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La leçon d’économie de Shakespeare

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Karel Vereycken, Venise, eau-forte sur zinc. Vernis mou, aquatinte, 2011.

par Karel Vereycken

Déjà en 1913, l’année même où une poignée de grandes banques anglo-américaines constituait la Réserve fédérale pour fixer les règles de la monnaie et du crédit, Henry Farnam 1, un économiste de l’Université de Yale, faisait remarquer que « si l’on examine les drames de Shakespeare, on remarquera qu’assez souvent, dans ses pièces, l’action tourne entièrement ou en partie autour de questions économiques ».

La comédie Le marchand de Venise (vers 1596) en est sans doute l’exemple le plus éclatant. Si l’on connaît généralement le déroulé de l’histoire, on passe assez souvent à côté du sens profond de cette pièce qui se lit à différents niveaux. L’enchaînement des faits (la petite histoire) en est un, ce qu’ils dévoilent (des principes) en est un autre.

La petite histoire

Pour rendre service à son protégé Bassanio et lui permettre d’épouser sa bien-aimée Portia, un marchand et armateur vénitien catholique du nom d’Antonio emprunte de l’argent à un prêteur juif Shylock. Ce dernier déteste Antonio car celui-ci, l’archétype même du chrétien hypocrite, le traite avec mépris. Antonio, quant à lui, déteste Shylock parce qu’il est juif et parce qu’il est un usurier : il prête avec intérêt.

Shakespeare nous fait comprendre que la prospérité de Venise repose sur la séparation et sur la détestation mutuelle entre Juifs et Chrétiens, selon son célèbre principe de « Diviser pour régner ». 2

L’oligarchie vénitienne n’a jamais manqué d’imagination pour contourner les normes qu’elle faisait appliquer à ses adversaires.

L’usure

En effet, aussi bien chez les Juifs que chez les Chrétiens, l’usure financière est condamnée et même punie. L’intérêt qu’on définit simplement comme la rémunération d’un créancier par son débiteur pour lui avoir prêté du capital, est un concept très ancien qui date probablement des Sumériens et qu’on retrouve aussi dans d’autres civilisations antiques comme les Égyptiens ou les Romains.

Or, rappelons ici que le Judaïsme, qui est la première des religions abrahamiques, interdit clairement le prêt à intérêt. On rencontre de nombreuses fois des passages qui condamnent l’intérêt dans la Torah comme le livre de l’Exode 22:25-27, le Lévitique 25:36-37 et le Deutéronome 23:20-21.

Cependant, cette interdiction ne concerne que les prêts dans la communauté juive. Dans le Deutéronome 23:20-21, il est dit que

Initialement, la même règle s’appliquait chez les Chrétiens. Ce n’est qu’à partir du premier Concile de Nicée (en 325) que le prêt à intérêt est interdit. A l’époque, de nombreuses églises sont tenues par des lignages de prêtres, tout comme les châteaux voisins sont contrôlés par des lignages de seigneurs, les deux étant souvent apparentés. Alors que sa condamnation était relativement modérée dans le Christianisme auparavant, l’intérêt devient un grave péché lourdement puni à partir des années 1200.

L’exploitation des juifs

L’Italie abrite des Juifs depuis l’Antiquité. Ils dépendent soit des papes, soit des princes, soit des républiques marchandes. Rome, la Sicile, le royaume de Naples comprennent de larges communautés et les papes engagent parfois des médecins juifs. Au XIIIe siècle, certaines villes accordent à des banquiers juifs, avec licence pontificale, le monopole du prêt sur gages.

Venise accueille les Juifs mais leur interdit de pratiquer tout autre métier que prêteur contre intérêt. Dans un premier temps, les Juifs s’enrichissent au grand jour à Venise et s’attirent les foudres du reste de la population.

Pour « protéger » les Juifs, le doge de Venise crée le premier « ghetto » (un mot vénitien), offrant, il faut le préciser, le quartier le plus insalubre de la lagune à ces Juifs qu’il déteste tout en chérissant le financement qu’ils permettent aux expéditions coloniales vénitiennes et au trafic d’esclaves que Venise la « Catholique » pratique sans complexes.

Le marchand de Venise

Shylock répond alors :

Échange sympathique entre Shylock (à gauche) et Antonio, le marchand de Venise. BBC, Théâtre du Globe, Londres.

Offusqué, Shylock répond :

Shylock, pour sortir de la détestation mutuelle propose de lui prêter (selon la règle juive et chrétienne), en ami, sans intérêt. Mais le « bon » catholique Antonio refuse de devenir ami avec le Juif. Il affirme qu’en affaires, il ne faut pas avoir d’amis, et exige qu’on lui prête en tant qu’ennemi car c’est plus facile à sanctionner en cas de non-respect du contrat.

Comme le disait Churchill, un Empire n’a pas d’amis, il n’a que des intérêts. Ce principe sera théorisé ensuite par Carl Schmidt pour devenir la règle de l’oligarchie d’aujourd’hui : pour exister, il faut un ennemi et s’il en manque, dépêchons-nous d’en inventer un !

Le double jeu des Vénitiens

Comme on le voit, Shakespeare pointe sur l’hypocrisie de ce système vénitien qui base sa prospérité sur une politique « gagnant-gagnant » non pas entre amis mais entre ennemis.

Rappelons ici que, bien qu’elle soit régulièrement en guerre contre les Turcs, Venise crée également un ghetto pour les marchands turcs et même une « fondation », c’est-à-dire une représentation commerciale fonctionnelle.

Vue sur Venise en 1486.

Si l’on reprochait à un ambassadeur vénitien ce commerce avec les Ottomans qui menaçaient l’Occident, celui-ci répondait : « En tant que marchands, nous ne pouvons vivre sans eux. »

Les Ottomans vendaient du blé, des épices, de la soie grège, du coton et de la cendre (pour la fabrication du verre) aux Vénitiens, tandis que Venise leur fournissait des produits finis tels que du savon, du papier, des textiles et… des armes. Bien que cela soit explicitement interdit par le pape, la France, l’Angleterre, les Pays-bas, mais surtout Venise, Gênes, et Florence vendaient des armes à feu et de la poudre à canon au Levant et aux Turcs. 4

Venise fournit de sa main gauche des canons et des ingénieurs militaires aux Turcs tout en louant à prix fort, de sa main droite, des navires aux Chrétiens voulant les combattre. A cela s’ajoute la rivalité avec Gênes qui s’était alliée à la dynastie des Paléologues mais que les Ottomans ont battue au profit des Vénitiens.

En 1452, un an avant la chute de Constantinople, l’ingénieur et fondeur hongrois Urban (ou Orban), spécialiste des grosses bombardes, se met au service des Ottomans. Ces canons confie-t-il au Sultan, sont si puissants qu’ils feraient chuter « les murs de Babylone ». On connaît la suite en 1453.

Canon turc du XVe siècle.

Lorsque les Francs veulent louer des navires à Venise pour partir en croisade, l’argent leur fait défaut.

Pas de souci : Venise trouve l’arrangement qui convient. Pour payer la location des navires, les Francs sont invités à faire un petit détour sur le trajet, et commencer la croisade par la libération de Constantinople que Venise veut reprendre aux Ottomans. Et ça marche ! Venise multiplie ses comptoirs et ses bases militaires à Constantinople pour étendre son empire financier et commercial.

Une livre de chair

Face à la réponse sotte et arrogante d’Antonio, Shylock pousse la logique jusqu’à l’absurde et, sur le ton de la plaisanterie, propose alors que dans l’éventualité où son débiteur ne rembourserait pas sa dette en temps et en heure, il aurait le droit de prélever sur celui-ci une livre de chair.

On peut y voir une interprétation littérale et loufoque de ce qui s’écrivait sur les « obligations » ou « reconnaissances de dette » de l’époque. Antonio, qui est convaincu que ses navires rentreront à temps à Venise pour lui fournir de quoi rembourser Shylock, accepte les conditions du contrat, presque en riant de leur caractère surréaliste.

C’est là que Shakespeare pose une question fondamentale et nous offre une belle leçon d’économie, sous la forme d’une métaphore tragique et paradoxale. Dans la plupart des civilisations de l’Antiquité, le non-remboursement d’une dette pouvait vous conduire en esclavage, vous coûter la vie ou vous envoyer en prison pour le reste de vos jours. De l’esclavage monétaire on passait ainsi à l’esclavage physique.

Plus tard, on trouve, par exemple, dans les archives des tribunaux d’Anvers le texte d’un procès en 1567 concernant une obligation entre Coenraerd Schetz et Jan Spierinck :

Pris à la lettre, le débiteur gage sa personne en caution à son créancier. Rappelons également qu’en France la prison pour dettes privées est instituée par une ordonnance royale de Philippe Le Bel de mars 1303. En dehors de deux périodes de suppression, de 1793 à 1797 et en 1848, la contrainte par corps des débiteurs a persisté en France jusqu’à son abolition en 1867.

A la Renaissance, l’humanisme chrétien de Pétrarque, d’Erasme, de Rabelais et de Thomas More allie la notion de justice de Socrate avec celle de l’amour d’autrui, et un nouveau principe émerge : la vie de chaque individu est sacrée et a une valeur incommensurablement supérieure à tous les titres de dette financière.

C’est une remise en question de ce principe qui fait tourner la comédie de Shakespeare au drame. Petit à petit, le spectateur apprend que les navires d’Antonio ont tous été emportés par des tempêtes et d’autres déconvenues. Il ne dispose donc pas en temps et en heure des moyens nécessaires pour s’acquitter de sa dette.

Le marchand de Venise doit donc accepter que Shylock lui prenne une livre de chair comme le stipule la reconnaissance de dette qu’il a signée… un titre de dette validé par les lois de la République.

Shylock envisage extraire, comme le prévoit son titre de dette, une livre de chair du débiteur, le marchand de Venise, Antonio. Beaucoup s’offusquent de son comportement sanguinaire, peu du système vénitien qui l’autorisait.

Pour sauver la vie d’Antonio, ses amis proposent alors au prêteur le double de la somme initiale empruntée, mais Shylock, animé par un sentiment de vengeance, ne veut rien entendre, fâché de surcroît du fait que sa fille est partie de sa maison avec un jeune marchand chrétien emportant une coquette somme de ducats et des bijoux de famille.

Shylock répond vicieusement au Doge qui lui demande d’être clément, qu’il ne réclame rien d’autre que l’application de la loi. Au passage il rappelle aux Vénitiens qu’ils sont mal placés pour donner des leçons de moralité, car à Venise on peut « acheter » des personnes :

A cela, le Doge impuissant n’apporte aucun contre-argument. Lui-même doit obéir aux lois de la cité. L’unique chose qu’il a le droit de faire, c’est de laisser la parole à un docteur en droit qui a examiné l’affaire, pour qu’il livre son avis d’expert.

Retournement de la situation

Ici, Shakespeare fait intervenir Portia qui, déguisée en homme de loi et agissant au nom d’un principe supérieur, l’amour pour l’humanité et le bien, prend la parole. 5

Une fois reconnue la validité de la demande de Shylock, elle retourne la situation avec le genre d’audace qui nous manque aujourd’hui. A propos de la créance, elle relève un détail important concernant la mise en œuvre de la sanction :

Portia, déguisée en docteur en droit, intervient pour trouver une issue heureuse.

C’est une autre belle leçon que nous donne Shakespeare. Combien de lois excellentes ne valent rien du simple fait que leurs auteurs n’ont pas pris la peine d’en spécifier la mise en œuvre ? Connaissez-vous les lois vous permettant de vous défendre contre les injustices que le système vous inflige ? Car si le diable est dans les détails, le bon Dieu n’est parfois pas loin. A vous d’aller le chercher.

Shakespeare nous rappelle que l’économie ne se réduit pas au droit et aux mathématiques. Tout choix économique reste un choix de société. En réalité, seule « l’économie politique » devrait être enseignée dans nos facultés et nos théâtres.

Présenter la science de l’économie et de la finance comme une réalité « objective » et non pas comme une réalité des choix humains, est la meilleure preuve que nous sommes soumis à de la propagande.

Pour conclure, soulignons que contrairement à la pièce de Christopher Marlowe, Le Juif de Malte (vers 1589), l’acteur principal de la pièce de Shakespeare n’est pas le Juif maléfique Shylock (comme le prétendaient des antisémites qui faisaient jouer des versions dénaturées de la pièce durant les périodes noires de notre histoire), mais bien le très catholique marchand de Venise qui, on l’a vu, se sert des Juifs pour son propre intérêt. Rappelons que dans le ghetto juif de Venise, les Juifs n’avaient que le droit de s’occuper de finance mais de rien d’autre…

Enfin, dans Le marchand de Venise, Shakespeare démasque le fonctionnement d’une finance folle et criminelle qui sait utiliser des interprétations formelles du droit (l’apparence de la justice) pour satisfaire sa cupidité (la véritable injustice).

NOTES:

  1. Henry Farnam, Shakespeare as an economist, p. 437, Yale Publishing Association, New Haven ; ↩︎
  2. Voir à ce propos Sinan Guven, Le conflit entre l’intérêt et les religions abrahamiques, HEConomist, le journal des étudiants ; ↩︎
  3. Toutes les citations qui suivent du Marchand de Venise de Shakespeare sont tirées de la version en lecture libre sur le site Atramenta. ↩︎
  4. Salim Aydoz, Artillery Trade of the Ottoman Empire, Muslim Heritage website, Sept. 2006 ; ↩︎
  5. Le principe d’une femme « prométhéenne » intervenant déguisée en homme pour le bien de l’humanité sera, avec la personne de Leonore, au centre de Fidelio, l’unique opéra de Beethoven ; ↩︎
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Le Landjuweel d’Anvers de 1561 — Faire de l’art une arme pour la paix

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Sommaire

  • Introduction
  • Alphabétisation précoce (encadré)
  • Les Chambres de rhétorique
  • Réhabilitation
  • Joutes, compétitions et autres festivals
  • Landjuweel
  • Contexte politique et économique
  • Gand, 1539
  • L’influence d’Érasme
  • De Violieren et la Guilde de Saint-Luc
  • Anvers, 1561
  • Organisation du Landjuweel
  • Philosophie
  • Une journée mémorable
  • Paix et art, unis pour la célébration
  • Censure, répression et révolte dans les Pays-Bas bourguignons

Introduction

Comme chacun le sait, ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Non pas celle de l’humanité, mais la leur. Celle des « perdants » est laissée de côté. C’est pourquoi, en Belgique comme aux Pays-Bas, les églises officielles, catholiques, luthériennes ou calvinistes, et les élites dirigeantes, choisies par l’Espagne et les Britanniques, ont soigneusement effacé des livres la vérité sur le rôle révolutionnaire d’Érasme et son impact. 1

Comme nous le documentons ici, Érasme a réussi, grâce à sa bonté et son esprit noble et ironique, à mobiliser un assez large public, non seulement dans les sections instruites des élites européennes, mais également dans une large partie de la classe moyenne montante des travailleurs, une section sociale que l’on pourrait identifier aux Gilets jaunes d’aujourd’hui.

Denis van Alsloot – Détail, L’Ommeganck du 31 mai 1615 à Bruxelles, peinture, Victoria and Albert Museum.

A notre époque, les processions religieuses, les défilés de géants et les carnavals masqués de Venise, Rio de Janeiro ou encore de Dunkerque paraissent fort sympathiques, mais tellement loin de la « vraie culture » !

Qualifier ces événements et traditions de simple « folklore » résulte principalement d’une méconnaissance de l’histoire. Si l’on considère l’intention et le contenu de certaines de ces fêtes, comme le Landjuweel de Gand en 1539 et celui d’Anvers en 1561, avec cinq mille participants et encore plus de spectateurs, fêtes populaires plaçant l’art, la poésie et la musique comme véritables sources de paix et d’harmonie durables entre les nations, les États et les peuples, on peut dire qu’en terme de raffinement et de beauté, elles rivalisent, et je dirais même surpassent, bien des événements prétendument « culturels » d’aujourd’hui.

Les Chambres de rhétorique

Pays-Bas bourguignons vers 1500.

A l’origine de ces festivals et concours de poésie du type Landjuweel, des sociétés littéraires et dramatiques appelées Kamers van rhetorike (chambres de rhétorique), qui apparaissent à partir de la fin du XIVe siècle dans le nord-ouest de la France et dans les anciens Pays-Bas, surtout dans le comté de Flandre et le duché du Brabant.

Alors qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles ces chambres allaient devenir des clubs littéraires pour une bourgeoisie avide d’exercices d’éloquence et de rimes, à cette époque la culture rhétorique n’est pas socialement une culture d’élite, car la plupart des rhétoriciens étaient des commerçants et n’appartenaient pas à l’élite dirigeante de leur ville.

Des recherches récentes ont confirmé que les chambres de rhétorique de Flandre et du Brabant recrutaient principalement leurs membres dans les classes moyennes urbaines, plus précisément dans les cercles d’artisans (maçons, menuisiers, charpentiers, teinturiers, imprimeurs, peintres, etc.), de commerçants, de commis, d’exerçant des professions intellectuelles et de commerçants. 11

En 1530, parmi les 42 membres de la chambre bruxelloise De Corenbloem (Le Bleuet), on dénombre 32 artisans (bouchers, brasseurs, meuniers, charpentiers, tuiliers, peigneurs, pêcheurs, carrossiers, tailleurs de pierre, etc., soit 76,2 %). 12

Dans les professions artistiques, on compte un vitrier et deux peintres (7,1 %), et dans le commerce, un marchand de fruits, un aubergiste, un patron de bateau et un chiffonnier (9,5 %). Les autres membres sont un haut fonctionnaire, un harpiste et un annonceur.

Composition des membres de De Corenbloem, par profession.

Pour la période 1400-1650, on a recensé 227 chambres de rhétorique néerlandophones dans les Pays-Bas méridionaux et la Principauté de Liège, ce qui signifie que pratiquement chaque ville en possède au moins une. En 1561, le duché de Brabant compte environ 40 chambres de rhétorique reconnues, tandis qu’on en dénombre 125 dans le comté de Flandre. 13

Leur organisation est semblable à celle des corporations : à la tête de chacune se trouve le doyen, généralement un ecclésiastique (ces chambres conservaient un aspect religieux). Depuis leur création, elles sont de deux sortes : les libres (vrye), bénéficiant d’une subvention communale, et les soumises (onvrye ou vrywillige), n’ayant pas de subvention, mais rendant compte à une chambre suprême (hoofdkamer). Parmi les rhétoriciens se trouvent les fondateurs (ouders) et les membres (broeders ou gezellen) ; à la tête de toutes se trouvent un empereur, un prince, souvent un prince héréditaire (opperprins ou erfprins) ; viennent ensuite un président honoraire (hoofdman), un grand doyen, un doyen, un auditeur (fiscael), un porte-étendard (vaendraeger ou Alpherus) et un garçon (knaep), qui s’adonne parfois à la poésie.

Les plus importants sont les « facteurs », c’est-à-dire les poètes chargés de la « factie » (composition) des poèmes, des pièces de théâtre, des farces et de l’organisation des festivités. Initialement d’appartenance ecclésiastique, les chambres prirent leur indépendance pour s’établir, concrètement, comme un comité des fêtes, chargé par les autorités municipales d’égayer de poésie et de splendeur les événements politiques et culturels tout au long de l’année.

Réhabilitation

Des recherches plus poussées, principalement aux Pays-Bas, ont conduit les chercheurs à « réhabiliter » les chambres de rhétorique, désormais considérées comme des institutions ayant joué un rôle majeur dans le développement du néerlandais vernaculaire au cours de la période 1450-1620. 14

Certes, composées pour la plupart sous forme de dialogues entre personnages allégoriques, héritage du Moyen Âge et de la tradition des troubadours, artistiquement parlant, la plupart de ces pièces, à quelques exceptions près, n’ont jamais atteint le niveau ou la qualité d’intensité dramatique ou de raffinement de Shakespeare ou de Schiller.

Mais comme nous le verrons, le désir et l’intention d’émanciper le peuple à travers une forme d’art littéraire et musical qui élève par son contenu moral et libère par un rire cathartique (purificateur) étaient clairement au cœur de leurs objectifs admirables.

L’archiviste néerlandais Jeroen Vandommele suggère que les experts devraient repenser leur point de vue :

L’historien néerlandais respecté Herman Pleij a contribué à une meilleure compréhension du phénomène et a donné une impulsion majeure à cette approche en démontrant, à partir des années 1970, le potentiel de la littérature des XVe et XVIe siècles à générer ce qu’il appelle la « culture urbaine de la fin du Moyen Âge », véritable expression d’une culture civique et urbaine autonome. 16

Selon lui, leurs œuvres visaient à déclencher une « offensive civilisatrice » qui encouragerait les élites urbaines et les classes moyennes à se développer intellectuellement et moralement et à se distinguer (et se dissocier) de leurs homologues urbains moins civilisés.

Joutes, compétitions et autres festivals

Mystère de la Passion, tableau vivant sur le parvis des cathédrales.

Les chambres cultivent l’art de la poésie en s’affrontant lors de concours qui comptent parmi les événements majeurs qu’elles organisent entre elles ou pour le public. Chaque chambre fixe elle-même la fréquence des concours et la valeur des prix, souvent symboliques, à gagner. Si certaines chambres se contentent de quatre concours par an, la chambre anversoise De Violieren (La Giroflée) en fait une compétition hebdomadaire !

Très vite, ces activités donnent naissance à des festivités publiques, célébrées successivement dans toutes les grandes villes. Le Landjuweel combine habilement plusieurs genres théâtraux et musicaux, auparavant distincts, en une seule grande fête urbaine :

  • Les « Mystères » et « Miracles » (Mirakel-spelen, passie-spelen) sont des spectacles de rue ou de grands tableaux vivants, parfois sur des chars (wagen-spelen). Vers 1450, le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, joué des milliers de fois dans toute la France, est une pièce de 34 000 vers, nécessitant 394 acteurs qui retracent la vie du Christ cinq jours durant.
  • La « Fête des Fous » ou « Fête des Innocents », mascarades et déguisements organisés par des « sociétés joyeuses » auxquelles le clergé participe activement depuis le XIIe siècle. On assiste alors à un renversement total de la société : la femme devient l’homme, l’enfant l’évêque, le professeur l’élève… On élit un pape, un évêque et un abbé des fous, on brûle de vieilles chaussures dans des encensoirs, on danse dans les églises en marmonnant du latin de manière à provoquer de nombreux éclats de rire. On danse et chante, accompagnés par des musiciens jouant d’instruments à vent (flûte, trompette ou cornemuse) ou à cordes (vielle à roue, harpe, luth). Il n’est pas rare de constater une grave confusion au sein des couvents : relations nocturnes entre l’abbé des fous et les abbesses mineures, voire simulacres de mariage entre un évêque et une supérieure. Pour la fête des fous, le bas clergé se déguise, porte des masques hideux et s’enduit de suie. Le costume et les attributs des fous furent consacrés au XVe siècle. Papes, conciles et diverses autorités publièrent des textes visant à supprimer cette fête dès le XIIe siècle.
  • Les Ommegang (littéralement « tourner autour » de l’église) sont des processions religieuses, organisées par l’Église et les corporations d’arbalétriers en l’honneur des saints, dont ils portent les statues sur leurs épaules. Si à Bruxelles, l’Ommegang devient l’occasion pour les nobles de déambuler en ville (comme en 1549 pour témoigner de leur loyauté à l’occupant espagnol), à Anvers, deux Ommegang se succèdent : le premier, religieux, à la Pentecôte, le second, apparu plus tard, à l’Assomption, avec une forte participation laïque des corporations, des métiers et des chambres de rhétorique, chacun d’eux fournissant un char à une procession dans les rues de la ville.
  • Carnaval, nouveau nom donné par l’Église aux « Saturnales », grandes fêtes romaines de huit jours en l’honneur de Saturne, dieu de l’agriculture et du temps, lors du solstice d’hiver. Cette période de célébrations costumées et de libertés, notamment à Venise, qui se développe entre les XIe et XIIIe siècles, est encadrée par l’Église, qui juge nécessaire d’éviter les révoltes populaires. Elle se caractérise par une inversion des rôles et l’élection d’un faux roi. Les esclaves sont alors libres de parler et d’agir à leur guise et se font servir par leur maître. Ces festivités sont accompagnées de grands repas.

Les rhétoriciens estiment à juste titre que ces genres se complètent parfaitement. Les festivals alternent donc, sans mépriser la hiérarchie qu’impose la nature des sujets, pièces à contenu spirituel et religieux (mystères, passions) et pièces à contenu philosophique, didactique et moralisateur (zinne-spelen), sans oublier la satire, la farce et autres éléments humoristiques (sotties, esbattements, etc.).

Fête des fous. (après 1550). Maison du Roi, Réserves. Musée de la ville de Bruxelles.

Historiquement, la scène où se déroulent ces événements s’est déplacée, de la nef des églises vers le parvis des cathédrales, puis vers l’espace public au sens large, d’abord en plein air (sur la grand-place, dans le cimetière, sur un char) avant d’être obligée par les autorités de se tenir exclusivement dans des lieux fermés.

Parmi les concours organisés par les chambres de rhétorique, le plus ancien connu serait celui de Bruxelles en 1394. Celui d’Audenarde, en 1413, est mieux documenté. Suivront ceux de Furnes en 1419, de Dunkerque en 1426, de Bruges en 1427 et 1441, de Malines en 1427 et de Damme en 1431.

Landjuweel

A l’origine, les Landjuwelen étaient un cycle de sept compétitions entre milices communales pratiquant le maniement des armes, les Schutterijen du duché de Brabant. Les plus hautes personnalités du pays assistent à ces tournois, qui sont même honorés par les souverains.

L’idée est d’organiser un Landjuweel tous les trois ans, le vainqueur de la première compétition étant chargé d’organiser la suivante, et ainsi de suite. A l’issue du septième Landjuweel, les vainqueurs inaugurent un nouveau cycle. Le vainqueur du premier tournoi, qui a remporté une coupe d’argent, doit confectionner deux plats d’argent pour le vainqueur du deuxième Landjuweel d’un cycle, qui en confectionne à son tour trois pour le vainqueur de la compétition suivante, et ainsi de suite jusqu’au septième tournoi du cycle.

Il existait une étroite collaboration entre les sociétés chevaleresques des villes de Bruges et de Lille en Flandre, ainsi qu’entre Bruges et Bruxelles. Comme Bruges, Lille organisait un tournoi annuel, « L’Espinette ».

En février de chaque année, une délégation brugeoise se rend à Lille pour participer au tournoi, et en retour, les Lillois participent au concours annuel de l’Ours Blanc à Bruges, qui se déroule en mai. Ce spectacle donne lieu à des festivités auxquelles les poètes brugeois contribuent également. Ils écrivent les scénarios des esbattements, récitent des louanges et rapportent ces activités dans leurs chroniques.

Les divergences de langues ne suscitent aucune querelle. Des prix sont institués pour récompenser les œuvres rédigées en français ou en néerlandais, selon la langue véhiculaire de la ville où se tient le concours. Mais il arrive parfois que lors d’un même concours, un prix soit décerné pour des œuvres dans les deux langues. Ce fut notamment le cas à Gand en 1439. Des prix sont également décernés pour la plus belle œuvre.

Des thèmes sous forme de questions sont proposés, auxquelles seules les chambres autorisées peuvent répondre en vers, rédigés par les « facteurs ». Ces questions ont généralement un but moral ou politique.

Ainsi, en 1431, en pleine guerre entre la France et la Flandre alliée à l’Angleterre, la chambre de rhétorique d’Arras (l’ancienne Atrecht, dans les Pays-Bas bourguignons), pose la question : « Pourquoi la paix, si ardemment désirée, tarde-t-elle si longtemps à venir ? »

Rappelons qu’en 1435, la paix d’Arras, organisée par les amis du Cardinal Nicolas de Cues, Jacques Cœur et Yolande d’Aragon, scellait la fin de la guerre de Cent Ans. 17

Contexte politique et économique

Au fil des alliances et mariages, les Pays-Bas bourguignons tombent sous le contrôle de la famille des Habsbourg, entièrement à la merci de la banque des Fugger d’Augsbourg. 18

C’est ainsi qu’à sa mort, en 1519, l’empereur du Saint-Empire romain germanique, Maximilien Ier (de la famille des Habsbourg), devait environ 350 000 florins à Jacob Fugger. Pour éviter tout défaut de paiement sur cet investissement, Fugger rassemble un cartel de banquiers afin de réunir les pots-de-vin nécessaires pour permettre à Charles Quint, le petit-fils de Maximilien, d’acheter les votes et de lui succéder sur le trône.

En collaboration directe avec Marguerite d’Autriche, qui a rejoint le projet par crainte pour la paix en Europe, Jacob Fugger centralise ainsi les fonds nécessaires pour corrompre chaque « grand électeur » du Saint Empire germanique, profitant de l’occasion pour renforcer considérablement ses positions monopolistiques, notamment face à des concurrents comme les Welser et le port d’Anvers en pleine expansion. 19

Dans les années 1520, Charles Quint devra emprunter à un taux de 18 %, et jusqu’à 49 % entre 1553 et 1556. Pour maintenir les dépenses colossales nécessaires à la gestion de son vaste empire, il n’a d’autre choix que de mener une politique prédatrice. Il vend ses mines pour apaiser les banquiers, leur donne carte blanche pour coloniser le Nouveau Monde et consent au pillage des régions les plus prospères de son empire, la Flandre et le Brabant, les écrasant d’impôts et de dîmes pour financer l’« économie de guerre ». 20

L’essor assez spectaculaire de la Renaissance du Nord, qui accède, à travers l’apprentissage du grec, du latin et de l’hébreu, notamment grâce au Collège trilingue fondé par Érasme à Louvain en 1515 21, aux sciences et à toutes les richesses de l’époque classique, subit de plein fouet les coups de bélier d’une finance féodale devenue ogre.

Charles Quint ordonne de dresser une liste des auteurs à proscrire dans ses États, préfigurant ainsi la création de l’Index quelques années plus tard. De 1520 à 1550, il promulgue treize édits répressifs contre l’hérésie, introduisant une inquisition moderne inspirée du modèle espagnol.

Marie de Hongrie, portrait par Hans Knell.

La portée de ces « placards » reste assez limitée jusqu’à l’arrivée de Philippe II, en raison du manque d’enthousiasme de la reine régente Marie de Hongrie (1505-1558) et des élites locales à leur égard. Leur application est confiée aux autorités judiciaires urbaines et provinciales, ainsi qu’au Grand Conseil de Malines, sous la supervision d’un tribunal spécifique, établi en 1522 dans les Pays-Bas bourguignons sur le modèle de l’Inquisition espagnole.

En 1540 est fondé l’ordre des Jésuites, initialement chargé d’obtenir par la parole ce qui ne pouvait l’être par l’épée et le feu. Il se tourne rapidement vers son propre théâtre ! De 1545 à 1563, le Concile de Trente se réunit pour imposer des réformes et tenter d’éradiquer l’hérésie protestante. La lecture de la Bible était désormais interdite au commun des mortels, tout comme sa discussion et son illustration. Albrecht Dürer, le grand graveur et géomètre allemand établi à Anvers, fit ses valises en 1521 pour retourner à Nuremberg, et Érasme s’exila à Bâle la même année. Le grand cartographe flamand Gérard Mercator, formé par les érasmiens et soupçonné d’hérésie, fut emprisonné en 1544. Libéré de prison, il s’exila en Allemagne en 1552. En raison de leurs convictions religieuses, Jan et Cornelis, les deux fils du peintre Quinten Matsys 22, ami d’Erasme quittèrent Anvers et s’exilèrent en 1544.

Charles Quint abdiqua en 1555 pour laisser la place à son fils Philippe II. Ce dernier retourna en Espagne et confia la régence des Pays-Bas bourguignons à sa demi-sœur Marguerite de Parme (1522-1586).

Alors que l’administration des Pays-Bas bourguignons était officiellement assurée par le Conseil d’État, composé des stathouders et de la haute noblesse, un conseil secret (la consulta ) créé par Philippe II et composé de Charles de Berlaymont (1510-1578), Antoine Perrenot de Granvelle (1517-1582) et Viglius van Aytta (1507-1577) prenait toutes les décisions importantes, notamment en matière de fiscalité, d’ordre, d’administration et de religion, et transformait ainsi le Conseil d’État en une simple chambre consultative.

Trois conflits surgirent rapidement : la présence de troupes espagnoles, l’établissement de nouveaux diocèses et la lutte contre le protestantisme. Les troupes espagnoles survivantes des guerres d’Italie, fortes d’environ 3000 hommes, ne recevaient pas de solde et pillaient le pays. Après de nombreuses hésitations de la part de Philippe II, et sous la menace de la démission simultanée d’Orange et d’Egmont, les troupes partirent finalement en janvier 1561.

1523, Exécution des luthériens Hendrik Vos et Jan Van Essen.

Les premières victimes des persécutions, exécutés à Bruxelles le 1er juillet 1523, furent Hendrik Vos et Jan Van Essen, deux moines augustiniens d’Anvers qui avaient embrassé les idées de Luther, qu’ils avaient fréquenté à Wittenberg. 23 La première victime wallonne fut le théologien tournaisien Jean Castellain, exécuté à Vic, en Lorraine, le 12 janvier 1525. 24

De nombreuses victimes étaient des membres du clergé catholique convertis à la Réforme, mais aussi de nombreuses femmes. À partir de 1529, les persécutions prirent une tournure dramatique suite à l’adoption du placard impérial généralisant la peine de mort. 40 % des exécutions pour hérésie en Occident entre 1523 et 1565 eurent lieu dans les Pays-Bas bourguignons. Les XVIIe Provinces furent l’une des régions qui connurent le plus fort taux de condamnations à mort par rapport à l’ensemble de sa population. Environ 1500 personnes furent exécutées, soit une intensité trente fois supérieure à celle de la France. 25

Ils ne feront que renforcer l’opposition à la tyrannie qui conduira en 1576 Guillaume d’Orange (dit « Le Taciturne ») à prendre la tête de la révolte des Pays-Bas bourguignons, aboutissant 80 ans plus tard à la scission entre le nord (les Pays-Bas, majoritairement protestants) et le sud (la Belgique, exclusivement catholique).

Gand, 1539

Podium du Landjuweel de Gand de 1539.

En juin 1539, la Chambre De Fonteine (La Fontaine) de Gand convoqua les sociétés dramatiques et littéraires du pays à un grand landjuweel en l’honneur de la Sainte Trinité, pour lequel l’empereur Charles Quint accorda une permission et un sauf-conduit d’un mois à ceux qui souhaitaient y participer.

