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La révolution du grec ancien, Platon et la Renaissance

Enseignement à l’Université de Bologne (Italie) avant 1400. Sans livres scolaires,
les élèves ont bien du mal à se concentrer.

Par Karel Vereycken,
peintre-graveur, zoographe, passionné d’histoire.
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Des amis m’ont interrogé sur les conditions ayant conduit à la découverte de la philosophie grecque, en particulier les idées de Platon, et le rôle qu’a pu jouer la découverte du grec ancien pendant la Renaissance européenne.

On entend parfois dire que c’est à l’occasion des grands conciles œcuméniques de Ferrare et de Florence (1439) qu’en apportant avec lui les manuscrits grecs de Byzance, le cardinal Nicolas de Cues (Cusanus), avec ses amis Pléthon et Bessarion, aurait permis à l’Europe occidentale d’accéder aux trésors de la philosophie grecque, notamment en redécouvrant Platon dont les œuvres étaient perdues depuis des siècles.

C’est l’introduction par Nicolas de Cues de la vision positive de l’homme qui aurait suscité en partie la Renaissance. Comme preuve, le fait qu’après le Concile de Florence, les Médicis auraient été les premiers à financer la traduction de l’œuvre complète de Platon, une percée qui aurait permis à la Renaissance de devenir ce qu’elle est devenue.

Si tout ceci n’est pas entièrement faux, permettez-moi d’y apporter quelques précisions.

La Renaissance fut-elle le fruit du Concile de Florence ?

Coluccio Salutati, chancelier de Florence.

Pas vraiment. C’est le programme de renouveau des études grecques et hébraïques, lancé par Coluccio Salutati (1332-1406), futur chancelier de Florence, qui marqua le début du processus.

L’idée lui vient de Pétrarque et de Boccace. Avec Dante Alighieri (1265-1321), c’est sans doute le poète italien Pétrarque (1304-1374) qui incarne le mieux l’idéal qui animait les humanistes de la Renaissance.

Toute sa vie, il tenta de « retrouver le très riche enseignement des auteurs classiques dans toutes les disciplines et, à partir de cette somme de connaissances le plus souvent dispersées et oubliées, de relancer et de poursuivre la recherche que ces auteurs avaient engagée ». *

Après avoir suivi ses parents à Avignon, Pétrarque fit ses études à Carpentras où il apprit la grammaire, puis à Montpellier, la rhétorique, et enfin à Bologne, où il passa sept ans à l’école de jurisconsultes.

Cependant, au lieu d’étudier le droit qui ouvrait sur une belle carrière, Pétrarque, en secret, lira tous les classiques alors connus, notamment Cicéron et Virgile, malgré le fait que son père ait brûlé ses livres à l’occasion.

Barlaam de Seminara

L’évêque basilien Barlaam de Seminara, portant un sac d’épaule,
traverse une rivière. Haguenau, 1469. Encre et lavis sur papier.
Pétrarque

Sous le pontificat de Benoît XII, Pétrarque tenta d’acquérir les rudiments de la langue grecque grâce à un savant moine de l’ordre de Saint-Basile, Barlaam de Seminara (1290-1348), dit Barlaam le Calabrais, venu en 1339 à Avignon en tant qu’ambassadeur d’Andronic III Paléologue afin de tenter, en vain, de mettre un terme au schisme entre les Églises orthodoxe et catholique.

Philosophe, théologien et mathématicien, Barlaam, tout en ayant une connaissance limitée du grec et du latin, fut un des premiers à souhaiter que l’étude de la langue et de la philosophie grecques renaisse en Europe.

Dans son Traité sur sa propre ignorance et celle de beaucoup d’autres (1367), Pétrarque se déclara fier de ses manuscrits grecs – et de sa bibliothèque en général – et évoqua avec admiration Barlaam :

J’ai chez moi seize œuvres de Platon. Je ne sais pas si mes amis en ont jamais entendu nommer les titres […]. Et ce n’est là qu’une petite partie de l’œuvre de Platon, car j’en ai vu, de mes yeux, un grand nombre, en particulier chez le calabrais Barlaam, modèle moderne de sagesse grecque qui commença à m’enseigner le grec alors que j’ignorais encore le latin et qui l’aurait peut-être fait avec succès si la mort ne me l’eût ravi et n’eût fait obstacle à mes honnêtes projets, comme de coutume.

En 1350, c’est-à-dire deux ans après le décès de Barlaam, Pétrarque rencontra Boccace (1313-1375). Ce dernier, comme Pétrarque, se prit d’un vif amour pour le grec. Dans sa jeunesse, à Naples, il avait lui aussi rencontré Barlaam et appris quelques mots de grec, recopiant avec une émouvante maladresse des alphabets, des vers, y joignant la traduction latine et des indications de prononciation.

Le calabrais Léonce Pilate,
traducteur d’Euripide, d’Aristote et d’Homère.

Pour se remettre au grec, Boccace fit alors venir de Thessalonique un disciple de Barlaam, Léonce Pilate (mort en 1366), un personnage austère, laid et de fort mauvais caractère. Mais ce Calabrais lui expliqua l’Iliade et l’Odyssée d’Homère et lui traduisit seize dialogues de Platon. Comment se fâcher avec lui ?

Boccace le garda trois ans dans sa maison et fit créer pour lui, chose totalement nouvelle, une chaire de grec à Florence. Mais Pilate ne maîtrisait pas vraiment cette langue. Bien que se faisant passer pour un Grec de souche, l’homme n’avait qu’une maigre connaissance du grec ancien et ses traductions ne dépassèrent jamais le niveau du mot-à-mot. Quant aux leçons qu’il donna à Pétrarque, elles étaient si brutales qu’il l’en dégoûta pour toujours.

Ce qui ne l’empêchera pas, sur les instances de Boccace, de traduire l’Iliade et l’Odyssée d’Homère en latin à partir d’un manuscrit grec envoyé à Pétrarque par Nicolaos Sigeros, l’ambassadeur de Byzance à Avignon.

L’histoire étant ce qu’elle est, c’est grâce à cette traduction très imparfaite que l’Europe redécouvrit une des grandes œuvres fondatrices de sa culture !

Et sur ce terreau fragile s’élèvera une flamme qui va révolutionner le monde.

Ne fut-ce pas moi, écrit Boccace dans sa Généalogie des Dieux, qui eus la gloire et l’honneur de me servir le premier de vers grecs parmi les Toscans ? Ne fut-ce pas moi qui amenai par mes prières, Pilate à s’établir à Florence et qui l’y logeait ? J’ai fait venir à mes frais des exemplaires d’Homère et d’autres auteurs grecs alors qu’il n’en existait pas en Toscane. Je fus le premier des Italiens à qui fut expliqué, en particulier, Homère, et je le fis ensuite expliquer en public.

La chasse aux manuscrits

Le traité de Boccace, Des femmes célèbres. Il s’agit, dans la littérature européenne, de la première œuvre ne présentant que des biographies de femmes.

Ce qui importe, c’est qu’au cours de ces rencontres, Pétrarque créa un réseau culturel couvrant toute l’Europe, qui se prolongea jusqu’en Orient.

Il demanda alors à ses relations et amis, qui partageait son idéal humaniste, de l’aider à retrouver dans leur pays ou leur province, les textes latins des anciens que pouvaient posséder les bibliothèques des abbayes, des particuliers ou des villes. Au cours de ses propres voyages il retrouva plusieurs textes majeurs tombés dans l’oubli.

C’est à Liège (Belgique) qu’il découvrit le Pro Archia et à Vérone, Ad Atticum, Ad Quintum et Ad Brutum, tous de Cicéron. Lors d’un séjour à Paris, il mit la main sur les poèmes élégiaques de Properce, puis, en 1350, sur une œuvre du Quintilien. Dans un souci constant de restituer le texte le plus authentique, il soumet ces manuscrits à un minutieux travail philologique et leur apporte des corrections par rapprochements avec d’autres manuscrits. C’est ainsi qu’il recomposa la première et la quatrième décade de l’Histoire Romaine de Tite-Live à partir de fragments et qu’il restaura certains textes de Virgile.

Ces manuscrits, qu’il conserva dans sa propre bibliothèque, en sortirent par la suite sous forme de copies et devinrent ainsi accessibles au plus grand nombre. Tout en reconnaissant que « la vraie foie » manquait aux païens, Pétrarque estimait que lorsqu’on parle vertu, le vieux et le nouveau monde ne firent pas en lutte.

Le « Circolo di Santo Spirito »

Le couvent augustinien Santo Spirito de Florence.

A partir des années 1360, Boccace réunira un premier groupe d’humanistes connu sous le nom de « Circolo di Santo Spirito » (Cercle du Saint Esprit), emprunté au couvent augustinien florentin datant du XIIIe siècle.

Forme embryonnaire d’une université, son Studium Generale (reconnu en 1284) était alors au cœur d’un vaste centre intellectuel comprenant des écoles, des hospices et des réfectoires pour les indigents.

Avant son décès en 1375, Boccace, qui avait récupéré une partie de la bibliothèque de Pétrarque, léguera au couvent l’ensemble de cette précieuse collection de livres et manuscrits anciens.**

Ensuite, dans les années 1380 et au début des années 1390, un deuxième cercle d’humanistes s’y réunit quotidiennement dans la cellule du moine augustinien Luigi Marsili (1342-1394). Ce dernier, qui avait étudié la philosophie et la théologie aux universités de Paris et de Padoue, où il était déjà entré en contact avec Pétrarque en 1370, se lia rapidement d’amitié avec Boccace.

En fréquentant à partir de 1375 le Cercle du Saint Esprit, le futur chancelier de Florence Coluccio Salutati (1332-1406) s’éprit à son tour d’un amour infini pour les études grecques.

En invitant à Florence le savant grec Manuel Chrysoloras (1355-1415) pour y enseigner le grec ancien, c’est Salutati qui donnera l’impulsion décisive conduisant à la fin du schisme entre l’Orient et l’Occident et donc à l’unification des Églises, consacrée lors du Concile de Florence de 1439.

Un siècle avant Salutati, le philosophe et scientifique anglais Roger Bacon (1214-1294), un moine franciscain résidant à Oxford, auteur d’une de l’une des premières grammaires grecques, appela déjà de ses vœux une telle « révolution linguistique ».

Comme le précise Dean P. Lockwood dans son article Roger Bacon’s Vision of the Study of Greek (1919) :

« De toute évidence, le grec ancien était la clé de voûte du grand entrepôt des connaissances antiques, l’hébreu et l’arabe étant les deux autres. En outre, nous ne devons pas oublier qu’à l’époque de Bacon, la supériorité des anciens était un fait incontestable. Le monde moderne a surpassé les Grecs et les Romains dans d’innombrables domaines ; les penseurs médiévaux se rapprochaient encore du standard hellénique.« Trois choses étaient claires pour Roger Bacon : la nécessité de maîtriser la langue grecque, l’ignorance qu’on avait de cette langue à son époque et aussi, l’occasion réelle de pouvoir l’acquérir. On peut dire la même chose de l’hébreu, mais Bacon faisait passer, à juste titre, le grec en premier. Le programme de Bacon était simple :
1. Rechercher les Grecs byzantins natifs résidant en Europe, de préférence des grammairiens. Ils sont très peu nombreux, bien sûr, mais on peut les trouver dans les monastères grecs du sud de l’Italie.
2. A partir de ceux-ci et de toute autre source disponible, retrouver des livres en grec ancien. Si l’on réalisait ce programme, Bacon prophétisa avec confiance que les résultats ne se feraient pas attendre ».

Leonardo Bruni

Leonardo Bruni (manuscrit du XVe siècle).

Manuel Chrysoloras arriva à Florence à l’hiver 1397, un événement qui apparaîtra comme une nouvelle grande opportunité selon l’un de ses élèves les plus célèbres, le savant humaniste Leonardo Bruni (1369-1444). Celui-ci occupera le poste de chancelier de Florence lors du Concile qu s’y déroula. Bruni disait qu’il y avait beaucoup de professeurs de droit, mais que personne n’avait étudié le grec ancien en Italie du Nord depuis 700 ans.

En faisant venir Chrysoloras à Florence, Salutati permit à un groupe de jeunes, dont Bruni et Vergerio, la lecture d’Aristote et de Platon en grec original.

Aristote (la Logique) contre Platon (la Dialectique),
bas-relief de Luca della Robbia.

Jusque-là, en Europe, les chrétiens connaissaient les noms de Pythagore, Socrate et Platon par leurs lectures des pères de l’Eglise : Origène, Saint-Jérôme et Saint Augustin. Ce dernier, dans sa Cité de Dieu, n’hésite pas à affirmer que les « platoniciens », c’est-à-dire Platon et ceux qui ont assimilé son enseignement (Plato et qui eum bene intellexerunt), étaient supérieurs à tous les autres philosophes païens.

Comme nous l’avons démontré ailleurs, notamment dans notre étude sur Raphaël et l’École d’Athènes, c’est en grande partie la démarche philosophique optimiste et prométhéenne de Platon, pour qui la connaissance provient avant tout de la capacité d’hypothèse et non pas du simple témoignage des sens, comme le prétend Aristote, qui fournit la sève permettant à l’arbre de la Renaissance d’offrir à l’humanité tant de fruits merveilleux.

Le témoignage suivant, de l’imprimeur français Etienne Dolet, mort sur le bûcher à Paris en 1546, révèle bien que pour les humanistes, il s’agissait d’un projet civilisationnel décidé à faire reculer la barbarie en élevant l’homme « au-dessus de l’animal par son âme ».

