules II lance également d’énormes chantiers dont certains ne seront réalisés que partiellement ou entièrement après sa mort :

  1. La reconstruction de la basilique Saint-Pierre, tâche confiée à l’architecte et peintre Donato Bramante (1444-1514) ;
  2. Le tombeau de Jules II, que le sculpteur Michel-Ange est chargé de réaliser dans l’abside de la nouvelle basilique et dont sa fameuse statue de Moïse, une des 48 statues et bas-reliefs en bronze prévus à l’origine, aurait dû faire partie ;
  3. La décoration de la voûte de la Chapelle Sixtine construite par le Pape Sixte IV l’oncle de Jules II, sera également confiée à Michel-Ange. Jules II se laisse entraîner par la fougue créatrice du sculpteur. Ils échafaudent ensemble des projets toujours plus grandioses pour la décoration de la Chapelle. L’artiste donnera libre cours à son imagination, dans un genre artistique différent qui plaira peu au pape. Jusqu’au 31 octobre 1512, Michel-Ange peindra plus de 300 personnages sur la voûte ;
  4. Les fresques ornant la bibliothèque personnelle du pape dont sera chargé le peintre Raphaël, appelé à Rome en 1508, probablement à la suggestion de Chigi, l’Arétin ou Bramante. La Stanza était l’endroit, où le pape signait ses brèves et ses bulles. Cette salle devint ensuite la bibliothèque privée du souverain pontife Jules II puis la salle du Tribunal des Signatures Apostoliques de Grâce et de Justice et plus tard, celle de l’instance suprême d’appel et de cassation. Avant l’arrivée de Jules II, cette salle et « la chambre d’Héliodore », étaient couvertes de fresques de Piero della Francesca, protégé par Nicolas de Cues, immortalisant le grand concile œcuménique de Florence (1438). Des décorations de Lucas Signorelli et du Sodoma y furent ajoutées ultérieurement. Suite à son élection, Jules II, soucieux de marquer sa présence dans l’histoire, et de rétablir l’autorité de l’oligarchie et de l’Eglise, fera recouvrir les fresques du concile de Florence par de nouvelles. Convaincu par ses conseillers, le pape consent à confier la direction du chantier à Raphaël. Officiellement, on dit que ce dernier aurait épargné quelques fresques du plafond, notamment celles exécutées par Sodoma, pour ne pas se le mettre entièrement à dos. Mais, comme nous l’avons dit, le contenu, la thématique très élaborée et une partie de l’iconographie des fresques furent arrêtés dès 1506 avant même l’arrivée de Raphaël en 1508 ;
  5. Moderniser la ville de Rome. Jules II, sans doute conseillé par l’architecte Bramante, transforme singulièrement la voirie de Rome. Afin que toutes les voies convergent vers la basilique Saint-Pierre, il ordonna de percer la Via Giulia sur la rive gauche et de transformer en une véritable rue la Lungara, les chemins qui serpentaient le long du fleuve sur la rive droite. Sa mort interrompt les grands travaux qu’il envisage, notamment la construction d’une avenue monumentale conduisant à Saint-Pierre et celle d’un nouveau pont pour décongestionner celui de Saint-Ange dont il a d’ailleurs facilité l’accès en élargissant la rue y conduisant. L’ampleur des travaux entrepris pose le problème des matériaux ; bien qu’il fût, en principe, interdit de s’en prendre aux monuments antiques, la réalité fut toute autre. Ruinante, devint le surnom de Bramante.
Dessin de la porte d’entrée du Vatican, vers 1530.

Grands chantiers, mécénat et dépenses militaires assèchent les revenus du Saint Siège. Pour y remédier, Jules II multiplie les ventes de bénéfices ecclésiastiques, de dispenses et d’indulgences.

Au XIIe siècle, par des décrets pontificaux, l’Église catholique romaine fixait les règles du commerce des « indulgences » (du latin indulgere, accorder). Ils encadraient ainsi la rémission totale ou partielle devant Dieu d’un péché, notamment en promettant une réduction du temps de passage au purgatoire aux généreux fidèles après leur mort. Au cours du temps, cette pratique, exploitant essentiellement une forme de superstition religieuse, s’est transformée en un commerce si lucratif que l’Église ne pouvait plus s’en passer.

Dans le nord de l’Europe, notamment en Allemagne, les banquiers Fugger d’Augsbourg participaient à l’organisation de ce commerce. Cette pratique fut vivement dénoncée et combattue par les humanistes, notamment par Erasme, avant que Luther n’en fasse une pièce essentielle des fameuses 95 thèses qu’il placarda, en 1517, sur les portes de l’église de Wittenberg.

Dans son ouvrage Erasme et l’Italie, Augustin Renaudet écrit qu’Erasme, après avoir rencontré les plus hautes instances du Vatican, ne fut pas dupe :

Il ne tarda guère à comprendre qu’en dehors du Saint-Siège, des services de la Curie et de la Chancellerie, en dehors des cardinaux, des innombrables prélats en mission et en charge, en dehors d’une foule bigarrée de fonctionnaires et de scribes, qui peuplaient les bureaux administratifs ou financiers et les tribunaux, il n’y avait rien à Rome. Dans toutes les villes qu’il avait connues, à Bruxelles, à Paris, à Londres, à Milan, à Florence, et récemment à Venise, une économie active, alimentée par l’industrie, le commerce, la finance, soutenait une forte bourgeoisie urbaine, ou comme à Venise, une aristocratie d’armateurs. A Rome, toute l’économie, tout le commerce, toute la finance, étaient aux mains d’étrangers : marchands florentins ou génois, banquiers florentins ou génois. Ces étrangers tenaient dans leur dépendance un peuple de petits marchands, de petits artisans qui vendaient dans l’arrière-boutique, de changeurs et de trafiquants juifs. Très peu d’industrie, la population romaine vivait au service de la Curie, des prélats, des couvents. Erasme s’émerveillait de l’orgueil avec lequel les descendants du peuple-roi prétendaient en maintenir l’antique majesté. Le mot du peuple romain n’était plus qu’un vain mot ; Erasme devait un jour écrire que, dans le monde moderne, un citoyen romain comptait moins qu’un bourgeois de Bâle.

Constat partagé par André Chastel et Robert Klein qui notent, dans L’Humanisme, l’Europe de la Renaissance :

Une autre tendance, favorable à César et à Auguste, s’était fait jour : Rome redevenant de plus en plus la capitale ‘impériale’ de tous les puissants lui empruntent ou cherchent à lui emprunter un style. Ce nouveau style associe d’ailleurs de plus en plus arma et litterae, le glaive et le livre (…) Riche ou pauvre, tout souverain de la Renaissance occupera les artistes et les lettrés dans la mesure où il a besoin de prestige : les plus grands mécènes de la Renaissance furent les ambitieux et les guerriers, Maximilien, Jules II, Henry VIII, François Ier, Charles Quint.

Les « impresarios » de Raphaël

Si, du point de vue contemporain, cela nous paraît assez impensable qu’un artiste se fasse « dicter » la thématique de son œuvre, ce ne fut pas le cas au moment de la Renaissance et encore moins au Moyen Âge. Par exemple, bien qu’il fût un diplomate de haut vol du duc de Bourgogne Philippe Le Bon, le peintre flamand Jan Van Eyck, un des premiers peintres à signer de son nom ses œuvres, se faisait conseiller en matière de théologie par le confesseur du duc, le très érudit Denis le Chartreux, ami proche du cardinal Nicolas de Cues. Et personne n’osera dire que Van Eyck « n’a pas peint » son chef d’œuvre L’Agneau mystique.

La position de Raphaël était plus délicate. A son époque, les peintres avaient encore le statut d’artisan. Y compris Léonard de Vinci, dont on connaît l’intelligence supérieure, et qui se déclarait « homme sans lettres », c’est-à-dire ne sachant lire ni le latin ni le grec. Raphaël savait lire et écrire l’italien, mais était dans la même situation. Et lorsque, vers la fin de sa courte vie, on le sollicite pour s’occuper d’architecture (la basilique Saint-Pierre) et d’urbanisme (les antiquités romaines), il demande à un de ses amis de lui traduire en italien les Dix livres de l’architecte romain Vitruve. Or, tout visiteur des « Chambres de la signature » est immédiatement frappé par la grande harmonie unissant plusieurs dizaines de philosophes, de légistes, de poètes et de théologiens dont l’existence était quasiment inconnue de Raphaël avant son arrivée à Rome en 1508.

Dans Le mariage de la Vierge, le Pérugin (à gauche) part d’une harmonie géométrique entre un rectangle, un triangle isocèle et un cercle dont le centre fait office de point de fuite de la perspective. Son élève Raphaël reprend le procédé, mais en partant du carré.

D’ailleurs, à l’exception du tableau Le mariage de la vierge, peint en 1504, à l’âge de 21 ans, à partir de la façon que son maître Pietro di Cristoforo Vannucci, dit le Pérugin (v. 1448-1523) avait traité ce même sujet, Raphaël n’avait pas encore eu à relever le type de défi que lui poseront les Stanza.

Comme nous l’avons déjà dit, les cartons et autres dessins préparatoires, parfois assez différents du résultat final, permettent également de croire que suite à « la commande », des discussions avec un ou plusieurs impresarios ont conduit l’artiste à modifier, améliorer ou changer l’iconographie pour aboutir au résultat final.

En ce qui concerne la thématique, comme nous l’avons déjà mentionné, les idées et les concepts semblent avoir émergé lors d’une longue période de maturation et furent sans doute le résultats d’échanges multiples entre le Pape Jules II et plusieurs de ses conseillers, libraires, et « orateurs » de la cour papale.

Selon l’historienne Ingrid D. Rowlands, les documents d’archives indiquent sans conteste l’apport décisif de trois personnalités très différentes de l’époque :

  1. Battista Casali ;
  2. Egidio Antonini da Viterbo (connu en France sous le nom de Gilles de Viterbe) et
  3. Tommaso « Fedra » Inghirami.

L’enquête approfondie de l’historienne Christiane L. Joost-Gaugier a établi le rôle prédominant d’Inghirami. Il est le seul en position, et en capacité, en tant que libraire du pape, de fixer le programme des chambres. Raphaël, sera son collaborateur enthousiaste et finira sans doute par se faire « recruter » aux orientations et à la vision de ses commanditeurs. En témoigne le fait qu’il exigera à être enterré au Panthéon romain, considéré comme le temple le plus pythagoricien, et donc le plus néo-platonicien, de l’époque romaine.

Comme l’a documenté l’historien jésuite John William O’Malley, c’est le 1er janvier 1508, l’année de sa nomination à Saint-Jean du Latran, quelques mois avant l’arrivée de Raphaël à Rome, que Battista Casali (1473-1525), un professeur de l’Université de Rome, évoque l’image de L’Ecole d’Athènes lors d’une oraison prononcée dans la Chapelle Sixtine en présence de Jules II :

Un jour (…) la beauté d’Athènes inspira un concours entre les dieux, là, où l’humanité, les études, la religion, les primeurs, la jurisprudence et le droit ont vu le jour avant d’être distribué dans chaque pays, la où l’Athénée et tant d’autres gymnasiums ont été fondé, où tant de princes de la connaissance ont formé leurs jeunes et leur a appris la vertu, la fortitude, la tempérance et la justice – tout cela détruit dans le tourbillon de la machine de guerre Mohémataine (…) Cependant, tout comme [votre illustre oncle le pape] Sixte IV [qui ordonna la construction de la Chapelle Sixtine], a, en quelque sorte, posé les fondations de l’enseignement, vous y avez posé la corniche. Ici la bibliothèque vaticane qu’il a érigée comme si elle était venue d’Athènes elle-même, réunissant les livres qu’il a pu sauver du naufrage, et créée à l’image de l’Académie. Vous, maintenant, Jules II, pontife suprême, vous avez fondé une nouvelle Athènes lorsque vous invoquez le monde abattu des lettres comme s’il se levait des morts, et lui ordonne, entouré de menaces de travaux suspendus, qu’Athènes, ses stades, ses théâtres et ses Athénées, soient rétablis.

Gilles de Viterbe

Autre influence majeure sur la thématique, Gilles de Viterbe (1469-1532) dont parlerons ci-dessous.

  • Orateur hors pair, il est appelé en 1497 à Rome par le pape Alexandre VI Borgia ;
  • En 1503, il devint le Supérieur général de l’ordre des Ermites de saint Augustin ; avec 8000 membres, c’est l’ordre le plus puissant de son époque ;
  • Il est connu pour l’audace et le sérieux du discours qu’il prononça à l’ouverture du Ve concile du Latran de 1512 ;
  • Il critique sévèrement la politique belliqueuse de Jules II et l’incite à triompher par la culture plutôt que par le glaive ;
  • Après la mort de ce dernier, il devient le prédicateur et le théologien du pape Léon X qui le nomme cardinal en 1517.

Enfin, le prélat Tommaso Inghirami (1470-1516), maniant aussi bien le latin que le grec, était également un orateur redoutable. L’homme devait sa fortune à Laurent le Magnifique (1449-1492).

Éduqué par le philosophe néoplatonicien Marsile Ficin, le Magnifique fut le mécène aussi bien de Botticelli que de Michel-Ange qui vécut trois ans chez lui.

Tommaso Inghirami, le libraire-en-chef du pape Jules II et véritable impresario de Raphaël pour les fresques décorant la Chambre de la signature. Ici son portrait, peint par Raphaël en 1510.

Né à Volterra, Inghirami fut lui aussi recueilli, après le saccage de cette ville, par le Magnifique. Il surveilla soigneusement ses études et l’envoya plus tard à Rome où Alexandre VI Borgia lui fit un accueil favorable. Inghirami était un bellâtre tiré à quatre épingles.

A 16 ans, Inghirami gagna le surnom de « Phèdre » après avoir brillamment incarné, le rôle de cette reine qui se suicide dans une tragédie de Sénèque jouée en cercle restreint à la résidence du très influent cardinal Raphael Riario, cousin de Jules II ou neveu du pape Sixte IV et donc cousin de Jules II. Par la suite, Phèdre, bon vivant et pour qui les plaisirs célestes et terrestres se complétaient allègrement, gagna en poids politique et surtout… physique.

  • En 1475, il accompagne le nonce du pape Alexandre VI à la cour de l’empereur Maximilien Ier du Saint-Empire qui le nomma comte palatin et poète lauréat ;
  • Le 16 janvier 1498, Inghirami prononça à l’Eglise espagnole de Rome une oraison en l’honneur de l’Infant Don Juan, le fils assassiné du Roi d’Espagne. Inghirami, au nom d’Alexandre VI Borgia, endosse pleinement la politique espagnole de l’époque : étendre la chrétienté dans le Nouveau Monde, chasser les Maures d’Europe et renforcer le pillage coloniale de l’Afrique. Si Jules II détestait Alexandre VI, il continuera cette politique ;
  • En 1508, Jules II nomma Inghirami bibliothécaire du Vatican ;
  • En 1509, alors qu’il est fortement investi dans la réalisation des fresques des Stanza, Raphaël fait son portrait. Raphaël nous montre un homme souffrant d’un strabisme divergent qui semble tourner son regard vers le ciel afin de signifier d’où cet « humaniste » tirait son inspiration ;
  • En 1510, le pape le nomme évêque de Raguse ;
  • Enfin, en 1513, il devient secrétaire pontifical et à la demande pressante du pape mourant, Inghirami prononça son oraison funèbre : « Bon Dieu ! Quel esprit avait cet homme, quel sens, quelle capacité à gérer et à administrer l’Empire ! Quelle force suprême et inébranlable ! »

Sans tarder, Inghirami officia comme secrétaire au conclave élisant le pape Léon X (Jean de Médicis, second fils de Laurent de Médicis, lui aussi grand protecteur des néo-platoniciens et de la « culture »), un autre pape dont Raphaël fera le portrait.

En 1509, toujours désireux de réformer l’église catholique sur la base de l’étude des trois langues (latin-grec-hébreu) pour déminer les conflits religieux qui se préparaient, Erasme de Rotterdam rencontre Inghirami à Rome. Ce dernier lui expose les chantiers culturels grandioses qu’il dirigeait. Erasme n’en pipe mot.

Cependant, longtemps après la mort d’Inghirami, Erasme constate que l’Eglise et l’oligarchie recrutent parmi les humanistes. Il « se paie » la secte des Cicéroniens, omniprésente à la Curie romaine et dont Inghirami était un des chefs de file.

Ainsi, en 1528, dans Le Cicéronien, Erasme cite l’oraison d’Inghirami lors du Vendredi saint de l’année 1509. Il y dénonce le fait que les membres de cette secte, au motif de l’élégance de la langue latine, n’utilisaient que des mots latins figurant tels quels dans les œuvres de Cicéron ! Du coup, tout le langage nouveau du christianisme évangélique, consacré au concile de Florence, qu’Erasme souhaitait promouvoir, se trouva soit banni, soit « retraduit » en des termes païens de l’époque romaine ! Par exemple, dans son sermon, Inghirami avait présenté le Christ en croix comme un dieu païen se sacrifiant héroïquement plutôt qu’en rédempteur.

Enfin, peu après la mort de Raphaël, le cardinal Jacopo Sadoleto (1477-1547) écrit un traité de philosophie dans lequel Inghirami (entretemps disparu tragiquement) défend la rhétorique et nie toute valeur à la philosophie, son argument majeur étant que tout qui s’écrit est déjà contenu dans les textes mystiques et mythologiques d’Orphée et de ses adeptes.

Platon et Aristote, l’impossible synthèse

Le Triomphe de saint Thomas (détail), ici conciliant Aristote (à gauche) et Platon (à droite). Tableau de Benozzo Gozzoli, Louvre, Paris.

Maintenant, afin d’être en mesure de « lire » la thématique déployée par Raphaël dans la « Chambre de la signature », examinons ce « néo-platonisme » florentin qui animait aussi bien Gilles de Viterbe que Tommaso Inghirami.

La démarche de ces deux orateurs consistait avant tout à mettre leur « néo-platonisme » et leur imagination au service d’une cause : celle d’affirmer avec force que Jules II, le pontifex maximus à la tête d’une Église triomphante, incarnait l’aboutissement ultime d’une vaste lignée de philosophes, de théologiens, de poètes et d’humanistes. A l’origine de ce « big bang » civilisationnel et théologique présumé conduire au lustre incommensurable de l’Église catholique sous Jules II, non pas Platon et Aristote eux-mêmes, mais ceux qui l’avaient précédé : Apollon, Moïse et surtout Pythagore.

A partir de 1506, Gilles de Viterbe, dans un exercice qu’on peut qualifier « d’au-delà d’une mission impossible », écrira un texte intitulé Sententia ad mentem Platonis (« Les Sentences avec l’esprit de Platon »). Il tentera d’y accommoder les Sentences de Pierre Lombard (1096-1160), le texte scolastique par excellence du XIIIe siècle et point de départ des commentaires du dominicain saint Thomas d’Aquin (1225-1274) pour sa Somme Théologique, avec le néo-platonisme ésotérique florentin de Marsile Ficin (1433-1499) * dont Gilles de Viterbe était un adepte.

Tout cela ne pouvait que plaire à un pape qui, pour asseoir son autorité sur les affaires terrestres et spirituelles, voyait d’un bon œil cet accord entre la Foi et la Raison dont parle Thomas d’Aquin qui dit que la Vérité étant une, la raison ne peut que confirmer une juste foi. Voire mieux, éclairer celle-ci, quitte à ce que cette dernière parachève la première…

Présenter le mariage de la scolastique aristotélicienne (la logique présentée comme « la raison » humaine) avec le néo-platonisme florentin (L’émanantisme plotinien présenté comme « la foi ») comme source de poésie et de justice, comme le fait « La Chambre de la signature » vient de là.

Rappelons qu’au milieu du XIIIe siècle, deux Ordres mendiants, les franciscains et les dominicains, contestaient la dérive d’une Eglise devenue avant tout le simple gérant de ses possessions terrestres. Celui qu’on nommera par la suite saint Thomas d’Aquin, s’oppose sur ce point à (son concurrent) saint Bonaventure (1221-1274), figure fondatrice de l’Ordre des franciscains.

Pour sa part, saint Thomas d’Aquin s’appuie sur Aristote que lui avait fait connaître Albert le Grand (1200-1280) dont il fut le disciple à Cologne, pour établir la primauté de « la raison ». Car, pour celui qui fut surnommé « le bœuf muet », la foi et la raison humaine, chacune gérant leur domaine, se devaient d’avancer ensemble, main dans main. Surtout si l’Église garde le dernier mot.

Le Triomphe de saint Thomas, vers 1470, tableau de Benozzo Gozzoli, Louvre, Paris.

Plusieurs peintures (La grande fresque de 1366 dans la chapelle espagnole de Santa-Maria-Novella de Florence ; le tableau de Filippino Lippi de 1488 dans la chapelle Carafa de Rome ou encore le tableau de Benozzo Gozzoli peint vers 1470, au Louvre à Paris), ont immortalisé le Triomphe de Thomas d’Aquin.

Le tableau de Gozzoli nous semble d’une importance particulière car plusieurs éléments préfigurent l’iconographie de la Chambre de la signature, notamment les trois niveaux qu’on retrouve dans la Théologie (Trinité, évangélistes et responsables religieux) ainsi que le couple Platon et Aristote qu’on retrouve dans la Philosophie.

Chez Gozzoli, on voit le théologien, entre Platon et Aristote, jetant par terre devant lui le philosophe arabe Averroès (1126-1198) (Ibn-Rushd de Cordoue) expulsé pour avoir nié l’immortalité et la pensée de l’âme individuelle, au profit d’un « Intellect unique » pour tous les hommes qui active en nous les idées intelligibles.

En Occident, avant l’arrivée des délégations grecques en Italie venues assister au concile de Ferrare-Florence en 1438, seules quelques œuvres de Platon, dont le Timée, étaient connues d’une poignée d’érudits, tels ceux de l’Ecole de Chartres. En réalité, notre connaissance de la pensée grecque se limitait au philosophe Aristote.

Pour les aristotéliciens qui deviennent dominant dans l’Église catholique avec saint Thomas d’Aquin, si les chrétiens doivent accepter Aristote, ils doivent considérer Platon comme incompatible.

A l’inverse, pour les platoniciens, dont Augustin, Jérôme et surtout Nicolas de Cues et Erasme, qui parlait de « saint Socrate », Platon devait être vénéré par les chrétiens : il était monothéiste, croyait en l’immortalité de l’âme et vénérait, sous la forme de la triade pythagoricienne, le mystère de la Trinité.

Au XVe siècle, faute de clarté épistémologique et l’absence de certitude sur la paternité de certains manuscrits d’inspiration platoniciennes (mais attribués à tort à Aristote), certains humanistes, en particulier l’ami de Nicolas de Cues, le cardinal Jean Bessarion (1403-1472), grand artisan de la réunification des Eglises d’Orient et d’Occident, présentent Platon comme l’« égal » d’Aristote, son disciple, dans le seul but de rendre Platon « aussi acceptable que possible » auprès de l’Église catholique.

D’où la phrase devenue célèbre de Bessarion « Colo et veneror Aristotelem, amo Platonem » (Je cultive et je vénère Aristote, j’aime Platon) qui apparaît dans son In Calumniatorem Platonis (republié en 1503), une réplique à la charge virulente contre Platon élaborée par le grec Georges Trébizond.

Ainsi, dans L’Ecole d’Athènes peint par Raphaël, Platon et Aristote apparaissent côte à côte se complétant chacun avec sa sagesse particulière : le premier tenant son livre le Timée (sur la création de l’univers) d’une la main, et de l’autre, pointant vers le ciel (le Un, Dieu), le second tenant son Ethique (la conduite morale personnelle) d’une main, et dressant l’autre bras à l’horizontale pour indiquer le règne terrestre (la Physique).

Si les concepteurs de cette fresque avaient voulu souligner l’opposition des deux penseurs, Platon aurait tenu en main son Parménide (sur les Idées) et Aristote son Physique (sur les sciences naturelles). Ce n’est clairement pas dans l’Ecole d’Athènes.

Gilles de Viterbe fera tout, dans son Sententia ad mentem Platonis pour gommer les oppositions inconciliables et bien réelles (voir encadré ci-dessous) entre la pensée platonicienne et celle d’Aristote.

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Pourquoi Platon et Aristote
ne sont pas complémentaires

Par Christine Bierre

La Logique (Aristote) contre la Dialectique (Platon). Bas-relief de Luca della Robia.

Les concepts fondamentaux qui ont donné naissance à notre civilisation européenne, remontent à la Grèce classique, et à travers elle, à l’Égypte et à d’autres civilisations plus anciennes encore.

Parmi les penseurs grecs, Platon (-428/-347 av. JC) et d’Aristote (-385/-323 av. JC) ont posé toutes les grandes questions qui intéressent notre humanité : qui sommes nous, quelles sont nos caractéristiques, comment vivons nous, où nous situons nous dans l’univers, comment pouvons nous le connaître ?

Les récits qui nous sont parvenus de cette période lointaine parlent des désaccords qui ont conduit Aristote à quitter l’Académie de Platon, dont il avait été le disciple. L’histoire témoigne ensuite de la violence des oppositions entre les disciples de l’un et de l’autre. A la renaissance, les courants catholiques les plus réactionnaires – le concile de Trente notamment – étaient inspirés par Aristote, alors que Platon régnait en maître dans le camp de l’humanisme, chez certains des plus grands tels qu’Érasme et Rabelais.

Il y eut différentes tentatives cependant de les rendre complémentaires, comme l’évoque cet article de Karel Vereycken. Si Platon représente le monde des Idées, Aristote, représente celui de la matière. Impossible de construire un monde sans les deux, nous dit-on. Cela paraît d’une telle évidence !

Le philosophe grec, Platon.

Tout ceci part, cependant, d’une idée fausse opposant ces deux personnages. Pour Platon nous dit-on, la réalité se trouve dans l’existence des idées, des concepts universaux qui représentent, de façon abstraite, toutes les choses qui participent de ce concept. Exemple, le concept général d’homme contient celui des hommes particuliers tels que Pierre, Paul et Marie ; idem pour le bien, qui comprend toutes les bonnes choses quelles qu’elles soient. Pour Aristote, au contraire, la réalité se situe dans la matière, en tant que telle.

Ce qui est faux dans ce raisonnement c’est le concept que les Idées platoniciennes sont des abstractions. Les Idées platoniciennes sont, au contraire, des entités dynamiques qui engendrent et transforment la réalité. Dans le mythe de la caverne de La République, Socrate dit qu’à l’origine des choses il y a le souverain Bien. Dans Le Phédon, il explique que c’est à travers des « Idées » que ce souverain Bien a engendré le monde.

Dans le mythe de la caverne, Socrate se sert d’un rejeton de l’idée du bien – le soleil – pour mieux faire comprendre ce qu’est le souverain Bien. Le Bien, dit-il, a engendré le soleil, qui est, dans le monde visible, par rapport à la vue et aux objets de la vue, ce que le Bien est dans le monde intelligible par rapport à l’intelligence et aux objets intelligibles. Les prisonniers dans la caverne ne voyaient que les ombres de la réalité, puis, en sortant, ils ont vu, grâce au soleil, les objets réels, le firmament et le soleil. « Après cela, ils en viendront à conclure au sujet du soleil, que c’est lui qui produit les saisons et les années, qu’il gouverne tout dans le monde visible et qu’il est en quelque manière la cause de toutes ces choses que lui et ses compagnons voyaient dans la caverne. ».

Le soleil donne aux objets la faculté d’être vus mais, en plus, il est à l’origine de leur genèse et de leur développement. De même pour les objets connaissables, ils tiennent du Bien la faculté d’être connus mais, en plus, ils lui doivent leur existence et leur essence. L’idée du Bien est donc pour Platon, cause dynamique des choses : matérielles et immatérielles et non des universaux morts.

L’« Un » éclaté d’Aristote

Aristote.

Pour Aristote, comme pour tout le courant empiriste qui l’a suivi, la réalité est située au niveau des objets connaissables par les sens. La nature nous envoie ses signaux que nous décodons grâce à nos facultés mentales. Les idées ne sont que des abstractions de l’univers sensible qui constitue, lui, la réalité. Pour lui les universaux n’ont pas d’existence réelle : l’homme « en général », n’engendre rien. Ce n’est qu’une abstraction de tous les hommes en particulier. L’homme particulier est engendré par l’homme particulier ; Pierre est engendré par Paul.

On dit aussi d’Aristote qu’il a « éclaté » l’Un de Platon. Il y a deux façons de concevoir l’Un. On peut le penser soit comme un Un absolu – Dieu ou cause première selon que l’on soit religieux ou philosophe – principe purement intelligible mais cause dynamique qui a engendré toutes les choses ; ou bien, on peut le concevoir comme le chiffre « un » qui détermine chaque chose particulière : le nombre un lorsqu’on dit : un homme, une chaise, une pomme.

L’Un d’Aristote devient simplement unité particulière, caractéristique de toutes les choses qui participent de l’unité. Il n’est pas cause de ce qui « est » mais uniquement prédicat de tous les éléments qui se retrouvent dans toutes les catégories. L’Être et l’Un, dira-t-il, sont les plus universels des prédicats. L’Un, dira-t-il encore, représente une nature définie dans chaque genre mais jamais la nature de l’Un sera l’Un en soi. Et les Idées ne sont pas cause de changement.

A quoi bon tout cela ?

Cette discussion a-t-elle plus de sens que toutes les élucubrations sur les sexes des anges qui ont donné une si mauvaise réputation à la scolastique au Moyen Âge ? L’Un ou le multiple, quelle importance dans nos vies quotidiennes ?

Ce point est pourtant essentiel. Le fait de pouvoir remonter aux causes intelligibles de tout ce qui existe, met l’espèce humaine dans une situation privilégiée dans la nature. A la différence d’autres espèces, elle peut non seulement comprendre les lois de l’univers, mais s’en inspirer, pour faire progresser la société humaine. C’est pourquoi, dans l’histoire, c’est le courant « platonicien » qui a été à l’origine des grandes percées scientifiques, technologiques et culturelles dans l’astronomie, la géométrie, la mécanique, l’architecture, mais aussi la découverte des proportions qui permettent d’exprimer la beauté dans la musique, la peinture, la poésie et la danse.

Du côté d’Aristote, force est de constater, que ses conceptions sur l’homme et la connaissance n’ont pu le conduire qu’à fixer des catégories définissant une dizaine d’états possibles de l’être. Aristote a été aussi le fondateur de la logique formelle, un système de pensée qui ne prétend pas connaître la vérité, mais seulement de définir les règles d’un raisonnement correct. La logique s’intéresse si peu à la recherche de la vérité qu’on peut considérer qu’un jugement qui est totalement faux par rapport à la réalité, est juste si toutes les règles du « bon raisonnement » de la logique y ont été employées.

Pour creuser : Platon contre Aristote, la République contre l’oligarchie

Les humanistes ont mis depuis longtemps le doigt sur un domaine échappant totalement à la pensée logique d’Aristote : le désir… Un lai ou fabliau du XIIIe siècle résume l’histoire. Aristote, qui avait pour élève Alexandre le Grand, reprochait à ce dernier de se laisser déconcentrer de ses royales fonctions par la courtisane Phyllis dont il était éperdument amoureux. Obéissant, le brave roi de Macédoine cesse donc de fréquenter la donzelle et s’en retourne traiter les affaires de l’État. Apprenant les raisons de son abandon, la gourgandine décide de se venger du vieux philosophe et tente de le séduire en se pavanant sous ses fenêtres en tenue légère. Aristote tombe sous le charme ?! Phyllis annonce alors au sage que s’il veut la posséder, il devra d’abord se livrer à un petit caprice et, sellé et bridé, se laisser chevaucher par la belle. L’éminent barbu accepte ce jeu sans se douter du tour qu’on est en train de lui jouer. En selle et hue ?! voilà Phyllis qui se promène à dos d’Aristote dans les jardins du roi, le fouettant pour le faire avancer.

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suite du texte:

Pour commencer, Gilles de Viterbe souligne qu’Aristote est un « élève » de Platon et qu’on pouvait réconcilier les « deux princes de la philosophie ». Très imprégné de l’esprit néo-pythagoricien, et pour qui Platon n’était qu’un des plus grands disciples de Pythagore, l’auteur avance que les deux philosophes s’accordent à dire, contrairement au panthéon païen, que l’« Un » est l’expression ultime du divin. En clair, qu’ils étaient tous les deux monothéistes et qu’ainsi leurs convictions anticipaient celles du christianisme.

Gilles de Viterbe :

La philosophie, qui trace et examine toutes les choses, juge que tout nombre et toute multiplicité sont absentes de Dieu, comme le dit Platon et son élève Aristote. L’Humanité a comme but la compréhension des choses divines, comme même Aristote l’admet dans son Éthique. Ainsi, s’il est nécessaire de poursuivre cet objectif, il est nécessaire à arriver à la compréhension de Dieu.

Et il poursuit :

Maintenant, ces princes de la Philosophie [Platon et Aristote] peuvent être réconciliés, et peu importe l’étendue de leurs désaccords en ce qui concerne la création, les Idées ou le but du Bien, ces points [d’accord] peuvent être identifié et démontré (…) [Alors], ils apparaissent comme ne pas être en désaccord entre eux du tout (…) Ces grands princes peuvent être réconciliés si nous postulons la double nature des choses, l’une qui est libre de la matière et l’autre qui est à l’intérieur de la matière (…) Platon suit la première, Aristote la deuxième, et à cause de ceci, ces deux grands dirigeants de la philosophie diffèrent à peine l’un de l’autre. Si vous pensez que c’est nous qui inventons tout ceci, écoutez-les vous même. Car si nous parlons de l’humanité, après tout le sujet de notre conversation, alors Platon dit la même chose, il dit l’humanité est l’âme, dans l’Alcibiade ; et dans le Timée, il dit que l’humanité a deux natures, et nous connaissons une de ces natures par le moyen des sens, et l’autre par le moyen de la raison. Aussi, dans le même livre, il nous apprend que chaque partie en nous n’existe pas isolée de l’autre, que chaque nature se préoccupe de l’autre nature. Aristote, dans le dixième livre de son Ethique, appelle l’humanité la Compréhension. Donc vous pouvez savoir que chaque philosophe (Platon et Aristote) sent de la même façon, peu importe qu’il vous semble qu’ils ne disent pas la même chose.

Le piquant Pic de la Mirandole

Médaille avec l’effigie de Pic de la Mirandole. Au verso, un dévoiement du thème platonicien des Trois grâces (Beauté, Amour, Plaisir), image reprise à l’identique d’une fresque romaine de Pompéi, que Raphaël reprendra à son tour dans son œuvre sur le même sujet.

Gilles de Viterbe, tout comme Tommaso Ingharimi, semble ici relever le défi que leur avait posé Jean Pic de la Mirandole (1463-1494), le jeune disciple du Ficin.

Erudit précoce, protégé de Laurent de Médicis (comme Inghirami), ce confit d’omniscience n’avait peur de rien. Ainsi, en 1485, âgé d’à peine 23 ans, il annonce son projet de réunir à ses frais, dans la ville éternelle et capitale de la chrétienté, les plus grands savants du monde pour débattre des mystères de la théologie, de la philosophie et des doctrines étrangères. L’objectif était de remonter de la scolastique à Zoroastre, en passant par les Arabes, les kabbalistes, Aristote et Platon, pour exposer aux yeux de tous, la concordance des sagesses. L’affaire échoua. Son initiative, qui réservait une place importante à la magie, ne pouvait que susciter la défiance. Pour le Vatican, tout cela ne pouvait que sentir le soufre, et l’initiative fut écartée à l’époque.

Cependant, elle va marquer les esprits. Car son Oratio de hominis dignitate, son discours inaugural écrit dans un style élégant et quasi-cicéronien, destiné à la présentation de ses neuf cents thèses, publié ensemble après sa mort, connut un grand succès, surtout parmi les jeunes érudits comme… Inghirami.

L’exploit de Pic, mal vu par les autorités, fut de donner aux études humanistes (studia humanitatis) une finalité nouvelle : chercher la concordance des doctrines et définir la dignité de l’être humain. Il s’agissait, en dégageant ce qui les unit au sein même de l’altérité, de la recherche d’une concorde universelle, afin d’en dépasser les contradictions, dans une unité qui les transcende.