Une charte d’invitation fut publiée à ce sujet. Elle posait, pour la pièce de moralité, une question ainsi formulée : « Quelle est la plus grande consolation du mourant ? »

Ce sujet fait clairement écho à l’un des écrits populaires d’Érasme, traduit en néerlandais l’année de sa publication en 1534, de De preparatione ad Mortem. 26

Dix-neuf sociétés de rhétoriciennes répondirent à l’appel : il s’agissait de chambres établies à Anvers, Audenarde, Axel, Bergues, Bruges, Bruxelles, Courtrai, Deinze, Enghien, Kaprijke, Leffinge, Lo (dans le commerce de Furnes), Menin, Messines, Neuve-Église, Nieuport, Tielt, Tirlemont et Ypres.

La chambre anversoise De Violieren remporta le premier prix. Pieter Huys de Bergues remporta le deuxième prix, composé de trois vases en argent pesant sept marcs sur lesquels était gravée l’entrée d’une académie. Son poème, composé d’environ cinq cents vers en néerlandais, met en scène cinq figures allégoriques : la Bienveillance, l’Observance des Lois, le Cœur Consolé, la Consolation et le Cœur Contrit. Chacune d’elles énumère les biens dans lesquels l’homme trouve le bonheur à l’heure de la mort. Pour De Violieren, la plus grande consolation était « la résurrection de la chair », un dogme purement catholique.

Mais c’était sans compter sur la partie « off » du concours. Car les trois autres questions, auxquelles il fallait répondre en chœur, étaient :

  • « Quel animal au monde acquiert le plus de force ? »
  • « Quelle nation au monde fait preuve du plus de folie ? »
  • « Serais-je soulagé si je pouvais lui parler ? »

En conséquence, la majorité des pièces allégoriques jouées étaient des satires sanglantes contre le pape, les moines, les indulgences, les pèlerinages, le cardinal Granvelle, etc. Les compositions des lauréats gantois furent publiées d’abord en format in-quarto, puis en in-duo.

Dès leur parution, ces pièces furent interdites, et ce n’est pas sans raison que, plus tard, ce landjuweel fut cité comme le premier à avoir mobilisé le pays littéraire en faveur de la Réforme protestante. Ces œuvres étant loin d’être favorables au régime espagnol, le duc d’Albe ordonna leur suppression par l’Index de 1571 et, plus tard, le gouvernement des Pays-Bas bourguignons interdit même les représentations théâtrales des Chambres de Rhétorique.

L’influence d’Érasme

Érasme dans l’atelier de Matsys à Anvers, tableau d’Eugène Siberdt (1851-1931). À droite, le célèbre tableau de Matsys représentant les collecteurs d’impôts cupides.

À Anvers, l’influence d’Érasme était notable et sa présence recherchée. On connaît son amitié avec le secrétaire de la ville, Pieter Gillis 27, un humaniste érudit anversois très apprécié de Thomas More 28qui intégra certains de ses poèmes dans son œuvre majeure, L’Utopie. Pour plaire à More, Pieter Gillis et Érasme lui offrent leur double portrait réalisé par Quentin Matsys 29. La maison de Gillis à Anvers était également un lieu de rencontre régulier pour tous les grands humanistes de l’époque.

Den Grooten Spiegel, la maison de Gillis à Anvers.

De 1523 à 1584, 21 éditeurs ne publient pas moins de 47 éditions des œuvres de l’humaniste, et le rhéteur Cornelis Crul traduit, avant 1550, les Colloques et d’autres œuvres majeures en néerlandais.

La plupart des rhétoriciens maîtrisaient le latin et pouvaient donc lire Érasme dans l’original. Certaines écoles latines, comme celle de Gouda en 1521, incluaient dans leur programme des écrits choisis de lui pour chaque niveau de classes. 30

Le prestige de l’humaniste se répand dans toute l’Europe.

Ferdinand Colomb (1488-1539), fils très bibliophile du navigateur génois Christophe Colomb, non seulement acquit une vaste série de ses œuvres, mais se rendit aussi à Louvain en octobre 1520 pour y rencontrer leur auteur. 31

Dans une lettre datée de 1521, Jérôme Aléandre (1480-1542), légat du pape Léon X, mettait en garde contre les « éléments de mauvais aloi » qui prospéraient à Anvers. « Ils [les rhétoriciens] se présentaient comme les défenseurs de la bonne littérature et étaient tous de l’école de notre ami devenu un grand nom [Érasme]. » Aléandre ajoutait : « Il [Érasme] a pourri toute la Flandre ! » 32

De Violieren et la Guilde de Saint-Luc

Le blason de De Violieren (La Giroflée) d’Anvers pour le Landjuweel. Au centre, le boeuf ailé, symbole de Saint-Luc.

A Anvers également, une Chambre de rhétorique, De Violieren (Les Giroflées), est officiellement créée en 1480 comme une sorte de division littéraire au sein de la Guilde de Saint-Luc, la guilde des artistes datant de 1382.

La devise des rhéteurs était « Uyt ionsten versaemt » (Unis par l’affection. Mais « ionsten » est aussi proche de « consten », le mot flamand pour les arts).

Cette symbiose produisit des résultats fructueux. Pour la plupart des historiens, les Violieren constituaient en quelque sorte la branche littéraire de la Guilde de Saint-Luc. Jusqu’en 1664, la guilde avait son siège sur le côté nord de la Grand-Place d’Anvers, la maison Spaengien ou Pand van Spanje. La guilde était composée de tous les métiers liés aux beaux-arts, notamment les peintres, les sculpteurs, les enlumineurs, les graveurs et les imprimeurs.

L’Eglise, entre 1460 et 1560, pour se financer, louait aux artistes l’Onze-Lieve-Vrouwepand, un claustrum avec de galeries entourant une cour ouverte. Dans ce bâtiment, les peintres d’art, les sculpteurs, les ébénistes et les libraires pouvaient louer un stand où ils pouvaient exposer leurs produits à la vente. Il s’agissait de la plus grande foire d’art de ce qui était alors l’Europe. Après 1560, le marché s’organisait au premier étage de la Bourse du Commerce.

La Guilde de Saint-Luc :

Les Liggeren, registre de la guilde des peintres de Saint-Luc d’Anvers.
  • En 1491, l’ami d’Érasme, le peintre Quinten Matsys 33, y fut inscrit comme maître. L’une de ses commandes majeures, le Triptyque de la Déploration du Christ, provenait de la guilde des charpentiers. Selon l’archiviste en chef de la ville d’Anvers, Van den Branden, Matsys lui-même était membre des Violieren et écrivait des poèmes pour leurs concours ;
  • En 1515, Matsys fut rejoint à la Guilde de Saint-Luc par deux autres grands artistes inspirés eux aussi par l’esprit d’Érasme, Joachim Patinir (1480-1524) et Gérard David (1460-1523) ;
  • En 1519, les registres de la guilde (The Liggeren 34) mentionnent l’inscription de Jan Sanders van Hemessen (1500-1566), dont la fille Catharina (1528-1565) deviendra en 1548 la première femme peintre – et professeur de peinture aux hommes – à être admise à la guilde des peintres ;
  • En 1527, celle de Pieter Coecke van Aelst (1502-1550), maître de Bruegel ;
  • en 1531, ceux des deux enfants de Matsys, Jan et Cornelis ;
  • en 1540, celle de Peter Baltens (1527-1584) ;
  • en 1545, celle du graveur et imprimeur Hieronymous Cock (1510-1570) dont l’atelier produisit des estampes de Bruegel et du poète et traducteur révolutionnaire hollandais Dirk Coornhert (1522-1590), ami proche et conseiller de Guillaume le Taciturne (1533-1583) ;
  • en 1550, celle du grand imprimeur Christophe Plantin (1520-1589) ;
  • et en 1551, celle de Pieter Bruegel l’Ancien (1525-1569). 35

Les échanges quotidiens entre les rhétoriciens et les artistes les plus importants de l’époque eurent une influence bénéfique sur leurs activités et en firent, après quelques années, l’une des sociétés les plus prospères du Brabant.

Les correcteurs de l’imprimerie Plantin.

Dans les concours les plus importants, De Violieren remporta des lauriers : premier prix en 1493 à Bruxelles, en 1515 à Malines et en 1539 à Gand, dans une lutte mémorable à laquelle participèrent 19 chambres de différentes régions du pays.

En août 1541, un concours fut organisé à Diest par la Chambre locale De Lelie (Le lys), auquel participèrent dix autres chambres du Brabant. Le grand prix fut décerné à la Chambre anversoise De Violieren, pour la présentation d’un esbattement (farce).

Anvers, 1561

Comme de coutume, la Chambre ayant remporté le meilleur prix devait à son tour organiser un Landjuweel. C’était également l’avis de De Violieren, après son exploit à Diest ; cependant, les circonstances de l’époque ont fait que le sujet a été reporté. Vingt ans se sont écoulés avant que quiconque puisse songer à organiser un tel concours artistique.

Trois dirigeants de De Violieren, avec beaucoup de courage, s’engageront pleinement dans l’initiative, au péril de leur réputation, leur honneur, leur fortune, leur patrimoine et même de leur vie :

Anthonis van Stralen.
  • Anthonis van Stralen (1521-1568) était le chef des Violieren. Echevin d’Anvers, Van Stralen avait été étroitement associé à l’obtention du permis pour le Landjuweel. En mai 1561, il fut promu bourgmestre (buitenburgemeester) d’Anvers, peut-être en récompense de ses services. Le succès du Landjuweel était dû en grande partie à la coopération entre le magistrat anversois et le conseil des Violieren.
  • Melchior Schetz (vers 1513-1583) était prince de Violieren. Il était le beau-frère de Van Stralen et également échevin. Il était l’un des trois enfants du grand marchand anversois Érasme Schetz (mort en 1550), surnommé le « banquier d’Érasme ». 36 Avec ses trois fils, il a créé une importante société bancaire et commerciale. 37 Son amitié avec Érasme est symptomatique de la popularité dont Érasme jouissait à Anvers. Il lui offrit sa résidence hospitalière : la Huis van Aken, un palais où il avait reçu Charles Quint en personne.

    Dans une lettre, il lui fit, entre autres, cette proposition alléchante : « Mon cœur et l’âme de tant de personnes aspirent à votre présence parmi nous. Je me suis souvent demandé quel enchantement vous retenait ici plutôt que parmi nous. Pieter Gillis [secrétaire de la ville et leur ami commun] m’a donné une raison : nous n’avons pas de vin de Bourgogne, qui convient le mieux à votre tempérament, ne craignez rien, et si c’est le seul obstacle qui vous retient, n’hésitez pas à revenir ; nous veillerons à ce que vous soyez approvisionné en vin, et non seulement en vin de Bourgogne, mais aussi en vin de Perse et d’Inde si vous en avez envie et besoin. »

    En tant que prince de Violieren, son fils Melchior représentait la Chambre le plus souvent en public. Il devait également être responsable de l’organisation financière de la Chambre. Schetz était l’un des plus importants prêteurs d’argent d’Anvers. Il ne fait aucun doute que la ville a facilité financièrement l’organisation du festival.
  • Willem van Haecht (1530-1585) : Issu d’une famille de peintres et de graveurs, il était dessinateur et, vraisemblablement, libraire de profession. Sa devise était Behaegt Gods wille (conforme-toi à la volonté de Dieu). Van Haecht était un ami de l’humaniste et écrivain bruxellois Johan Baptista Houwaert (1533-1599). Il compare Houwaert à Cicéron dans l’éloge introductif du Lusthof der Maechden de Houwaert, publié vers 1582. Dans son éloge, Van Haecht affirme que tout homme sensé devrait reconnaître que Houwaert écrit avec éloquence et excellence.

    Van Haecht a également écrit les paroles de diverses chansons, généralement d’inspiration chrétienne. C’est le cas des paroles d’une chanson polyphonique à cinq voix, Ghelijc den dach hem baert, diet al verclaert, probablement composée par Hubert Waelrant (1517-1595) pour l’ouverture de la pièce des Violieren au landjuweel de 1561. Le poème a également été imprimé sur une feuille volante avec notation musicale, distribué à l’assistance.

    Dès 1552, Van Haecht était affilié à De Violieren, dont les membres comprenaient Cornelis Floris de Vriendt (1514-1575), le principal architecte de l’hôtel de ville de style Renaissance d’Anvers, ainsi que son frère, le peintre Frans Floris de Vriendt (vers 1519-1570) et le peintre Maerten de Vos (1532-1603). Van Haecht devint le « facteur » (poète titulaire) de De Violieren en 1558.
La résidence style Renaissance du rhétoricien et peintre Frans Floris Devriendt dans l’Arenbergstraat d’Anvers, conçue par son frère Cornelis en 1563. Entre les croisées de l’étage Frans peignit les niches dans lesquelles étaient représentés les emblèmes du véritable artiste, à savoir : La Diligence, la Pratique, la Poésie, l’Architecture, le Travail, l’Expérience et l’Industrie. (Estampe d’après un dessin de Joseph Linning, avant 1868)

D’autres personnalités de premier plan impliquées dans l’organisation du Landjuweel comprenaient des imprimeurs tels que Jan de Laet (1524-1566), le graveur et éditeur Hieronymus Cock (vers 1510-1570) (fondateur de l’imprimerie Aux Quatre Vents qui publia les gravures de Bruegel) et le peintre Jacob Grimmer (1510-1590).

L’autre figure majeure était Peeter Baltens (1527-1584), peintre, rhéteur, graveur et éditeur anversois. 38 Baltens était membre de la Guilde de Saint-Luc et des Violieren. Ayant en partie formé Bruegel, son rôle s’avéra particulièrement important. Il noua des amitiés étroites (notamment avec les veuves de Hieronymus Cock (vers 1510-1570) et de Pieter Coecke van Aelst (1502-1550), cette dernière étant également la belle-mère de Bruegel) et collabora avec les plus grands noms anversois de son temps. Il s’associa avec des patriciens anversois tels que le poète Jonker Jan van der Noot (1539-1595), la riche famille de marchands Schetz et de riches marchands tels que Nicolaes Jonghelinck (1517-1570), banquier d’affaires, mécène et bailleur de fonds de Bruegel.

Selon Lode Goukens,

Herman Pleij note que les Rhétoriciens ont comme consigne de redorer le blason des marchands d’Anvers en faisant la distinction entre le bon grain et l’ivraie. 40

De Groote Robijn, résidence d’Anthonis van Stralen, maire d’Anvers.

Cependant, les recherches sur les relations entre peintres, poètes (ou rederijkers) et marchands montrent que ces trois groupes développent un style de vie culturel commun au XVIe siècle, dans lequel l’amour de la science et de l’art occupe une place centrale.

Pour lancer un concours de rhétorique, il fallait obtenir l’autorisation du gouvernement du pays, ce qui n’était plus chose aisée à l’époque. C’était une conséquence du concours de Gand de 1539, où les idées de nouvelles doctrines contre les institutions de la religion catholique furent présentées et défendues sans la moindre hésitation.

Cependant, De Violieren et les élus d’Anvers (Van Stralen et Schetz) étaient farouchement déterminés à organiser leur Landjuweel. Celui qui fit le plus pour retarder l’obtention de l’autorisation fut le cardinal Perrenot de Granvelle (1517-1582), archevêque de Malines et conseiller de Marguerite de Parme (1522-1586), après l’abdication de l’empereur, son frère Charles Quint, régente des Pays-Bas bourguignons.

Organisation du Landjuweel

En février 1561, les délégués de la ville d’Anvers s’adressèrent à Granvelle avec une requête adressée à la régente, dans laquelle ils soutenaient que De Violieren, par rapport aux autres Chambres, était statutairement obligée d’organiser un concours.

Antoine Perrenot de Granvelle.

Granvelle espérait torpiller l’initiative, mais, conscient qu’un rejet brutal aurait enflammé l’opposition, il chercha divers prétextes. Il fit poliment comprendre aux délégués qu’il souhaitait reporter un tel événement, prétextant que, grâce à l’accord de paix entre la France et les Habsbourg, la guerre venait d’être suspendue et que de telles fêtes représentaient des dépenses importantes, que le pays ne pouvait ou ne voulait pas assumer.

Cela ne dissuada guère les Anversois. Ils répondirent que l’année précédente, l’autorisation avait été accordée à la Chambre de Vilvorde et qu’un report était inconcevable. Sentant qu’ils n’y renonceraient qu’avec un profond dégoût, Granvelle accepta à contrecœur de présenter leur demande à Marguerite, tout en affirmant que l’État s’arrogeait le droit de prélever des impôts sur tous ceux qui participaient au concours.

Craignant surtout que la fête ne devienne une caisse de résonance pour tous ceux qui critiquaient l’occupation espagnole et les abus de l’Église, Granvelle les somma aussi d’informer les chambres participantes que ne pouvait apparaître dans leurs pièces, leurs esbattements ou leurs poèmes, le moindre mot, phrase ou allusion contre la religion, le clergé ou le gouvernement, sinon elles perdraient non seulement le prix qu’elles auraient pu gagner, mais seraient punies et privées de leurs privilèges et de leurs droits ; et que la Chambre d’Anvers avait à veiller à ce que la ville soit bien gardée pendant les festivités et qu’aucun trouble ne puisse survenir.

Marguerite de Parme.

Marguerite de Parme, souvent en désaccord avec Madrid, se montra plus ouverte et moins craintive que Granvelle. Après avoir consulté le rapport fourni par le Conseil de Brabant, qui savait pertinemment que trop de répression encourageait la protestation, elle apposa l’apostille le 22 mars 1561, invitant le chancelier du duché à fournir à Anvers les lettres cachetées nécessaires à l’organisation du Landjuweel.

Ces lettres furent émises le même jour au nom du roi et accordèrent un sauf-conduit de quatorze jours avant le début jusqu’à quatorze jours après la fin du Landjuweel à tous ceux qui souhaitaient y assister, à l’exception de,

La chambre de rhétorique d’Anvers avait soumis 24 thèmes potentiels pour le Landjuweel (voir liste ci-dessous). Marguerite de Parme leur offrait le choix entre les trois sujets qu’elle avait sélectionné 42:

  • « L’expérience ou l’apprentissage apporte-t-il plus de sagesse ? »
  • « Qu’est-ce qui conduit le plus l’homme vers les arts ? »
  • « Pourquoi un homme riche et avide désire-t-il davantage de richesses ? »

Philosophie

Pour montrer combien nos rhétoriciens, sous la direction de Van Straelen et de Schetz, traitèrent de questions philosophiques et politiques de toutes sortes, voici l’ensemble des vingt-quatre sujets qu’ils avaient soumis 43:

  1. Wat sake dat Roomen dede triumpheren? (Qu’est-ce qui a permis à Rome de triompher ?)
  2. Wat dat Roomen meest dede declineren? (Qu’est-ce qui a fait le plus décliner Rome ?)
  3. Weder experientie oft geleertheyt meer wijsheyt bybrengt? (Est-ce que c’est l’expérience ou le savoir qui apporte le plus de sagesse ?)
  4. Hetwelck den mensche meer verwect tot cunsten? (Qu’est ce qui peut conduire le plus l’homme vers l’Art ?)
  5. Dwelk ‘t voetsel der cunsten is? (De quoi l’art se nourrit-il ?)
  6. Waeromme den mensche van tydelycke dinghen zoo begheerlijk is? (Pourquoi l’Homme est-il tellement désireux des choses temporelles ?)
  7. Waer deur des menschen dagen meest vercort worden? (Qu’est-ce qui raccourci les jours des hommes ?)
  8. Waer deur des menschen dagen verlengt worden? (Qu’est-ce qui rallonge les jours des hommes ?)
  9. Waerom dat matige rijckdom ‘t meeste geluck der waerelt genaemt wordt ? (Pourquoi c’est la richesse moyenne qui apporte le plus de bonheur au monde ?)
  10. Dwelck den meesten voorspoed in deser waerelt is? (Quelle est la plus grande prospérité dans ce monde ?)
  11. Dwelck den meesten tegenspoed in deser werelt is? (Quel est le plus grand contre-temps dans ce monde ?)
  12. Hoe compt dat dagelix alle dingen verdieren? (Comment se fait-il que toutes les choses se consument chaque jour ?)
  13. Oft een ghierich mensch kan versaegt worden? (Si un homme avare peut être découragé ?)
  14. Waerom een ryck ghierich mensch meer rykdom begeert? (Pourquoi un riche avare désire encore plus de richesse ?)
  15. Waerom dat ryckdom egeen giericheyt en blust? (Pourquoi la richesse n’étéint pas l’avarice?)
  16. Waerom dat d’eynde der blysschappen ongenucht volcht? (Pourquoi l’amusement est suivi de mécontement ?)
  17. Waerom dat wellust berouw voortbrenght? (Pourquoi la luxure engendre des remords?)
  18. Waerom dat wellust hare straffinghe medebrengt? (Pourquoi la luxure apporte sa propre punition ?)
  19. Waar deur dat Roomen tot zoe groote prosperiteyt quam? (Comment les Romains ont atteint une si grande prospérité ?)
  20. Dwelk de monarchie van Roomen in voorspoed hiel? (Quel gouvernement a maintenu les Romains dans la prospérité ?)
  21. Wat cunste eldernootelykste in een stad is? (Quel art est de la plus haute nécessité dans une ville ?)
  22. Wat der wereld meer rust inbrenct? (Qu’est-ce qui peut amener le monde vers plus de paix ?)
  23. Waer deur de mensche meest compt tot hoocheyt der werelt? (Qu’est-ce qui conduit le plus les gens vers l’orgueil du monde ?)
  24. Waer deur men den woeker best zoude mogen extirperen? (Quel serait le meilleur moyen pour éradiquer l’usure ?)

À première vue, on pourrait dire qu’en choisissant la question « Qu’est-ce qui peut le plus conduire l’homme vers l’art ? » 44, Van Stralen et Schetz choisissent le sujet le moins « politique ». C’est méconnaître Érasme et la pensée platonicienne pour qui beauté et bonté forment une unité et pour qui tout gouvernement qui ne promeut pas la beauté, la néglige ou, pire encore, la méprise, se condamne à l’échec ! En pratique, les poètes, partant de ce principe supérieur, ont fini par fustiger, sans les nommer explicitement, tous les criminels et bellicistes de cette époque.

D’ailleurs, Willem van Haecht, le « facteur » (poète officiel) de De Violieren, dans la pièce qu’il composa spécialement pour le Landjuweel d’Anvers en 1561, montrait que ce qui conduisit les Empires à leur déclin fut, comme c’est encore le cas aujourd’hui, leur manque d’estime pour les Arts, y compris évidemment la Rhétorique.

Du coup, c’est sur ce thème que les 5000 participants (!) au Landjuweel, ont commencé à réfléchir, composer des chants, des pièces de théâtre, des refrains, des allégories, des rébus, des tableaux et des farces, le tout présenté ensuite, par le Landjuweel, à presque tout le pays.

On se frotte les yeux pour y croire : deux siècles avant (!) Friedrich Schiller, le poète allemand surnommé « poète de la liberté » et inspirateur de nombreuses révolutions à la fin du XVIIIe siècle, une élite humaniste éclairée par Érasme aux Pays-Bas a conduit une partie substantielle du pays à s’élever vers une paix durable en s’émancipant du servage et de l’ignorance par la beauté morale ! Le Landjuweel d’Anvers de 1561 fut bien plus qu’une simple fête, ce fut un changement de paradigme et un véritable tournant. Chapeau !

Après avoir reçu l’autorisation, la Chambre de rhétorique et le Conseil municipal d’Anvers s’attelèrent aussitôt à donner à ce grand festival littéraire toute sa splendeur et sa magnificience. Un carton d’invitation en vers fut rédigé, précisant le sujet du concours et les prix à gagner.

Melchior Schetz, prince de De Violieren, défilant dans les rues d’Anvers au Landjuweel de 1561.

Le 23 avril, ce carton d’invitation fut remis par le bourgmestre Nicolaas Rockox, en présence de Melchior Schetz et d’Anthonis van Stralen, à l’hôtel de ville d’Anvers, à quatre messagers assermentés, chargés de le transmettre à toutes les chambres de rhétorique du Brabant et de les inviter également au Landjuweel. Ces messagers voyagèrent aux frais de la ville et se rendirent d’abord à Louvain, la plus ancienne ville du Brabant. Partout, la nouvelle d’un Landjuweel à Anvers fut accueillie avec une joie extraordinaire, et les messagers furent accueillis avec une grande générosité.

Alors que dans la plupart des villes du Brabant les rhétoriciens s’occupaient à composer et à enseigner des pièces de théâtre et des poèmes, à fabriquer des chars de triomphe et à peindre des armoiries, à Anvers ils ne restaient pas inactifs.

De Violieren fait alors confectionner de magnifiques vêtements neufs pour ses membres, à la suggestion de Melchior Schetz, pour la cérémonie d’accueil offerte aux participants.

Podium du Landjuweel d’Anvers 1561.

Une élégante scène de théâtre fut érigée sur la Grand-Place d’Anvers, conçue par Cornelis Floris. Ironie de l’histoire, elle fut installée à l’endroit même où l’Inquisition décapitait les « hérétiques ». Le public assistait aux représentations debout, à l’exception du jury et des hauts fonctionnaires, pour lesquels des bancs étaient prévus.

Partout, l’effervescence et l’animation régnaient ; chaque citoyen souhaitait apporter sa contribution pour accueillir les invités étrangers avec la solennité requise et beaucoup de faste.

Le conseil municipal, pour sa part, avait pris les mesures nécessaires pour que tout se passe bien. Tous les habitants des rues où devaient passer les rhéteurs ont reçu l’ordre de dégager les rues et de retirer tout échafaudage ou obstacle qui pourrait gêner leur passage.

Tout le monde attendait avec impatience le 3 août, jour où l’entrée officielle aurait lieu et où les jeux de Landjuweel commenceraient.

Une journée mémorable

Hôtel de ville d’Anvers (à gauche) conçu par Cornelis Floris Devriendt.

Le 3 août 1561 est un jour mémorable dans l’histoire d’Anvers. La ville était parée de ses habits de fête : sur les façades des maisons, drapeaux, fanions et festons ; sur les places publiques, d’élégantes arches de style Renaissance.

Ce n’est un secret pour personne : les Anversois aiment gagner beaucoup d’argent. Mais ils aiment aussi le dépenser sans compter ! Au cours de ce merveilleux XVIe siècle, ils prenaient plaisir à afficher, lors de ces occasions, une splendeur qui dépasse, pour ainsi dire, notre imagination.

Juerken, le bouffon ou imbécile de De Violieren au Landjuweel d’Anvers de 1561.

Partout régnait la joie et la vie. De nombreux étrangers traversaient les rues ; tous, étrangers comme locaux, s’engageaient à maintenir le meilleur ordre possible au milieu de cette agitation et de ce tumulte. 45

À 14 heures, les « frères » de la guilde De Violieren se rassemblèrent pour se rendre ensemble à la Keizerspoort afin de rencontrer les chambres participantes. Ils étaient 65, montés sur des chevaux magnifiquement parés, vêtus de précieux uniformes. Ceux-ci se composaient de tabards de soie violette rayés de satin blanc ou de drap argenté, de pourpoints blancs rayés de rouge, de bas et de bottes blancs, et de chapeaux violets ornés de plumes rouges, blanches et violettes.

À la Keizerspoort, les chambres étrangères participantes furent solennellement reçues. Elles étaient quatorze et, au son des clairons et sous les acclamations de la foule, elles entrèrent dans Anvers, suivant la Huidevetterstraat, l’Eiermarkt et le Melkmarkt jusqu’à la Grote Markt, devant l’Hôtel de Ville.

Représentation artistique du Landjuweel d’Anvers de 1561, peint en 1899 par Edgard Farasyn pour l’hôtel de ville d’Anvers.

Le cortège était grandiose et impressionnant ; on n’avait jamais rien vu de tel dans ces régions. Sans les frères de la Guilde sur les chars, les porteurs d’armoiries, les écuyers, les valets de pied, les trompettistes, les tambours et autres musiciens à pied, le nombre de rhétoriciens à cheval de toutes les villes s’élevait à 1393, celui des chars à 23 et celui des autres chars à 197. 46

L’Ommegang de 1685 (supposé être une procession religieuse sans concours de poésie ou de théâtre) donne néanmoins une idée de ce à quoi ressemblaient les événements culturels de masse à Anvers.

Après quinze jours de compétition entre les villes de grande et moyenne taille pendant le Landjuweel, une semaine supplémentaire de « Hagespelen », des compétitions moins fastueuses et moins coûteuses entre les cantons, villages et communes, a suivi. Les organisateurs ne voulaient pas de perdants. Les formats étaient si variés qu’à la fin du mois, pas une seule ville, village ou commune n’était sans prix.

Pièce de théâtre dans un village flamand.

Et de retour dans leurs villes, tous ces acteurs culturels, comédiens, chanteurs, poètes, farceurs et comiques, dynamisés comme jamais par la rencontre avec une nation entière, rejouèrent chez eux la pièce ou le spectacle qui leur avait valu un prix. Dans la mesure où chaque chambre primée fut obligée d’organiser un nouveau concours, un véritable effet de diffusion et de contamination culturelle se répandit dans le pays.

Bateaux de mer entrant à Bruxelles par le canal Bruxelles-Escaut. Peinture d’Andreas Martin (1699-1763).

La joie et la fierté étaient telles que la Chambre de Vilvorde a donné une représentation spéciale pour l’ouverture du nouveau canal Bruxelles-Willebroek en octobre 1561. Le projet d’un canal de 28 km de long, reliant Bruxelles à l’Escaut (et donc à Anvers et à la mer) était évoqué depuis 1415, mais c’est Marie de Hongrie qui, en 1550, a ouvert le chantier. Le canal a vu le jour après 11 ans de travaux.

Le Landjuweel d’Anvers impressionna les spectateurs venus de l’étranger, parmi lesquels Richard Clough 47, représentant du financier anglais Thomas Gresham. Le marchand ne cacha pas son admiration et ne tarit pas d’éloges sur les festivités, les comparant à l’entrée de Philippe II et de Charles Quint à Anvers en 1549. Il ne pouvait que constater que l’organisation du Landjuweel était plus vaste et le spectacle plus impressionnant :

Paix et art, unis pour la célébration

Le mardi 5 août, deux jours après la grande réception des chambres participantes, les rhétoriciens en visite, ainsi que le reste des spectateurs, sont solennellement accueillis sur la Grand-Place d’Anvers.

Les Violieren proposent ensuite une zinnespel (morale) de bienvenue : Den Wellecomme (La Bienvenue), écrite par Willem van Haecht. Au cœur de la pièce se trouve la paix relative qui permet l’organisation du Landjuweel, une rencontre symbolisant le renouveau de la rhétorique (l’art de la rhétorique) rendue possible grâce à la tranquillité retrouvée. Le duché avait beaucoup souffert dans les années 1550, mais s’était lentement relevé après la paix du Cateau-Cambrésis (1559) marquant une pause dans le conflit entre les Habsbourg et la France. L’espoir de jours meilleurs était permis. Les réactions littéraires à la paix furent donc particulièrement optimistes. L’aube d’un nouvel âge d’or était dans tous les esprits.

La pièce met en scène trois nymphes, des fleurs – sœurs – qui, ensemble, représentent De Violieren. Après des années de guerre, la Chambre a eu l’opportunité d’organiser le Landjuweel. Pour cela, les nymphes ont une grande dette de gratitude envers le peuple brabançon. Malgré les temps difficiles et les divisions croissantes entre les différents groupes sociaux, le peuple est resté uni.

C’est la Concordia, le sentiment d’unité et de solidarité, qui unit désormais les défenseurs du bien public. Par amour pour l’art de la rhétorique, tous sont venus de tous horizons à Anvers pour célébrer ensemble le Landjuweel. Selon les nymphes, il est grand temps que Rethorica reprenne la place qui lui revient dans la société. Maintenant que le dieu guerrier Mars et la détestée Discordia ont été chassés, elle seule peut apporter joie et paix au pays. Seule la semence de la rhétorique (« Rethorices saet ») peut porter des fruits de joie.

Les fleurs se mirent donc en quête de Rethorica. Autrement dit, De Violieren décrit principalement le Landjuweel comme une fête de la joie, organisée par les Chambres de Rhétorique pour renforcer le sentiment d’appartenance et les liens d’amitié entre les villes et les peuples de la région.

welcomme
Illustration du drame de Van Haecht « La Bienvenue ». Trois nymphes viennent réveiller Rethorica, endormie, mais protégée par Antwerpia. A gauche sur l’avant-plan, les outils d’invention et de travail que Rhetorica a abandonné en s’endormant.

Finalement, les nymphes trouvent Rhetorica, endormie dans les bras d’une jeune fille (Anwerpia), qui l’a toujours protégée. Alors que les déesses de la vengeance (« Érinnies ») ont ravagé le pays pendant vingt ans, la rhétorique a toujours été protégée et chérie à Anvers. Il est temps de la réveiller de son long sommeil hivernal.

Frans Floris, L’éveil des arts (vers 1560), Musée des arts de Porto Rico, USA.

Une fois réveillée, Rhetorica et le Landjuweel marqueront le début d’une période de prospérité et d’un reveil des arts, pour Anvers et pour le monde, un thème allégorique développé par Frans Floris, le rhétoricien ami de Van Haecht, dans son oeuvre L’éveil des arts (vers 1560). Cette œuvre allégorique commémore la signature du traité du Cateau-Cambrésis, l’accord de paix le plus important du XVIe siècle, marqué par la guerre. siècle, marqué par la guerre. Dans un paysage ravagé par la guerre, Philippe II d’Espagne assume le rôle d’Apollon, représenté par le personnage barbu au centre. Le dieu du soleil éveille les arts libéraux, représentés par des femmes dotées d’attributs (le berceau des sculpteurs, la plume des poètes, les partitions des musiciens, les globes des cartographes, etc.) De sa main gauche, Philippe II montre quatre femmes qui éloignent un Mars abject. Mars, le dieu de la guerre, dépouillé de son épée et ses trophées de bataille. Cette scène symbolise une nouvelle ère de prospérité culturelle rendue possible par la paix.

Den Wellecomme de Van Haecht ne se contente pas de dégager une atmosphère de joie et d’euphorie, il lance aussi quelques piques aux oppresseurs. Les Chambres conservèrent un arrière-goût amer. Au cours des années précédentes, plusieurs rhétoriciens avaient été frappés par le destin. Le « facteur » précédent, le très estimé Jan van den Berghe (mort en 1559), était décédé de vieillesse. De plus, deux membres éminents avaient été victimes de persécutions religieuses.

Les imprimeurs Frans Fraet (1505-1558) et Willem Touwaert Cassererie (vers 1478-1558) furent condamnés et exécutés en 1558, malgré les protestations vigoureuses de leur guilde, pour avoir imprimé et été trouvés en possession de livres interdits (des Bibles néerlandaises).

Gravure d’après Jan van der Straet (Johannes Stradanus).