Le cercle d’Ambrogio Traversari

Buste d’Ambrogio Traversari au couvent Sainte-Marie-des-Anges.

L’élève le plus célèbre de Chrysoloras fut Ambrogio Traversari (1386-1439) qui devint général de l’ordre des Camaldules. Aujourd’hui honoré comme un saint par son ordre, Traversari fut l’un des premiers à conceptualiser le type « d’humanisme chrétien » que promouvront le Cusain et plus tard Erasme de Rotterdam (qui forgea le concept de « Saint-Socrate » en unissant Platon aux Saintes Ecritures et aux Pères de l’Eglise), ainsi que celui qui se considérait comme son disciple, le bouillonnant François Rabelais.

Traversari, l’un des principaux organisateurs du Concile de Florence, fut également le protecteur personnel du grand peintre de la Renaissance Piero della Francesca et l’architecte du Dôme Filippo Brunelleschi.

Le couvent florentin Sainte-Marie-des-Anges.

Selon Vespasiano de Bisticci, l’historien de la cour d’Urbino, Traversari animait des séances de travail hebdomadaires sur Platon et la philosophie grecque au couvent florentin Sainte-Marie-des-Anges avec la fine fleur de l’humanisme européen dans le domaine des lettres, de la théologie, de la science, de la politique, de l’aménagement des villes et des territoires, de l’éducation et des beaux-arts. Parmi eux :

  • Le cardinal-philosophe allemand Nicolas de Cues ;
  • Paolo dal Pozzo Toscanelli, le célèbre médecin et cartographe, lui aussi ami et protecteur de Piero della Francesca et de Léonard de Vinci ;
  • L’érudit collectionneur de manuscrits Niccolò Niccoli, conseiller de Côme l’ancien, héritier de l’empire industriel et financier des Médicis. Considéré à l’époque comme l’homme le plus riche d’Occident, il fut l’un des mécènes du sculpteur Donatello ;
  • Aeneas Sylvius Piccolomini, le futur pape humaniste Pie II ;
  • Le secrétaire apostolique du pape Innocent VII puis de ses trois successeurs, Leonardo Bruni, élève de Chrysoloras. Il succèdera à Coluccio Salutati à la chancellerie de Florence (1410-1411 et 1427-1444).
  • L’homme d’Etat italien Carlo Marsuppini, passionné de l’Antiquité grecque et successeur de Bruni, à sa mort en 1444, au poste de chancelier de la République de Florence.
  • Le philosophe, antiquaire et écrivain Poggio Bracciolini. Après avoir conseillé pas moins de neuf papes (!), il est nommé chancelier de la République de Florence suite à la mort de Marsuppini en 1453 ;
  • L’homme politique et ambassadeur Gianozzi Manetti. Amoureux du grec ancien et de l’hébreu, son cercle comprend Francesco Filelfo, Palla Strozzi et Lorenzo Valla. Valla ;

Manuel Chrysoloras à Florence

L’érudit grec Manuel Chrysoloras,
dessin de Paolo Uccello.

Chrysoloras ne resta que quelques années à Florence, de 1397 à 1400. Tout comme à Bologne, Venise et Rome, il y enseigna les rudiments du grec ancien. Parmi les nombreux jeunes qui profiteront de ses cours, plusieurs de ses élèves comptèrent parmi les figures les plus marquantes du renouveau des études grecques dans l’Italie de la Renaissance.

Outre Leonardo Bruni et Ambrogio Traversari, on compte parmi eux Guarino da Verona et le banquier florentin Palla Strozzi (1372-1462), par la suite l’ami et protecteur du sculpteur et traducteur Lorenzo Ghiberti). A noter, le fait que Strozzi prit à sa charge une partie du traitement de Chrysoloras et fit venir de Constantinople et de Grèce les livres nécessaires à l’enseignement nouveau.

Chrysoloras se rendit à Rome à l’invitation de Bruni, à l’époque secrétaire du pape Grégoire XII. En 1408, le savant grec fut envoyé à Paris par l’empereur Manuel II Paléologue (1350-1425) pour une importante mission. En 1413, choisi pour y représenter l’Église d’Orient, il se rendit également en Allemagne pour une ambassade auprès de l’empereur Sigismond, dont l’objet est de décider du lieu du Concile sur l’union des églises, qui se tiendra à Constance en 1415.

Chrysoloras a traduit en latin les œuvres d’Homère et La République de Platon. Son Erotemata (Questions-réponses), qui fut la première grammaire grecque de base employée en Europe occidentale, circula d’abord sous forme de manuscrit avant d’être publiée en 1484.

Réimprimée à de multiples reprises, elle connut un succès considérable non seulement auprès de ses élèves à Florence, mais également auprès des humanistes les plus éminents de l’époque, dont Thomas Linacre à Oxford et Erasme lorsqu’il résida à Cambridge. Son texte devint le manuel de base des élèves du fameux « Collège Trilingue » créé en 1515 par Erasme à Louvain en Belgique.

Un cercle d’étude à la Renaissance.

Traversari rencontra Chrysoloras à l’occasion des deux séjours qu’il fit à Florence pendant l’été 1413, puis en janvier-février 1414, et le vieux lettré byzantin fut impressionné par la culture bilingue du jeune moine. Il lui adressera une longue lettre philosophique en grec sur le thème de l’amitié. Ambrogio lui-même exprima dans ses lettres la plus grande considération pour Chrysoloras et son émotion pour la bienveillance qu’il lui avait témoigna.

Notons également que le riche érudit humaniste Niccolò Niccoli, grand collectionneur de livres, ouvrit sa bibliothèque à Traversari et le mit en relation avec les cercles érudits de Florence (notamment Leonardo Bruni, et aussi Côme de Médicis dont il était le conseiller), de Rome et de Venise.

En 1423, le pape Martin V envoie deux lettres, l’une au prieur du couvent Sainte-Marie-des-Anges, le Père Matteo, l’autre à Traversari lui-même, exprimant son soutien au grand développement des études patristiques dans cet établissement, et tout particulièrement au travail de traduction des Pères grecs mené par Traversari.

Le pape avait en vue les négociations qu’il allait mener avec l’Église grecque : début 1423, son légat Antoine de Massa rapporta de Constantinople plusieurs manuscrits grecs qu’il confia à Traversari pour traduction : notamment l’Adversus Græcos de Manuel Calécas, et pour les classiques les Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, qui ne sera longtemps diffusé que dans la traduction latine de Traversari.

C’est suite à ce travail que Traversari manifesta son intérêt à voir résolu le schisme entre les Eglises latine et grecque. Fin 1423, Niccolò Niccoli procura à Traversari un vieux volume contenant tout le corpus des anciens canons ecclésiastiques. Le savant moine exprima dans sa correspondance avec l’humaniste son enthousiasme de pouvoir se plonger dans la vie de l’Église chrétienne antique alors unie. Sur sa lancée il traduira en grec une longue lettre du pape Grégoire le Grand aux prélats d’Orient.

Bessarion et Pléthon furent-ils les premiers à introduire l’ensemble de l’œuvre de Platon en Europe ?

Giovanni Aurispa, traducteur de Platon.

Pas vraiment. Si Jean Bessarion (1403-1472) apporta effectivement en 1437 sa propre collection des « œuvres complètes de Platon » à Florence, elles avaient déjà été introduites plus tôt en Italie, notamment en 1423 par le Sicilien Giovanni Aurispa (1376-1459), le précepteur de Lorenzo Valla (un autre collaborateur du Cusain, avec lequel il dénonça la fraude de la « Donation de Constantin » et dont les travaux influenceront fortement Erasme). 

En 1421, Aurispa, travaillant avec Traversari, fut envoyé par le pape Martin V afin de servir de traducteur au marquis Gianfrancesco Gonzaga, en mission diplomatique auprès de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue. Sur place, Aurispa gagna la faveur du fils et successeur de l’empereur, Jean VIII Paléologue (1392-1448), qui fit de lui son secrétaire. Deux ans plus tard, Aurispa accompagnera l’empereur byzantin dans une mission à la cour d’Europe.

Jean VIII Paléologue, ici représenté comme le roi Balthazar,
fresque de Benozzo Gozzoli.

Le 15 décembre 1423, 16 ans avant le Concile de Florence de 1439, Aurispa arriva à Venise avec la plus grande et la plus belle collection de textes grecs à pénétrer en Occident ; donc avant ceux apportés par Bessarion.

En réponse à une lettre de Traversari, il précisa avoir ramené 238 manuscrits. Ceux-ci contenaient toutes les œuvres de Platon, dont la plupart jusqu’alors n’étaient connues que très partiellement ou pas du tout en Occident, à quelques exceptions près. Par exemple, en Sicile, dès 1160, Henri Aristippe de Calabre (1105-1162) avait traduit en latin le Phèdre et le Ménon, deux dialogues de Platon.

Le virus du néo-platonisme

Les authentiques platoniciens (tels que Pétrarque, Traversari, Nicolas de Cues ou Erasme), s’opposèrent avec force aux « néo-platoniciens » (tels que Plotin, Proclus, Jamblique, le Ficin et autres Pic de la Mirandole) dont l’influence suscitera ce que l’on peut et doit appeler une « contre-Renaissance ».

Quelques siècles plus tard, le philosophe humaniste Leibniz mettra lui aussi fortement en garde contre les « néo-platoniciens » et exigera que l’on étudie Platon dans ses écrits originaux plutôt qu’à travers ses commentateurs, aussi brillants soient-ils :

« Non ex Plotino aut Marsilio Ficino, qui mira semper et mystica affectantes diceren tanti uiri doctrinam corrupere. » Il faut étudier Platon, dit-il, « mais non pas Plotin ou le Ficin, qui, en s’efforçant toujours de parler merveilleusement et mystiquement, corrompent la doctrine d’un si grand homme. »

Examinons maintenant, dans ce contexte, la figure de Pléthon, qui estimait que Platon et Aristote pouvaient jouer chacun leur propre rôle.

George Gemistos Pléthon,
fresque de Benozzo Gozzoli.

George Gemistos « Pléthon » (1355-1452), fut un disciple du neo-platonicien radical Michael Psellos (1018-1080).

Vers 1410, Gemistos ouvrit son académie « néo-platonicienne » à Mistra (près du site de l’ancienne Sparte) et ajouta « Pléthon » à son nom pour ressembler à Platon. A part Platon, il admirait aussi Pythagore et les « Oracles chaldéens », qu’il attribua à Zoroastre.

Alors que la plupart des écrits de Pléthon, soupçonné d’hérésie, furent brûlés, une partie de son œuvre finira entre les mains de son ancien élève, le cardinal Jean Bessarion. Ce dernier, avant de mourir, légua sa vaste collection de manuscrits et de livres à la bibliothèque Saint-Marc de Venise (ville où résidaient plus de 4000 Grecs). Parmi ces livres et manuscrits se trouvait le Résumé des Doctrines de Zoroastre et de Platon. Ce texte, un mélange de croyances polythéistes et d’éléments néo-platoniciens, était un résumé que Pléthon avait écrit en partant de l’œuvre de Platon, Les Lois.

Jean Bessarion, ce véritable humaniste qui participa au Concile de Ferrare (1437) et de Florence (1439), en tant que représentant des Grecs et a signa le décret de l’Union, il s’en tint au principe :

« J’honore et respecte Aristote, j’aime Platon » (colo et veneror Aristotelem, amo Platonem).

Pour lui, la pensée platonicienne ne serait acceptable pour le monde latin (Occident) que lorsqu’elle obtiendrait le même droit que la pensée aristotélicienne en apparaissant comme une interprétation irénique de l’aristotélisme, sans être en contradiction avec le christianisme.

Les Médicis financèrent-ils un programme intensif pour traduire les œuvres de Platon ?

Côme de Médicis.

En 1397, le banquier et industriel Giovannni « di Bicci » de’ Medici (1360-1429) fonda la Banque des Médicis. Giovanni possédait deux manufactures de laine à Florence et fut membre de deux guildes : l’Arte della Lana et l’Arte del Cambio. En 1402, il fut l’un des juges du jury qui sélectionna le projet du sculpteur Lorenzo Ghiberti pour les magnifiques bas-reliefs en bronze des portes du Baptistère de Florence.

En 1418, Giovanni di Bicci, souhaitant doter les Medicis de leur propre église familiale, confia à Filippo Brunelleschi, futur réalisateur du Duomo, la fameuse coupole de la cathédrale de Santa Maria del Fioro, le Duomo, le soin de transformer radicalement l’église basilique de San Lorenzo et chargea Donatello de réaliser les sculptures.

Politiquement, la puissante famille des Médicis, actifs dans la finance et l’industrie textile, n’accéda au pouvoir qu’en 1434, trois ans avant le Concile de Florence alors que la Renaissance battait déjà son plein.

Certes, le fils et héritier de Giovanni di Bicci, Cosimo (Côme) di Medici (1389-1464), connu comme l’homme le plus riche de son siècle, fut si enthousiasmé par les paroles de Pléthon qu’il acquit une bibliothèque complète de manuscrits grecs. Il lui acheta également un ensemble de 24 dialogues de Platon, ainsi qu’un exemplaire du Corpus Hermeticum d’Hermès Trismégiste l’Égyptien (entre 100 et 300 après JC.), trouvé en Macédoine par un moine italien, Leonardo de Pistoia.

Cosimo songea à faire traduire du grec ancien au latin la totalité des œuvres de Platon. Cependant, comme nous l’avons déjà dit, Leonardo Bruni (1369-1444), chancelier de la république florentine de 1427 à 1444, avait déjà traduit bien avant une grande partie des œuvres de Platon du grec ancien vers le latin.