Pic de la Mirandole :

Voilà pourquoi, non content d’avoir ajouté aux doctrines communes quantité de remarques sur la théologie primitive de Mercure Trismégiste, sur les enseignements des Chaldéens et de Pythagore, sur les plus secrets mystères des Juifs, nous avons aussi proposé à la discussion un certain nombre de découvertes et de conceptions qui nous sont propres dans les domaines physique et théologique. Nous avons d’abord fait valoir que Platon et Aristote s’accordent : beaucoup l’ont pensé avant nous, personne ne l’a prouvé suffisamment. Parmi les Latins, Boèce s’était promis de le faire, mais rien n’indique qu’il n’ait jamais réalisé ce qui fut toujours son projet. Chez les grecs, Simplicius s’était donné le même programme : plût au ciel qu’il se fût montré à la hauteur de ses intentions ! Augustin lui-même, dans son ouvrage Contre les Académiciens, écrit que nombre d’auteurs ont conçu, avec beaucoup de finesse dans l’argumentation, le projet d’établir ce même point, à savoir que les philosophies de Platon et d’Aristote n’en font qu’une. Ainsi Jean le Grammairien [L’helléniste Jean Lascarus] affirme bien que seuls ceux qui n’entendent pas les paroles de Platon le croient en désaccord avec Aristote, mais c’est à des successeurs qu’il a laissé le soin de la démonstration. Nous avons ajouté aussi divers développements où s’affirme la concordance entre les opinions – réputées discordantes – de Scot et Thomas d’une part, d’Averroès et d’Avicenne d’autre part. En second lieu, nos considérations sur la philosophie tant aristotélicienne que platonicienne ont été enrichies de soixante-douze nouvelles propositions physiques et métaphysiques : en les faisant sienne, si je ne m’abuse (et je serai bientôt fixé sur ce point), on pourra résoudre n’importe quel problème d’ordre naturel ou théologique, suivant une méthode philosophique bien différente de celle qui nous est enseignée oralement dans les écoles et qui est à l’ honneur parmi les docteurs de notre temps.

Dans un manuscrit retrouvé inachevé lors de sa mort en 1494 et intitulé Concordia Platonis et Aristotelis, Pic de la Mirandole mentionne explicitement le Timée de Platon et l’Ethique d’Aristote, les deux livres qui figurent comme les attributs de leurs auteurs dans la fresque de Raphaël.

Ensuite, dans son Heptaplus, une œuvre qu’il termine en 1489, Pic de la Mirandole affirme que les écrits de Moïse et la loi mosaïque, selon lui, le fondement de toute sagesse, ont été la base de la civilisation grecque avant de devenir celle de l’Église de Rome. Le Timée, l’œuvre majeure de Platon, précise Pic, démontre que son auteur faisait figure d’un « Moïse attique » (un Moïse d’origine athénienne).

Cicéron

Cicéron.

Pour Inghirami, fasciné par l’éloquence et le style de Cicéron (-106/-43 av. JC) dont il se croyait la réincarnation, le défi lancé par Pic de la Mirandole de réconcilier Apollon, Pythagore, Platon et Aristote, se présenta quasiment comme une mise à l’épreuve divine et les fresques de Raphaël ornant la « Chambre de la signature » sera avant tout sa réponse.

A ceci s’ajoute que Cicéron lui-même se réclamait du néo-platonisme. Dans le premier volume de son œuvre, les Secondes Académiques, après avoir condamné Socrate pour continuellement poser des questions sans jamais « poser les bases d’un système de pensée », Cicéron affirme, plusieurs siècles avant Pic de la Mirandole, que les idées de Platon et d’Aristote, en essence, « avaient les mêmes principes » :

A l’ombre du génie de Platon, génie fécond, varié, universel, s’établit une philosophie unique sous la double bannière des académiciens et des péripatéticiens, qui, d’accord sur les choses, ne différaient que sur les termes. Car Platon, qui avait fait en quelque sorte de Speusippe, fils de sa sœur, l’héritier de sa philosophie, laissait aussi deux disciples de grand talent et d’une rare science, Xénocrate de Chalcédoine et Aristote de Stagire : ceux qui suivaient Aristote, furent nommés péripatéticiens, parce qu’ils discouraient en se promenant dans le Lycée ; tandis que ceux qui, d’après l’institution de Platon, tenaient leurs assemblées et dissertaient dans l’Académie, l’autre gymnase d’Athènes, reçurent de ce lieu-même le nom d’Académiciens. Mais les uns et les autres, tous pénétrés du fécond génie de Platon, formulèrent la philosophie en un certain système complet et achevé, et abandonnèrent le doute universel de Socrate, et son habitude de discuter sur tout sans rien affirmer. Il y eut alors ce que Socrate désapprouvait entièrement, une science philosophique, avec des divisions régulières et tout un appareil méthodique. Cette philosophie, comme je l’ai dit, sous une double dénomination, était une ; car, entre la doctrine des péripatéticiens [Aristote] et l’ancienne Académie [Platon], il n’y avait aucune différence. Aristote l’emportait, à mon sens, par la richesse de son génie ; mais les uns et les autres avaient les mêmes principes, et jugeaient pareillement des biens et des maux.

Portail Royal de Chartres. Au centre, Pythagore avec au-dessus de lui le quadrivium (les sciences : arithmétique, géométrie, astronomie et musique). A sa droite, un disciple, avec au-dessus de lui le Trivium (les humanités : grammaire, rhétorique et logique).

Inghirami a également été conforté par la lecture d’innombrables auteurs chrétiens allant dans ce sens comme par exemple le Français, Bernard de Chartres (XIIe siècle) , un philosophe néoplatonicien ayant joué un rôle fondamental dans l’école de Chartres, qu’il fonda. Il fut nommé maître (1112) puis devient chancelier (1119) responsable de l’enseignement de l’école cathédrale.

Vous me demanderez alors, pourquoi figurent côte à côte, sur le portail occidental de la cathédrale, les sculptures de Pythagore et d’Aristote ?

Etienne Gilson écrit :

Bernard de Chartres était tout d’abord influencé par Boèce, dont il adapte le platonisme. Il s’attache ensuite à réconcilier la pensée de Platon avec celle d’Aristote, ce qui fera de lui le plus grand penseur aristotélicien et platonicien du XIIe siècle. Jean de Salisbury affirmait, dans les termes les plus formels que Bernard de Chartres et ses disciples ne croyaient pas exposer simplement la pensée de Platon en expliquant de la sorte le rapport des idées aux choses, mais qu’ils avaient la prétention de mettre en accord Aristote avec Platon. Que la peine qu’ils se sont donnée ait été perdue, c’est ce que Jean de Salisbury affirme nettement. Avec un humour bien britannique il constate que ces philosophes sont arrivés trop tard et qu’ils ont inutilement travaillé à réconcilier des morts qui s’étaient disputés pendant toute leur vie.

Inghirami aura forcément lu saint Bonaventure (1217-1274), un des fondateurs de l’ordre des franciscains qui soulignait que Platon et Aristote excellaient chacun dans son domaine :

Et ainsi il apparaît que parmi les philosophes, le don de Platon est de parler de la sagesse, celui d’Aristote de la science.

Ou encore le florentin Marsile Ficin, ce philosophe néo-platonicien du XVe siècle dont « l’Académie platonicienne » avait mis en selle Pic de la Mirandole. Le Ficin, n’avait-il pas écrit dans sa Théologie platonicienne que 

Platon traite des choses naturelles divinement tandis qu’Aristote traite naturellement même des choses divines.

Dans la préface qu’il écrira pour La fable d’Orphée, une pièce de théâtre écrite par son disciple Ange Politien (1454-1494), le Ficin, se référant à saint Augustin, fait du mythique Hermès Trismégiste (Mercure) le premier des théologiens : son enseignement aurait été transmis successivement à Orphée, Aglaophème, Pythagore, Philolaos et enfin Platon.

Par la suite, le Ficin placera Zoroastre en tête de ces prisci theologi, pour attribuer finalement à Zoroastre et Mercure un rôle identique dans la genèse de la sagesse antique : Zoroastre enseigne celle-ci chez les Perses en même temps que Trismégiste l’enseignait chez les Égyptiens.

Un Platon peut cacher un Pythagore

Le grand penseur présocratique, Pythagore de Samos.

On remarquera que dans L’Ecole d’Athènes de Raphaël, la figure de Pythagore de Samos (-580/-495 av. JC) , entouré d’un groupe d’admirateurs, prend une place majeure. Il est clairement identifiable par une tablette où figurent les accords musicaux et la fameuse « Tétraktys » dont nous parlerons ici.

Alors que jusqu’ici, les historiens ont surtout exploré l’influence du courant platonicien et néo-platonicien sur la Renaissance italienne, l’historienne Christiane L. Joost-Gaugier, dans son livre Pythagoras and Renaissance Europe, a mis en lumière à quel point les idées du grand penseur présocratique que fut Pythagore, ont influencé la pensée et façonné l’art de la Renaissance.

En art, Pythagore inspire l’architecte romain Vitruve (-90/-15 av. JC, puis les théoriciens de la proportion d’or comme le moine franciscain Luca Paciolo (1445-1517) , dont le traité, De Divina Proportiona, illustré par Léonard de Vinci, parut à Venise en 1509.

Cependant, si un théorème, venu probablement d’Inde, porte son nom (attribué à Pythagore par Vitruve), l’on sait assez peu de sa vie.

Tout comme Confucius, Socrate et le Christ, si l’on est sûr qu’il a réellement existé, aucun écrit de sa main ne nous est parvenu.

Par la force des choses, Pythagore est devenu une légende vivante, et même très active lors de la Renaissance, à tel point que la plupart des gens ne voyait qu’en Platon un simple « disciple » du « divin Pythagore ».

Textes arabes et chinois démontrant le théorème attribué à Pythagore.
La Géométrie (Thalès de Milet ?) et l’Arithmétique (Pythagore ?), bas-relief de Luca della Robbia, Campanile, Florence.

Né dans la première moitié du VIe siècle avant JC. sur l’île de Samos en Asie mineure, il fut sans doute en contact avec l’école des géomètres fondée par Thalès de Milet (-625/-548 av. JC) .

Vers l’âge de 40 ans, il part vers Crotone en Italie méridionale pour y fonder une société d’amis, à la fois philosophique, politique et religieuse dont les implantations vont se multiplier.

Pour Pythagore, il s’agit de réaliser un lien entre l’homme et le divin et sur cette base transformer la cité. Interrogé sur son savoir, Pythagore, avant Socrate et Cues, affirme qu’il ne sait rien mais qu’il cultive « l’amour de la sagesse ». Le mot philo-sophie serait né ainsi.

Aucun humaniste chrétien, lisant saint Jérôme (347-420) , un des Pères de l’Église catholique, ne pouvait échapper aux éloges que ce dernier fait à Pythagore.

Dans sa polémique Contre Ruffin, Jérôme, pour évoquer un comportement exemplaire, cite ce qu’aurait dit deux disciples de Pythagore : « Nous devons par tous les moyens possibles éviter la mollesse du corps, l’ignorance de l’esprit, l’intempérance, les dissensions civiles, les dissensions domestiques et en général l’excès en toutes choses ». Et Jérôme invoque les « préceptes de Pythagore » :

Tout doit être commun entre amis ; un ami est un autre nous-même. Il faut considérer deux époques dans la vie, le matin et le soir, c’est-à-dire ce que nous avons fait et ce que nous devons faire. Après Dieu, il faut chercher la vérité, qui seule peut rapprocher les hommes du Créateur.

Ensuite, Jérôme estime que Pythagore, en affirmant le concept d’immortalité de l’âme, a précédé le christianisme :

Ecoutez ce que Pythagore a trouvé le premier en Grèce s’élance Jérôme : Que les âmes sont immortelles, qu’elles passent d’un corps dans un autre, et, c’est Virgile qui lui-même nous dit dans le sixième livre de l’Enéïde : Lorsqu’elles ont fourni une révolution de mille ans, Dieu les appelle en grand nombre sur les bords du fleuve Léthé pour que sans doute elles puissent revoir le ciel dont elle ne se souviennent plus ; c’est alors qu’elles recommencent à ranimer un nouveau corps, qui d’abord a été Euphorbus, ensuite Calide, puis Hermoticus, puis Perhius et enfin Pythagore ; et qu’après un certain temps ce qui a existé recommence à naître, qu’il n’y a rien de neuf dans le monde, que la philosophie est un recueil de méditations sur la mort, que chaque jour elle s’efforce de délivrer l’âme des chaînes qui l’attachent au corps et de lui rendre sa liberté. Platon nous communique bien d’autres idées dans ses écrits, surtout dans le Phédon et dans le Timée.

La géométrie cachée des nombres

Pour Pythagore « le commencement est la moitié de tout ». D’après Théon de Smyrne (v. 70/v. 135) , pour le philosophe, « les nombres sont pour ainsi dire le principe, la source et la racine de toutes choses ».

Aristote, dans sa Métaphysique rapporte :

Les pythagoriciens s’appliquèrent dans un premier temps aux mathématiques… Trouvant que les choses [dont les sons musicaux] modèlent principalement leur nature sur l’ensemble des nombres et que les nombres sont les premiers principes de la nature entière, les Pythagoriciens conclurent que les éléments des nombres sont aussi les éléments de tout ce qui existe, et ils firent du monde une harmonie et un nombre…

Et comme le précisait Clinias de Tarente (IVe siècle av. JC.), un pythagoricien ami de Platon :

Quand ces choses, donc, sont au repos, elles donnent naissance aux mathématiques et à la géométrie, quand elles sont en mouvement à l’harmonica et à l’astronomie.

L’idée de la « monade », une unité dynamique participant de l’Un, perfectionnée plusieurs siècles après par le philosophe et scientifique Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) dans sa « Monadologie », nous vient de cette époque.

Signifiant étymologiquement « unité » (monas), il s’agit de l’unité suprême (l’Un, Dieu, le principe des nombres) qui, tout en étant en même temps l’unité minimale, reflète dans le microcosme la même activité dynamique que représente l’Un dans le macrocosme.

Déjà, rien que le nom d’Apollon (Un dieu considéré comme « le père » de Pythagore) signifie, comme le soulignent Platon, Plutarque et d’autres auteurs de l’antiquité : libre de toute multiplicité (Pollo = multiplicité ; a-pollo = non-multiple).

Xénophane (né vers 580 av. JC), affirme l’existence d’un Dieu unique gouvernant toute chose par la puissance de son intelligence. Il s’agit d’un dieu point semblable aux hommes, car éternel, incorporel et sphérique.

Les nombres triangulaires : 1, 3, 6 et 10. Notez la présence d’un hexagone à l’intérieur du nombre 10, le fameux Tetraktys de Pythagore.

Autant cette conception d’un Un dynamique a pu provoquer parfois une explosion d’interprétations ésotériques, autant elle a stimulé les esprits les plus créatifs et terrorisé les formalistes de la pensée.

En parlant de simples choses, des nombres arithmétiques, Pythagore emploie les terme de un, deux, trois, quatre, cinq, dix…, tandis que pour évoquer des nombres idéaux et leur puissance, il parle de : monade, dyade, triade, tétrade, décade, etc.

Ainsi, en concevant les nombres de façon non-linéaire mais figurative, il offre une arithmétique applicable à l’astronomie, la musique et l’architecture. En disposant ces nombres, comme des billes, d’une façon particulière, Pythagore découvre la fameuse « géométrie des nombres ».

Par exemple, dans le cas des nombres triangulaires, trois points forment une surface triangulaire. Si l’on y rajoute trois points en dessous, on trouve le nombre 6, mais il s’agit toujours d’un triangle. Et si l’on y ajoute encore quatre points supplémentaires, on aboutit au nombre 10, toujours un nombre triangulaire.

Le Patriarche de Constantinople Photius (810-893) confirme que :

Les pythagoriciens proclamaient que le nombre complet est dix.
Le nombre dix, est un composé des quatre premiers nombres que nous comptons dans leur ordre. C’est pourquoi ils appelaient Tétraktys le tout constitué par ce nombre.

A part les nombres plans et triangulaires (1, 3, 6, 10, etc.), Pythagore explorera les nombres carrés (1, 4, 9, 16, …), rectangulaires, cubiques, pyramidaux, étoilés, etc.

Ce faisant, disait Aristoxène, Pythagore avait « élevé l’arithmétique au-dessus des besoins des marchands ».

Cette approche, celle de voir l’harmonie au-dessus et dans le multiple, a inspiré de nombreux scientifiques dans l’histoire. On pense à Mendeleïev pour l’élaboration de son tableau des éléments ou à Einstein.

La puissance des nombres était également bien comprise par le cardinal-philosophe Nicolas de Cues, qui évoque Pythagore dès le premier chapitre de son traité De la docte Ignorance (1440), lorsqu’il précise que :

Tous ceux qui recherchent jugent de l’incertain, en le comparant à un présupposé certain par un système de proportions. Toute recherche est donc comparative, et elle use du moyen de la proportion : si l’objet de la recherche se laisse comparer au présupposé par une réduction proportionnelle peu étendue, le jugement d’appréhension est aisé ; mais si nous avons besoin de beaucoup d’intermédiaires, alors naissent la difficulté et la peine. Cela est bien connu dans les mathématiques : les premières propositions s’y ramènent aisément aux premiers principes très bien connus, tandis que les suivantes, parce qu’il leur faut l’intermédiaire des premières, y ont plus de difficulté. Donc toute recherche consiste en une proportion comparative facile ou difficile, et c’est pourquoi l’infini qui échappe, comme infini, à toute proportion, est inconnu. Or, la proportion qui exprime accord en une chose d’une part et altérité d’autre part, ne peut se comprendre sans le nombre. C’est pourquoi le nombre enferme tout ce qui est susceptible de proportions. Donc, il ne crée pas une proportion en quantité seulement, mais en tout ce qui, d’une façon quelconque, par substance ou par accident, peut concorder et différer. Aussi Pythagore jugeait-il avec vigueur que tout était constitué et compris par la force des nombres. Or, la précision des combinaisons dans les choses matérielles et l’adaptation exacte du connu à l’inconnu sont tellement au-dessus de la raison humaine que Socrate estimait qu’il ne connaissait rien que son ignorance ; en même temps que le très sage Salomon affirme que toutes les choses sont difficiles et que le langage ne peut les expliquer.

Géométrie des nombres,
le secret du calcul mental

Voici un petit exemple très simple. Un jour, à Göttingen, le professeur du jeune mathématicien allemand Carl Gauss (1777-1855) demanda aux élèves de calculer la somme de tous les chiffres de un à cent.

Les élèves s’exécutent et commencent à additionner les chiffres 1 + 2 + 3 + 4 + 5, etc.

Le jeune Gauss lève la main et, suite à un calcul mental, annonce le résultat de l’opération : « 5050, Monsieur ! »

Le professeur lui demande comment il est arrivé aussi vite au résultat. Le jeune Gauss s’explique : pour voir s’il existe une géométrie dans le nombre cent, j’ai additionné le premier chiffre (1) avec le dernier (100). Cela donne 101. Maintenant, si j’additionne le deuxième chiffre (2) avec l’avant dernier (99), cela fait également 101. J’ai conclu qu’il existait, à l’intérieur du nombre 100, cinquante couples de nombres pairs et impairs dont la somme était chaque fois 101. Ainsi, en multipliant 101 par le nombre de couples (50), j’arrive immédiatement à 5050.

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De Pythagore à Platon

Pour Pythagore, la surface la plus parfaite est le cercle et le volume idéal la sphère puisqu’on peut y inscrire les polyèdres réguliers.

Selon un de ses disciples, l’italien Philolaus de Crotone (-470/-390 av. JC) , Pythagore aurait été le premier à définir les cinq polyèdres réguliers :

  • le cube,
  • le tétraèdre (une pyramide à 4 faces triangulaires),
  • l’octaèdre (composé de 8 triangles),
  • l’icosaèdre (64 triangles) et
  • le dodécaèdre (composé de 12 pentagones).

Puisque Platon les décrit dans son œuvre, le Timée, ces polyèdres réguliers prirent le nom de « solides platoniciens ».

Rappelons que Platon s’est rendu plusieurs fois en Italie, notamment pour y rencontrer son ami intime, le grand scientifique et dirigeant politique pythagoricien, Archytas de Tarente (-428/-387).

Disciple direct de Philolaos, Archytas deviendra le professeur de mathématiques de l’astronome et médecin grec Eudoxe de Cnide (-408/-355) .

Une vision géométrique des nombres permet de voir comment leur puissance augmente. Par exemple, en passant du chiffre 3 au chiffre 4, on passe de deuxième dimension à la troisième.

Dès Archytas peut-être ou après Platon, les pythagoriciens associent le 1 au point, le 2 à la ligne, le 3 à la surface (la figure géométrique à deux dimensions : cercle, triangle, carré… ), le 4 au solide (la figure géométrique à trois dimensions : tétraèdre, cube, sphère, etc.).

Ajoutons à cela que dans le Timée, un des derniers dialogues de Platon, après un bref échange avec Socrate, Critias et Hermocrate, le philosophe pythagoricien Timée de Locres (Ve siècle av. JC) expose une réflexion sur l’origine et la nature du monde physique et de l’âme humaine vues comme les œuvres d’un démiurge tout en abordant les questions de la connaissance scientifique et de la place des mathématiques dans l’explication du monde.

Cicéron (République, I, X, 16) précise que Timée de Locres était un intime de Platon :

Sans doute as-tu appris, Tubéron, qu’après la mort de Socrate, Platon se rendit d’abord en Égypte pour s’y instruire, puis en Italie et en Sicile, afin de tout apprendre des découvertes de Pythagore. C’est là qu’il vécut longtemps dans l’intimité d’Archytas de Tarente et de Timée de Locres, et eut la chance de se procurer les Commentaires de Philolaos.

La musique des sphères

Luca della Robia : Pythagore découvrant l’harmonie.

Un magnifique bas-relief, sur le campanile du dôme de Florence, reflète bien ce que savaient les premiers humanistes italiens au sujet de Pythagore.

Luca della Robia (1399-1482), le sculpteur travaillant sur les instructions du chancelier humaniste de Florence Leonardo Bruni (1370-1444) , nous montre Pythagore, un gros marteau dans une main, un petit marteau dans l’autre, frappant une enclume et concentrant son esprit sur la différence des sons qu’il produit.

Selon la légende, Pythagore se promenait aux abords d’une forge lorsque son attention fut captée par le son des marteaux frappant l’enclume.

Il y discerna à l’oreille les mêmes consonances que celles qu’il pouvait produire avec sa lyre. Son intuition mena alors à une découverte fondamentale : les sons musicaux sont gouvernés par les nombres.

Pythagore chez les forgerons.

Voilà comment Guido d’Arezzo (992-1050), le moine bénédictin à l’origine du système de notation musicale encore en vigueur, rapporte vers 1026 l’événement au dernier chapitre (XX) de son ouvrage Micrologus :

Un certain Pythagore, grand philosophe, voyageait d’aventure ; il arriva à un atelier où l’on frappait sur une enclume à l’aide de cinq marteaux. Étonné de l’agréable harmonie [concordiam] qu’ils produisaient, notre philosophe s’approcha et, croyant tout d’abord que la qualité du son et de l’harmonie [modulationis] résidait dans les différentes mains, il interchangea les marteaux. Cela fait, chaque marteau conservait le son qui lui était propre. Après en avoir retiré un qui était dissonant, il pesa les autres, et, chose admirable, par la grâce de Dieu, le premier pesait douze, le second neuf, le troisième huit, le quatrième six de je ne sais quelle unité de poids. Il connut ainsi que la science [scientiam] de la musique résidait dans la proportion et le rapport des nombres [in numerorum proportione et collatione]

[…] Que dire de plus ? En mettant en ordre les notes d’après les intervalles dont on a parlé, l’illustre Pythagore fut le premier à mettre au point le monocorde. Comme ce n’est pas lascivité qu’on y trouve, mais une révélation rapide de la connaissance de notre art, il a rencontré un assentiment général chez les savants. Et cet art s’est peu à peu affirmé en se développant jusqu’à ce jour, car le Maître lui-même illumine toujours les ténèbres humaines et sa suprême Sagesse dure dans tous les siècles. Amen.

Voici le schéma (qui se retrouve sur une ardoise posée aux pieds de Pythagore dans la fresque de Raphaël), et qui visualise les harmonies musicales que l’on obtient en divisant un corde. Si l’on la divise en deux, cela donne l’octave, en trois la quinte et en quatre, la quarte. Enfin, épogdoon (du préfixe epi– signifiant au-dessus et ogdoon signifiant le huitième) traduit l’intervalle de 9/8, qui correspond ici au ton.

Schéma (qui se retrouve sur une ardoise posée aux pieds de Pythagore dans la fresque de Raphaël), qui visualise les harmonies musicales que l’on obtient en divisant un corde. Si l’on la divise en deux, cela donne l’octave, en trois la quinte et en quatre, la quarte. Enfin, épogdoon (du préfixe epi– signifiant au-dessus et ogdoon signifiant le huitième) traduit l’intervalle de 9/8, qui correspond ici au ton.

Reprenons donc les rapports harmoniques que découvre Pythagore à partir des poids des marteaux : 12, 9, 8 et 6.

  • Le rapport entre 12 et 6, c’est la moitié et correspond à l’octave (diapason). On la retrouve sur un instrument de musique en faisant vibrer la moitié d’une corde.
  • Le rapport entre 12 et 8 est un rapport de deux tiers, ce qui correspond à la quinte (diapente) ;
  • Le rapport entre 8 et 6, est un rapport de trois quarts, ce qui correspond à la quarte (diatessaron) ;
  • Enfin, le rapport entre 8 et 9 donne l’intervalle d’un ton (épogdoon, le préfixe epi– signifiant au-dessus et ogdoon signifiant le huitième.)

Illustration du traité Theorica musiche (1480, Naples), du théoricien et compositeur Franchini Gaffurio (1451-1522), un ami et collègue de Léonard de Vinci à la Cour des Sforza à Milan.

Ensuite, les pythagoriciens transposèrent les mêmes proportions à d’autres objets, notamment à des volumes d’eau dans des verres, à la taille de cloches ainsi qu’à des disques en bronze ou encore à la longueur des cordes d’instruments de musique ou des flutes.

Pour Pythagore, cette expérience s’avère fondamentale car elle corrobore l’intuition de base de sa philosophie : tout ce qui existe est nombre, y compris des phénomènes aussi peu matériels que les intervalles musicaux.

Dans un fameux passage du Timée (35-36), Platon décrit la fabrication des proportions de l’Âme du Monde par le Démiurge. Ce passage est fondé sur la série numérique 1, 2, 3, 4, 9, 8, 27 — qui correspond à la fusion de la série des premières puissances de 2 (2, 4, 8) et de la série des premières puissances de 3 (3, 9, 27). Or, de cette série, on peut tirer les rapports numériques sur lesquels sont fondés les intervalles musicaux.

Déjà, dans sa Métaphysique, Aristote avait rapporté :

Les pythagoriciens remarquèrent que l’ensemble des modes de l’harmonie musicale et les rapports qui la composent se résolvent dans des nombres proportionnels.

Avec le philosophe français Pierre Magnard, il faut plutôt dire :

Si connaître c’est mesurer, la musique est l’art de poursuivre la mesure au-delà du seuil de l’incommensurabilité. Quand les étalons numériques, métriques et pondéraux ne sont plus capables d’établir de proportions entre les réalités naturelles, l’harmonie vient offrir le secours de ses propres échelles – diatonique, chromatique, enharmonique – et de ses intervalles – quinte, quarte, tierce, octave – pour subvenir au défaut du calcul.

Enfin, comme le précisa le musicologue romain Théon de Smyrne (70-135)  :

Les pythagoriciens affirment que la musique est une combinaison harmonique des contraires, une unification des multiples et un accord des opposés.

A cela s’ajoute que pour les pythagoriciens, la musique avait également une valeur éthique et médicale.

Il faisait commencer l’éducation par la musique, au moyen de certaines mélodies et rythmes, grâce auxquels il produisait des guérisons dans les traits de caractère et les passions des hommes, ramenait l’harmonie entre les facultés de l’âme.

Tout cela faisait donc de Pythagore l’incarnation d’une harmonie cosmique et universelle**.

D’ailleurs, il aurait été le premier à avoir utilisé le mot « cosmos » (perfection, ordre).

Une page de L’Harmonie du monde de Johannes Kepler.

Pythagore, dont le premier vrai astrophysicien Johannes Kepler (1571-1630) fait l’éloge, aurait été le premier à forger le concept de « la musique des sphères » ou de « l’harmonie des sphères ».

Car, comme le précise Sextus Empiricus (vers la fin du IIe siècle), dans ses Esquisses pyrrhoniennes, Pythagore aurait constaté que les distances entre les orbites du Soleil, de la Lune et des étoiles fixes correspondent aux proportions réglant les intervalles de l’octave, de la quinte et de la quarte. Dans la République, Platon affirme qu’astronomie et musique sont des « sciences sœurs ».

Une page de l’Harmonie du Monde où l’astronome Johannes Kepler évoque la musique des sphères.

Copernic admet que les travaux des pythagoriciens ont inspiré ses propres recherches :

« D’autres pensent que la Terre se meut. Ainsi, Philolaos le pythagoricien dit que la Terre se meut autour du Feu en un cercle oblique, de même que le Soleil et la Lune. Héraclite du Pont et Ecphantos le Pythagoricien ne donnent pas, il est vrai, à la Terre un mouvement de translation [mouvement autour du Soleil, héliocentrisme]… Partant de là, j’ai commencé, moi aussi, à penser à la mobilité de la Terre »

(Copernic, lettre au pape Paul III, préface à De revolutionibus orbium cælestium [Des révolutions des orbes célestes], 1543).

Le nom de Pythagore (étymologiquement, Pyth-agoras : « celui qui a été annoncé par la Pythie », la déesse), découle de l’annonce de sa naissance faite par l’oracle à son père lors d’un voyage à Delphes. Cependant, la légende veut que Pythagore soit le fils d’Apollon, le dieu de la lumière, de la poésie et de la musique.

Or, d’après les traditions présocratiques les plus anciennes, Apollon, avait conçu un plan lui permettant de contrôler l’univers. Ce plan se révélait dans « la musique des sphères » sous la sage supervision d’Apollon, le dieu soleil et dieu de la musique ; un dieu grec passé chez les Romains sans avoir changé de nom. On représente Apollon avec une couronne de lauriers et une lyre, entouré des neufs muses.


VISITE GUIDÉE

Après avoir passé en revue la situation politique de l’époque, les motivations du Pape Jules II et de ses conseillers cherchant à rétablir l’autorité d’une « Eglise triomphante », aboutissement ultime et pour les siècles à venir d’une culture qui remonte à Apollon, Moïse, Pythagore, Platon, Cicéron et leurs disciples, le spectateur a désormais quelques « clés » solides (les « codes ») en main lui permettant de « lire » les fresques de Raphaël ornant la « Chambre de la signature ».

Ne disposant d’aucun récit de Raphaël sur son œuvre, cette lecture reste un parcours d’obstacles. Par exemple, l’identification des personnages reste incertaine car, à part quelques rares exceptions, aucune tablette ne nous l’indique. L’idée, de toute façon, c’est que le spectateur, en analysant l’apparence et la gestuelle de chacun, découvre par lui-même, qui est représenté.

Comme nous l’avons dit, en entrant dans la salle, le spectateur est d’emblée sommé d’apprécier chaque fresque non pas de façon isolée, mais comme étant l’expression d’un tout cohérent.

En pénétrant dans la « Chambre de la signature », comme à l’intérieur d’un cube peint, on se rend immédiatement compte d’être face à une mise en scène théâtrale. Car les grandes voûtes que découvre le spectateur ne sont que des images peintes et ne répondent à aucune réalité structurelle de l’édifice. Inghirami était un orateur, un acteur et un metteur en scène sachant qui devait apparaître à quel endroit, avec quelle attitude et habillé de quelle façon. Grâce à cette imagination, une salle à priori rectangulaire et ennuyeuse, a été métamorphosée en un cube sphérique car les coins de la pièce ont été « arrondis » avec du stuc.


A. LE PLAFOND

Le plafond de la Chambre de la signature : A. Les armoiries de Jules II ; B. La Philosophie ; C. La théologie ; D. La Poésie ; E. La Justice. Dans les carrés : 1. Le moteur initial ; 2. Le triomphe d’Apollon sur Marsyas dans la lutte pour la lyre ; 3. La chute où Adam et Eve chassé du Paradis ; 4. Le jugement de Salomon.

Du point de vue thématique, le parcours visuel, comme on pouvait s’en douter, commence au plafond pour finir sur le parterre. Au centre du plafond, un petit cercle avec les armoiries de Jules II. Autour, un octogone entouré de quatre cercles reliés entre eux par quatre rectangles. Chacun des quatre cercles touche le haut d’une des quatre voûtes peintes sur les quatre murs et montre une figure allégorique et un texte annonçant le thème des grandes fresques en-dessous.

A chaque fois, il s’agit de mettre en valeur l’harmonie réunissant l’ensemble des parties. Alors que les vraies incompatibilités sont laissées au vestiaire, les oppositions et les différences formelles seront même fortement mises en valeur, mais exclusivement pour démontrer qu’on peut s’en accommoder en les soumettant à un dessein supérieur.

Les quatre fresques circulaires décorant le plafond de la Chambre de la Signature. En commençant en haut à gauche et dans le sens de la montre : la Théologie, la Philosophie, la Justice et la Poésie.

Ainsi deux doubles thèmes (2 x 2) s’articulent donc :

  • La Philosophie (le vrai accessible par la raison), surnommée L’Ecole d’Athènes, et la Théologie (le vrai accessible par la révélation divine), surnommée depuis le concile de Trente, la « Dispute du Saint Sacrément » ; un thème commun à saint Thomas et aux néo-platoniciens.
  • la Poésie et la musique (le beau), et la Justice (le droit) ; un thème d’origine cicéronienne.
  • Au-dessus le thème de la Philosophie, dans l’un des quatre cercles, est représentée par une femme portant une robe dont chacune des quatre couleurs symbolise les quatre éléments évoqués par un motif : le bleu illustre les étoiles, le rouge les langues de feu, le vert les poissons et le brun doré les végétaux. La philosophie tient deux livres intitulés « Morale » et « Nature », tandis que deux petits genius (génies) portent des tablettes sur lesquelles on peut lire « CAUSARUM » et « COGNITO », lues ensemble « Connaître les causes ». En clair, le but de la philosophie morale et naturelle, est de connaître les causes, c’est-à-dire de remonter vers Dieu.
  • Au-dessus de la Théologie, une femme habillée de rouge et de vert, couleurs des vertus théologiques. Dans sa main gauche, elle tient un livre, sa main droite pointe vers la fresque en bas. Deux génies portent des tablettes disant « DIVINAR.RER » et « NOTITIA », « La révélation des choses sacrées ».
  • Au-dessus de la Poésie, la silhouette ailée de la Poésie portant lyre et couronne de lauriers. Deux putti (angelots) nous présentent des tablettes où sont inscrites des paroles de Virgile : « Insufflé par l’esprit » (NVMINE AFFLATVR). Puisqu’il s’agit de puttis et non pas de génies, il est clairement fait référence à l’esprit chrétien qui inspire les arts.
  • Enfin, au-dessus de la dernière fresque, la Justice, une femme tient les attributs de la justice : la balance et le glaive. Deux putti portent des tablettes avec les paroles de l’empereur Justinien : « IVS SVVM VNICUMQUE », c’est-à-dire, « à chacun sa juste peine ».

Ensuite, toujours au plafond, comme nous l’avons indiqué, quatre fresques rectangulaires reliant les quatre cercles dont nous venons de spécifier la thématique. De nouveau, il s’agit de deux paires qui se complètent.

  • A. Une première fresque rectangulaire, reliant la Philosophie avec la Poésie, nous montre une femme (la sagesse, l’Un) ici cause première et mettant un globe céleste en mouvement et donc l’univers en action. Il peut s’agir de la Sibylle mythique que mentionne Héraclite, une incarnation surhumaine de la voix prophétique. Philosophiquement, il s’agit d’une allégorie de la création de l’Univers (ou Astronomie). La constellation qui figure sur le globe a été identifiée. Elle correspond à la carte du ciel de la nuit du 31 octobre 1503, la date de l’élection de Jules II…
  • B. Le deuxième rectangle, diamétralement opposé du premier et reliant la Justice à la Théologie, représente « Adam et Eve chassés du Paradis ». Considéré comme le début de la théologie, « La chute de l’homme », sera réparée par la « rédemption » qu’apporteront l’Église et le pape Jules II, incarnée par la sagesse créatrice remettant l’univers en marche.
  • C. Le troisième rectangle, reliant la Philosophie et la Justice, représente « Le jugement de Salomon », une scène montrant le jugement sage du Roi Salomon lorsque deux mères réclamèrent le même enfant.
  • D. Et enfin, le quatrième, de l’autre extrémité de la diagonale, reliant la Poésie à la Théologie, représente, non pas « La flagellation de Marsyas » comme on l’a prétendu, mais une autre scène assez rare, « Le Triomphe d’Apollon contre Marsyas » dans la lutte pour la lyre. Ce dernier y reçoit une couronne de lauriers.

Pour leur mise en valeur mutuelle, les deux jugements se fondent sur des bases différentes. Alors que le roi Salomon, représentant l’Ancien Testament, juge sur la base de la Loi divine, Apollon, qui représente ici l’Antiquité, l’emporte grâce aux règles du panthéon païen.


B. LA THÉOLOGIE


(LA DISPUTE DU SAINT SACREMENT)

La Théologie (Dispute du Saint-Sacrément)

Au registre céleste :
A. Dieu le Père, B. Jésus Christ, C. Marie, D. Saint-Jean Baptiste, E. Apôtre Pierre, F. Adam, G. Saint Jean l’Evangéliste, H. Roi David, I. Saint Laurent, J. Judas Macchabée, K. Saint Stéphane, L. Saint Étienne, M. Moïse, N. Jacques le Majeur, O. Abraham, P. Saint Paul, SE. Saint Esprit.