Anvers était le centre nord-européen de l’édition hétérodoxe dans la première moitié du XVIe siècle. C’est d’Anvers que les livres étaient expédiés dans toute l’Europe. Alastair Duke, qui a étudié les méthodes de l’Inquisition à cette époque, a suggéré que sur quatre mille livres publiés en Europe entre 1500 et 1540, la moitié a été imprimée à Anvers 49 ; presque la moitié de ces publications contenaient des influences protestantes. 50

Ces persécutions renforcèrent la méfiance du gouvernement central envers les rhéteurs. Les temps n’étaient pas faciles pour eux.

L’art de la rhétorique « n’a pas beaucoup d’amis », comme le regrette Van Haecht. 51

Bien que le Landjuweel ait été conçu pour célébrer la paix et non pour exprimer le mécontentement, l’horreur des années de guerre passées et les divisions qui en ont résulté étaient clairement palpables.

La rencontre se déroula sous le signe de l’amitié et de la solidarité – ce qui n’était pas sans raison la devise de De Violieren. Faisant référence au miracle de la Pentecôte, le carton d’invitation comparait les rhétoriciens aux apôtres, qui reçurent le Saint-Esprit en se rassemblant dans l’unité, sans désaccord ni conflit. Ce motif était courant chez les rhétoriciens.

Déjà dans les poèmes du brugeois Anthonis de Roovere (vers 1430-1482), les pièces de théâtre gantoises de 1539 et dans Const van Rhetoriken de Matthijs de Castelein (1485-1550), l’inspiration du rhétoricien est comparée à l’enthousiasme religieux des apôtres à la Pentecôte. Les rhétoriciens considéraient leur poésie comme un don du Saint-Esprit. Cela rappelle fortement la thématique d’Érasme dans sa Querela Pacis (La Complainte de la paix, 1517). Dans ce célèbre pamphlet pour la paix, le miracle de la Pentecôte est également utilisé pour souligner l’importance de l’unité et de l’amour dans la société. Seule la religion chrétienne, selon Érasme, avait la force de se défendre contre la tyrannie et la guerre. Le bien-être de la société tout entière a toujours eu la priorité sur toute forme d’intérêt personnel.

Un carton d’invitation rimé fut envoyé à toutes les chambres du Brabant, accompagnée d’une gravure sur bois (probablement réalisée par Willem van Haecht). Cette gravure allégorique souligne l’importance de la rhétorique pour parvenir à la paix.

Estampe sur bois illustrant l’invitation adressée aux autres chambres de rhétorique par les Violieren d’Anvers pour le Landjuweel de 1561.

Rhetorica trône au centre, ses attributs étant un parchemin et un lys, symboles respectivement des vertus de promotion du savoir et d’harmonisation de l’art rhétorique. De chaque côté d’elle se trouvent Prudentia (à gauche) et Inventio (à droite). Prudentia, la Providence, est représentée tenant un miroir (la perspicacité) et un serpent (la prudence). Inventio, l’Invention, possède les attributs d’un compas et d’un livre. Ces deux personnifications font référence aux qualités de conception soignée et d’érudition. Elles sont toutes deux destinées à soutenir Rhetorica. Elles se tiennent sur une marche surélevée, sur laquelle pousse la fleur de violette. Sous la fleur, le bœuf de la guilde de Saint-Luc soutient les armoiries de la guilde des peintres d’Anvers. Les personnifications Pax, Charitas et Ratio se placent à gauche du trône pour rendre hommage à Rhetorica. Une lumière divine (Lux) les illumine.

À droite, Ira, Invidia et Discordia sont poursuivies dans une profondeur brûlante (tenebrae). Les ténèbres du passé cèdent ainsi la place à un avenir illuminé où règne la rhétorique. Contrairement au texte du carton d’invitation, l’art de la rhétorique assure ici la paix. Il y a donc une interaction constante entre rhétorique et paix.

Dans le carton d’invitation et la pièce de bienvenue de De Violieren, la paix crée les conditions propices à l’épanouissement de la rhétorique. Dans la gravure sur bois, c’est précisément l’art de la rhétorique qui, grâce à ses qualités de perspicacité et d’invention, chasse la colère, l’envie et la discorde vers le ravin des ténèbres. Sa lumière divine crée les conditions propices à l’épanouissement de la paix, de l’amour et de la raison.

Les trois allégories positives à gauche de la Rhétorique contrastent délibérément avec les trois figures à sa droite. Ratio est opposée à Ira, Charitas à Invidia et Pax à Discordia. Dans sa conception, Van Haecht a choisi la discorde (Discordia) plutôt que la guerre (Bellum) comme opposé à la paix (Pax).

Le concept de paix était profondément ancré dans le système des valeurs collectives. Dans ce discours, la paix, avec la justice, l’ordre et l’esprit collectif, constitue l’un des piliers de la cohésion sociale interne. La paix protège la ville du monde extérieur et maintient l’équilibre entre les différents segments de la société, notamment par l’exercice de la cohésion et de la solidarité. De plus, la paix, tant spirituelle que matérielle, apporte bien-être et prospérité. Mais cela ne peut être atteint que si tous les groupes urbains travaillent ensemble à l’unisson.

La discorde, qu’elle soit entre les guildes, entre les sections du patriciat urbain, entre les riches et les pauvres, ou entre les factions religieuses, constitue la plus grande menace pour la paix intérieure et doit être évitée par-dessus tout. 52

Le discours des rhétoriciens sur la paix repose sur l’idée que Dieu avait créé le monde comme un tout harmonieux, ordonné et parfait. Discordia personnifie la rupture de cette création, de la relation entre Dieu et l’homme, et de celle entre l’homme et la nature.

La discorde perturbe également l’équilibre entre les citadins, entre la ville et la campagne, et entre le prince et ses sujets. De plus, elle provoque des troubles dans l’esprit humain. Ce concept implique une perte individuelle de maîtrise de soi et de raison.

Vandommele écrit que selon eux,

Tout comme la musique, la poésie était, à leurs yeux, un don du ciel. Toutes deux utilisaient la théorie de l’harmonie pour refléter l’ordre du cosmos et servaient également à communiquer avec Dieu. De plus, le mot « discorde » dans la littérature des rhétoriciens désigne également un manque d’harmonie dans les vers et les rimes, une offense impardonnable en poésie.

Pour toutes ces raisons, la discorde était considérée comme la principale cause de malheur. Il fallait à tout prix la bannir au plus profond de l’enfer. Les rhétoriciens, grâce à leur maîtrise de la poésie et de la rhétorique, étaient ceux qui pouvaient y parvenir. Ils assumaient le rôle de gardiens de la paix, responsables de la sociabilité urbaine.

Le Landjuweel d’Anvers de 1561, gigantesque événement culturel de masse rappelant ces nobles qualités humaines qui unissent le bien et le beau dans un contexte ou la survie de la société était loin d’être certaine, fut un véritable « cri du peuple », un peu semblable à ce que la France connaîtra ultérieurement avec la Fête de la Fédération avant la Révolution française. 54

Au Landjuweel, une entente entre commerçants, artisans, poètes et artistes, éclairés par les lumières d’Erasme, ont appelé les gouvernements du monde à renoncer à l’usure, au pillage et à la guerre et à organiser une paix durable fondée sur l’harmonie des intérêts mutuellement bénéfiques.

Anvers, bourse du commerce, reconstruction datant de 1872 de l’original construite en 1531.

Censure, répression et révolte

À partir de 1521, des décrets répriment la lecture et la possession de livres interdits, tant les écrits luthériens que les Bibles. En 1525, la justice anversoise mit en garde les imprimeurs et les libraires. À partir de 1528, les rhétoriciens sont tenus de faire examiner et valider au préalable leurs œuvres avant toute production ou publication.

En 1533, la réforme gagna du terrain. Pas un jour ne se passait sans une joute satirique contre le clergé. Cinq rhéteurs d’Amsterdam sont condamnés à effectuer un pèlerinage à Rome à leurs frais. En 1536, un imprimeur ayant enfreint la réglementation est décapité sur la Grand-Place d’Anvers. Sans autorisation préalable, les Chambres de rhétorique ne peuvent plus présenter de pièces de théâtre en public. Cela conduit au Landjuweel de Gand en 1539, où, nous l’avons vu, la liberté prévaut. Le 6 octobre de la même année, le chancelier de Brabant écrivit au régent que la vente du recueil imprimé des pièces peut avoir de très graves conséquences. D’emblée, la collection est placée sur l’index des livres interdits.

Un décret stipule également qu’il est désormais interdit de faire référence aux Saintes Écritures et aux sacrements. L’interdiction de vente des recueils provoqua une réaction contraire et attira de nombreux lecteurs. Ces œuvres furent réimprimées trois fois, la dernière édition datant de 1564, deux ans avant le déclenchement du Beeldenstorm (Fureur iconoclaste).

En 1566, les peintures et sculptures des églises et des monastères, les reliques et tout ce qui était associé au culte des images furent brisés et détruits par les calvinistes, la branche la plus radicale du protestantisme. On soupçonne et accuse immédiatement les Chambres de Rhétorique d’inspiration érasmienne, d’être responsables des destructions !

Avec l’arrivée du sanguinaire duc d’Albe dans les Pays-Bas bourguignons en 1567, le climat religieux relativement tolérant est remplacé par la persécution de ceux qui critiquent la foi catholique.

Anthonis van Stralen, chef des Violieren et, comme nous l’avons vu, l’un des principaux organisateurs du Landjuweel d’Anvers et ami personnel de Guillaume le Taciturne, tente de partir en exil en Allemagne. Mais le 9 septembre, sur ordre du duc d’Albe, il est intercepté par le comte Lodron entre Anvers et Lierre. Le 25 septembre, il est transféré à la prison de Treurenberg à Bruxelles. En février 1568, il est transféré au château de Vilvorde pour comparaître devant le nouveau Conseil des Troubles.

Après avoir été soumis pendant plusieurs jours à la torture, Van Stralen est porté au bourreau. Peinture d’Emile Godding (1841-1898), Hôtel de ville d’Anvers.

Après avoir été torturé, ses biens sont confisqués et il est condamné à mort par l’épée. La sentence est exécutée au château de Vilvorde le 24 septembre 1568. 55

Cette décision suscita une vive indignation à Anvers. De nombreux marchands et citoyens importants quittent alors définitivement la ville.

Les pièces du Landjuweel d’Anvers de 1561, dont celles de Willem Van Haecht, qui respirent l’esprit d’Érasme, sont interdites. Leur représentation du 21 juin 1565, bien accueillie par le public, fait grincer des dents le clergé, selon Godevaert van Haecht, un proche parent de l’auteur.

Van Haecht s’enfuit à Aix-la-Chapelle, puis aux Pays-Bas. Son poème « Hoe salich zijn die landen », écrit pour De Violieren, fut mis en musique par Jacobus Flori et inclus dans le Geuzenliedboek, recueil de chants de ceux qui s’étaient révoltés contre la domination espagnole dans les Pays-Bas bourguignons.

Eclate alors la « Furie espagnole » (ou Terreur espagnole), une série de saccages violents de villes (Malines, Anvers, Naarden, etc.) des Pays-Bas bourguignons. La principale cause en était le retard de paiement dû aux soldats et aux mercenaires par Philippe II. L’Espagne vient de déclarer faillite. Les banquiers refusent d’effectuer les transactions que leur demande le roi d’Espagne tant qu’ils n’ont pas trouvé de compromis. A titre d’exemple, le transfert depuis l’Espagne du salaire des troupes ne pouvait être effectué par lettre de change (l’équivalent au XVIe siècle d’un mandat postal). Le gouvernement espagnol a donc dû transférer l’argent réel par voie maritime – une opération beaucoup plus coûteuse, lente et périlleuse. Malheureusement pour Philippe, 400 000 florins destinés à payer les troupes ont été saisis par le gouvernement anglais d’Elizabeth I lorsque des navires contenant les florins se sont mis à l’abri d’une tempête dans les ports anglais. 56

La furie espagnole la plus célèbre fut le sac et l’incendie d’Anvers, qui durèrent trois jours en novembre 1576. Au moins 7000 personnes furent tuées et de nombreux biens furent détruits. Un écrivain anglais, témoin de l’événement, estima à 17 000 le nombre de morts.

Sac d’Anvers pendant la furie espagnole de 1576.

Peu après, sous la direction du grand érasmien Guillaume le Taciturne, soutenu par les Chambres de Rhétorique, la nation entière se soulève contre l’oppression et en faveur d’une République.

Le Plakkaat ou Akte van Verlatinghe (traduit par Acte d’abjuration), signé le 26 juillet 1581, est considéré comme la « déclaration d’indépendance » de nombreuses provinces des Pays-Bas qui considéraient que le roi avait failli dans ses obligations envers son peuple.

Le texte a été rédigée par le législateur et greffier anversois Jan van Asseliers (1530-1587), un ami proche aussi bien de Melchior Schetz que d’autres organisateurs clés du Landjuweel anversois de 1561. 57 Le texte a été imprimé à Leyden par Charles Silvius, le fils de Willem Silvius (1521-1580) 58 , l’humaniste anversois qui a imprimé et publié l’intégralité des actes du même Landjuweel. 59

Ce n’est qu’après 80 ans de guerre (1568-1648), lors du traité de Westphalie, que la République des Pays-Bas a été reconnue, laissant le sud sous le contrôle des Habsbourg.

Les citoyens instruits s’exilent. Entre 150.000 et 200.000 réfugiés se seraient établis dans les Provinces-Unies et en Allemagne. Certaines villes, comme Francfort, Hambourg, Londres et Amsterdam, doivent leur prospérité à l’arrivée des réfugiés des Pays-Bas méridionaux. Après 1581, les autorités espagnoles ne tentent plus d’empêcher ces départs qui répondent à leur volonté de vider le pays de ses habitants protestants. 60

Biographie choisie

(En ordre chronologique)

NOTES :

  1. VEREYCKEN, Karel, Comment la folie d’Erasme sauva notre civilisation, Schiller Institute, Washington; ↩︎
  2. DERVILLE, Alain, L’alphabétisation du peuple à la fin du Moyen Age, La Revue du Nord, 1984. ↩︎
  3. DERVILLE, Alain, Ibid. ↩︎
  4. STOUTEN, Hanna, GOEDGEBUURE, Jaap, VERBIJ-SCHILLINGS, Jeanne, Histoire de la littérature néerlandaise (Pays-Bas et Flandres), Fayard, Paris, 1999. ↩︎
  5. AKCILAK, İ. Semih Akçomak, WEBBINK Dinand, TER WEEL Bas, Why Did the Netherlands Develop so Early? The Legacy of the Brethren of the Common Life, IZA DP No. 7167, Forschungsinstitut zur Zukunft der Arbeit Institute for the Study of Labor (IZA), 2013 ; ↩︎
  6. Open Universiteit Nederland, Orientatiecursus cultuurwetenschappen, Van Bourgondische Nederlanden tot Republiek, Deel 2, 2009. ↩︎
  7. PYE, Mychael, The Babylon of Europe, Editions Nevetica, Brussels, 2024 ; ↩︎
  8. PYE, Mychael Pye, Ibid. ; ↩︎
  9. CIPOLLA, C., Literacy and Development in the West, Penguin Books: London, 1969, p. 47 ; ↩︎
  10. PARKER, G., The Dutch Revolt, Cornell University Press: Ithaca, NY., notes of Philip’s visit to the Netherlands in 1549, 1977, p. 21 ; ↩︎
  11. VANDOMMELE, Jeroen, Als in een spiegel, Vrede, kennis en gemeenschap op het Antwerpse Landjuweel van 1561, Uitgeverij Verloren, Hilversum, 2011. ↩︎
  12. REMCO, Sleiderink, De schandaleuze spelen van 1559 en de leden van De Corenbloem. Het socioprofessionele, literaire en religieuze profiel van de Brusselse rederijkerskamer, Belgian Review of Philology and History, volume 92, fascic. 3, 2014. Modern languages and literatures, pp. 847-875; ↩︎
  13. VANDOMMELE, Jeroen, Ibid. ; ↩︎
  14. VANDOMMELE, Jeroen, Ibid. ; ↩︎
  15. VANDOMMELE, Jeroen, Ibid. ; ↩︎
  16. PLEIJ, Herman, Het gevleugelde woord. Geschiedenis van de Nederlandse literatuur 1400-1560, Bert Bakker, Amsterdam, 2007 : ↩︎
  17. VEREYCKEN, Karel, Comment Jacques Coeur a mis fin à la guerre de cent ans, Artkarel.com, 2018; ↩︎
  18. VEREYCKEN, Karel, Jacob Fugger le riche, père du fascisme financier, Artkarel.com, 2024: ↩︎
  19. VEREYCKEN, Karel, Fugger, Ibid. ↩︎
  20. VEREYCKEN, Karel, Fugger, Ibid. ↩︎
  21. VEREYCKEN, Karel, Le rêve d’Erasme, le collège des trois langues de Louvain, Artkarel, 2019; ↩︎
  22. VEREYCKEN, Karel, Quinten Matsys et Léonard. L’aube de l’ère du rire et de la créativité, Artkarel, 2024; ↩︎
  23. NIJENHUIS, Andreas, Les Pays-Bas au prisme des Réformes (1500-1650), L’Europe en conflits, p. 101-136, Presses universitaires de Rennes, 2019. ↩︎
  24. CHARLES, Pierre-Yves, Chercheur invité à l’Université Libre d’Amsterdam, La Réformation des Réfugiés, site internet de l’Eglise protestante unie de Belgique; ↩︎
  25. CHARLES, Pierre-Yves, Ibid. ; ↩︎
  26. DEGROOTE, Dr. Gilbert, In Erasmus’ Lichtkring, Koninklijke Nederlandse Maatschappij, 1962; ↩︎
  27. VEREYCKEN, Karel, Comment la folie d’Erasme sauva notre civilisation, Schiller Institute, Washington ; ↩︎
  28. VEREYCKEN, Karel, Ibid. ↩︎
  29. VEREYCKEN, Karel, Quinten Matsys, Op. Cit. ; ↩︎
  30. DEGROOTE, Dr. Gilbert, Ibid. ; ↩︎
  31. DEGROOTE, Dr. Gilbert, Ibid. ; ↩︎
  32. DEGROOTE, Dr. Gilbert, Ibid. ; ↩︎
  33. VEREYCKEN, Karel, Quinten Matsys, Op. cit. ; ↩︎
  34. ISRAEL, N. , De Liggeren en andere historische archieven der Antwerpsche Sint Lucasgilde, Amsterdam, 1961; ↩︎
  35. MEGANCK, Tine Luk Meganck (Op. cit.) underscores that « Bruegel’s visual language is closely related to the poetic imaginary of the rhetoricians. Like the rhymesters, Bruegel often presented a serious message with a dash of mockery, as an inversion of the established order, as the world upside down. » ↩︎
  36. GODIN, André. Érasme et son banquier. In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 34 N°4, pp. 529-552, Octobre-décembre 1987. ↩︎
  37. SOLY, Hugo Soly, Capital at Work in Antwerp’s Golden Age, Studies in European Urban History (SEUH)(1100-1800), Volume 55, Ghent University, Brepols, 2021. ↩︎
  38. GOUKENS, Lode, Peeter Baltens, een “grafisch diplomaat” tijdens de troebelen (Antwerpen 1572-1584), VUB, 2018 ; ↩︎
  39. GOUKENS, Lode, Ibid.; ↩︎
  40. PLEIJ, Herman, Het gevleugelde woord. Geschiedenis van de Nederlandse literatuur 1400-1560, Bert Bakker, Amsterdam, 2007 ; ↩︎
  41. KRUYSKAMP, Dr. C. , Het Antwerpse Landjuweel van 1561, De Nederlandse Boekhandel, Antwerpen, 1962 ; ↩︎
  42. ROOSES, Max, De feesten van het Landjuweel in 1892, De Vlaamse School, Nieuwe Reeks, jaargang 5, 1892 ; ↩︎
  43. CLAES, Henri, Het Landjuweel van Antwerpen in 1561, De Vlaamsche Kunstbode, 1890; ↩︎
  44. VAN DIXHOORN, Arjan, (Op. cit.), s’appuyant sur Vandommele, soutient que le mot « Art » (consten) se réfère ici seulement aux arts libéraux et aux arts mécaniques et non aux arts ”supérieurs ». Cet argument ne tient pas, car le leitmotiv de l’ensemble du Landjuweel, comme Vandommele lui-même le démontre avec force, était que l’harmonie de la poésie et de la musique, un don du ciel, était la seule base viable d’une paix et d’une concorde durables. Le thème du Réveil des arts « supérieurs » est d’ailleurs le thème d’un tableau peint par Frans Floris en 1560, un peintre et un intellectuel influent appartenant aux organisateurs du Landjuweel. Parmis les arts endormis de Floris, la musique, la sculpture, la cartographie, etc. ↩︎
  45. GRAPHEUS, Abraham; VAN STRALEN, Anthonis; VAN EVEN, Edward; Het Landjuweel van Antwerpen in 1561, Eene verhandeling Over Dezen Beroemden Wedstrijd Tusschen De Rederijkerskamers van Braband, Bewerkt naar Eventijdige Oorkonden En Versierd met 35 platen, naar tekeningen van Frans Floris en andere meesters, CJ Fontayn, Leuven, 1861 ; ↩︎
  46. GRAPHEUS, Abraham; VAN STRALEN, Anthonis; VAN EVEN, Edward; Ibid. ; ↩︎
  47. CLOUGH, Richard, Brief over het Landjuweel van 1561, DBNL; ↩︎
  48. CLOUGH, Richard, Ibid. ; ↩︎
  49. DUKE, Alastair C., Dissident Identities in the Early Modern Low Countries, ed. Judith Pollmann and Andrew Spicer, Aldershot, Ashgate, 2009 ; ↩︎
  50. CHRISTMAN, Victoria, The Coverture of Widowhood: Heterodox Female Publishers in Antwerp, 1530-1580. The Sixteenth Century Journal, 2011 ; ↩︎
  51. VANDOMMELE, Jeroen, Ibid. ; ↩︎
  52. VANDOMMELE, Jeroen, Ibid. ; ↩︎
  53. VANDOMMELE, Jeroen, Ibid. ; ↩︎
  54. La Fête de la Fédération était une célébration qui se déroula au Champ-de-Mars le 14 juillet 1790, premier anniversaire de la prise de la Bastille. Avec plus de 300 000 personnes présentes, l’événement célébrait les réalisations de la Révolution française (1789-1799) et l’unité du peuple français. La fête elle-même fut un accomplissement monumental : des dizaines de milliers de citoyens français se portèrent volontaires pour travailler dans la boue et la pluie à la construction d’un amphithéâtre sur le Champ-de-Mars, avec un autel de la Patrie colossal en son centre. Cet événement marqua la naissance du patriotisme français, du moins au sens où on l’entend aujourd’hui, et fut la première célébration du 14 juillet, fête nationale française, toujours célébrée chaque année. Parallèlement, cette fête marqua l’apogée de l’unité pendant la Révolution française, car par la suite, les révolutionnaires sombrèrent dans des luttes entre factieux et une politique fondée sur la terreur. ↩︎
  55. VAN CAPPELLE, Johannes Pieter, Anthonis van Stralen. National Library of the Netherlands (original from the University of Amsterdam), 1827; ↩︎
  56. Le sac d’Anvers, connu comme la Furie Espagnole, Gifex.com; ↩︎
  57. GENARD, P. , Jean van Asseliers, Biographie nationale de Belgique, Wikisource; ↩︎
  58. Portail Biblissima, Willem Silvius (1521-1580); ↩︎
  59. SILVIUS, Willem, Spelen van sinne vol scoone moralisacien uutleggingen ende bediedenissen op alle loeflijcke consten … Ghespeelt … binnen der stadt van Andtwerpen op dLant-juweel … den derden dach augusti … M.D.LXI., Erfgoedbibliotheek Hendrik Conscience, Antwerpen, 1562; ↩︎
  60. CHARLES, Pierre-Yves, Ibid. ↩︎

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Comment Jacques Cœur a mis fin à la guerre de Cent ans

La vie de Jacques Cœur, un simple fils de pelletier devenu argentier du roi et dont la devise était « A vaillans cuers, riens impossible », a de quoi nous inspirer aujourd’hui.

Sans attendre la fin de la guerre de Cent Ans (1337-1453), Jacques Cœur, un homme intelligent et énergique mais dont n’existe aucun portrait ni traité, décide de reconstruire une France ruinée, occupée et en lambeaux.

Marchand mais aussi banquier, aménageur du territoire, armateur, industriel, maître de mines dans le Forez, il est le contemporain de Jeanne d’Arc, qui habitera Bourges en 1429, de Gilles de Rais, et le confident d’Agnès Sorel.

En premier lieu, il travaillera avec les papes humanistes de la Renaissance, protecteurs de Nicolas de Cues et de Piero della Francesca. Voyant une Europe menacée d’implosion et de chaos, mettre fin à une guerre interminable et unifier la Chrétienté est leur priorité.

Ensuite, marchant dans les pas de Saint-Louis, Cœur est un des premiers à assumer pleinement la vocation maritime de la France. Enfin, grâce à une politique intelligente de change et en tirant profit des Routes de la soie maritimes et terrestres d’alors, il favorise le commerce international. A Bruges, à Lyon et à Genève, il échange de la soie et des épices contre du drap et des harengs tout en investissant dans la sériciculture, dans la construction navale, dans les mines et la sidérurgie.

Préparant le règne de Louis XI et bien avant Jean Bodin, Barthélémy de Laffemas, Sully et Jean-Baptiste Colbert, son mercantilisme annonce les conceptions d’économie politique perfectionnées par la suite par l’économiste allemand américain Friedrich List ou le premier secrétaire américain au Trésor, Alexander Hamilton.

Nous nous concentrons ici sur sa vision de l’homme et de l’économie et laissons de côté des sujets importants, notamment le procès contre lui, ses rapports avec Agnès Sorel ou encore Louis XI, auxquels de nombreux livres ont été consacrés.

Palais de Jacques Cœur à Bourges, une résidence où il a très peu séjourné.

Jacques Cœur (1400-1454) est né à Bourges où son père, Pierre Cœur, exerce la profession de marchand pelletier. De condition modeste, venu de Saint-Pourçain, ce dernier se marie avec la veuve d’un boucher, ce qui améliore nettement son statut, la corporation des bouchers étant particulièrement puissante.

Guerre de Cent Ans

Ce début du XVe siècle n’est pas particulièrement réjouissant. La « guerre de Cent Ans », oppose le parti des Armagnacs aux Bourguignons alliés à l’Angleterre. Comme lors de la grande faillite systémique des banquiers de la papauté en 1347, les terres agricoles sont pillées ou restent en jachère.

Alors que l’urbanisation avait su prospérer grâce à un monde rural productif, ce dernier est déserté par des cultivateurs qui viendront renforcer les hordes d’affamés peuplant des villes manquant d’eau, d’hygiène et de moyens pour se subvenir. Épidémies et pestes deviennent alors monnaie courante ; égorgeurs, écorcheurs, retondeurs et autres brigands sèment la terreur et rendent impossible toute vie économique véritable.

Jacques Cœur a quinze ans lorsque se déroule chez nous une des plus cuisantes défaites de l’armée française.

La bataille d’Azincourt (1415) (Pas-de-Calais), où la chevalerie française est mise en déroute par des soldats anglais inférieurs en nombre, sonne la fin de l’ère de la chevalerie et le début de la suprématie des armes à distance (arcs, arbalètes, premières armes à feu, etc.) sur la mêlée (corps à corps). Une partie importante de l’aristocratie y est décimée et une part essentielle de territoire passe sous la coupe des Anglais. (voir carte)

Charles VII

Portrait du roi Charles VII par Jean Fouquet.

En 1418, le dauphin, futur Charles VII (1403-1461), que l’on connaît grâce au tableau du peintre Jean Fouquet, échappe à la capture lors de la prise de Paris par les Bourguignons. Il se réfugie à Bourges où il se proclame lui-même régent du royaume de France, eu égard à l’indisponibilité de son père atteint de folie, resté à Paris et tombé au pouvoir de Jean sans Peur, duc de Bourgogne.

Le dauphin est probablement l’instigateur de l’assassinat de ce dernier sur le pont de Montereau le 10 septembre 1419. Avec dérision, on le surnomme « le petit roi de Bourges ». La présence de la Cour donnera un élan à cette ville comme centre des échanges et du commerce.

Considéré comme un homme des plus industrieux et des plus ingénieux, Jacques Coeur, se marie en 1420 avec Macée de Léodepart, fille d’un ancien valet de chambre du duc de Berry, devenu prévôt de Bourges. Sa belle-mère étant la fille d’un maître des monnaies, par son mariage, Jacques Cœur, se retrouve en 1427, avec deux associés, en charge d’un des douze bureaux de change que compte la ville. Sa position suscitera bien des jalousies. Après avoir été accusé de ne pas respecter la quantité de métal précieux contenu dans les pièces qu’il fabrique, il est arrêté et condamné en 1428, mais bénéficie rapidement d’une grâce royale.

Yolande d’Aragon devant la Vierge et l’enfant.

Bien que le traité de Troyes (1420) déshérite le dauphin du royaume de France au profit d’un cadet de la maison des Plantagenêts, Charles VII ne s’en proclame pas moins roi de France à la mort de son père le 21 octobre 1422. Chef de fait du parti armagnac, replié au sud de la Loire, il voit sa légitimité et sa situation militaire nettement s’arranger grâce à l’intervention de Jeanne d’Arc (1412-1431), opérant sous la protection bienveillante de la belle-mère du dauphin : Yolande d’Aragon (1384-1443), duchesse d’Anjou, reine de Sicile et de Naples. (Note 1)

Jeanne participe à la levée du siège d’Orléans et fait sacrer Charles VII, en juillet 1429, comme roi de France à Reims. Yolande d’Aragon noue des contacts avec les Bourguignons préparant la paix et introduit Jacques Coeur à la cour royale. (Note 2)

Une chronique de l’époque dit d’elle qu’elle était considérée « comme la plus sage et la plus belle princesse de la chrétienté ». Selon son petit-fils Louis XI, elle avait « un cœur d’homme dans un corps de femme ».

Voyage au Levant

En 1430, Jacques Cœur, déjà réputé comme un homme « plein d’industrie et de haut engin, subtil d’entendement et haut comprendre ; et toutes choses, si haut fussent-elles, sachant conduire par son travail » (Note N° 3), se lance dans le commerce en créant, avec Barthélémy et Pierre Godard, deux notables de Bourges,

« une société en tout fait de marchandise et mesmement au fait du roy notre seigneur, de monseigneur le dauphin et autres seigneurs, et en toutes autres choses dont ilz pourraient faire proufitt ».

En 1431, Jeanne d’Arc, livrée aux Anglais par les Bourguignons, est brûlée vive à Rouen. Un an plus tard, en 1432, Jacques Cœur se rend au Levant. Diplomate et humaniste, Cœur y va en tant qu’observateur des coutumes ainsi que de la vie économique et politique.

Son navire, cabotant d’un port à l’autre, en longeant la côte d’Italie aussi près que possible, contourne la Sicile et arrive à Alexandrie en Egypte, à l’époque une ville imposante de 70 000 habitants où s’agitent des milliers de navires syriens, chypriotes, génois, florentins et vénitiens.

Port d’Alexandrie au XVIe siècle.

Au Caire, il découvre des trésors inconnus chez nous arrivant de Chine, d’Afrique et d’Inde par la mer Rouge. Autour du Palais du Sultan, des marchands arméniens, géorgiens, grecs, éthiopiens et nubiens proposent des pierres précieuses, de la soie, des parfums, des soieries et des tapis. Les rives du Nil sont plantées de cannes et les entrepôts regorgent de sucre et d’épices.

Vendre de l’argent à prix d’or

« Gros de roi », dit de Jacques Coeur. Pièce en argent, fabriquée à Lyon, émise en 1447.

Pour comprendre la stratégie financière de Jacques Cœur, quelques mots sur le bimétallisme. A l’époque, chez nous, contrairement à la Chine, la monnaie papier n’était pas d’usage. En Occident, tout se payait en pièces métalliques, et avant tout en or.

D’après Hérodote, c’est au VIe siècle avant J.-C., que Crésus aurait émis une monnaie d’argent et une monnaie d’or pur. Sous l’Empire romain, cette pratique avait perduré. Cependant, en Occident, si l’or se faisait rare, les mines de plomb argentifère y étaient prospères.

A cela s’ajoute qu’au Moyen Âge, l’Europe connaît une augmentation considérable des quantités d’argent métal en circulation du fait de nouvelles mines découvertes en Bohême. Le problème, c’est qu’en France, la production nationale ne suffisait point pour satisfaire les besoins du marché intérieur. Par conséquence, elle se voyait obligée d’utiliser son or pour acheter ce qui manquait à l’étranger, ce qui faisait partir l’or hors des frontières.

Selon les historiens, lors de son voyage en Egypte, Cœur observa que les femmes s’y habillaient des draps les plus fins et portaient des chaussures ornées de perles ou de joyaux d’or. En plus, elles adoraient ce qui était à la mode ailleurs, notamment en Europe. Par ailleurs, Cœur connaissait l’existence de mines d’argent et de cuivre mal exploitées dans le Lyonnais et ailleurs en France.

L’historien George Bordonove, dans « Jacques Cœur, trésorier de Charles VII », estime que l’argentier, ancien agent de change, a dû rapidement constater que les Egyptiens, préféraient «  bizarrement, l’argent à l’or, troquant l’un contre l’autre à poids égal », alors qu’en Europe, le taux de change établissait 15 volumes d’argent contre un volume d’or…

En clair, il se rendit à l’évidence que la région « regorgeait d’or » et que la cote de l’argent y était très avantageuse. L’opportunité d’enrichir son pays en obtenant un prix « en or » pour l’argent et le cuivre extrait des mines françaises, a dû lui apparaître comme une simple évidence.

A cela s’ajoute qu’en Chine, seul l’argent a cours. En d’autres termes, le monde arabo-musulman a l’or, mais manque d’argent pour son commerce avec l’Extrême-Orient, d’où son intérêt à s’en procurer en Europe…

Liban, Syrie, Chypre

Mosquée des Omeyyades à Damas.

Cœur se rend ensuite, via Beyrouth, à Damas en Syrie, à l’époque de loin le plus gros centre de commerce entre l’Orient et l’Occident.

La ville est réputée pour ses soieries à figures (les damas), ses voiles de gaze légers, ses confitures et ses essences de rose. Les tissus d’Orient eurent beaucoup de succès, dans les vêtements de luxe.

L’Europe se fournissait en mousseline de soie et d’or venant de Mossoul, de damasquins aux motifs tissés venant de Perse ou de Damas, de soies à décor de figurines nommées baldacchino, de draps à fond rouge ou noir ornés d’oiseaux bleus et or, venant d’Antioche, etc…

Par la « Route de la soie » arrivent également les tapis perses et les céramiques d’Asie. Le voyage se poursuit vers un autre grand entrepôt maritime des Routes de la soie : Chypre, une île dont le cuivre avait offert une prospérité exceptionnelle aux civilisations minoenne, mycénienne et phénicienne.