Cosimo choisit comme traducteur Marsilio Ficino (1433-1499), le fils de son médecin personnel, âgé seulement de cinq ans au moment du Concile de Florence en 1439. Ayant de sérieux doutes sur les capacités du Ficin lorsque ce dernier lui offre en 1456 sa première traduction, Les institutions platoniques, Cosimo lui demanda de ne pas publier cet ouvrage et d’apprendre d’abord la langue grecque… que le Ficin apprit auprès du savant byzantin Jean Argyropoulos (1395 -1487), un élève aristotélicien de Bessarion.

Avancé en âge et gagné par la corruption, Cosimo lui donna finalement le poste. Il lui alloue une bourse annuelle, les manuscrits nécessaires et une villa à Careggi, un quartier de Florence, où le Ficin fonda son « Académie platonicienne » avec une poignée d’adeptes, parmi lesquels Angelo Poliziano (1454-94), Jean Pic de la Mirandole (1463-1494) et Cristoforo Landino (1424-1498).

Marsilio Ficino (à gauche) avec ses disciples.

L’Académie du Ficin, reprenant (comme il le dit lui-même) l’ancienne tradition néo-platonicienne de Plotin et de Porphyre organisait chaque année, le 7 novembre, un banquet cérémonial « négligé depuis mille deux cents ans ». Cette date correspondait, selon lui, à la fois à l’anniversaire de Platon et de sa mort.

Après le dîner, les participants lisaient le Symposium de Platon, puis chacun d’entre eux commentait l’un des discours de l’œuvre. Il s’agissait de démonstrations sans véritable dialogue et dépourvus de l’essence de toute vraie dialectique socratique : l’ironie.

En outre, il est à noter que la plupart des réunions de l’Académie du Ficin avaient lieu en présence de l’ambassadeur de Venise à Florence, en particulier le puissant oligarque Bernardo Bembo (1433-1519), père du cardinal « poète » Pietro Bembo, plus tard conseiller spécial du pape guerrier, le génois Jules II.

C’est cette alliance formée par la famille des Médicis, de plus en plus dégénérée, des Vénitiens et des néo-platoniciens qui permit de consolider une emprise oligarchique sur l’Église catholique romaine.

Les Médicis eurent peu de considération pour Léonard de Vinci dont ils jugeaient trop lente l’exécution de ses œuvres et ses fresques défaillantes techniquement. Déçu de n’obtenir aucune commande de la part du pape, Léonard se rendit en France où le roi François Ier l’attendait.

Giorgio Vasari, peintre médiocre, fut l’homme orchestre des Médicis. Dans sa Vies des peintres, il répandit le mythe que la Renaissance fut le bébé quasi-exclusif des ses employeurs.

Soulignons également qu’avant de traduire les œuvres de Platon, et à la demande expresse de Cosimo, le Ficin traduira d’abord (en 1462) les Hymnes orphiques, les Dictons de Zoroastre et le Corpus Hermeticum d’Hermès Trismégiste.

Ce n’est qu’en 1469 (trente ans après le Concile de Florence) que le Ficin achèvera ses traductions de Platon après une dépression nerveuse en 1468, décrite par ses contemporains comme une crise de « profonde mélancolie ».

En 1470, sous le titre plagié de Proclus, le Ficin écrivit sa Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes. Bien que complètement gagné au néo-platonisme ésotérique, il devint prêtre en 1473 et écrira son Livre de la religion chrétienne sans renoncer à sa vision païenne néo-platonicienne, puisqu’il entreprit alors toute une nouvelle série de traductions des néo-platoniciens d’Alexandrie : les cinquante-quatre livres des Ennéades de Plotin ainsi que les œuvres de Porphyre et de Proclus.

Le Ficin, dans ses « Cinq questions concernant l’esprit », s’attaqua explicitement à la conception prométhéenne de l’homme :

Rien n’est plus déraisonnable que l’homme qui, par la raison, est le plus parfait de tous les animaux, non, de toutes les choses du ciel, le plus parfait, dis-je, par rapport à cette perfection formelle qui nous est donnée dès le commencement, que l’homme, également par la raison, devrait être le moins parfait de tous par rapport à cette perfection finale pour laquelle la première perfection est donnée. Cela semble être celui du plus malheureux Prométhée. Instruit par la sagesse divine de Pallas, il a pris possession du feu céleste, c’est-à-dire de la raison. C’est à cause de cette possession, sur le plus haut sommet de la montagne, c’est-à-dire à la place la plus élevée de la contemplation, qu’il est à juste titre jugé le plus misérable de tous, car il est rendu misérable par le rongement continuel du plus vorace des vautours, c’est-à-dire par le tourment de l’enquête… 

(…) Que disent les philosophes de ces choses ? Certainement que les Mages, disciples de Zoroastre et d’Ostanès, affirment quelque chose de similaire. Ils disent que, à cause d’une certaine vieille maladie de l’esprit humain, tout ce qui est très malsain et difficile nous arrive…

L’Académie néo-platonicienne florentine, soutenue par le flamboyant Lorenzo de Médicis (1449-1492) dit « Laurent le Magnifique », ne fut jamais à l’origine d’une quelconque Renaissance. Bien au contraire, elle servira d’opération « delphique » : défendre Platon pour mieux le détruire ; le louer en des termes tels qu’il en devienne discrédité.

Et surtout détruire l’influence de Platon en opposant la religion à la science, à un moment où Nicolas de Cues et ses partisans réussirent à fertiliser l’une avec la semence de l’autre. N’est-il pas étrange que le nom du Cusain n’apparaisse pas une seule fois dans les œuvres du Ficin ou de Pic de la Mirandole, si érudits ?

Infecté par ce néo-platonisme ésotérique, Thomaso Inghirami (1470-1516), le bibliothécaire en chef du pape Jules II, n’accomplira rien d’autre que cela en dictant au peintre Raphaël le contenu des Stanze (chambres) au Vatican quelques décennies plus tard.

La « mélancolie » néo-platonicienne, que l’ami d’Erasme, le peintre-graveur Albrecht Dürer, prendra comme thème de sa célèbre gravure, deviendra la matrice philosophique des romantiques, des symbolistes et de l’école dite moderne.

Quant à la révolution que susciteront les études grecques dans les sciences, j’ai eu l’occasion d’expliquer la question dans mon texte « 1512-2012 : De la cosmographie aux cosmonautes, Gérard Mercator et Gemma Frisius ».

Humanistes et traducteurs

Pour conclure, voici une courte liste de traducteurs (il en manque certainement) et des langues étrangères qu’ils maîtrisaient.

Remercions-les pour tout ce qu’ils nous ont apporté. Sans eux, l’homme n’aurait certainement pas pu poser le pied sur la Lune !

  • Cicéron, 106-43 av. JC. : italien, latin et grec ;
  • Philon d’Alexandrie, vers 20 av. JC- 45 apr. JC : hébreu, grec ;
  • Origène, v. 185-v. 253 après JC. : grec, latin ;
  • Saint Jérôme (de Stridon), 342-420 : italien, latin et grec ;
  • Boèce, 477-524 : italien, latin et grec ;
  • Bède le Vénérable, 672-735 : anglais, latin, grec et hébreu ;
  • Charlemagne, 742-814, parlait couramment le latin et connaissait le grec, l’hébreu, le syriaque et l’esclavon (l’ancien serbo-croate) ;
  • Jean Scot Erigène, 800-876 : irlandais, grec, arabe et hébreu ;
  • Hunayn ibn Ishaq, 809-873 : arabe, syriaque, persan et grec ;
  • Thabit ibn Qurra, 826-901 : syriaque, arabe et grec ;
  • Al-Fârâbi, 872-950 : farsi, sogdien et grec ;
  • Al-Biruni, 973-1048, chorasmien, farsi, arabe, syriaque, sanskrit, hindi, hébreu et grec ;
  • Héloïse, 1092-1141 : français, latin, grec et hébreu ;
  • Hugues de Saint Victor, 1096-1141 : français, latin, grec ;
  • Constantin l’Africain, XIe siècle. : arabe, latin, grec et italien ;
  • Jean Sarrazin, XIIe siècle : latin et grec ;
  • Henri Aristippe, 1105-1162 : italien, latin et grec ;
  • Gérard de Crémone, 1114-1187 : Italien, latin et arabe ;
  • Robert Grosseteste, 1168-1253 : anglais, latin et grec;
  • Michael Scot, 1175-1232 : écossais, latin, grec, hébreu et arabe;
  • Moïse de Bergame, XIIe siècle : italien, latin et grec ;
  • Burgundio de Pise, XIIe siècle : italien, latin et grec ;
  • Jacques de Venise, mort après 1147 : italien, latin et grec ;
  • Roger Bacon, 1214-1294 : anglais, latin, grec, hébreu, arabe et chaldéen ;
  • Guillaume de Moerbeke, 1215-1286 : flamand, latin et grec ;
  • Raymond Lulle, 1232-1315 : catalan, latin et arabe ;
  • Dante Alighieri, 1265-1321 : italien et latin
  • Léonce Pilate, (?-1366) : italien, latin et grec ;
  • Francesco Pétrarque, 1304-1374 : Italien, latin et notions de grec ;
  • Giovanni Boccaccio (Bocace), 1313-1375 : italien, latin et notions de grec ;
  • Coluccio Salutati, 1331-1406 : italien et latin ;
  • Geert Groote, 1340-1384 : néerlandais, latin, grec et hébreu ;
  • Florens Radewijns, 1350-1400 : néerlandais et latin ;
  • Manuel Chrysoloras, 1355-1415 : grec, latin et italien ;
  • Jacopo d’Angelo, 1360-1410, italien, latin, grec ;
  • Georgius Gemistus Pléthon, 1360-1452 : grec ;
  • Pier Paolo Vergerio (l’Ancien), 1370-1445 : italien, latin et grec ;
  • Leonardo Bruni, 1370-1441 : italien, latin, grec, hébreu et arabe ;
  • Guarino Guarini (de Vérone), 1370-1460 : italien, latin et grec ;
  • Palla di Onorio Strozzi, 1372-1462 : italien, latin et grec ;
  • Giovanni Aurispa, 1376-1459 : italien, latin et grec ;
  • Vittorino da Feltre, 1378-1446 : italien, latin et grec ;
  • Poggio Bracciolini, 1380-1459 : italien, latin et grec ;
  • Ambrogio Traversari, 1386-1439 : italien, latin et grec ;
  • Gianozzo Manetti, 1396-1459 : italien, latin, grec et hébreu ;
  • Jean Argyropoulos, 1395-1487 : grec, italien et latin ;
  • Georges de Trébizonde, 1396-1472 : grec, latin et italien ;
  • Tommaso Parentucelli (pape Nicolas V), 1397-1494 : italien et latin ;
  • Francesco Filelfo, 1398-1481 : Italien, latin et grec ;
  • Carlo Marsuppini, 1399-1453 : italien, latin et grec ;
  • Théodore de Gaza, 1400-1478 : grec et latin ;
  • Jean Bessarion, 1403-1472 : grec, latin et italien ;
  • Lorenzo Valla, 1407-1457 : italien, latin et grec ;
  • Nicolas de Cues, 1401-1464 : allemand, latin, grec et hébreu ;
  • John Wessel Gansfoort, 1419-1489 : néerlandais, latin, grec et hébreu ;
  • Georg von Peuerbach, 1423-1461 : allemand, latin et grec ;
  • Démétrios Chalcondyle, 1423-1511 : grec et latin ;
  • Marcilio Ficino, 1433-1499 : italien, latin et grec ;
  • Constantin Lascaris, 1434-1501 : grec, latin, italien ;
  • Regiomontanus, 1436-1476 : allemand, latin et grec ;
  • Alexander Hegius, 1440-1498 : néerlandais, latin et grec ;
  • Rudolf Agricola, 1444-1485 : néerlandais, latin, grec et hébreu ;
  • Janus Lascaris, 1445-1535 : grec et latin ;
  • William Grocyn, 1446-1519, anglais, latin et grec ;
  • Angelo Poliziano, 1454-1494 : italien, latin et grec ;
  • Johannes Reuchlin, 1455-1522 : allemand, latin, grec et hébreu ;
  • Thomas Linacre, 1460-1524 : anglais, latin et grec ;
  • Erasme de Rotterdam, 1467-1536 : néerlandais, français, latin et grec ;
  • Guillaume Budé, 1467-1540 : français, latin et grec ;
  • William Latimer, 1467-1545 : anglais, latin et grec ;
  • Willibald Pirckhimer, 1470-1530 : allemand, latin et grec ;
  • Marcus Musurus, 1470-1517, italien, latin et grec ;
  • Thomas More, 1478-1535 : anglais, latin et grec ;
  • Pietro Bembo, 1470-1547 : italien, latin et grec ;
  • Jérôme Aléandre, 1480-1542, italien, latin et grec;
  • François Rabelais, 1483-1553 : français, latin et grec ;
  • Germain de Brie, 1490-1538 : français, latin et grec;
  • Juan Luis Vivès, 1492-1540 : espagnol, latin, grec et hébreu.

* * * * *

NOTES :
*A. Artus et M. Maynègre, La Fontaine de Pétrarque, n° spécial consacré au 700e anniversaire de la naissance de François Pétrarque, Avignon, 2004.
**Dans son testament du 28 août 1374, Boccace avait prédisposé qu’à sa mort (advenue le 21 décembre 1375), une partie de sa riche bibliothèque (l’essentiel des textes latins et grecs, à l’exclusion donc des œuvres en langue vernaculaire) aille en héritage au frère augustin Martino da Signa et que celui-ci, à sa propre mort (survenue en 1387), la lègue intégralement à son institution d’appartenance, le couvent de Santo Spirito à Florence.