Au registre terrestre :
1. Fra Angelico, 2. ?, 3. Donato Bramante, 4. ?, 5. ?, 6. Pic de la Mirandole, 7. ?, 8. ?, 9. ?, 10. Saint Grégoire, 11. Saint Jérôme, 12. ?, 13. ?, 14. ?, 15. ?, 16. Saint Ambroise, 17. Saint Augustin, 18. Saint Thomas d’Aquin, 19. Le pape Innocent III, 20. Saint Bonaventure, 21. Le pape Sixte IV, 22. Dante Alighieri, 23. ?, 24. ? ; 25. un maçon, 26. ?, 27. ?

Les historiens nous disent qu’elle fut la première fresque à être réalisée. Le cœur du sujet est la Trinité et la « transsubstantiation », un phénomène surnaturel signifiant la conversion d’une substance en une autre, chez les chrétiens, la conversion du pain et du vin en corps et sang du Christ lors de l’Eucharistie sous l’action du Saint Esprit. Ce qui signifiait une « présence réelle » de Dieu lors de la messe et donc un attrait majeur pour attirer les fidèles et obtenir des « indulgences » de sa part. Pour certains humanistes, tels que le protestant suisse Zwingli, toute doctrine de la présence réelle relève de l’idolâtrie car elle reviendrait à vénérer du pain et du vin comme si c’était Dieu.

Erasme, pour qui l’accomplissement des rites ne devait jamais se substituer à la vraie foi, explique que lorsque le Christ disait à ses disciples, en leur offrant du pain, « ceci est mon corps » et « ceci est mon sang », en leur offrant du vin, parlait en réalité, non pas du pain et du vin, mais de ses disciples (son corps) et de son enseignement (son sang).

L’idée qui sous-tend la composition, celle de montrer le triomphe de l’unité de l’Église dans le Christ, maximalise là-aussi les complémentarités.

La scène se déroule sur deux niveaux, un registre céleste et l’autre terrestre.

En haut, au registre céleste, le cœur du sujet, « la Trinité » avec Dieu le Père (A) bénissant trônant au-dessus d’un Christ (C) entouré de Marie (B) (le Nouveau Testament) à sa droite et de Saint-Jean Baptiste (D) (l’Ancien Testament) à sa gauche, eux-mêmes apparaissant au-dessus d’une colombe symbolisant le Saint-Esprit (SE). Autour d’eux, pour faire le pendant de l’architecture de L’Ecole d’Athènes située en face, assises paisiblement sur une banquette de nuages en demi-cercle, les figures remarquables de l’Église triomphante, accompagnées de leurs attributs traditionnels et vêtues d’habits colorés spécifiques de chacune. Aux extrémités du demi-cercle, deux apôtres : l’apôtre Pierre (E) qui représente les Juifs et l’apôtre Paul (P) qui représente les Gentils, se font face, un peu comme s’ils étaient les gardes extérieurs de l’Église triomphante, dépositaires à la fois de la clé et de la lettre de celle-ci. L’Ancien Testament est représenté par Adam (F) qui fait face à Abraham (O), et Moïse (M) face au roi David (H) avec sa harpe à la main. Le Nouveau Testament est également représenté par saint Jean (G) qui fait face à saint Mathieu (N) (deux auteurs de l’Évangile), par saint Laurent (I) et saint Étienne (L) (tous deux saints martyrs).

En bas, au registre terrestre, trône un énorme autel (Y) sur lequel est écrit « IV LI VS » (Jules II). Posé dessus, un ostensoir en or (X) avec une hostie en son centre, proclame la présence du Christ dans le mystère de la transsubstantiation. A côté, les docteurs de l’Église des premiers temps du christianisme : à gauche (sous les traits de Jules II) saint Grégoire (N° 10), le grand réformateur du rituel et du chant de messe, à côté de saint Jérôme (N° 11), l’érudit le plus profond du christianisme), accompagné de son lion. A sa droite saint Augustin (N° 17) et saint Ambroise (N° 16). Ces quatre docteurs sont, au contraire des autres personnages, assis, sur ce qui les rapproche déjà des personnages situés dans les cieux ; on distingue par ailleurs deux docteurs postérieurs que sont saint Thomas d’Aquin (N° 18), dominicain, et saint Bonaventure (N° 20), franciscain.

L’historien Konrad Oberhuber, ajoute que ces deux derniers,

incarnent deux tendances de l’Église : l’une qui voit son essence du christianisme dans le rituel et l’adoration dévote (la dimension du sentiment), l’autre qui défend l’importance de la théologie (la dimension de la pensée).

Avec Dante Alighieri, une des rares figures apparaissant deux fois dans les fresques de Raphaël : Pic de la Mirandole. A gauche, habillé en blanc, dans La Philosophie, à droite dans La Théologie.

Ensuite, les papes Innocent III (1160-1216)(N° 19), pape le plus puissant du Moyen Âge qui établit l’indépendance politique de Rome) et Sixte IV (1414-1471) (N° 21), Francesco della Rovere de son nom) côtoient des religieux comme le dominicain Savonarole (instigateur en 1494 à Florence d’une révolution politique (retour à la République) et morale (rechristianisation) ou, le peintre Fra Angelico (N° 1), contemporain de Savonarole, admiré pour ses fresques et ses peintures sublimes, qu’accompagnent Dante Alighieri (N° 20), dont la Divine Comédie (avec l’enfer, le purgatoire et le paradis) eut une influence sur la théologie au Moyen Âge, Bramante, (N° 3) l’architecte fameux de la basilique Saint-Pierre, sans oublier Pic de la Mirandole (N° 6), (qu’on méprenait pour Francesco Maria della Rovere) qui, les cheveux dans le vent, pointe vers la Trinité dans un déhanchement léger et gracieux. A droite, des maçons (N° 22), qui construisent les églises, se penchent en avant. Si à droite, derrière les figures, les fondations de marbre blanc (Z), font allusion à la nouvelle basilique Saint-Pierre dont Jules II vient de lancer la reconstruction, à gauche une église villageoise (Q) rappelle que le christianisme doit pénétrer dans le quotidien des humbles.


C. LA PHILOSOPHIE


(L’ÉCOLE D’ATHENES)

La Philosophie (« Ecole d’Athènes »).
1. Porphyre, 2. Plotin, 3. Alcibiade, 4. Criton, 5. Phédon d’Elis, 6. Socrate, 7. Isocrate, 8. Parménide, 9. Platon, 10. Aristote, 11. ? ; 12. ?, 13. Appelles de Cos, 14. Protogène, 15. Strabon, 16. Ptolémée, 17 Hippocrate de Cos, 18. Diogène de Sinope, 19. Héraclite d’Éphèse, 20. Anaximandre de Milète, 21. Pic de la Mirandole, 22. Pythagore, 23. Boèce, 24. Avicenne, 25. Épicure, 26. Métrodore.

Une belle perspective centrale rassemble 58 penseurs grecs et d’autres personnages dans un temple idéal. Aucun effet de clair-obscur ne vient troubler l’équilibre des couleurs et la clarté de la composition.

Le penseur américain Lyndon LaRouche (1922-2019), lors de sa visite au Vatican, s’émerveilla de l’harmonie gracieuse qui rayonne de cette œuvre. Elle ne pouvait qu’entrer en résonance avec un concept que LaRouche développa tout au long de sa vie : celle de la « simultanéité de l’éternité » ; cette idée poétique que les idées « immortelles » continuent leur dialogue dans un lieu au-delà de l’espace-temps matériel.

Selon les historiens, Raphaël, face à la tâche herculéenne que représentait cette série de portraits à réaliser, et faute d’informations visuelles fiables sur les figures à représenter, aurait dépêché l’un de ses assistants en Grèce afin de lui fournir une documentation à la hauteur du défi.

Petit détail : il ne s’agit nullement d’Athènes ou de la Grèce, mais de Rome. L’architecture s’inspire clairement de l’église Sant-Andrea de Mantoue, rénovée peu avant sa mort par Léon Battista Alberti (1404-1472) et des projets du Bramante pour la reconstruction de la basilique Saint-Pierre à Rome.

Nef de l’église Sant-Andrea à Mantoue, réalisée en 1473 par l’architecte Leon Battista Alberti.

Si sur les dessins préparatoires on retrouve bien l’escalier, les grandes arches avec leurs voûtes à caissons, typiques de la coupole du Panthéon romain, n’y figurent pas. Autre source d’inspiration probable, les arches, elle aussi avec des voûtes à caissons, de la basilique de Maxence et Constantin, construite à Rome au début du IVe siècle pour réaffirmer la puissance de la beauté de la ville éternelle. Il n’est pas exclu que le Bramante lui-même, qui avait réalisé un trompe-l’œil faisant appel à ce type de motif dans l’abside de l’église Santa Maria presso San Satiro à Milan, les ait dessinées en personne. Avec trois arches (tetrade) et sept rangées de caissons, la numérologie pythagoricienne n’a pas été oubliée.

Visuellement, l’ensemble se divise en deux. Le public se trouve au même niveau que le premier plan, un parterre pavé derrière lequel un très large escalier conduit vers un parvis surélevé. Pour le spectateur, une perspective légèrement cavalière renforcera la dimension monumentale des figures du niveau supérieur. Ce cadre rappelle immanquablement celui d’un décor de théâtre. Les acteurs, arrivant de l’ancien monde, peuvent entrer en scène d’un côté, sous la statue du dieu grec Apollon (A), dieu de la lumière, et partir de l’autre, vers le nouveau monde, sous la statue de Pallas Athena (B) devenue Minerve chez les Romains, protectrice des Arts, échanger entre eux, s’adresser à l’auditoire ou monter les escaliers et sortir par le fond.

Au centre du parvis et au centre d’une perspective à point de vue central, Platon (N° 9) et Aristote (N° 10) y avancent côte à côte vers les spectateurs. Le premier, le Timée à la main, pointe un doigt vers le ciel signifiant qu’au-delà du visible, un principe supérieur existe. Le deuxième étend son bras et sa main à l’horizontale soulignant que toute vérité nous vient du témoignage des sens, tout en portant de l’autre bras l’Ethique. Bizarrement, il s’agit des deux seuls livres dans la stanza dont les noms apparaissent en italien (Timeo, Etica) et non pas en latin. Comme l’observe le critique d’art Eugenio Battisti (1924-1989) :

Si l’on (…) examine le titre des ouvrages respectivement tenus par Platon et Aristote, on y voit le philosophe de l’Académie tenir le Timée, c’est-à-dire le plus aristotélicien et le plus systématique de ses ouvrages et le stagirite, l’Éthique à Nicomaque, c’est-à- dire la plus platonicienne de ses œuvres.

Y compris le choix des couleurs des habits valorise la complémentarité de Platon et Aristote.

Les couleurs des vêtements des deux philosophes symbolisent les quatre éléments : Platon est vêtu en rouge (le feu) et pourpre (l’éther) ; Aristote en bleu (l’eau) et jaune (la terre).

Si l’ensemble de la fresque coupe le monde en deux entre platoniciens et aristotéliciens, les deux marchent ensemble vers ce qui est devant eux et qui se trouve derrière le spectateur qui regarde : vers la fresque de La Théologie avec la Trinité au centre sans oublier l’ostensoir et l’imposant autel sur lequel est marqué « JV-LI-VS ». Quelle libéralité de l’Eglise d’accueillir tant de païens en son sein !

Platon et Aristote, en échangeant, avancent vers le spectateur et la fresque en face où se trouve, au centre cet autel. On y lit deux fois: « Julius », etc

Raphaël communique ainsi un grand sens de mouvement. De la même façon qu’au XVIIe siècle, le peintre néerlandais Rembrandt, dans son chef-d’œuvre La Compagnie du capitaine Banninck Cocq, dite « La Ronde de nuit », rompra avec les représentations formelles des dignitaires des corporations de villes, Raphaël tire ici un trait sur les représentations figées et statiques des séries de « grandes hommes » décorant souvent les palais et bibliothèques des grands princes et seigneurs dans le style de son maître Le Pérugin.

Sa fresque, à l’instar de la Cène de Léonard à Milan, s’organise comme un enchaînement de petits groupes de trois ou quatre personnes dialoguant avec un grand penseur ou entre eux, sans jamais se désaccorder de ce qui se passe autour. Dans ce sens, Raphaël a traduit en images, et donc rendu accessible aux yeux des spectateurs, cette unité harmonique transcendant le multiple si recherchée par les commanditaires.

Raphaël et Inghirami n’ont pas hésité à se servir, pour représenter des figures historiques, des portraits de personnes vivant à leur époque. A part eux-mêmes, on y trouve leur commanditaire, leurs collègues ainsi que d’autres personnalités qu’ils espéraient satisfaire ou charmer.

Sur l’avant-plan, quatre groupes se présentent.

L’impresario de Raphaël, le libraire-en-chef du Pape, Tommaso Inghirami en Epicure dans la fresque de Raphaël. Il porte non pas une couronne de lauriers, mais de feuilles de chêne, armoiries du pape Jules II.

A gauche, Epicure (N° 25), ici avec les traits d’Inghirami en train d’écrire la mise en scène de la pièce. Né à Samos comme Pythagore, il porte ici, non pas une couronne de lauriers, récompense accordée aux grands orateurs, mais une couronne de feuilles de chêne, symboles que l’on retrouve dans l’armoirie du pape Jules II. Certains historiens pensent qu’Inghirami était un adepte dionysiaque de l’Orphisme, un autre courant présocratique. Dionysos est en effet le frère d’Apollon et selon certains, leurs enseignements ne font qu’un.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, peu après la mort de Raphaël (1520), le cardinal Jacopo Sadoleto a publié un traité dans lequel Inghirami défend la rhétorique et nie toute valeur de la philosophie, son argument majeur étant que tout ce qui s’écrit figure déjà dans les textes mystiques et mythologiques d’Orphée et de ses adeptes.

A Rome, les érudits de l’époque connaissaient Epicure surtout par leurs lectures de Cicéron pour qui Epicure n’était pas un débauché mais quelqu’un qui cherchait le plaisir le plus noble. Cicéron entretenait une amitié avec un philosophe épicurien, un certain Phaedrus, comme par hasard le surnom d’Inghirami…

Enfin, à l’extrême gauche, se trouvent un vieillard barbu, le penseur grec Métrodore (N° 26), disciple d’Anaxagore et pour qui c’est « l’esprit agissant » qui organisa le Monde. Devant lui, un nouveau-né. Ensemble ils pourraient symboliser la naissance de la vérité (l’enfant) et la sagesse (le vieillard) et l’expérience.

Pythagore de Samos, dans La Philosophie. Sur l’ardoise, en bas, la fameuse Tétraktys, en haut, les rapports harmoniques de la gamme musicale.

A côté, un peu plus au centre, la figure imposante de Pythagore (N° 22) (que l’historien italien Georgio Vasari méprend pour l’évangéliste saint Matthieu), assis avec un livre, un encrier et un crayon, en train d’écrire entouré de personnes visiblement intriguées.

Derrière lui, assis sur la gauche, un vieillard, représentant Boèce (N° 23), auteur romain, au VIe siècle, d’un traité sur la musique dont la première partie évoque « l’harmonie des sphères », tente de regarder ce qu’il écrit dans son livre. Sans capter un moment de transformation potentielle, comme Léonard savait le faire, la scène s’inspire visiblement de son tableau inachevé, l’Adoration des mages.

A ses pieds, une ardoise noire où figurent aussi bien la fameuse Tetraktys qu’un diagramme des intervalles musicaux (voir chapitre sur Pythagore).

Puisqu’il est impossible qu’il s’agisse d’Averroès (bani de l’église par les Thomistes), l’homme enturbanné qui semble l’admirer pourrait être Avicenne (Ibn Sina) (N° 24). Ce médecin perse, influencé par la pensée aussi bien d’Hippocrate que de Galien, dans son Qanûn (Canon de la médecine), opère une vaste synthèse médico-philosophique de la logique d’Aristote qu’il corrige et un néo-platonisme compatible avec le monothéisme.

Il pourrait également s’agir d’Al Fârâbi (872-950), autre scientifique et musicien arabe qui a cherché réconcilier la foi, la raison et la science avec la philosophie de Platon et d’Aristote dont il avait fait des traductions du grec à l’arabe. Avicenne l’admirait et le titre d’une des oeuvres d’Al Fârâbî ne laisse aucune ambiguïté : « L’Harmonie des opinions des deux sages : Platon le divin et Aristote »

Par ailleurs, vu son positionnement du côté des platoniciens, bien qu’il porte un turban blanc, il est totalement exclu qu’il s’agisse ici d’Averroès ({Ibn Rushd}), auteur terrassé par Thomas d’Aquin (voir les tableaux figurant Le Triomphe de saint Thomas) puis par les néoplatoniciens de Florence pour avoir nié l’immortalité de l’âme individuelle.

Plus au centre de la fresque, deux figures isolées plongées dans leurs pensées. La première, à gauche, semble avoir été ajoutée ultérieurement par Raphaël et ne figure pas sur son dessin. L’homme s’assoupit sur un cube, volume pythagoricien par excellence. Il s’agirait d’Héraclite d’Ephèse (N° 19) (un présocratique ionien pour qui « il n’est de permanent que le changement ») avec les traits de Michel-ange. Ce sculpteur fascina Raphaël, non seulement pour ses dons en dessin, en anatomie et en architecture, mais aussi par son esprit d’indépendance vis-à-vis d’un pape qu’il estimait tyrannique.

Précisons qu’il est admis que si le Moïse, que Michel-Ange a sculpté pour le tombeau de Jules II, jette un regard furieux, c’est que l’artiste à capté le moment où Moïse, en descendant du Mont Sinai avec les Tables de la Loi, constate que le peuple hébreu a recommencé à adorer des idoles, tel « le Veau d’or ». Irrité contre ce retour à l’idolâtrie, Moïse brise alors les Tables de Loi.

De Pythagore à Platon. Un détail interroge : Anaximandre de Milet pose ici son pied droit sur un bloc cubique de marbre dont le volume semble huit fois moindre que celui sur lequel se repose Héraclite d’Ephèse. Or, pour résoudre le problème de Délos (la duplication du volume du cube) il faut attendre le pythagoricien et ami de Platon, Archytas de Tarente.

Anaximandre de Milet (N° 20) (et non pas Parménide), lui aussi un représentant de l’école ionienne, se dresse derrière Héraclite et semble contester la démonstration de Pythagore (représentant de l’école dite « italienne »). Dans son dos, un jeune homme aux longs cheveux, regarde le spectateur. Vêtu d’une toge blanche, attribut des pythagoriciens, il s’agirait, une fois de plus de Pic de la Mirandole (N° 21), triomphant et entouré de Pythagore et deux de ses disciples. Une légende veut que Raphaël aurait représentée Hypatie d’Alexandrie (v. 370-415), une mathématicienne ayant dirigé l’école néoplatonicienne d’Alexandrie. Lorsqu’un des cardinaux examina le tableau et sut que la femme représentée était Hypatie, il aurait ordonné qu’elle en soit effacée. Raphaël aurait obéi, mais l’aurait remplacée par la figure efféminée d’un neveu du pape Jules II, François Marie Della Rovere, futur duc d’Urbin.

S’il s’agit réellement de Pic de la Mirandole, il s’agirait d’un superbe éloge, car figurant aussi bien dans La Philosophie que dans La Théologie, les deux images de Pic, rappellant l’ange agenouillé qui regarde le spectateur tout en pointant du doigt saint Jean-Baptiste dans La Vierge aux Rochers de Léonard, peuvent se contempler l’une l’autre !

La deuxième figure isolée, étalée nonchalamment sur les escaliers, est le philosophe cynique et hédoniste Diogène de Sinope (N° 18), ici présenté comme un ascète, mais dans la tradition aristotélicienne.

Le géomètre (Hippocrate de Chios?).
Ardoise du géomètre.

Ensuite, au centre droit, un groupe magnifique de jeunes, ébahis par leurs découvertes et échangeant leurs regards complices avec leurs camarades, autour d’un géomètre qui examine ou trace au compas des lignes parallèles à l’intérieur d’une étoile hexagonale sur une ardoise posée par terre. Il s’agit de l’illustration d’un théorème dont ne parlent ni Euclide (un aristotélicien), ni Archimède, alors que l’on attribue l’identité de l’un ou de l’autre à cette figure sous les traits de l’architecte Donato Bramante.

Il pourrait s’agir, c’est ma conviction, du géomètre Hippocrate de Chios (N° 17) dont parle Aristote en grand bien. Il a écrit le premier manuel de mathématiques, intitulé Les éléments de la géométrie. Ce travail précède d’un siècle les Éléments d’Euclide. A moins qu’il ne s’agisse de l’architecte Leon Battista Alberti, dont l’église de Mantoue a pu inspirer le Bramante et après tout, auteur, en 1935, de De Pictura, un traité (d’esprit aristotélicien) sur la perspective.

Cependant, en 1485, dans son traité sur l’architecture De re Aedificatoria, Alberti, dans un passage (IX, 5) qui a pu intéresser l’auteur de la fresque, souligna que :

La beauté consiste dans une harmonie et dans un accord des parties avec le tout, conformément à des déterminations de nombre, de proportionnalité et d’ordre telles que l’exige l’harmonie, c’est à dire la loi absolue et souveraine de la nature.

Sur le bord de la tunique : R.V.S.M. (Raphael Vrbinas Sua Manu,
c’est-à-dire, en français : « De la main de Raphaël d’Urbino »).

Enfin, pour ajouter au mystère, on peut lire sur le col de la tunique de cette figure : « R.V.S.M. » (Raphael Vrbinas Sua Manu, c’est-à-dire, en français : « De la main de Raphaël d’Urbino »).

Car, ce qu’aborde le géomètre sur l’ardoise, c’est le rôle que jouent les diagonales de l’hexagone. La réponse est fournie par le tracé géométrique, sous forme d’un hexagone, qui sous-tend la construction de la perspective de la fresque. Les diagonales y font apparaître une belle complémentarité entre la moyenne arithmétique et la moyenne harmonique (voir infographie). C’est une démonstration magistrale dans le domaine du visible, du concept structurant toute la thématique de l’œuvre : la complémentarité, fondement de l’harmonie universelle.

En traçant la ligne d’horizon et les lignes de fuites de la perspective à partir du bas des corniches de chaque arche, le triangle isocèle OAB apparaît. En l’inscrivant dans un cercle dont le centre est le point de fuite central (O), l’on obtient un hexagone. En traçant les diagonales (XB) de cet hexagone, l’on obtient aussi bien la moyenne arithmétique (Y) que la moyenne harmonique (Z). Le tour est joué ! Car leur complémentarité illustre à merveille le motif directeur de l’ensemble de la Chambre de la Signature : l’harmonie universelle qui ordonne la beauté des proportions de l’univers. Crédit : Karel Vereycken

A droite, les géographes Ptolémée (N° 16) et Strabon (N° 15) (avec les traits de Baldassare Castiglione un ami de Raphaël ?) que l’on identifie sans réelles preuves à Zoroastre mais auquel en effet se réfère Pic de la Mirandole, se retrouvent face à face. Le premier montre la terre comme une sphère, le deuxième arbore un globe céleste.

Enfin, à l’extrême droite du premier registre, avec les traits de Raphaël, le peintre légendaire de la cour d’Alexandre le Grand, Appelles de Cos (N° 13). Rappelons que, de son vivant, Raphaël fut surnommé « l’Appelles de son temps ». A côté, son rival, le peintre grec Protogène (N° 14) sous les traits du collègue de Raphaël, le sulfureux mais virtuose fresquiste Sodoma. Venus du monde des artisans, il s’agit ici de marquer l’entrée de deux peintres-décorateurs dans « la cour des grands » et faisant leurs premiers pas dans le monde de la philosophie.

Raphaël, carton préparatoire pour Platon et Aristote. Dans la version finale, leurs tailles respectives ont été égalisées.

Sur le parvis, le sujet central, comme nous l’avons dit, Platon et Aristote. Les traits de Platon dans la fresque n’ont rien à voir avec un quelconque portrait supposé de Léonard de Vinci. Né en 1452, ce dernier n’avait que 56 ans lors de la réalisation de la fresque. Raphaël se serait servi de l’image d’un buste de Platon découvert à Athènes dans les ruines de l’ancienne académie.

Dans l’attroupement à gauche de Platon, se trouve Socrate (N° 6), son maître à penser dont tout le monde connaissait le visage, grâce à des statues romaines. L’identification des autres figures reste largement hypothétique. On pense aux orateurs des dialogues de Platon. Proche de Socrate, son vieil ami Criton (N° 4). Derrière Socrate, l’intellectuel athénien Isocrate (N° 7) qui s’était retiré de la vie politique et bien que proche de Socrate, s’érigeait en rival de Platon. Proche de ce dernier, les cinq interlocuteurs du dialogue de Platon, le Parménide. Parmi eux, Parménide (N° 8), considéré à l’origine du concept de l’Un et du multiple, et le penseur présocratique Zénon d’Elée, réputé pour ses paradoxes philosophiques.

On évoque également le général athénien (ici habillé en soldat romain) Alcibiade (N° 3) et le jeune vétus de bleu pourrait être Phédon d’Elis (N° 5) ou Xénophon, écoutant tout deux un Socrate comptant sur ses doigts, un geste suggérant sa fameuse dialectique.

Tout autoir des penseurs grecs, d’autres figures s’agitent. Derrière Alcibiade, un personnage (peut-être un bibliothécaire) retient un autre personnage en train de courir, le priant d’éviter de déranger les échanges en cours entre philosophes et scientifiques.

A l’extrême gauche, un homme avec un chapeau entre sur scène. Il pourrait s’agir de Plotin (N° 2), une figure fondatrice du néoplatonisme admirée par Bessarion, accompagné de Porphyre (N° 1), un autre néoplatonicien qui apporta sa biographie de Pythagore en messager de l’ancien monde.

A la Renaissance, la réalisation d’une fresque (peint sur du plâtre frais) n’est plus liée à la position des échafaudages (ponts) mais à la décision des ouvriers et des artistes quant à la surface à réaliser dans le cadre d’une journée (giornata) de travail. Généralement il s’agissait d’une surface entre 1 et 4 m2.
Ici les giornata de l’Ecole d’Athènes.

D. LA JUSTICE

La Justice.
A. La Fortitude, B. La Prudence et C. Tempérance.
1. Justinien, 2. Tribonien, 3. Le pape Paul III, 4. Antonio Del Monte, 5. Le pape Léon X, 6. Le pape Grégoire IX, 7. Le pape Clément VII.

En haut, dans la lunette, les trois vertus représentées seraient la Fortitude (A), la Prudence (B) et la Tempérance (C). Avec la Justice, elles constituent les quatre vertus cardinales (profanes). La figure féminine centrale, qui tient un miroir, désigne la Prudence. A gauche, la Fortitude tient dans ses mains une branche de chêne, allusion à la famille della Rovere de laquelle était issue Jules II, le pape commanditaire de ces fresques.

En dessous, une fois de plus la complémentarité est à l’œuvre. A gauche, peint par Lorenzo Lotto, l’empereur romain Justinien (N° 1) reçoit les Pandectes (la loi civile) du juriste byzantin Tribonien (N° 2).

A droite, en pendant, sous les traits de Jules II, le pape Grégoire IX (N° 6) promulgue les Décrétales  ; somme magistrale de droit canonique dont il avait ordonné la compilation raisonnée et dont il ordonna la publication en 1234.

A sa droite (donc à la gauche du spectateur), on voit un cardinal, en robe violette, ayant les traits du cardinal Jean de Médicis, futur pape Léon X (N° 5). Les deux autres cardinaux derrière lui seraient Alessandro Farnese, le futur pape Paul III (N° 3), et Antonio Del Monte (N° 4). Et à sa gauche (à droite pour le spectateur) un cardinal représentant du cardinal Jules de Médicis, le futur pape Clément VII (N° 7). Avec votre image immortalisée sur une fresque située au bon endroit, votre carrière pour finir pape semblerait mieux engagée !

Le fait que Jules II soit représenté portant la barbe permet de dater la fresque au-delà de juin 1511. En effet le pontife, parti de Rome imberbe pour faire la guerre, laissa ensuite pousser sa barbe et fit le vœu de ne pas la raser avant d’avoir libéré l’Italie.

Or il revint à Rome en juin. Les historiens soulignent que la mise en avant du portrait du pape indique comment le thème de la décoration des Chambres se transforma, vers 1511, en celui de la glorification de la papauté. La Justice devient ainsi le droit de Jules II d’imposer « sa » justice.


E. LA POESIE


(LE PARNASSE)

La Poésie (Le Parnasse).
Les poètes :
1. Alcée de Mytilène, 2. Corinna, 3. Pétrarque, 4. Anacréon, 5. Sappho, 6. Ennius, 7. Dante, 8. Homère, 9. Virigile, 10. Stace, 11. Apollon, 12. Tebaldeo, 13. Bocace, 14. Tibulle, 15. L’Arioste, 16. Properce, 17. Ovide, 18. Sannzaro, 19. Pindare.
Les neufs muses :
A. Thalie, B. Clio, C. Euterpe, D. Calliope, E. Polymnie, F. Melpomène, G. Terpsichore, H. Uranie, I. Erato.

Une fenêtre réduit l’espace disponible pour la fresque à une grande lunette ou les personnages sont répartis en petits groupes sur une ligne en demi-cercle.

L’idée sous-jacente ici, prise de saint Thomas, c’est que la vérité se rend accessible à l’homme, soit par la Révélation (Théologie), soit par la Raison (Philosophie). Pour l’école néoplatonicienne, cette vérité se manifeste à nos sens en passant par le Beau (poésie et musique).

La scène peinte ici se déroule près de Delphes, au sommet du Parnasse, la montagne sacrée d’Apollon et demeure des Muses de la mythologie grecque.

La grande fenêtre autour de laquelle s’organise la fresque offre une vue, au-delà du cortile (petit temple circulaire) du Bramante, sur la colline du Belvédère (le mons Vaticanus), où l’on donnait des spectacles et où, dans l’Antiquité, on honorait Apollon, ce qui lui valait le nom d’Apolinis.

Apollon est le patron des musiciens : « c’est par les Muses et l’archer Apollon qu’il est des chanteurs et des citharistes », dit Hésiode. Il inspire même la nature : à son passage « chantent les rossignols, les hirondelles et les cigales ». Sa musique apaise les animaux sauvages et meut les pierres. Pour les Grecs, musique et danse ne sont pas seulement des divertissements : elles permettent de guérir les hommes en accordant les discordances qui rongent leur âme et donc de supporter la misère de leur condition.

Au sommet de la colline, sept lauriers. Près de la source Castalia, Apollon (N° 11), couronné de feuilles lauriers et au centre de la composition, accorde autour de lui les neufs muses (A à I) en jouant sur sa lyre. Sur le côté gauche Calliope (D), celle « qui a une belle voix » et représente la poésie épique, et à droite, Erato (I), « L’aimable » qui représente la poésie lyrique et érotique ainsi que le chant nuptial. Chacune préside à accorder le chœur de l’autre : à gauche derrière Calliope, Thalie (A)(« la florissante, l’abondante »), Clio (B) (« qui est célèbre » et représente l’histoire) et Euterpe (C) (« la toute réjouissante » qui représente la musique). Enfin, juste derrière Erato, Polymnie (E) (« celle qui dit de nombreux hymnes » et représente la rhétorique, l’éloquence et la pantomime), Melpomène (F) (« la chanteuse » qui représente la tragédie et le chant) ; Terpsichore (G) (« la danseuse de charme » ) et Uranie (H) (« la céleste » qui représente l’astronomie).

Et point n’est besoin d’être Pythagore pour compter 7 lauriers sur la montagne et se rappeler que neuf muses plus Apollon font… dix.

Comme le rappelle une des fresques carrées du plafond, Apollon avait triomphé sur Marsyas dans un combat pour s’emparer de la lyre, considérée comme l’instrument divin capable de conduire les âmes au ciel, mieux que la flûte qui n’excite que les basses passions. En détachant l’homme de ses préoccupations matérielles immédiates, la lyre victorieuse permettait de susciter l’amour divin chez les hommes. A cela s’ajoute que chez les Romains, on connaissait une lyre à sept cordes, un héritage pythagoricien, le chiffre sept faisant référence aux sept corps célestes orbitant autour du feu central.

Pour les pythagoriciens et également Héraclite, l’imitation de « l’harmonie des sphères », grâce aux harmonies produites par les sept cordes, permet la purification des âmes.

Apollon au Mont Parnasse, gravure sur bois d’Hans von Kulmbach, publié en 1502.

Cependant, étrangement, Apollon ne tient pas en main une lyre traditionnelle à quatre cordes, mais une lira da braccio (lire à bras). Si Apollon joue ici de la lyre à bras, les muses Calliope, Erato et la sybille Sapho tiennent des lyres identiques à celles du sarcophage dit « des Muses » du Museo delle Terme à Rome.

Dans de nombreuses représentations du XVIe siècle, la lyre à bras est jouée par un ensemble d’anges ou par des personnages mythologiques, tels Orphée et Apollon, mais aussi le roi David, Homère ou des Muses. Parmi ses interprètes, l’on compte notamment Léonard de Vinci, considéré comme le doyen parmi les artistes interprètes de la lire à bras.

L’instrument se dessine essentiellement comme un violon, mais avec une touche plus large et un chevalet plat qui permet un jeu en accords. La lyre est dotée généralement de sept cordes : quatre comme un violon, augmentées d’une corde grave supplémentaire (ce qui fait cinq) et deux cordes passant au-delà de la touche, qui ne sont pas jouées mais servent de bourdon et résonnent à l’octave.

Or, Raphaël, pour créer une harmonie parfaite avec le nombre des muses autour d’Apollon, va faire passer le nombre de cordes de sept à neuf, c’est-à-dire sept ajustables plus deux bourdons.

Ce détail concernant la lyre nous semble avoir été modifiée dans le temps. En effet, une reproduction gravée, de 1517, sans doute à partir de dessins antérieurs à la fresque, ou de son avant projet, par Marcantonio Raimondi, révèle un état bien différent de ce que l’on voit aujourd’hui.

Marcantonio Raimondi, gravure (vers 1517) d’après le Mont Parnasse de Raphaël à la Chambre de la signature.

La composition est moins dense et met en valeur, comme l’Ecole d’Athènes, plusieurs groupes de trois personnages chacun. Ce qui frappe d’abord, c’est que la lyre ancienne dont joue Apollon repose sur sa cuisse, alors que dans la version actuelle, Apollon, un fait vibrer les cordes de sa lira da braccio avec un archet, tout en regardant vers le ciel, en accord avec la fresque du plafond où sont inscrits des paroles de Virgile : « Insufflé par l’esprit » (NVMINE AFFLATVR).

Tout autour, dix-huit poètes sont divisés en plusieurs groupes L’identification de certains est sans équivoque, celle d’autres plus douteuses. Ils sont tous enchaînés les uns aux autres par des gestes et des regards, en formant une sorte de croissant continu.

En haut à gauche, le père de la poésie latine Ennius (N° 6), assis, écoute ravi le chant d’Homère (N° 8), tandis que Dante (N° 7), plus en arrière regarde Virgile (N° 9) qui se retourne vers lui, le poète romain Stace (N° 10), sous les traits d’Ange Politien, à ses côtés. Ce dernier était un disciple du néoplatonicien Marsile Ficin. Pour représenter les figures historiques, Raphaël s’inspira de la statuaire romaine. Ainsi, pour le visage d’Homère, il a repris l’expression dramatique du Laocoon retrouvé quelques années auparavant, en 1506, à Rome.

En bas à gauche se trouvent le poète grec Alcée de Mytilène (N°1), la poétesse grecque Corinna (N° 2), Pétrarque (N° 3) ainsi que le poète grec Anacréon (N° 4). Dans la version finale, deux personnages qui sortent du cadre sont venus enrichir la composition. A gauche, la sibylle Sappho (N° 5) comme l’indique une tablette. Considérée comme la première poétesse de la Grèce antique, elle a vécu aux VIIe et VIe siècle av. JC. D’après les Hymnes homériques, c’est elle qui aurait construit la première lyre afin d’accompagner la récitation poétique. Unique femme dans l’ensemble de la « Chambre de la signature » elle est peinte avec une monumentalité qui n’est pas sans rappeler celle de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine.

Sappho fait le pendant à Pindare (N° 19), et non pas Horace comme on le prétend, considéré comme l’un des plus grands poètes lyriques de la Grèce et pour qui Apollon était le symbole de la civilisation. Pindar est ici en conversation avec le poète italien Jacopo Sannazaro (N° 18), habillé en bleu et debout, et au-dessus d’eux Ovide (N° 17).

A droite, sur le flanc du mont, outre Pindare, Sannazaro et Ovide, cinq autres poètes et orateurs : Antonio Tebaldeo (N° 12), le dos tourné vers Apollon et sous les traits de Baldassare Castiglione ?), Bocace (N° 13), derrière, Tibulle (N° 14), Ludovico Ariosto (N° 15), Properce (N° 16), sous les traits du cardinal poète très « pétrarquiste » Pietro Bembo, un ami d’Inghirami et ennemi d’Erasme, et à ses côtés deux poètes inconnus dits « poètes du futur jugeant le passé ».

L’identification de ces personnages reste largement hypothétique et controversée. Pour arriver à des résultats satisfaisants, il faudrait selon l’historien Albert Chastel, trouver des correspondances précises entre les neuf muses, neuf poètes classiques et neuf modernes, outre le groupement par genre poétique.