Tout ce que l’Occident produisait de meilleur se troquait ici contre l’indigo, la soie et les épices.

Gênes et Venise

Lors de son voyage, Cœur va également découvrir les empires maritimes de Venise et de Gênes, chacun disposant de protections d’un Vatican dépendant de ces puissances financières.

Les premiers, pour justifier leur juteux trafic avec les Musulmans affirmaient que « avant d’être chrétien », ils étaient Vénitiens…

Comme l’Empire britannique par la suite, les Vénitiens promouvaient le libre échange total pour soumettre leurs victimes, tout en appliquant un dirigisme féroce chez eux et des taxes prohibitives aux autres. Tout artiste ou personne divulguant un savoir faire vénitien subissait des conséquences terribles.

Venise, avant poste de l’Empire byzantin et fournisseur de la Cour de Constantinople, une ville de plusieurs millions d’habitants, développe la teinture des étoffes, fabrique des soieries, des velours, des articles de verre et de cuir, sans oublier les armes. Son arsenal fait travailler seize mille ouvriers.

Port de Gênes.

Sa rivale, Gênes, disposant de marins très capables et des techniques financières d’avant garde, avait colonisé le Bosphore et la mer Noire d’où affluaient des trésors de Perse et de Moscovie. Elles pratiquaient en plus, sans vergogne, la traite des esclaves, une pratique qu’ils transmettront aux Espagnols et surtout aux Portugais en position de monopole sur le commerce avec l’Afrique.

Évitant l’affrontement direct avec de telles puissances, Cœur se montre fort discret. La difficulté était triple : suite à la guerre, la France manquait de tout ! Elle n’avait ni numéraire, ni production, ni armes, ni navires, ni infrastructures !

A tel point que le grand axe commercial d’Europe s’était déplacé vers l’Est. Au lieu d’emprunter l’itinéraire du Rhône et de la Saône, les marchands passaient par Genève, et remontaient le Rhin pour se rendre à Anvers et Bruges. A cela s’ajoutera bientôt une autre difficulté : une ordonnance royale interdira l’exportation de métaux précieux ! Mais quels immenses profits pouvait tirer le Royaume de l’opération.

Les Conciles

Concile de Constance (1414-18).

Dès son retour du Levant, l’histoire de France s’accélère. Tout en préparant les réformes économiques qu’il souhaite, Jacques Cœur s’implique dans les grands enjeux de l’époque. Par son frère Nicolas Cœur, le futur évêque de Luçon, il jouera un rôle important dans le processus entamé par les humanistes visant, face à la menace turque, à unifier l’église d’Occident.

En effet, depuis 1378, il y avait deux papes, le premier à Rome, et le second à Avignon. Plusieurs conciles tentent alors de surmonter les divisions. Nicolas Cœur y assiste. D’abord, celui de Constance (1414 à 1448), suivi de celui de Bâle (1431) qui, après des interruptions, sera transféré, et ne se clôtura qu’à Florence (1439) établissant une « union » doctrinale entre les églises d’Orient et d’Occident avec un décret qui est lu en grec et en latin, le 6 juillet 1439, dans la cathédrale Santa Maria del Fiore, c’est-à-dire sous la coupole du dôme de Florence, construite par Brunelleschi.

Le panneau central du polyptyque de Gand (1432) peint par le peintre diplomate Jan Van Eyck sur le thème du Lam Gods (l’Agneau de Dieu ou Agneau mystique), symbole du sacrifice du fils de Dieu pour la rédemption des hommes et capable de réunifier une église déchirée par des différences internes. D’où la présence, à droite, des trois papes, ici unis devant l’agneau. Van Eyck exécuta également le portrait du cardinal Niccolo Albergati, un des instigateurs du Concile de Florence ainsi que celui du Chancelier Rolin, un des artisans de la Paix d’Arras en 1435.

La paix d’Arras

Proclamation, à Reims, de la Paix d’Arras.

Pour y arriver, les humanistes se concentrent sur la France. D’abord ils vont réveiller Charles VII. Après les victoires arrachées par Jeanne d’Arc, le temps n’est-il pas venu de reconquérir les territoires perdus sur les Anglais ? Cependant, Charles VII sait qu’une paix avec les Anglais, passe d’abord par une réconciliation avec les Bourguignons. Il entame donc des négociations avec Philippe le Bon, duc de Bourgogne.

Celui-ci n’attend plus rien des Anglais et souhaite se consacrer au développement de ses provinces. La paix avec la France est pour lui une nécessité. Il accepte donc de traiter avec Charles VII, ce qui ouvre, en 1435, la voie à la conférence d’Arras.

Celle-ci est la première conférence européenne sur la paix. Outre le Royaume de France, dont la délégation est menée par le duc de Bourbon, le maréchal de La Fayette et le connétable Arthur de Richemont, et la Bourgogne, conduite par le duc de Bourgogne en personne et le Chancelier Rolin, elle réunit l’empereur Sigismond de Luxembourg, le médiateur Amédée VIII de Savoie, une délégation anglaise, ainsi que les représentants des rois de Pologne, de Castille et d’Aragon. Bien que les Anglais quittent les pourparlers avant la fin, grâce à l’habilité du savant Aenéas Silvius Piccolomini(futur pape Pie II) ainsi que celle d’un cardinal de Chypre, porte-parole du Concile de Bâle, la signature du Traité d’Arras de 1435 permet la conclusion d’un accord de paix entre les Armagnacs et les Bourguignons, c’est-à-dire à la première étape mettant fin à la guerre de Cent Ans.

Entre-temps, le Concile de Bâle, qui s’était ouvert en 1431, va traîner en longueurs sans aboutir et le 18 septembre 1437, le pape Eugène IV, conseillé en cela par le cardinal philosophe Nicolas de Cues et arguant de la nécessité de tenir un concile d’union avec les orthodoxes, transfère le concile de Bâle à Ferrare et ensuite Florence. Seuls restent à Bâle les prélats schismatiques. Furieux, ils « suspendent » Eugène IV et désignent comme nouveau pape le duc de Savoie, Amédée VIII, sous le nom de Félix V. Cet « antipape » obtient peu de soutien politique. L’Allemagne reste neutre et en France, Charles VII se limite à assurer à son royaume un grand nombre de réformes décrétées à Bâle par la Pragmatique Sanction de Bourges du 13 juillet 1438.

Argentier du roi et grand commis d’Etat

Un des couloirs du Palais Jacques Cœur à Bourges. Le toit, sous forme de coque de navire, témoigne de sa grande passion pour les affaires maritimes.

En 1438, Cœur devint Argentier de l’hôtel du roi. L’Argenterie ne s’occupait pas des finances du Royaume. C’était plutôt une sorte d’économat chargé de répondre à tous les besoins du souverain, de ses serviteurs et de la Cour, pour leur vie quotidienne, leur habillement, leur armement, les armures, les fourrures, les tissus, les chevaux, etc.

Cœur va approvisionner la Cour avec tout ce qu’on ne pouvait ni trouver ni fabriquer chez nous, mais qu’il pouvait faire venir d’Alexandrie, de Damas et de Beyrouth, à l’époque des points nodaux majeurs de la Route de la soie terrestre et maritime où il installe ses agents commerciaux, ses « facteurs ».

Suite à cela, en 1439, après avoir été nommé maître des monnaies de Bourges, Jacques Cœur, devient, suite à la reprise de cette ville, maître des monnaies à Paris, et enfin, en 1439, l’argentier du Roi. Son rôle consiste alors à assurer les dépenses quotidiennes du souverain, ce qui le conduit à consentir des avances au Trésor et à contrôler les circuits d’approvisionnement de la Cour.

Ensuite, pour y lever l’impôt, le Roi le nomme, en 1441, commissaire aux États de Languedoc. Souvent, Cœur établit l’impôt sans jamais plomber la dynamique de la reconstruction. Et en cas de difficulté extrême, il prêtera même de l’argent, à taux bas et à long terme, à ceux qui doivent l’acquitter.

Anobli, Cœur devient en 1442 le conseiller stratégique du Roi. Il acquiert un terrain au centre de Bourges pour y construire sa « grant’maison », le Palais de Jacques Cœur. Cet édifice magnifique, doté de cheminées dans toutes les pièces et d’une étuve pour la toilette, a survécu aux siècles mais Coeur y a peu résidé.

Cœur est un véritable commis d’État investi de larges pouvoirs : recouvrir impôts et taxes et négocier pour le compte du roi des accords politico-économiques. Arrivé au sommet, Cœur est désormais dans la position idéale pour étendre son projet longuement mûri.

Gouverner la finance

Le 25 septembre 1443, la Grande Ordonnance de Saumur, promulguée à l’instigation de Jacques Cœur, assainira les finances de l’État.

Comme le relate Claude Poulain dans sa biographie Jacques Coeur :

« En 1444, après l’affirmation du principe fondamental que le roi seul disposait du droit de lever des impôts, mais que ses finances propres ne devaient pas être confondues avec celles du royaume, était édicté un ensemble de mesures qui touchait les Français à tous les niveaux ».

Parmi celles-ci :

« les roturiers, possesseurs de fiefs nobles, se voyaient contraints de payes des indemnités ; les nobles ayant reçu des seigneuries appartenant préalablement au domaine royal, seraient désormais contraints de participer aux charges de l’Etat, sous peine, là encore, de saisie ; enfin, on organisait les services financiers du royaume avec à leur tête un comité du budget formé de fonctionnaires de hauts grades, ’Messieurs des Finances’. »

Or, le Conseil du roi de 1444, dirigé par Dunois, est composé presque exclusivement de roturiers (Jacques Coeur, Jean Bureau, Étienne Chevalier, Guillaume Cousinot, Jouvenel des Ursins, Guillaume d’Estouteville, Tancarville, Blainville, Beauvau et le maréchal Machet). La France se relève et connaît la prospérité.

Si les finances se redressent, c’est avant tout grâce aux investissements stratégiques dans les infrastructures, l’industrie et le commerce. C’est la relance de l’activité, qui permet de faire entrer l’impôt. En 1444 il installe le nouveau Parlement du Languedoc en relation avec l’archevêque de Toulouse et, au nom du Roi, préside les États Généraux.

Un plan d’ensemble

En réalité, les différentes opérations de Jacques Cœur, parfois considérées à tort comme motivées exclusivement par sa cupidité personnelle, forment un plan d’ensemble qu’on qualifierait de nos jours de « connectivité » et au service de « l’économie physique ».

Il s’agit d’équiper le pays et son territoire, notamment grâce à un vaste réseau d’agents commerciaux opérant aussi bien en France qu’à l’étranger à partir des grandes cités marchandes d’Europe (Genève, Bruges, Londres, Anvers, etc.), du Levant (Beyrouth et Damas) et de l’Afrique du Nord (Alexandrie, Tunis, etc.), afin de favoriser des échanges gagnant-gagnant, tout en veillant au réinvestissement d’une partie des bénéfices dans l’amélioration de la productivité nationale : mines, métallurgie, armes, construction navale, formation, ports, routes, fleuves, sériciculture, filature et teinture d’étoffes, papier, etc.

Les mines

Sites miniers autour de Lyon.

Il s’agissait des mines d’argent de Pampailly, à Brussieu, au sud de l’Arbresle et de Tarare, à 25 kilomètres à l’ouest de Lyon, acquis et exploité dès 1388 par Hugues Jossard, un juriste Lyonnais. Elles étaient très anciennes, mais leur exploitation normale avait été fortement perturbée pendant la guerre. A cela s’ajoutait celles de Saint-Pierre-la-Palud et de Joux, ainsi que la mine de Chessy dont le cuivre servira aussi la production d’armement.

Jacques Cœur les rendra fonctionnelles. A proximité des mines, des « martinets », c’est-à-dire des hauts fourneaux chauffés au charbon de bois, transforment le minerai en lingots. Cœur fait venir des ingénieurs, et des ouvriers qualifiés d’Allemagne, à l’époque une région très en avance sur nous dans ce domaine. Cependant, sans système de pompage, l’exploitation des mines n’est pas une sinécure.

Sous la direction de Jacques Cœur, les ouvriers bénéficient de salaires et d’un confort absolu­ment uniques à l’époque. Chaque couchette avait son lit de plumes ou son matelas de laine, un oreiller, deux paires de draps de toile, des couvertures, un luxe alors plus qu’insolite. Les dortoirs étaient chauffés.

La nourriture était d’une rare qualité : pain contenant quatre cinquièmes de froment pour un cinquième de seigle, viande en grande quantité, œufs, fromages, poissons et le dessert comprenait des fruits exotiques : figues et noix par exemple. Un service social était organisé : hospitalisation gratuite, soins dispensés par un chirurgien de Lyon qui tenait « en cure » les victimes d’accidents. Chaque dimanche, un curé des environs venait spécialement célébrer une messe pour les mineurs. En revanche, les ouvriers étaient tenus à une discipline draconienne, faisant l’objet d’une réglementation en cinquante trois articles, qui ne laisse rien au hasard.

Les ports de Montpellier et de Marseille

Dès son retour du Levant, en 1432, Jacques Coeur avait choisi de faire de Montpellier le centre névralgique de ses opérations.

En principe, il était interdit aux Chrétiens de commercer avec les Infidèles.

Mais Montpellier, grâce à une bulle du pape Urbain V (1362-1370) avait obtenu le droit d’envoyer chaque année des « nefs absoutes » en Orient. Jacques Cœur obtiendra du pape qu’elle s’étende à l’ensemble de ses navires. Eugène IV, par la dérogation du 26 août 1445, lui accordera cet avantage, permission renouvelée en 1448 par le pape Nicolas V.

Il faut savoir qu’à l’époque, seul Montpellier, au milieu de l’axe est-ouest reliant la Catalogne aux Alpes (la voie domitienne romaine) et dont les avant-ports s’appelaient Lattes et Aigues-Mortes, dispose d’un hinterland (arrière-pays) doté d’un réseau conséquent de routes à peu près carrossables, une situation exceptionnelle pour l’époque.

En 1963, on a découvert qu’à l’emplacement du village de Lattes (17000 habitants), à 4 km au sud de l’actuelle Montpellier et sur le fleuve Lez, se trouva dès l’Antiquité une cité portuaire étrusque du nom de Lattara, selon certains le premier port d’Europe occidentale.

Cette cité s’érige au cours du dernier tiers du VIe siècle av. JC. Sont alors construites à la fois une enceinte et des maisons en pierre et en brique. Des objets originaux et des graffitis en langue étrusque — les seuls connus en France — ont suggéré l’hypothèse que des courtiers venus d’Étrurie auraient joué un rôle dans la création et l’urbanisation rapide de l’agglomération.

Maquette du port étrusque de Lattara, fondé au VIe siècle avant JC et selon certains le premier port d’Europe occidentale. (Aujourd’hui commune de Lattes, à 4 km au sud de Montpellier).

Commerçant avec les Grecs et les Romains, Lattara est un port gaulois très actif jusqu’au IIIe siècle après JC. Puis les accès maritimes changent et la ville va connaître un engourdissement.

Au XIIIe siècle, sous l’impulsion des Guilhem, seigneurs de Montpellier, le port de Lattes reprend de l’activité pour retrouver sa splendeur lorsque Jacques Cœur y installe ses entrepôts au XVe siècle.

Quant au port d’Aigues-Mortes, aménagé de fond en comble par Saint-Louis au XIIIe siècle pour les départs en croisades, il fut également un des premiers de France. Et pour relier l’ensemble, Saint-Louis creusa le canal dit « de la Radelle » (aujourd’hui canal de Lunel), qui, partait d’Aigues-Mortes, traversait l’étang de Mauguio jusqu’au port de Lattes. Cœur remettra en état de fonctionnement cet ensemble fluvio-portuaire, notamment en construisant Port Ariane à Lattes.

La voie domitienne.

Tous ces éléments disparates deviendront les siècles suivants un réseau efficace articulé autour du Canal du Rhône à Sète, prolongation naturelle du Canal de Midi entrepris par Jean-Baptiste Colbert. (voir carte)

Coeur intéressera les municipalités à son entreprise et tira Montpellier de sa léthargie séculaire. A l’époque la ville ne dispose pas de marché ni de bâtiments couverts pour la vente. Font défaut également : des changeurs, des armateurs et autres négociants de draps et toiles.

Montpellier : résidence de Jacques Cœur, actuellement Hôtel des Trésoriers de la Bourse.

Tout un quartier marchand et d’entrepôts lui doit sa création, c’est la Grande Loge des Marchands, sur le modèle de ce qui se faisait à Perpignan, Barcelone ou Valence.

De nombreuses maisons de Béziers, Vias ou Pézenas lui appartiennent également, mais aussi des demeures à Montpellier, dont l’Hôtel des Trésoriers de France qui, dit-on, était surmonté d’une tour si haute que Jacques Cœur pouvait y voir arriver ses navires au Port de Lattes.

Pourtant, vieille cité marchande et industrielle, Montpellier hébergeait depuis longtemps des Italiens, des Catalans, des musulmans et des juifs qui bénéficiaient d’une tolérance et d’une compréhension rare à l’époque. L’on comprend mieux pourquoi François Rabelais, au XVIe siècle, s’y sentait tellement chez lui. Port de Marseille.

Port de Marseille.

L’arrière-pays y était riche et laborieux. L’on y produisait du vin et de l’huile d’olive, c’est-à-dire des denrées exportables. De ses ateliers sortaient des cuirs, des couteaux, des armes, des émaux et surtout des articles de draperie.

A partir de 1448, confronté aux limites du dispositif et à l’envasement constant des infrastructures portuaires, Cœur installa l’un de ses fondés de pouvoir, le navigateur et diplomate Jean de Villages, son neveu par alliance, dans le port voisin de Marseille, c’est-à-dire en dehors du royaume, chez le Roi René d’Anjou, là où les opérations portuaires étaient plus aisées, un port profond, protégé du Mistral par des collines, des magasins au bord de l’eau et surtout des avantages fiscaux.

L’essor que Jacques Cœur avait donné à Montpellier, Jean de Villages, pour le compte de Coeur, le donna aussitôt à Marseille.

La construction navale

Qui dit bons ports, dit navires de haute mer !

Or, à l’époque, la France sait au mieux construire quelques chalands fluviaux et des bateaux de pêche.

Pour se doter d’une flottille de navires hauturiers, Cœur commande une « galéasse » (modèle perfectionné de « galère » antique, à trois mâts et avant tout conçu pour l’abordage) aux arsenaux de Gênes.

Les Génois, qui n’y voyaient qu’un profit immédiat, découvrent rapidement que Cœur fait copier les formes et dimensions de leur navire par les charpentiers locaux d’Aigues Mortes !

Furibards, ils débarquent sur le chantier naval et le récupèrent, faisant valoir que les marchands languedociens n’avaient pas le droit d’armer des navires et de commercer sans l’accord préalable du Doge de Venise !

Vitrail d’un navire (une caraque) au Palais de Jacques Cœur à Bourges.

Après des négociations compliquées, mais avec l’appui de Charles VII, Cœur récupère son bateau. Cœur laisse alors passer la tempête durant quelques années. Plus tard, sept grands navires sortiront du chantier d’Aigues-Mortes, dont « La Madeleine » sous le commandement de Jean de Villages, un grand marin et son fidèle lieutenant.

A en juger par le vitrail et le bas-relief au Palais de Cœur à Bourges, il s’agit plutôt de caraques, navires des mers du Nord dotés d’une grande voile carré et d’un tonnage nettement supérieur aux galéasses. Ce n’est pas tout !

Ayant parfaitement compris que la qualité d’un navire dépend de la qualité du bois avec lequel on le construit, Cœur, avec l’autorisation du Duc de Savoie, fera venir son bois de Seyssel. Les grumes sont acheminées par le Rhône, en flottage, puis dirigées vers Aigues-Mortes par le canal qui reliait cette ville au fleuve.

Les équipages

Restait à résoudre un dernier problème : celui des équipages. La solution qu’y apporta Jacques Cœur apparut comme révolutionnaire ; par privilège du 22 janvier 1443, il obtint de Charles VII l’autorisation d’embarquer de force, moyennant juste salaire, les « personnes oiseuses vagabondes et autres caïmans », qui rôdaient dans les ports.

Pour comprendre à quel point une telle institution était bienfaisante à l’époque, il faut se rappeler que la France était mise à feu et à sang par des bandes de pillards, les routiers, les écorcheurs, les retondeurs, jetés sur le pays par la guerre de Cent Ans. Comme toujours, Cœur se comporte non seulement selon son intérêt personnel, mais selon l’intérêt général de la France.

Route de la soie

Citadelle du Caire.

Disposant maintenant d’une puissance financière, de ports et de navires, Cœur, en organisant des échanges commerciaux gagnant-gagnant, fera participer à sa façon la France à la Route de la soie terrestre et maritime de l’époque. En premier lieu, il organise « une détente, une entente et une coopération » avec les pays du Levant.

Après que des incidents diplomatiques avec les Vénitiens aient conduit le Sultan d’Égypte à confisquer leurs biens et à fermer son pays à leur commerce, Jacques Cœur, bon seigneur, mais aussi en charge d’un Royaume qui reste dépendant de Gênes et Venise pour leurs fournitures en armes et en matières premières stratégiques, fera intervenir ses agents sur place pour clore l’incident.

Voyant venir d’autres conflits potentiels capables de perturber sa stratégie, et éventuellement inspiré par les grandes missions diplomatiques chinoises de l’amiral Zheng He en Afrique à partir de 1405, il convainc le roi d’envoyer un ambassadeur au Caire en la personne de Jean de Villages, son fidèle lieutenant.

Ce dernier remet alors au Sultan les diverses lettres dont il était porteur. Flatté, ce dernier lui remet une réponse au roi Charles VII :

« Ton ambassadeur, homme d’honneur, gentilhomme, lequel tu nommes Jean de Villages, est venu à la mienne Porte Sainte, et m’a présenté tes lettres avec le présent que tu m’as mandé, et je l’ai reçu, et ce que tu m’as écrit que tu veux de moi, je l’ai fait. Ainsi ai-je fait une paix à tous les marchands pour tous mes pays et ports de la marine, comme ton ambassadeur m’a su demander… Et je mande à tous les seigneurs de mes terres, et spécialement au seigneur d’Alexandrie, qu’il fasse bonne compagnie à tous les marchands de ta terre, et sur tous les autres ayant liberté en mon pays, et qu’il leur soit fait honneur et plaisir ; et quand sera venu le consul de ton pays, il sera à la faveur des autres consuls bien haut… je te mande, par ledit ambassadeur, un présent, c’est à savoir du baume fin de notre sainte vigne, un beau léopard et trois écuelles (coupes) de porcelaine de Chine, deux grands plats de porcelaine décorée, deux bouquets de porcelaine, un lave-mains, un garde-manger de porcelaine décorée, une jatte de fin gingembre vert, une jatte de noyau d’amendes, une jatte de poivre vert, des amandes et cinquante livres de notre fin bamouquet (baume fin), un quintal de sucre fin. Dieu te mène à bon sauvement, Charles, Roy de France. »

La Syrie a été pionnière en termes de sériciculture à telle point qu’on nomme « damas » toute étoffe de soie, de couleur monochrome avec une armure satin, faisant ressortir un contraste de brillance entre le fond et le dessin formé par le tissage.
  • Vers l’Orient, Cœur exporte des fourrures, des cuirs, et surtout des draps de toute sorte, notamment les draps de Flandre et les toiles de Lyon. Ses « facteurs » proposent aussi aux égyptiennes des robes, des manteaux, des coiffures, des parures et des joyaux sortis de nos ateliers. Viennent ensuite les vanneries de Montpellier, l’huile, la cire, le miel et des fleurs d’Espagne pour la fabrication de parfums.
  • Du Proche-Orient, il recevait des soies de Damas (Syrie) ramagées à figures d’animaux, des étoffes de Boukhara (Ouzbékistan) et de Bagdad (Irak) ; du velours ; des vins des îles ; du sucre de canne ; les métaux précieux ; l’alun ; l’ambre ; le corail ; l’indigo de Bagdad ; la garance d’Egypte, la gomme laque, des parfums que lui rapportaient l’essence des fleurs qu’il avait exportées, des épices – poivre, gingembre, girofle, cannelle, des confitures, des noix de mus­cades, etc.
  • De l’Extrême-Orient, par la mer Rouge ou par des caravanes venues de l’Euphrate et du Turkestan, lui parvenaient : l’or du Soudan, la cannelle de Madagascar, l’ivoire d’Afrique, les soie d’Inde, les tapis de Perse, les parfums de l’Arabie – que plus tard évoquera Shakespeare dans Macbeth -, les pierres précieuses des Indes et d’Asie centrale, le lapis-lazuli, les perles de Ceylan, les porcelaines et le musc de Chine, les plumes d’autruche du noir Soudan.

Les manufactures

Comme on l’a vu dans le cas des mines, Cœur n’hésite pas à attirer en France des étrangers possédant un savoir-faire précieux pour y lancer des projets, mettre en œuvre des procédés innovants et surtout former du personnel. A Bourges, il s’associe avec les frères Balsarin et Gasparin de Très, des armuriers originaires de Milan. Après les avoir convaincus de quitter l’Italie, il leur installa des ateliers à Bourges leur permettant de former une main-d’œuvre qualifiée. La région de Bourges reste à ce jour un centre majeur de production d’armements.

Alors que ce n’est que le tout début de l’imprimerie en Europe, à Rochetaillée, sur la Saône et près de Lyon, Cœur achète un moulin à papier.

Le livre des propriétés des choses, Teinturiers au travail, manuscrit copié et peint à Bruges, achevé en 1482. Londres, British Library © The British Library Board/Leemage.

A Montpellier, il s’intéresse aux teintureries, naguère réputées (en raison de la culture de la garance, cette plante s’étant acclimatée en Languedoc) qui périclitaient. L’on comprend plus facilement pourquoi Cœur fait acheter par ses agents de l’indigo, des graines de kermès et autres substances colorantes. Il s’agit de relancer la fabrication des draps, notamment ceux d’écarlate naguère très recherchés.

C’est dans ce but qu’il fait construire, à proximité de l’enceinte, une fontaine, la Font Putanelle, au service de la population et des teinturiers.

A Montpellier, pour les expéditions maritimes, il s’associe également à des affréteurs florentins installés dans la ville.

Par leur intermédiaire, Coeur, en se rendant personnellement à Florence en 1444, fait enregistrer, aussi bien son associé Guillaume de Varye, que son propre fils Ravand, comme membres de « L’Art de la soie », cette prestigieuse corporation florentine dont seuls les membres sont autorisés à produire de la soie à Florence.

Coeur s’associe, comme souvent il le fit en France, cette fois à Niccolo Bonnacorso et aux frères Marini (Zanubi et Guglielmo). La manufacture, dans laquelle il possède la moitié des parts, fabrique, organise et contrôle la production, les filatures, le tissage et la teinture des toiles de soie.

L’on croit savoir que Coeur était également copropriétaire d’une fabrique de draps d’or à Florence, associé dans certaines affaires avec les Médicis, les Bardi, les Bucelli, banquiers et marchands. Il l’était également avec des genevois et des brugeois.

Une force agissante

Pour écouler ses marchandises en France et sur le continent européen, Jacques Cœur organise un vaste réseau de distribution. A une époque où les routes praticables sont extrêmement rares, ce n’est pas tâche facile. La plupart des chemins ne sont guère que des sentiers élargis ou des pistes peu fonctionnelles remontant aux Gaulois.

Cœur, qui se dote de ses propres écuries pour le transport terrestre, rénove et élargit le réseau, supprime les péages intérieurs sur les routes et les fleuves, tout en rétablissant la collecte (abandonnée pendant la guerre de Cent Ans) des impôts (la taille, le fouage, la gabelle) permettant de renflouer les finances publiques.

Le réseau de Jacques Cœur est essentiellement piloté à partir de Bourges. A partir de là, au niveau français, l’on pouvait parler de trois axes majeurs : le nord-sud étant Bruges-Montpellier, l’est-ouest étant Lyon-Tours. A cela s’ajoutait la vieille route romaine reliant l’Espagne (Barcelone) aux Alpes (Briançon) en passant par le Languedoc.

De Bourges, par exemple, on avait transféré l’Argenterie, au service de la Cour, à Tours. Normal, puisque, à partir de 1444, Charles VII se fixe dans un petit château à côté de Tours, celui de Plessis-les-Tours. Ainsi, c’est à l’Argenterie de Tours qu’on va stocker les produits exotiques dont la Cour était friande. Cela n’empêchait pas ces marchandises de repartir vers Bruges, vers Rouen ou d’autres villes du Royaume.

Des comptoirs existaient aussi à Orléans, à Loches, au Mans, à Nevers, à Issoudun et à Saint-Pourçain, berceau de la famille Cœur, mais également à Fangeaux, Carcassonne, Toulouse, Bordeaux, Limoges, Thouars, Saumur, Angers et Paris.

A Orléans et à Bourges, on stockait le sel en provenance de Guérande, du marais vendéen et de la région rochelaise. A Lyon, celui de la Camargue et des salines languedociennes. Les transports fluviaux (sur la Loire, le Rhône, la Saône et la Seine) doublaient les charrois routiers.

La grande grue de Bruges. Miniature du début du XVIe siècle.

Jacques Coeur va relancer et favoriser les foires. Lyon, en raison de sa croissance rapide, de sa situation géographique et de sa proximité avec les mines de plomb argentifère et de cuivre, était un comptoir spécialement actif. Les marchandises y partaient pour Genève, l’Allemagne et les Flandres.

Montpellier recevait les produits du Levant. Cependant, des comptoirs étaient installés tout le long de la côte, de Collioure (à l’époque en Catalogne) à Marseille (chez le Roi René d’Anjou), et, dans l’arrière-pays, jusqu’à Toulouse, et le long du Rhône, en particulier à Avignon et à Beaucaire.

Pour le trafic du sel et, très certainement dans la perspective d’une extension du trafic maritime, un comptoir avait été créé à La Rochelle. Jacques Cœur avait également des « facteurs » à Saint-Malo, à Cherbourg et à Harfleur. Après la libération de la Normandie, ces trois centres prirent de l’importance et s’y joindra celui d’Exmes.

Dans le Nord-est, Reims et Troyes doivent être signalés. On y fabriquait des draps et des toiles. A l’étranger, le comptoir de Genève était de premier ordre, les foires et marchés de cette grande cité ayant déjà acquis un caractère international.

Cœur avait aussi une succursale à Bruges, où l’on ramenait les épices et les soieries du Levant, d’où l’on expédiait des draps et du hareng.

Villes membres de la Ligue Hanséatique.

La fortune de Bruges, comme de nombreuses villes de Flandres vient de l’industrie du drap. La cité est florissante, la puissance des marchands drapiers est considérable. Au XVe siècle, Bruges est un des poumons de la Ligue hanséatique qui réunit les villes portuaires du Nord de l’Europe.

La place de la bourse à Bruges au XVe siècle. A gauche, la factorie des Génois, à droite, en face, celle des Florentins.
Hof Blandelin à Bruges. Construit en 1435, l’édifice abrita dès 1466 la filiale de la Banque Médici

C’est à Bruges que sont traitées les relations d’affaires, que sont rédigés les contrats de prêts et d’assurance maritime. Après le drap, ce sont les industries de luxe qui lui assurent sa prospérité, avec les tapisseries. Par voie terrestre, on rallie Bruges à Montpellier en passant par Paris, en moins de trois semaines.

Entre 1444 et 1449, lors de la trêve de Tours pendant le conflit opposant la France aux Anglais, Jacques Cœur va essayer de bâtir la paix en nouant des liens commerciaux avec l’Angleterre.

Coeur y dépêche son représentant Guillaume de Mazoran. Son autre associé de confiance, Guillaume de Varye se fait livrer des draps de Londres en février 1449, un début de commerce. Il achète également du cuir, des draps et de la laine en Écosse. Une partie ira à La Rochelle, l’autre à Bruges.

A l’international, Cœur poursuit son expansion avec des antennes à Barcelone, à Naples, à Gênes où se forme un parti pro-français et à Florence.

En 1451, lors de son arrestation, Jacques Coeur dispose d’au moins 300 « facteurs » (associés, agents commerciaux, mandataires financiers et fondés de pouvoir), chacun responsable dans sa propre région de son comptoir respectif, mais également animant sur place des « factoreries », favorisant les rencontres et échanges de savoirs-faire entre tous les acteurs de la vie économique. Plusieurs milliers de personnes s’associent et coopèrent avec lui dans les affaires.

Réforme militaire et libération nationale

La création, par l’ordonnance du 8 avril 1448 des Francs-Archers par Charles VII, une armée populaire, mobilisable en cas de guerre.

Le bénéfice de ce commerce très lucratif, Cœur le mettra au service de son pays. Lorsqu’en 1449, à la fin de la trêve, les troupes anglaises sont livrées à elles-mêmes et survivent en pillant les zones qu’elles occupent, Agnès Sorel, la maîtresse du roi, Pierre de Brézé, le chef militaire ainsi que Jacques Cœur, incitent le roi à lancer l’offensive militaire pour libérer enfin l’ensemble du territoire.

Ce dernier déclare alors sans ambages :

« Sire, sous ombre de vous, je reconnais que j’ay de grands proufis et honneurs, et mesme, au pays des Infidèles, car, pour votre honneur, le souldan m’a donné sauf-conduit à mes galées et facteurs… Sire, ce que j’ai, est vôtre. »

On n’est plus en 1435, quand le roi n’avait pas un kopeck pour faire face aux défis stratégiques. Jacques Coeur, contrairement à d’autres grands seigneurs, selon un récit d’époque,

« offrit spontanément de prêter au roi une masse d’or et lui fournit une somme montant, dit-on, à 100 000 écus d’or environ pour l’employer à ce grand et nécessaire usage ».

Sous le conseil de Jacques Coeur et d’autres, Charles VII va procéder à une réforme militaire décisive.

Le 2 novembre 1439, aux États généraux réunis depuis octobre de la même année à Orléans, Charles VII ordonne une réforme de l’armée à la suite de la plainte des États généraux par rapport aux écorcheurs et leurs actions. Comme avait tenté de le faire Charles V (le sage) avant lui, il met en place un système d’armée permanente qui engagerait ces écorcheurs à plein temps contre les Anglais. La noblesse se met en travers de l’ordonnance du roi. En effet, elle a souvent recours aux compagnies d’écorcheurs pour ses propres intérêts et refuse que le roi seul soit à la base du recrutement de l’armée.

En février 1440, le roi découvre que les nobles complotent contre lui. Les contemporains ont donné le nom de Praguerie à cette révolte, en référence aux guerres civiles de la Bohême hussite, à Prague.

Ensuite, le 26 mai 1445, une ordonnance va discipliner et rationaliser l’armée sous la forme d’unités de cavaliers regroupées dans des Compagnies d’Ordonnances.