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Albrecht Dürer contre la Mélancolie néo-platonicienne


EN version pdf: Albrecht Dürers fight against neoplatonic melancholy


Albrecht Dürer, autoportrait, 1500.

Par Karel Vereycken, 2007.

Fais en sorte par tous tes efforts
Que Dieu te donne les huit sagesses.
On appellera facilement homme sage
Celui qui ne se laisse aveugler
Ni par la richesse ni par la pauvreté.
 
Celui qui cultive une grande sagesse
Supporte également plaisir et tristesse.
Est aussi un homme sage
Celui qui supporte la honte
Comme la gloire.
Celui qui se connaît soi-même et s’abstient du mal,
Cet homme est sur le chemin de la sagesse
Qui en place de vengeance
Prend son ennemi en pitié.
Il s’éloigne par sa sagesse des flammes de l’enfer
 
Celui qui sait discerner la tentation du diable et
Sait y résister par la sagesse que Dieu lui octroi.
Celui qui en toute circonstance garde son cœur pur
A choisi le couronnement de la sagesse.
Et celui qui aime vraiment Dieu
Est un chrétien pur et pieux.
Albrecht Dürer, 1509

Nuremberg, berceau de génies

Figure 1. Albrecht Dürer, autoportrait à l’âge de treize ans (1484)

L’autoportrait (1484) d’Albrecht Dürer (1471-1528) « fait devant un miroir », à l’âge de treize ans (Fig. 1) nous montre un enfant émerveillé. Son père, qui le guide dans cet effort, est un orfèvre d’origine Hongroise installé à Nuremberg et formé à la technique de dessin à la pointe d’argent « auprès des grands maîtres » flamands, spécialisés dans cette technique complexe.

Centre commercial, minier et sidérurgique qui fournissait la cour de Prague, Nuremberg, en 1500 est une ville riche de 50 000 âmes et attire, tel un aimant, tous les talents d’Allemagne et d’Europe. (Fig. 2) Grande ville de l’imprimerie naissante, Anton Koberger (v. 1445-1516) y fait tourner jusqu’à 24 presses à lui seul avec une centaine de compagnons. Friedrich Peypus, imprimeur des humanistes, y publie le grand platonicien Erasme de Rotterdam (1469-1536).

On produit des écrits ésotériques et des bibles, mais aussi tout ce que l’Italie peut fournir comme auteurs humanistes, avec les écrits scientifiques de Nicolas de Cuse (1401-1464) ou les lettres d’Enea Silvio Piccolomini (le pape anti-obscurantiste Pie II). Astronomes, géographes, mathématiciens, artisans, sculpteurs (Veit Stoss et Adam Kraft, entre autres), orfèvres, architectes et poètes y fleurissent. Le médecin Hartman Schedel (1440-1515) y rédige et imprime sa fameuse Chronique, illustrée de 1809 gravures. Martin Behaim (1459-1509), dont la maison familiale avoisine celle de Dürer, y fabrique les premiers globes terrestres.

Fig. 2: La maison de Dürer à Nuremberg, près des remparts.

Profitant de cet environnement intellectuel, culturel et scientifique exceptionnel, il va sans dire que Dürer, tout comme Rabelais, était un enfant de la « génération Erasme » [1]. Toute analyse de l’œuvre de Dürer nécessite donc une lecture d’Erasme, ce géant à l’origine du décloisonnement des esprits et des métiers ; son impulsion demeure incontournable pour circonscrire l’humanisme qui anime l’artiste. Cependant, c’est un autre géant, scientifique celui-ci, qui donne à Albrecht Dürer un atout supplémentaire.

De Bessarion à Dürer, en passant par Regiomontanus

Figure 3. Portrait de Regiomontanus, ici avec astrolabe.

Car en 1471, année de naissance de Dürer, le géographe, mathématicien et astronome Johannes Müller (1436-76), dit Regiomontanus (Fig. 3) , décide d’élire domicile à Nuremberg. Il est certain d’y trouver ce qu’il cherche : des érudits comme lui et des artisans hautement qualifiés, spécialisés dans la fabrication d’instruments scientifiques de précision, en particulier pour l’astronomie.

A la mort du mathématicien viennois Georg Peuerbach (1423-61), son mentor, Regiomontanus fait sienne la mission que ce dernier avait reçu du cardinal Jean Bessarion [2] (1403-1472) : re-traduire et publier l’abrégé de l’Almageste de l’astronome grec Claude Ptolémée (90-168), supposé donner une explication cohérente aux mouvements des planètes du système solaire. Ce travail, achevé en 1463 et imprimé pour la première fois en 1496 sous le titre Epitoma in Amagestum Ptolomei (avec des illustrations de Dürer) suscite de grandes controverses, reprises par des astronomes tels que Copernic, Galilée et Kepler.

Au service de Bessarion, Regiomontanus parcourt l’Italie de 1461 à 1467. Il fabrique un astrolabe, écrit sur la trigonométrie et la sphère armillaire. A l’université de Padoue il expose les idées d’al-Farghani et écrit une critique du Theorica Planetarum attribué à Gérard de Crémone.

A partir de ses propres observations, comme il le stipule dans une lettre à l’astronome Giovanni Bianchini, Regiomontanus constate que ni Ptolémée, ni aucune science astronomique connue à son époque ne réussissent à expliquer les phénomènes observés. C’est avec son appel pour une collaboration internationale capable d’y parvenir, que Regiomontanus apparaît comme l’homme qui fixa l’agenda pour une révolution théorique en astronomie, qu’accomplira ensuite Johannes Kepler.

De surcroît, dans ses bagages, Regiomontanus amène à Nuremberg une collection exceptionnelle de manuscrits. Il projette notamment d’y fonder sa propre imprimerie et de publier ses manuscrits, référencés dans un « prospectus » établi vers 1473. Cette collection rare et prestigieuse est alors sans pareil par sa teneur scientifique : on y trouve les œuvres d’Archimède (par Jacobus Cremonsis), quatre codex euclidiens (dont une version des Eléments ayant appartenu à Bessarion et traduite au début du XIIème siècle par Abelard de Bath), le De arte mensurandi (de Jean de Murs), De la Quadrature du Cercle de Nicolas de Cuse où encore le De speculis cimburrentibus (d’Alhazen) parmi beaucoup d’autres.

Poursuivant sa correspondance avec Paolo Toscanelli [3] (1397-1482), Regiomontanus et son élève Bernhardt Walther (1430-1504), élaborent et font imprimer à Nuremberg les fameuses éphémérides pour la période 1475-1506, qui, de pair avec la fameuse carte de Toscanelli, permettent à d’intrépides navigateurs, tel Christophe Colomb, d’élargir les horizons de l’humanité grâce à une nouvelle science : la navigation astronomique. [4]

Bien que très doué pour le dessin, le jeune Dürer est formé comme artisan et métallurgiste dans l’orfèvrerie de son père. En 1486, âgé de 15 ans, il entre dans l’atelier de Michael Wolgemut (1434-1519), un graveur qui illustre des publications de Regiomontanus.

Après le décès de ce dernier en 1476, c’est son disciple Walther qui hérite de sa riche bibliothèque et poursuit les recherches. En 1501 Walther achète la maison de Regiomontanus – qu’en 1509 Dürer acquiert à son tour, devenu membre du Grand Conseil de Nuremberg – et aménage le pignon sud en plate-forme d’observations astronomiques.

Figure 4. Albrecht Dürer, portrait de Pirckheimer.

Cependant, Dürer, dépourvu d’une connaissance suffisante en latin et grec pour déchiffrer ces trésors, se voit obligé de passer des soirées entières avec le turbulent correspondant d’Erasme, le patricien Willibald Pirckheimer [5] (1470-1530) (Fig. 4) et d’autres humanistes de son entourage. Dans le cercle de Pirckheimer, l’artiste fait certainement connaissance avec le neveu du duc de Milan, Galeazzo de San Severino, un camarade d’université de Pirckheimer, réfugié à Nuremberg après 1499. Il faut savoir que c’est dans les écuries de Galeazzo que Léonard de Vinci étudie les proportions des chevaux, de plus, il est établi que plusieurs dessins anatomiques de Dürer sont des copies pures et simples de Léonard. En géométrie, on pense que Dürer a pu bénéficier du conseil et des explications d’un autre membre du cercle de Pirckheimer, le prêtre astronome et mathématicien Johannes Werner [6] (1468-1528), réputé pour aimer échanger et partager son savoir avec les artisans.

Comme on le découvre en explorant son environnement social immédiat : Dürer , ami d’un correspondant d’Erasme, est initié à la gravure par un proche collaborateur d’un grand scientifique, Regiomontanus et de plus, s’installe dans la maison qui abrite probablement la plus riche collection de manuscrits dont on peut rêver à l’époque, rassemblés par Bessarion et Nicolas de Cuse !
On peut bien dire qu’avant d’aller découvrir la Renaissance en Italie, le meilleur de la Renaissance du Quattrocento italien est venu à sa rencontre.

« Melencolia », ou Platon contre le néoplatonisme

Bien que Dürer tienne l’essentiel de sa réputation à des très nombreuse gravures à thème biblique sur bois et sur cuivre (Apocalypse, Petite Passion, Grande Passion, etc.), aujourd’hui on l’admire surtout pour ses études minutieuses de la nature (Le lièvre, La grande touffe d’herbe, etc.).

Nous avons choisi ici de traiter l’aspect plus énigmatique de son travail dans lequel il aborde un des défis majeurs de son époque et qui reste d’une brûlante actualité : comment donner aux penseurs, chercheurs et autres artistes, l’entière et saine maîtrise des processus créateurs de l’esprit humain, en évitant tout autant les procédés formels et stérilisants que les dérapages ésotériques et irrationnels, fuites confortables vers une douce folie ? Voyant sombrer son meilleur ami et tuteur Pirckheimer, exposé aux théories « néo-platoniciennes » très en vogue à l’époque, Dürer fait appel au « vrai » Platon pour élaborer en 1514, avec une grande ironie, sa gravure Melencolia I. La joie de découvrir cette œuvre nous livre d’emblée l’antidote au type de mélancolie qu’il dénonce.

Trois gravures, connues sous le nom de Meisterstiche [chefs-d’œuvre gravés] nécessitent d’être juxtaposées pour mieux comprendre cette œuvre. Des témoignages d’époque rapportent que Dürer offre souvent plusieurs gravures de cette série.

Figure 5. Albrecht Dürer, Le Chevalier, la mort et le diable (1513), gravure au burin.

Il s’agit du Chevalier, la mort et le diable (qui date de 1513), Saint Jérôme dans sa cellule ( 1514), et de Melencolia I (également de 1514). (Fig. 5, 6 et 7)

D’abord Le Chevalier, la mort et le diable pose d’une façon brutale le défi de l’existence humaine. Le chevalier passe son chemin sans se laisser impressionner par un diable presque ridicule et la mort qui lui présente un sablier. Crâne et os ne représentent pas tant la mort que le passage inexorable du temps assimilé tout naturellement à un memento mori (« Souviens-toi que tu dois mourir »), invitation à une vie de raison qui ne doit pas être gaspillée.

Saint-Jérôme

Fig. 6: Albrecht Dürer, Saint-Jérôme dans sa cellule.

Ensuite, loin d’une vie contemplative et retirée du monde, Saint Jérôme dans sa cellule rayonne d’une activité débordante. Plus encore que le crâne et le sablier, c’est le potiron géant accroché au plafond qui nous interpelle. En raisons de ses nombreux pépins, il est symbole d’abondance et de fécondité, image métaphorique de nourriture d’immortalité. Un dicton chinois pose la question du sens de la vie : « Suis-je une calebasse qui doit rester pendue sans qu’on la mange ? »

Enfin, l’énigmatique Melencolia I. On remarque dans une pénombre troublée par la chute d’une comète et d’un arc en ciel, une figure, qui bien qu’ailée, semble clouée au sol, assise au pied d’un monument érigé devant un plan d’eau, et une ville en arrière-plan. La créature porte une couronne de feuilles et une robe richement brodée. Elle exhibe une bourse bien remplie et un trousseau de clefs. Elle est entourée d’une collection d’objets et d’instruments ayant un rapport à la géométrie (un compas, une règle, une sphère, un polyèdre), au travail artisanal (un rabot, un gabarit pour moulures, un marteau, des clous, des tenailles, une scie, un creuset, une échelle, une balance, un sablier avec un cadran solaire), aux nombres (un carré magique), à la littérature (un encrier, un livre fermé) et à la musique (une cloche). On remarque aussi au centre un angelot ayant l’air bien inspiré, assis sur un tapis recouvrant partiellement une meule. Ce putto se concentre sur son activité d’écriture tandis qu’à terre repose un chien un peu misérable. Une chauve-souris, exhibant un écriteau avec le texte Melencolia I semble vouloir se jeter hors du tableau.

Pour comprendre cette œuvre, procédons par étapes.

Figure 7. Albrecht Dürer, Melencolia I (1514), gravure au burin.

La mélancolie, un virus aristotélicien

Point besoin d’avoir pénétré toutes les significations secrètes des objets et des attitudes pour constater le sens général de l’œuvre. La figure qui incarne la mélancolie semble ici peu satisfaite de sa propre inaction ; elle jette un regard jaloux sur le petit ange si travailleur et si heureux !