Après la mort de Jules II, le pape Léon X fera de la « Chambre de la signature » son salon de musique, remplaçant les livres de son prédécesseur (qui seront déménagés vers la grande bibliothèque de l’étage inférieur) par des intarsiae. Léon X fera également achever le pavement.


F. LA MOSAIQUE AU SOL

Mosaïque de la Chambre de la signature
A. Armoiries du pape, B. Bras spiralé, C. Etoile de David, référence à l’héritage juif.
Détail de la mosaïque de la Chambre de la signature. On peut lire IVLIUS II PONT MAX.

La mosaïque de la « Chambre de la signature » se dit « cosmatesque », d’après le nom des Cosmati, une vieille famille d’artisans et spécialisée dans les mosaïques à quatre couleurs. Certains matériaux proviennent des ruines romaines, le marbre vert du Péloponnèse en Grèce, le porphyre d’Assouan en Egypte, et le marbre jaune d’Afrique du Nord. Le marbre blanc, est originaire des fameuses carrières de marbre de Carrare où Michel-Ange choisissait ses matériaux.

Comme au plafond, au centre de la pièce les armoiries du pape (A), cette fois-ci à l’intérieur d’un carré (son règne terrestre) inscrit dans un cercle (sa mission théologique). Ce premier cercle est entouré de quatre bras spirales qui engendrent chacun un nouveau motif circulaire (B). Ce motif serait d’origine juive. L’étoile de David (C) apparaît à plusieurs reprises dans ce tourbillon créationnel. La doctrine des quatre mondes, décrite dans la cosmologie cabalistique souligne leur unité dynamique.

Après tout, pour Gilles de Viterbe, la découverte récente à l’époque des écrits mystiques juifs relevait de la même importance que la découverte de l’Amérique par Christophe Collomb. Rappelons que pour Jules II, tout comme Platon et Pythagore, Moïse, que Michel-ange sculpte pour son tombeau, annonçait déjà le triomphe ultérieur de l’Église de Rome qui en fera, sous sa direction, la synthèse.

Conclusion

Ainsi, toute la thématique de la « Chambre de la signature » trouve sa pleine cohérence avec l’idée de l’harmonie et de la concordance

Mais lorsqu’on y regarde de plus près, l’on constate qu’il ne s’agit que d’une « complémentarité » au niveau des formes et au service d’un pouvoir temporel déguisé en mission divine. Raphaël, un peintre talentueux, s’y est soumis en fournissant le produit pour lequel on le payait. Il peindra des choses bien pire en se soumettant aux caprices païens du banquier de la papauté Agostino Chigi pour la décoration de sa villa, la Farnesine.

Avec la « Chambre de la signature », on est donc très loin de cette fameuse « coïncidence des opposés » chère à Pythagore, Platon et Nicolas de Cues, qui permet, dans une recherche sans concession de la vérité et par amour de l’humanité, de dépasser les paradoxes et de résoudre un grand nombre de problèmes à partir d’un point de vue supérieur.

En empilant les allégories et les symboles, si elle impressionne, cette œuvre magistrale finit par nous étouffer. Par les règles de sa composition, elle ne peut que sombrer dans le théâtrale et le didactique. Dans un univers purgé de la moindre ironie ou surprise, aucune vraie métaphore saura nous éveiller. Et bien que Raphaël a tenté d’y amener un peu de vie, le spectateur se retrouve fatalement avec un vaste sédiment d’idées fossilisées, aussi mortes que les plus glorieuses ruines de l’Empire romain.

Bibliographie sommaire :

  • Jules II, Ivan Cloulas, Fayard, Paris 1990 ;
  • Léon X et son siècle, Gonzague Truc, Grasset, Paris, 1941 ;
  • Une histoire des empires maritimes, Cyrille P. Coutensais, CNRS, 2013 ;
  • L’Humanisme, l’Europe de la Renaissance, André Chastel et Robert Klein, Editions Skira, Genève, 1995 ;
  • L’Arétin ou l’insolence du plaisir, Bertrand Levergeois, Fayard, Paris, 1999 ;
  • Giorgio Vasari, l’homme des Médicis, Grasset, Paris, 1995 ;
  • Marsile Ficin et l’Art, André Chastel, Droz, Genève, 1996 ;
  • Raphael and the Pope’s librarian, Nathaniel Silver, Ingrid Rowland, Paul Holberton Publishing, 2019 ;
  • Raphael’s Stanza della Signatura, Meaning and Invention, Christiane L. Joost-Gaugier, Cambridge University Press, 2002 ;
  • Pythagoras and Renaissance Europe, Finding Heaven, Christiane L. Joost-Gaugier, Cambridge University Press, 2009 ;
  • Raphaël, Stephanie Buck et Peter Hohenstatt, Könemann, 1998 ;
  • The Intellectual Background of the School of Athens : Tracking Divine Wisdom in the Rome of Julius II, Ingrid D. Rowland, 1996 ;
  • Pagans in the Church : The School of Athens in Religious Contex, Timothy Verdon, 1996 ;
  • Raphael’s School of Athens, Marcia Hall, Cambridge University Press, 1997 ;
  • Raphaël, Konrad Oberhuber, Editions du Regard, Paris, 1999 ;
  • L’énigme de la Segnatura, Raphaël et Sodoma, André-Charles Coppier, Paris, 1928 ;
  • Raphael, John Pope-Hennessy, Harper & Row, Londres, 1970 ;
  • Qui était Raphaël, Nello Ponente, Editions Skira, Genève, 1967 :
  • Vies et doctrines des philosophes illustres, Diogène Laërce, La pochothèque, Paris, 1999 ;
  • Erasme et l’Italie, Augustin Renaudet, Editions Droz, Paris, 2000 ;
  • Erasme parmi nous, Léon Halkin, Fayard, 1987 ;
  • Comment la folie d’Erasme sauva notre civilisation, Karel Vereycken, 2005 ;
  • L’oeuf sans ombre de Piero della Francesca, Karel Vereycken, 2007 ;
  • Albrecht Dürer contre la mélancolie néo-platonicienne, Karel Vereycken, 2007.

NOTES:

*Pour un traitement approfondi du sujet, voir Karel Vereycken, Albrecht Dürer contre la Melancolie néo-platonicienne, 2007.

**L’on voit bien ici d’où certaines sectes, notamment les Anthroposophes de Rudolf Steiner, tirent leur inspiration. Certains s’acharnent encore à vouloir démontrer que Pythagore, croyant en la transmigration des âmes et donc leur réincarnation éventuelle dans des animaux ou des plantes, était un végétarien. Diogène Laërce raconte qu’un jour, « passant près de quelqu’un qui maltraitait son chien, on raconte qu’il [Pythagore, sur le ton de la blague] fut pris de compassion et qu’il adressa à l’individu ces paroles :’Arrête et ne frappe plus, car c’est l’âme d’un homme qui était mon ami, et je l’ai reconnu en entendant le son de sa voix’ ». Toute une série d’auteurs finiront par tomber dans la numérologie et l’ésotérisme irrationnel, en particulier Francesco Zorzi, Agrippa de Nettesheim ou encore Paracelse.

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Pierre Bruegel l’ancien, Pétrarque et le « Triomphe de la Mort »

Par Karel Vereycken, avril 2020.

Le Triomphe de la Mort, Pierre Bruegel l’ancien, 1562, Musée du Prado, Madrid.

Le Triomphe de la Mort. Le simple fait que le Premier ministre britannique Boris Johnson, et même Charles, Prince de Galles et héritier du Royaume-Uni, s’avèrent infectés par le coronavirus, nous renvoie un message. Certains commentateurs ont pu dire (sans ironie) que cette réalité « a donné un visage au virus ». Il est vrai que jusque là, lorsqu’une personne âgée ou une infirmière décédaient de cette terrible maladie, ce n’était pas « vraiment » réel…

Cette prise de conscience, que même les « gens d’en haut » n’échappent pas au même verdict de la mort, car ils n’ont rien de commun avec les Dieux de l’Olympe, a fait resurgir dans mon esprit l’image du fameux tableau. Souvent interprété de travers, il est connu sous le titre « Le Triomphe de la Mort » (Musée du Prado, Madrid). C’est une œuvre assez grande, exécutée par Pierre Bruegel l’ancien (1525-1569) quelques années avant sa disparition précoce.

Au-delà de l’objet esthétique, afin de « lire » l’intention de l’esprit du peintre, il est toujours utile, pour ne pas se précipiter dans des interprétations hasardeuses, de résumer brièvement ce que l’on voit.

quelques personnes avancent à genoux, espérant de ne pas se faire remarquer…

Or, que voyons-nous dans le Triomphe de la Mort ? Sur l’avant-plan, totalement à gauche, un squelette, symbolisant la mort elle-même, un sablier à la main, emporte le cadavre d’un Roi. Un autre squelette s’empare, autant que possible, des pièces d’or que tous ces morts n’ont pas réussi à emporter avec eux au tombeau. Derrière, la mort conduit un chariot sous lequel quelques personnes avancent à genoux, espérant ne pas se faire remarquer… Triomphe de la Mort, Bruegel, 1562, détail.

Ils ne s’aperçoivent aucunement que la mort prend le contrôle de leur monde…

Toujours sur l’avant-plan, mais à droite, des gens de la bonne société jouent aux cartes, dînent et s’amusent. Un squelette, jouant de la vièle à roue, rejoint un jeune qui accompagne à la luth le chant de sa bien-aimée. Typique des amoureux, se regardant eux-mêmes, ils ne s’aperçoivent aucunement que la mort prend le contrôle de leur monde.

Le message est clair et simple : personne n’échappe à la mort, que l’on soit riche ou pauvre, roi ou paysan, malade ou en bonne santé. Lorsque l’heure est venue, ou à la fin des temps, tous les mortels retournent au créateur car la mort « physique » triomphe.

Immortalité

Lyndon LaRouche (1922-2019).

Le penseur américain Lyndon LaRouche (1922-2019), dans ses discours et écrits, nous avertissait souvent, avec son amour impatient qui le caractérisait : la sagesse humaine commence par une décision personnelle consistant à intégrer un fait prouvé et incontestable : nous sommes tous nés, et chacun ou chacune de nous, tôt ou tard, mourrons. Et jusqu’ici, il n’y pas eu d’exception. Sur la montre cosmique, la durée de notre existence éphémère, rappelait LaRouche, ne dépasse même pas la nanoseconde.

Ainsi, sachant les conditions limitées de notre existence mortelle (le temps et la mort), chacun de nous doit faire appel à son libre arbitre pour formuler un choix souverain : comment vais-je dépenser « le talent » de ma vie ? Vais-je passer ma vie à courir derrières les plaisirs terrestres que peuvent me procurer le pouvoir, l’argent et les plaisirs de la chair ? Ou vais-je dédier ma vie à défendre la vérité, le beau et le juste, au bénéfice de l’humanité comme un tout, vivant dans le passé, le présent et le futur ?

En 2011, interrogé, LaRouche précisa ce qu’il entendait par l’idée que potentiellement, l’humanité pourrait devenir une espèce « immortelle » :

J’existe, et tant que je vis, je peux générer des idées.
Ces idées donnent à l’humanité les moyens d’aller de l’avant.
Cependant, le moment viendra où je mourrais.
A partir de là, deux choses se produiront.
D’abord, si ces principes créateurs développés par les générations antérieures
se réalisent dans le futur,
cela implique que l’humanité est une espèce immortelle.
Nous ne sommes pas immortels à titre personnel ;
mais dans la mesure où nous sommes des êtres créateurs,
nous sommes une espèce immortelle.
Et les idées que nous développons sont
des contributions permanentes à la société humaine.
De cette façon, nous sommes une espèce immortelle,
basée sur des êtres mortels.
Et la clé de l’existence, c’est d’appréhender ce lien.
Dire que nous sommes créateurs et mourront, n’est pas toute l’histoire.
Bien que nous soyons sur le point de mourir,
si nous contribuons à quelque chose de durable,
qui vivra au-delà de notre mort et puisse être quelque chose de bénéfique à l’humanité dans des temps futurs,
alors nous atteignons le but de l’immortalité.
Et c’est cela la chose importante.
Si les gens arrivent,
avec un esprit ouvert, à faire face à l’idée que chacun d’entre nous va mourir, tout en regardant cela de la bonne façon, alors une grande passion les animera à faire des contributions, à découvrir des principes,
à accomplir un travail qui sera immortel.
Des découvertes de principe sont immortelles car elles se transmettent d’une génération à une autre.
Et de cette façon, les morts vivent parmi les vivants ;
car les morts, s’ils ont agit ainsi pendant leur vivant,
seront vivants, pas dans leur chair,
mais ils seront vivants dans les principes.
Ils constitueront une partie active de la société humaine.

L’humanisme chrétien

La vision de LaRouche est celle de l’obligation « morale » de vivre une existence « créative » sur Terre à l’image du Créateur. Elle a été nourrie aussi bien par la philosophie platonicienne que par la tradition judéo-chrétienne, dont le mariage heureux, au début du XIVe siècle donna naissance à « l’humanisme chrétien ». Il fut la source inestimable d’une explosion, à grande échelle et d’une densité inégalée, de contributions économiques, scientifiques, artistiques et culturelles, qualifiée ultérieurement de « Renaissance ».

Dans le Phédon de Platon, Socrate développe l’idée que notre « enveloppe » mortelle, pour les philosophes à la recherche de la vérité, constitue un obstacle constant qui « nous remplit de besoins, de désirs, de craintes, de toutes sortes d’illusions et de beaucoup d’inepties, à tel point que, comme on le dit, dans les faits, aucune pensée d’aucune sorte ne dérive du corps » (66c).

Ainsi, pour accéder à la pure connaissance, les philosophes doivent s’affranchir autant que se peut de l’influence du corps dans cette vie. La philosophie (en grec ‘l’amour de la sagesse’), en tant que telle, n’est, en réalité, qu’une sorte de « préparation à la mort » (67e), une purification de l’âme du philosophe lui permettant de se détacher de son corps.

La Bible (Dans L’Ecclésiaste) souligne que « Quoi que tu fasses, souviens-toi que ta vie a une fin, et jamais tu ne pécheras ». Ce passage trouve son expression dans le rite chrétien du « Mercredi des cendres », ce jour de pénitence marquant le début du Carême. Dans une évocation symbolique de la mort, on appose alors des cendres au front du pénitent en récitant le verset de la Genèse (Gn 3:19) disant : « Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière. »

S’agit-il d’un rituel morbide ? Pas du tout. Il s’agit plutôt d’une leçon de philosophie. Le christianisme lui-même place en son centre le sacrifice de Jésus, le fils de Dieu devenu homme parmi les hommes, donnant sa vie pour le bien de l’humanité. Au début du XIVe siècle, Thomas à Kempis (1380-1471), un des dirigeants et fondateurs des Sœurs et Frères de la Vie Commune, un ordre de clercs laïques se concentrant sur l’éducation, affirmait que tout chrétien doit vivre en imitant la vie du Christ. Aussi bien Nicolas de Cues (1401-1464) qu’Erasme de Rotterdam (1466-1536) ont reçut l’éducation intellectuelle de ce courant.

Concedo Nulli

Médaille avec l’effigie d’Erasme, frappée par Quentin Matsys en 1519.

On comprend donc mieux pourquoi Erasme avait choisi comme armoiries un crâne et des os, juxtaposés avec un sablier, double référence à la mort et le temps comme deux conditions limites de l’existence humaine.

En 1519, son ami, le peintre flamand Quentin Matsys (1466-1530), a frappé une médaille de bronze en l’honneur à l’humaniste.

Au recto, on trouve l’effigie d’Erasme. En latin on peut lire : « Image pris sur le vif » et en grec, on lit : « Ses écrits le feront mieux connaître ».

Au verso de la médaille, une image inhabituelle également entourée d’inscriptions. En haut d’un pilier posé sur une terre instable, émerge la tête d’un jeune homme mal rasé, chevelure au vent. Tout comme l’effigie d’Erasme du verso, le visage de la figure au recto arbore un vague sourire. Autour d’elle, les mots Concedo Nulli (je ne recule devant personne).

Verso de la médaille

Sur le pilier on peut lire « Terminus », le nom du dieu Romain des limites. Une fois de plus, en grec à gauche, on lit : « Gardez à l’esprit la fin d’une longue vie » et à droite, en latin : « La mort est la limite ultime des choses ».

En faisant de « Je ne recule devant personne » sa devise personnelle, Erasme prenait le risque de faire appel à une métaphore très osée que « les gens » auraient sans doute du mal à comprendre. Rapidement accusé « d’intolérant » par ses sycophantes, Erasme soulignait que Concedo Nulli devait se comprendre, non pas comme une phrase prononcé par Erasme, mais comme sortant de la bouche de la Mort elle-même. Une fois souligné ce point, les gens auraient forcément du mal à contredire l’auteur…

Enfin, dans son traité La préparation à la mort (1534), Erasme souligne:


Il faut considérer que chacun de nos jours peut être le dernier,
que nous ne savons pas si un autre le suivra.
Tandis que nous sommes en vie et en santé,
délivrons-nous autant qu’il nous est possible de l’embarras,
des affaires et, sans attendre que la maladie nous cloue au lit,
mettons ordre à notre maison.}

Mozart, Brahms et Gandhi

Plusieurs siècles après Erasme, le grand compositeur humaniste Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), n’avait rien d’un cynique morbide. Révélant son état d’esprit joueur, Mozart disait un jour que le secret de tout génie était son amour pour l’humanité : « Le vrai génie sans cœur est un non-sens. Car ni intelligence élevée, ni imagination, ni toutes deux ensembles ne font le génie. Amour ! Amour ! Amour ! Voilà l’âme du génie ».

Cependant, le 4 avril 1787, Mozart, gravement malade, écrit à son père Léopold :

Inutile de te préciser à quel point j’aimerais
recevoir des nouvelles réconfortantes sur toi.
Et je continue à les attendre,
bien que je me suis désormais fait une habitude,
dans toutes les affaires de la vie, d’être préparé au pire.
Je me suis depuis quelques années tellement familiarisé avec cette sincère et très chère amie de l’homme (la mort) que non seulement son image n’a plus rien d’effrayant pour moi,
mais au contraire elle m’est très apaisante, et réconfortante !
Je remercie mon Dieu de m’avoir accordé la fortune de pouvoir reconnaître en elle la clef de notre bonheur.
Je ne me couche jamais sans penser que le lendemain peut-être,
je ne serai plus là.
Et pourtant personne dans ma fréquentation ne peut dire que je suis chagrin ou triste.
Et de cette fortune je remercie chaque jour mon Créateur,
et le souhaite de tout cœur à chacun de mes semblables.

Johannes Brahms (1833-1897), dans son Requiem allemand de 1865 brode sur le thème d’un verset de Pierre (1:24-25) disant :

Car Toute chair est comme l’herbe,
Et toute sa gloire comme la fleur de l’herbe.
L’herbe sèche, et la fleur tombe ;
Mais la parole du Seigneur demeure éternellement.
Et cette parole est celle qui vous a été annoncée par l’Evangile. *

A sa propre façon, Mahatma Gandhi (1869-1948), ne disait rien d’autre concernant la difficulté de faire coexister dans une même vie la mortalité et l’immortalité :

Vivez comme si vous deviez mourir demain. Apprenez comme si vous deviez vivre pour toujours.

Memento Mori et Vanitas

Le jardin des délices terrestres (détail), Jérôme Bosch.

Dans son tableau Le jardin des délices terrestres (Prado, Madrid), le peintre Jérôme Bosch (1450-1516), met en scène des humains dénudés et des animaux courant frénétiquement derrière des petits fruits.

Pour l’artiste, il s’agit, par le rire et la métaphore, de susciter dans l’esprit du spectateur sa volonté de rompre avec ce comportement parfaitement ridicule. Or, Bruegel utilise un procédé semblable dans son Triomphe de la Mort, un tableau, qui en essence, n’est rien d’autre qu’un Memento Mori (en latin : rappelles-toi que tu dois mourir), très élaboré.

Avec ce tableau, Bruegel rend honneur à son « parrain » intellectuel dont la divise, on l’a dit, était Concedo Nulli. Comme Erasme le faisait sans cesse dans ses écrits, Bruegel peint ici le caractère inéluctable de la mort, non pas pour montrer sa force, mais pour inspirer ses concitoyens à prendre le chemin de l’immortalité.

De la même façon que L’Eloge de la Folie d’Erasme était une inversion satirique, car il s’agit en réalité d’un l’éloge de la raison humaine, le Triomphe de la Mort de Bruegel est conçu pour nous faire apercevoir le triomphe de la vie (immortelle).

Dans la foi catholique, le but des Memento Mori était de rappeler (voire de terroriser) constamment le croyant pour qu’il n’oublie pas qu’après sa mort, lui ou elle pourrait finir au Purgatoire, ou pire, en Enfer faute d’avoir respecté les rites de son Église.

L’apparition de la peinture à l’huile en Europe au début du XVe siècle, a vu émerger la production de ce type d’œuvres de chevalet destinées à des chapelles ou des résidences privées. Il s’agissait avant tout d’objets esthétiques au service de la contemplation religieuse et philosophique.

vanitas
Vanitas, vers 1671, Philippe de Champaigne.

Ensuite, à partir de la Renaissance, les Memento Mori deviendront un genre très demandé, requalifié dans les siècles ultérieurs de Vanitas, du latin pour « Vanité » ou « Etat de vide ». Très populaire au Pays-Bas mais également ailleurs en Europe, ces vanités se présentent souvent comme des assemblages d’objets symboliques tels qu’un crâne humain, une bougie finissante, des fleurs fanées, une bulle de savon, un papillon ou encore un sablier.

Iconographie

La femme noble, Holbein le Jeune,
gravure sur bois extrait de la Danse Macabre paru en 1523.

Le Triomphe de la Mort de Bruegel semble presque réunir, dans une seule image, la longue série d’illustrations que Holbein avait gravé pour sa Danse macabre parue en 1523.

Rompant avec la tradition malsaine du genre, promue par les flagellants lors de la Peste noire et ne visant qu’à désensibiliser les gens devant la mort pour la rendre acceptable, Holbein, inspiré par l’approche satirique d’Erasme, posera les bases de la dimension philosophique que Bruegel développera par la suite.

Pour élaborer l’iconographie de son tableau, Bruegel a su puiser dans le travail d’artistes le précédent, en particulier Hans Holbein le Jeune (1497-1543), ce jeune dessinateur brillant à qui Erasme avait confié la tâche d’illustrer son Eloge de la Folie.

La présence envahissante, presque gênante, d’un crâne sous un angle anamorphique, dans le tableau Les Ambassadeurs (1533) d’Holbein, démontre sans conteste l’extrême maîtrise du concept du Memento Mori chez cet artiste.

Les Ambassadeurs, tableau de Hans Holbein. A droite, l’image du crâne, vu de façon tangentielle, devient lisible.

Un autre ami d’Erasme, Albrecht Dürer (1471-1528), était également un maître dans cet art comme le montrent ses gravures Le chevalier, la mort et le diable (1513) ainsi que son Saint-Jérôme dans son étude (1514) où figure ce père de l’église, auquel Erasme aimait s’identifier, en présence d’un crâne et d’un sablier.

Bruegel et l’Italie

Le Triomphe de la Mort, fresque de 1446 du Palazzo Sclafini à Palerme en Sicile.

Le poète italien Francesco Petrarca (Pétrarque) (1304-1374).

Ironiquement, Pierre Bruegel l’ancien a été souvent présenté, à tort, comme un « peintre du Nord », hermétique à tout ce que pouvait apporter la Renaissance italienne. La réalité est toute autre. Si Bruegel a refusé de boire l’eau putride du maniérisme « italianisant », très en vogue chez les aristocrates pendant la deuxième moitié du XVIe, il n’a pas hésité à chercher à se rafraîchir aux premières eaux pures de la Renaissance du début du XIVe.

En ce qui concerne son Triomphe de la Mort, les « emprunts » et similitudes avec la fresque de 1446 décorant alors le Palazzo Sclafini de Palerme, en Sicile, sautent aux yeux.

La fresque montre notamment la mort sur un cheval livide ainsi qu’un jeune musicien, images reprises et enrichis par ce peintre flamand dont le voyage en Italie du Sud a été amplement documenté.

La deuxième source est sans doute la série de poèmes allégoriques connus comme I Trionfi (« Les triomphes » : le triomphe de l’Amour, de la Chasteté, de la Mort, de la Gloire, du Temps et de l’Eternité), composés par le grand poète italien Francesco Pétrarca (Pétrarque – 1304-1374) suite à la Peste noire, une horrible pandémie qui, suite à la faillite des banquiers de la papauté en 1345, selon la région, a décimé entre un tiers et la moitié de la population européenne.

Le génie de Pétrarque c’était précisément, aux gens terrifiés par l’idée qu’ils allaient y perdre leur vie mortelle, d’offrir une réponse philosophique à leur angoisse, leur fournissant du coup la force nécessaire pour mener le combat.

Comme résultat, les Trionfi devinrent immensément populaires, non seulement en Italie, mais dans l’Europe toute entière. A tel point, que pour la plupart des peintres, Les Triomphes de Pétrarque, ont rapidement trouvés une place parmi les grands classiques de leur répertoire.

Bnf
Le Maître des Triomphes de Pétrarque. Manuscrit à la BnF. A gauche, le Triomphe de l’Amour montre Laure debout sur un char. A droite, dans le Triomphe de la Mort, c’est la Mort qui est monté sur son cadavre.

Pour conclure, voici un extrait du poème, un passage où Pétrarque dénonce la quête folle des Rois et des Papes —aveuglés par leur attachement aux biens terrestres— pour la richesse, le plaisir, le pouvoir et la gloire qu’on puisse en tirer. Face à la mort, souligne le poème, tout cela n’est que vanité. Et les mots choisis par Pétrarque collent à merveille aux images utilisées par Bruegel pour son Triomphe de la Mort :

(…) Et voici que toute la campagne apparut pleine de tant de morts,
que prose ni vers ne pourraient le rendre.
De l’Inde, du Cathay [Chine], du Maroc et de l’Espagne,

cette immense multitude de gens morts
dans la longue succession des temps,
avait déjà rempli le milieu et les côtés de la plaine. 
Là étaient ceux qui furent appelés les heureux : pontifes, rois et empereurs. Maintenant ils sont nus, pauvres et misérables.

Où sont maintenant leurs richesses ?
Où sont les honneurs, et les pierreries, et les sceptres,

et les couronnes, et les mitres, et les vêtements de pourpre ?
Malheureux qui place son espoir sur les choses mortelles !

— Et qui donc ne l’y place pas ? —
S’il se trouve à la fin trompé, c’est bien juste.
Ô aveugles ! à quoi sert de tant vous donner de peine ?

Vous retournez tous à la grande mère antique,
et c’est à peine si on retrouve la trace de votre nom !
Cependant, des mille peines que vous vous donnez,

y en a-t-il une qui soit utile ?
Ne sont elles pas toutes d’évidentes vanités ?
Que celui qui connaît vos préoccupations me le dise.
À quoi sert de subjuguer tant de pays,

et de rendre tributaires les nations étrangères,
pour que les esprits soient toujours embrasés de haine ?
Après les entreprises périlleuses et vaines,

après avoir conquis, en versant le sang, terres et trésors,
trouve-t-on l’eau et le pain plus doux ?
Trouve-t-on le verre et le bois plus doux que les pierreries et que l’or ?
Mais pour ne pas poursuivre davantage un si long thème,

il est temps que je revienne à mon premier sujet.
Je dis qu’était arrivée la dernière heure de cette courte vie glorieuse,

et le moment du pas douloureux que le monde redoute.

La Scola Caritatis

Si Bruegel, qui a pu admirer la fresque à Palerme lors de son voyage dans les années 1550, a pu lire lui-même le poème de Pétrarque, reste une question ouverte.

Ce que l’on sait, c’est que plusieurs de ses amis proches étaient familiers avec l’œuvre du poète italien. A Anvers, le peintre fut l’hôte régulier de la Scola Caritatis, un cercle humaniste animé par un certain Hendrick Nicolaes.

Là, Bruegel a pu échanger avec des poètes, des traducteurs, des peintres, des graveurs (Jérôme Cock, Hendrik Goltzius), des cartographes (Gérard Mercator), des cosmographes (Abraham Ortelius) et des imprimeurs tels que l’imprimeur Christophe Plantin, dont l’officine allait imprimer des belles pages de Pétrarque.

C’est aussi dans cette belle ville, indiquant à quel point la poésie de Pétrarque y était appréciée, que le compositeur Orlando Lassus (1532-1594) publia ses premières compositions musicales, notamment des madrigaux sur chacun des six Triomphes de Pétrarque dont le fameux Triomphe de la Mort.

Conclusion

Un grand mal, espérait Gottfried Wilhelm Leibniz, peut éventuellement susciter un bien d’une amplitude supérieure à celle du mal qui l’a engendré. Nous espérons que la crise pandémique actuelle conduira nos décideurs, avec notre assistance, à réfléchir sur le sens et le but de leur existence. Car le pire serait de revenir à la situation « normale » d’hier, c’est-à-dire à la même normalité qui a conduit l’humanité au bord de l’extinction.

Enfin, soulignons que de la même façon que Lyndon LaRouche, par son approche Concedo Nulli  pour défendre la nature sacré de la créativité qui anime chaque être humain, a contribué à l’immortalité de Platon, Pétrarque, Erasme, Rabelais et Bruegel, il est à chacun de nous aujourd’hui, de reprendre le flambeau pour emporter la bataille.

NOTE:

  • On retrouve le thème de l’herbe au centre du tableau de Jérôme Bosch, Le char de foin, métaphore de la vaine gloire qui fait courir tant de vaniteux.
Merci de partager !

Comment la folie d’Erasme sauva notre civilisation


Article de 2005

Prologue

portrait d'Erasme

Hans Holbein le jeune, Erasme, 1523, Collection de Lord Radnor of Longfares, Salisbury

On caractérise souvent de « petit âge de ténèbres » la période qui va du début des guerres de religion (1511) jusqu’au traité de Westphalie (1648) qui en organise la fin. Mais pendant que le monde s’horrifie devant le retour des guerres, l’humanité découvre aussi L’Eloge de la Folie d’Erasme, qui date également de 1511. Ironie tragique de l’histoire, car Erasme y pose déjà le principe de « l’avantage d’autrui », concept révolutionnaire qui aurait pu éviter ces guerres et qui plus tard, défendu par Mazarin, fera la réussite de la paix de Westphalie.

Cette notion se trouve on ne peut plus clairement exprimée par l’admirateur d’Erasme, François Rabelais. Car Gargantua, sur sa médaille, fait représenter un corps humain ayant deux têtes, tournées l’une vers l’autre, quatre bras, quatre pieds et deux culs (Platon, Le Banquet) entouré de lettres ioniques (en grec dans l’original) qui disent : « L’agape ne cherche pas son propre avantage. »

Ces guerres de « sédition », comme Erasme les appelait – car il s’agissait de conflits entre chrétiens – n’étaient en réalité rien que l’expression d’une volonté manifeste et délibérée de grandes puissances féodales et romaines (banquiers Lombards, Fugger, Génois et autres Vénitiens) d’annihiler les acquis de la Renaissance du XVe siècle européen et de repousser d’un revers de la main la brûlante exigence de réforme politique qu’elle venait de poser au monde.

Si l’humanité a survécu à cette « contre Renaissance », caricaturalement représentée par les bûchers de l’Inquisition espagnole et les paroles des jésuites au Concile de Trente, c’est essentiellement grâce à l’action, l’amour et l’oeuvre d’un grand homme, Erasme de Rotterdam (1466-1536), véritable phare de sagesse qui éclaira son époque et les siècles à venir.

Lors du Concile de Trente, son œuvre entière, taxée d’hérésie, fut interdite de lecture pour les catholiques et mise à l’Index en 1559 où elle restera jusqu’en 1900 (!).

Erasme, en dehors de ses nombreux commentaires et livres, écrivait en moyenne 40 lettres par jour. D’une correspondance dépassant les 20000 pièces, les quelque 3000 lettres qui nous restent nous permettent de suivre jour par jour comment Erasme, au détriment de sa santé, sa vie, son honneur, sa réputation et sa faible fortune fut le véritable chef d’une résistance internationale hardie.

Loin du titre ronflant de « Prince des Humanistes » et très éloigné aussi du confort académique d’un membre d’une « République des Lettres », il parcourt sans cesse l’Europe entière avec ses caisses de livres pour unir les hommes de bonne volonté. Luther d’ailleurs, le premier, l’appelait avec mépris « Errans Mus » (rat errant).

Mais de Madrid à Stockholm, de Cambridge à Gdansk, à Louvain, à Leipzig, à Strasbourg, à Anvers, à Rome, à Londres, à Bâle, partout Erasme coalisait les hommes autour de l’espérance d’un monde meilleur. Ses lettres étaient publiées sans cesse, ses livres traduits dans plusieurs langues et ses amis et correspondants lettrés, omniprésents dans les rouages de presque tout les états, l’informaient en retour de la moindre chose d’importance.

Conscient de son rôle, il s’engage sans compromis (Nulli concedo, je ne recule devant personne, initialement une allusion au caractère inexorable de la mort, sera sa devise) pour faire éclater, avec une parole juste et compatissante, la vérité qui dérange et accroît l’amour pour l’intérêt général. Pour garder cette liberté de parole nécessaire à sa mission universelle, il décline toutes les fonctions que lui offraient rois, papes, églises, diètes et conciles.

Erasme n’essaye pas d’être bon catholique, ni bon protestant, ni même un bon érasmien. En tant que chrétien, il fuit les doctrines et le dogme, car il refuse d’être englouti dans des querelles partisanes. Cette conduite hors paire, ainsi que son mépris profond de toute vanité terrestre, sera l’exemple constant et la référence pour tous ceux qui s’opposaient à l’orgie de concupiscence qui ravagea le monde de cette époque.

De surcroît, son amour tout agapique pour le Christ, l’humanité et les belles lettres résistera comme un roc dans la tempête de haine et de laideur morale caractéristique de cette époque, tandis que son humour satirique, qui éclatera aux yeux du monde avec L’Eloge de la folie, permettra enfin aux hommes de rire de leur propres manquements et bêtises pour mieux les surmonter et s’en libérer.

Son mouvement de jeunes ? On peut le voir notamment dans les œuvres de trois géants de la littérature mondiale. Chacun – Rabelais dans sa lettre à Erasme, Cervantès formé par l’érasmien Lopez de Hoyos, et Shakespeare par sa filiation avec Thomas More – s’avère être un fruit de son inspiration intérieure.

En plus de son action politique lors de la ligue de Cambrai dans le conflit contre Venise, nous tenterons de circonscrire les concepts clefs qui ont été la base de sa démarche et de son enseignement.

D’abord, et dans la lignée de Cues et Bessarion, il souhaite une simplification de la liturgie catholique pour rendre accessible à tous la « philosophie du Christ » comme elle ressort de l’Evangile et des actes des apôtres.

A l’opposé des scolastiques, comme Pétrarque, il estime que cette vérité révélée, à laquelle on peut accéder par la foi religieuse, n’est pas incompatible avec la sagesse philosophique des auteurs antiques tels que Platon ou d’autres, sagesse qui est le fruit de la raison humaine.

Ensuite, et armé de ce christianisme évangélique, il s’inspire de la République de Platon qu’il réadapte pour son époque avec son ami Thomas More et nous livre L’utopie. Sa vision est libre du pragmatisme pessimiste de Machiavel et de l’idée banale et passive de tolérance, car fondée sur le concept actif de « l’avantage d’autrui », ce concept que l’on retrouve chez « les politiques » autour de Henry IV (Sully, Bodin, etc.) et surtout la clef de voûte qui permettra plus tard d’aboutir à la paix de Westphalie mettant fin aux guerres de religion.

Contre le pessimisme de la scolastique romaine et sorbonnagre, ainsi que contre ce que l’on pourrait appeler un « catharisme » luthérien, Erasme défend ce que l’on pourrait appeler un « épicurisme chrétien » ; qu’il reprend de l’humaniste italien Lorenzo Valla. C’est cette notion de « poursuite du bonheur » que l’on retrouvera plus tard dans la déclaration d’indépendance de la jeune république américaine.

Luther moine

Luther estimait qu’il fallait écraser Erasme comme une punaise.

En 1516, Erasme estime qu’il est sur le point d’aboutir et d’être entendu par les plus hautes instances. On est donc obligé de s’interroger sur la spontanéité de l’apparition de Martin Luther en 1517 dont la radicalité va être utilisée pour polariser le monde dans des débats théologiques dignes d’une nouvelle scolastique.

Pour combattre les excès de Luther, et allant plus loin que Valla et Augustin, Erasme défendra un « libre arbitre » coopérant avec la grâce, sans ménager par ailleurs la « tyrannie monacale » des ordres mendiants, oisifs et corrompus.

Voyant venir à grand pas les guerres de religion et l’Inquisition, Erasme redouble de pression sur ceux qu’il aime pour qu’une réforme progressive, raisonnable et humaniste de l’église et de la société s’organise. Pour y arriver, et exaspéré par la décadence des humanistes de cette Italie dans laquelle il avait placé tout son espoir, il publiera Le Cicéronien, attaque satirique contre le paganisme déguisé en maniérisme, omniprésent à Rome.