Il s’agit d’environ 10000 hommes organisés en 15 compagnies d’Ordonnance, confiées à des capitaines éprouvés. Ces compagnies, se subdivisaient en détachements de dix à trente lances que l’on affectait dans des garnisons, afin de protéger les habitants des villes et de patrouiller dans les campagnes.

Arbalétrier chargeant son arme.

Sur un territoire pareillement quadrillé par les précurseurs de notre gendarmerie moderne, le brigandage et la rapine cessa rapidement.

Bien que toujours issue de la noblesse, cette nouvelle formation militaire, constitue la première armée permanente à la disposition du roi de France. Auparavant, quand il voulait faire la guerre, le roi faisait appel à ses vassaux selon la coutume féodale du ban. Mais ses vassaux n’étaient obligés de le servir que pendant quarante jours. S’il voulait poursuivre la guerre, le roi devait recruter des compagnies de mercenaires, une plaie contre laquelle Machiavel mettra par la suite ses lecteurs en garde. Quand la guerre prenait fin, les mercenaires étaient congédiés. Ils se mettaient alors à piller le pays. C’est ce qui s’est passé au début de la guerre de Cent Ans, après les victoires de Charles V et Du Guesclin.

Ensuite, l’Ordonnance du 8 avril 1448, va mettre sur pied le corps des Francs-Archers. Le modèle des « francs archiers » royaux fut probablement pris sur la milice d’archers que les ducs de Bretagne levaient, par paroisse, depuis 1425. L’Ordonnance dispose que chaque paroisse ou groupe de cinquante ou quatre-vingts feux (foyers) doit armer, à ses frais, un homme équipé (arc ou arbalète, épée, dague, jaque et salade) qui doit s’entraîner chaque dimanche au tir à l’arc. En temps de paix, il reste chez lui et ne perçoit pas de solde, mais en temps de guerre, on le mobilise et il reçoit 4 francs par mois. Les Francs-Archers forment donc une armée de réserve, de caractère vraiment national.

Dans le même temps, le grand-maître de l’artillerie Gaspard Bureau et son frère Jean (Note N° 4), développent l’artillerie, avec des canons en bronze capables de tirer des boulets en fonte, des canons à main plus légers, ancêtres du fusil, et des canons très longs ou couleuvrines que l’on peut traîner sur des chariots et amener sur le champ de bataille.

Du coup, quand sonne l’heure de l’offensive, l’armée se met en ordre de bataille. De tout le pays, les Francs-Archers, composés de roturiers formés dans chaque région de France et non plus des nobles, se mettent à converger vers le Nord.

La guerre est lancée, et cette fois-ci, « la bourrasque changeait de coté ».

Sans merci, l’armée française, avec un armement au plus haut niveau, bousculait l’adversaire. C’est notamment le cas lors de la bataille de Formigny près de Bayeux, le 15 avril 1450.

C’est en quelque sorte un Azincourt à rebours puisque les pertes anglaises se montent à 80 % des effectifs engagés avec 4000 tués et 1500 prisonniers. Enfin, villes et places fortes rentrent dans le giron du Royaume !

Au secours d’un pape humaniste

Comme nous l’avons évoqué plus haut, le Concile de Bâle s’était conclu dans la discorde. D’un côté, avec l’appui de Charles VII et Jacques Cœur, Eugène IV est élu pape à Rome en 1431. De l’autre, à Bâle, une assemblée de prélats réunie en concile, cherche à veut s’imposer comme l’unique autorité légitime à diriger la Chrétienté. En 1439, le Concile prononcera la déchéance d’Eugène IV et désignera « son » propre pape : le duc de Savoie, Amédée VIII, qui avait abdiqué et s’était retiré dans un monastère. Il devient pape sous le nom de Félix V.

Son élection ne reposa que sur le soutien de théologiens ou docteurs des Universités mais sans celui d’une grande partie des prélats et des cardinaux.

En 1447, le roi Charles VII chargera Jacques Cœur d’intervenir pour le retour d’Eugène IV et le renoncement de Félix V. Avec une délégation, il se rendit alors à Lausanne auprès de Félix V. Alors que les entretiens se déroulent bien, Eugène IV décède. Alors que Félix V ne voit plus d’obstacles à son pontificat, le Conseil pontifical à Rome procède rapidement à l’élection d’un nouveau pape, le savant humaniste, Nicolas V (Tommaso Parentucelli).

Pour faire valoir l’intérêt de la France auprès de lui, Charles VII envoi Jacques Cœur à la tête d’une vaste délégation. Avant de pénétrer dans la ville éternelle, les Français forment un cortège.

Le défilé est somptueux : plus de 300 cavaliers, vêtus de couleurs vives et chatoyantes, portant armes et bijoux étincelants, montés sur des chevaux richement caparaçonnés, éblouissent et impressionnent tout Rome, à part les Anglais qui se verront doublés par les Français pour servir la mission du pape. Dès les premiers entretiens, Nicolas V fut charmé par Jacques Cœur. Légèrement malade, Cœur sera soigné par le médecin du pape. Grâce aux renseignements obtenus auprès du Pontife, notamment sur les limites des concessions à faire, la délégation de Cœur obtiendra par la suite le retrait de Félix V avec qui Cœur restera en bons termes.

Le Pape humaniste Nicolas V, fresque de Fra Angelico, un des peintres qu’il protégea. Fresque de la Chapelle Nicoline au Vatican.

Nicolas V, rappelons-le, fut une heureuse exception. Surnommé le « pape humaniste », il a connu à Florence, dans l’entourage de Cosme de Médicis, Leonardo Bruni (Note N° 5), Niccolò Niccoli (Note N° 6) et Ambrogio Traversari. (Note N° 7) Avec ce dernier et Eugène IV, dont il fut le bras droit, Nicolas V est l’un des artisans du fameux Concile de Florence qui avait scellé une « Union doctrinale » entre l’Eglise d’Occident et d’Orient. (Note N° 8)

Elu pape, Nicolas V augmentera considérablement la taille de la Bibliothèque vaticane. A sa mort, la bibliothèque renfermera plus de 16 000 volumes, soit plus que toutes les autres bibliothèques princières.

Il accueillera à sa Cour l’humaniste érudit Lorenzo Valla en tant que notaire apostolique. Les œuvres d’Hérodote, Thucydide, Polybe et Archimède seront réintroduites en Europe occidentale sous son patronage. L’un de ses protégés, Enoch d’Ascoli, découvrira un manuscrit complet des Opera minora de Tacite dans un monastère d’Allemagne. Outre ces derniers, il appellera à sa cour toute une série de savants et d’humanistes : l’érudit et ex-chancelier de Florence Poggio Bracciolini, l’helléniste Gianozzo Manetti, l’architecte Leon Battista Alberti, le diplomate Pier Candido Decembrio, l’helléniste Giovanni Aurispa, le cardinal-philosophe Nicolas de Cues, fondateur de la science moderne et Giovanni Aurispa le premier à avoir traduit l’œuvre complète de Platon du grec au latin.

Nicolas V donnera également des gages à ses puissants voisins : à la demande du roi Charles VII, Jeanne d’Arc sera réhabilitée.

Plus tard, dans les mauvais moments, lorsqu’il va se réfugier à Rome, Jacques Cœur sera reçu par Nicolas V comme un membre de sa famille.

Le coup d’Etat contre Jacques Coeur

La vie aventureuse de Jacques Cœur se termina comme dans un roman de cape et d’épée. Le 31 juillet 1451, Charles VII donna l’ordre d’arrêter son argentier. Il saisira ses biens, sur lesquels il préleva cent mille écus pour guerroyer.

S’ouvre alors l’un des plus scandaleux procès de l’histoire de France. La seule raison de ce procès est d’ordre politique. Par ailleurs, les haines des courtisans, surtout des nobles, s’étaient accumulées. En faisant de chacun d’eux un débiteur, Cœur, croyant s’en être fait des alliés, s’en fit de terribles ennemis. En lançant certaines productions nationales, il mit à mal les empires financiers génois, vénitiens mais aussi florentins qui voulurent éternellement s’enrichir en exportant les leurs, notamment la soie, vers la France. Un des plus acharnés, Otto Castellani, un marchand florentin, trésorier des finances de Toulouse mais installé à Montpellier et un des accusateurs que Charles VII nomma commissaire pour poursuivre Jacques Coeur, pratiqua la magie noire et transperça d’aiguilles une figurine en cire de l’argentier !

Enfin, sans doute Charles VII redoutait-il une collusion entre Jacques Cœur et son fils, le dauphin Louis, futur Louis XI, qui suscitait contre lui intrigue sur intrigue.

En 1447, suite à une altercation avec Agnès Sorel, le Dauphin avait été chassé de la Cour par son père et il ne le reverra jamais. Jacques Cœur prêtera de l’argent au dauphin avec lequel il gardera le contact par l’intermédiaire de Charles Astars qui s’occupait des comptes de ses mines.

« Commerce avec les infidèles », « Lèse majesté » « exportation de métaux », et bien d’autres prétextes, les motifs avancés pour le jugement et la condamnation de Jacques Cœur n’ont guère d’intérêt. Ils ne constituent qu’une façade judiciaire. La procédure s’ouvre sur une dénonciation qui fut presque ­aussitôt reconnue calomnieuse.

Tombeau d’Agnès Sorel, Collégiale Saint-Ours à Loches.

Une certaine Jeanne de Mortagne accuse Jacques Cœur d’avoir empoisonné Agnès Sorel, maîtresse et favorite du roi, décédée le 9 février 1450. Cette accusation est invraisemblable et dénuée de tout fondement sérieux ; car, marquant toute sa confiance à Jacques Cœur, elle venait de le désigner comme l’un de ses trois exécuteurs testamentaires.

Cœur est emprisonné pour une dizaine de motifs tout aussi contestables. Lorsqu’il refuse d’admettre ce qu’on lui reproche, on le menace de « la question » (la torture). Confronté aux bourreaux, l’accusé, tremblant de peur, avance qu’il « s’en remet » aux dires des commissaires chargés de le faire craquer.

Une miniature d’époque figurant le Christ (devant le Palais Jacques Cœur à Bourges) en route vers le Mont du Calvaire…

Sa condamnation est prononcée le même jour que la chute de Constantinople, le 29 mai 1453. Ce n’est que grâce à l’intervention du Pape Nicolas V qu’il a la vie sauve. Il s’évade de sa prison de Poitiers, avec la complicité de ses amis, et cheminant la route des couvents dont celui de Beaucaire, il rejoint Marseille pour Rome.

Le Pape Nicolas V le reçoit comme un ami. Le pontife meurt et son successeur le remplace. Jacques Cœur, affrète alors une flotte au nom de son illustre hôte, et s’en va combattre les infidèles. Jacques Cœur, nous dit-on, serait mort le 25 novembre 1456 sur l’île de Chios, une possession génoise, lors d’un combat naval avec les Turcs.

Le grand roi Louis XI, fils mal-aimé de Charles VII, comme le prouvent ses ordonnances en faveur de l’économie productive, continuera le redressement de la France amorcé par Jacques Cœur. De nombreux collaborateurs de Cœur se mettront rapidement à son service, y compris Geoffroy, son fils qui, en tant qu’échanson, sera l’homme de confiance de Louis XI.

Charles VII, par lettres patentes datées du 5 août 1457, restitue à Ravant et Geoffroy Cœur une faible partie des biens de leur père. Ce n’est que sous Louis XI, que Geoffroy obtient la réhabilitation de la mémoire de son père et des lettres de restitution plus complètes.


NOTES:
1. Pendant les cinq années qui s’écoulent entre les premières apparitions de Jeanne d’Arc et son départ pour Chinon, plusieurs personnes attachées à la Cour séjournent en Lorraine, dont René d’Anjou, fils puîné de Yolande d’Aragon. Tandis que Charles VII reste indécis, sa belle-mère accueille La Pucelle avec une sollicitude toute maternelle, lui ouvre les portes, fait pression sur le roi jusqu’à ce qu’il daigne la recevoir. Lors du procès de Poitiers, quand il faut s’assurer de la virginité de Jeanne, c’est elle qui préside le conseil des matrones chargé de l’examen. Elle lui apporte également une aide financière, l’aide à réunir son équipement, lui ménage des étapes sûres sur la route d’Orléans, rassemble des vivres et des secours pour les assiégés. Pour cela, elle n’hésite pas à ouvrir largement sa bourse, allant jusqu’à vendre ses bijoux et sa vaisselle d’or. Ce soutien sera récompensé le 30 avril 1429 par la délivrance d’Orléans, puis le 17 juillet par le sacre du roi à Reims.

2. Georges Bordonove, Jacques Coeur, trésorier de Charles VII, p. 90, Editions Pygmalion, 1977).

3. Description donnée par le grand chroniqueur des Ducs de Bourgogne, Georges Chastellain (1405-1475), dans Remontrances à la reine d’Angleterre.

4. Jean Bureau était le grand maître de l’artillerie de Charles VII. À l’occasion de son sacre en 1461, Louis XI le fait chevalier et membre du Conseil du Roi. Louis XI loge dans la maison des Porcherons de Jean Bureau, dans le nord-ouest de Paris, après son entrée solennelle dans la capitale. La fille Isabelle de Jean Bureau s’est marié avec Geoffroy Coeur, le fils de Jacques.

5. Leonardo Bruni a succédé à Coluccio Salutati à la chancellerie de Florence après avoir fait partie de son cercle de lettrés qui comprenait, entre autres, Poggio Bracciolini et l’érudit Niccolò Niccoli, pour discuter des œuvres de Pétrarque et de Boccace. Il fut un des premiers à étudier la littérature grecque et il a contribué grandement à l’étude du latin et du grec ancien, en proposant la traduction d’Aristote, de Plutarque, de Démosthène, de Platon et d’Eschyle.

6. Niccolò Niccoli a constitué une bibliothèque, l’une des plus célèbres de Florence, des plus prestigieuses de la Renaissance italienne. Il était assisté d’Ambrogio Traversari pour ses travaux sur les textes en grec (langue qu’il ne maîtrisait pas). Il a légué cette bibliothèque à la république florentine à la condition de la mettre à disposition du public. Cosme l’Ancien de Médicis fut chargé de mettre en œuvre cette condition et la bibliothèque fut confiée au couvent dominicain San Marco. Cette bibliothèque fait aujourd’hui partie de la bibliothèque Laurentienne.

7. Prieur général de l’ordre des Camaldules, Ambrogio Traversari est, avec Jean Bessarion, un des auteurs du décret d’union des Églises. Selon l’historien de la cour d’Urbino, Vespasiano de Bisticci, Traversari réunissait dans son couvent de S. Maria degli Angeli près de Florence le cœur du réseau humaniste : Nicolas de Cuse, Niccolo Niccoli, qui possédait une immense bibliothèque de manuscrits platoniciens, Gianozzi Manetti, orateur de la première Oration sur la dignité de l’homme, Aeneas Piccolomini, le futur pape Pie II et Paolo dal Pozzo Toscanelli, le médecin-cartographe, futur ami de Léonard de Vinci, que Piero della Francesca aurait également fréquenté.

8. Philosophiquement parlant, rappeler à toute la Chrétienté l’importance primordiale du concept du filioque, littéralement « et du fils », signifiant que le Saint-Esprit (l’amour divin) ne procédait pas uniquement du Père (le potentiel infini) mais également du Fils (sa réalisation, à travers son fils Jésus, à l’image vivant duquel chaque être humain avait été créé), était une révolution. L’Homme, la vie de chaque femme et homme, est précieuse car animée par une étincelle divine qui la rend sacrée. Cette haute conception de chaque individu, se traduisait dans les relations entre les humains et leurs relations avec la nature, c’est-à-dire, l’économie physique.

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La Route de la soie maritime, une histoire de 1001 coopérations

Reconstruction à l’identique d’un des navires figurant sur les bas-reliefs du temple bouddhiste de Bonobudur datant du VIIIe siècle en Indonésie.

Il est de bon ton aujourd’hui de présenter les enjeux maritimes dans le cadre d’une l’idéologie géopolitique britannique moribonde dressant les pays et les peuples les uns contre les autres.

Cependant, comme le démontre cette brève histoire de la Route de la soie maritime, tirée pour l’essentiel d’un document de l’organisation internationale du tourisme, l’océan a été avant tout un lieu fantastique de rencontres fertiles, de brassages culturels et de coopérations mutuellement bénéfiques.

Les anciens Chinois ont inventé beaucoup de choses que nous utilisons de nos jours, notamment le papier, les allumettes, les brouettes, la poudre à canon, la noria (élévateur), les écluses à sas, le cadran solaire, l’astronomie, la porcelaine, la peinture laque, la roue de potier, les feux d’artifice, la monnaie de papier, la boussole, le gouvernail d’étambot, le tangram, le sismographe, les dominos, la corde à sauter, les cerfs-volants, la cérémonie du thé, le parapluie pliable, l’encre, la calligraphie, le harnais pour animaux, les jeux de cartes, l’impression, le boulier, le papier peint, l’arbalète, la crème glacée, et surtout la soie dont nous aller parler ici.

Soie chinoise.

Origine de la soie

Avant de parler des « routes » de la soie, deux mots sur les origines de la sériciculture, c’est-à-dire l’élevage de vers à soie.

Comme le confirment des découvertes archéologiques récentes, la production de la soie représente un savoir-faire ancestral. La présence du mûrier pour l’élevage du ver à soie a été constatée en Chine autour du fleuve jaune chez la culture de Yangshao lors du néolithique moyen chinois de 4500 à 3000 av. JC.

En général, on préfère retenir la légende qui affirme que la soie a été découverte vers 2500 ans avant J.C., par la princesse chinoise Si Ling-chi, lorsqu’un cocon tomba accidentellement dans son bol de thé. En essayant de le retirer, elle s’aperçut que le cocon ramolli par l’eau chaude déployait un fil délicat, doux et solide pouvant être dévidé et assemblé. Ainsi serait née l’idée de confectionner des étoffes. La princesse décida alors de planter de nombreux mûriers blancs dans son jardin pour élever des vers à soie.

Cycle de reproduction du ver à soie.

Les vers à soie (ou bombyx) et les mûriers furent divinement bien soignés par la princesse (les vers à soie se nourrissent uniquement de feuilles de mûriers blancs).

La production de soie est un processus long qui nécessite une grande surveillance. Les papillons de soie pondent environs 500 œufs au cours de leurs vies, qui est de 4 à 6 jours. Après éclosion des œufs, les bébés vers se nourrissent de feuilles de mûrier dans un environnement contrôlé. Ils ont un féroce appétit et leur poids peut considérablement augmenter. Après avoir emmagasiné suffisamment d’énergie, les vers sécrètent par leurs glandes de la soie une gelée blanche et s’en servent pour réaliser un cocon autour d’eux.

Après huit ou neuf jours, les vers sont tués et les cocons sont plongés dans de l’eau bouillante afin d’assouplir les filaments de protection qui sont enroulés sur une bobine. Ces filaments peuvent être de 600 à 900 mètres de long. Plusieurs filaments sont assemblés pour former un fil. Les fils de soie sont alors tissé pour former une toile ou utilisée pour de la broderie fine ou encore le brocart, riche tissu de soie rehaussé de dessins brochés en fils d’or et d’argent.

Le début du commerce de la soie

Sous la menace de la peine capitale, la sériciculture resta un secret bien gardé et la Chine conservera durant des millénaires son monopole sur la fabrication.

Ce n’est que sous la dynastie des Zhou (1112 av. JC.), qu’une Route de la soie maritime va desservir à partir de la Chine le Japon et la Corée car le gouvernement décide d’y envoyer, depuis le port situé dans la baie de Bohai (de la Péninsule de Shandong), des Chinois chargés de former les habitants à la sériciculture et l’agriculture. C’est ainsi que les techniques d’élevage du vers à soie, du bobinage et du tissage de la soie ont, peu à peu, été introduites en Corée via la mer Jaune.

Lorsque l’empereur Qin Shi Huang unifie la Chine (221 av. JC.), de nombreuses personnes des États de Qi, Yan et Zhao s’enfuient vers la Corée en emportant, avec eux, des vers à soie et leur technique d’élevage. Ceci va accélérer le développement de la filature de la soie dans ce pays.

Pour les relations internationales de la Chine, la Corée a joué un rôle central en particulier comme un pont intellectuel entre la Chine et le Japon. Son commerce avec la Chine a également permis la divulgation du bouddhisme et des méthodes de fabrication de la porcelaine.

Bien qu’initialement réservé à la Cour impériale, la soie s’est répandu à travers toute la culture asiatique, aussi bien géographiquement que socialement. La soie devient rapidement le tissu de luxe par excellence que la terre entière désire.

A l’époque des dynasties Han (206 av. JC à 220), un canevas dense de routes commerciales fait exploser les échanges culturels et commerciaux à travers l’Asie centrale et impacte profondément la dynamique civilisationnelle. La dynastie des Han continue la construction de la grande muraille et crée notamment la commanderie de Dunhuang (Gansu), poste clé de la Route de la soie. Son commerce s’étend, plus de deux siècles av. JC, jusqu’à la Grèce puis Rome où la soie est réservée aux élites.

Au IIIe siècle, l’Inde, le Japon et la Perse (Iran) réussissent à percer le secret de la fabrication de la soie et deviennent d’importants producteurs.

La soie arrive en Europe

L’élevage du ver à soie, dit-on, aurait débuté en Europe au VIe siècle grâce à deux moines du Mont Athos, envoyés par l’empereur byzantin Justinien. Ils ont rapporté de Chine ou d’Inde, des œufs de vers à soie cachés dans leur bâton de pèlerin en bambou creux. Une autre version prétend que ce serait l’empereur Han Wu (IIe siècle) qui envoya des ambassadeurs, munis de présents tel que la soie, vers l’occident. L’élevage se répandit d’abord dans l’empire byzantin qui en conserva le secret.

Au VIIe siècle, la sériciculture se répand en Afrique et en Sicile où, sous l’impulsion de Roger Ier de Sicile (v. 1034-1101) et de son fils Roger II (1093-1154), le ver à soie et le mûrier furent introduits dans l’ancien Péloponnèse.

Au Xe siècle, l’Andalousie devient l’épicentre de la fabrication de la soie avec Grenade, Tolède et Séville. Lors de la conquête arabe, la sériciculture passa en Espagne, en Italie (Venise, Florence et Milan) et en France.

Les plus anciennes traces françaises d’une activité séricicole remontent au XIIIe siècle, notamment dans le Gard (1234) et à Paris (1290).

Au XVe siècle, face à l’importation ruineuse de la soie (brute ou manufacturée) italiennes, Louis XI essaye de créer des manufactures de soieries, d’abord à Tours sur la Loire, en ensuite à Lyon, une ville au carrefour des routes nord-sud où les émigrants italiens pratiquaient déjà le commerce de soieries.

Au XIXe siècle, la production de la soie a été industrialisée au Japon mais au XXe siècle, la Chine reprend sa place comme le plus grand producteur mondial. Aujourd’hui, l’Inde, le Japon, la République de Corée, la Thaïlande, le Vietnam, l’Ouzbékistan et le Brésil ont des grosses capacités de production.

Brassage culturel

Autant que la soie elle-même, le transport de la soie par voie maritime remonte à des âges immémoriaux.

Pour les Chinois, il existe deux principales routes : la Route de la Soie de la Mer orientale de Chine (vers la Corée et le Japon) et la Route de la Soie de la Mer méridionale de Chine (via le détroit de Malacca vers l’Inde, le golfe Persique, l’Afrique et l’Europe). Royaume du Fou-Nan

Au Vietnam, le musée de Hanoï possède une pièce de monnaie datant de l’an 152 arborant l’effigie de l’empereur romain Antonin le Pieux. Cette pièce a été découverte dans les vestiges d’Oc Eo, une ville vietnamienne située au sud du delta du Mékong, qu’on pense avoir été le port principal du Royaume du Fou-nan (Ier au IXe siècle).

Ce royaume, qui couvrait le territoire du Cambodge actuel et de la région administrative vietnamienne du delta du Mékong, a prospéré du Ier au IXe siècle. Or, la première mention du royaume du Fou-nan, apparait dans le compte rendu d’une mission chinoise qui s’y est rendue au IIIe siècle.

Les Founamiens furent à la gloire de leur puissance lorsque l’hindouisme et le bouddhisme furent introduits en Asie du Sud-Est.

Ensuite, à partir de l’Egypte, des marchands grecs ont atteint la baie de Bengale. Des quantités considérables de poivre atteignent alors Ostia, le port d’entrée de Rome. Toutes les preuves historiques démontrent que le commerce est-ouest fleurissait dès notre premier millénaire.

Perses et Arabes en Asie

Empire des Sassanides.

Du coté occidental, à l’entrée de la baie de Koweït, à 20 kilomètres au large de la ville de Koweït City, non loin du débouché de l’estuaire commun du Tigre et de l’Euphrate dans le golfe Persique, l’île de Failaka a été l’un des lieux de rendez-vous où la Grèce, Rome et la Chine échangeaient leurs marchandises.

Sous la dynastie des Sassanides (226-651), les Perses ont développé leurs routes commerciales jusqu’en Asie du Sud-est en passant par l’Inde et le Sri Lanka. Cette infrastructure commerciale fut reprise ensuite par les Arabes lorsqu’en 762 ils déplacèrent la capitale Omeyyade de Damas à Bagdad.

Les présidents chinois et indien, Xi Jinping et Narendra Modi, explorant le fonctionnement de la roue à tisser, fruit des échanges entre Arabes, Indiens et Chinois.
Dhow arabe.

Ainsi, la ville de Quilon (Kollam), la capitale du Kerala en Inde, voit cohabiter dès le IXe siècle des colonies de marchands arabes, chrétiens, juifs et chinois.

Du coté occidental, les navigateurs perses et ensuite arabes ont joué un rôle central dans la naissance de la route de la soie maritime. A la suite des routes sassanides, les Arabes poussaient leurs dhows, c’est-à-dire les boutres ou voiliers arabes traditionnels, de la mer Rouge aux côtes chinoises et jusqu’aux confins de la Malaisie et de l’Indonésie.

Ces marins apportèrent avec eux une nouvelle religion, l’islam qui s’étendra en Asie du Sud-Est. Si initialement le pèlerinage traditionnel (le hajj) vers la Mecque ne fut qu’une aspiration pour de nombreux musulmans, il leur deviendra de plus en plus possible de l’effectuer.

Lors de la mousson, la saison où les vents sont favorables à la navigation vers l’Inde dans l’océan Indien, les missions commerciales semestrielles se transformaient en véritables foires internationales offrant du même coup une occasion pour transporter par la mer une grande quantité de marchandises dans des conditions (abstraction faite des pirates et de l’imprévisibilité du temps) relativement moins exposées aux dangers du transport par voie terrestre.

Chine : la Route de la soie maritime
sous les dynasties Sui, Tang et Song

Le pont de Luoyang, un chef-d’œuvre d’architecture ancienne à Quanzhou.

C’est sous la dynastie Sui (581-618), qu’en partance de Quanzhou, ville côtière dans la province du Fujian, dans le sud-est de la Chine, la Route de la soie maritime trace ses premiers itinéraires commerciaux.

Riche de sa panoplie d’endroits pittoresques et de sites historiques, Quanzhou a été proclamée « point de départ de la Route de la Soie maritime » par l’UNESCO.

C’est à cette époque que les premières méthodes d’imprimerie font leur apparition en Chine. Il s’agit de blocs de bois permettant d’imprimer sur du textile. En 593, l’Empereur Sui, Wen-ti, ordonna l’impression des images et des écrits bouddhiques. Un des plus anciens textes imprimés est un écrit bouddhiste datant de 868 retrouvé dans une grotte près de Dunhuang, une ville étape de la Route de la soie.

Sous la dynastie Tang (618-907), l’expansion militaire du Royaume apporta de la sécurité, du commerce et des idées nouvelles. Le fait que la stabilité de la Chine des Tang coïncide avec celle de la Perse des Sassanides, permet alors aux routes de la soie terrestres et maritimes de prospérer. La grande transformation de la route de la soie maritime aura lieu à partir du VIIe siècle lorsque la Chine s’ouvre de plus en plus aux échanges internationaux.
Le premier ambassadeur arabe y prend ses fonctions en 651.

Fresque murale exécuté en 706, du tombeau de l’Empereur Tang, avec des émissaires diplomatiques à la Cour impériale. Les deux figures à droite, soigneusement habillés, y représentent la Corée, celui au milieu, (un moine ?) sans couvre-chef et avec « un gros nez » l’Occident.

La Dynastie Tang choisit comme capitale la ville de Chang’an (appelé aujourd’hui Xi’an). Elle adopte une attitude ouverte vis-à-vis des différentes croyances. Des temples bouddhistes, taoïstes et confucéens y coexistent pacifiquement avec des mosquées, des synagogues et des églises nestoriennes chrétiennes.

Chang’an étant le terminus de la Route de la Soie, le marché ouest de Chang’an devient le centre du commerce mondial. Selon le registre de l’Autorité Six des Tang, plus de 300 nations et régions avaient des relations commerciales avec Chang’an.

Presque 10 000 familles de pays étrangers de l’ouest vivaient dans la ville, spécialement dans la zone autour du marché ouest. Il y avait beaucoup d’auberges étrangères dont le personnel était des servantes étrangères choisies pour leur beauté. Le poète le plus célèbre dans l’histoire Chinoise, Li Bai, flânait souvent parmi elles. La nourriture étrangère, les costumes, la musique étaient la mode de Chang’an.

Après la chute de la dynastie Tang, les Cinq dynasties et la période des dix royaumes (907-960), l’arrivée de la dynastie Song (960-1279) va inaugurer une nouvelle période faste caractérisée par une centralisation accrue et un renouveau économique et culturel. La route maritime de la soie retrouve alors de son allant. En 1168 une synagogue est érigée à Kaifeng, capitale de la dynastie Song du Sud, pour servir aux marchands de la route de la soie.

Durant la même période, de pair avec l’expansion de l’islam, des comptoirs commerciaux vont apparaître tout autour de l’océan Indien et dans le reste de l’Asie du Sud-est.

La Chine incite alors ses marchands à saisir les occasions qu’offre le trafic maritime, notamment la vente du camphre, une plante médicinale très recherchée. Un véritable réseau commercial se développe alors dans les Indes orientales sous les auspices du Royaume de Sriwijaya, une cité-Etat du sud de Sumatra en Indonésie (voir ci-dessous) qui fera pendant près de six siècles la jonction entre d’un coté les marchands chinois et de l’autre les Indiens et les Malais. Une route commerciale émerge alors réellement méritant le nom de « route de la soie » maritime.

Des quantités de plus en plus importantes d’épices passent alors par l’Inde, la mer Rouge et Alexandrie en Egypte avant d’atteindre les marchands de Gênes, Venise et les autres ports occidentaux. De là, ils repartiront vers les marchés du nord de l’Europe de Lübeck (Allemagne), Riga (Lituanie) ou encore Tallinn (Estonie), qui deviendront, à partir du XIIe siècle, des villes importantes de la Ligue hanséatique.

Après sept années de fouilles, plus de 60 000 objets en porcelaine datant de la Dynastie Song (960-1279) ont été découverts sur le navire Nanhai (mer de Chine méridionale) qui était resté sous l’eau depuis plus de 800 ans.
Jonque du XVe siècle de la dynastie Ming.

En Chine, sous le règne de l’empereur Song, Renzong (1022-1063), beaucoup d’argent et d’énergie furent dépensés pour réunir les savoirs et les savoir-faire. L’économie fut la première à en bénéficier.

En s’appuyant sur le savoir-faire des marins arabes et indiens, les navires chinois deviennent alors les plus avancés du monde.

Les Chinois, qui avaient inventé la boussole (au moins depuis l’an 1119), dépassèrent rapidement leurs concurrents au niveau de la cartographie et l’art de naviguer alors que la jonque chinoise devient le vraquier par excellence.

Dans son traité géographique, Zhou Qufei, en 1178, rapporte :

« Les gros navires qui croisent la Mer du sud sont comme des maisons. Lorsqu’ils déplient leurs voiles, on dirait d’énormes nuages. Leur gouvernail est long de plusieurs dizaines de pieds. Un seul navire peut abriter plusieurs centaines d’hommes. A bord, il y a de quoi manger pour un an ».

Des fouilles archéologiques confirment cette réalité comme par exemple l’épave d’une jonque datant du XIVe siècle, retrouvée aux larges de la Corée, dans laquelle on a découvert plus de 10 000 pièces de céramique.

Lors de cette période, le commerce côtier passe graduellement des mains des marchands arabes aux mains des marchands chinois. Le commerce s’étend, notamment grâce à l’inclusion de la Corée ainsi que l’intégration du Japon, de la côte indienne de Malabar, du golfe Persique et de la mer Rouge dans les réseaux commerciaux existants.

La Chine exporte du thé, de la soie, du coton, de la porcelaine, des laques, du cuivre, des colorants, des livres et du papier. En retour, elle importe des produits de luxe et des matières premières, notamment des bois rares, des métaux précieux, des pierres précieuses et semi-précieuses, des épices et de l’ivoire.

Des pièces de monnaie en cuivre de la période Song ont été découvertes au Sri Lanka, et la présence de la porcelaine de cette époque a été constatée en Afrique de l’Est, en Egypte, en Turquie, dans certains Etats du Golfe et en Iran, tout comme en Inde et en Asie du Sud-est.

L’importance de la Corée et du Royaume de Silla

Pendant le premier millénaire, la culture et la philosophie ont fleuri dans la péninsule Coréenne. Un réseau marchand bien organisé et bien protégé avec la Chine et le Japon y opérait.

Sur l’île japonaise d’Okino-shima on trouve de nombreuses traces historiques témoignant des échanges intenses entre l’archipel japonais, la Corée et le continent asiatique.

Des fouilles effectuées dans des tombeaux anciens à Gyeongju, aujourd’hui une ville sud-coréenne de 264 000 habitants et capitale de l’ancien Royaume de Silla (de 57 av. JC à 935) qui contrôlait la plus grande partie de la péninsule du VIIe au IXe siècle, démontrent l’intensité des échanges de ce royaume avec le reste du monde, via la route de la soie.

L’Indonésie, une grande puissance maritime au coeur de la Route de la soie maritime

En Indonésie, en Malaisie et dans le sud de la Thaïlande, le Royaume de Sriwijaya (VIIe au XIIIe) a joué le rôle majeur de comptoir maritime où furent entreposées des marchandises de forte valeur de la région et au-delà en vue de leur commercialisation ultérieure par voie maritime. Sriwijaya contrôlait notamment le détroit de Malacca, le passage maritime incontournable entre l’Inde et la Chine.