Les études de l’historien d’art Erwin Panofsky, reprenant ceux de Karl Giehlow de 1903, résument bien l’historique du thème : la mélancolie (du grec mélas signifiant le noir, et choler l’humeur), n’est qu’une forme aggravée de l’acedia [l’ennui]. L’acedia, cette apathie spirituelle décrite dès le quatrième siècle par le moine Evagrius Pontus comme la maladie des moines fut parfois appelée démon de midi. Le diable, sûr de lui, n’hésitait pas à opérer en plein jour, en particulier à midi, lorsque les moines, après une petite nuit et un long labeur matinal, manifestaient les premières signes de faiblesses…

Cette « torpeur de l’esprit qui ne peut entreprendre le bien » n’était pas une simple paresse au sens de fainéantise, et était considéré par les chrétiens comme un grave péché. [7] De nombreux chapiteaux de l’art roman font figurer le péché Désespoir sous forme d’un diable se suicidant, en opposition avec la vertu Espérance.

Si les chrétiens considéraient cette affection comme un grave péché, les médecins de l’antiquité n’y voyaient en général qu’une maladie. Ils considéraient la mélancolie comme l’une des quatre humeurs (sanguine, cholérique, mélancolique, lymphatique), tempéraments qui affectent tout les êtres humains. Mais si une d’entre elles domine trop, elle peut nous conduire au vice et même à la folie.

A la Renaissance, cette conception antique refait surface. Comme le souligne Erasme, ces humeurs ont certes des défauts, mais chez un homme « bien tempéré », elles laissent la place à d’autres qualités qui peuvent compenser les défauts de caractère : « Il arrive parfois que la nature, comme si elle faisait balance entre deux comptes, compense une maladie de l’âme par quelque sorte de qualité contraire : tel individu est sans doute plus porté à la volupté, mais nullement colérique, nullement jaloux ; un autre est d’une chasteté incorruptible, mais un peu bien hautain, plus porté à la colère, plus regardant à ses sous. » (Enchiridion f.46)

Figure 8. Représentation de l’Acedia. Détail des Tempéraments, (vers 1490)

En art, la représentation moyenâgeuse de la mélancolie se construit donc à partir de celle de l’ennui (acedia), présentée parfois comme une fileuse ayant cessé de filer la quenouille (dérouler le fil de la vie). Par sa passivité, elle se rend vulnérable au diable. (Fig. 8)

Dürer lui-même traite d’une façon semblable ce thème dans une gravure non datée, Le songe du Docteur. [8] (Fig. 9)

Figure 9. Albrecht Dürer, Le songe du docteur
gravure non daté.

Une étude récente démontre d’une façon convaincante que le docteur endormi derrière son fourneau vers lequel le diable actionne un soufflet, n’est pas en proie à un rêve luxurieux. Il s’agit selon toute probabilité d’une polémique contre les alchimistes, qui, à force d’attendre devant leur athanor que le plomb se transforme en or, sont dans l’incapacité de répondre aux invitations de dame fortune.

Cependant, Melancolia I n’a rien à voir avec cette paresse dangereuse. Nous sommes ici devant quelque chose de radicalement différent : la figure ailée n’est pas dans un état de somnolence mais bien plutôt en état de super-éveil. Son visage sombre et son regard fixe expriment une quête intellectuelle, intense mais stérile. Elle a suspendu son travail, non par indolence, mais parce qu’il est devenu, à ses yeux, privé de sens. Comme le formule Panofsky : « Ce n’est pas le sommeil qui paralyse son énergie, c’est la pensée. »

Marsile Ficin à l’origine du romantisme ?

Figure 10. Le mélancolique Marsile Ficin.

Cette interprétation « moderne » de la mélancolie arrive avec ce qu’on nomme abusivement les idées néo-platoniciennes. Il s’agit en réalité d’une attaque perverse contre l’essence de la pensée platonicienne menée par la personne, l’oeuvre et les disciples de Marsile Ficin (1433-1499), (Fig. 10) lui-même adepte des néo-platoniciens d’Alexandrie (Plotin, Porphyre…).

Comme Giehlow, Panofsky note, bien avant nous, que, cette personnalité dominante de l’académie néo-platonicienne de Florence a inversé le concept de Mélancolie. Que Dürer ait été confronté à ces idées nouvelles semble entièrement établit. Pirckheimer, encore étudiant à Pavie, envoie à son père une copie d’un écrit du Ficin. Notons aussi qu’Anton Koberger, le parrain de Dürer, imprime en 1497 à Nuremberg la correspondance de Ficin et que ses œuvres circulaient dans toute l’Allemagne. Il y a donc peu de doutes que son cercle en discute.

Observons d’abord que, dans sa Septième lettre, le Ficin reprend la belle métaphore de Platon où il conte que notre âme, après avoir contemplé les idées (justice, beauté, sagesse, harmonie) à l’état pur dans les cieux, se retrouve dégradée par les désirs des choses terrestres.
Pour y échapper, l’âme peut s’envoler grâce à deux ailes (deux vertus) : la justice qu’on obtient grâce à un comportement moral (actif) et la sagesse (contemplatif). On peut y voir Le Chevalier et Saint Jérôme. Le fait que Dürer représente sa Mélancolie avec des ailes trouve donc tout son sens. Quand l’âme voit une forme belle, elle « est enflammé par cette mémoire et, en secouant ses ailes, par degrés se purge du contact avec les corps et la saleté et devient possédée par la fureur divine ». (…)

Cependant, insiste le Ficin, « Platon nous dit que ce type d’amour naît de la maladie humaine et est remplie de troubles et d’angoisses, et qu’il se manifeste dans ces hommes dont l’esprit est tellement couvert de noirceur que ça n’a rien d’exalté, rien d’exceptionnel, rien d’au-delà de la faible image du petit corps. Il n’y a rien qui regarde les étoiles, parce que dans sa prison, les volets sont clos. »

Pour le Ficin, « l’âme immortelle de l’homme est en malheur constant dans le corps », ou elle « dort, rêve, délire et souffre », emplie d’une nostalgie infinie qui ne connaîtra nul repos avant qu’enfin elle ne « retourne d’où elle est venue ».

Ensuite, dans De Vita triplici (Les trois livres de la Vie, 1489), le Ficin reprend les idées de l’ennemi numéro un de Platon : Aristote. Ce dernier, dans son Problemata XXX, 1, définit le « mélancolique de nature » comme quelqu’un d’une sensibilité particulière que oscille tellement entre la paralysie et l’hyperactivité de ses pensées et ses émotions qu’il peut basculer dans la folie, le délire ou la faiblesse d’esprit, connu de nos jours comme le syndrome maniaco-dépressif ou encore les troubles bipolaires.

Pour Aristote, aucun doute : « tous les êtres véritablement hors du commun, que ce soit dans le domaine de la philosophie, de la conduite de l’Etat, de la poésie ou des arts, sont des mélancoliques -certains même au point qu’ils souffrent de troubles provoqués par la bile noire » puis déclare élégamment que, si le mélancolique réussit à marcher sur cette crête étroite séparant génie et folie, « le comportement de son anomalie devient admirable d’équilibre et de beauté ».

Le Ficin, lui-même proie d’une grave mélancolie s’efforce d’étoffer et d’amplifier cette affirmation. Après des arguments pseudo médicaux, il conclut que l’humeur noire « doibt estre autant cherchée et nourrie » que la blanche, car, si correctement exploitée, elle peut fournir une force formidable à l’âme : « Et tout ce qu’elle [l’âme mélancolique] recherche, aisément elle l’invente, le perçoit clairement, en juge sincèrement, et retient longtemps ce qu’elle a jugé. Adjoustez-y que comme cy dessus nous avons démonstré, que l’Ame par tel instrument qui convient en quelque sorte avecques le centre du monde, et (pour ainsi dire) qui recueille l’Ame comme en son centre, tend toujours au centre de toutes choses, et y pénètre au plus profond. En outre il convient avec Mercure et Saturne l’un desquels est le plus hault des Planètes qui élève l’homme de recherche aux plus hauts secrets. De là viennent les Filosophes singuliers, principalement quand l’ame est ainsi abstraite des mouvements externes et du propre corps, et que fort proche des divins, elle est faite instrument des choses divines. Donques estant remplie de divines influences et des oracles d’enhault, elle invente tousjours quelque chose de nouveau, et non usité, et prédit les choses futures. Ce qu’afferment non seulement Democrite et Platon : mais aussi Aristote au livre des Problèmes et Avicenne au livre des choses divines, et au livre de l’Ame le confessent. » (traduction française de Guy Le Fèvre de la Boderie, 1581).

Cette confusion permanente entre folie et génie apparaît une fois de plus dans De furore poetico (1482), la préface du Ficin pour sa traduction du dialogue de Platon Ion.

Dans ce dialogue, pour taquiner le rhapsode, Socrate affirme que « le poète est une chose légère, ailée et sacrée, qui ne peut composer avant d’être inspiré par un dieu, avant de perdre la raison, de se mettre hors d’elle-même. Tant qu’un homme reste en possession de son intellect, il est parfaitement incapable de faire œuvre poétique et de chanter des oracles ». Quand Socrate constate que le rhapsode Ion veut seulement être l’esclave des divinités [534d], et qu’il est avide de récompenses pécuniaires [535e], il le traite de Prothée [sophiste égyptien] [541e].

Pour Platon, l’inspiration divine doit conduire au perfectionnement de la raison souveraine et donc à la liberté. A contrario, dans Les Lois, VII, 790d, Platon évoque le « mal des Corybantes », ces prêtres mythiques qui honoraient la déesse-mère Cybèle par des danses frénétiques.

Mais dans sa préface, le Ficin, après avoir affirmé qu’une première forme de délire fait tomber l’homme « au dessous de l’apparence humaine et (…) en quelque sorte ramené à la bête », le florentin affirme, imitant en cela Plotin, qu’il existe une autre forme de délire, celui-ci divin (extase mystique).

Par ce stratagème, les néo-platoniciens de Florence reprirent à leur compte la doctrine aristotélicienne pour qui la furor melancolicus constitue le fondement scientifique de la conception platonicienne d’une furor divinus, la belle frénésie du poète ! Bien que le processus de créativité humaine, parfois qualifié d’agonie créatrice, implique de fortes tensions résultant de l’épuisement d’un niveau donné d’hypothèses, le plaisir de la découverte, que l’on éprouve par des sauts qualitatifs vers des géométries supérieures, renforce l’émotion fondamentale de joie et d’amour généreux envers l’humanité.

Voilà l’essence de l’identité d’un individu réellement adulte, ce que Platon appelle les « âmes d’or ». La nature de l’émotion fondamentale qui constitue son identité est agapique et non érotique.

Si ce processus dépasse la rationalité simple, il obéit néanmoins à une légitimité harmonieuse, diamétralement opposée à une crise existentialiste. Prétendre que la « souffrance » soit l’unique vivier de la créativité humaine est non seulement une escroquerie intellectuelle, mais une démarche visant à plonger le créateur dans un narcissisme infantile le rendant susceptible d’être manipulé.

Il apparaît ainsi que vouloir établir une équivalence automatique entre folie et créativité n’est qu’un instrument raffiné de l’oligarchie pour promouvoir une pensée irrationnelle, destructrice tant des arts que des sciences.

Ayant donc retrouvé son lustre grâce à ce mélange trompeur, la mélancolie, jusqu’à là tenue dans le mépris, s’auréola du sublime. (*9) Cette mélancolie sublime est l’essence même d’une grave maladie culturelle dont souffre encore le monde aujourd’hui : le romantisme. (*10)

Agrippa, Trithème et Zorzi

L’influence grandissante d’Erasme de Rotterdam et de Thomas More, disciples de Saint Socrate, engagés dans une réforme de la société civile et des pratiques religieuses, provoqua l’ire de l’oligarchie alors basée dans le centre du pouvoir financier et du renseignement : Venise.

Avant l’apparition de Luther, cette dernière fera tout pour promouvoir l’alchimie et l’occultisme pour confondre l’esprit des élites lettrés et érudits.


Ainsi, Johannes Reuchlin (1455-1522), passionné de Grec et d’hébreux, bascule dans l’ésotérisme cabalistique après sa rencontre avec le Ficin et Pic de la Mirandole. Erasme le défend quelque temps contre l’inquisition – car, obsédée, elle brûle tout les livres juifs – alors qu’à cette période où il marche dans les pas de Saint-Jérôme, il vise avec son projet de Collège Trilingue, avec les originaux grecs, latins et hébreux à offrir au monde une nouvelle traduction de l’évangile, espérant ainsi prévenir les guerres de religion.

Figure 11. Pieter Breughel l’Ainé, L’alchimiste, (1558).

Les réseaux érasmiens sont prompts à dénoncer ces déploiements alchimistes. Erasme, dans l’Eloge de la Folie écrit en 1511 : « Ceux qui par des pratiques nouvelles et mystérieuses essaient de changer la nature des éléments et en recherchent un cinquième, à savoir la quintessence, à travers la terre et les mers… Ils ont toujours à l’esprit quelques inventions merveilleuses qui les égarent et l’illusion leur est si chère qu’ils s’y perdent tout leurs biens et n’ont plus de quoi construire un dernier fourneau. » Il écrit également une préface pour De Re Metallica (publié en 1556) de Georg Agricola (1494-1555), pour stimuler les recherches scientifiques sur les processus géologiques, les fossiles, les minerais et leurs transformations utiles pour l’humanité.
D’autres de son entourage dénoncent l’alchimie, notamment Sébastien Brant (1458-1521) dans la « Nef des Fous » pour lequel Dürer grava des illustrations, ou encore Pierre Breughel l’aîné dans son dessin l’Al-ghemist([tout raté) de 1558. (Fig. 11)

Figure 12. Portrait d’Agrippa de Nettesheim.