Persécuté par Jérôme Aléandre, scion d’une vieille famille oligarchique de Venise, Erasme finit par devenir indésirable à Londres, calomnié à Rome, traqué à Louvain, diffamé à Paris, insulté à Madrid, tandis qu’un de ses détracteurs crache chaque matin sur son effigie. Il est obligé de quitter Louvain, et plus tard Bâle où il retourne pour mourir, un an après la mort de son « frère jumeau » Thomas More, décapité le 22 juin 1535 à Londres par Henry VIII, roi d’Angleterre.

Pendant que Luther dit qu’il faut « écraser Erasme comme une punaise », et que Calvin le traite d’impie, bon nombre de réformateurs préfèreront l’humanisme évangélique d’Erasme au biblisme cruel des idéologues protestants ou aux théologiens catholiques du Concile de Trente.

En guise de conclusion, nous jetterons un bref coup d’œil sur l’un de ses élèves les plus prolixes, l’érasmien français, François Rabelais.

La « patrie sans nom d’Erasme », Anvers vers 1500

antwerpen dürer

Albrecht Dürer, Dessin du port d’Anvers, 1520, Albertina, Vienne.

C’est un de ces matins où la brume flamande jette son manteau épais sur les épaules des villes du plat pays. Une myriade de mouettes, en tailleur couleur gris de Payne, lancine des cris moqueurs tout en lorgnant vers le bas. Quel vaste foule dans cette immense grisaille !

Arrimée au quai du Schelde (Escaut), cette armada de bateaux de pêche décharge fiévreusement sa cargaison de paniers débordant de crabes, de crevettes, de maatjes et de kabeljauw. Même le petit phoque vert-de-gris qui s’est laissé glisser par la marée haute jusque là, partage le vain espoir des planeurs : que l’un de ses malheureux paniers puisse retomber pardessus bord et livrer son lot de délicatesses avant que la glace ne transforme cette rivière en patinoire !

Coincé entre l’église des marins Sint-Walburgis et le Steen (château féodal) qui borde l’Escaut, l’Oude vismarkt (vieux marché aux poissons) est le quartier le plus actif d’Anvers. En 1500, la vieille cité respire comme le poumon du monde et embrasse dans ses murs entre cinquante et quatre-vingt-dix mille âmes.

En passant par la Palingbrug (pont aux anguilles), où d’importantes parties des premiers remparts subsistent, on accède au Vleeshuis (maison des bouchers), abattoir moderne surmonté de salles de négoce. Non loin de là, dans la Nieuwstad (ville nouvelle) sur la Brouwersvliet (quai des brasseurs), des brasseurs dûment équipés transformeront bientôt des fleuves d’eau, ingénieusement canalisés vers la ville par les travaux entrepris sous Gilbert van Schoonbeke, en rivières de belles bières ambrées.

L’Anvers des Fugger a désormais supplanté la Bruges des Médicis comme le plus grand dépôt du monde. Entre l’Oosterlingenhuis, siège de la ligue Hanséatique pour un temps, et la Beurs, on y croise facilement des marchands portugais, espagnols, juifs, levantins, arméniens ou italiens. La soie et les épices, venus jusqu’en Italie par les caravanes venues d’Asie trouve ici preneur ou s’échange contre le bois de la Baltique ou le blé de la Pologne. Lin et drap flamands, laine anglaise, vins de Bordeaux ; tout s’y achète sans difficulté grâce aux métaux rares du Danube.

antwerpen grande place

Antwerpen, grote markt.

A Anvers, comme dans tant d’autres villes des Pays-Bas Bourguignons, la construction des façades des gildenhuizen (sièges des corporations) sur la Grote Markt (grande place), donne lieu à un véritable tournoi d’architecture.

Au bord du fleuve, on construit un nouveau type de bateau, les Kraken, tandis que dans les arrières boutiques, les ouvriers fabriquent des retables en bois polychromes prisés jusqu’en Scandinavie. Sur la base des cartons envoyés par les cours prestigieux d’Italie, des tapisseries sont patiemment mises sur l’ouvrage. L’Ars Nova, lancé par Jan van Eyck en peinture et Philippe de Vitry en musique cinquante ans plus tôt, y fleurit.

Le concert, maître flamand, début du XVIe siècle.

Pendant que des carillons imposent leurs mélodies, des chorales font entendre la nouvelle musique polyphonique et Orlando di Lasso compose pour clavecin. La peinture de chevalet fait rêver les marchands de montagnes et de simples citadins s’offrent des portraits.

Dans l’ombre de la cathédrale, dont le chantier s’achève avec Keldermans, et dans les Begijnhoven (béguinages), on récite les poèmes d’ Hadewijch, pendant que des doigts agiles fabriquent la belle dentelle dont les motifs fleuris s’harmonisent avec les cascades en pierre du gothique scaldique qui couronnent les pinacles des Hôtels de Ville, des résidences particulières ou les toits des clochers d’innombrables églises.

Dans des larges demeures patriciennes en pierre, des Rederijkers (chambres de rhétorique) préparent des pièces satiriques, mémorisent des poèmes pieux, ou décorent des chars allégoriques (comme le char de foin) pour l’Ommeganck (défilé) de la Saint-Jean.

Une rencontre peu ordinaire

Albrecht Dürer rencontrant Quinten Matsys.

Pour avoir une notion de la pépinière d’idées et de créativité que représente cette époque qui se cristallise à Anvers, il est facile de s’imaginer quelques rencontres peu ordinaires dans une de ces minuscules maisons du Vlaaikensgang (traboule aux tartelettes) situées au bord d’un des vlieten (canaux) qui irriguent le coeur de la cité.

Bien que d’habitude Thomas More (1478-1535) et Erasme de Rotterdam (1466-1536) se retrouvent chez Pieter Gilles (Aegidius) (1486-1533), le secrétaire d’Anvers qui dispose d’une grande maison Den Spieghel sur la Eiermarkt (marché aux œufs), aujourd’hui il se sont donné rendez-vous chez le peintre Quinten Matsys (1465-1530), qui pour l’occasion a convié son collègue Gérard David (1460-1523) au Sint Quinten dans la Schuttershofstraat (rue des Arbalétriers), sa belle demeure ornée de fresques à l’italienne. Metsys leur montre ses croquis de la Sainte-Anne et la Vierge d’après Léonard de Vinci (1452-1519) qu’il a exécutés en Italie.

Erasme, dessiné sur le vif par Dürer lors de son séjour à Anvers en 1520.

Mais attention, Albrecht Dürer (1471-1528) arrive aujourd’hui à Anvers ! Erasme insiste à se faire portraiturer par ce maître de Nuremberg dont il dit : « Dürer, (…) sait rendre en monochromie, c’est-à-dire en traits noirs – que ne sait il rendre ! Les ombres, la lumière, l’éclat, les reliefs, les creux, et… (la perspective). Mieux encore, il peint ce qu’il est impossible de peindre : le feu, le tonnerre, les éclairs, la foudre et même, comme on dit, les nuages sur le mur, tous les sentiments, enfin toute l’âme humaine reflétée dans la disposition du corps, et presque la parole elle-même. »

En attendant, Erasme et More s’amusent à imaginer le début de L’Utopie, dans lequel ce dernier raconte comment il croise par hasard Gilles dans la Onze Lieve Vrouwe cathédrale (Notre-Dame) d’Anvers en présence d’un voyageur, le fameux Raphaël Hythlodée qui livra son récit sur l’Isle d’Utopie, cette république humaniste qu’il avait observé dans cette Amérique que l’on venait de redécouvrir.

Sur ce nouveau monde, un autre ami d’Erasme, Erasmus Schetz (1480-1550), banquier d’Anvers, industriel et latiniste accompli, leur fournit des informations précieuses qui proviennent de son réseau de marchands portugais implantés au Brésil. Martin Behaim (1459-1509), l’élève brillant du cartographe nurembergeois Johan Müller (Regiomantanus) (1436-1476) dont Dürer achète la bibliothèque, fabrique à Anvers les premiers globes avant de s’installer à Porto où il fréquente Christophe Colomb.

Cour de Jérôme de Busleyden à Mechelen. Crédit : Karel Vereycken

Dürer réside à Anvers en 1520 où il assiste au mariage de Joachim Patinier (1480-1524). Il y rencontre Jan Provost (1465-1529), Jan Gossaert (1462-1533) et Bernard van Orley (1491-1542) et dessine un portrait de Lucas van Leyden (1489-1533). En 1523 il y dessine le vieillard de 93 ans qu’il utilise dans son Saint Jérôme.

A une jetée de là, à Malines, il rend visite à une autre admiratrice, Marguerite d’Autriche (1480-1530) tante de Charles Quint qui régente les Pays-Bas Bourguignons et prête parfois une oreille attentive à Erasme.

Hébergé chez elle, Dürer admire un incroyable tableau de sa collection, Les époux Arnolfini de Jan van Eyck. Marguerite vient d’accorder une pension à un peintre vénitien Jacopo Barbari (1440-1515), exilé politique à Malines et auteur du portrait de Luca Pacioli (1445-1514), ce franciscain qui initia Léonard à Euclide, et auteur de la Divine Proportion.

Dürer y visite certainement la belle résidence de Jérôme de Busleyden (1470-1517), bientôt mécène du « Collège Trilingue » qu’Erasme lance à Louvain en 1517 et ami de Cuthbert Tunstall (1475-1559), l’évêque de Londres qui avait présenté More à Busleyden.

De retour à Anvers, Dürer fait un croquis du Strasbourgeois Sébastien Brant (1457-1521) qui vient de publier en 1494 à Bâle la Nef des Fous. Le peintre Jérôme Bosch (1450-1516), qui a fait un tableau sur ce thème et qui s’est régalé avec L’Eloge de la Folie, illustré par le jeune Hans Holbein (1497-1543) et publié en 1511, fait le déplacement à Anvers pour s’y procurer une copie de L’Utopie, fraîchement imprimé à Louvain en 1516 chez l’ami de Gilles, l’imprimeur Dirk Martens (1486-1534).

Une des 56 imprimeries d’Anvers, celle de Christophe Plantin disposant de 22 presses employant 160 ouvriers.

Gemma Frisius (image) et son ami et élève Mercator, vulgarisent l’emploi de la trigonométrie.

Gemma Frisius

Peu après, quand le souffle de l’Inquisition espagnole commence à épaissir la brume avec la fumée des bûchers, l’imprimeur Christophe Plantin (1514-1589) réunit dans le plus grand secret les membres du groupe humaniste, Het Huys der Liefde (Scola Caritatis) de Hendrik Niclaes (1502-1580).

Le scientifique Gemma Frisius (1508-1555) y discute avec son élève le cartographe Gerhard Kremer (Mercator) (1512-1594) et Abraham Ortelius (1527-1598) raconte les dernières explorations du globe terrestre au jeune Pieter Bruegel (1525-1570) qui prépare pour l’imprimerie In de Vier Winden (Aux Quatre Vents) de Jérôme Cock (1510-1570), sa série de gravures sur le thème des Sept péchés et les Sept vertus.

Bruegel lui parle de ses lectures des oeuvres de François Rabelais (1494-1553) qu’il acheta à Lyon sur le retour d’Italie.

Aux Quatre Vents travaille aussi le graveur Dirk Coornhert (1522-1590), formé par le jeune secrétaire d’Erasme Quirin Talesius (1505-1575) et futur bras droit de l’organisateur de la révolte des Pays-Bas Guillaume le Taciturne (1533-1584).

Cette riche culture urbaine n’aurait jamais pu voir le jour aux Pays-Bas Bourguignons sans la vaste révolution agricole commencée dès la fin du Xe siècle.

Essor économique et émancipation politique

Mars, enluminure de Simon Bening (1483-1519) montrant le secret de l’agriculture flamande, c’est-à-dire le bon attelage, non pas des bœufs, mais des chevaux dont la productivité est le double des premiers. A cela s’ajoute une révolution technologique, car à la place du « collier de gorge » utilisé au Moyen-Age (qui tendait à égorger l’animal), l’emploi du « collier d’épaule » (importé de Chine et utilisé dès le XIIIe siècle) permet aux Flamands d’augmenter encore plus la productivité. C’est cette révolution agricole qui permettra une urbanisation où la créativité de chacun trouve la place qu’elle mérite.

La géographie que dessine le « Delta d’or » du Rhin, de la Meuse et de l’Escaut dans cette région offre aux habitants une infrastructure naturelle hors pair qu’ils enrichirent par un labyrinthe de canaux et une ceinture impressionnante de digues de mer, en place dès 1300, et bientôt surmontée de milliers de moulins à vent.

La poldérisation (aménagement de terres sur la mer) et une agriculture intensive leur permet d’accroître considérablement les rendements agricoles quand ils s’effondrent partout ailleurs.

Les économistes estiment que si en Europe il fallait quatre paysans pour nourrir un citadin, il n’en fallait que deux aux Pays-Bas.

Si l’on prend comme unité de référence une ville de 10000 habitants, on trouve en 1550 la région de la Belgique actuelle en haut de l’échelle de l’urbanisation (21%), suivi des Pays-Bas (15,8%) et de l’Italie du nord (15,1%).

Si on baisse le critère à 5000, les Flandres atteignent 36% vers 1500 et la région entre la Meuse et la Zuiderzee (Brabant et Hollande) 54%. Ainsi la patrie d’Erasme, avec l’Italie, figure parmi les régions les plus urbanisées d’Europe.

A partir de 1384, les ducs de Bourgogne avaient tenté d’unifier ce vaste territoire allant de la Frise jusqu’à la vieille route romaine qui reliait Boulogne sur Mer à Cologne.

Bien que le duc y gouverne avec les membres de l’ordre de la Toison d’Or, le pouvoir s’appuyait sur des formes d’auto-gouvernement déjà existantes.

Car historiquement, la conquête des terres fertiles gagnées sur la mer à la fin du treizième siècle s’était accompagnée d’un reflux inéluctable de la féodalité politique et l’essor économique de ces territoires allait de pair avec l’émancipation politique de leurs habitants. Des comités communaux, en charge du financement et de la gestion des polders et de l’aménagement de l’eau, avaient fièrement découvert leurs capacités collectives à gérer leurs propres intérêts.

Carte des Pays-Bas Bourguignons: –En orange, les acquisitions des Ducs de Bourgogne et de Charles Quint. 1384 : Artois (5), Flandre (9), Malines (15) 1427 : Namur (8) 1428 : Hainaut (6), Zélande (10), Hollande (7) 1430 : Brabant (1), Limbourg (3) 1443 : Luxembourg (4) Sous Charles Quint: Utrecht (17), Frise occidentale et orientale (13), Gueldre (2) provinces perdues et reprises : Groningue (14), Overijssel (16), Zutphen (11), la Picardie est perdue à la France en 1477. –En vert, La principauté de Liège indépendante. –En rouge, l’Angleterre. –En bleu, la France En noir, d’autres États du Saint Empire romain germanique

Afin de faciliter les processus décisionnels, les communes furent structurées en Staten (Etats), mais des assemblées ad hoc, par exemple des communes et des villes concernées par la pêche des harengs, pouvaient toujours avoir lieu.

Si en Angleterre ou en France les parlements ne se réunissaient que rarement et encore très souvent dans le seul but de régler des questions d’impôts et de finances, aux Pays-Bas Bourguignons, les registres locaux indiquent, par exemple, que les délégations flamandes se sont réunies 4055 fois entre 1386 et 1506, soit 34 fois par an, en vue de résoudre les problèmes économiques et sociaux et pour discuter de projets d’infrastructures.

En Angleterre, on ne relate que 73 rencontres entre 1384 et 1510, c’est-à-dire moins d’une session par an !

Ainsi, dans les collèges d’échevins des villes et des communes, ces intérêts économiques organisés, à l’origine des guildes de métiers, disposaient d’un pouvoir réel, capable de bloquer la collecte d’un impôt décrété par un gouvernement central.

A l’origine, les guildes avaient sorti les individus de leur étroit cocon familial pour les intégrer dans une nouvelle solidarité urbaine. Cette « famille étendue » citadine sera souvent un vaste laboratoire de découvertes et d’expérimentations, où s’échangeront les savoirs, les compétences et les adresses.

Avec Charles Quint, fils de Philippe le Beau de Bourgogne et de Jeanne de Castille (« la folle »), le pays tombe dans l’escarcelle des Habsbourg. Trop jeune et souvent absent, le pays sera souvent gouverné par les régentes flamandes, Marguerite d’Autriche et Marie de Hongrie. Elles renforceront l’unité du pouvoir central par l’institution d’un Conseil d’Etat, d’un Conseil Privé (justice) et d’un Conseil des Finances.

Palais de Marguerite d’Autriche à Malines.

En 1548, peu avant sa mort, Charles Quint crée le « Cercle de Bourgogne » regroupant les dix provinces méridionales avec les sept provinces du nord jusqu’alors détachées de l’empire. Il prend de plus toutes les dispositions nécessaires afin qu’un seul héritier puisse lui succéder à la direction de la « Généralité des XVII provinces », pays que les Habsbourg nommèrent avec dédain Pays-Bas.

Son fils, Philippe II, né en Espagne, avoua un jour qu’il aurait « préféré régner sur un désert plutôt que sur toutes ces villes ». Le Don Carlos de Friedrich Schiller nous raconte le reste du drame.

Tout ceci permet de mieux comprendre à quel pays pense Rabelais quand il dit à Erasme : « Vous qui êtes le père de votre patrie et sa gloire ». Ce n’était donc pas seulement la patrie des lettres ! Et les « guerres de religions » n’étaient qu’un prétexte rêvé, permettant de briser une communauté d’Etat-nations naissants formés par la France de Louis XI et de Jacques Cœur, l’Angleterre d’Henry VII et de Thomas More, et les Pays-Bas Bourguignons, patrie d’Erasme dont les oligarques ont volé jusqu’au nom.

Les Frères de la vie commune

Thomas à Kempis, auteur présumé de l’Imitation du Christ.

On souligne, à juste titre, l’influence sur Erasme de l’esprit révolutionnaire de la « Dévotion Moderne » qu’animaient les Frères et sœurs de la vie commune, ordre séculier d’enseignants portés sur l’éducation et la traduction de manuscrits, qui sera regroupé comme ordre des chanoines réguliers de saint Augustin de la Congrégation de Windesheim.

Le piétisme de ce courant, centré sur l’intériorité, s’articule le mieux dans le petit livre de Thomas van Kempen (a Kempis) (1380-1471), L’imitation de Jésus Christ. Celui-ci souligne l’exemple à suivre de la passion du Christ tel que nous l’enseigne l’Evangile, message qu’Erasme reprendra.

En 1475, le père d’Erasme, qui maîtrisait le grec et aurait pu écouter des humanistes réputés en Italie, envoie son fils de neuf ans au célèbre chapitre des frères de la Vie Commune de Saint Lébuin de Deventer, école fondée par un penseur exceptionnel et élève des Frères de la vie commune, le cardinal Nicolas de Cues (1401-1464).

L’expansion du réseau des Frères et Sœurs de la Vie Commune à partir de la ville de Deventer à la fin du XIVe siècle.

Rodolphe Agricola

Rudolphe Agricola, organiste et pédagogue humaniste.

Elle était alors dirigée par Alexandre Hegius (1433-1498), élève du célèbre Rudolphe Huisman (Agricola) (1442-1485), adepte de Cues, défenseur enthousiaste de la renaissance italienne et des belles lettres, qu’Erasme a pu écouter et qu’il appela un « intellect divin ».

Agricola, à l’age de 24 ans, fait une tournée d’Italie pour donner des concerts d’orgue, rencontre Hercules d’Este à la cour de Ferrare, et découvre à l’université de Pavie les horreurs de la scolastique confite d’Aristote.

Pour ouvrir ses cours à Deventer, Agricola disait :

Ayez méfiance à l’égard de tout ce que vous avez appris jusqu’à ce jour. Rejetez tout ! Partez du point de vue qu’il faut tout désapprendre, sauf ce que, sur la base de votre autorité propre, ou sur la base du décret d’auteurs supérieurs, vous avez été capable de vous réapproprier.

Malheureusement, la mère d’Erasme est emportée peu après par la peste et son père décède également. Confié à trois tuteurs, il est placé avec son frère à l’école de ’s Hertogenbosch. Là, selon Erasme, le Domus Pauperum, l’orphelinat pour les enfants des pauvres qu’animaient traditionnellement les frères, ne visait à rien d’autre qu’à briser ses dons et ses aptitudes, à grands renforts de coups, de réprimandes et de sévérité, les pères étant convaincu qu’il fallait éloigner les jeunes gens de tout désir d’étude universitaire pour les faire entrer d’office au couvent.

Geert Groote

Geert Groote, le fondateur des Soeurs et frères de la Vie commune.

Donc, loin de l’authenticité des fondateurs « mystiques » et humanistes des débuts que furent Jan van Ruysbroek (1293-1381) et Geert Groote (1340-1384) ou de Heymeric van Kempen (de Campo) (1395-1460) (qui eut une influence sur Cues), la reprise en main des frères par Rome commençait à faire des dégâts.

A tel point qu’Agricola et Wessel Gansfoort (1420-1489), pourtant dignitaires des Frères de la vie commune, finirent par créer leur propre cercle d’érudits à l’abbaye cistercienne d’Adwerth en Friesland car il n’y avait qu’elle qui leur autorisait l’accès à une bibliothèque riche en lectures humanistes.

Le frère d’Erasme succombe rapidement aux pressions des recruteurs de moines et Erasme finit lui-même par prononcer ses vœux pour entrer chez les Augustiniens de Steyn, près de Gouda, mais à condition d’y retrouver des livres. En se faisant prêtre en 1492, il exprime rapidement son désir de liberté et s’engage alors en politique comme secrétaire de l’évêque de Cambrai qui venait juste d’être nommé chancelier de l’Ordre de la Toison d’Or.

A Steyn il gardera d’excellents amis. Mais dorénavant personne ne pourrait le convaincre qu’une foi qui s’oppose à l’éducation des hommes et ne porte pas à agir pour le bien de ses semblables puisse d’une quelconque façon être en accord avec l’évangile.

Les Frères de la vie commune de Magdeburg formeront bientôt une autre célébrité : Martin Luther (1483-1546). Son père, tout comme celui de Calvin, le prédestine à une carrière juridique. Mais en 1505, un violent orage fait éclater un éclair auquel il échappe de justesse. Pour trouver son salut, il prend le chemin inverse d’Erasme et décide de se faire moine chez les ermites augustiniens.

Les idéaux d’Erasme

La découverte brutale du contraste cruel entre la beauté morale du message de l’Evangile et l’hypocrisie troublante des pratiques religieuses, ainsi que la découverte de la beauté des belles lettres, vont nourrir chez Erasme une double ambition.

D’abord, il estime que le moment est venu de procéder à une réforme complète des pratiques anti-chrétiennes scandaleuses et de l’esprit oligarchique qui s’est emparé de l’Eglise catholique romaine. Depuis Constance (1414), Bâle (1431) et Ferrare-Florence (1437), tous les grands conciles œcuméniques avaient soulevé trois problèmes fondamentaux :

  1. Union doctrinale entre Orient et Occident ;
  2. Unité pour défendre la chrétienté face aux Turcs ;
  3. Réforme du fonctionnement interne.

Il allait de soi que tant que les deux premiers points n’étaient pas réglés, le troisième point était de l’ordre du tabou, comme Jan Hus avait pu le constater à ses dépens, lorsqu’il fut arrêté en arrivant au Concile de Bâle et brûlé sur le bûcher pour hérésie le 6 juillet 1415.

Pour Erasme, le problème n’était pas l’Eglise catholique, mais les forces oligarchiques qui malheureusement la dominaient de plus en plus. Les banquiers de Sienne et de Venise qui géraient les fortunes des cardinaux et des évêques, le culte des reliques et la simonie, ou encore les ordres monastiques, véritables empires féodaux possédant terres, hommes, et gérant les âmes humaines, au mieux, comme du bétail.

Pour y remédier, Erasme lançait un vaste mouvement d’éducation souhaitant l’appui d’un pape fort, capable de résister aux ordres et à l’argent. C’est le programme explicite du Enchiridion militis christiani (Manuel du soldat chrétien) et la vraie revendication que l’on retrouve implicitement dans L’Eloge de la Folie.

Comme Lorenzo Valla (1403-1457) ou comme Jacques Lefèvre d’Etaples (1450-1537) le feront à leur façon, Erasme désire reprendre l’Evangile à sa source, c’est-à-dire comparer les textes d’origine en grec, en latin et en hébreux, souvent inconnus sinon entièrement pollués par plus de mille ans de copiages et de commentaires scolastiques.

Collège trilingue, reconstruction 3-D (Crédit: Thierry De Paepe, 2017)

Pour venir à bout de ce travail d’Hercule, Erasme conçoit la fondation d’un collège trilingue chargé de cette tâche, réunissant les hommes les plus sages et loin des polémiques passionnelles et des carrières égotiques. Grâce au mécène Jérôme de Busleyden, ce projet verra le jour à Louvain en 1517, mais sera rapidement saboté par des théologiens menacés dans leur fonds de commerce.

Ensuite, le message optimiste du christianisme évangélique appelait, par sa nature même, à la défense de l’intérêt général et à des réformes politiques nécessaires pour y aboutir. C’est le sujet développé par Erasme et Thomas More dans L’Utopie. Cette utopie n’est pas utopique si l’on réussit à garantir une éducation classique pour tous, objectif des quatre mille Adages, et préoccupation fondamentale partagée avec Thomas More et Juan Luis Vivès (1492-1540).

En même temps, en reprenant le flambeau de Pétrarque, Erasme désire concilier cette « Philosophie du Christ », transmise par Saint Jérôme (317-419) et Origène (185-251), avec ceux (et uniquement ceux-là) qui dans l’antiquité « ont vu par la lumière naturelle un peu de ce que nous enseigne la Sainte Ecriture », en particulier Platon.

Il dit : « Cette philosophie (du Christ) est véritablement plus dans notre sensibilité que dans les syllogismes, plus dans la vie que dans la discussion ; elle est plutôt une intuition qu’une érudition, une inspiration qu’une raison ; c’est le lot d’un petit nombre d’êtres érudits, mais il n’est permis à personne de n’être pas chrétien ; nul n’a le droit de n’être pas pieux, j’ajouterai avec audace qu’il n’est permis à personne de n’être pas théologien. Ce qui est le plus conforme à la nature, pénètre plus facilement dans les âmes. Or, qu’est-ce que la philosophie du Christ, cette philosophie qu’il (le Christ) qualifie de [re-naissance], que le retour à une nature bien établie ? Et si personne n’a transmis ces vérités plus pleinement que le Christ, toutefois dans les œuvres des gentils on peut sauver plus d’une chose en accord avec cette doctrine. Y eût-il jamais si basse théorie philosophique qui ose enseigner que l’argent rend l’homme heureux… »

Avec Valla, dont il a lu les Elegantia, et son ami Juan Luis Vivès, il pense qu’en passant, il devient plus qu’urgent de reforger une langue, en particulier un latin, et une pédagogie qui reflète, par sa beauté, sa musicalité, et sa compassion, toute la noblesse de ce contenu.

Lorenzo Valla

Lorenzo Valla.

Leibniz affirme sans hésitation que les deux plus grands esprits du Moyen-âge sont Nicolas de Cues et Lorenzo Valla. Le jeune Erasme reconnaît en ce dernier le représentant de cette Italie idéale qu’il admire.

Issu d’une famille romaine aisée, Valla profite de professeurs particuliers, de l’helléniste Giovanni Aurispa (1369-1459), secrétaire papale d’Eugène IV et de Martin V, et en particulier de Leonardo Bruni (1370-1444), élève de Coluccio Salutati (1331-1406).

Comme Pétrarque, ce courant voyait l’alliance entre philosophes sophistes (et particulièrement Aristote) et théologiens scolastiques comme la base d’un ordre féodal anti-chrétien et obscurantiste. A l’université de Pavie, Valla se révolte contre la pensée dominante qui est l’averroïsme.

Averroès (Ibn Rushd, 1126-1198) est souvent vu à tort, et surtout par ceux qui se réclament des Lumières, comme un annonciateur de l’esprit moderne (car il a écrit une fois sur le vin et le sexe…). La réalité est tout autre car, à partir des traductions arabes d’Aristote, Averroès avait concocté une philosophie idéale pour maintenir ce monde féodal.

Selon lui, il fallait accepter le caractère double de la vérité. D’un coté, grâce à des symboles et des signes, la religion permettait de communiquer une vérité à l’immense multitude des illettrés.

Averroès

Averroès, tel qu’il fut dépeint par Raphaël dans l’Académie d’Athènes, fresque au Vatican.

D’autre part, une petite élite pouvait accéder à la vérité, qui elle, était toute philosophique. Ce qui est vrai en théologie peut s’avérer faux en philosophie, mais en dernière analyse, c’est l’intellect qui tranche, et point besoin de transcendance. Averroès écrit même un traité sur l’harmonie entre la philosophie et les religions sur cette base biaisée.

Mais évidemment, enseigner la philosophie à tous serait néfaste car seule la religion permet à la multitude d’accéder à une connaissance (symbolique) de la vérité… Aujourd’hui, on l’accuserait à raison d’être un adepte du royaume des mensonges de Léo Strauss.

L’averroïsme était l’idéologie choisie par l’oligarchie vénitienne pour dominer le monde et c’est elle qui va massivement promouvoir cet aristotélisme des temps modernes.

Pétrarque

Pétrarque.

Bien avant Valla, Pétrarque (Francesco Petrarca, 1304-1374), lors de son séjour à Venise, avait dénoncé les assauts intellectuels de quatre oligarques averroïstes (dont les trois vénitiens Dandolo, Contarini et Talento) décidés à le recruter à leur chapelle et « qui selon la coutume des modernes philosophes, pensent à n’avoir rien fait, s’ils n’aboient contre le Christ et sa doctrine surnaturelle. »

Son livre Sur ma propre ignorance et celle des autres se construit autour de cette polémique :

« S’ils ne craignaient les supplices des hommes de bien plus que ceux de Dieu, ils oseraient, dit Pétrarque, non seulement attaquer la création du monde selon le Timée, mais la Genèse de Moïse, la foi catholique et le dogme sacré du Christ. Quand cette appréhension ne les retient plus, et qu’ils peuvent parler sans contrainte, ils combattent directement la vérité ; dans leurs conciliabules, ils se rient du Christ et adorent Aristote, qu’ils n’entendent pas. Quand ils disputent en public, ils protestent qu’ils parlent abstraction faite de la foi, c’est-à-dire qu’ils cherchent la vérité en rejetant la vérité, et la lumière en tournant le dos au soleil. Mais, en secret, il n’est blasphème, sophisme, plaisanterie, sarcasme qu’ils ne débitent, aux grands applaudissements de leurs auditeurs. Et comment ne nous traiteraient-ils pas de gens illettrés, quand ils appellent idiot le Christ notre maître ? Pour eux, ils vont gonflés de leurs sophismes, satisfaits d’eux-mêmes en se faisant fort de disputer sur toute chose sans avoir rien appris. »

La publication de ce livre obligera Pétrarque à quitter Venise.

Contre l’ascétisme étouffant qui stérilise tout espoir, et réduit la créativité humaine à néant, Valla va mobiliser Epicure dans son écrit De Vere Bono (sur le véritable bien). Il s’agit d’un dialogue où un stoïque (Bruni) affirme que la raison seule est source de vertu. Le deuxième orateur (Beccadelli) est un épicurien qui affirme que le vrai bonheur ne provient pas de la vertu, mais du plaisir.

Epicure

Epicure, moins épicurien que l’on croit?

Epicure (IVe Siècle av. J.C.) précise que « Quand donc nous disons que le plaisir est notre but ultime, nous n’entendons pas par là les plaisirs des débauchés ni ceux qui se rattachent à la jouissance matérielle, ainsi que le disent les gens qui ignorent notre doctrine, ou qui sont en désaccord avec elle, ou qui l’interprètent dans un mauvais sens. Le plaisir que nous avons en vue est caractérisé par l’absence de souffrances corporelles et de troubles de l’âme.

« Ce ne sont pas les beuveries et les orgies continuelles, les jouissance des jeunes garçons et des femmes, les poissons et les autres mets qu’offre une table luxurieuse, qui engendrent une vie heureuse, mais la raison vigilante, qui recherche minutieusement les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter et qui rejette les vaines opinions, grâce auxquelles le plus grand trouble s’empare des âmes.

« De tout cela la sagesse est le principe et le plus grand des biens. C’est pourquoi elle est même plus précieuse que la philosophie, car elle est la source de toutes les autres vertus, puisqu’elle nous enseigne qu’on ne peut pas être heureux sans être sage, honnête et juste, ni être sage, honnête et juste sans être heureux. Les vertus, en effet, ne font qu’un avec la vie heureuse, et celle-ci est inséparable d’elles. »

Pour l’épicurien, (dit Valla) les actes héroïques que citent les stoïciens (suicide de Lucrèce, etc.) n’ont pas leur origine dans le désir d’être vertueux, mais découlent de la recherche d’un plaisir qui dépasse totalement les plaisirs du corps. Ainsi, dans le dialogue de Valla, le dernier orateur (le collectionneur de manuscrits pour Côme de Médicis, Niccoli) défend la vision chrétienne qui transcende de loin les épicuriens et il accuse ses prédécesseurs d’avoir été incapable de reconnaître que le vrai bonheur réside dans la faculté d’être en accord avec Dieu, bien qu’il appuie la critique épicurienne des Stoïciens. De toute façon, pour un vrai chrétien, disent Valla et Erasme, l’idée qu’une philosophie quelconque puisse enseigner la vertu, sans amour de Dieu et des hommes, est une fraude. On ne fait pas le bien parce que c’est vertueux, mais parce que faire le bien plaît à Dieu, à l’humanité et à nous-mêmes. Erasme développe cette idée dans son colloque L’Epicurien.

La déclaration d’indépendance américaine, à travers l’influence de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), qui part de Valla et d’Erasme, intègre explicitement cette notion dans l’idée de la défense de « la vie, la liberté et la poursuite du bonheur » (le bien étant consubstantiel avec le bonheur, dans le meilleur des mondes possibles de Leibniz).

Erasme se retrouve donc évidemment avec Valla, quand celui-ci se fâche contre cette « philosophie » d’Averroès et ses rejetons scolastiques. Il faut savoir qu’à l’époque d’Erasme rageait encore la bataille entre les « Anciens » (thomistes et scotistes) et les « Modernes » (Ockham et Buridan) et que pour bien marquer son rejet de ces écoles scolastiques, Erasme reprendra à son compte le terme de « philosophie du Christ » employé par Agricola, une philosophie qu’il voit exprimé par « saint Socrate », comme il le nomme dans le colloque Le Banquet religieux.

Polémiste chrétien mais anti-aristotélicien virulent, Valla est forcé d’aller de ville en ville pour devenir en 1433 le secrétaire d’Alphonse d’Aragon (1396-1458) à Naples. Là, il élabore entre autres un traité Sur le libre arbitre et réfute en 1440, sur des bases philologiques rigoureuses, l’authenticité de la « Donation de Constantin » déjà révélée par Nicolas de Cues dans la Concordance catholique. Ce texte, un faux, accordait des privilèges extravagants quasi-impériaux au pape et garantissait la mainmise totale des grandes familles romaines sur le Sacré Collège en charge de l’élection du pontife.

Nicolas de Cues

Le cardinal Nicolas de Cues, théo-philosophe et militant humaniste.

Quand l’humaniste Nicolas V (Tommaso Parentucelli, 1397-1455) devient pape en 1447, Nicolas de Cues et le cardinal Jean Bessarion (1403-1472) appellent les peintres Fra Angelico (1400-1455) et Piero della Francesca (1415-1492) à la Curie romaine tandis que Lorenzo Valla est chargé de traduire les historiens grecs Hérodote et Thucydide.

Dans le Repastinatio Dialecticae et Philosophiae (Eradication de la dialectique et de la philosophie) Valla affirme qu’il veut réfuter « Aristote et les Aristotéliciens, afin de préserver les théologiens de notre époque de l’erreur, et de les ramener vers la vraie théologie. »

Fâché contre la logique d’Aristote, il ne situe pas l’âme dans l’intellect, ni dans la volonté, mais dans le cœur (et Rabelais dira le sang). La séparation entre l’intellect et la volonté est artificielle parce que « c’est une seule âme qui comprends et se souvient, enquête et juge, aime et hait. » Ainsi, « l’amour (en grec : agape et en latin : caritas) est la seule vertu, car c’est l’amour qui nous rend meilleur ». Valla identifie cette qualité du sublime dans le combat, avec la « fortitude », et donne l’exemple du cas des apôtres, « qui, de couards, se transformèrent en hommes les plus courageux, du moment où ils reçurent le Saint-Esprit, qui est l’Amour du Père et du Fils. »

Erasme et More publient ensemble des œuvres de Lucien de Samosate (125-192). Peu créateur en philosophie, Lucien est un incomparable satiriste qui disait : « Je suis un homme qui hait les fanfarons et les charlatans, qui déteste les mensonges et les hâbleries, qui a en horreur tous les coquins […]. Or, il y en a beaucoup, comme vous savez […]. Oui, j’aime ce qui est vrai, ce qui est beau, ce qui est simple, en un mot tout ce qui mérite d’être aimé. Seulement, je dois avouer qu’il y a peu de gens auxquels je puisse faire l’application de cet art. »

Ainsi L’Evangile, de pair avec les dialogues de Platon, la verve des satires de Lucien, et aussi l’« épicurisme chrétien » de Valla, sera le modèle constant de More et d’Erasme.