A l’apogée de sa puissance au XIe siècle, le réseau des ports et des comptoirs sous domination Sriwijaya échangèrent une vaste palette de produits et de productions : du riz, du coton, de l’indigo et de l’argent de Java, de l’aloès (une plante succulente d’origine africaine), des résines végétales, du camphre, de l’ivoire et des cornes de rhinocéros, de l’étain et de l’or de Sumatra, du rotin, des bois rouges et d’autres bois rares, des pierres précieuses de Bornéo, des oiseaux rares et des animaux exotiques, du fer, du santal et des épices d’Indonésie orientale, d’Inde et d’Asie du Sud-est, et enfin, de Chine, des porcelaines, des laques, du brocart, des tissues et de la soie.

Avec comme capitale la ville de Palembang (à ce jour 1,7 million d’habitants) sur la rivière Musi dans ce qui est aujourd’hui la province méridionale de Sumatra, ce royaume d’inspiration hindouiste et bouddhiste, qui a prospéré du VIIIe au XIIIe siècle, a été le premier royaume indonésien d’importance et la première puissance maritime indonésienne.

Dès le VIIe siècle, il règne sur une grande partie de Sumatra, la partie occidentale de l’île de Java et une partie importante de la péninsule malaise. Avec une étendue au Nord jusqu’en Thaïlande, où des vestiges archéologiques de cités Sriwijaya existent encore.

Le musée de Palembang — une ville où communautés chinoises, indiennes, arabes et yéménites, chacun avec ses institutions particulières, co-prospèrent depuis plusieurs générations — raconte à merveille comment la Route de la soie maritime a engendré un enrichissement culturel mutuel exemplaire.

Madagascar, le sanskrit et la Route de la cannelle

Carte de l’expansion des langues austronésiennes.

Aujourd’hui, Madagascar est habitée par des noirs et des asiatiques. Des tests ADN ont confirmé ce que l’on savait depuis longtemps : de nombreux habitants de l’île descendent de marins malais et indonésiens qui ont mis pied sur l’ile vers l’année 830 lorsque l’Empire Sriwijaya étend son influence maritime vers l’Afrique.

Autre élément de preuve de cette présence, le fait que la langue parlée sur l’île emprunte des mots sanskrits et indonésiens.

Sans surprise, la carte de l’expansion des langues austronésiennes est quasiment superposable à celle de la Route de la cannelle (ci-dessus).

Bas-relief du temple bouddhiste de Borobudur (VIIIe siècle, Indonésie).

Pour démontrer la faisabilité de ces voyages maritimes, une équipe de chercheurs a navigué en 2003 d’Indonésie jusqu’au Ghana en passant par Madagascar à bord du Borobudur, la reconstruction d’un des voiliers figurant dans plusieurs des 1300 bas-reliefs décorant le temple bouddhiste de Borobudur sur l’île de Java en Indonésie, datant du VIIIe siècle.

Beaucoup pensent que ce navire est une représentation de ceux que les marchands indonésiens utilisaient autrefois pour traverser l’océan jusqu’en Afrique. Les navigateurs indonésiens utilisaient habituellement des bateaux relativement petits. Pour en assurer l’équilibre, ils les équipaient de balanciers, aussi bien doubles (ngalawa) que simples.

Leurs bateaux, dont la coque était taillée dans un seul tronc d’arbre, étaient appelés sanggara. Dans leurs traversées vers l’est, les marchands de l’archipel indonésien pouvaient jadis se rendre jusqu’à Hawaii et la Nouvelle-Zélande, à une distance de plus de 7 000 km.

Sur la Route de la cannelle, le navire a fait le trajet d’Indonésie jusqu’à Accra au Ghana, en passant par Madagascar.

En tout cas, le bateau des chercheurs, équipé d’un mât de 18 mètres de haut, a réussi à parcourir la route Jakarta – Maldives – cap de Bonne-Espérance – Ghana, une distance de 27 750 kilomètres, soit plus de la moitié de la circonférence de la Terre !

L’expédition visait à refaire une route bien précise : celle de la cannelle, qui a conduit les marchands indonésiens jusqu’en Afrique pour vendre des épices, dont la cannelle, une denrée très recherchée à l’époque. Elle était déjà très prisée dans les régions du bassin méditerranéen bien avant l’ère chrétienne.

Sur les murs du temple égyptien de Deir el-Bahari (Louksor), une peinture représente une expédition navale importante dont il est dit qu’elle aurait été ordonnée par la reine Hatshepsout, qui régna de 1503 à 1482 avant JC.

Autour de cette peinture des hiéroglyphes expliquent que ces navires transportaient diverses espèces de plantes et d’essences odorantes destinées au culte. Une de ces denrées est la cannelle. Riche en arôme, elle était une composante importante des cérémonies rituelles dans les royaumes d’Egypte.

Or, la cannelle poussait à l’origine en Asie centrale, dans l’est de l’Himalaya et dans le nord du Vietnam. Les Chinois méridionaux l’ont transplantée de ces régions dans leur propre pays et l’ont cultivée sous le nom de gui zhi.

Carte de la route de la cannelle.

De la Chine, le gui zhi s’est répandu dans tout l’archipel indonésien, trouvant là une terre d’accueil très fertile, en particulier dans les îles Moluques. De fait, le commerce international de la cannelle était alors un monopole tenu par les marchands indonésiens. La cannelle d’Indonésie était appréciée pour son excellente qualité et son prix très compétitif.

Les Indonésiens parcouraient donc à la voile de grandes distances, jusqu’à plus de 8 000 km, traversant l’océan Indien jusqu’à Madagascar et le nord-est de l’Afrique. De Madagascar, les produits étaient transportés à Rhapta, dans une région côtière qui prit par la suite le nom de Somalie. Au-delà, les marchands arabes les expédiaient vers le nord jusqu’à la mer Rouge.

Le détroit de Malacca

Pour la Chine, le détroit de Malacca a toujours représenté un intérêt stratégique majeur. À l’époque où le grand amiral chinois Zheng He mène la première de ses expéditions vers l’Inde, le Proche-Orient et l’Afrique de l’Est entre 1405 et 1433, un pirate chinois du nom de Chen Zuyi a pris le contrôle de Palembang. Zheng He défait la flotte de Chen et capture les survivants. Du coup, le détroit est redevenu une route maritime sûre.

Selon la tradition, un prince de Sriwijaya, Parameswara, se réfugie sur l’île de Temasek (l’actuelle Singapour) mais s’établit finalement sur la côte ouest de la péninsule malaise vers 1400 et fonde la ville de Malacca, qui deviendra le plus grand port d’Asie du Sud-est, à la fois successeur de Sriwijaya et précurseur de Singapour.

Suite au déclin de Sriwijaya, c’est le Royaume de Majapahit (1292-1527), fondé à la fin du XIIIe siècle sur l’île de Java, qui dominera la plus grande partie de l’Indonésie actuelle.

C’est l’époque où les marins arabes commencent à s’installer dans la région.

Le royaume de Majapahit noua des relations avec celui le Royaume de Champa (192-1145 ; 1147-1190 ; 1220-1832) (Sud Vietnam), du Cambodge, du Siam (la Thaïlande) et du Myanmar méridional.

Le royaume de Majapahit envoyait également des missions en Chine. Alors que ses dirigeants étendirent leur pouvoir sur d’autres îles et mirent à sac les royaumes voisins, il chercha avant tout à augmenter sa part et son contrôle sur le commerce des marchandises transitant par l’archipel.

L’île de Singapour et la partie la plus au sud de la péninsule malaise fut un carrefour clé de l’ancienne Route de la soie maritime. Des fouilles archéologiques entrepris dans l’estuaire du Kallang et le long du fleuve Singapour, ont permis de découvrir des milliers d’éclats de verre, des perles naturelles ou en or, des céramiques et des pièces de monnaie chinoises de la période des Song du nord (960-1127).

La montée de l’Empire mongol au milieu du XIIIe siècle va provoquer l’accroissement du commerce par la mer et contribuer à la vitalité de la Route de la soie maritime. Marco Polo, après un voyage terrestre qui dura 17 ans, vers la Chine reviendra par bateau. Après avoir été témoin d’un naufrage, il passa de la Chine à Sumatra en Indonésie avant de remettre pied à terre à Ormuz en Perse (Iran).

Sous les dynasties Yuan et Ming

Sous la dynastie des Song, on exporte, vers le Japon, une quantité importante d’articles de soie. Sous celle des Yuan (1271-1368), le gouvernement instaure le Shi Bo Si, bureau en charge des échanges commerciaux, dans de nombreux ports comme, notamment, Ningbo, Canton, Shanghai, Ganpu, Wenzhou et Hangzhou, permettant, ainsi, l’exportation des soieries vers le Japon.

Durant les dynasties des Tang, Song et Yuan, et au début de celle des Ming, on assiste, dans chaque port, à la création d’un département océanique de négoce pour gérer l’ensemble des échanges commerciales extérieures maritimes.

Le commerce avec les sud de l’Inde et du golfe Persique fleurit. Le commerce avec l’Afrique de l’Est se développe également en fonction de la mousson et apporte de l’ivoire, de l’or et des esclaves. En Inde, des guildes commencent à contrôler le commerce chinois sur la côte du Malabar et au Sri Lanka. Les relations commerciales se formalisent tout en restant soumises à une forte concurrence. Cochin et Kozhikode (Calicut), deux grandes villes de l’Etat indien du Kerala, rivalisent alors pour dominer ce commerce.

Les explorations maritimes de l’amiral Zheng He

Carte des expéditions maritimes de l’amiral Zheng He.

Les explorations maritimes chinoises connaitront leur apogée au début du XVe siècle sous la dynastie Ming (1368-1644) qui, pour diriger sept expéditions diplomatiques navales, choisira un eunuque musulman de la cour, l’amiral Zheng He.

Financées par l’Empereur Ming Yongle, ces missions pacifiques en Asie du Sud-est, en Afrique de l’Est, dans l’Océan indien, dans le golfe Persique et en Mer Rouge, viseront avant tout à démontrer le prestige et la grandeur de la Chine et de son Empereur. Il s’agit également de reconnaître une trentaine d’Etats et de nouer des relations politiques et commerciales avec eux.

En 1409, avant une des expéditions, l’amiral chinois Zheng He demanda à des artisans de fabriquer une stèle en pierre taillée à Nanjing, actuelle capitale de la province du Jiangsu (est de la Chine). La stèle voyagea avec la flottille et fut laissée au Sri Lanka comme cadeau à un temple bouddhiste local. Des prières aux divinités en trois langues -chinois, persan et tamoul- furent gravés sur la stèle. Elle fut retrouvé en 1911 dans la ville de Galle, dans le sud-ouest du Sri Lanka et une réplique se trouve aujourd’hui en Chine.

L’armada de Zheng était composée de vraquiers armés, le plus modeste étant plus grand que les caravelles de Christophe Colomb. Les plus vastes atteignaient une longueur de 100 et une largeur de 50 mètres. D’après les chroniques Ming de l’époque, une expédition pouvait comprendre 62 navires avec 500 personnes à bord chacun. Certains d’entre eux transportaient la cavalerie militaire et d’autres des réservoirs d’eau potable. La construction navale chinoise était en avance. La technique de cloisons hermétiques, imitant la structure interne du bambou, offrait une sécurité incomparable. Elle fut la norme pour la flotte chinoise avant d’être copiée par les Européens 250 ans plus tard. A cela s’ajoutait l’emploi de la boussole et celui de cartes célestes peintes sur soie.

La synergie qui a pu exister entre marins arabes, indiens et chinois, tous des hommes de mer qui fraternisent face à l’adversité de l’océan, a de quoi nous impressionner. Par exemple, certains historiens estiment qu’il n’est pas exclu que le nom « Sindbad le marin », qui apparaît dans la fable d’origine perse qui conte les aventures d’un marin du temps de la dynastie des Abbassides (VIIIe siècle) et fut intégrée dans les Contes des Mille et Une Nuits, dérive du mot Sanbao, le surnom honorifique donné par l’Empereur chinois à l’amiral Zheng He, signifiant littéralement « Les trois joyaux », c’est-à-dire les trois vertus capitales indissociables communes aux principales philosophies que sont l’Eveil (qui permet d’apprendre), l’Altruisme (qui permet la compréhension de l’autre) et l’Equité (qui invite à partager avec lui).

Statue de l’amiral Zheng Ho devant une mosquée construite en son honneur en Indonésie.

Aussi bien en Chine (à Hong-Kong, à Macao, à Fuzhou, à Tianjin et à Nanjing) qu’à Singapour, en Malaisie et en Indonésie, des musées maritimes mettent les expéditions de l’amiral Zheng en valeur.

Soulignons cependant qu’au moins douze autres amiraux ont effectué des expéditions similaires en Asie du Sud-est et dans l’océan Indien. En 1403, l’amiral Ma Pi a conduit une expédition jusqu’en Indonésie et en Inde. Wu Bin, Zhang Koqing et Hou Xian en ont fait d’autres. Après que la foudre avait provoqué un incendie de la Cité interdite, une dispute éclata entre la classe des eunuques, partisans des expéditions, et des mandarins lettrés, qui obtiendront l’arrêt d’expéditions jugées trop onéreuses. Le dernier voyage a eu lieu entre 1430 et 1433, c’est-à-dire 64 ans avant que l’explorateur portugais Vasco da Gama ne se rende sur les mêmes lieux en 1497.

Le Japon, de son coté, de façon similaire, a restreint ses contacts avec le monde extérieure lors de la période Tokugawa (1600-1868) bien que son commerce avec la Chine ne fut jamais suspendu. Ce n’est qu’après la restauration Meiji en 1868 qu’un Japon ouvert au monde a ré-émergé.

Dans un repli sur eux-mêmes, le commerce aussi bien la Chine que du Japon tomba aux mains de comptoirs maritimes comme Malacca en Malaisie ou Hi An au Vietnam, deux villes aujourd’hui reconnues par l’Unesco comme patrimoine de l’humanité. H ?i An était un port étape majeur sur la route maritime reliant l’Europe et le Japon en passant par l’Inde et la Chine. Dans les épaves de navires retrouvées à Hi An, les chercheurs ont retrouvé des céramiques qui attendaient leur départ pour le Sinaï en Egypte.

Histoire des ports chinois

Au fil des années, on assiste à une évolution en ce qui concerne les principaux ports de la Route maritime de la Soie. A partir des années 330, Canton et Hepu étaient les deux ports les plus importants.

Cependant, Quanzhou se substitue à Canton, de la fin de la dynastie des Song à celle des Yuan.

A cette époque, Quanzhou, dans la province du Fujian et Alexandrie en Egypte étaient considérés comme les plus vastes ports du monde. A cause de la politique de fermeture sur le monde extérieur imposée à partir de 1435 et de l’influence des guerres, Quanzhou a été, progressivement, remplacé par les ports de Yuegang, Zhangzhou et Fujian.

Dès le début du IVe siècle, Canton est un important port de la Route maritime de la Soie. Peu à peu, il devient le plus vaste mais, également, le port d’Orient le plus renommé à travers le monde sous les dynasties des Tang et des Song. Durant cette période, la route maritime reliant Canton au golfe persique en passant par la Mer de Chine méridionale et l’océan Indien est la plus longue du monde.

Bien que plus tard supplanté par Quanzhou sous la dynastie des Yuan, le port de Canton demeurera le second plus grand port commercial de Chine. Par comparaison avec les autres, on le considère comme étant un port durablement prospère au cours des 2000 ans d’histoire de la Route maritime de la Soie.

Le système tributaire de 1368

La dernière dynastie impériale chinoise, celle des Qing, a régné de 1644 à 1912. Depuis l’arrivée de la dynastie Ming, les échanges commerciaux maritimes avec la Chine s’organisaient de deux façons :

Né sous les Ming en 1368, et le « système tributaire » atteindra son apogée sous les Qing. Il prend alors la forme raffinée d’une hiérarchie inclusive mutuellement bénéfique. Les Etats qui y adhèrent faisaient preuve de respect et de reconnaissance en présentant régulièrement à l’Empereur un tribut composé de produits locaux et en exécutant certaines cérémonies rituelles, notamment le « kowtow » (trois génuflexions et neuf prosternations). Ils demandaient également l’investiture de leurs dirigeants par l’Empereur et adoptaient le calendrier chinois. Outre la Chine, on y retrouvait le Japon, la Corée, le Vietnam, la Thaïlande, l’Indonésie, les îles Ryükyü, le Laos, le Myanmar et la Malaisie.

Paradoxalement tout en occupant un statut culturel central, le système tributaire offrait à ses vassaux un statut d’entité souveraine et leur permettait d’exercer leur autorité sur une aire géographique donnée. L’Empereur gagnait leur soumission en se préoccupant vertueusement de leur bien-être et en promouvant une doctrine de non-intervention et de non-exploitation. En effet, d’après les historiens, en termes financiers, la Chine ne s’est jamais enrichie d’une façon directe avec le système tributaire. En général, tous les frais de voyage et de séjour des missions tributaires étaient couverts par le gouvernement chinois. En plus des coûts de fonctionnement du système, les cadeaux offerts par l’Empereur avaient en général beaucoup plus de valeur que les tributs qu’il recevait. Chaque mission tributaire avait en effet le droit d’être accompagnée par un grand nombre de commerçants et une fois le tribut présenté à l’Empereur, le commerce pouvait commencer.

Il est à noter que, lorsqu’un pays perdait son statut d’Etat tributaire suite à un désaccord, ce dernier essayait à tout prix et parfois de façon violente d’être à nouveau autorisé à payer le tribut.

Le système de Canton de 1757

Port de Canton en 1850 avec les missions commerciales américaines, françaises et britanniques.

Le deuxième système concernait les puissances étrangères, principalement européennes, désireuses de faire du commerce avec la Chine. Il passait par le port de Guangzhou (à l’époque appelé Canton), le seul port accessibles aux Occidentaux.

Ainsi, les marchands, notamment ceux de la Compagnie britanniques des Indes orientales, pouvaient accoster, non pas dans le port mais devant la côte de Canton, d’octobre à mars, lors de la saison commerciale. C’est à Macao, à l’époque une possession Portugaise, que les Chinois leur fournissait le cas échéant une permission à cet effet. Les représentants de l’Empereur autorisaient alors des marchands chinois (les hongs) de commercer avec des navires étrangers tout en les chargeant de collecter les droits de douane avant qu’ils ne repartent.

Cette façon de commercer s’est amplifiée à la fin du XVIIIe siècle, notamment avec la forte demande anglaise de thé. C’est d’ailleurs du thé chinois de Fujian que les « insurgés » américains ont jeté à la mer lors de la fameuse « Boston Tea Party » de décembre 1773, un des premiers événements contre l’Empire britannique qui déclenchera la Révolution américaine. Des produits en provenance de l’Inde, en particulier le coton et l’opium furent échangés par la Compagnie des Indes orientales contre du thé, de la porcelaine et de la soie.

Les droits de douane collectés par le système de Canton étaient une source majeure de revenus pour la dynastie des Qing bien qu’elle bannira l’achat d’opium en provenance de l’Inde. Cette restriction imposée par l’Empereur chinois en 1796 conduira au déclenchement des guerres de l’Opium, la première dès 1839. En même temps, des rebellions éclatèrent dans les années 1850-60 contre le règne affaibli des Qing, doublées de guerres supplémentaires contre des puissances européennes hostiles.

Sac du Palais d’été par les Britanniques et les Français en 1860.

En 1860, l’ancien Palais d’été (parc Yuanming), avec un ensemble de pavillons, de temples, de pagodes et de librairies, c’est-à-dire la résidence des empereurs de la dynastie Qing à 15 kilomètres au nord-ouest de la Cité interdite de Pékin, fut ravagée par les troupes britanniques et françaises lors de la Seconde guerre de l’opium. Cette agression reste dans l’histoire comme l’un des pires actes de vandalisme culturel du XIXe siècle. Le Palais fut mis à sac une deuxième fois en 1900 par une alliance de huit pays contre la Chine.

Aujourd’hui, on peut y admirer une statue de Victor Hugo et un texte qu’il avait écrit pour s’élever contre Napoléon III et les destructions de l’impérialisme français, pour rappeler que cela était non pas le fait d’une nation, mais celui d’un gouvernement.

A la fin de la première guerre mondiale, la Chine disposait de 48 ports ouverts où les étrangers pouvaient commercer en suivant leurs propres juridictions. Le XXe siècle fut une ère de révolutions et de changements sociaux. La fondation de la République populaire de Chine en 1949 engendra un repli sur soi.

Ce n’est qu’en 1978 que Deng Xiaoping annonça une politique d’ouverture sur le monde extérieur en vue de la modernisation du pays.

Initiative chinoise des Nouvelles Routes de la soie terrestres et maritimes.

Au XXIe siècle, grâce à l’Initiative une ceinture (économique) une route (maritime) lancée par le Président Xi Jingping, la Chine ré-émerge comme une grande puissance mondiale offrant des coopérations mutuellement bénéfiques au service d’un meilleur avenir partagé pour l’humanité.

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Raphaël 1520-2020 : ce que nous apprend « L’Ecole d’Athènes »

A l’occasion du cinq-centième anniversaire de la mort du peintre italien Raffaello Sanzio da Urbino (1483-1520), plusieurs expositions mettent à l’honneur cet artiste, notamment à Rome, Milan, Urbino, Belgrade, Washington, Pasadena, Londres, ou encore à Chantilly en France. Mais que sait-on réellement de l’intention et du sens de son œuvre ?

Introduction

Raphaël : tête d’un jeune garçon.

Il est incontestable que, dans la conscience collective occidentale, Raphaël, aux côtés de Michel-Ange et Léonard de Vinci, s’érige comme un des artistes les plus géniaux incarnant sans doute le mieux la « Renaissance italienne ».

Bien que mort à l’âge de 37 ans, Raphaël a pu dévoiler au monde son immense talent, en particulier en réalisant, entre 1509 et 1511, plusieurs fresques monumentales au Vatican, la plus célèbre d’entre elles, longue de 7,7 mètres et haute de 5 mètres, est connue sous le nom de L’Ecole d’Athènes.

Le spectateur se trouve à l’intérieur d’un édifice réunissant la pensée de l’humanité toute entière : unis dans un espace hors du temps, une cinquantaine de philosophes, de mathématiciens et d’astronomes de tous les âges s’y rencontrent pour échanger sur leur vision de l’homme et de la nature.

L’image puissante que dégage cette fresque incarne tellement « l’idéal » d’une République démocratique, qu’en France, lors de la révolution de février 1848, le tableau représentant Louis Philippe – suspendu derrière le Président de l’Assemblée nationale – fut décroché et remplacé par une copie de la fresque de Raphaël, sous la forme d’une tapisserie de la Manufacture des Gobelins, réalisée entre 1683 et 1688 à la demande de Jean-Baptiste Colbert, fondateur de notre propre Académie des Sciences.

Ensuite, en France, est apparue l’idée que Raphaël, « le Prince des peintres », incarne « l’artiste ultime ». Bien mieux que Rubens ou le Titien, Raphaël aurait su réaliser la subtile « synthèse » entre « la grâce divine » d’un Léonard de Vinci et la « puissance sourde » d’un Michel-Ange. Qui dit mieux ? Une observation vraie tant qu’on se penche uniquement sur la pureté des « formes » et donc du « style ». Adoré ou détesté, Raphaël fut érigé en modèle à imiter par tout jeune talent fréquentant nos Académies des Beaux-Arts.

Tout ceci a contribué au fait que depuis cinq siècles, artistes, historiens et connaisseurs n’ont cessé de commenter et souvent s’affronter, non pas sur l’intention ou le sens des œuvres de l’artiste, mais sur son style ! A la manière de certains de nos contemporains qui adorent Star Wars sans prêter attention à l’idéologie que, sournoisement, cette série véhicule…

Pour ces historiens-là, « l’iconographie », cette branche de l’histoire de l’art qui s’intéresse aux sujets représentés, aux interprétations possibles des compositions à partir de détails particuliers, n’était vraiment utile que pour apprécier la peinture « plus primitive », c’est-à-dire celle des « Écoles du Nord »…

On sait bien, surtout en France, qu’une fois que la « forme » prend l’apparence de la perfection, peu importe le contenu ! Tel ou tel écrivain raconte des horreurs abjectes, mais « c’est tellement bien écrit ! »

La bonne nouvelle, c’est que depuis une vingtaine d’années, une poignée d’historiens et surtout d’historiennes d’art de premier plan, ont entrepris et publié de nouvelles recherches.

Je pense en particulier à Marcia Hall (Temple University), Ingrid D. Rowland (Université de Chicago), le révérend Timothy Verdon (Florence et Stanford), l’historien jésuite John William O’Malley et surtout à Christiane L. Joost-Gaugier. Son livre Raphael’s Stanza della Signatura, Meaning and Invention (Cambridge University Press, 2002), que j’ai pu lire grâce au confinement, m’a permis d’ajuster certaines pistes et intuitions que j’avais résumées en 2000 dans une note, avouons-le, assez brouillonne.

Si mon travail se résumait à tenter de donner un peu de cohérence à ce qui se trouve dans le domaine public, par un travail d’archives assidu au Vatican et ailleurs, ces historiennes, pour qui ni le latin ni le grec n’ont de secrets, ont largement contribué à éclaircir le contexte politique, philosophique, culturel et religieux ayant concouru à la genèse de cette œuvre.

Enrichi par ces lectures j’ai tenté ici, de façon méthodique, de « rendre lisible », ce qui est considéré, avec raison, comme l’œuvre majeure de Raphaël, L’Ecole d’Athènes.

Au lieu de commenter d’emblée les figures, j’ai choisi d’abord de brosser quelques arrières-plans servant d’autant de « clés » pour pénétrer cette œuvre. Car, pour déceler les intentions et les sentiments du peintre, il est indispensable de pénétrer l’esprit de l’époque qui a engendré celui de l’artiste : enjeux politiques et économiques, héritage culturel de Rome et de l’Église, gros plan sur le pape qui a commandité l’œuvre, convictions philosophiques des conseillers ayant dictés la thématique de l’œuvre, etc.

Toutefois, si tout ceci vous semble trop fastidieux, ou si vous mourez d’impatience de simplement vous familiariser avec l’œuvre, rien ne vous empêche de faire quelques aller-retours entre le décryptage des fresques en fin d’article et la contextualisation qui les précède.

Faire le ménage dans nos têtes

Vue générale de deux des quatre fresques de Raphaël décorant la Chambre de la signature.

Pour voir le monde tel qu’il est, essuyons nos lunettes et cessons de regarder la teinte de nos verres. Car comme souvent, ce qui « empêche » le spectateur de pénétrer une œuvre, d’en voir l’intention et le sens, ce n’est pas ce que voient ses yeux en tant que tel, mais les idées préconçues qu’il a. Apprendre à voir commence généralement par bousculer quelques-unes de nos idées préconçues.

1. Ce n’est pas un tableau ! Depuis le XVIe siècle, nous Européens, raisonnons en termes de « tableau de chevalet ». L’artiste peint sur un support, un panneau en bois ou une toile, que le commanditaire accroche ensuite au mur. Or, L’Ecole d’Athènes, en tant que telle, n’est pas « un tableau » de ce type, mais simplement, au sens strict, un « détail » de ce qu’on appellerait aujourd’hui, « une installation ». Je m’explique. Ce qui constitue l’œuvre ici, c’est l’ensemble des fresques et décorations couvrant aussi bien le plafond, le sol que les quatre parois de la pièce ! On va vous les expliquer. Le spectateur se trouve, en quelque sorte, à l’intérieur d’un cube que l’artiste a cherché à faire apparaître comme une sphère. De sorte que vouloir « expliquer » le sens de L’Ecole d’Athènes, de façon isolée du reste et sans démontrer les liens thématiques et symboliques qui relient ce « détail » à l’iconographie des autres parois, n’est pas seulement un exercice futile mais relève de l’incompétence.

2. Erreur de titre !Ni lors de sa commande, ni lors de sa réalisation, la fresque n’a porté le nom Ecole d’Athènes. Son nom n’apparaît qu’ultérieurement. Tout indique que l’ensemble de la pièce devait exprimer une harmonie divine réunissant La Philosophie (L’Ecole d’Athènes), La Théologie (en face), La Poésie (à droite) et La Justice (à gauche). On y reviendra.

3. La thématique n’est pas le choix de l’artiste !La seule personne ayant rencontré de son vivant aussi bien Raphaël que le pape Jules II, a été le médecin Paolo Giovio (1483-1552) qui arrive à Rome en 1512, un an avant la mort de Jules II. D’après Giovio, c’est le pontife en personne qui, dès 1506, c’est-à-dire deux ans avant l’arrivée de Raphaël, conçoit le contenu de la « Chambre de la signature ». C’est logique puisqu’il s’agissait de l’endroit où il installait sa bibliothèque personnelle, une collection de quelque 270 livres, disposés sur des étagères en bas des fresques et classés selon les thèmes de chaque décoration murale (Philosophie, Théologie, Poésie et Justice). Cependant, vue la complexité de la thématique, et vue la faible culture littéraire de Jules II, les historiens s’accordent à attribuer la paternité intellectuelle des fresques aux conseillers du pape et surtout à celui qui aurait été en mesure d’en faire la synthèse, son libraire-en-chef, Thomaso Inghirami (1470-1516).

Une thématique et un programme que Raphaël, qui semble avoir constamment modifié ses dessins préparatoires en fonction des retours et commentaires qu’il recueillait de la part des commanditaires, a su traduire en images, avec l’énorme talent qui était le sien. En clair, si vous aimez les images, félicitez Raphaël ; si le contenu vous déplaît, adressez-vous au « patron ».

Raphaël et Il Sodoma se présentent (à la droite de l’oeuvre) comme co-signataires de l’Ecole d’Athènes.

4. Peint à plusieurs ? Reste à éclaircir le fait que, à en croire les comptes du Vatican, la décoration entière de la pièce a été confiée, au milieu de l’année 1508, au fresquiste talentueux Giovanni Antonio Bazzi (1477-1549), de six ans plus âgé que Raphaël, connu sous le surnom Il Sodoma. C’est lui qui apparaît comme l’unique personne ayant perçu quelques sommes à ce sujet. Raphaël ne figure, en ces comptes, qu’à dater de 1513…

Or, comme en témoigne le cycle des fresques sur la vie de saint Benoît à l’abbaye territoriale Santa-Maria de Monte Oliveto Maggiore, Sodoma, avait également un talent considérable, et surtout une facilité d’exécution incomparable. S’il n’a jamais été mis à l’honneur, son style se confond tellement avec celui de Raphaël qu’on s’y méprendrait. Portrait de Pietro Aretino (Pierre l’Arétin), par le peintre vénitien le Titien.

Précisons également que Sodoma, venu à Rome à la demande du banquier du pape Agostino Chigi (1466-1520), fut sollicité en 1508 pour décorer sa villa, ce qui aurait laissé le champ libre à Raphaël au Vatican avant de le rejoindre sur le même chantier.

Portrait de Pietro Aretino (Pierre l’Arétin), par le peintre vénitien le Titien.

Selon l’historien Bernard Levergeois, le sulfureux Pietro Aretino, dit l’Arétin (1495-1556), pamphlétaire pornographique, avant de devenir le protégé et « l’agent culturel » du banquier Chigi à Rome, a passé de longues années à Pérouse.

Il s’intéresse à l’écurie du Pérugin, le maître de Raphaël, et y « fréquente les peintres les plus prestigieux de l’heure : Raphaël, Sebastiano del Piombo, Jules Romain, Giovanni da Udine, Giovan Francesco Penni et Sodoma, tous s’attelant à tour de rôle à la décoration de la magnifique villa (la Farnesine) que Chigi fait édifier aux portes de Rome (…). Certains d’entre eux travaillent également à celle de la non moins fameuse villa Madame (pour Jules II), projet grandiose qui ne sera jamais achevé ».

Pierre l’Arétin dans la fresque de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine.

Comme on le voit dans le portrait peint par le Titien, l’Arétin, surnommé « le fléau des Princes », est un homme puissant, possessif et tyrannique. Maître-chanteur, pansexuel flamboyant et bien renseigné sur ce qui se passait dans les alcôves des élites, il s’érige, comme le patron du FBI Edgar Hoover à l’époque de Kennedy, tel un pouvoir au-dessus du pouvoir. Les historiens rapportent qu’aussi bien Raphaël que Michel-Ange, avant de montrer au public leurs œuvres, se pensaient contraints de solliciter l’avis de l’Arétin.

Et dans la chapelle Sixtine, Michel-Ange représente, sous les traits de l’Arétin, saint Bartolomé. L’artiste a dû estimer que l’attribut traditionnel du martyr écorché vif convenait à merveille à celui qui le rudoyait : il porte la dépouille de sa propre peau et tient en main le grand couteau qui servit à ce supplice…

Il n’est donc pas interdit de penser que ce soit l’Arétin, le favori du banquier du Pape, plutôt que le Bramante, comme c’est communément accepté, qui a pu jouer le rôle d’intermédiaire pour faire venir, aussi bien Sodoma que Raphaël à Rome en vu d’y faire renaître la gloire de son patron et de l’oligarchie tenant en grippe la Ville éternelle.

A ma connaissance, Raphaël, ni dans ses propres lettres, ni dans les propos rapportés par son entourage, n’aurait commenté la thématique et l’intention de son œuvre. Étrange modestie. Se considérait-il comme un simple « peintre décorateur » ?

Enfin, si la participation de Sodoma à la réalisation de l’Ecole d’Athènes reste à éclaircir, son portrait y figure bien. Il se trouve au premier plan à l’extrême droite, devant un Raphaël un peu triste (tout deux du côté des aristotéliciens). Une double signature ?

Peut-on alors continuer de parler des fresques « de Raphaël » ? Ne s’agit-il pas plutôt des fresques de Jules II-Inghirami-Sodoma-Raphaël ?

Un commanditaire hors du commun,
« le pape guerrier » Jules II

Médaille avec l’effigie de Jules II le « ligurien » (génois). Au verso, le projet de reconstruction de la Basilique Saint-Pierre à Rome.

Avant de parler de ces fameux « impresarios de la Renaissance » et comprendre leurs motivations, il est nécessaire de s’arrêter un moment sur le personnage de Giuliano della Rovere (1443-1513). Il sera nommé évêque de Carpentras par le pape Sixte IV, son oncle. Il fut aussi successivement archevêque d’Avignon et cardinal-évêque d’Ostie.

Ce n’est que le 31 octobre 1503 que 37 des 38 cardinaux composant le Sacré Collège, le portent à la tête de l’Église occidentale, sous le nom de Jules II, jusqu’à sa mort en 1513. Giuliano attendait ce moment depuis 20 ans.

En effet, en 1492, son ennemi personnel, l’espagnol Rodrigo de Borgia (1431-1503), réussit à se faire élire sous le nom d’Alexandre VI. Fidèle à la corruption légendaire de la dynastie des Borgia, il sera l’un des papes les plus corrompus de l’histoire de l’Église.