Au centre de l’offensive alchimiste on trouve Agrippa de Nettesheim (1486-1535) (Fig. 12). En 1510, il s’était rendu avec le jeune médecin suisse Paracelse (1493-1541) à Prague chez l’abbé bénédictin Trithème (1462-1516) (Fig. 13). Avec ce dernier, il fonde à Paris d’abord puis à Londres, une société internationale secrète, la « Communauté des Mages ».

Comme beaucoup d’autres « astrologues » et alchimistes de cette époque, Agrippa sert d’ambassadeur, d’espion et d’agent d’influence. Il travaille d’abord pour l’empereur Maximilien I, ensuite pour Charles V et pour la France. Dans ses fonctions d’ambassadeur de Maximilien I, on le retrouve à Londres où il est en contact avec le moine franciscain et ambassadeur de Venise, Francesco Giorgio (ou Zorzi). Pendant qu’en surface la hiérarchie Vaticane fait de Luther son ennemi officiel, les réseaux clandestins font tout pour promulguer en sous-main « l’hérésie » protestante anti-érasmienne, repoussoir confortable pour garder leur pouvoir « spirituel » devenu système terrestre. Convié à s’exprimer comme docteur de la loi sur le divorce de Henry VIII, Zorzi encourage vivement Henry VIII à rompre avec Rome, selon une stratégie forgée par les « jeunes » loups de Venise voulant faire de l’Angleterre la « Venise du Nord » idéalement située entre le nouveau et l’ancien monde.
Ce réseau, sous le masque de l’érudition, s’installe au plus près des élites humanistes. Agrippa lui-même tente de développer une correspondance avec Erasme et séjourne en Angleterre chez l’ami de celui-ci, John Colet (1469-1519), également en contact avec le Ficin et Pic de la Mirandole. Zorzi, maintient aussi des relations avec Guillaume Postel (1510-1581), le super espion ésotérique de François Ier.

Figure 13. Portrait de l’abbé Trithème

Dans De Harmonia Mundi (1525), œuvre majeure de Zorzi dédiéee au pape Clement VII, on retrouve les thèmes hermétiques classiques des sept sphères, de l’angéologie et de l’influence des planètes, complétés par une approche kabbalistique. En réalité, il s’agit bien d’un retour au paganisme, présenté comme parfaitement compatible avec la doctrine chrétienne !
Cette offensive ésotérique ramène le sujet de la mélancolie au centre de l’actualité. Un premier écrit d’Agrippa : De l’incertitude et de la vanité de toutes sciences en arts aborde déjà le sujet. Initialement écrit pour faire semblant de nier les convictions kabbalistiques de son auteur et lui permettre d’échapper à l’Inquisition, De vanitate apparaît comme le livre d’homme déprimé ou suprêmement habile, écrivant que rien n’a de sens, tout est vain, même la métaphysique.

Comme Panofsky le note, Agrippa fait, dans le chapitre 60 (LX) de son livre De occulta philosophia (1510), l’éloge de la mélancolie d’Aristote, via Le Ficin. L’œuvre, qui lui apporta sa renommée d’occultiste, se construit avec des échantillons d’Hermès Trismégiste, de Picatrix, de Marsile Ficin, de Pic de la Mirandole et de Johannes Reuchlin. Il nous parle des vertus occultes de « l’âme du monde », c’est-à-dire des théories néoplatoniciennes de Plotin, caricaturalement reprises par le Ficin. L’occultiste anglais John Dee (1527-1609) et d’autres feront de De Occulta Philosophia d’Agrippa leur livre de chevet pour lancer la Rose-Croix (d’or) et la franc-maçonnerie naissante.

Mais alors ? Enfin tout s’explique !

Une lecture symboliste, et pourquoi pas alchimiste, de la gravure semble donc pouvoir « tout » expliquer !

Figure 14. détail du carré magique
Albrecht Dürer, Melencolia I (1514)

Le carré magique (Fig. 14) dans la gravure de Dürer intègre la date de la gravure et de la mort de la mère de l’artiste, décédée quelques mois auparavant (le 17-5-1514 : 5 (mai) +15+14=34 ; 34 étant le chiffre qui englobe un carré magique de 4×4 cases, dont les sommes des chiffres additionnés en diagonale, à l’horizontale et à la verticale donnent chaque fois 34). Dürer n’est-il pas lui-même géomètre et grand architecte ?

A gauche, ne voit-on pas le creuset et les pincettes de l’alchimiste qui purifie la matière impure, métaphore du processus spirituel en cours chez le génie mélancolique ? Le visage noir de la Mélancolie ne fait-il pas penser à la nigredo, l’œuvre noir qui constitue la première phase de l’œuvre alchimique ? Les objets présents ne sont-ils pas les objets qui attendent le réveil du génie souffrant ?

Figure 15. L’échelle de Jacob. L’échelle (à sept marches) n’est-elle pas une allégorie d’un parcours ascensionnel ?

L’échelle (à sept marches) n’est-elle pas une allégorie d’un parcours ascensionnel de l’âme à travers les sphères planétaires qu’on retrouve déjà dans la Genèse (XXVIII, 11) ? « Voici qu’était dressée sur terre une échelle dont le sommet touchait le ciel ; des anges de Dieu y montaient et y descendaient ». (Fig. 15)

Les deux ailes, ne sont elles pas les deux vertus que le Ficin a trouvé chez Platon ?
Et si l’on tient compte du fait que le nom du père de Dürer était Ajto (du hongrois signifiant « porte »), germanisé en Thür (pour devenir Dürer) et si on arrange les lettres du mot « Melencolia », on peut trouver « limen caelo » (*11), ou « porte vers le ciel », image que l’on retrouve sur le blason familiale de Dürer (Fig. 16)

Figure 16. La « porte vers le ciel »
image que l’on retrouve sur le blason familiale de Dürer

Mais Dürer n’est-il pas lui-même aussi mélancolique que le Ficin ? Ses premiers autoportraits le montrent fortement affecté et triste, le visage soutenu par sa main. (Fig. 17).

Figure 17. Albrecht Dürer, autoportrait avec un bandage, (v.1491)

Un autre dessin qu’il envoya à un médecin le montre pointant du doigt un endroit précis de son corps : la bile… (*12) (Fig. 18).

Fig. 18: dessin envoyé par Dürer à un médecin où il se montre pointant du doigt un endroit précis de son corps : la bile…

Melanchthon, dirigeant son école à Nuremberg mentionne lui aussi « la très excellente mélancolie de Dürer. »

Toutes les conditions « objectives » font apparaître un « faisceau de suspicions » donnant crédit à l’existence d’un artiste mélancolique.

Et puisque Dürer évoque lui-même « les idées platoniciennes » dès 1510, et puisque Trithème est de surcroît un ami de Pirckheimer, on pourrait être tenté de croire, comme malheureusement Erwin Panofsky et bien d’autres, que Melencolia I « est, dans un sens, un autoportrait spirituel de Dürer » ; celui d’un artiste adepte, disciple ou du moins fortement contaminé par l’air du temps pollué par Agrippa de Nettesheim et son réseau vénitien.

Car, comme nous l’avons vu, tout, ou presque tout, semble cohérent, à part le fait qu’on explique mal comment quelqu’un d’aussi croyant, d’aussi chrétien et surtout fortement attaché à l’émancipation du peuple, puisse nous offrir une œuvre aussi « occulte ».

C’est oublier un détail essentiel de la gravure : son auteur.

Platon contre les néo-platoniciens

Mais récemment, un historien d’art londonien, Patrick Doorly a jeté un pavé dans la mare Panofskyienne. En lisant l’un des premiers dialogues de Platon, Hippias Majeur, il constate de fortes similitudes entre les images employées par le philosophe et la gravure de Dürer. (*13)

Hippias d’Elis (vers 450 avant JC), l’un des pires sophistes de la place, est mis au pied du mur par Socrate qui l’interroge sur la véritable nature du beau. En réponse, le sophiste aligne alors une série de choses auxquelles la beauté peut être attribuée (une vierge [287e], l’or [289e], être riche [291d], être puissant [296a], un discours persuasif [304a], etc.), mais sans jamais vouloir accepter le niveau conceptuel posé par la question du beau en lui-même.

A un certain point Socrate, sans s’énerver, lui lance : « Car c’est ce qu’est le beau lui-même, cher homme, que je te demande, et je suis incapable de me faire mieux entendre que si tu étais assis devant moi comme une pierre, et même comme une meule sans oreille ni cervelle ! » [292d]

Voilà ce qui soudain donne un sens à cette meule sur laquelle est assis l’angelot ! Cette nouvelle piste d’une mélancolie personnifié par Hippias est peut-être encore plus convaincante parce qu’au lieu d’invalider les hypothèses antérieures sur certains détails, elles leur donne un nouveau sens, à un meilleur niveau.

Ici, la mélancolie semble bien être une pique ironique contre les disciples d’Agrippa (connu pour son chien noir nommé Monsieur) et leur croyance en l’angéologie.

Le fait que Dürer dénonce un état maladif se trouve confirmé par le fait que la couronne de feuilles, simulacre d’une couronne de lauriers qu’on offrait aux grands poètes, est ici formée par les feuilles de deux plantes aquatiques : la renoncule d’eau et le cresson de fontaine !

Ironie sur laquelle les tenants du symbolisme feront l’impasse, car souvent eux-mêmes fortement en panne d’humeur humoristique. En effet, la mélancolie étant souvent associée avec l’élément du feu, et de nature sèche, les médecins antiques conseillaient l’application de plantes aquatiques pour rééquilibrer le malade…

L’Hippias majeur et l’Hippias mineur font également état de la richesse matérielle du sophiste, ce qui expliquerai la belle robe vénitienne brodée (Hippias fabriquait ses vêtements), sa bourse bien remplie, symbole de richesse, et le trousseau de clefs, symbole de pouvoirs multiples. (*14)

Le polyèdre troublant et l’héritage de Piero della Francesca

L’on peut dire que c’est l’hypothèse de l’Hippias Majeur qui donne son véritable sens (ironico-métaphorique et non mystico-symbolique) à cet étrange polyèdre situé au milieu de la composition ; qu’il en soit même le centre ressort clairement de l’étude préparatoire (Fig. 19).

Figure 19. Albrecht Dürer, étude préparatoire du polyèdre pour Melencolia I, carnet de croquis de Dresden, 1514

A première vue, on dirait un polyèdre formé de surfaces pentagonales irrégulières, sujet de conjectures sans fin. En 1509, le livre de Luca Pacioli, De Divina Proportione, établit que le pentagone n’est constructible qu’avec cette proportion (la proportion d’or). Le dodécaèdre, volume formé de 12 pentagones, se révèle comme le volume « limite » dans lequel les quatre autres solides réguliers peuvent s’inscrire, comme l’indique Platon dans le Timée.
Mais bizarrement, le volume que nous présente Dürer ne figure guère dans l’œuvre de Pacioli, et l’on se demande donc de quel type de polygone et donc de quel polyèdre il peut s’agir ?

Dürer semble avoir délibérément choisi de troubler nos sens, et donc nos certitudes, une tromperie dont Platon accuse les peintres dans La République [602d]. Egalement, dans l’Hippias mineur [sur la tromperie], il dit que « s’il existe un homme qui trompe à propos des figures géométriques, c’est bien celui-ci, le bon géomètre, car c’est lui qui en est capable » [367e].

Fig. 20: Un cube partiellement tronqué.

Figure 21. Un rhomboèdre partiellement tronqué

Si on tente de construire physiquement ce polyèdre, on a l’impression qu’il s’agit d’un volume « impossible », qui n’existe qu’à la limite d’un cube partiellement tronqué (Fig. 20) et d’un rhomboèdre partiellement tronqué (Fig. 21).

Déjà, en forçant le trait du raccourcissement perspectif d’un cube (*15) qui, vu d’un certain angle s’avère assez difficile à différentier d’un rhomboèdre (surtout quand il s’agit d’un rhomboèdre avec des losanges dont les angles aigus avoisinent les 80 degrés, c’est-à-dire proche des 90 degrés du carré), Dürer crée un entre-deux géométrique identifié en géométrie avec le point de vue instable ou non-générique. (*16)

Dürer sélectionne ici un angle de vision et une perspective très particulière (*17) où l’image des deux volumes « se frotte », tant ils se ressemblent ; à moins que ce frottement ne provienne directement du choix des caractéristiques des losanges du rhomboèdre.

Ce « frottement » trouve aussi son origine dans la similitude entre le carré partiellement tronqué, le losange partiellement tronqué et le pentagone. (Fig. 22)

Figure 22: Ce « frottement » trouve aussi son origine dans la similitude entre le carré partiellement tronqué, le losange partiellement tronqué et le pentagone.

Les deux premiers peuvent se présenter comme des coupes d’un cône de vision montrant l’image projetée d’un pentagone, incliné vers l’avant ou vers l’arrière (Fig. 23).

L’emploi de l’ambiguïté géométrique en perspective est l’apport original de Piero della Francesca dans l’art italien. (*18)

Pour Piero, ce type de paradoxe, qui pousse nos sens aux limites du visible, est incontournable pour une véritable œuvre d’art, car seul capable de communiquer des idées de l’ordre de l’incommensurable, c’est-à-dire du divin. Une géométrie simple, qui ne fait pas intervenir le domaine complexe, condamne l’homme à un enfermement dans un système mesurable, mais fini et donc « mort ».