L’Eloge de la folie

Hans Holbein le jeune, page de L’Eloge de la Folie.

Et puisqu’il faut s’amuser, pourquoi ne pas commencer par L’Eloge de la Folie ? Ecrit en quelques jours à Bucklersbury dans la maison de Thomas More près de Londres, ce texte exprime le choc ressenti par Erasme en voyant l’état lamentable dans lequel se trouvaient son église, et son Italie lorsqu’il s’y rend en 1506.

On comprend mieux ce qui a pu guider la main de l’auteur si nous le lisons à la lumière de ce que nous venons de voir au sujet de Valla : pour éduquer l’émotion, même si elle est un peu folle, il faut d’abord qu’elle puisse se manifester ! Ainsi la Folie personnifiée comme Stultitia, (qui oscille ironiquement entre fausse folie=vraie sagesse et fausse sagesse=vraie folie) y prend ironiquement la parole et se targue de ce que sans elle, rien n’est possible :

« Nulle société, nulle vie en commun ne saurait être agréable ou durable sans folie, à telles enseignes que le peuple ne pourrait supporter une minute de plus le prince, ni le seigneur le valet, ni la servante la dame, ni l’ami l’ami, ni l’épouse l’époux, s’ils ne se consentaient mutuellement tantôt de se tromper, tantôt de se flatter, puis à regarder sagement entre les doigts, ensuite à s’enduire d’un peu de miel de folie. »

Car, pour Erasme, il y a dans le monde beaucoup plus d’émotion (folie) que de raison. Ce qui maintient le monde en état, la source de la vie, relève de la folie (sagesse). Car l’amour est-il autre chose ? Pourquoi se marie-t-on, sinon par suite d’une aberration qui ne voit pas les inconvénients ? Toute jouissance et tout plaisir ne sont que des condiments de la folie. Lorsque le sage désire devenir père, il faut qu’il passe d’abord par la folie. Car qu’y a-t-il de plus fou que la procréation ?

« Pourquoi donc bécotons-nous et dorlotons-nous les petits enfants, si ce n’est parce qu’ils sont encore si délicieusement fous ? Et n’est-ce pas ce qui donne tant de charme à la jeunesse ? »

Mais la folie a une sœur qui s’appelle amour propre, autre ingrédient indispensable pour le bonheur. Une fois obtenue notre adhésion à cette énorme vérité humaine que la scolastique niait, Erasme fait éclore le deuxième thème, qui, discrètement présent dès le début (le père de la folie s’appelle « argent » et c’est lui qui dirige le monde..), nous surprend. Ici s’opère une magnifique transition où l’on passe d’un état de compassion à l’égard des faibles à une dénonciation satirique des forts.

De la folie « douce » des faibles, des enfants, des femmes, des hommes qui se trompent ou se sont éloignés de la raison par le péché, Erasme passe, et mobilise toute sa verve et son humour pour dénoncer la folie « dure » et criminelle des puissants, des « folie-sophes », des marchands, des banquiers, des princes, des rois, des papes, des théologiens et des moines.

Sans esprit de vengeance, mais avec le triste souvenir de son mauvais traitement dans les couvents, et tout en affirmant ne pas vouloir remuer cette Camarine (merde), la folie dit des moines :

« Les plus heureux, (…) sont ceux qui s’appellent communément eux-mêmes « [religieux] et [moines] » (solitaires), deux désignations très fausses, car la plupart d’entre eux sont très éloignés de la religion et on ne rencontre personne davantage qu’eux en tous lieux. Je ne vois pas quelle misère surpasserait la leur si je (la folie) ne venait à leur secours de maintes façons. Tout le monde les exècre au point que l’on considère comme un mauvais présage d’être fortuitement sur leur chemin ; cela ne les empêche pas d’avoir d’eux-mêmes une opinion grandiose et flatteuse. D’abord à leurs yeux la perfection de la piété c’est de n’avoir rien appris, pas même à lire. Puis, quand à l’église ils braillent leurs psaumes, qu’ils savent numéroter mais ne comprennent pas, ils croient chatouiller l’oreille des saints d’une profonde volupté. Parmi eux certains se font payer cher leur crasse et leur mendicité, devant les portes ils meuglent avec force pour qu’on leur donne du pain, [il n’y a pas d’auberge, de voiture, de bateau où ils ne fassent pas de chahut] au grand détriment bien sur des autres mendiants. Et c’est de cette manière que ces personnages tout à fait exquis, avec leur crasse, leur ignorance, leur rustauderie, leur impudence font revivre pour nous, disent-ils, les apôtres.

« Quoi de plus plaisant que de les voir tout faire selon une réglementation, d’après des sortes de tables mathématiques qu’il serait sacrilège de ne pas respecter : tant de nœuds à la chaussure, telle couleur pour chaque pièce de vêtement, telle diversité entre elles, telle étoffe et tant de chaumes de largeur pour la ceinture, tel aspect et tant de boisseaux de contenance pour le capuchon, tant de doigts de largeur pour la chevelure, tant d’heures de sommeil. Qui ne voit l’inégalité d’une telle égalité entre corps et esprits si divers ?… »

Pieter Bruegel l’aîné, La parabole des aveugles, 1568, Musée de Naples.

Ici nous vient inévitablement à l’esprit le tableau de Bruegel Les aveugles guidant les aveugles. Les scientifiques pensent aujourd’hui avoir identifié avec précision les quatre types de cécité différents qui frappent ces représentants des quatre ordres mendiants qu’on voit sur le tableau ! Où va le monde avec eux ? Dans le fossé !

Après toute cette dénonciation, Erasme avertit contre le voyeurisme cynique et le confort de l’impuissance, en disant que ceux qui trouvent que ceci est plus que ridicule doivent considérer ce qui est le plus sage : se réconcilier avec la folie de la vie (avoir la force d’aimer et d’agir), ou chercher une poutre pour se pendre !

L’Eglise du futur

En opposition avec cette satire, regardons cette « Eglise du futur » dont rêvaient les humanistes. On la trouve évoquée par François Rabelais dans le chapitre 52 du Gargantua. Gargantua propose au moine qui s’est fait remarquer par son amour pour les hommes en les défendant courageusement contre les soldats de Pichrocole (Charles Quint), de lui construire un monastère avec de belles murailles. Celui-ci répond que « ou mur y a et davant et derrière, y a force murmur, envie et conspiration mutue. »

Finalement, il construit l’abbaye de Thélème, un magnifique bâtiment hexagonal à six étages, digne des plus beaux châteaux de la Loire où, « Depuis la tour Artice jusques à Cryere estoient les belles grandes librairies, en Grec, Latin, Hébrieu, François, Tuscan et Hespaignol, disparties par les divers estaiges selon langaiges », référence on ne peut plus clair au projet du collège trilingue d’Erasme. (Thélème=désir en grec, peut-être une référence à Désiré Erasme).

Au lieu d’être repère de toute la lie de la terre, comme ce fut hélas souvent le cas pour les monastères, l’abbaye ne reçoit que les beaux et les belles, « bien formez et bien naturez », tous bien habillés avec les plus beaux habits possibles.

Dans une attaque satirique contre les souffrances imposées par les vêpres et autres matines, Gargantua disait que la plus sûre perte de temps qu’il ne connaisse « estoit soy gouverner au son d’une cloche, et non au dicté de bon sens et entendement. »

Par ailleurs la vie de l’abbaye était « employée non par loix, statuz ou reigles, mais selon leur vouloir et franc arbitre », le thème d’Erasme par excellence sur lequel nous reviendrons.

Leur règle était donc « Fay ce que vouldras », (souvent mal traduit comme [fais ce que TU voudras], ce qui enlève l’ambiguïté très intéressante entre ce que tu voudras et ce que Dieu souhaite que tu fasses) « …parce que gens libères, bien nez, bien instruictz, conversans en compaignies honnestes, ont par nature un instinct et aiguillon, qui toujours les poulse à faictz vertueux et retire de vice, lequel ilz nommoient honneur. »

L’optimisme philosophique exprimé par cette confiance dans le penchant naturel de l’homme à désirer le bien et l’auto-perfectionnement est précisément ce qui séparera toujours Erasme et Rabelais aussi bien des théologiens catholiques, que de Luther et Calvin.

Le Gargantua finit par une prophétie qui laisse entendre que Rabelais a compris que ce genre d’enseignement provoquera un tel bouleversement dans le monde que même les plus puissants ne pourront empêcher, car « Le filz hardy ne craindra l’impropère de se bender contre son propre père ; Mesmes les grands, de noble lieu sailliz, de leurs subjectz se verront assailliz, … »

Car une fois revenu à un véritable amour de l’enseignement du Christ et de l’Humanité, tous les autres problèmes du monde devenaient beaucoup plus facilement solvable.

La République Utopique

Thomas More. En l’an 2000, le pape Jean-Paul II le fait saint patron des responsables de gouvernement et des hommes politiques. Utopie?

L’Utopie (Isle de nulle part) que More a commencée dès 1509 pour faire diptyque avec L’Eloge de la folie et qu’Erasme lui pressa de terminer, est avant tout une satire. Erasme l’a complétée et veillé à son impression en 1516 chez Martens à Louvain.

Derrière le récit d’un personnage fictif, le marin portugais Raphaël Hythlodée « qui connaît assez bien le latin et très bien le grec », More esquisse le projet d’une véritable république, et élabore un programme d’action sur tous les problèmes sociaux (sécurité, crime, droit, mariage, éducation, etc.) et économiques (monnaie, monopoles, réforme agraire, laine, etc.) de son époque.

Hythlodée décrit une civilisation très organisée : elle possède des vaisseaux à carène plate et « des voiles faites de papyrus cousu », composée de gens qui « aiment à être renseignés sur ce qui se passe dans le monde » et qu’il « croit Grecque d’origine », car ils ont Lascaris (l’helléniste) comme seul grammairien.

Jean Lascaris

Jean Lascaris, helléniste hors pair et ambassadeur de François Ier à Venise.

A un moment il est dit : « Ah ! Si je venais proposer ce que Platon a imaginé dans sa République ou ce que les Utopiens mettent en pratique dans la leur, ces principes, encore que bien supérieurs aux nôtres, et ils le sont à coup sûr, pourraient surprendre, puisque chez nous, chacun possède ses biens tandis que là, tout est mis en commun. »

Ce commentaire satirique a attiré toutes les foudres des anticommunistes qui voyaient en lui et en Erasme des prédécesseurs de Marx, surtout quand More critique la dérégulation des marchés :

« Vos moutons, dis-je. Normalement si doux, si faciles à nourrir de peu de chose, les voici devenus, me dit-on, si voraces, si féroces, qu’ils dévorent jusqu’aux hommes, qu’ils ravagent et dépeuplent les champs, les fermes, les villages. En effet, dans toutes les régions du royaume où l’on trouve la laine la plus fine, et par conséquent la plus chère, les nobles et les riches, sans parler de quelques abbés (…), ne laissent plus aucune place à la culture (vivrière), démolissent les fermes, détruisent les villages, clôturant toute la terre en pâturages fermés, ne laissent subsister que l’église, de laquelle ils feront une étable… »

Aujourd’hui on considérerait que More est un « altermondialiste » avant l’heure. Aussi peu marxiste que Platon, More demande néanmoins l’abolition des monopoles privés et exige une régulation pour la défense de l’intérêt général, anticipant le protectionnisme altruiste de Jean-Baptiste Colbert, de Friedrich List et d’Alexandre Hamilton.

Encore plus drôle est le passage où il se moque de l’usure et de la frénésie pour les métaux précieux, usure alors à la source des pires exactions dans le nouveau monde : « Et qui ne voit qu’elle (la valeur de l’or) est inférieure à celle du fer, sans lequel les mortels ne pourraient vivre (…), alors que tout au contraire la nature n’a attaché à l’or et à l’argent aucune propriété qui nous serait précieuse, si la sottise des hommes n’ajoutait du prix à ce qui est rare ? La nature, (…) a mis à notre portée immédiate ce qu’elle nous a donné de meilleur, comme l’air, l’eau, la terre elle-même ; tandis qu’elle écarte de nous les choses vaines et inutiles. »

En Utopie, « pour parer à ses inconvénients, ils ont imaginé un moyen (…) Alors qu’ils mangent et boivent dans de la vaisselle de terre cuite, de forme élégante mais sans valeur, ils font de l’or et de l’argent, pour les maisons privées comme pour les salles communes, des vases de nuit et des récipients destinés aux usages les plus malpropres. Ils en font aussi des chaînes et de lourdes entraves pour lier leurs esclaves. Ceux enfin qu’une faute grave a rendus infâmes portent aux oreilles des anneaux d’or, une chaîne d’or au cou, un bandeau d’or sur la tête. »

Dénonçant le « complexe militaro-industriel » de son époque il critique les guerres injustes et inutiles et le danger d’avoir en permanence des armées professionnelles. « De quelque manière que les choses se présentent, je pense donc qu’un état n’a jamais aucun intérêt à nourrir en vue d’une guerre, que vous n’aurez que si vous le voulez bien, une foule immense de gens de cette espèce, qui mettent la paix en danger ».

Bien que le vol restera puni par la peine de mort en Angleterre jusqu’au milieu du XIXe siècle, More, le philosophe qui conseilla son prince et finit décapité par son meilleur élève le roi Henry VIII, dénonce cette loi comme inutile, perverse et radicalement contraire à l’Evangile : « Alors que Dieu a retiré à l’homme tout droit sur la vie d’autrui et même sur la sienne propre, les hommes pourraient convenir entre eux des circonstances autorisant des mises à mort réciproques ? »

Trois cents ans avant Friedrich Schiller, More et Erasme comprennent qu’une révolution politique passe par l’éducation de l’homme à des plaisirs élevés. Après avoir développé les plaisirs du corps (la santé, et l’absence de souffrance) il développe les plaisirs de l’âme, « qu’ils (en Utopie) considèrent comme les premiers et les plus excellents de tous, et dont la majeure partie résulte pour eux de la pratique des vertus et de la conscience de mener une vie louable. » Mais qui ne voit donc pas, que celui qui passe une vie à la recherche du plaisir du corps mène une vie « non seulement laide, mais pitoyable ? »

« Mais partout ils s’en tiennent au principe qu’un plaisir plus petit ne doit pas faire obstacle à un plus grand (noble) ; qu’il ne doit jamais entraîner la douleur après lui, et ce qu’ils considèrent comme allant de soi, qu’il ne doit jamais être déshonnête.

« Mépriser d’autre part la beauté du corps, ruiner ses forces, endormir son agilité par la paresse, épuiser son corps à force de jeûnes, détruire sa santé, rejeter avec mépris les autres douceurs de la nature, sans en espérer un surcroît de biens pour autrui ou pour l’Etat ni une joie supérieure par laquelle Dieu récompenserait le sacrifice ; pour une vaine ombre de vertu se détruire sans profit pour personne, avec l’idée de pouvoir supporter plus aisément un revers de fortune qui peut-être n’arrivera jamais : voilà ce qu’ils estiment être le comble de la folie, l’acte d’une âme méchante envers elle-même et suprêmement ingrate envers la nature, puisqu’elle la congédie avec tous ces bienfaits, comme si elle rougissait d’avoir cette dette envers elle. »

Mazarin

Le cardinal Mazarin, grand artisan de la paix en Europe.

More esquisse également les fondements d’une concorde entre l’Eglise et l’Etat, ce concept fondamental d’une laïcité positive, autorisant la liberté des consciences unies dans un intérêt supérieur. C’est ce concept qui sera repris dans l’édit de Nantes sous Henry IV et la paix de Westphalie de Mazarin : « Les Utopiens ont des religions différentes mais, de même que plusieurs routes conduisent à un seul et même lieu, tous leurs aspects, en dépit de leur multiplicité et de leur variété, convergent tous vers le culte de l’essence divine. C’est pourquoi l’on ne voit, l’on entend rien dans leurs temples que ce qui s’accorde avec toutes les croyances. Les rites particuliers de chaque secte s’accomplissent dans la maison de chacun ; les cérémonies publiques s’accomplissent sous une forme qui ne les contredit en rien. »

Et même : « Les uns adorent le soleil, d’autres la lune ou quelque planète. Quelques-uns vénèrent comme dieu suprême un homme qui a brillé en son vivant par son courage et par sa gloire.

« Le plus grand nombre toutefois et de beaucoup les plus sages, rejettent ces croyances, mais reconnaissent un dieu unique, inconnu, éternel, incommensurable, impénétrable, inaccessible à la raison humaine, répandu dans notre univers à la manière, non d’un corps, mais d’une puissance. Ils le nomment Père et rapportent à lui seul les origines, l’accroissement, les progrès, les vicissitudes, le déclin de toutes choses. Ils n’accordent d’honneurs divins qu’à lui seul.

« Au reste, malgré la multiplicité de leurs croyances, les autres Utopiens tombent du moins d’accord sur l’existence d’un être suprême, créateur et protecteur du monde. »

La pire calomnie contre More et Erasme, exactement la même que nous retrouvons aujourd’hui lancée contre Lyndon LaRouche et son mouvement, c’est justement que tout ceci est très beau, très idéal, mais totalement utopique et donc sans prise sur la vie politique ! Les belles idées sont sans effet sur la politique, qui elle, est sale et laide. Ecoutons Johan Huizinga, pourtant grand spécialiste d’Erasme :

« Malgré une certaine modération innée, Erasme était un esprit complètement impolitique. Il vivait trop loin de la réalité pratique et il avait une idée trop naïve de la perfectibilité des hommes pour être à même de comprendre les difficultés et les nécessités de l’appareil d’Etat. Ses conceptions au sujet du bon gouvernement étaient très primitives et, comme c’est souvent le cas chez des savants fortement teintés de morale, dans le fond très révolutionnaires, bien qu’il ne lui fût jamais venu à l’idée d’en tirer de telles conséquences. (…) Il voit les questions économiques dans leur simplicité idyllique. Le souverain doit régner gratis et lever aussi peu d’impôts que possible. (…) Il se révèle plus réaliste lorsqu’il énumère, à l’intention du prince, les travaux de la paix : l’entretien des villes, la construction de ponts, de halles, de rues, l’assèchement de marais, la rectification du lit des rivières, l’endiguement, le défrichement. » Pour Huizinga, tout ceci n’est pas de la politique car « ici, c’est le hollandais qui parle en lui ».

Erasme en Italie et la ligue de Cambrai

Et puisque justement on parle de politique, allons-y. Examinons un des enjeux essentiels de l’époque d’Erasme qui échappe à tant d’historiens recroquevillés sur leurs matelas académiques, et qui pourtant est fondamental pour comprendre la vie d’Erasme.

Car derrière cette féodalité des esprits, caricaturalement représentée par les ordres religieux et les empires terrestres qu’ils exploitaient, se trouvait une vaste féodalité de l’argent dont l’un des centres névralgiques s’appelle la Sérénissime Venise. Lieu de refuge des familles romaines quand les Goths d’Alaric saccagent la ville en 410, Venise, avec Gênes et les Lombards dans le nord est le centre d’un empire financier international. Leur devise sera « diviser pour régner » et leur spécialité le commerce des esclaves, les indulgences, et la manipulation des guerres. Pendant que la Venise « catholique » loue des bateaux aux croisés d’une main, elle n’hésite pas à vendre des canons aux Turcs de l’autre. Erasme décrit bien la nature de la bête dans son colloque L’Ami du mensonge et l’ami de la Vérité et il n’est pas le seul. Car, dès 1501, à Blois, le roi de France, Louis XII, et l’Empereur Maximilien envisagent de mettre fin à la domination de Venise.

En 1506, Erasme part en Italie en charge des enfants du médecin personnel d’Henry VII, et assiste surpris à Bologne au spectacle inoubliable de l’entrée du pape Jules II, armée de pied en tête, dans la ville. La seule vue du « Vicaire du Christ » à la tête d’une armée dans un tel appareil, le convainc de la véritable nature du personnage.

Alde Manuce

Alde Manuce, un éditeur avant tout au service du système?

Erasme sera à Venise avant et pendant les événements décisifs. D’abord, fin 1507, il s’introduit pendant plusieurs mois dans l’imprimerie d’Alde Manuce (1449-1515), grand éditeur d’Aristote dont l’atelier est devenu le rendez-vous obligé pour les lettrés et les érudits. Il y rencontre des hellénistes, en particulier Janus Lascaris (1445-1534), bibliothécaire et ambassadeur de Louis XII. Manuce, dont l’imprimerie est financée à l’origine par un futur détracteur d’Erasme, le prince Alberto Pio de Carpi (1475-1531), le loge chez Asolani, son beau-père. Erasme y partage pendant plusieurs mois sa chambre avec le jeune Aléandre et la nourriture y est tellement douteuse (selon le Colloque Opulence sordide) qu’il y attrape la gravelle.

Jérôme Aléandre (1480-1542), autre descendant d’une importante famille de Venise, était un littéraire de la nouvelle académie de Manuce et deviendra plus tard le légat du pape en charge de la lutte contre « l’hérésie ». Il s’implique dans une véritable chasse aux sorcières contre Erasme, homme qu’il hait de tout ses intestins, car il n’a pas trahi son idéal comme lui l’a fait. Il n’est pas exclu que tant de violence fut la réaction directe de l’oligarchie vénitienne. C’est contre Aléandre que Rabelais propose d’aider Erasme, dans sa lettre à notre humaniste.

Ensuite, le 10 décembre 1508 à Cambrai, une coalition hétéroclite est formée contre Venise réunissant différentes parties, hélas plus intéressées par leurs possessions que par l’avenir de l’humanité. Louis XII, protecteur de Léonard de Vinci, rêve de reprendre Milan car il descendait des Visconti. Le pape Jules II, grand amateur d’un catholicisme triomphant, veut reprendre la Romagne et Ravenne, occupées par Venise. D’autres princes et seigneurs entreront dans cette coalition.

Sur le champ de bataille d’Agnadel devant la ville, le 14 mai 1509 la Ligue de Cambrai inflige une défaite écrasante aux 40000 troupes vénitiennes. Le roi de France, Louis XII, charge immédiatement Léonard de Vinci de préparer les célébrations officielles de la victoire.

A Rome, le cardinal Raphaël Riario (1460-1521) demande alors à Erasme, présent dans la ville éternelle, d’écrire un mémorandum sur la situation. Erasme en fait deux, dont les textes ont bizarrement disparu. Il semblerait que tandis qu’un des textes expliquait comment faire la paix, l’autre stipulait comment gagner la guerre. Selon Melanchthon, le pape Jules II aurait soupiré qu’Erasme « ne comprenait définitivement rien aux affaires du monde. »

Agostino Chigi

Agostino Chigi, un banquier siennois à la tête du Vatican…

Jules II, qui en réalité semble vouloir faire la part belle aux concurrents de Venise, les Génois, envoi alors d’urgence son banquier, Agostino Chigi (1466-1520), l’homme qui a payé son élection en 1504 en achetant les voix des cardinaux, pour négocier une sortie de crise.

Chigi propose aux Vénitiens de renoncer à leur monopole sur l’importation de l’alun provenant de Turquie, une ressource stratégique indispensable pour fixer les teintures dans le textile et pour la fabrication du verre. Si en échange ils achètent l’alun de la mine papale de la Tolfa, dont Chigi a la gestion au service du Vatican, sa banque leur avancera l’argent nécessaire pour louer les mercenaires suisses qui permettront Venise de repousser la ligue de Cambrai, sur le point d’entrer dans la ville, et en position de mettre fin à leur système. Devant tant de choix, Venise accepte l’accord.

Jules II effectue alors un retournement d’alliances spectaculaire et s’allie avec les Vénitiens pour chasser les Français hors d’Italie. Le 5 octobre 1511, une Sainte Ligue officialise cette alliance et accomplit le travail. « Si Venise n’existait pas », disait le pontife, « il faudrait en faire une autre. »

Dominico Grimani

Dominico Grimani, le cardinal vénitien qui tenta de convaincre Erasme d’abandonner un combat jugé perdu d’avance…

A Rome, le cardinal vénitien Dominico Grimani (1461-1521), intime du banquier Chigi, offre alors habilement sa maison et sa bibliothèque riche de 8000 volumes à Erasme tentant de le retenir à Rome, tout en lui rappelant la fragilité de sa santé…

Celui-ci refuse et part pour l’Angleterre. Il y écrit en quelques jours L’Eloge de la Folie qu’il fait publier en France. Les humanistes avaient perdu une bataille, mais il fallait gagner la guerre. Un autre flanc s’ouvrait outre-Manche. Henry VII venait de mourir et le protégé de Thomas More, ce jeune lettré Henry VIII, avec lequel Erasme a échangé des poèmes, accède au trône.

A Rome, au service de Jules II, Le Bramante est chargé de lancer la reconstruction de Saint-Pierre, Raphaël est chargé des fresques de la Chambre de la signature et de la décoration de la villa d’Agostino Chigi, et Michel-Ange part à Carrare pour choisir les blocs de marbre pour le mausolée du pontife. Jules II, que Rabelais met en enfer à vendre des petits pâtés, sera le sujet d’une pièce tellement satirique, Jules refusé au paradis qu’Erasme dira que « l’auteur fut un fol, et l’imprimeur plus fol encore ».

Encourager Luther pour détruire Erasme

Lucas Cranach, portraits de Luther et de Melanchthon, 1543, Galerie des Offices, Florence.

Si l’on a souvent accusé Erasme d’avoir « pondu l’œuf que Luther a fait éclore », il serait plus juste d’affirmer que Luther est entré comme un renard dans le poulailler et que Venise lui a donné les clefs ! La question est légitime car si l’on avait voulu créer le prétexte nécessaire pour pouvoir abattre Erasme et son influence, on n’aurait pu mieux faire !

L’histoire s’accélère quand en août 1514, Albrecht de Brandebourg est promu archevêque de Mayence. Pour couvrir les frais de son installation, il concède une indulgence plénière (la rémission totale des péchés) contre de l’argent, le tout organisé par la banque des Fugger à Augsbourg, une dynastie de banquiers formée à Venise.

La moitié des profits lui revient, l’autre moitié part à Rome pour financer la reconstruction de la basilique Saint Pierre et ceux qui s’y réunissent. Le prédicateur dominicain Tetzel affirme que l’on peut même absoudre les morts, et que ceci ne nécessite aucune confession préalable ! L’historien Michelet affirme qu’on pouvait même obtenir la rémission des péchés futurs !

L’exploitation scandaleuse d’une véritable superstition pseudo-religieuse est l’enjeu réel de la plupart des débats théologiques. On soulignait « l’immortalité de l’âme », non pas pour obliger chacun à être responsable devant l’éternel, mais pour pouvoir vendre des indulgences ! Ces indulgences, qu’on nommait des « œuvres » ; permettaient à chacun de racheter ses péchés grâce à son « libre arbitre » !

Erasme avait déjà dénoncé les indulgences dans L’Eloge de la Folie publié en 1511, et la proportion scandaleuse de ces pratiques a peut-être été montée en épingle pour forcer une crise dont le terrain de bataille serait favorable aux ennemis d’Erasme.

Le siège de la banque Fugger à Augsbourg.

N’est-il pas étonnant de constater qu’en 1516, au moment même où Erasme estime être proche d’une victoire, le très vénitien Aléandre indique que « beaucoup ici n’attendent que la venue d’un homme providentiel pour ouvrir la gueule contre Rome ».

Ainsi Luther affiche à la fin de 1517 ses 95 thèses dénonçant la pratique des indulgences sur les portes de la Schlosskirche de Wittenberg. Il est évident que tant d’hypocrisie avait ouvert un boulevard pour le prédicateur et qu’il pouvait gagner une grande popularité en affirmant que le salut ne pouvait que venir de la foi (l’individu en relation directe avec Dieu, sans les sacrements de l’Eglise.) Bizarrement et sans qu’il l’ait souhaité ou suggéré, les thèses furent tout de suite traduites et imprimées en allemand pour atteindre toute l’Allemagne en moins d’un mois, délais extraordinaire pour l’époque.

Ensuite, en 1518, en reprenant le thème de Savonarole, adepte du thomisme, Luther présente à Heidelberg sa doctrine. Tout en attaquant la prédominance d’Aristote sur la théologie il affirme la nature pécheresse de l’homme et l’inexistence de la volonté humaine.

Estimant que l’homme est mauvais par nature, Luther est convaincu de l’imminence de la fin des temps:

Il survient au ciel beaucoup de signes qui annoncent que la fin du monde n’est pas éloignée. (…) Sur Terre, on s’occupe avec ardeur comme si le monde voulait se rajeunir et recommencer. J’espère que Dieu mettra fin à tout ça. Cela peut durer quelques années, mais le monde ne durera pas longtemps.

Le pape Léon X le convoque à comparaître devant son envoyé spécial à Augsbourg, le cardinal Cajetan et l’audience a lieu dans la maison des banquiers de la papauté, les Fugger (!). Luther refuse de reconnaître ses erreurs et, jetant le discrédit sur les demandes d’Erasme, appelle à un Concile général chargé d’abréger les mauvaises pratiques.

Erasme comprend immédiatement le rôle d’agent provocateur du prédicateur, car il se trouve maintenant entre le marteau et l’enclume, entre « Scylla et Charibde ». La radicalité luthérienne servira de prétexte à la répression du courant humaniste et il écrit : « Beau défenseur de la liberté évangélique ! Par sa faute, le joug que nous portons va devenir deux fois plus pesant. Ce qui autrefois n’était dans les écoles qu’une opinion probable devint déjà vérité de foi. Il devient dangereux d’enseigner l’Evangile…Luther agit en désespéré ; ses adversaires l’excitent à plaisir. Mais si nous devons assister à leur victoire, il ne nous restera que d’écrire l’épitaphe du Christ, qui ne ressuscitera plus. »

Charles Quint

Charles V.

Pour tenter de déjouer la logique infernale qui s’est enclenché contre lui, il est désormais obligé d’avancer sur plusieurs fronts à la fois. D’abord il écrit à Luther pour l’inciter à la modération. En même temps, il demande à l’électeur Frédéric de Saxe de ne pas livrer Luther avant qu’il n’ait été jugé par une université. Entre-temps il réédite son Poignard du soldat chrétien, indiquant le vrai défi devant la chrétienté et écrit au pape et aux cardinaux qui veulent encore l’écouter. Il leur demande de ne pas s’engager dans une querelle avec Luther tout en les mettant au pied du mur. La crise provoquée par Luther prouve son analyse : Si l’Eglise de Rome n’adopte pas les mesures de réforme lente et pacifique que lui, Erasme, propose, ils seront coupables d’avoir provoqué un siècle de violence ! Il le répètera dans sa lettre à More en 1527 : « je crains que bientôt cet incendie qui couve n’éclate et ne bouleverse le monde, c’est à cela qu’appellent l’arrogance des moines et la violence des théologiens. » La Rome immortelle entend habilement utiliser Luther contre Erasme. Elle ouvre donc la fausse polémique.

En 1519, Luther, à la recherche de financements, lance son Manifeste à la noblesse d’Allemagne sur la réforme de l’Etat chrétien manipulant le nationalisme naissant et le mécontentement des paysans. Il refuse la distinction entre le clergé et les fidèles, réclamant le droit au libre examen donné à chacun, et dénie au pape le droit de convoquer des Conciles, considérant que c’est une prérogative des princes. En se mariant avec une nonne qui lui donne six enfants, Luther flatte les valeurs de la famille chères au monde paysan. Et pour diriger la famille, pas de hiérarchie, pas d’intermédiaire, juste une Bible. Un livre au lieu d’un homme, prenez ceci et lisez !

En 1520 seront imprimées à Augsbourg, ville des Fugger, en quelques mois, d’août à novembre, les trois oeuvres majeures de Luther, dont Sur la captivité Babylonienne. A la fin de l’année, Luther brûle la bulle papale qui le condamne et au début de 1521, il est excommunié par Léon X. A la demande d’Erasme, qui pourtant n’aime pas Luther, l’électeur de Saxe le fait enlever et le cache en sécurité au château de la Wartburg.

Le duc d’Albe

Le duc d’Albe.

Erasme sait que si Luther tombe, tout son projet de réforme s’effondrera, et le monde s’engouffrera immédiatement dans la guerre. Entre-temps, Erasme réussit à mettre son ami, le modéré Melanchthon, à la tête du camp protestant qui rédige un catéchisme de la réforme et restera toujours ouvert à une réconciliation avec Rome.

Le 8 mai 1521, Charles Quint émet un premier placard qui condamne pour hérésie tout sujet qui osait imprimer ou lire les bibles et livres de Luther. Tout ceux qui violaient l’édit étaient coupables de laesa majestas divina, trahison contre Dieu. (Ce terme est identique à celui que le pape Innocent III employa contre l’hérésie cathare du treizième siècle.) L’établissement, pour la première fois, d’une équivalence entre l’hérésie et la trahison de l’Etat, punissable par la peine de mort, formait une juridiction d’exception totalement étrangère aux Pays-Bas Bourguignons. Les hérétiques étaient donc remis au « bras séculier » car lui seul pouvait disposer de la vie d’un condamné.

N’est-il pas étonnant que la bulle qui interdit les livres de Luther et incite à les brûler trouve son application initiale réservée exclusivement aux Pays-Bas Bourguignons, Etat-nation naissant et patrie d’Erasme, et nullement à la Saxe de Luther ! Charles Quint voulait ménager les princes allemands dont il réclame le soutien dans sa guerre contre François Ier, diront les historiens.

L’application de cette juridiction d’exception trouvera énormément d’opposition de la part des magistrats locaux qui résisteront tellement que Philippe II sera obligé d’envoyer le sanguinaire Duc d’Albe pour appliquer les décisions d’un Bloedraad (« tribunal du sang » ou Conseil des Troubles), ce qui provoquera le soulèvement du pays.

« Je trouve la mort plus douce que la servitude » (lettre d’Erasme à More)

A Louvain, où Erasme réside, Niklaas Baechem van Egmond, un carme bientôt à la tête de l’inquisition affirme à Louvain qu’« aussi longtemps qu’Erasme refuse d’écrire contre Luther, nous le tenons pour un luthérien » et la rumeur est lancée qu’il aurait rédigé les œuvres de Luther.

Tout ceux qui ont hésité à l’attaquer quand ils le croyait protégé par les rois ou le pape, donnent libre cours à leur haine. Les pires seront les faux amis, les jaloux et les seconds couteaux et ceux qu’Erasme appelle, reprenant Platon, « les frelons » (théologiens de tout poil). Il affirme néanmoins que « ni la mort ni la vie ne me détacheront de la communauté de l’Eglise catholique. »

Ses amis ont peur pour sa vie, et lui demandent d’écrire contre Luther… ou de le rejoindre. Rien de plus inquiétant d’être dans la raison et la modération.

Travailler à Louvain dans ce climat lui devient insoutenable et il part pour Bâle en 1522 où il retrouve le groupe d’amis autour de l’imprimerie de Johan Froben (1460-1527). Là, il retravaille les Colloques, certains rédigés initialement avant 1500 à Paris pour enseigner le latin à des enfants de familles aisées. Ayant compris que ses adversaires étaient de toute façon plus préoccupés par leur statut, leur honneur et leur mode de vie, que par une quelconque vérité relative à l’avenir de l’humanité, il les intègre personnellement dans ces petites pièces satiriques.

Que d’humour pour les ennemis de l’humour ! Erasme se fait un malin plaisir de ridiculiser le théologien anglais Edward Lee (1482-1544) et surtout le syndic de la Sorbonne, Béda, et tant d’autres qui ont empoisonné le monde en sabotant le climat de respect et de confiance mutuels qu’il aurait fallu pour accompagner une réforme incontournable. Vincent Dirks, dominicain louvaniste originaire de Haarlem et détracteur farouche d’Erasme se retrouve dans L’Enterrement sous la personne d’un cupide moine mendiant qui extorque d’un mourant des dispositions en faveur de son ordre.

Noël Béda (Bédier, 1470-1537) était le successeur de Jean Standonck de Malines, un pur produit du courant ascétiste des frères de la Vie Commune, au collège de Montaigu à Paris. Ce collège, d’une austérité insupportable, avait accueilli Erasme et Vivès, avant de voir passer Ignace de Loyola (1491-1556) et Jean Calvin (1509-1564) sur ses bancs. Béda fera tout pour impliquer Erasme dans le procès intenté contre le traducteur d’Erasme Louis Berquin (1485-1529), brûlé vif à Paris pour faits de religion. Bien avant l’index du Vatican, la Sorbonne commença à dresser les listes des écrits hérétiques et fera le premier index de cette époque en 1544. Mais déjà en 1526, la faculté condamna comme hérétique plusieurs propositions d’Erasme et plus tard les écrits de Rabelais. Déjà mis à mal par L’Eloge de la Folie, ses adversaires étaient encore plus outrés par les Colloques et ne lui ont jamais pardonné depuis. En 1530, François Ier, d’humeur humaniste, ordonna l’instauration du Collège des lecteurs royaux, présidé par Guillaume Budé en contact avec Erasme, pour court-circuiter ces centres de médisance.