Jaloux et fâché de son échec, Giuliano accuse alors le nouveau pape d’avoir acheté un certain nombre de voix. Craignant pour sa vie, il part en France à la cour de Charles VIII qu’il convainc de mener une campagne militaire en Italie, afin de déposer Alexandre VI et de récupérer le Royaume de Naples… Accompagnant le jeune roi dans son expédition italienne, il entre dans Rome avec lui fin 1494 et se prépare à lancer un concile pour enquêter sur les agissements du pape. Mais Alexandre VI parvient à circonvenir les machinations de son ennemi et préserve son pontificat jusqu’à sa mort en 1503.

Médaille à l’effigie du pape Alexandre VI Borgia.

Dès son avènement, Giuliano della Rovere confesse avoir choisi son nom de pape, Jules II, non pas en fonction du pape Jules I, mais en référence au dictateur sanguinaire romain Jules César. Il affirme d’emblée sa ferme volonté de restaurer la puissance politique des papes en Italie. Pour lui, Rome doit redevenir la capitale d’un Empire bien plus vaste que l’Empire romain de jadis.

Lorsque Jules II prend ses fonctions, la décadence et la corruption ont conduit l’Église au bord du gouffre. Les territoires qui deviendront ultérieurement l’Italie, ne sont qu’un vaste champ de bataille où condottieri italiens, rois français, empereurs allemands et nobles espagnols viennent guerroyer. La ville antique de Rome n’est plus qu’un vaste amas de ruines systématiquement pillé par des entrepreneurs rapaces au service des princes, des évêques et des papes cherchant chacun à s’accaparer la moindre colonne ou architrave susceptible de venir orner leur palais ou église. Sur les 50000 habitants qu’accueille la ville, on compte 10000 prostituées et courtisanes…

De toute évidence, Jules II, est le pape choisi par l’oligarchie pour remettre un minimum d’ordre dans la maison. Car, particulièrement dès 1492, l’extension du catholicisme dans le Nouveau Monde puis en Orient, nécessite une « renaissance », non pas de « l’humanisme chrétien », comme lors de la Renaissance du début du XVe siècle, mais de l’autorité de l’Église.

Pour nous aujourd’hui, le mot « Renaissance » évoque l’apogée de la culture italienne. Cependant, pour les puissants de l’époque de Raphaël, il s’agissait, en s’appuyant sur l’étude assidue des textes grecs et latins, de ressusciter la splendeur de l’Antiquité gréco-romaine, incarnée par la gloire de la « République » romaine, idéalisée comme ayant été un grand Etat bien administré, grâce à des lois efficaces, des fonctionnaires capables et une grande culture.

Et c’est bien à cette renaissance de l’autorité romaine que Jules II va se consacrer. En premier lieu par le glaive. En moins de trois ans (1503-1506), César Borgia est réduit à l’impuissance. Il est le fils illégitime du pape Alexandre VI qui, à la tête d’une armée de mercenaires, guerroyait dans le pays et terrorisait les Etats pontificaux,

En 1506, Jules II, vite surnommé « le pape guerrier » à la tête de ses troupes, reprend Pérouse et Bologne. Comme le lui reproche alors l’humaniste Erasme de Rotterdam (1467-1537), présent en Italie et témoin oculaire du pillage de Bologne par les troupes pontificales, Jules II préfère de loin le casque à la tiare. Interrogé par Michel-Ange en charge de l’immortaliser avec une statue en bronze, pour savoir s’il ne désirait pas être représenté un livre à la main pour souligner son haut degré de culture, Jules II répond :

Pourquoi un livre ? Représentez-moi plutôt une épée en main.

Originaire de la région de Gênes (la Ligurie), Jules II entreprend alors de chasser de la Romagne qu’ils occupaient, les Vénitiens qu’il abhorre. « Je réduirai votre Venise à l’état de hameau de pêcheurs dont elle est sortie, » avait dit un jour le pape ligurien à l’ambassadeur Pisani, à quoi le fier patricien n’a pas manqué de répliquer :

Et nous, Saint-Père, nous ferons de vous un petit curé de village,
si vous n’êtes pas raisonnable… 

Ce langage donne la mesure de l’aigreur à laquelle on était arrivé de part et d’autre. Dans la bulle d’excommunication lancée peu après (27 avril 1509) contre les Vénitiens, ceux-ci étaient accusés « d’unir l’habitude du loup à la férocité du lion, et d’écorcher la peau en arrachant les poils… »

La Ligue de Cambrai

Contre les pratiques rapaces de Venise, le 10 décembre 1508 à Cambrai, Jules II se rallie officiellement à la « Ligue de Cambrai », un ensemble de puissances (dont le roi Louis XII, la régente des Pays-Bas Marguerite d’Autriche, le roi Ferdinand II d’Aragon et l’empereur Maximilien Ier).

Pour Jules II, le bonheur est total car Louis XII vient en personne expulser les Vénitiens des États de l’Église. Mieux encore, le 14 mai 1509, après à sa défaite contre la Ligue de Cambrai lors de la bataille d’Agnadel, la République de Venise agonise et se retrouve à la merci d’une invasion. Jules II, craignant alors que les Français n’établissent durablement leur influence sur le pays, opère un revirement spectaculaire. Il organise, du jour au lendemain, la survie de Venise !

Son trésorier général, le banquier siennois Agostino Chigi (milliardaire siennois proche des Borgia auxquels il avait prêté des sommes colossales et futur mécène de Raphaël), en fixe les conditions : pour se payer les mercenaires suisses capables de repousser les agresseurs, Chigi concède aux Vénitiens un prêt conséquent.

En échange, la Sérénissime accepte de renoncer à son monopole sur le commerce de l’alun qu’elle importe de Constantinople. Or, à l’époque, l’alun, un minerai irremplaçable permettant de fixer les teintures des étoffes, représente un véritable enjeu « stratégique ».

L’arrêt des importations d’alun par Venise, obligera l’ensemble du monde méditerranéen, du jour au lendemain, à se fournir non plus auprès de Venise, mais auprès du… Vatican, c’est-à-dire auprès de… Chigi, en charge pour la papauté de l’exploitation de « l’alun de Rome » situé dans les mines des monts de la Tolfa, au nord-ouest de Rome en plein cœur des Etats pontificaux. Consciente qu’il en va de sa survie, et faute d’alternative, Venise accepte.

Dans sa biographie sur Jules II, Ivan Cloulas précise :

Au-dessus de tous se détache Agostino Chigi, le banquier siennois, fermier des mines pontificales d’alun de la Tolfa depuis le règne d’Alexandre VI. La faveur dont jouit ce personnage auprès de Jules II a de quoi étonner, s’agissant d’un banquier qui a longtemps servi César Borgia. Le pontife a suivant la tradition, conféré lors de son avènement la charge de ‘dépositaire’ à l’un de ses compatriotes génois, Paolo Sauli, chargé d’effectuer toutes les transactions financières du Saint-Siège en liaison avec le cardinal camerlingue Raffaelo Sansoni-Riario. Mais Chigi ne subit pas de disgrâce, car il a avancé à Julien della Rovere des sommes considérables pour acheter des électeurs [des cardinaux membres du Sacré Collège], et il a fait fructifier à merveille l’exploitation et l’exportation de l’alun extrait des mines pontificales. L’expérience et la valeur du siennois en font un partenaire des différents banquiers de la papauté, notamment les Sauli et les Fugger, qui gagnent de nouvelles richesses au fur et à mesure que se développe en Allemagne le fructueux commerce des indulgences.

Ainsi, allié à Venise, Jules II, dans ce qui apparaît aux yeux des naïfs comme un « retournement d’alliance » spectaculaire, met sur pied la « Sainte Ligue » pour « expulser d’Italie les Barbares » (Fuori i Barbari !). Une ligue dans laquelle il fit entrer les Suisses, Venise, les rois Ferdinand d’Aragon et Henri VIII d’Angleterre, et enfin, l’empereur Maximilien. Cette ligue chassera alors les Français hors d’Italie ; Jules II ironisant :

Si Venise n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer.

En riposte, Louis XII, le Roi de France, tentera de transposer la lutte dans le domaine spirituel. Ainsi, un concile national, réuni à Orléans en 1510, déclare la France soustraite à l’obédience de Jules II. Un second concile fut réuni en Italie même, à Pise, puis à Milan (1512) essayant de destituer le pape. Jules II opposa au Roi de France le Ve concile œcuménique du Latran (1512) où il accueillera chaleureusement ceux qui abandonnaient celui de Milan…

Empires maritimes

Jules II s’acharnera à rétablir son autorité autant sur la terre ferme que sur les océans. Un peu comme dans la Grèce antique, l’Italie a connu un phénomène assez particulier, celui de l’émergence de « Républiques maritimes ». Si la « République de Venise » est célébrissime, on connaît moins les Républiques maritimes de Pise, de Raguse (Dubrovnik sur la côte dalmate), d’Amalfi (près de Naples) et de Gênes.

A chaque fois, opérant à partir d’un port, une oligarchie locale va se construire un empire maritime et surtout empoisonner ses concurrents. Or, l’activité maritime, par sa nature propre, implique une prise de risque s’inscrivant dans la durée. D’où la nécessité d’une finance habile, robuste et prévoyante, offrant des assurances et des options d’achats sur les biens et les profits futurs. Ce n’est donc pas un hasard si la plupart des empires financiers se développeront en symbiose avec des Empires maritimes, notamment, hollandais et britanniques et avec les Compagnies des Indes occidentales et orientales.

A la fin du XVe siècle, c’est essentiellement Gênes et Venise qui s’affrontent pour le contrôle des mers. D’un côté, Venise, historiquement la tête de pont de l’Empire byzantin et sa capitale Constantinople (Istanbul), qui est de loin la plus grande ville du monde méditerranéen en 1500 avec 200 000 habitants. Depuis son apogée au XIIIe siècle, la Sérénissime défend bec et ongles son statut d’intermédiaire incontournable sur la Route de la soie en Occident. De l’autre, Gênes, qui, après s’être implantée au Levant grâce aux croisades, en prenant le contrôle du Portugal, financera toutes les expéditions coloniales portugaises en Afrique de l’Ouest d’où elle ramènera or et esclaves.

Deux exploits maritimes viendront exacerber un peu plus cette rivalité :

  1. 1488. Bien que les travaux du savant persan Al Biruni (XIe siècle) et de vieilles cartes, dont celle de Fra Mauro, permettaient d’entrevoir le contournement du continent africain par l’océan Atlantique pour rejoindre les Indes, ce n’est qu’en 1488 que des marins portugais passent le cap de Bonne Espérance. Ainsi, Gênes, sans le moindre intermédiaire, peut directement charger ses navires en Asie et ramener ses marchandises en Europe ;
  2. 1492. Cherchant elle aussi à ouvrir une route commerciale directe vers l’Asie sans devoir traiter avec les Vénitiens ou les Portugais (génois), l’Espagne enverra en 1492 le navigateur génois Christophe Colomb en partant vers l’Ouest. Plus qu’une nouvelle route vers l’Asie, Colomb découvre un nouveau continent qui sera objet de convoitises.
Ligne de partage du monde entre Espagnols (Venise) et Portugais (Gênes), fixée par le traité de Tordesillas de 1494.

Deux ans plus tard, le 7 juin 1494, Portugais et Espagnols signeront le traité de Tordesillas pour se partager à deux, rien que ça, le monde. En gros, tout le Nouveau Monde pour l’Espagne, tout l’ancien (des Açores jusqu’à Macao) pour le Portugal. Pour délimiter leurs empires, ils fixent une ligne imaginaire, que le pape Alexandre VI Borgia fixe dès 1493 à 100 lieues à l’Ouest des Açores et des îles du Cap Vert.

Ensuite, la ligne fut reportée, à la demande des Portugais, à 370 lieues. Toute terre découverte à l’Est de cette ligne devait appartenir au Portugal ; à l’Ouest, à l’Espagne. Au même moment, toute autre puissance maritime occidentale se voit refuser l’accès au nouveau continent. Or, en 1500, horreur pour les Espagnols, c’est un Portugais qui découvre le Brésil. Et étant donné sa position géographique, à l’ouest de la fameuse ligne, ce pays tombe sous la coupe de l’Empire portugais !

Jules II, un enfant de la Ligurie (région de Gênes, donc liée au Portugal) et vomissant Alexandre VI Borgia (espagnol), en 1506, se fait un grand plaisir en confirmant, par la bulle Inter Cætera, le traité de Tordesillas de 1494 permettant de fixer les diocèses du Nouveau Monde, évidemment à l’avantage des portugais et donc au sien.

L’arme suprême, la culture

Sur le plan « spirituel » et « culturel », si Jules II passait la plus grande partie de son temps à guerroyer, la postérité retient essentiellement l’image « d’un des grands papes de la Renaissance » car grand protecteur et mécène des arts.

En effet, pour rétablir le prestige (le mot français pour soft power) et donc l’autorité de Rome et son Empire, la culture est une arme aussi redoutable que le glaive. Pour commencer, Jules II ouvre de nouvelles artères à Rome, dont la via Giulia. Il place dans la cour du Belvédère les antiques qu’il a acquis, en particulier, « l’Apollon du Belvédère » et le « Laocoon », fraîchement découvert en 1506 dans les ruines du Palais impérial de Néron. Jules II et son tombeau

Jules II et son tombeau.

La même année, c’est-à-dire six ans avant la fin des opérations militaires, Jules II lance également d’énormes chantiers dont certains ne seront réalisés que partiellement ou entièrement après sa mort :

  1. La reconstruction de la basilique Saint-Pierre, tâche confiée à l’architecte et peintre Donato Bramante (1444-1514) ;
  2. Le tombeau de Jules II, que le sculpteur Michel-Ange est chargé de réaliser dans l’abside de la nouvelle basilique et dont sa fameuse statue de Moïse, une des 48 statues et bas-reliefs en bronze prévus à l’origine, aurait dû faire partie ;
  3. La décoration de la voûte de la Chapelle Sixtine construite par le Pape Sixte IV l’oncle de Jules II, sera également confiée à Michel-Ange. Jules II se laisse entraîner par la fougue créatrice du sculpteur. Ils échafaudent ensemble des projets toujours plus grandioses pour la décoration de la Chapelle. L’artiste donnera libre cours à son imagination, dans un genre artistique différent qui plaira peu au pape. Jusqu’au 31 octobre 1512, Michel-Ange peindra plus de 300 personnages sur la voûte ;
  4. Les fresques ornant la bibliothèque personnelle du pape dont sera chargé le peintre Raphaël, appelé à Rome en 1508, probablement à la suggestion de Chigi, l’Arétin ou Bramante. La Stanza était l’endroit, où le pape signait ses brèves et ses bulles. Cette salle devint ensuite la bibliothèque privée du souverain pontife Jules II puis la salle du Tribunal des Signatures Apostoliques de Grâce et de Justice et plus tard, celle de l’instance suprême d’appel et de cassation. Avant l’arrivée de Jules II, cette salle et « la chambre d’Héliodore », étaient couvertes de fresques de Piero della Francesca, protégé par Nicolas de Cues, immortalisant le grand concile œcuménique de Florence (1438). Des décorations de Lucas Signorelli et du Sodoma y furent ajoutées ultérieurement. Suite à son élection, Jules II, soucieux de marquer sa présence dans l’histoire, et de rétablir l’autorité de l’oligarchie et de l’Eglise, fera recouvrir les fresques du concile de Florence par de nouvelles. Convaincu par ses conseillers, le pape consent à confier la direction du chantier à Raphaël. Officiellement, on dit que ce dernier aurait épargné quelques fresques du plafond, notamment celles exécutées par Sodoma, pour ne pas se le mettre entièrement à dos. Mais, comme nous l’avons dit, le contenu, la thématique très élaborée et une partie de l’iconographie des fresques furent arrêtés dès 1506 avant même l’arrivée de Raphaël en 1508 ;
  5. Moderniser la ville de Rome. Jules II, sans doute conseillé par l’architecte Bramante, transforme singulièrement la voirie de Rome. Afin que toutes les voies convergent vers la basilique Saint-Pierre, il ordonna de percer la Via Giulia sur la rive gauche et de transformer en une véritable rue la Lungara, les chemins qui serpentaient le long du fleuve sur la rive droite. Sa mort interrompt les grands travaux qu’il envisage, notamment la construction d’une avenue monumentale conduisant à Saint-Pierre et celle d’un nouveau pont pour décongestionner celui de Saint-Ange dont il a d’ailleurs facilité l’accès en élargissant la rue y conduisant. L’ampleur des travaux entrepris pose le problème des matériaux ; bien qu’il fût, en principe, interdit de s’en prendre aux monuments antiques, la réalité fut toute autre. Ruinante, devint le surnom de Bramante.
Dessin de la porte d’entrée du Vatican, vers 1530.

Grands chantiers, mécénat et dépenses militaires assèchent les revenus du Saint Siège. Pour y remédier, Jules II multiplie les ventes de bénéfices ecclésiastiques, de dispenses et d’indulgences.

Au XIIe siècle, par des décrets pontificaux, l’Église catholique romaine fixait les règles du commerce des « indulgences » (du latin indulgere, accorder). Ils encadraient ainsi la rémission totale ou partielle devant Dieu d’un péché, notamment en promettant une réduction du temps de passage au purgatoire aux généreux fidèles après leur mort. Au cours du temps, cette pratique, exploitant essentiellement une forme de superstition religieuse, s’est transformée en un commerce si lucratif que l’Église ne pouvait plus s’en passer.

Dans le nord de l’Europe, notamment en Allemagne, les banquiers Fugger d’Augsbourg participaient à l’organisation de ce commerce. Cette pratique fut vivement dénoncée et combattue par les humanistes, notamment par Erasme, avant que Luther n’en fasse une pièce essentielle des fameuses 95 thèses qu’il placarda, en 1517, sur les portes de l’église de Wittenberg.

Dans son ouvrage Erasme et l’Italie, Augustin Renaudet écrit qu’Erasme, après avoir rencontré les plus hautes instances du Vatican, ne fut pas dupe :

Il ne tarda guère à comprendre qu’en dehors du Saint-Siège, des services de la Curie et de la Chancellerie, en dehors des cardinaux, des innombrables prélats en mission et en charge, en dehors d’une foule bigarrée de fonctionnaires et de scribes, qui peuplaient les bureaux administratifs ou financiers et les tribunaux, il n’y avait rien à Rome. Dans toutes les villes qu’il avait connues, à Bruxelles, à Paris, à Londres, à Milan, à Florence, et récemment à Venise, une économie active, alimentée par l’industrie, le commerce, la finance, soutenait une forte bourgeoisie urbaine, ou comme à Venise, une aristocratie d’armateurs. A Rome, toute l’économie, tout le commerce, toute la finance, étaient aux mains d’étrangers : marchands florentins ou génois, banquiers florentins ou génois. Ces étrangers tenaient dans leur dépendance un peuple de petits marchands, de petits artisans qui vendaient dans l’arrière-boutique, de changeurs et de trafiquants juifs. Très peu d’industrie, la population romaine vivait au service de la Curie, des prélats, des couvents. Erasme s’émerveillait de l’orgueil avec lequel les descendants du peuple-roi prétendaient en maintenir l’antique majesté. Le mot du peuple romain n’était plus qu’un vain mot ; Erasme devait un jour écrire que, dans le monde moderne, un citoyen romain comptait moins qu’un bourgeois de Bâle.

Constat partagé par André Chastel et Robert Klein qui notent, dans L’Humanisme, l’Europe de la Renaissance :

Une autre tendance, favorable à César et à Auguste, s’était fait jour : Rome redevenant de plus en plus la capitale ‘impériale’ de tous les puissants lui empruntent ou cherchent à lui emprunter un style. Ce nouveau style associe d’ailleurs de plus en plus arma et litterae, le glaive et le livre (…) Riche ou pauvre, tout souverain de la Renaissance occupera les artistes et les lettrés dans la mesure où il a besoin de prestige : les plus grands mécènes de la Renaissance furent les ambitieux et les guerriers, Maximilien, Jules II, Henry VIII, François Ier, Charles Quint.

Les « impresarios » de Raphaël

Si, du point de vue contemporain, cela nous paraît assez impensable qu’un artiste se fasse « dicter » la thématique de son œuvre, ce ne fut pas le cas au moment de la Renaissance et encore moins au Moyen Âge. Par exemple, bien qu’il fût un diplomate de haut vol du duc de Bourgogne Philippe Le Bon, le peintre flamand Jan Van Eyck, un des premiers peintres à signer de son nom ses œuvres, se faisait conseiller en matière de théologie par le confesseur du duc, le très érudit Denis le Chartreux, ami proche du cardinal Nicolas de Cues. Et personne n’osera dire que Van Eyck « n’a pas peint » son chef d’œuvre L’Agneau mystique.

La position de Raphaël était plus délicate. A son époque, les peintres avaient encore le statut d’artisan. Y compris Léonard de Vinci, dont on connaît l’intelligence supérieure, et qui se déclarait « homme sans lettres », c’est-à-dire ne sachant lire ni le latin ni le grec. Raphaël savait lire et écrire l’italien, mais était dans la même situation. Et lorsque, vers la fin de sa courte vie, on le sollicite pour s’occuper d’architecture (la basilique Saint-Pierre) et d’urbanisme (les antiquités romaines), il demande à un de ses amis de lui traduire en italien les Dix livres de l’architecte romain Vitruve. Or, tout visiteur des « Chambres de la signature » est immédiatement frappé par la grande harmonie unissant plusieurs dizaines de philosophes, de légistes, de poètes et de théologiens dont l’existence était quasiment inconnue de Raphaël avant son arrivée à Rome en 1508.

Dans Le mariage de la Vierge, le Pérugin (à gauche) part d’une harmonie géométrique entre un rectangle, un triangle isocèle et un cercle dont le centre fait office de point de fuite de la perspective. Son élève Raphaël reprend le procédé, mais en partant du carré.

D’ailleurs, à l’exception du tableau Le mariage de la vierge, peint en 1504, à l’âge de 21 ans, à partir de la façon que son maître Pietro di Cristoforo Vannucci, dit le Pérugin (v. 1448-1523) avait traité ce même sujet, Raphaël n’avait pas encore eu à relever le type de défi que lui poseront les Stanza.

Comme nous l’avons déjà dit, les cartons et autres dessins préparatoires, parfois assez différents du résultat final, permettent également de croire que suite à « la commande », des discussions avec un ou plusieurs impresarios ont conduit l’artiste à modifier, améliorer ou changer l’iconographie pour aboutir au résultat final.

En ce qui concerne la thématique, comme nous l’avons déjà mentionné, les idées et les concepts semblent avoir émergé lors d’une longue période de maturation et furent sans doute le résultats d’échanges multiples entre le Pape Jules II et plusieurs de ses conseillers, libraires, et « orateurs » de la cour papale.

Selon l’historienne Ingrid D. Rowlands, les documents d’archives indiquent sans conteste l’apport décisif de trois personnalités très différentes de l’époque :

  1. Battista Casali ;
  2. Egidio Antonini da Viterbo (connu en France sous le nom de Gilles de Viterbe) et
  3. Tommaso « Fedra » Inghirami.

L’enquête approfondie de l’historienne Christiane L. Joost-Gaugier a établi le rôle prédominant d’Inghirami. Il est le seul en position, et en capacité, en tant que libraire du pape, de fixer le programme des chambres. Raphaël, sera son collaborateur enthousiaste et finira sans doute par se faire « recruter » aux orientations et à la vision de ses commanditeurs. En témoigne le fait qu’il exigera à être enterré au Panthéon romain, considéré comme le temple le plus pythagoricien, et donc le plus néo-platonicien, de l’époque romaine.

Comme l’a documenté l’historien jésuite John William O’Malley, c’est le 1er janvier 1508, l’année de sa nomination à Saint-Jean du Latran, quelques mois avant l’arrivée de Raphaël à Rome, que Battista Casali (1473-1525), un professeur de l’Université de Rome, évoque l’image de L’Ecole d’Athènes lors d’une oraison prononcée dans la Chapelle Sixtine en présence de Jules II :

Un jour (…) la beauté d’Athènes inspira un concours entre les dieux, là, où l’humanité, les études, la religion, les primeurs, la jurisprudence et le droit ont vu le jour avant d’être distribué dans chaque pays, la où l’Athénée et tant d’autres gymnasiums ont été fondé, où tant de princes de la connaissance ont formé leurs jeunes et leur a appris la vertu, la fortitude, la tempérance et la justice – tout cela détruit dans le tourbillon de la machine de guerre Mohémataine (…) Cependant, tout comme [votre illustre oncle le pape] Sixte IV [qui ordonna la construction de la Chapelle Sixtine], a, en quelque sorte, posé les fondations de l’enseignement, vous y avez posé la corniche. Ici la bibliothèque vaticane qu’il a érigée comme si elle était venue d’Athènes elle-même, réunissant les livres qu’il a pu sauver du naufrage, et créée à l’image de l’Académie. Vous, maintenant, Jules II, pontife suprême, vous avez fondé une nouvelle Athènes lorsque vous invoquez le monde abattu des lettres comme s’il se levait des morts, et lui ordonne, entouré de menaces de travaux suspendus, qu’Athènes, ses stades, ses théâtres et ses Athénées, soient rétablis.

Gilles de Viterbe

Autre influence majeure sur la thématique, Gilles de Viterbe (1469-1532) dont parlerons ci-dessous.

  • Orateur hors pair, il est appelé en 1497 à Rome par le pape Alexandre VI Borgia ;
  • En 1503, il devint le Supérieur général de l’ordre des Ermites de saint Augustin ; avec 8000 membres, c’est l’ordre le plus puissant de son époque ;
  • Il est connu pour l’audace et le sérieux du discours qu’il prononça à l’ouverture du Ve concile du Latran de 1512 ;
  • Il critique sévèrement la politique belliqueuse de Jules II et l’incite à triompher par la culture plutôt que par le glaive ;
  • Après la mort de ce dernier, il devient le prédicateur et le théologien du pape Léon X qui le nomme cardinal en 1517.

Enfin, le prélat Tommaso Inghirami (1470-1516), maniant aussi bien le latin que le grec, était également un orateur redoutable. L’homme devait sa fortune à Laurent le Magnifique (1449-1492).

Éduqué par le philosophe néoplatonicien Marsile Ficin, le Magnifique fut le mécène aussi bien de Botticelli que de Michel-Ange qui vécut trois ans chez lui.

Tommaso Inghirami, le libraire-en-chef du pape Jules II et véritable impresario de Raphaël pour les fresques décorant la Chambre de la signature. Ici son portrait, peint par Raphaël en 1510.

Né à Volterra, Inghirami fut lui aussi recueilli, après le saccage de cette ville, par le Magnifique. Il surveilla soigneusement ses études et l’envoya plus tard à Rome où Alexandre VI Borgia lui fit un accueil favorable. Inghirami était un bellâtre tiré à quatre épingles.

A 16 ans, Inghirami gagna le surnom de « Phèdre » après avoir brillamment incarné, le rôle de cette reine qui se suicide dans une tragédie de Sénèque jouée en cercle restreint à la résidence du très influent cardinal Raphael Riario, cousin de Jules II ou neveu du pape Sixte IV et donc cousin de Jules II. Par la suite, Phèdre, bon vivant et pour qui les plaisirs célestes et terrestres se complétaient allègrement, gagna en poids politique et surtout… physique.

  • En 1475, il accompagne le nonce du pape Alexandre VI à la cour de l’empereur Maximilien Ier du Saint-Empire qui le nomma comte palatin et poète lauréat ;
  • Le 16 janvier 1498, Inghirami prononça à l’Eglise espagnole de Rome une oraison en l’honneur de l’Infant Don Juan, le fils assassiné du Roi d’Espagne. Inghirami, au nom d’Alexandre VI Borgia, endosse pleinement la politique espagnole de l’époque : étendre la chrétienté dans le Nouveau Monde, chasser les Maures d’Europe et renforcer le pillage coloniale de l’Afrique. Si Jules II détestait Alexandre VI, il continuera cette politique ;
  • En 1508, Jules II nomma Inghirami bibliothécaire du Vatican ;
  • En 1509, alors qu’il est fortement investi dans la réalisation des fresques des Stanza, Raphaël fait son portrait. Raphaël nous montre un homme souffrant d’un strabisme divergent qui semble tourner son regard vers le ciel afin de signifier d’où cet « humaniste » tirait son inspiration ;
  • En 1510, le pape le nomme évêque de Raguse ;
  • Enfin, en 1513, il devient secrétaire pontifical et à la demande pressante du pape mourant, Inghirami prononça son oraison funèbre : « Bon Dieu ! Quel esprit avait cet homme, quel sens, quelle capacité à gérer et à administrer l’Empire ! Quelle force suprême et inébranlable ! »

Sans tarder, Inghirami officia comme secrétaire au conclave élisant le pape Léon X (Jean de Médicis, second fils de Laurent de Médicis, lui aussi grand protecteur des néo-platoniciens et de la « culture »), un autre pape dont Raphaël fera le portrait.

En 1509, toujours désireux de réformer l’église catholique sur la base de l’étude des trois langues (latin-grec-hébreu) pour déminer les conflits religieux qui se préparaient, Erasme de Rotterdam rencontre Inghirami à Rome. Ce dernier lui expose les chantiers culturels grandioses qu’il dirigeait. Erasme n’en pipe mot.

Cependant, longtemps après la mort d’Inghirami, Erasme constate que l’Eglise et l’oligarchie recrutent parmi les humanistes. Il « se paie » la secte des Cicéroniens, omniprésente à la Curie romaine et dont Inghirami était un des chefs de file.

Ainsi, en 1528, dans Le Cicéronien, Erasme cite l’oraison d’Inghirami lors du Vendredi saint de l’année 1509. Il y dénonce le fait que les membres de cette secte, au motif de l’élégance de la langue latine, n’utilisaient que des mots latins figurant tels quels dans les œuvres de Cicéron ! Du coup, tout le langage nouveau du christianisme évangélique, consacré au concile de Florence, qu’Erasme souhaitait promouvoir, se trouva soit banni, soit « retraduit » en des termes païens de l’époque romaine ! Par exemple, dans son sermon, Inghirami avait présenté le Christ en croix comme un dieu païen se sacrifiant héroïquement plutôt qu’en rédempteur.

Enfin, peu après la mort de Raphaël, le cardinal Jacopo Sadoleto (1477-1547) écrit un traité de philosophie dans lequel Inghirami (entretemps disparu tragiquement) défend la rhétorique et nie toute valeur à la philosophie, son argument majeur étant que tout qui s’écrit est déjà contenu dans les textes mystiques et mythologiques d’Orphée et de ses adeptes.

Platon et Aristote, l’impossible synthèse

Le Triomphe de saint Thomas (détail), ici conciliant Aristote (à gauche) et Platon (à droite). Tableau de Benozzo Gozzoli, Louvre, Paris.

Maintenant, afin d’être en mesure de « lire » la thématique déployée par Raphaël dans la « Chambre de la signature », examinons ce « néo-platonisme » florentin qui animait aussi bien Gilles de Viterbe que Tommaso Inghirami.

La démarche de ces deux orateurs consistait avant tout à mettre leur « néo-platonisme » et leur imagination au service d’une cause : celle d’affirmer avec force que Jules II, le pontifex maximus à la tête d’une Église triomphante, incarnait l’aboutissement ultime d’une vaste lignée de philosophes, de théologiens, de poètes et d’humanistes. A l’origine de ce « big bang » civilisationnel et théologique présumé conduire au lustre incommensurable de l’Église catholique sous Jules II, non pas Platon et Aristote eux-mêmes, mais ceux qui l’avaient précédé : Apollon, Moïse et surtout Pythagore.

A partir de 1506, Gilles de Viterbe, dans un exercice qu’on peut qualifier « d’au-delà d’une mission impossible », écrira un texte intitulé Sententia ad mentem Platonis (« Les Sentences avec l’esprit de Platon »). Il tentera d’y accommoder les Sentences de Pierre Lombard (1096-1160), le texte scolastique par excellence du XIIIe siècle et point de départ des commentaires du dominicain saint Thomas d’Aquin (1225-1274) pour sa Somme Théologique, avec le néo-platonisme ésotérique florentin de Marsile Ficin (1433-1499) * dont Gilles de Viterbe était un adepte.

Tout cela ne pouvait que plaire à un pape qui, pour asseoir son autorité sur les affaires terrestres et spirituelles, voyait d’un bon œil cet accord entre la Foi et la Raison dont parle Thomas d’Aquin qui dit que la Vérité étant une, la raison ne peut que confirmer une juste foi. Voire mieux, éclairer celle-ci, quitte à ce que cette dernière parachève la première…

Présenter le mariage de la scolastique aristotélicienne (la logique présentée comme « la raison » humaine) avec le néo-platonisme florentin (L’émanantisme plotinien présenté comme « la foi ») comme source de poésie et de justice, comme le fait « La Chambre de la signature » vient de là.

Rappelons qu’au milieu du XIIIe siècle, deux Ordres mendiants, les franciscains et les dominicains, contestaient la dérive d’une Eglise devenue avant tout le simple gérant de ses possessions terrestres. Celui qu’on nommera par la suite saint Thomas d’Aquin, s’oppose sur ce point à (son concurrent) saint Bonaventure (1221-1274), figure fondatrice de l’Ordre des franciscains.

Pour sa part, saint Thomas d’Aquin s’appuie sur Aristote que lui avait fait connaître Albert le Grand (1200-1280) dont il fut le disciple à Cologne, pour établir la primauté de « la raison ». Car, pour celui qui fut surnommé « le bœuf muet », la foi et la raison humaine, chacune gérant leur domaine, se devaient d’avancer ensemble, main dans main. Surtout si l’Église garde le dernier mot.

Le Triomphe de saint Thomas, vers 1470, tableau de Benozzo Gozzoli, Louvre, Paris.

Plusieurs peintures (La grande fresque de 1366 dans la chapelle espagnole de Santa-Maria-Novella de Florence ; le tableau de Filippino Lippi de 1488 dans la chapelle Carafa de Rome ou encore le tableau de Benozzo Gozzoli peint vers 1470, au Louvre à Paris), ont immortalisé le Triomphe de Thomas d’Aquin.

Le tableau de Gozzoli nous semble d’une importance particulière car plusieurs éléments préfigurent l’iconographie de la Chambre de la signature, notamment les trois niveaux qu’on retrouve dans la Théologie (Trinité, évangélistes et responsables religieux) ainsi que le couple Platon et Aristote qu’on retrouve dans la Philosophie.

Chez Gozzoli, on voit le théologien, entre Platon et Aristote, jetant par terre devant lui le philosophe arabe Averroès (1126-1198) (Ibn-Rushd de Cordoue) expulsé pour avoir nié l’immortalité et la pensée de l’âme individuelle, au profit d’un « Intellect unique » pour tous les hommes qui active en nous les idées intelligibles.

En Occident, avant l’arrivée des délégations grecques en Italie venues assister au concile de Ferrare-Florence en 1438, seules quelques œuvres de Platon, dont le Timée, étaient connues d’une poignée d’érudits, tels ceux de l’Ecole de Chartres. En réalité, notre connaissance de la pensée grecque se limitait au philosophe Aristote.