Selon certains, anticipant l’élaboration du calcul infinitésimal, Dürer reprend ici l’idée platonicienne qu’en tronquant les angles et en les remplaçant par des facettes, on peut générer des corps de plus en plus complexes capable de fournir une bonne approximation pour les corps délimitées par des courbes quelconques, y compris le corps humain. Pacioli envisagea même de continuer ce procédé de troncature à l’infini.

Car, tout comme en science, le vrai message découle ici de la métaphysique. Dürer semble nous dire : beauté et vérité ne sont qu’une et même substance dans l’Un. Agrippa et ses adeptes, le sophiste Hippias, vivent dans un déni de réalité et se rendent donc inapte à comprendre ce que sont réellement la beauté et la réalité tout simplement.

Eventuellement, ceci explique pourquoi l’échelle se trouve derrière le monument et non devant : en se fixant sur la numérologie et les symboles, on se trompe d’angle d’approche !

La conclusion du dialogue de Platon pose une terrible exigence : « Et comment sauras-tu alors (…) quel discours est produit de belle manière ou non, et de même à propos de tout autre action, puisque tu ne connais pas le beau ? Et tant que tu seras dans cet état, crois-tu qu’il soit meilleur pour toi de vivre plutôt que de mourir ? » [304d].

Figure 23: Les coupes d’un cône de vision montrant l’image projetée d’un pentagone, incliné vers l’avant ou vers l’arrière

Ainsi Melencolia, prisonnière des sens, bien que perdu dans sa rêverie, ne peut mesurer que le visible, et à moins d’accepter de se transformer, n’accèdera jamais à l’invisible.

L’idée géniale de Dürer, consistant à faire coïncider dans une seule image une dame Fortuna ailée descendu de sa sphère, un ange personnifiant la Géométrie et l’Hippias de Platon afin d’attaquer la folie d’Agrippa et de son réseau, ne manque guère d’hubris (mot grec pour démesure) !

La comète fait apparaître, dans son éclat, un arc en ciel annonciateur d’une nouvelle alliance entre Dieu et l’homme, comme celle conclue après le déluge. Sa lumière est suffisante pour chasser hors du tableau la vespertilio, la chauve-souris à queue de lézard, symbole d’un être maléfique opérant la nuit, qui porte ici l’insigne « Melencolia I ».

Il existe beaucoup de spéculations sur le pourquoi du « I ». On oublie le petit signet qui sépare les deux, un espèce de « & ». Ainsi, le titre serait « la mélancolie et l’un », le Un étant le sujet philosophique principal des néo-platoniciens, mais également l’Un chrétien, Dieu, mesure de toute chose, « fons et origo numerorum ». Après tout, l’origine du mot religion vient du latin religare : relier l’homme (le multiple) au divin (Un).

Si la musique peut également soigner la mélancolie, c’est au spectateur de saisir la corde qui fera sonner la cloche…car comme le dit Socrate pour conclure l’Hippias Majeur : « il me semble que je comprends ce que peut signifier le proverbe qui dit que ‘les belles choses sont difficiles’ » [304e].

Notes:

  1. Erasme qui admire son ami Dürer lui demande à plusieurs reprises de lui faire son portrait. Il dit, avec raison, que « Dürer, (…) sait rendre en monochromie, c’est-à-dire en traits noirs [en gravure] – que ne sait il rendre ! Les ombres, la lumière, l’éclat, les reliefs, les creux, et… (la perspective). Mieux encore, il peint ce qu’il est impossible de peindre : le feu, le tonnerre, les éclairs, la foudre et même, comme on dit, les nuages sur le mur, tous les sentiments, enfin toute l’âme humaine reflétée dans la disposition du corps, et presque la parole elle-même. » La dernière gravure de la main de Dürer est un portrait d’Erasme, l’un des premiers aussi a recevoir une copie de son manuel de géométrie.
  2. Né en 1403 à Trébizonde (Turquie actuelle), au bord de la Mer Noire, Jean Bessarion est l’un des personnages clef pour le succès du grand Concile Œcuménique de Florence, en 1438, qu’il organise avec Traversari, Nicolas de Cuse et le pape Eugène IV.
  3. Paolo Toscanelli del Pozzo (1397-1482), un des plus grands esprits scientifiques de son temps, est simultanément l’ami de l’architecte du dôme de Florence, Brunelleschi, du peintre ingénieur Léonard de Vinci, et du cardinal philosophe Nicolas de Cuse.
  4. Karel Vereycken, « Percer les mystères du dôme de Florence », Fusion N°96, mai/juin 2003, p. 18-19.
  5. Pirckheimer, helléniste cultivé après sa formation à Padoue et Pavie, auteur de quelques 35 traductions d’écrivains classiques dont Cicéron, Lucien, Plutarque, Xénophon, ou Ptolémée. Militaire de haut rang et l’un des responsables politiques de la ville, il anime un cercle lettré de renommée internationale. Erasme y est invité à plusieurs reprises mais n’a jamais l’occasion de s’y rendre.
  6. Werner publie en 1522 un traité sur les sections coniques, suivi d’une discussion du problème de la duplication du cube et des onze solutions qu’ont pu y apporter les anciens, si l’on en croit Eutocius. Werner avait traduit le traité des Coniques d’Apollonius, dont une copie existait dans la bibliothèque de Regiomontanus. L’influence de Werner est avérée dans le manuel de géométrie de Dürer, le problème de la duplication du cube y étant évoqué dans le livre IV, 44-51a.
  7. Notamment par Saint Thomas d’Aquin (1224-1275), dans la Somme Théologique (Question 35).
  8. Claude Makowsky, dans son essai Albrecht Dürer, Le songe du Docteur et La Sorcière (Editions Jacqueline Chambon/Slatkine 2002).
  9. L’école d’Athènes de Raphaël nous montre un Héraclite avec ce qu’on croit être le visage de Michel-Ange avec une pose mélancolique. Michel-Ange utilise la pose après 1519 pour son Pensieroso du tombeau de Laurent de Medici ; Rodin l’utilisera pour son Penseur, un agrandissement de la figure assise devant sa Porte de l’enfer ; Goya nous met en garde contre la mélancolie dans Le sommeil de la raison engendre des monstres.
  10. Le néoplatonisme en esthétique fera prévaloir que toute beauté provenant de la grâce des formes visibles est forcément le reflet des vérités invisibles, respectables chacune dans son domaine. Cette doctrine sera popularisé par Pietro Bembo dans ses poèmes, les Asolani, et par Balthasar Castiglione dans son livre, Le Courtisan. Elle fera glisser l’art de la Belle Manière vers le Maniérisme. Le Romantisme, art officiel de la restauration monarchique imposé par le Congrès de Vienne en 1815, enfantera le Symbolisme qui accouchera dans les métastases de sa chute finale de deux autres rejetons : l’art moderne et l’art contemporain, imposé dans l’après-guerre à coup de dollars par l’opération du Congrès pour la Liberté de la Culture (CLC) dirigé par Alan Dulles à l’époque à la tête de la CIA. Une seule constante : on fera du culte du cœur souffrant et mélancolique l’essence même de l’artiste maudit. Gérard de Nerval parlait du « soleil noir de la mélancolie », tandis que Victor Hugo ironisait : « La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste. »
  11. Hypothèse avancée par David R. Finkelstein, dans The relativity of Albrecht Dürer, April 24, 2005.
  12. On pense aujourd’hui que Dürer contracta une infection paludéenne dans des marécages lors d’un voyage aux Pays-Bas dans l’espoir d’y retrouver une baleine rejetée sur le littoral hollandais.
  13. Patrick Doorly, « Durers Melencolia I : Plato’s abandoned search for the beautiful », The Art Bulletin, June 2004. L’auteur se trompe lourdement. Il croit que Dürer, comme Socrate, qu’il voit dans Hippias (sic), renonce à l’idée qu’on puisse connaître le beau. En bref, il plaque la thèse moderniste d’Emmanuel Kant dans sa Critique de la Faculté de juger : le beau est indéfinissable, car entièrement relatif. Doorly prend des citations de Dürer hors contexte pour faire « coller » sa thèse.
  14. Dürer écrit sur un dessin préparatoire : bourse = richesse et clefs = pouvoir. Notons aussi le fait que le Ficin a écrit une lettre Quinque Platonicae Sapientiae Claves, [Les cinq clefs de la théologie platonicienne].
  15. Un des points de fuite du polyèdre semble coïncider avec le lieu d’arrivée de l’échelle : au ciel.
  16. Voir K. Vereycken, dans « Quand l’ambiguïté devient science géométrique en peinture », Fusion n°105, juin/juillet 2005, p. 42-43.
  17. Le traité de Jean Pèlerin Viator, De Artificiali Perspectiva, imprimé en 1505, avait introduit une perspective à deux points de fuite. Elle fait en sorte qu’un carré (quadrangle), vu en perspective se transforme nécessairement en losange. Gérard Desargues bâtira toute sa science géométrique sur cette démarche. La Présentation au temple de Dürer, reprend une salle à colonnades présente dans Viator, (fol.21, v.).
  18. Les sections du cône visuel donneront la science des anamorphoses, que Léonard de Vinci explore dans le Codex Atlanticus et qui sera poussée à son paroxysme par Holbein dans son tableau Les ambassadeurs (1533).


La Géométrie de Dürer :
« Mettre au grand jour et enseigner », le savoir utile aux ouvriers, « tenu secret par les érudits ».

A la fin de l’hiver 1506, Dürer revient de Venise décidé à élaborer un grand traité destiné à la formation de l’artiste et de l’artisan, véritable « nourriture pour peintres apprentis » [speisen der malerknaben]. Son but : rendre accessible au plus grand nombre les plus belles connaissances de l’humanité et dénoncer les oligarchies qui veulent confisquer le savoir.

De grands progrès restent à accomplir dans ce domaine. Si la plupart des artistes gardent jalousement leurs « secrets d’ateliers », beaucoup d’écrits restent aussi à l’état de simples manuscrits (Toscanelli, Léonard de Vinci) tandis que d’autres sont publié dépourvu de la moindre illustration, tel le fameux traité sur la perspective d’Alberti De Pictura (1432), ou le De Sculptura de Pomponio Gaurico, imprimé à Florence en 1504.

Le premier traité imprimé sur la perspective fut celui de l’ancien secrétaire de Louis XI, le chanoine Jean Pèlerin, dit Viator [1] (av.1445-1524), De Artificiali Perspectiva, publié à Toul en 1505, et en ce qui concerne la géométrie, il est établi que Dürer a pu puiser dans la Geometria Deutsch de Matthaüs Roritzer, imprimé en allemand en 1498.

Suite à une situation politique quasi-insurrectionnelle et la répression contre la réforme [2] , Dürer est obligé, comme Erasme, de quitter les Pays-Bas au début de l’été 1521. Il retourne alors à Nuremberg où il rassemble toutes ses recherches pour élaborer le grand traité qu’il souhaite terminer. Finalement, son travail ne débouchera que sur trois ouvrages, rédigés en allemand, dont un manuel de géométrie : l’Unterweysung der Messung [Instructions pour la mesure à la règle et au compas des lignes, plans et corps solides réunies par Albrecht Dürer et imprimées avec les figures correspondantes à l’usage de tous les amateurs d’art, en l’an 1525], un traité sur les fortifications (1527) et les fameux Quatre livres sur la proportion de l’homme, publié en 1528 par ses proches peu après sa mort.

L’origine de sa passion réside peut-être dans un évènement de sa vie. Le 20 avril 1500, un peintre vénitien Jacopo de Barbari (v.1445-1515), alors résident à Nuremberg, montra à Dürer « un homme et une femme qu’il avait fait d’après des proportions », tout en lui refusant la moindre indication sur la manière de procéder. Critiqué en Italie pour dessiner des figures maladroites [3], Dürer se penchera, comme Léonard de Vinci, sur Les dix livres d’Architecture, de l’architecte romain Vitruve (premier siècle av. JC) qui livre des indications à ce sujet.

Figure A. Portrait du moine franciscain Luca Pacioli.

Lors de son voyage en Italie, Dürer a très certainement rencontré le moine franciscain Luca Pacioli [4] (v.1445-1517) (Fig. A), professeur itinérant en mathématiques. C’est à l’époque le plus grand expert du mathématicien grec Euclide (325-265 av. J.C.), donton confondait alors le nom avec Euclide de Mégare (v. 450 – v.380 av.J.C.), un élèvede Platon. Pacioli, élève de Piero della Francesca (1420-1492)et collaborateur de Léonard de Vinci(1452-1519)àlacourdeMilan,estau fait desgrandesconquêtesscientifiques,mathématiqueset intellectuelles du Quattrocento italien. Dans son livre De Divina Proportione (1509), il démontre que la proportion d’or est un cas spécifique de la moyenne géométrique, divisant une droite en extrême et moyenne raison, comme l’indique Euclide dans les Eléments. En contact avec l’architecte Leon Battista Alberti (1404-1472) à Rome, Pacioli intègre les contributions de Piero dans son traité, dont la première copie est illustrée par Léonard de Vinci. A Milan, Pacioli assiste Léonard de Vinci dans la lecture des Elémentsd’Euclide et Dürer, comme d’autres à l’époque, envisage de le traduire en allemand.