La persécutions des juifs et des moresques d’Espagne en 1492 par Thomas de Torquemada (1420-1498) sous Isabelle la Catholique avait remis le goût du sang à la bouche de l’Inquisition. Cette Inquisition allait bientôt continuer sa sinistre besogne dans le plat pays. Déjà des témoignages ont dû venir aux oreilles d’Erasme, qui s’était attiré toutes les foudres pour sa défense de Johannes Reuchlin (1455-1522), célèbre hébraïsant qui avait protesté contre la destruction des livres hébraïques par les dominicains de Cologne.

Juan Luis Vivès

Buste de Vivès à Bruges.

Son ami Juan Luis Vivès (1492-1540), un juif converti et éducateur passionné qui collaborera avec Thomas More et Erasme à Louvain aurait pu lui raconter ce que nous savons aujourd’hui. En 1524, le père de Vivès est brûlé sur le bûcher en Espagne, accusé par l’Inquisition de pratique judaïque secrète et, quelques années plus tard, les dépouilles de sa mère, pourtant morte depuis 1509, seront déterrées et brûlées pour les mêmes raisons (!).

Paradoxalement, c’est en Espagne que les œuvres d’Erasme ont été le plus traduites et imprimées. Le cardinal de Tolède, Ximénèz de Cisnéros (1436-1517), y fait publier une bible polyglotte par le centre biblique trilingue de l’université d’Alcalá. Jusqu’à la mort d’Erasme, l’Inquisition y fut tellement divisée qu’elle se trouvait dans l’incapacité de le condamner. Mais après la mort de Ximénès, son collaborateur jaloux, Diego Lopez de Zuniga, rejoindra en 1522 le camp des ennemis d’Erasme.

En 1527, le sac de Rome par des lansquenets luthériens et les hidalgo espagnols, ne fait que confirmer ce qu’Erasme avait prévu et il souligne plus que jamais l’urgence de son projet : L’Eglise doit accepter de se réformer et tant que le pape se mêle d’affaires terrestres et de successions impériales, la guerre est au rendez-vous. Il dénonce le messianisme hispano impérial sous lequel est tombé Charles Quint en suivant les conseils des théologiens, et il défend l’idéal du régime constitutionnel des XVII Provinces des Pays-Bas Bourguignons qu’il a vu fonctionner lui-même.

Erasme, fatigué par la barbarie et ce qu’il appelle « la matélogie » (le parler en vain) répète dans l’Hyperaspistes (super bouclier) : « Je n’ai jamais renié l’Eglise catholique. Je sais que dans cette Eglise, que vous appelez papiste, il y a beaucoup qui me déplaisent, mais de pareils j’en vois aussi dans votre Eglise. On supporte plus aisément les défauts auxquels on est habitué. Par conséquent, je supporte cette Eglise jusqu’à ce que j’en aperçoive une qui soit meilleure, et elle est bien obligée de me supporter jusqu’à ce que je devienne meilleur moi-même. Et il ne navigue pas mal celui qui passe à égale distance de deux maux différents. »

En 1530, Erasme écrit à l’un de ses derniers interlocuteurs à Rome, le cardinal de Carpentras Jacques Sadolet (1477-1547), « Quand vous verrez se produire, ce qu’à Dieu ne plaise, des bouleversements terribles dans le monde, funestes non tant pour l’Allemagne que pour l’Eglise, rappelez-vous alors qu’Erasme l’avait prédit. »

Libre interprétation contre libre arbitre

Sous la pression de ses amis qui se polarisent dans les deux camps, Erasme se résout finalement à attaquer le fond de la pensée de Luther (et des frelons), tout en maintenant ses exigences de réforme. Il propose à chaque nouveau pape de former une commission indépendante regroupant des représentants respectés par l’ensemble des parties concernées et les états. Mais Rome continuera son double jeu.

Sollicité par les princes, et en particulier Henry VIII, Erasme écrira, dans les traces d’Augustin et de Valla, une Diatribe sur le libre arbitre, que Leibniz va pousser plus loin dans son Théodicée, et qui sera publiée à Anvers en 1524.

Cette question d’apparence théologique (« par libre arbitre j’entends ici l’action efficace de la volonté humaine qui permet de s’attacher à ce qui le mène au salut éternel ou de s’en détourner »), touche en réalité au fond de la thèse humaniste : sommes-nous capables de faire le choix du bien ou sommes-nous simplement « comme les haches dans les mains du bûcheron ? »

Erasme démontre d’abord à l’aide d’exemples le danger de pousser à l’absurde tout débat théologique, si l’on oublie la charité. « Certains thèses sont nuisibles précisément parce qu’elles sont inadaptées, comme du vin à un fiévreux. (…) Jouer ce genre de pièces devant un public nombreux et disparate, me semble non seulement inutile, mais encore pernicieux. »

Ensuite, il pèse les textes favorables et défavorables au concept du libre arbitre et constate que sans celui-ci la notion de péché perd toute substance. Si l’homme n’est plus responsable de ses actes quand il fait le bien, comment pourrait-on le tenir responsable de ses actes mauvais ?

Une fois clairement énoncé qu’il existe une harmonie entre une grâce coopérante et un libre arbitre coopérant avec Dieu, il est important de définir la proportion de chacun.

Différent de Saint Augustin qu’il juge trop dur, et pour qui le libre arbitre n’existe que grâce à la part divine que Dieu a créé en l’homme, Erasme accorde un rôle réel au libre arbitre des hommes, sans pour autant tomber dans l’hérésie Pélagienne, selon laquelle l’homme est tout et Dieu très peu.

Pour rendre sa pensée lisible, il évoque une métaphore simple, mais tendre, et belle :

« Un père a un enfant encore incapable de marcher, il tombe, le père le relève tandis qu’il fait des effortsn’importe comment pour se remettre debout ; il lui montre un fruit placé en face ; l’enfant se démène pour accourir, mais à cause de la faiblesse de ses membres il aurait vite fait de s’écrouler à nouveau si le père ne lui tendait la main pour le soutenir et ne dirigeait sa marche. Ainsi guidé par son père il parvient au fruit que le père lui met dans la main très volontiers comme récompense de son parcours. L’enfant ne pouvait se relever si son père ne l’avait ramassé ; il n’aurait pas vu le fruit si son père ne le lui avait montré ; il ne pouvait avancer si son père n’avait constamment aidé ses faibles pas ; il ne pouvait atteindre le fruit si son père ne lui avait mis dans la main. Qu’est-ce que l’enfant va revendiquer pour lui dans ce cas ? Et pourtant on ne peut dire qu’il n’ait rien fait. Mais il n’y a pas de quoi se glorifier de ses forces, puisqu’il doit à son père tout ce qu’il est. »

Erasme réussit ici un incroyable tour de force en mettant le doigt sur l’orgueil, un péché capital de surcroît, partagé par Rome et Luther. L’orgueil de celui qui réclame le droit au « libre examen » rejoint l’orgueil des liturgies excessives. Sa défense de la modestie de l’homme face à Dieu, dont Luther prétendait avoir le monopole, déjouait le fanatisme de ce dernier et ramenait beaucoup d’hommes à la sagesse. Au biblisme cruel d’un Luther partisan d’une grâce avare et réservée aux purs (cathares), Erasme oppose la générosité et la miséricorde infinie de Dieu toujours prêt à aimer ceux qui font authentiquement le libre choix de revenir à lui.

Gérard David, Repos pendant la fuite en Egypte (détail).

Faut-il s’étonner de voir apparaître soudainement chez un peintre comme Gérard David, ami de Quinten Metsys à Anvers, des vierges ayant sur leurs genoux des enfants qui tentent d’attraper des fruits ?

Luther livra toute sa science juridico-théologique dans son Du serf arbitre qu’il publie un an après Erasme, en décembre 1525. D’une politesse hypocrite, Luther conteste Erasme et mobilise toute sa science pour fournir les arguments à l’Inquisition pour réprimer notre humaniste. Piqué au vif par ce dernier quand il soulignait le danger consistant à faire d’une question théologique une si grande affaire, Luther proteste qu’Erasme « range l’affaire du libre arbitre au nombre de celles qui sont inutiles et non nécessaires. A sa place, tu énumères à notre intention les choses que tu juges suffisantes pour la piété chrétienne : cela donne une forme telle que pourrait la dessiner n’importe quel juif ou païen qui ignorerait tout à fait le Christ. Car du Christ, tu n’en fais même pas mention d’un iota, comme si tu pensais que la piété chrétienne pouvait exister sans le Christ, pourvu seulement qu’on adore de toute sa force [le Dieu très clément] par nature. Que dirais-je ici, Erasme ? Tout entier, tu dégages l’odeur d’un Lucien, et tu me souffles les vapeurs de la grande ivresse d’Epicure. »

Dans sa conclusion, Luther réaffirme et prouve sa thèse avec des axiomes qu’il annonce d’emblée : « Si en effet nous croyons qu’il est vrai que Dieu connaît et organise à l’avance toutes les choses, il ne peut alors être trompé ni empêché en la prescience et la prédestination qui sont les siennes. Ensuite, rien ne peut se produire, s’il ne le veut lui-même : c’est ce que la raison elle-même est forgée de concéder ; et du même coup, au témoignage de la raison précisément, il ne peut y avoir aucun libre arbitre dans l’homme. (…) Il est tout aussi manifeste, comme il résulte précisément de l’œuvre accomplie et de l’expérience, que l’homme sans grâce ne peut rien vouloir, si ce n’est le mal. Mais en somme : si nous croyons que le Christ à racheté les hommes par son sang, nous sommes forcés de reconnaître que c’est l’homme tout entier qui était perdu ; autrement nous concevrons un Christ, soit superflu, soit rédempteur de la partie la moins valable : ce qui est un blasphème et un sacrilège. »

Le calvinisme et le jansénisme ne seront que des interprétations de plus en plus radicales et « à la lettre » de quelques phrases d’Augustin ou de l’épître aux éphésiens de Paul, quand il déclarait (II, 8) : « C’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. Ce n’est pas par les œuvres, afin que personne ne se glorifie. »

Le Cicéronien

Voyant venir à grand pas les guerres de religion et l’Inquisition, Erasme double la pression sur ceux qu’il aime pour qu’une réforme progressive, raisonnable et humaniste de l’Eglise et de la société puisse s’organiser. Exaspéré par la décadence des humanistes de cette Italie dans laquelle il avait placé tout son espoir, il publiera en 1528 Le Cicéronien ou du meilleur genre d’éloquence, attaque satirique contre la secte créée par le vénitien Pietro Bembo (1474-1547) et dont faisait partie Jérôme Aléandre.

Cicéron

Cicéron se servait d’un latin magnifique.

Les Cicéroniens étaient le nom générique pour le Bembisme : pour eux, on ne pouvait que s’exprimer en imitant de façon pédante le langage de Cicéron et exclusivement en employant des mots, des bouts de phrases et des phrases de Cicéron ! Le Livre du Courtisan de Baldassare Castiglione (1478-1529), entièrement construit avec des emprunts de Cicéron et de Bembo, où il se moque de Léonard de Vinci, et qui sort des presses de Venise la même année, en est un bel exemple.

Erasme les supporte de moins en moins, car au lieu de se battre pour un projet de réforme et empêcher la guerre, ils passent, dans le meilleur des cas, leur temps à se faire plaisir avec des « belles lettres ». Erasme démasque le but non avoué de cette manœuvre pseudo intellectuelle : ramener le paganisme romain de ceux qui jadis avaient jeté les chrétiens aux lions :

Bouléphore (le donneur de conseil) : Mais alors, l’état présent de notre siècle est-il, à ton avis, en harmonie avec les traits essentiels de l’époque où Cicéron a vécu et a parlé, alors que s’est produit un changement du tout au tout dans la religion, l’empire, les magistratures, la chose publique, les lois, les moeurs, les études, l’apparence physique même des hommes, et tout le reste ?

Nosopon (le malade) : Rien n’est semblable.

Bouléphore : Quelle serait donc l’impudence de celui qui exigerait que nous parlions de toutes choses à la manière de Cicéron ? Qu’il nous rende d’abord la Rome qui existait autrefois, qu’il nous rende le sénat et la curie, les Pères Conscrits, l’ordre équestre, le peuple réparti en tribus et en centuries, qu’il nous rende les collèges des augures et des aruspices, les Grands Pontifes, les flamines et les vestales, les édiles, les préteurs, les tribuns de la plèbe, les consuls, les dictateurs, les Césars, les comices, les lois, les sénatus consultes, les plébiscites, les statues, les triomphes, les ovations, les supplications, les temples et les sanctuaires, les coussins sacrés, les rites religieux, les dieux et les déesses, le Capitole et le feu sacré : qu’il nous rende les provinces, les colonies, les municipes et les alliés de la ville maîtresse du monde. Puisque à tous points de vue la scène des affaires humaines a été totalement bouleversée, qui aujourd’hui pourrait parler de la façon adaptée sans être profondément différent de Cicéron ?

(…) Je dois faire un sermon devant une foule mêlée dans laquelle se trouvent des vierges, des femmes mariées et des veuves ; il faut parler des bienfaits du jeûne, de la pénitence, du fruit de la prière, de l’utilité des aumônes, de la sainteté du mariage, du mépris des choses passagères, du zèle pour les lettres divines ; de quel secours sera ici pour moi l’éloquence de Cicéron qui ne connaissait pas les réalités dont je dois parler et donc ne pouvait employer des mots qui sont nés après lui, nouveaux pour des choses nouvelles. Est-ce qu’il ne sera pas de glace l’orateur qui coudrait à de tels sujets des lambeaux arrachés à Cicéron…

(…) Que fera alors le candidat au style cicéronien ? Se taira-t-il ou bien changera-t-il ainsi les termes reçus chez les chrétiens ?

Nosopon : Pourquoi pas ?

Bouléphore : Eh bien imaginons un exemple. La phrase suivante « Jésus-Christ, Verbe et Fils du Père éternel, selon les prophéties est venu dans le monde et s’étant fait homme, il s’est lui-même livré à la mort, il a racheté son Eglise, a détourné de nous la colère de son Père offensé, nous a réconciliés de Lui, afin que justifié par la grâce de la foi et délivré de la tyrannie, nous sommes introduits dans l’Eglise et, persévérant dans la communion de l’Eglise, nous parvenions après cette vie dans le royaume des cieux », le Cicéronien le formulera ainsi : « Interprète et Fils de Jupiter Très bon et Très grand, Sauveur, Roi, selon les réponses des vaticinateurs, il est descendu de l’Olympe sur terre, et ayant assumé la forme humaine, il se dévoua spontanément aux dieux mânes pour le salut de la république et libéra ainsi son assemblée ou cité ou république et éteignit la foudre de Jupiter Très bon Très grand brandie sur nos têtes, il nous rétablit dans les bonnes grâces de celui-ci, afin que restaurés dans l’innocence par la munificence de la persuasion, et affranchis de la domination du sycophante, nous soyons cooptés dans la cité et persévérant dans la société de la république, quand les destins nous appelleront hors de cette vie, nous détenions le pouvoir souverain dans la compagnie des saints. »

(…) C’est du paganisme, crois-moi, Nosophon, c’est le paganisme qui persuade ces choses à nos oreilles et à nos cœurs : nous ne sommes chrétiens que de titre. Le corps a été immergé dans l’eau sacrée, mais l’âme n’est pas lavée ; le front a reçu le signe de la croix, mais l’âme maudit la croix ; nous professons Jésus avec la bouche, mais nous portons dans le coeur Jupiter Très bon Très grand et Romulus.

En 1530, après que le pape Clément VII eut accepté finalement de couronner Charles Quint empereur, Venise compensera Bembo pour ses loyaux services et le vrai gouvernement de Venise, le Conseil des Dix, en fera l’historiographe officiel de la pseudo République Vénitienne.

Erasme, qui refusa le cardinalat que lui proposa Paul III en 1535, se fera violemment attaquer par un Cicéronien en 1531, Jules César Scaliger (1484-1558). Etienne Dolet (1509-1546), un cicéronien (ex-humaniste) français qui se déchaînera également contre l’humaniste, finira quand même sur le bûcher.

Erasme étant accusé d’attaquer Rome et l’Italie, l’anti-érasmisme y devient une question nationale.

A partir de 1543, les oeuvres d’Erasme seront brûlées par le bourreau à Milan avant de subir l’interdiction totale par l’Index Vaticanus en 1559 où elles resteront jusqu’en 1900.

Cent ans après, la canonisation de saint Thomas More, le 4 novembre 2000, par Jean-Paul II indique heureusement que les choses peuvent changer.

François Rabelais (1494-1553)

François Rabelais. Portrait présumé.

En guise de conclusion voici maintenant un coup d’oeil rapide sur un vrai Erasmien français. Né en 1483 ou 1494, François Rabelais appartient en 1521 au couvent franciscain du Puy-Saint-Martin, près de Fontenay en Vendée. Là, il se lie d’amitié avec Pierre Amy (Lamy), dont Erasme dira qu’il n’avait « jamais vu de mœurs plus pures que les siennes ». Lamy le fait correspondre avec Guillaume Budé (1467-1540), promoteur des lettres grecques en France comme Jacques Lefèvre d’Etaples et le cercle de Meaux qu’anime son élève l’abbé Guillaume Briçonnet (1472-1534).

Toujours avec Lamy, Rabelais fréquente le cénacle humaniste du légiste André Tiraqueau à Fontenay. Rabelais y rencontre le seigneur Geoffroy d’Estissac, prieur et évêque de l’abbaye bénédictine de Maillezais, dont il sera le secrétaire pendant de longues années.

Vers la fin 1523, la Sorbonne (franciscaine), alarmée par la publication d’Erasme sur le texte grec de L’Evangile de Saint Luc, décide d’interdire en France l’étude du grec. Les moines du couvent de Rabelais confisquèrent sans vergogne les livres grecs de Rabelais et de Lamy. Là, Rabelais vit en quelque sorte la même expérience qu’Erasme avec les frères de ’s Hertogenbosch.

Lamy part pour Orléans, passe un moment à Lyon et finit en Suisse. Rabelais quitte le couvent en 1527 et part étudier la médecine à Paris, sous l’habit laïc. Bachelier à Montpellier, il commente les écrits sur la médecine d’Hippocrate et de Galien qu’il traduit du grec au latin en 1531.

Entre 1532 et 1533, on le retrouve médecin à Lyon tout en étant correcteur comme Etienne Dolet chez Sébastien Gryphe (1491-1556), imprimeur d’Erasme. Sous le nom d’Alcofrybas Nasier (anagramme de François Rabelais) il publie en 1532 son premier livre Pantagruel, censuré par la Sorbonne pour obscénité.

Guillaume du Bellay

Guillaume Du Bellay.

Il accompagne Geoffroy d’Estignac à Rome entre 1533 et 1536 et y retourne comme médecin de Guillaume du Bellay (1491-1543), frère du cardinal de Paris, Jean du Bellay. Les du Bellay étaient le pont entre les « politiques » ; français et les réformés modérés d’Allemagne dirigés par l’ami d’Erasme, Philipp Swarzerd (Melanchthon) (1497-1560). Ils seront aussi chargés par le roi de France d’une mission diplomatique délicate : servir d’intermédiaires entre Rome et Henry VIII dans l’affaire de son divorce, c’est à dire la mission même qui coûtera la tête à Thomas More en 1535. Lors de la mort de du Bellay, Charles Quint aurait affirmé que sa plume lui avait causé plus de dégâts que toutes les armées françaises.

Rabelais compte parmi les protégés de Marguerite de Navarre (1492-1549), sœur du roi François Ier, et obtient après la mort de ce dernier une protection du roi Henri II.

Il serait fastidieux d’analyser ici en détail de quelle façon Rabelais incorpore la « science » érasmienne. Le passage sur le torche-cul, satire contre le scolastique « docteur subtil » Duns Scot (1266-1308), ou le dialogue muet entre l’anglais Thaumaste et Panurge, où Rabelais se moque sans scrupules du nominalisme de Guillaume d’Ockham (1290-1349), figurent parmi les exemples emblématiques de cette « philosophie du Christ » qu’il partageait avec les humanistes. Les rebonds de L’Utopie de Thomas More et les Adages et Colloques d’Erasme ont été largement documentés. En tout cas, dans une lettre, Rabelais confesse humblement sa dette envers Erasme : « Ce que je suis, ce que je vaux, c’est à vous seul que je le dois. »

C’est évidemment dans le cadre opérationnel d’un réseau de résistance qu’il faut situer cette lettre de Rabelais à Erasme. Le 30 novembre 1532, Rabelais, prudent, écrit de Lyon en Latin à un certain Bernard Salignac, prête-nom pour Erasme, installé à Bâle. Au nom de l’évêque de Rodez, Georges d’Armagnac, un des diplomates de François Ier, Rabelais lui adresse L’Histoire juive de Flavius Josèphe.

« C’est pourquoi j’ai saisi cette occasion (…) de vous faire connaître (…) quel sentiment de respectueuse affection je vous porte, cher Père savant et bon. Je vous ai nommé « père », je dirais même « mère » (…). En effet les femmes enceintes (…) nourrissent un fœtus qu’elles n’ont jamais vu et le protègent de la nocivité de l’air ambiant ; vous vous êtes donné ce mal, précisément : vous n’aviez jamais vu mon visage, mon nom même n’était pas connu, et vous avez fait mon éducation, vous n’avez pas cessé de me nourrir du lait irréprochable de votre divine science ; ce que je suis, ce que je vaux, c’est à vous seul que je le dois : si je ne le faisais pas savoir, je serais le plus ingrat des hommes du temps présent et à venir. C’est pourquoi je vous salue, et vous salue encore, Père tout plein d’amour, vous qui êtes le père de votre patrie et sa gloire, défenseur des lettres, vous qui écartez le mal, et qui êtes le champion invincible de la vérité. »

Rabelais raconte alors qu’il entretient des « relations très familières » avec Hilaire Bertolphe, un des anciens secrétaires d’Erasme en contact avec Vivès. Bertolphe, un gantois réfugié à Lyon, l’aurait informé de la campagne de dénigrement systématique qu’organisait le prélat du pape Jérôme Aléandre à l’égard de l’humaniste. Les historiens modernes n’ont pas hésité à accuser Erasme d’avoir souffert d’un « syndrome de persécution ».

Erasme voyait à juste titre la « géométrie mentale » d’Aléandre et de Béda dans les écrits de ses détracteurs. Il pensait même que Jules César Scaliger, un averroïste, élève de l’université de Padoue et « Cicéronien » ; piqué au vif par la satire d’Erasme, n’était qu’un simple prête-nom d’Aléandre. L’hypothèse paraît séduisante étant donné que Cicéron lui-même souligne le prétendu bon caractère de l’empereur romain Jules César. Au-delà d’un témoignage d’affection, Rabelais livre à Erasme de précieux renseignements sur Scaliger, lui signalant qu’il s’agit d’un exilé de la famille des Scaliger de Vérone, pratiquant la médecine à Agen, près de Bordeaux. Pour sécuriser le contenu de la lettre, Rabelais emploie le grec, langue que seuls les humanistes maîtrisaient, pour le passage le plus sensible de la lettre. Il renseigne Erasme sur Scaliger : « et par Zeus, il n’a pas bonne réputation ; c’est le diable à coup sûr ; en bref, s’il a quelque science médicale, il est totalement athée, totalement, comme personne ne le fut jamais. » Rabelais, pour soulager la souffrance d’Erasme, rajoute que « ceux qui, à Paris, vous veulent du bien » ont court-circuité la diffusion du livre diffamatoire.

Pendant que les uns affirment qu’Erasme n’a jamais reçu la lettre, les autres disent que le manuscrit transmis fut effectivement publié. Mais ce qu’Erasme écrit à la fin de sa vie résonne comme un écho à la lettre de Rabelais :

« Journellement me parviennent de toutes les régions de l’univers les remerciements de ceux qui m’assurent que mes œuvres, quels que puissent être leurs mérites, les ont animés d’un beau zèle pour la bonne volonté et pour l’étude des lettres sacrées ; et ceux-la qui n’ont jamais vu Erasme, le connaissent et l’aiment pourtant, grâce à ses livres. »


Bibliographie sommaire


Bierre, Christine, Rabelais et l’art de la Guerre, Nouvelle Solidarité, 2003.
Cassirer, Ernst (sous la direction de) The Renaissance philosophy of man ; selected writings of Petrarca, Valla, Ficino, Pico, Pomponazzi, Vivès University of Chicago Press, 1948.
Chomarat, Jacques, Erasme, œuvres choisies, Livre de Poche, 1991.
Erasme, Robert Laffont, Collection Bouquins, 1992.
Erasme de Rotterdam et Thomas More, correspondance, Centre d’études de la Renaissance, Université de Sherbrooke, Canada, 1985.
Erasme, Colloques, Imprimerie Nationale Editions, Paris, 1992.
Diwald, Hellmut, Luther, Seuil, 1985.
Eichler, Anja-Franziska, Albrecht Dürer, Könemann, Cologne, 1999.
Epicure et les épicuriens, textes choisis, Presses Universitaire de France, Paris, 1997.
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Lépine, François, François Rabelais, papier de recherche non publié, 2003.
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Margolin, Jean-Claude, Erasme, précepteur de l’Europe, Julliard, 1995.
Mirak-Weisbach, Muriel, Thomas Morus, Vorbild der Staatskunst, Ibykus, n°77, 2001.
More, Thomas, L’Utopie, GF-Flammarion, 1966.
Rabelais, Oeuvres complètes, Seuil, 1973.
Renan, Ernest, Averroès et l’averroïsme, Maisonneuve Larose, 2002.
Renaudet, Augustin, Erasme et l’Italie, Droz, 1998.
Sanders, Richard, Erasmus of Rotterdam and the 500 years was against usury, papier de recherche, non publié.
Tracy, James D., Erasmus of the Low Countries, Berkeley University of California Press, 1996.
Tracy, James D., Holland under Habsburg Rule, 1506-1566, Berkely, University of California Press, 1990.
Vereycken, Karel, Entre Erasme et Venise, qui était Raphaël, papier de recherche non publié, juin 2000.

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L’oeuf sans ombre
de Piero della Francesca

ENGLISH VERSION: the egg without a shadow PdlF
Une partie de ce texte a été publié dans Fusion N°105


Par Karel Vereycken, 1999.

Ce qui nous préoccupe ici n’est pas d’écrire un n-ième commentaire académique sur telle ou telle période glorieuse du passé. Si le monde actuel sortira de la plus grave crise des temps modernes, ce n’est que parce que chacun d’entre nous se plongera dans une docte ignorance, cette humilité personnelle devant le savoir et l’absolu qui nous prédispose à accroître nos capacités d’aimer et d’agir.

La clef pour réussir une nouvelle Renaissance

Ce qui nous préoccupe ici n’est pas d’écrire un nième commentaire académique sur telle ou telle période glorieuse du passé. Si le monde actuel sortira de la plus grave crise des temps modernes, ce n’est que parce que chacun d’entre nous se plongera dans une docte ignorance, cette humilité personnelle devant le savoir et l’absolu qui nous prédispose à accroître nos capacités d’aimer et d’agir.

Pour cela, comme l’a souligné depuis fort longtemps Helga Zepp-LaRouche, les idées philosophiques et l’action politique de Nicolas de Cuse (1401-1464) sont incontournables, car sa démarche est la clef pour la formation des génies de demain.

Tout révolutionnaire qui se prend au sérieux se doit d’étudier ses idées et comment elles ont révolutionné le monde. Que cette démarche ait été hautement fructueuse, en témoignent les génies que l’histoire nous a fournis. Luca Pacioli, Léonard de Vinci, Johannes Kepler, Wilhelm Leibniz et Georg Cantor, presque tous ont explicitement reconnu leur dette intellectuelle envers Nicolas de Cuse, et j’aimerais que demain chacun d’entre vous et de vos enfants puisse en faire autant.

Si nous avons choisi ici Piero della Francesca, c’est d’abord parce qu’il a pris part à la « conspiration » politique de Cuse et ses amis. Mais c’est surtout parce que c’est lui qui a traduit la démarche du Cusain dans une méthode compositionnelle picturale. Avec l’œuvre de Piero della Francesca, et Léonard s’engouffrera sur le chemin ouvert par lui, la peinture accédera à une dimension philosophique jamais atteinte auparavant. Sa vie et son oeuvre jettent un coup de projecteur inattendu qui éclaire toute une époque qu’on nous a soigneusement dissimulé et font de lui le peintre de la Renaissance par excellence.

Renaissance et pseudo-Renaissance

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Fig. 1. Michel-Ange, David (1501-1504) et fig. 2. Donatello, Marie-Madeleine (1453-1455)

Avant d’entrer en matière, je voudrais vous soumettre un petit « test des a priori  ». Si je vous montre deux statues de la Renaissance, l’une, le David de Michel-Ange (Fig. 1), l’autre, la dernière oeuvre de Donatello, la Marie-Madeleine (Fig. 2) et si maintenant je vous demande qu’elle est la statue qui représente pour vous « la Renaissance », je suis quasiment sûr que la plupart d’entre vous choisiront celle de Michel-Ange.

Pourquoi ? D’abord, et j’ai le plaisir de vous taquiner un peu, j’affirme que la plupart d’entre vous regardent le monde avec ce que Nicolas de Cuse appelle les yeux de chair, ce premier jugement immédiat qui possède, à tort, la bonne réputation de ne pas vous tromper. Après tout, elle a l’air affreuse cette Madeleine car elle est dans un état de déchéance physique terminale. Le jeune David, lui est jeune et beau, c’est un vainqueur. Mais si vous désirez connaître ce qu’il se passe dans l’esprit de quelqu’un, quelle partie du corps allez-vous regardez de près ? Les pieds ? Le David incarne la volonté triomphante de l’homme sur la fatalité de la nature. Il ne dissimule rien et affirme son état. Il a vaincu l’ennemi extérieur. Mais son regard ? Marie-Madeleine, elle aussi a gagné une bataille, car elle est une prostituée repentie. Elle a vaincue son ennemi intérieur. Elle incarne l’idéal d’auto-perfectionnement de l’individu typique de la vraie Renaissance. Avez-vous déjà osé regarder son regard ?

Giorgio Vasari, l’homme des Médicis

Celui qui a le plus laissé sa marque sur l’histoire de l’art de la Renaissance, et donc influencé votre jugement dans le sens que nous avons indiqué plus haut, est sans aucun doute le peintre historien, « l’homme des Médicis » et élève de Michel-Ange, Giorgio Vasari (1511-1574).

Autour de 1543, un proche du pape Paul III lui « suggère » d’écrire les biographies des grands artistes italiens. Vasari, avec l’aide de toute une équipe de petites mains, écrira les 4000 pages des Vies des peintres, véritable compilation de tous les écrits épars existant à l’époque, une oeuvre qui va imprimer sa marque sur la façon dont la postérité appréhendera l’art de la Renaissance.

Il n’est donc pas inutile, sans trop pousser la caricature, de schématiser la vision « vasarienne ». La collection des biographies est repartie en trois parties. La première, « l’enfance », regroupe les « primitifs » : Cimabue, Giotto, Duccio, etc. Ceux-là avaient la qualité du sentiment religieux mais la peinture n’était pas encore une science. La deuxième partie, « la jeunesse », relate les vies des figures de transition  : Ghiberti, Masaccio, Uccello, Piero della Francesca, Ghirlandajo, Alberti etc. Ceux-ci, écrit Vasari dans la préface de la troisième section n’avaient rien compris du grand art car : « Tous ces artisans ont mis tous leurs efforts pour à réaliser l’impossible dans l’art, et spécialement dans leurs désagréables raccourcis et perspectives, qui sont tout aussi difficiles à exécuter que déplaisantes à regarder ».

Seuls les artistes qui figurent dans la troisième partie représentent « la maturité », « la » Renaissance. La norme de leur art s’ouvre avec Léonard, passe par Raphaël et culmine avec Michel-Ange, dont l’œuvre est d’une telle perfection qu’après lui, l’art ne peut que décliner. Il n’est évidemment qu’une pure coïncidence qu’à cette époque Michel-Ange achève les tombeaux des Médicis dans leur caveau familial de l’église San Lorenzo à Florence !

Bien que la première édition des Vies fît de Léonard, non pas un représentant de l’humanité mais une réflexion du divin à l’origine de l’art italien, ce rôle sera donné à Michel-Ange dans les éditions ultérieures. Selon Giorgio Vasari, cette « parfetta maniera » est portée à son apogée par les élèves de Michel-Ange et ceux de Raphaël à Florence et à Venise : Vasari lui-même, Rosso Fiorentino, Giulio Romano, Domenico Beccafumi, Giorgione, Titien, etc.

Notre thèse ici sera, au contraire, de montrer que ce sont précisément les « figures de transition » qui sont les véritables acteurs de la Renaissance et qui sont quasiment tous reliés à des réseaux internationaux dont celui de Nicolas de Cuse est l’épicentre. Ainsi, si l’on désire réellement « périodiser » l’histoire, la Renaissance s’achève avec Léonard et son départ pour la France lors de l’hiver 1516.

A l’exception du grand humaniste Côme l’ancien, la famille des Médicis a très vite sombré dans les vanités du pouvoir terrestre. L’Académie pseudo-platonicienne de Laurent le Magnifique, qu’animaient le Ficin et Pic de la Mirandole a discrédité le courant platonicien chrétien pour le tirer vers l’hermétisme et le cabalisme. N’est-il pas étonnant que Pic de la Mirandole, pourtant confit d’omniscience, réussisse à ne jamais mentionner Nicolas de Cuse que tout le monde étudie à cette époque ? Le Ficin, qui baptise son œuvre principale Théologie Platonicienne (titre plagié sur l’œuvre majeure de Proclus que Cuse étudia) ne le mentionne qu’une seule fois et encore avec une orthographe douteuse. Son académie était tellement « platonicienne » qu’elle n’épargnait aucun effort pour faire croire au monde qu’on pouvait réconcilier les thèses immorales d’Aristote avec l’humanisme de Platon.

Le Livre du Courtisan de Baldasser Castiglione, véritable manuel de l’aristocrate gentleman-guerrier, se fera l’écho de ce pseudo-platonisme au service du pape Jules II avide d’ériger « une nouvelle Rome ». Jules II ordonna d’ailleurs la mise à terre des fresques de Piero della Francesca au Vatican pour marquer sa volonté d’effacer les acquis de Renaissance. Petit à petit, l’oligarchie vénitienne et génoise, devenue propriétaire et principal bailleur de fonds de la papauté reprendra en main l’iconographie officielle pour imposer un art théâtral et aseptisé. On passera de la belle manière au maniérisme, du baroque au rococo dans ce qu’on appelle le  stylish style .

L’esthétique, dépossédée de son âme, c’est-à-dire d’idée, deviendra une vulgaire codification des formes.

Trois conciles pour unir le monde chrétien

Toute tentative de compréhension de l’œuvre de Piero della Francesca nécessite d’approfondir l’enjeu majeur de son siècle : l’unification du monde chrétien.

Evidemment, quand on imagine aujourd’hui une situation où plusieurs papes se disputent la direction de l’Eglise, on est tenté de sourire parce qu’on n’en mesure pas les conséquences sur l’ensemble de la société à cette époque. C’était une situation de quasi-guerre civile ou chaque ville, chaque communauté, chaque pays et chaque université était divisée à l’intérieur.

L’Université de Paris par exemple a entamé son déclin au grand profit d’Oxford parce que la bataille y rageait et qu’on excluait ceux qui ne pensaient pas d’un coté ou de l’autre. En plus chacun voulait collecter les contributions financières nécessaires au fonctionnement de sa chapelle. Cette division intérieure du monde chrétien du quinzième siècle était et restera pendant longtemps une menace pour la survie même du monde occidental.

Jérôme Bosch, « La nef des fous ».

La nef des fous de Jérôme Bosch illustre parfaitement cette préoccupation. Un bateau ivre flotte à la dérive. Pendant que des représentants d’ordres religieux se chamaillent pour un bout de gras suspendu à une corde, comme on le fait pour faire plaisir aux oiseaux en hiver, le gouvernail est délaissé. Dans la hauteur du mât, profitant de l’inattention de ceux qui sont engloutis dans leurs escarmouches médiocres, un larron chipe le poulet. Le fou du roi, au chômage technique à cause des concurrents qui occupent la scène, attend la fin des combats. Et finalement c’est le drapeau turc qui flotte sur le bateau.

La menace d’une invasion de l’empire turque n’était pas un fantasme entretenu par les nostalgiques des croisades mais un danger bien réel. Opérant un véritable racket de protection, les Vénitiens jouaient en permanence un double jeu « géopolitique ». Louant des bateaux au prix fort à ceux qui partaient en croisade, ils fournissaient en même temps les canons aux turcs pour prendre Constantinople en 1453, tout en demandant aux chrétiens d’Orient de payer pour être protégés…par Venise !

Le récit qu’a livré l’ami de Cuse, le cardinal grec Bessarion, des exactions turques lors de la chute de Constantinople inspira Nicolas de Cuse pour La Paix de la foi (1453) et plus tard, dans les traces de Raymond Lulle, il se penchera en détail sur le Coran afin d’esquisser pour Pie II une politique de concorde avec le monde de l’islam.

Pour commencer il fallait donc déjà organiser l’union de l’église d’Occident. Depuis 1378 deux papes coexistaient, dont un se trouvait à Rome, l’autre à Avignon et à partir de 1409 un troisième apparaîtra à Pise !

C’est le Concile de Constance (1414-1418) qui mettra fin au « Grand Schisme » avec l’élection du Pape Martin V.

Fig. 3. Jan et Hubert van Eyck, L’agneau Mystique (1434).

Le retable de Gent de Hubert et Jan Van Eyck, L’agneau Mystique (1432) (Fig. 3) glorifie le projet de l’Union universelle et en particulier la victoire du Concile de Constance : toute la terre et ses créatures sont unies autour de Jésus et son sacrifice pour l’homme ; les prophètes, les ermites, les chevaliers chrétiens, les « Justes juges » ainsi que toutes les composantes de l’église d’Orient et d’Occident.

Jan van Eyck, qui lui-même se livrait à une activité diplomatique internationale intense entre l’Italie et les Flandres, peint dans un des panneaux de droite les trois protagonistes de la fin du schisme de l’Occident, Martin V, de profil à l’avant-plan, Alexandre V, l’anti-pape Pisan au milieu, et, derrière lui Grégoire XII qui a laissé la place à Martin V.

Plus tard commençait la bataille pour l’union entre les églises d’Occident et d’Orient. D’abord au Concile de Bâle (1431-1437) où Cuse se trouve à l’age de 30 ans. Partisan de l’autorité du Concile comme autorité au-dessus du pape il défendra sa position dans la Concordance Catholique.

Cuse, ainsi que l’homme qui l’engagea dans la bataille pour l’union et qui fut probablement le premier protecteur de Piero della Francesca, le cardinal Ambrogio Traversari (1386-1438), abandonneront ce choix et prendront parti pour le nouveau pape Eugène IV, lui-même très acquis à l’Union.

Le Concile de Bâle a sombré quand il était devenu une chambre d’enregistrement et de plaintes où le bas clergé venait se disputer de ses préoccupations terrestres. Pour sortir de cette impasse, Traversari, Cuse et le cardinal Nicolas Alberghati (1375-1443), dont Van Eyck a fait un magnifique portrait, seront la force agissante qu’Eugène IV mobilisera pour organiser le Concile de Ferrare/Florence (1438-1439) qu’Alberghati présidera.

Arrêter la guerre de cent ans

Une des pré-conditions pour réussir Ferrare/Florence était la réconciliation entre Armagnacs et Bourguignons et l’arrêt de la guerre de cent ans qui ravageait la France. Le Concile de Bâle et Eugène IV enverront en France Alberghati, Tommaso Parentucelli, ami intime et bibliothécaire de Côme de Medici’s l’ancien, qui deviendra le pape Nicolas V, et l’érudit Aeneas Sylvius Piccolomini, le futur pape humaniste Pie II.

En 1435 leur démarche diplomatique se concrétisera avec la paix d’Arras qui est célébrée dans un autre tableau qu’a peint Jan van Eyck : Le chancelier Rolin et la vierge (Fig. 4).

van eyck rolin

Fig. 4. Jan van Eyck, La vierge au chancelier Rolin (après 1438).

Pour Nicolas Rolin, véritable premier ministre de Philippe le Bon et grand organisateur de cette paix, cette réussite couronna sa carrière. Sur ce tableau on voit, derrière les personnages, un pont où grouillent des dizaines de personnes à pied et à cheval dans des échanges fructueux. Orient et Occident n’y sont plus coupés par la rivière du désaccord. Historiquement, on pense que ce pont est celui de Montereau, c’est-à-dire l’endroit précis où le père de Philippe le Bon, Jean sans Peur, fût assassiné en 1419 comme vengeance pour avoir fait assassiner en 1407 Louis d’Orléans. Rolin a eu le génie d’inclure dans le traité d’Arras une mention qui ordonne le placement d’une croix commémorative sur ce pont pour aboutir à une paix juste fondée sur le pardon.

L’arrêt de la guerre de cent ans, permet à toutes les délégations de se retrouver à Ferrare. Cependant, pour échapper à la peste, le Concile de Ferrare doit rapidement déménager à Florence pour y réaliser autour de la notion du Filioque, l’union doctrinale entre Grecs et Latins mettant fin au schisme de 1055.

Précisons que Nicolas de Cuse, bien que versé dans la pensée allemande n’en est pas le représentant, mais le continuateur d’une pensée universelle qu’il a distillé de toute une filiation de penseurs platoniciens, de Proclus, de Plotin, d’Augustin, de Saint Denys l’Aréopagite, de Raymond Lulle, d’Albert le Grand et maître Eckhart, de Jan van Ruusbroec et d’Heymeric van de Velde (de Campo).

Comme nous l’avons vu, cette Renaissance s’est faite entre italiens, flamands, français et allemands, avec des amis grecs, turcs, hongrois, balkaniques, espagnols, portugais et d’autres. De pair avec cette volonté politique d’unification spirituelle se dessinait une volonté d’aboutir à une concorde dans le domaine temporel. D’abord en créant la paix à l’intérieur de véritables états-nations, comme ce fut le dessein de Jeanne d’Arc, Jacques Coeur et de Louis XI. Ensuite en créant une concorde entre ces différents états-nations respectant la multiplicité dans l’unicité. On pourrait dire qu’il s’agissait de la naissance de l’Europe moderne.

Art et éducation universelle

La clef de voûte de cette politique était une volonté d’éducation universelle rendue accessible à l’ensemble des hommes devenus citoyens. Ainsi de 1417 et 1464, outre le mécénat d’un Côme de Medici ou d’un Nicolas Rolin, quatre papes humanistes donneront un élan fantastique à l’art de la Renaissance. De 1417 à 1431, Martin V (Oddo Colonna) ; de 1431 à 1447, Eugène IV (Gabriel Condulmer) ; de 1447 à 1455, Nicolas V (Tommaso Parentucelli), et après une petite rupture de 1455 à 1458 avec Calixte III (Alfonso Borgia), de nouveau avec le pape humaniste Pie II (Enea Silvio Piccolomini) de 1458 à 1464 (année de la mort de Nicolas de Cuse). Ils engagèrent des peintres et des sculpteurs pour sortir le monde du pessimisme de la scolastique médiévale.

Rêvons un instant qu’on se balade à Rome pendant le Jubilé de 1450, où tous les humanistes de l’époque se sont donnés rendez-vous. Piero della Francesca y discute philosophie et mathématiques avec Nicolas de Cuse qui rédige son brouillon pour écrire Le profane  ; Fra Angelico montre ses fresques de Saint-Jean de Latran à l’ami flamand de Cuse, le peintre Roger van der Weyden et celui-ci est comblé par des commandes de Lionel d’Este, le mécène de Pisanello ; Le Filarete y discute un projet de ville idéale avec l’enlumineur français Jean Fouquet qui avait fait peu d’années auparavant le portrait d’Eugène IV et Paolo Toscanelli montre ses cartes au financier humaniste Jacques Coeur, dont Piero della Francesca avait fait le portrait !

Les papes humanistes bâtirent des bibliothèques et rassemblèrent les textes les plus précieux. Cuse se passionna pour l’industrie naissante de l’imprimerie. Pensez un moment qu’avant Martin V, le Vatican ne possédait que quelques centaines de livres !

La vie de Piero della Francesca

Vers 1417, Piero della Francesca naquit à Borgo San Sepulcro (aujourd’hui Sansepulcro), à une centaine de kilomètres à l’ouest de Florence entre Arezzo et Urbino. Fils de cordonnier il se passionna pour les mathématiques dès l’age de 15 ans tout en travaillant le dessin. Bien qu’on possède les preuves qu’il travailla en 1439 avec Domenico Veneziano à la réalisation de fresques du chœur de l’église Sant’Egidio à Florence, c’est surtout les deux peintres préférés de Côme de Medici, Fra Angélico et Benozzo Gozzoli et la peinture flamande qui influenceront son style.

En 1442, il compte parmi les conseillers municipaux de Sansepolcro. Ambroggio Traversari, général de l’ordre des Camaldules, un ordre érémite fondé par Saint Romuald au onzième siècle, que nous avons vu à l’œuvre avec Cuse était l’abbé de Sansepolcro et son protecteur. Piero sera d’ailleurs enterré dans l’église des Camaldules à Sansepulcro en 1492.

Ambrogio Traversari était un humaniste exemplaire. Il joue un rôle décisif dans le plus grand projet qui marque le début de la Renaissance : Les portes du Paradis du Baptistère de Florence. Ces immenses chantiers permettront au jeune Ghiberti de former pendant quarante ans plus d’une centaine de sculpteurs, de fondeurs, de dessinateurs et de peintres.

Selon l’historien de la cour d’Urbino, Vespasiano de Bisticci, Traversari réunissait dans son couvent de S. Maria degli Angeli près de Florence le cœur du réseau humaniste : Nicolas de Cuse, Niccolo Niccoli, qui possédait une immense bibliothèque de manuscrits platoniciens, Gianozzi Manetti, orateur de la première Oration sur la dignité de l’homme, Aeneas Piccolomini, le futur pape Pie II et Paolo dal Pozzo Toscanelli, le médecin-cartographe, futur ami de Léonard de Vinci, que Piero aurait également fréquenté.

Fig. 5. Piero della Francesca, Le baptême du Christ (1440-1460).

Il n’est donc point étonnant que la bataille pour l’Union de la Chrétienté apparaisse à plusieurs reprises dans les œuvres de Piero. Dans Le Baptême du Christ (Fig. 5), au centre du tableau, le Christ est baptisé par St-Jean Baptiste. A gauche un ange, qui regarde la scène du baptême, semble bénir discrètement deux figures de jeunes adolescents avec lesquels il fraternise. L’un est drapé suivant la mode grecque avec une couronne de fleurs, l’autre est habillé à l’italienne et porte une couronne de lauriers. Ces figures symbolisent l’Union des églises. Sur le côté droit du tableau, la représentation des dignitaires de l’église d’Orient se manifeste, ce qui confirme cette hypothèse. Entre eux et le Christ baptisé, on voit un homme qui retire sa chemise pour suivre l’exemple du Christ, image typique de la philosophie de la Dévotion Moderne qui préconisait une vie en « Imitation du Christ. »

Au service de Frédéric de Montefeltre

Piero della Francesca se met ensuite au service du duc Frédéric de Montefeltre à Urbino. Celui-ci avait été éduqué à Mantoue comme militaire à la Casa Giocosa dirigé par Vittorino da Feltre, un des premiers enseignants des cours princières à ouvrir son école à des élèves pauvres imposant déjà la mixité des classes (exigeant dans chaque groupe d’élèves au moins une fille). Le programme d’enseignement fait figure de précurseur du curriculum classique de Humboldt. En plus du latin et du grec les élèves apprenaient la littérature contemporaine dans leur langue maternelle, les mathématiques, la musique, l’art et la gymnastique.

En 1465, le pape Paul II le nomma gonfaloniero ou capitaine des armées pontificales et en 1467 il se trouva nommé à la tête d’une ligue d’états alarmée par l’impérialisme agressif de Venise. Les Commentaires de Pie II, sont remplis d’attaques contre l’attitude vénitienne : « ils étaient en faveur d’une guerre contre les Turcs avec leurs lèvres et la condamnaient dans leurs cœurs ».

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Fig. 6. Palais d’Urbino, quinzième siècle.

En alliance avec les papes humanistes, Montefeltre fera d’Urbino une pépinière de talents. Son palais à Urbino (Fig. 6), construit par Luciano Laurana, employait plus de cinq cent personnes et était décoré de marqueteries (les fameuses intarsia) et de trompe-l’œil. La musique y jouait un grand rôle et son palais abritait une riche collection d’instruments de musique représentative de l’époque. Des savants flamands et italiens s’y croisaient pour échanger des procédés technologiques et industriels. On y trouvait par exemple Francesco di Giorgio dont les études d’ingénieur seront reprises et continuées par Léonard de Vinci.

En peinture, Frédéric « ne trouvant pas de maîtres à son goût en Italie capables de colorer à l’huile, dépêcha ses envoyés jusqu’en Flandre pour y trouver un maître solennel et le faire venir à Urbino, où il fit exécuter de nombreuses et admirables peintures de sa main. » Ainsi il fera venir le peintre flamand Joos van Wassenhove (Juste de Gand) et le peintre espagnol Pedro Berruguete pour peindre les portraits de vingt-huit personnalités d’importance historique mondiale, parmi lesquelles Homère et Saint-Augustin. Avec l’aide de Vespasiano da Bisticci, il composera une des plus grandes bibliothèques de l’époque dont les oeuvres sont aujourd’hui incorporées à celle du Vatican.

En dehors du double portrait que Piero a fait de lui et de sa femme Battista Sforza, où il peint le duc de profil parce que celui-ci avait perdu un oeil dans une bataille, il apparaît aussi agenouillé dans le retable Pala Montefeltre (Fig. 7).

Fig. 7. Piero della Francesca, Pala Montefeltre (1469-1474)

Ce tableau, bien que très italien, a été fortement inspiré par la peinture flamande à l’époque, en particulier le tableau de Van Eyck La Vierge au chanoine van der Paele. Déjà la disposition en sacra converzatione [conversation sacrée], qui consiste à montrer un dialogue entre des personnages appartenant au domaine céleste et terrestre dans un lieu unique, sera partagée par les artistes italiens et les flamands de cette époque.

Le soin de plus en plus grand que Piero porte au sens du détail est typiquement flamand car la peinture y baignait dans une théophanie pré-cusaine. La ressemblance entre le Saint-Georges de Van Eyck et la façon dont apparaît le duc Montefeltre est frappante. L’objet le plus intéressant de ce tableau est évidemment l’œuf suspendu à une ficelle. Les uns y voient le symbole de l’Immaculée Conception, les autres y voient le symbole des quatre éléments du monde. Mais cela nous amène aux thèses philosophiques de Cuse.

Cuse à l’origine d’une perspective non-linéaire

Quelques observateurs avertis ont remarqué avec consternation un phénomène jugé illégitime dans les oeuvres de Piero della Francesca. Comment se fait-il que ce génie de la perspective, comme le prouve son traité De prospectiva pingendi de 1472, produit finalement des oeuvres avec assez peu d’effet de profondeur. Dans son traité Piero mobilise dans un cas précis pas moins de trois cents points de repère pour dessiner le socle d’une colonnade. Mais tous ces efforts n’aboutissent pas à nous donner le vertige. On est même frappé par une certaine platitude. Ce n’est qu’en imaginant le plan au sol, que finalement nous nous rendons compte de la profondeur représentée.

Des travaux récents ont ouvert une piste très intéressante en établissant une parenté d’idées entre la démarche de Piero della Francesca et la philosophie de Cuse. Dans Le Tableau ou La vision de Dieu (1453) qu’il envoyait aux moines de la Tegernsee, Cuse condense son oeuvre fondamental La Docte Ignorance (1440).

Comme point de départ pour sa spéculation théo-philosophique il prend un auto-portrait de son ami, le peintre flamand Roger van der Weyden. Cet autoportrait, comme des multiples faces du Christ qui ont été peintes au quinzième siècle, opère par une « illusion optique » l’effet d’un regard qui fixe le spectateur, même si celui-ci n’est pas en face du retable. Dans son sermon, Cuse recommande aux moines de se mettre en demi-cercle autour du tableau et de marcher sur le segment de la courbe. Vous voyez, dit-il, Dieu vous regarde personnellement et vous suit partout et il vous regarde même quand vous vous détournez de lui. Mais, tout en ayant une relation personnelle avec chacun, il regarde tout le monde en même temps.

A partir de ce paradoxe du un et du multiple, il développe notre incapacité d’accéder directement à l’absolu qui est au-delà du visible immédiat :

« Mais ce n’est pas avec les yeux de chair qui regardent ce tableau, que je vois la vérité invisible de ta face qui se signifie ici dans une ombre réduite, c’est avec les yeux de la pensée et de l’intelligence. Car ta vraie face est détachée de toute réduction. Elle ne relève ni de la quantité, ni de la qualité, ni du temps, ni du lieu. Elle est la forme absolu, la face de toutes les faces » (Chap. VI).

En approfondissant, deux concepts viendront étoffer cette pensée. D’abord Dieu enveloppe la raison de toutes choses (chap. I). Il est l’éternité qui embrasse la succession des instants (chap. XI), la cause qui enveloppe l’effet. Le monde visible est donc le développement [ex-plicatio] de cette puissance invisible d’enveloppement [com-plicatio], le développement en acte des possibles (chap. XXV).

Ensuite Cuse veut nous amener au point où l’absolu puisse se révéler à nous. Pour cela, il utilise dans ce sermon un cheminement « mystique » classique qui lui permet d’attaquer la scolastique aristotélicienne. Il s’agit de constater toutes les limites d’une « raison raisonnante », car comme à l’image d’un polygone inscrit dans un cercle dont la multiplication des angles ne permettra jamais à faire coïncider le polygone avec le cercle, notre raisonnement ne pourra jamais saisir la totalité de l’absolu.

Fort de cette « docte ignorance », ce savoir socratique « qu’on sait qu’on ne sait pas », Cuse évoque la métaphore du « mur du Paradis ». C’est le mur de la « coïncidence des contraires » et ce n’est qu’au-delà que la révélation est possible :

« O Dieu très admirable ! Tu ne relèves ni du nombre singulier ni du nombre pluriel mais, au-dessus de toute pluralité et de toute singularité, tu es uni-trinitaire et tri-unitaire. Je vois donc que dans le mur du Paradis où tu es, mon Dieu, la pluralité coïncide avec la singularité et que tu habites bien plus loin au-delà… »

« De là, la distinction qui existe dans le mur de la coïncidence – où le distinct et l’indistinct coïncident-devance toute altérité et diversité intelligibles. Car ce mur s’arrête à la puissance de toute intelligence, quoique l’œil étende son regard au-delà, dans le Paradis. Ce qu’il voit, il ne peut ni le dire, ni le comprendre. Car son amour est un trésor secret et caché qui même découvert demeure caché. Il se trouve dans le mur de la coïncidence du caché et du manifeste… » (Chap. XVII, p. 69-73)

Cependant, à l’opposé des « théologies négatives », médiévales ou orientales qui conduisent souvent au renoncement du monde actif, pour Cuse, ce franchissement du Mur permet à l’homme d’accéder au « Paradis » pendant cette vie. Cette coïncidence des contraires n’est donc pas le résultat d’une quête rationnelle, mais le fruit d’une révélation. En allant vers Dieu, celui-ci se révèle. (Note *1). Un commentaire sur son adversaire, le scolastique de Heidelberg Johann Wenck illustre bien sa pensée :

« Or, aujourd’hui, c’est la secte aristotélicienne qui prévaut, et elle tient pour hérésie la coïncidence des opposés dont l’admission permet seule l’ascension vers la théologie mystique. A ceux qui ont été nourris dans cette secte, cette voie paraît absolument insipide et contraire à leur propos. C’est pourquoi ils la rejettent au loin et ce serait un vrai miracle, une véritable conversion religieuse, si, rejetant Aristote, ils progressaient vers les sommets ».

La Flagellation

Alors comment cela se traduit en peinture ? Tout d’abord au lieu de traiter « l’espace » dans son développement visible [ex-plicatio], on tente de le représenter dans son enveloppement invisible [com-plicatio].

Fig. 8. Piero della Francesca, La Flagellation (vers 1470).

Le tableau de Piero, La Flagellation (Fig. 8), en est un bon exemple. Le thème de l’union des églises d’Orient et d’Occident et de la nécessité d’une expédition militaire pour protéger les chrétiens d’Orient s’y retrouve. Sur le cadre original figurait d’ailleurs le texte  Convenerunt in unum  [Ils se mirent d’accord et s’allièrent]. Ce texte enferme une double signification pour le tableau.

A gauche on voit ceux qui s’allièrent pour mettre à mort le Christ, juste avant le début de la flagellation avec Jean VIII Paléologue, identifié grâce à une médaille de Pisanello en Ponce Pilate, et Mohammed II vu de dos.

A droite, il y a ceux qui devraient s’allier pour intervenir : on y voit le cardinal grec Bessarion face à un dignitaire latin, probablement le commanditaire du cycle de fresques que Piero exécuta à Arezzo, Giovanni Bacci, qui était proche du réseau humaniste. Entre eux deux, un genre d’ange sans ailes semble imposer son exigence pour que le dialogue se concrétise.

Piero, féru de mathématiques, n’a pas raté l’occasion pour nous livrer une démonstration de son talent.

D’abord, le tableau possède comme hauteur un braccio ou brasse (58,6 cm), la mesure la plus utilisée à l’époque en Toscane. Sa largeur (81,5 cm) est obtenue en rabattant la diagonale (nombre irrationnel) du carré formé par la hauteur et forme ainsi un rectangle harmonique.

Fig. 9. Plan au sol de La Flagellation.

Ensuite, comme dans certaines oeuvres de Fra Angelico, dans la Flagellation le spectateur se trouve d’une façon quasiment perpendiculaire devant une série de colonnes qu’il peut à peine identifier. Quand on compare le plan au sol (Fig. 9) avec ce qu’on voit sur le tableau, on constate effectivement un sens harmonique de l’espace, mais l’effet spatial s’opère plus par suggestion que par déploiement.

On peut utilement identifier cette position de vue à ce qu’on appelle en géométrie le « point de vue stable » ou « générique » en opposition avec « le point de vue instable » ou « non-générique. » (Fig. 10). Ce point de vu instable fait coïncider le point de vue du spectateur avec celui de l’absolu comme le suggère Cuse dans La vision de Dieu.

Fig. 10. Point de vue « générique » ou stable et le point de vue « non-générique » ou instable (exemple du cube devenant hexagone).

Pour démontrer ce phénomène j’ai imaginé une petite expérience. Si je place devant une source lumineuse un cube que j’ai construit avec des baguettes de bois, j’obtiens sur un écran des ombres qui vont varier en fonction de la rotation du cube devant cette source. Quand je tourne le cube sur un angle, j’obtiens d’une façon très démonstrative comme ombre du cube un hexagone ! Ainsi la projection d’un objet en position spatiale « maximale » coïncide avec l’espace « minimale » de la surface hexagonale ! Ce point de vue est la position où tous les déploiements sont possibles, et à partir de laquelle toutes les formes peuvent être générées. Il est en même temps le point de vue du mur des coïncidences des contraires, puisque surface et volume y coïncident !

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Fig. 11. Piero della Francesca, L’Annonciation (1460/70).

Ce procédé compositionnel apparaît peut-être encore plus brillamment dans l’Annonciation (Fig. 11) qui figure dans le fronton du Polyptyque de saint Antoine. Un effet de quasi-inversion de l’espace s’y opère par la coïncidence des opposés. Piero savait qu’il fallait réserver la perspective classique pour le domaine du « mesurable », mais que pour exprimer « l’incommensurable » et ouvrir les yeux de l’intellect, il fallait planifier un effet non-linéaire mais légitime. Dans l’Annonciation, il intensifie cet effet en plaçant une plaque de marbre au fond du couloir qui annule quasiment l’effet de perspective qu’il vient de créer avec virtuosité avec les colonnades du couloir. Cette plaque de marbre est peut-être la représentation du mur de la coïncidence des contraires ? S’agit-il des portes du Paradis, c’est-à-dire l’ouverture vers la révélation ?

Fig. 12. Piero della Francesca, La Résurrection du Christ (1455-1465).

Une autre démonstration du génie compositionnel de Piero se dévoile dans la Résurrection (Fig. 12) qui se trouve à l’hôtel de ville de Sansepolcro (sainte sépulture). Le Christ nous y étonne parce que bien que les spectateurs se trouvent en bas, et la perspective des soldats le prouve, nous avons l’impression bizarre d’être en haut au même temps.

Piero, en reprenant l’iconographie de La Résurrection d’Andrea del Castagno, modifie trois choses : d’abord il montre d’un côté des arbres morts et de l’autre des arbres fleuris, pour signifier symboliquement l’effet de la résurrection. Ensuite, en mettant le bord du tombeau, qui devient quasiment un autel d’église, à la hauteur de la ligne de vision du spectateur, le spectateur se retrouve, comme devant l’hexagone, sur un point de vision « non-générique ». Toute l’ambiguïté éclate quand nous réalisons que, bien que nous nous soyons positionnés en dessous du Christ, son visage nous apparaît de face. Cette anomalie n’est pas « une erreur », mais un paradoxe délibéré indispensable pour nous éveiller à la métaphore. Ainsi d’un monde linéaire et mortifié, toute la dimension métaphysique s’exprime d’une façon très simple grâce à cette façon de composer.

La compréhension de cette méthode qui fait appel à des paradoxes géométriques, nous permet de mieux comprendre la démarche de Piero et l’oeuf du Pala Montefeltre, se trouve ainsi démystifié. Le fait que l’œuf y soit éclairé ainsi que le bord de l’abside en forme de coquillage de Saint-Jacques nous fait visuellement croire que l’œuf est suspendu au-dessus de la Vierge, réalité formellement exclue, puisqu’une voûte à caissons sépare les personnages du fond de l’abside. Positionné sur le croisement des diagonales du carré qu’on peut inscrire dans la partie supérieure du tableau, l’œuf de Piero fera coïncider le premier plan avec le dernier, et l’absence d’une ombre projetée de l’œuf est là pour renforcer cet effet.

Notons aussi dans ce tableau la présence discrète du meilleur élève de Piero della Francesca, Luca Pacioli di Borgo (1445-1510) (à droite derrière le duc Montefeltre). Bien que Vasari accuse à deux reprises ce moine franciscain d’avoir plagié vilainement l’œuvre mathématique de Piero della Francesca, nous avons de bonnes raisons pour croire qu’une bonne entente dominait leur relations.

Luca Pacioli, le transmetteur

Fig. 13. Jacopo de’ Barbari, Portrait de Luca Pacioli (1495).

Elève de Piero, Luca Pacioli (Fig. 13) évoluait d’abord à la cour d’Urbino où il enseignait les mathématiques au fils de Frédéric de Montefeltre, Guidobaldi. Ensuite il rencontrera Léonard de Vinci à la cour de Milan où Léonard fera pour lui les dessins des polyèdres réguliers et irréguliers qui illustrent son De divina proportione (1509). Léonard fréquentait régulièrement Pacioli qu’on considère aujourd’hui comme une influence majeure sur le peintre. Leurs échanges d’idées se poursuivront quand Léonard s’installe à Florence où Pacioli viendra enseigner Euclide. Ainsi les écrits de Pierro della Francesca ont été transmis à Léonard, en particulier son Trattato dell’abaco qui traite d’arithmétique, d’algèbre et de stéréométrie et le Libellus de quinque corporibus regularibus que Pacioli fera imprimer sans trop de changements dans son traité de la Divina proportione.

S’il n’est pas sûr qu’Albrecht Dürer (1471-1528) ait pu rencontrer Piero della Francesca (qui décède en 1492), il est établi qu’il a reçu son initiation à la perspective auprès de Luca Pacioli durant son séjour à Bologne. On voit d’ailleurs dans son traité, Instruction dans l’Art de Mesurer, comment il retravaille des pans entiers du traité de Piero.

Léonard, héritier de Cuse

Depuis le livre d’Ernst Cassirer de 1927, l’influence de Cuse sur Léonard a été constatée, mais on ne sait pas si cette influence s’est effectuée par Luca Pacioli. Ce qui est sûr, c’est que le meilleur ami de Cuse, car ils se sont connus pendant leurs études communes à Padoue, était Paolo dal Pozzo Toscanelli, médecin, perspectiviste, géographe en son temps. Il deviendra l’aide et l’ami de Léonard !

L’historien d’art Daniel Arasse a résumé, à partir de nouvelles recherches sur les manuscrits de Madrid, ce qu’on pense savoir sur la culture du maître et il a rétablit la véracité des découvertes d’Ernst Cassirer entre-temps mis en doute par Eugenio Garin (Note *2).

« …il est très probable que Léonard a connu au moins deux textes du Cusain : le De transmutationibus geometricis et le De ludo globi. Au début des années 1500, les manuscrits Forster I et Madrid II, ainsi que des nombreuses pages du Codex Atlanticus multiplient en effet les études sur les transformations des corps solides et celles des surfaces courbes en surfaces rectilignes, et Léonard aboutit à un projet de traité De ludo geometrico. De même, le Manuscrit E (1513-1514) contient des dessins (fol. 34 et 35) qui illustrent le ‘jeu du globe’ qui avait exercé lesspéculations du philosophe allemand ; or, il ne s’agissait pas d’enfantillage puisque le mouvement spiralé d’un corps sphérique invitait àpenser,sur un cas précis et complexe, la question du mouvement imprimé à un corps pesant, question centrale de la physique aristotélicienne qui mettait en jeu au quinzième siècle la notion d’impetus par rapport à laquelle Léonard a proposé sa propre définition de forza, au coeur de sa conception de la nature » (Note *3)

Une autre parenté d’idées entre Léonard et Cuse existe sur la question de la profanité. Le statut d’ uomo sanze lettere , que Léonard revendique fièrement dans le Codex Atlanticus ressemble fortement au profane que Cuse imagine dans le dialogue de De Idiota [le profane] (1450). Un simple artisan qui taille des cuillers dans du bois, y devient le maître à penser d’un orateur et d’un « philosophe ». Comme chez Erasme plus tard dans L’éloge de la Folie, Léonard critique le savoir livresque au nom de la capacité souveraine de chaque être humain à penser par lui-même en soumettant ses hypothèses à l’expérience dans la nature.

L’influence de Piero della Francesca dans l’oeuvre de Léonard

Fig. 14. Léonard de Vinci, La Vierge aux Rochers (1483-1486).

Ceci donne une nouvelle cohérence à deux œuvres de la période milanaise, c’est-à-dire précisément l’époque où le peintre est en dialogue avec Pacioli.

D’abord regardons La Vierge aux Rochers (Fig. 14). Rappelons-nous d’abord que Léonard affirmait que le but de la peinture était de « rendre visible l’invisible. » Ce que nous avons évoqué sur la notion de enveloppement-développement dans la pensée de Cuse permet de saisir cette expression à sa juste valeur.

Les dimensions de l’oeuvre sont bien générées par la « divine proportion » (section d’or) c’est-à-dire celles d’un rectangle d’or, obtenue en abattant la diagonale de la moitié d’un carré sur coté.

Dans La Vierge au Rochers, on remarque souvent que la Vierge semble vouloir empêcher que l’enfant Jésus tombe dans un précipice qui s’ouvre devant ses pieds, impression qui découle de l’emploi du point de vue instable. Cet effet est amplifié par l’organisation de la lumière, contribution originale de Léonard précurseur de Rembrandt. L’épaisse pénombre de la grotte rappelle un passage de Cuse du chapitre VI du Le tableau ou la vision de Dieu  :

« De même, alors qu’il cherche à voir la lumière du soleil, soit la face du soleil, notre oeil la regarde d’abord voilée, dans les étoiles, dans les couleurs et dans tout ce qui participe de sa lumière. Mais quand il s’efforce de la voir sans voile, il dépasse toute lumière visible, car toute lumière est plus faible que celle qu’il cherche. Mais comme il cherche à voir la lumière qu’il ne peut voir, il sait que tant qu’il voit quelque chose, ce ne sera pas ce qu’il cherche et qu’il lui faut donc dépasser toute lumière visible. Il doit ainsi dépasser toute lumière : il lui est alors nécessaire d’entrer là où il n’y a pas de lumière visible. Et je dirais qu’il n’y a pour l’œil que ténèbres. Et dès qu’il est dans les ténèbres, dans l’obscurité, il sait qu’il a atteint la face du soleil ».

Donc la seule façon de représenter la lumière invisible, c’est par les ténèbres ! Est-ce que ce n’est pas pour cela que Léonard a choisi une grotte ? La lumière qui éclaire les figures est la lumière du visible, mais celle qui vient du fond de la grotte est d’une qualité radicalement différente. Ne représentera-t-elle pas la lumière invisible ?

Ainsi Léonard de Vinci n’est pas un génie divin envoyé par les cieux. De l’œuf sans ombre, métaphore de la coïncidence du matériel et de l’immatériel, que nous livre Piero della Francesca, est sorti l’explosion de la créativité humaine guidée par un amour universel. Léonard est pour ainsi dire le bébé-éprouvette du grand laboratoire de la Renaissance, un autodidacte humble et géant, à l’image du profane de Nicolas de Cuse, où le théologien rencontre l’artisan. Car pour Cuse l’acte d’amour pour Dieu ne peut se faire hors de la connaissance au service de l’action. Donc, loin de voir science et action créatrice comme ce qui éloigne l’homme de la foi, c’est précisément leur accroissement qui rapproche l’homme de l’absolu. Dans l’esprit de la coïncidence des contraires, c’est la spéculation la plus métaphysique qui portera le plus de fruits en terme de découvertes dans le domaine terrestre (Note *4). Cuse, précurseur de Leibniz et de LaRouche, définit ainsi une transcendance participative, une théo-philosophie génératrice de découvertes scientifiques, véritable science de l’économie.

Il y a fort longtemps, un représentant de l’église orthodoxe de l’Ile de Capri confiait à l’auteur : « la plus grande erreur de l’humanité a été la Renaissance. On a voulu remplacer Dieu par la raison humaine et ainsi l’homme court à sa perte. Mais l’échec de ce règne de la raison ramènera l’homme vers la foi authentique »

Malraux disait que le vingt-et-unième siècle « sera spirituel ou ne sera pas. » Nous le pensons profondément, mais notre combat définira s’il s’agira d’une nouvelle Renaissance ou d’un nouvel âge des ténèbres.


Notes :

*1. Ce thème apparaît déjà sous une forme intuitive chez le « mystique » flamand Jan van Ruusbroec (1293-1381), notamment dans son livre Les Noces Spirituelles. La définition que donna Ruusbroec de la vie commune, dans son écrit La pierre brillante servira par la suite à son élève Geert Grote pour créer les  Frères et Soeurs de la Vie Commune . Partant d’Hadewich d’Anvers et le mouvement des béguins ils deviendront l’ordre augustinien de la Congrégation de Windesheim au Pays Bas. Cet ordre laïc sera très actif dans la traduction, l’enluminure et l’impression des manuscrits. De ses rangs sortiront notamment Thomas à Kempis, auteur de l’Imitation du Christ, le « prince des humanistes » Erasme de Rotterdam et des scientifiques comme le géomètre Gemma Frisius et son élève, le cartographe Gérard Mercator. Jérôme Bosch sera proche de cette mouvance. Nicolas de Cuse sera formé par les Frères à Deventer (il y fondera en 1450, la « bursa cusana », une bourse destinée à aider les étudiants pauvres) et il retrouvera un de ses précepteurs, Heymeric van de Velde (de Campo) à Cologne en 1425. Celui-ci l’initiera à Raymond Lulle, à Denis l’Aréopagite et Albert le Grand. Van de Velde sera un des représentants au Concile de Bâle et acceptera l’offre des humanistes de Flandres de diriger la nouvelle l’Université de Louvain. Nicolas de Cuse déclina cette offre, parce qu’il se savait un rôle politique plus grand.

*2. Eugenio Garin écrit en 1953 que « la spéculation cusaine, mûrie à travers la rencontre du néo-platonisme et de la théologie allemande, n’a rigoureusement rien à voir avec la science de Léonard » qui aurait été de toute façon incapable de lire et de comprendre le latin complexe de Cuse ! Ce mépris des « lettrés » pour le « peuple », propre à l’ordre féodal, se retrouve bizarrement dans un article de Serge July dans Libération en 1995. Celui-ci y affirmait qu’il était impossible que les maires ruraux de France puissent comprendre le message « complexe » du candidat présidentiel Jacques Cheminade, et que cela constituait donc « la preuve » que celui-ci avait acheté leur soutien !

*3. Daniel Arasse, Léonard de Vinci, p. 69, Editions Hazan, 1997, Hazan.

*4. Par exemple : Nicolas de Cuse, à partir de sa compréhension du caractère absolu de Dieu postule que toute chose crée est nécessairement imparfaite. Ainsi il conclut que la terre ne peut être une sphère parfaite. Si elle n’est qu’une sphéroïde, son centre parfait n’est pas parfaitement au centre. Bien au-delà de la révolution copernicienne qui remplaçait la terre par le soleil comme centre de l’univers, et corrigeant en cela la vision scolastique aristotélicienne, Cuse écrit : « Le centre du monde n’est pas plus à l’intérieur de la terre qu’à l’extérieur, et la terre n’a pas de centre, ni aucune sphère non plus. Car le centre est un point équidistant de la circonférence. Or il est impossible qu’il existe une sphère ni un cercle parfaitement vrais ; il est donc évident qu’il ne peut y avoir de centre tel qu’on puisse le concevoir un plus vrai et un plus précis. Hors de Dieu on ne saurait découvrir dans le domaine du divers aucune équidistance précise, car Dieu seul est l’Egalité infinie. Le vrai centre du monde, c’est donc Dieu infiniment saint, car il est le centre de la terre et de toutes les sphères et de tout ce qui existe au monde, il est en même temps de toutes choses la circonférence infinie » (De la docte ignorance, Chap. XI)

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