Synthèse encyclopédique de recettes d’atelier, de traités italiens, français et allemands, enrichi par ses propres contributions originales, l’Unterweysung fait œuvre de pédagogie. Pour être accessible à tous, l’exposé est évolutif : partant de lignes droites et courbes, on développe les surfaces,les volumes et polyèdres, pour passer ensuite aux ombres et à la perspective.

piero pingendi

Figure B: En bas au centre : Dürer , double projection d’une sélection elliptique d’un cône [Livre I, fig.34] ; En haut à gauche : Dürer, schéma d’une tête dans les Quatre Livres de la proportion de l’homme ; En haut, à droite : Piero della Francesca, schéma d’une tête dans De prospectiva pingendi.

Citons l’excellent travail de Jeanne Peiffer [5] quand elle dit : « Ceux qui ont étudié les Eléments d’Euclide n’y trouveront rien de neuf, croit-il bon d’avertir au début. Pourtant, c’est tout autre chose qu’une compilation de propositions euclidiennes qu’on trouve dans le corps de son ouvrage. Sa géométrie n’est pas démonstrative, mais constructive. Le but de Dürer est de construire des formes utiles aux artisans, par des procédés faciles à exercer à l’aide des instruments couramment utilisés, la règle et le compas notamment, et aisément répétables. Il n’y a aucun calcul d’aire ou de volume, si caractéristique des géométries pratiquées à l’époque. Dürer y obtient ses résultats les plus originaux, lorsqu’il applique des méthodes d’atelier à des objets mathématiques abstraits.

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Figure C. L’Unterweysung der Messung, [Livre III, fig.10]

Ainsi, en appliquant la méthode de la double projection (Fig. B), familière aux maçons, tailleurs de pierre et architectes, aux sections coniques, il en obtient une construction très originale, dont Gaspard Monge codifiera la méthode, à la fin du XVIIIeme siècle, dans sa géométrie descriptive. Concevant, dans la partie consacrée à l’architecture, une colonne torse, Dürer en vient de considérer explicitement l’enveloppe des sphères de rayon constant en ayant leur centre sur une courbe. » [Livre III, fig.10] (Fig. C)

(…) « Ou encore, Dürer indique la construction originale d’une courbe inconnue par ailleurs [une conchoïde, ou courbe de coquillage] dite utile aux architectes et qui lui sert, d’après des dessins conservés à Dresde, à obtenir le galbe voulu des tours Renaissance. La loi de formation de cette courbe est explicitée : Un segment de longueur constante (c) se déplace avec l’une de ses extrémités le long d’un axe vertical, de telle sorte qu’un élément de longueur de la courbe qu’engendre sa seconde extrémité soit proportionnel à la distance parcourue sur l’axe vertical. » (Fig. D)

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Figure D: La conchoïde (courbe de coquillage) de Dürer, avec Fig.151 du Livre des croquis de Dresden, (dans Annexe 4 de J. Peiffer).

L’exemple de la duplication du cube, et l’usage qui en est fait, sont particulièrement révélateurs de l’orientation pratique que Dürer veut donner à sa géométrie, mais aussi du style de travail du peintre. Il est conscient de l’ancienneté du problème, qui plonge ses racines dans la légende – puisque c’est à la demande d’Apollon et pour sauver la cité de la peste que les Athéniens sont dits avoir voulu doubler le volume de l’autel cubique. Il répète ce récit, en rendant hommage à Platon pour avoir su indiquer la bonne solution, puis écrit :

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Figure E. L’Unterweysung der Messung, [Livre IV, fig.44]

« Comme ce savoir est très utile aux ouvriers, et comme par ailleurs il a été tenu caché et au grand secret par les érudits, je me propose de le mettre au grand jour et de l’enseigner. » En quoi ce savoir est-il utile ? Dürer l’indique : « On pourra faire fondre des bombardes et des cloches, les faire doubler de volume et les agrandir comme on veut, tout en conservant les justes proportions et leur poids. De même on pourra agrandir tonneaux, coffres, jauges, roues, chambres, tableaux, et tout ce que l’on veut. » Il donne trois solutions du problème, connues dans la littérature classique sous les noms de Sporus, Platon et Héron, et pour cette dernière, fait même une démonstration. » (Fig. E)

Notes

1. Jean Pèlerin aurait été en contact avec Alberti, Piero della Francesca et pourrait être le « maestro Giovanni Francese » évoqué par Léonard dans le Codex Atlanticus. Il était l’un des animateurs du Collège Vosgien, pépinière d’humanistes et de scientifiques à Saint Dié.

2. Suite aux placards de Charles V du 8 mai 1521, toute personne qui imprimait, illustrait ou même simplement lisait la bible, était considérée comme un « hérétique ».

3. Dürer écrira à Pirckheimer, le 7 février 1506 : « J’ai, parmi les Italiens, bon nombre de bons amis qui me mettent en garde de boire ou de manger avec les peintres d’ici. Beaucoup de ces peintres me sont hostiles ; ils copient mes œuvres dans les églises ou ailleurs, après quoi ils les dénigrent, arguant que, n’étant pas faites d’après l’antique, elles ne sauraient être bonnes. »

4. Bien que Dürer maîtrise déjà la perspective, il écrit dans sa lettre de Venise du 13 octobre 1506 à Pirckheimer : « Après quoi j’aimerais me rendre à Bologne pour apprendre l’art secret de la perspective que quelqu’un s’est proposé de m’enseigner. J’y resterai huit ou dix jours avant de repasser par Venise. »

5. Extrait de « La Géométrie de Dürer, un exercice pour la main et un entraînement pour l’œil », dans Alliage, numéro 23, 1995. Voir aussi Jeanne Peiffer, « Dürer géomètre », dans Albrecht Dürer, Géomètre, Editions du Seuil, Novembre 1995, Paris, et sa conférence en 2001à Lille « La géométrie d’Albrecht Dürer et ses lecteurs » devant la journée nationale de l’association des professeurs de mathématiques de l’enseignements public. Sa contribution, qui consistait à simplement reconnaître l’apport de Dürer à l’histoire des sciences, fut violemment critiqué par André Cauty, un professeur pinailleur de Bordeaux, scandalisé que l’on puisse voir en Dürer un précurseur de Gaspard Monge.


Figure F: Marsile Ficin (à gauche) avec ses disciples Cristoforo Landino, Angelo Poliziano et Demetrios Chalkondyles. Détail d’une fresque (1486-1490) de la chapelle Santa Maria Novella à Florence.

Le Ficin : un aristotélicien déguisé en platonicien !

Marsilio Ficino (1433-99) est médecin et fils du médecin de Côme de Médicis (1389-1464), un banquier, industriel, mécène et fondateur de la célèbre dynastie florentine. Lors du Concile de Florence en 1438, ce dernier, fut très impressionné par le discours de Georges Gémiste Pléthon (1355-1450) venu dans la suite de Jean Paléologue de Byzance.

Pléthon, violemment opposéàAristote est un acteur du Concile. Entre les sessions, il enthousiasme les florentinsen leur faisant découvrir Platon, mais aussi les néoplatoniciens d’Alexandrie [1]. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit suspecté de dériver vers le paganisme parce qu’il évoque, face à un monde essentiellement centré sur le christianisme, l’existence d’autres croyances (judaïsme, zoroastrisme, islam, oracles chaldéennes, etc.), lesquelles ne sont pas forcément toutes bonnes à prendre.

En tout cas, Pléthon enthousiasme Côme de Médicis et le décide à faire traduire l’œuvre complète de Platon, alors peu ou partiellement connu en occident. Néanmoins, Côme semble avoir quelques doutes sur les aptitudes du traducteur qu’il sélectionne pour ce travail : le jeune Marsile Ficin. Car, quand ce dernier lui offre en 1456 sa première traduction Les institutions platoniciennes,il le prie de ne pas la publier et lui conseille d’apprendre d’abord le grec ! Mais, sentant venir sa fin, Côme finit, malgré tout, par lui confier la tâche. Pour cela, il lui accorde une rente annuelle et une villa à Careggi, à deux pas de Florence, où le Ficin organise une « académie platonicienne » avec quelques dizaines de disciples parmi lesquels Ange Politien (1454-94), Pic de la Mirandole (1463-1494)et Cristofore Landino(1424-1498).(Fig. F)

La nature anti-humaniste de l’entreprise apparaît clairement quand on sait qu’aucune réunion n’a lieu sans la présence de l’ambassadeur vénitien à Florence, le très influent oligarque Bernardo Bembo (1433-1519), futur historien officiel de la Sérénissime.
En 1462, avant de traduire Platon et à la demande de Côme, le Ficin porte ses efforts sur les Hymnes d’Orphée, les Dictons de Zoroastre et le Corpus Hermeticum d’Hermès Trismégiste [2]. l’Egyptien (entre 100 et 300 de notre ère), un manuscrit apporté par un moine venu de Macédoine.

Ce n’est qu’en 1469 que le Ficin complète ses traductions de Platon suite à une grave dépression, décrite par son biographe comme une « profonde mélancolie ». En 1470, reprenant le titre d’une œuvre de Proclus, il commence la rédaction de la Théologie Platonicienne ou de l’immortalité de l’âme.

Trois ans plus tard, bien que pénétré d’un néoplatonisme ésotérique, il se fait prêtre et écrit La religion chrétienne, tout en continuant une série de traductions de néoplatoniciens anti-chrétiens d’Alexandrie : Plotin (54 livres) (Fig. G) et Porphyre et avant de mourir, Jamblique.

Plotin, fondateur d’une lignée de néo-platoniciens anti-chrétiens.

Ainsi, l’académie néoplatonicienne florentine de Ficin est une opération delphique : défendre Platon pour mieux le détruire ; en faire l’éloge en des termes qui le discréditent. Et surtout, détruire son influence en opposant la religion à la science, alors même que Nicolas de Cuse et ses disciples humanistes réussissent le contraire. N’est-il pas remarquable que le nom de Nicolas de Cuse n’apparaisse pas une seule fois dans l’œuvre du Ficin, ni dans celle de Pic de la Mirandole, pourtant si confit d’omniscience. Le Ficin entretient des échanges épistolaires avec les élites de son époque. A Venise, c’est l’Académie Aldine, le cercle de l’imprimeur Alde Manuce qui en est l’extension. Selon son biographe Giovanni Corsi, le Ficin est également l’auteur principal de la thématique symboliste du peintre florentin Sandro Botticelli, mariage sensuel entre paganisme et christianisme. Son influence néfaste sur Raphaël, Michel-Ange et Titien est également établie.

Notes

1. Les néoplatoniciens d’Alexandrie furent également appelés « école d’Athènes », car ce courant opérait simultanément à Alexandrie en Egypte et à Athènes en Grèce. Plotin (205-270), né et formé en Egypte, en est le fondateur, essentiellement actif à Rome. On le tient responsable d’avoir réduit le Platonisme « à une religiosité qui chosifie les réalités spirituelles ». Défendant, à partir du Parménide de Platon, un Un qui n’est pas multiple, mais qui engendre la multiplicité, il est néanmoins le grand architecte d’une concorde entre Platon, Aristote et les stoïciens. Dans une démarche essentiellement intériorisante, Plotin se détache de tout engagement terrestre pour améliorer le sort de l’espèce humaine et se concentre sur une volonté individuelle de « pénétrer le système, voire le Principe ». Plotin pense que c’est en nous qu’il faut apprendre à découvrir le monde spirituel, car « c’est aux dieux de venir à moi, non à moi de monter vers eux ». A cette procession (de l’un à la matière) répond une ascension (conversion) vers le Un, qui opère par un travail de l’âme agissant sur l’âme. Cet « immanentisme » conduit Plotin à s’opposer aux rites religieux axés sur « l’extériorité », y compris à ceux des chrétiens.

Son disciple Porphyre de Tyr (234-v.310) va beaucoup plus loin. Imposant une lecture de plus en plus symboliste de Platon, il dénonce le christianisme, suivi en cela par Jamblique (250-330). Ce néoplatonisme est si délicieusement païen que l’empereur Julien l’Apostat tente de l’utiliser pour remplacer le christianisme.

A Athènes, l’école néo-platonicienne trouve un nouvel élan au cinquième siècle, grâce à Proclus (412-485), où l’académie néo-platonicienne est fermée par l’empereur Justinien en 529. Très étudié par Nicolas de Cuse, traducteur de Proclus, on peut envisager qu’une telle lecture « mélancolique » des néoplatoniciens ait pu servir de source d’inspiration pour Nietzsche (Zoroastre=Zarathoustra), Hannah Arendt, Heidegger et Léo Strauss.

2. Ficin, se référant à saint Augustin, fait d’Hermès Trismégiste le premier des théologiens : son enseignement aurait été transmis successivement à Orphée, à Aglaophème, à Pythagore, à Philolaos et enfin à Platon. Par la suite, Ficin place Zoroastre en tête de ces prisci theologi, [premiers théologiens] pour finalement lui attribuer, avec Mercure, un rôle identique dans la genèse de la sagesse antique : Zoroastre l’enseigne chez les Perses en même temps que Mercure l’enseigne chez les Égyptiens. Ficin souligne le caractère prophétique des écrits d’Hermès : il aurait prédit « la ruine de la religion antique, la naissance d’une nouvelle foi, l’avènement du Christ, le Jugement dernier, la Résurrection, la gloire des élus et le supplice des méchants ». La traduction d’Hermès Trismégiste par le Ficin, imprimée dès 1471, est le point de départ d’une véritable renaissance de l’hermétisme philosophique. Ainsi, c’est par une citation de l’Asclepius [un autre écrit de Trismégiste] que Pic de la Mirandole ouvre son Oratio de hominis dignitate [Oraison sur la dignité humaine] et qu’en 1488, une étonnante représentation du Trismégiste, attribuée à Giovanni di Stefano, est gravée dans le pavement même de la cathédrale de Sienne.

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