Pour les aristotéliciens qui deviennent dominant dans l’Église catholique avec saint Thomas d’Aquin, si les chrétiens doivent accepter Aristote, ils doivent considérer Platon comme incompatible.

A l’inverse, pour les platoniciens, dont Augustin, Jérôme et surtout Nicolas de Cues et Erasme, qui parlait de « saint Socrate », Platon devait être vénéré par les chrétiens : il était monothéiste, croyait en l’immortalité de l’âme et vénérait, sous la forme de la triade pythagoricienne, le mystère de la Trinité.

Au XVe siècle, faute de clarté épistémologique et l’absence de certitude sur la paternité de certains manuscrits d’inspiration platoniciennes (mais attribués à tort à Aristote), certains humanistes, en particulier l’ami de Nicolas de Cues, le cardinal Jean Bessarion (1403-1472), grand artisan de la réunification des Eglises d’Orient et d’Occident, présentent Platon comme l’« égal » d’Aristote, son disciple, dans le seul but de rendre Platon « aussi acceptable que possible » auprès de l’Église catholique.

D’où la phrase devenue célèbre de Bessarion « Colo et veneror Aristotelem, amo Platonem » (Je cultive et je vénère Aristote, j’aime Platon) qui apparaît dans son In Calumniatorem Platonis (republié en 1503), une réplique à la charge virulente contre Platon élaborée par le grec Georges Trébizond.

Ainsi, dans L’Ecole d’Athènes peint par Raphaël, Platon et Aristote apparaissent côte à côte se complétant chacun avec sa sagesse particulière : le premier tenant son livre le Timée (sur la création de l’univers) d’une la main, et de l’autre, pointant vers le ciel (le Un, Dieu), le second tenant son Ethique (la conduite morale personnelle) d’une main, et dressant l’autre bras à l’horizontale pour indiquer le règne terrestre (la Physique).

Si les concepteurs de cette fresque avaient voulu souligner l’opposition des deux penseurs, Platon aurait tenu en main son Parménide (sur les Idées) et Aristote son Physique (sur les sciences naturelles). Ce n’est clairement pas dans l’Ecole d’Athènes.

Gilles de Viterbe fera tout, dans son Sententia ad mentem Platonis pour gommer les oppositions inconciliables et bien réelles (voir encadré ci-dessous) entre la pensée platonicienne et celle d’Aristote.

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Pourquoi Platon et Aristote
ne sont pas complémentaires

Par Christine Bierre

La Logique (Aristote) contre la Dialectique (Platon). Bas-relief de Luca della Robia.

Les concepts fondamentaux qui ont donné naissance à notre civilisation européenne, remontent à la Grèce classique, et à travers elle, à l’Égypte et à d’autres civilisations plus anciennes encore.

Parmi les penseurs grecs, Platon (-428/-347 av. JC) et d’Aristote (-385/-323 av. JC) ont posé toutes les grandes questions qui intéressent notre humanité : qui sommes nous, quelles sont nos caractéristiques, comment vivons nous, où nous situons nous dans l’univers, comment pouvons nous le connaître ?

Les récits qui nous sont parvenus de cette période lointaine parlent des désaccords qui ont conduit Aristote à quitter l’Académie de Platon, dont il avait été le disciple. L’histoire témoigne ensuite de la violence des oppositions entre les disciples de l’un et de l’autre. A la renaissance, les courants catholiques les plus réactionnaires – le concile de Trente notamment – étaient inspirés par Aristote, alors que Platon régnait en maître dans le camp de l’humanisme, chez certains des plus grands tels qu’Érasme et Rabelais.

Il y eut différentes tentatives cependant de les rendre complémentaires, comme l’évoque cet article de Karel Vereycken. Si Platon représente le monde des Idées, Aristote, représente celui de la matière. Impossible de construire un monde sans les deux, nous dit-on. Cela paraît d’une telle évidence !

Le philosophe grec, Platon.

Tout ceci part, cependant, d’une idée fausse opposant ces deux personnages. Pour Platon nous dit-on, la réalité se trouve dans l’existence des idées, des concepts universaux qui représentent, de façon abstraite, toutes les choses qui participent de ce concept. Exemple, le concept général d’homme contient celui des hommes particuliers tels que Pierre, Paul et Marie ; idem pour le bien, qui comprend toutes les bonnes choses quelles qu’elles soient. Pour Aristote, au contraire, la réalité se situe dans la matière, en tant que telle.

Ce qui est faux dans ce raisonnement c’est le concept que les Idées platoniciennes sont des abstractions. Les Idées platoniciennes sont, au contraire, des entités dynamiques qui engendrent et transforment la réalité. Dans le mythe de la caverne de La République, Socrate dit qu’à l’origine des choses il y a le souverain Bien. Dans Le Phédon, il explique que c’est à travers des « Idées » que ce souverain Bien a engendré le monde.

Dans le mythe de la caverne, Socrate se sert d’un rejeton de l’idée du bien – le soleil – pour mieux faire comprendre ce qu’est le souverain Bien. Le Bien, dit-il, a engendré le soleil, qui est, dans le monde visible, par rapport à la vue et aux objets de la vue, ce que le Bien est dans le monde intelligible par rapport à l’intelligence et aux objets intelligibles. Les prisonniers dans la caverne ne voyaient que les ombres de la réalité, puis, en sortant, ils ont vu, grâce au soleil, les objets réels, le firmament et le soleil. « Après cela, ils en viendront à conclure au sujet du soleil, que c’est lui qui produit les saisons et les années, qu’il gouverne tout dans le monde visible et qu’il est en quelque manière la cause de toutes ces choses que lui et ses compagnons voyaient dans la caverne. ».

Le soleil donne aux objets la faculté d’être vus mais, en plus, il est à l’origine de leur genèse et de leur développement. De même pour les objets connaissables, ils tiennent du Bien la faculté d’être connus mais, en plus, ils lui doivent leur existence et leur essence. L’idée du Bien est donc pour Platon, cause dynamique des choses : matérielles et immatérielles et non des universaux morts.

L’« Un » éclaté d’Aristote

Aristote.

Pour Aristote, comme pour tout le courant empiriste qui l’a suivi, la réalité est située au niveau des objets connaissables par les sens. La nature nous envoie ses signaux que nous décodons grâce à nos facultés mentales. Les idées ne sont que des abstractions de l’univers sensible qui constitue, lui, la réalité. Pour lui les universaux n’ont pas d’existence réelle : l’homme « en général », n’engendre rien. Ce n’est qu’une abstraction de tous les hommes en particulier. L’homme particulier est engendré par l’homme particulier ; Pierre est engendré par Paul.

On dit aussi d’Aristote qu’il a « éclaté » l’Un de Platon. Il y a deux façons de concevoir l’Un. On peut le penser soit comme un Un absolu – Dieu ou cause première selon que l’on soit religieux ou philosophe – principe purement intelligible mais cause dynamique qui a engendré toutes les choses ; ou bien, on peut le concevoir comme le chiffre « un » qui détermine chaque chose particulière : le nombre un lorsqu’on dit : un homme, une chaise, une pomme.

L’Un d’Aristote devient simplement unité particulière, caractéristique de toutes les choses qui participent de l’unité. Il n’est pas cause de ce qui « est » mais uniquement prédicat de tous les éléments qui se retrouvent dans toutes les catégories. L’Être et l’Un, dira-t-il, sont les plus universels des prédicats. L’Un, dira-t-il encore, représente une nature définie dans chaque genre mais jamais la nature de l’Un sera l’Un en soi. Et les Idées ne sont pas cause de changement.

A quoi bon tout cela ?

Cette discussion a-t-elle plus de sens que toutes les élucubrations sur les sexes des anges qui ont donné une si mauvaise réputation à la scolastique au Moyen Âge ? L’Un ou le multiple, quelle importance dans nos vies quotidiennes ?

Ce point est pourtant essentiel. Le fait de pouvoir remonter aux causes intelligibles de tout ce qui existe, met l’espèce humaine dans une situation privilégiée dans la nature. A la différence d’autres espèces, elle peut non seulement comprendre les lois de l’univers, mais s’en inspirer, pour faire progresser la société humaine. C’est pourquoi, dans l’histoire, c’est le courant « platonicien » qui a été à l’origine des grandes percées scientifiques, technologiques et culturelles dans l’astronomie, la géométrie, la mécanique, l’architecture, mais aussi la découverte des proportions qui permettent d’exprimer la beauté dans la musique, la peinture, la poésie et la danse.

Du côté d’Aristote, force est de constater, que ses conceptions sur l’homme et la connaissance n’ont pu le conduire qu’à fixer des catégories définissant une dizaine d’états possibles de l’être. Aristote a été aussi le fondateur de la logique formelle, un système de pensée qui ne prétend pas connaître la vérité, mais seulement de définir les règles d’un raisonnement correct. La logique s’intéresse si peu à la recherche de la vérité qu’on peut considérer qu’un jugement qui est totalement faux par rapport à la réalité, est juste si toutes les règles du « bon raisonnement » de la logique y ont été employées.

Pour creuser : Platon contre Aristote, la République contre l’oligarchie

Les humanistes ont mis depuis longtemps le doigt sur un domaine échappant totalement à la pensée logique d’Aristote : le désir… Un lai ou fabliau du XIIIe siècle résume l’histoire. Aristote, qui avait pour élève Alexandre le Grand, reprochait à ce dernier de se laisser déconcentrer de ses royales fonctions par la courtisane Phyllis dont il était éperdument amoureux. Obéissant, le brave roi de Macédoine cesse donc de fréquenter la donzelle et s’en retourne traiter les affaires de l’État. Apprenant les raisons de son abandon, la gourgandine décide de se venger du vieux philosophe et tente de le séduire en se pavanant sous ses fenêtres en tenue légère. Aristote tombe sous le charme ?! Phyllis annonce alors au sage que s’il veut la posséder, il devra d’abord se livrer à un petit caprice et, sellé et bridé, se laisser chevaucher par la belle. L’éminent barbu accepte ce jeu sans se douter du tour qu’on est en train de lui jouer. En selle et hue ?! voilà Phyllis qui se promène à dos d’Aristote dans les jardins du roi, le fouettant pour le faire avancer.

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suite du texte:

Pour commencer, Gilles de Viterbe souligne qu’Aristote est un « élève » de Platon et qu’on pouvait réconcilier les « deux princes de la philosophie ». Très imprégné de l’esprit néo-pythagoricien, et pour qui Platon n’était qu’un des plus grands disciples de Pythagore, l’auteur avance que les deux philosophes s’accordent à dire, contrairement au panthéon païen, que l’« Un » est l’expression ultime du divin. En clair, qu’ils étaient tous les deux monothéistes et qu’ainsi leurs convictions anticipaient celles du christianisme.

Gilles de Viterbe :

La philosophie, qui trace et examine toutes les choses, juge que tout nombre et toute multiplicité sont absentes de Dieu, comme le dit Platon et son élève Aristote. L’Humanité a comme but la compréhension des choses divines, comme même Aristote l’admet dans son Éthique. Ainsi, s’il est nécessaire de poursuivre cet objectif, il est nécessaire à arriver à la compréhension de Dieu.

Et il poursuit :

Maintenant, ces princes de la Philosophie [Platon et Aristote] peuvent être réconciliés, et peu importe l’étendue de leurs désaccords en ce qui concerne la création, les Idées ou le but du Bien, ces points [d’accord] peuvent être identifié et démontré (…) [Alors], ils apparaissent comme ne pas être en désaccord entre eux du tout (…) Ces grands princes peuvent être réconciliés si nous postulons la double nature des choses, l’une qui est libre de la matière et l’autre qui est à l’intérieur de la matière (…) Platon suit la première, Aristote la deuxième, et à cause de ceci, ces deux grands dirigeants de la philosophie diffèrent à peine l’un de l’autre. Si vous pensez que c’est nous qui inventons tout ceci, écoutez-les vous même. Car si nous parlons de l’humanité, après tout le sujet de notre conversation, alors Platon dit la même chose, il dit l’humanité est l’âme, dans l’Alcibiade ; et dans le Timée, il dit que l’humanité a deux natures, et nous connaissons une de ces natures par le moyen des sens, et l’autre par le moyen de la raison. Aussi, dans le même livre, il nous apprend que chaque partie en nous n’existe pas isolée de l’autre, que chaque nature se préoccupe de l’autre nature. Aristote, dans le dixième livre de son Ethique, appelle l’humanité la Compréhension. Donc vous pouvez savoir que chaque philosophe (Platon et Aristote) sent de la même façon, peu importe qu’il vous semble qu’ils ne disent pas la même chose.

Le piquant Pic de la Mirandole

Médaille avec l’effigie de Pic de la Mirandole. Au verso, un dévoiement du thème platonicien des Trois grâces (Beauté, Amour, Plaisir), image reprise à l’identique d’une fresque romaine de Pompéi, que Raphaël reprendra à son tour dans son œuvre sur le même sujet.

Gilles de Viterbe, tout comme Tommaso Ingharimi, semble ici relever le défi que leur avait posé Jean Pic de la Mirandole (1463-1494), le jeune disciple du Ficin.

Erudit précoce, protégé de Laurent de Médicis (comme Inghirami), ce confit d’omniscience n’avait peur de rien. Ainsi, en 1485, âgé d’à peine 23 ans, il annonce son projet de réunir à ses frais, dans la ville éternelle et capitale de la chrétienté, les plus grands savants du monde pour débattre des mystères de la théologie, de la philosophie et des doctrines étrangères. L’objectif était de remonter de la scolastique à Zoroastre, en passant par les Arabes, les kabbalistes, Aristote et Platon, pour exposer aux yeux de tous, la concordance des sagesses. L’affaire échoua. Son initiative, qui réservait une place importante à la magie, ne pouvait que susciter la défiance. Pour le Vatican, tout cela ne pouvait que sentir le soufre, et l’initiative fut écartée à l’époque.

Cependant, elle va marquer les esprits. Car son Oratio de hominis dignitate, son discours inaugural écrit dans un style élégant et quasi-cicéronien, destiné à la présentation de ses neuf cents thèses, publié ensemble après sa mort, connut un grand succès, surtout parmi les jeunes érudits comme… Inghirami.

L’exploit de Pic, mal vu par les autorités, fut de donner aux études humanistes (studia humanitatis) une finalité nouvelle : chercher la concordance des doctrines et définir la dignité de l’être humain. Il s’agissait, en dégageant ce qui les unit au sein même de l’altérité, de la recherche d’une concorde universelle, afin d’en dépasser les contradictions, dans une unité qui les transcende.

Pic de la Mirandole :

Voilà pourquoi, non content d’avoir ajouté aux doctrines communes quantité de remarques sur la théologie primitive de Mercure Trismégiste, sur les enseignements des Chaldéens et de Pythagore, sur les plus secrets mystères des Juifs, nous avons aussi proposé à la discussion un certain nombre de découvertes et de conceptions qui nous sont propres dans les domaines physique et théologique. Nous avons d’abord fait valoir que Platon et Aristote s’accordent : beaucoup l’ont pensé avant nous, personne ne l’a prouvé suffisamment. Parmi les Latins, Boèce s’était promis de le faire, mais rien n’indique qu’il n’ait jamais réalisé ce qui fut toujours son projet. Chez les grecs, Simplicius s’était donné le même programme : plût au ciel qu’il se fût montré à la hauteur de ses intentions ! Augustin lui-même, dans son ouvrage Contre les Académiciens, écrit que nombre d’auteurs ont conçu, avec beaucoup de finesse dans l’argumentation, le projet d’établir ce même point, à savoir que les philosophies de Platon et d’Aristote n’en font qu’une. Ainsi Jean le Grammairien [L’helléniste Jean Lascarus] affirme bien que seuls ceux qui n’entendent pas les paroles de Platon le croient en désaccord avec Aristote, mais c’est à des successeurs qu’il a laissé le soin de la démonstration. Nous avons ajouté aussi divers développements où s’affirme la concordance entre les opinions – réputées discordantes – de Scot et Thomas d’une part, d’Averroès et d’Avicenne d’autre part. En second lieu, nos considérations sur la philosophie tant aristotélicienne que platonicienne ont été enrichies de soixante-douze nouvelles propositions physiques et métaphysiques : en les faisant sienne, si je ne m’abuse (et je serai bientôt fixé sur ce point), on pourra résoudre n’importe quel problème d’ordre naturel ou théologique, suivant une méthode philosophique bien différente de celle qui nous est enseignée oralement dans les écoles et qui est à l’ honneur parmi les docteurs de notre temps.

Dans un manuscrit retrouvé inachevé lors de sa mort en 1494 et intitulé Concordia Platonis et Aristotelis, Pic de la Mirandole mentionne explicitement le Timée de Platon et l’Ethique d’Aristote, les deux livres qui figurent comme les attributs de leurs auteurs dans la fresque de Raphaël.

Ensuite, dans son Heptaplus, une œuvre qu’il termine en 1489, Pic de la Mirandole affirme que les écrits de Moïse et la loi mosaïque, selon lui, le fondement de toute sagesse, ont été la base de la civilisation grecque avant de devenir celle de l’Église de Rome. Le Timée, l’œuvre majeure de Platon, précise Pic, démontre que son auteur faisait figure d’un « Moïse attique » (un Moïse d’origine athénienne).

Cicéron

Cicéron.

Pour Inghirami, fasciné par l’éloquence et le style de Cicéron (-106/-43 av. JC) dont il se croyait la réincarnation, le défi lancé par Pic de la Mirandole de réconcilier Apollon, Pythagore, Platon et Aristote, se présenta quasiment comme une mise à l’épreuve divine et les fresques de Raphaël ornant la « Chambre de la signature » sera avant tout sa réponse.

A ceci s’ajoute que Cicéron lui-même se réclamait du néo-platonisme. Dans le premier volume de son œuvre, les Secondes Académiques, après avoir condamné Socrate pour continuellement poser des questions sans jamais « poser les bases d’un système de pensée », Cicéron affirme, plusieurs siècles avant Pic de la Mirandole, que les idées de Platon et d’Aristote, en essence, « avaient les mêmes principes » :

A l’ombre du génie de Platon, génie fécond, varié, universel, s’établit une philosophie unique sous la double bannière des académiciens et des péripatéticiens, qui, d’accord sur les choses, ne différaient que sur les termes. Car Platon, qui avait fait en quelque sorte de Speusippe, fils de sa sœur, l’héritier de sa philosophie, laissait aussi deux disciples de grand talent et d’une rare science, Xénocrate de Chalcédoine et Aristote de Stagire : ceux qui suivaient Aristote, furent nommés péripatéticiens, parce qu’ils discouraient en se promenant dans le Lycée ; tandis que ceux qui, d’après l’institution de Platon, tenaient leurs assemblées et dissertaient dans l’Académie, l’autre gymnase d’Athènes, reçurent de ce lieu-même le nom d’Académiciens. Mais les uns et les autres, tous pénétrés du fécond génie de Platon, formulèrent la philosophie en un certain système complet et achevé, et abandonnèrent le doute universel de Socrate, et son habitude de discuter sur tout sans rien affirmer. Il y eut alors ce que Socrate désapprouvait entièrement, une science philosophique, avec des divisions régulières et tout un appareil méthodique. Cette philosophie, comme je l’ai dit, sous une double dénomination, était une ; car, entre la doctrine des péripatéticiens [Aristote] et l’ancienne Académie [Platon], il n’y avait aucune différence. Aristote l’emportait, à mon sens, par la richesse de son génie ; mais les uns et les autres avaient les mêmes principes, et jugeaient pareillement des biens et des maux.

Portail Royal de Chartres. Au centre, Pythagore avec au-dessus de lui le quadrivium (les sciences : arithmétique, géométrie, astronomie et musique). A sa droite, un disciple, avec au-dessus de lui le Trivium (les humanités : grammaire, rhétorique et logique).

Inghirami a également été conforté par la lecture d’innombrables auteurs chrétiens allant dans ce sens comme par exemple le Français, Bernard de Chartres (XIIe siècle) , un philosophe néoplatonicien ayant joué un rôle fondamental dans l’école de Chartres, qu’il fonda. Il fut nommé maître (1112) puis devient chancelier (1119) responsable de l’enseignement de l’école cathédrale.

Vous me demanderez alors, pourquoi figurent côte à côte, sur le portail occidental de la cathédrale, les sculptures de Pythagore et d’Aristote ?

Etienne Gilson écrit :

Bernard de Chartres était tout d’abord influencé par Boèce, dont il adapte le platonisme. Il s’attache ensuite à réconcilier la pensée de Platon avec celle d’Aristote, ce qui fera de lui le plus grand penseur aristotélicien et platonicien du XIIe siècle. Jean de Salisbury affirmait, dans les termes les plus formels que Bernard de Chartres et ses disciples ne croyaient pas exposer simplement la pensée de Platon en expliquant de la sorte le rapport des idées aux choses, mais qu’ils avaient la prétention de mettre en accord Aristote avec Platon. Que la peine qu’ils se sont donnée ait été perdue, c’est ce que Jean de Salisbury affirme nettement. Avec un humour bien britannique il constate que ces philosophes sont arrivés trop tard et qu’ils ont inutilement travaillé à réconcilier des morts qui s’étaient disputés pendant toute leur vie.

Inghirami aura forcément lu saint Bonaventure (1217-1274), un des fondateurs de l’ordre des franciscains qui soulignait que Platon et Aristote excellaient chacun dans son domaine :

Et ainsi il apparaît que parmi les philosophes, le don de Platon est de parler de la sagesse, celui d’Aristote de la science.

Ou encore le florentin Marsile Ficin, ce philosophe néo-platonicien du XVe siècle dont « l’Académie platonicienne » avait mis en selle Pic de la Mirandole. Le Ficin, n’avait-il pas écrit dans sa Théologie platonicienne que 

Platon traite des choses naturelles divinement tandis qu’Aristote traite naturellement même des choses divines.

Dans la préface qu’il écrira pour La fable d’Orphée, une pièce de théâtre écrite par son disciple Ange Politien (1454-1494), le Ficin, se référant à saint Augustin, fait du mythique Hermès Trismégiste (Mercure) le premier des théologiens : son enseignement aurait été transmis successivement à Orphée, Aglaophème, Pythagore, Philolaos et enfin Platon.

Par la suite, le Ficin placera Zoroastre en tête de ces prisci theologi, pour attribuer finalement à Zoroastre et Mercure un rôle identique dans la genèse de la sagesse antique : Zoroastre enseigne celle-ci chez les Perses en même temps que Trismégiste l’enseignait chez les Égyptiens.

Un Platon peut cacher un Pythagore

Le grand penseur présocratique, Pythagore de Samos.

On remarquera que dans L’Ecole d’Athènes de Raphaël, la figure de Pythagore de Samos (-580/-495 av. JC) , entouré d’un groupe d’admirateurs, prend une place majeure. Il est clairement identifiable par une tablette où figurent les accords musicaux et la fameuse « Tétraktys » dont nous parlerons ici.

Alors que jusqu’ici, les historiens ont surtout exploré l’influence du courant platonicien et néo-platonicien sur la Renaissance italienne, l’historienne Christiane L. Joost-Gaugier, dans son livre Pythagoras and Renaissance Europe, a mis en lumière à quel point les idées du grand penseur présocratique que fut Pythagore, ont influencé la pensée et façonné l’art de la Renaissance.

En art, Pythagore inspire l’architecte romain Vitruve (-90/-15 av. JC, puis les théoriciens de la proportion d’or comme le moine franciscain Luca Paciolo (1445-1517) , dont le traité, De Divina Proportiona, illustré par Léonard de Vinci, parut à Venise en 1509.

Cependant, si un théorème, venu probablement d’Inde, porte son nom (attribué à Pythagore par Vitruve), l’on sait assez peu de sa vie.

Tout comme Confucius, Socrate et le Christ, si l’on est sûr qu’il a réellement existé, aucun écrit de sa main ne nous est parvenu.

Par la force des choses, Pythagore est devenu une légende vivante, et même très active lors de la Renaissance, à tel point que la plupart des gens ne voyait qu’en Platon un simple « disciple » du « divin Pythagore ».

Textes arabes et chinois démontrant le théorème attribué à Pythagore.
La Géométrie (Thalès de Milet ?) et l’Arithmétique (Pythagore ?), bas-relief de Luca della Robbia, Campanile, Florence.

Né dans la première moitié du VIe siècle avant JC. sur l’île de Samos en Asie mineure, il fut sans doute en contact avec l’école des géomètres fondée par Thalès de Milet (-625/-548 av. JC) .

Vers l’âge de 40 ans, il part vers Crotone en Italie méridionale pour y fonder une société d’amis, à la fois philosophique, politique et religieuse dont les implantations vont se multiplier.

Pour Pythagore, il s’agit de réaliser un lien entre l’homme et le divin et sur cette base transformer la cité. Interrogé sur son savoir, Pythagore, avant Socrate et Cues, affirme qu’il ne sait rien mais qu’il cultive « l’amour de la sagesse ». Le mot philo-sophie serait né ainsi.

Aucun humaniste chrétien, lisant saint Jérôme (347-420) , un des Pères de l’Église catholique, ne pouvait échapper aux éloges que ce dernier fait à Pythagore.

Dans sa polémique Contre Ruffin, Jérôme, pour évoquer un comportement exemplaire, cite ce qu’aurait dit deux disciples de Pythagore : « Nous devons par tous les moyens possibles éviter la mollesse du corps, l’ignorance de l’esprit, l’intempérance, les dissensions civiles, les dissensions domestiques et en général l’excès en toutes choses ». Et Jérôme invoque les « préceptes de Pythagore » :

Tout doit être commun entre amis ; un ami est un autre nous-même. Il faut considérer deux époques dans la vie, le matin et le soir, c’est-à-dire ce que nous avons fait et ce que nous devons faire. Après Dieu, il faut chercher la vérité, qui seule peut rapprocher les hommes du Créateur.

Ensuite, Jérôme estime que Pythagore, en affirmant le concept d’immortalité de l’âme, a précédé le christianisme :

Ecoutez ce que Pythagore a trouvé le premier en Grèce s’élance Jérôme : Que les âmes sont immortelles, qu’elles passent d’un corps dans un autre, et, c’est Virgile qui lui-même nous dit dans le sixième livre de l’Enéïde : Lorsqu’elles ont fourni une révolution de mille ans, Dieu les appelle en grand nombre sur les bords du fleuve Léthé pour que sans doute elles puissent revoir le ciel dont elle ne se souviennent plus ; c’est alors qu’elles recommencent à ranimer un nouveau corps, qui d’abord a été Euphorbus, ensuite Calide, puis Hermoticus, puis Perhius et enfin Pythagore ; et qu’après un certain temps ce qui a existé recommence à naître, qu’il n’y a rien de neuf dans le monde, que la philosophie est un recueil de méditations sur la mort, que chaque jour elle s’efforce de délivrer l’âme des chaînes qui l’attachent au corps et de lui rendre sa liberté. Platon nous communique bien d’autres idées dans ses écrits, surtout dans le Phédon et dans le Timée.

La géométrie cachée des nombres

Pour Pythagore « le commencement est la moitié de tout ». D’après Théon de Smyrne (v. 70/v. 135) , pour le philosophe, « les nombres sont pour ainsi dire le principe, la source et la racine de toutes choses ».

Aristote, dans sa Métaphysique rapporte :

Les pythagoriciens s’appliquèrent dans un premier temps aux mathématiques… Trouvant que les choses [dont les sons musicaux] modèlent principalement leur nature sur l’ensemble des nombres et que les nombres sont les premiers principes de la nature entière, les Pythagoriciens conclurent que les éléments des nombres sont aussi les éléments de tout ce qui existe, et ils firent du monde une harmonie et un nombre…

Et comme le précisait Clinias de Tarente (IVe siècle av. JC.), un pythagoricien ami de Platon :

Quand ces choses, donc, sont au repos, elles donnent naissance aux mathématiques et à la géométrie, quand elles sont en mouvement à l’harmonica et à l’astronomie.

L’idée de la « monade », une unité dynamique participant de l’Un, perfectionnée plusieurs siècles après par le philosophe et scientifique Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) dans sa « Monadologie », nous vient de cette époque.

Signifiant étymologiquement « unité » (monas), il s’agit de l’unité suprême (l’Un, Dieu, le principe des nombres) qui, tout en étant en même temps l’unité minimale, reflète dans le microcosme la même activité dynamique que représente l’Un dans le macrocosme.

Déjà, rien que le nom d’Apollon (Un dieu considéré comme « le père » de Pythagore) signifie, comme le soulignent Platon, Plutarque et d’autres auteurs de l’antiquité : libre de toute multiplicité (Pollo = multiplicité ; a-pollo = non-multiple).

Xénophane (né vers 580 av. JC), affirme l’existence d’un Dieu unique gouvernant toute chose par la puissance de son intelligence. Il s’agit d’un dieu point semblable aux hommes, car éternel, incorporel et sphérique.

Les nombres triangulaires : 1, 3, 6 et 10. Notez la présence d’un hexagone à l’intérieur du nombre 10, le fameux Tetraktys de Pythagore.

Autant cette conception d’un Un dynamique a pu provoquer parfois une explosion d’interprétations ésotériques, autant elle a stimulé les esprits les plus créatifs et terrorisé les formalistes de la pensée.

En parlant de simples choses, des nombres arithmétiques, Pythagore emploie les terme de un, deux, trois, quatre, cinq, dix…, tandis que pour évoquer des nombres idéaux et leur puissance, il parle de : monade, dyade, triade, tétrade, décade, etc.

Ainsi, en concevant les nombres de façon non-linéaire mais figurative, il offre une arithmétique applicable à l’astronomie, la musique et l’architecture. En disposant ces nombres, comme des billes, d’une façon particulière, Pythagore découvre la fameuse « géométrie des nombres ».

Par exemple, dans le cas des nombres triangulaires, trois points forment une surface triangulaire. Si l’on y rajoute trois points en dessous, on trouve le nombre 6, mais il s’agit toujours d’un triangle. Et si l’on y ajoute encore quatre points supplémentaires, on aboutit au nombre 10, toujours un nombre triangulaire.

Le Patriarche de Constantinople Photius (810-893) confirme que :

Les pythagoriciens proclamaient que le nombre complet est dix.
Le nombre dix, est un composé des quatre premiers nombres que nous comptons dans leur ordre. C’est pourquoi ils appelaient Tétraktys le tout constitué par ce nombre.

A part les nombres plans et triangulaires (1, 3, 6, 10, etc.), Pythagore explorera les nombres carrés (1, 4, 9, 16, …), rectangulaires, cubiques, pyramidaux, étoilés, etc.

Ce faisant, disait Aristoxène, Pythagore avait « élevé l’arithmétique au-dessus des besoins des marchands ».

Cette approche, celle de voir l’harmonie au-dessus et dans le multiple, a inspiré de nombreux scientifiques dans l’histoire. On pense à Mendeleïev pour l’élaboration de son tableau des éléments ou à Einstein.

La puissance des nombres était également bien comprise par le cardinal-philosophe Nicolas de Cues, qui évoque Pythagore dès le premier chapitre de son traité De la docte Ignorance (1440), lorsqu’il précise que :

Tous ceux qui recherchent jugent de l’incertain, en le comparant à un présupposé certain par un système de proportions. Toute recherche est donc comparative, et elle use du moyen de la proportion : si l’objet de la recherche se laisse comparer au présupposé par une réduction proportionnelle peu étendue, le jugement d’appréhension est aisé ; mais si nous avons besoin de beaucoup d’intermédiaires, alors naissent la difficulté et la peine. Cela est bien connu dans les mathématiques : les premières propositions s’y ramènent aisément aux premiers principes très bien connus, tandis que les suivantes, parce qu’il leur faut l’intermédiaire des premières, y ont plus de difficulté. Donc toute recherche consiste en une proportion comparative facile ou difficile, et c’est pourquoi l’infini qui échappe, comme infini, à toute proportion, est inconnu. Or, la proportion qui exprime accord en une chose d’une part et altérité d’autre part, ne peut se comprendre sans le nombre. C’est pourquoi le nombre enferme tout ce qui est susceptible de proportions. Donc, il ne crée pas une proportion en quantité seulement, mais en tout ce qui, d’une façon quelconque, par substance ou par accident, peut concorder et différer. Aussi Pythagore jugeait-il avec vigueur que tout était constitué et compris par la force des nombres. Or, la précision des combinaisons dans les choses matérielles et l’adaptation exacte du connu à l’inconnu sont tellement au-dessus de la raison humaine que Socrate estimait qu’il ne connaissait rien que son ignorance ; en même temps que le très sage Salomon affirme que toutes les choses sont difficiles et que le langage ne peut les expliquer.

Géométrie des nombres,
le secret du calcul mental

Voici un petit exemple très simple. Un jour, à Göttingen, le professeur du jeune mathématicien allemand Carl Gauss (1777-1855) demanda aux élèves de calculer la somme de tous les chiffres de un à cent.

Les élèves s’exécutent et commencent à additionner les chiffres 1 + 2 + 3 + 4 + 5, etc.

Le jeune Gauss lève la main et, suite à un calcul mental, annonce le résultat de l’opération : « 5050, Monsieur ! »

Le professeur lui demande comment il est arrivé aussi vite au résultat. Le jeune Gauss s’explique : pour voir s’il existe une géométrie dans le nombre cent, j’ai additionné le premier chiffre (1) avec le dernier (100). Cela donne 101. Maintenant, si j’additionne le deuxième chiffre (2) avec l’avant dernier (99), cela fait également 101. J’ai conclu qu’il existait, à l’intérieur du nombre 100, cinquante couples de nombres pairs et impairs dont la somme était chaque fois 101. Ainsi, en multipliant 101 par le nombre de couples (50), j’arrive immédiatement à 5050.

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De Pythagore à Platon

Pour Pythagore, la surface la plus parfaite est le cercle et le volume idéal la sphère puisqu’on peut y inscrire les polyèdres réguliers.

Selon un de ses disciples, l’italien Philolaus de Crotone (-470/-390 av. JC) , Pythagore aurait été le premier à définir les cinq polyèdres réguliers :

  • le cube,
  • le tétraèdre (une pyramide à 4 faces triangulaires),
  • l’octaèdre (composé de 8 triangles),
  • l’icosaèdre (64 triangles) et
  • le dodécaèdre (composé de 12 pentagones).

Puisque Platon les décrit dans son œuvre, le Timée, ces polyèdres réguliers prirent le nom de « solides platoniciens ».

Rappelons que Platon s’est rendu plusieurs fois en Italie, notamment pour y rencontrer son ami intime, le grand scientifique et dirigeant politique pythagoricien, Archytas de Tarente (-428/-387).

Disciple direct de Philolaos, Archytas deviendra le professeur de mathématiques de l’astronome et médecin grec Eudoxe de Cnide (-408/-355) .

Une vision géométrique des nombres permet de voir comment leur puissance augmente. Par exemple, en passant du chiffre 3 au chiffre 4, on passe de deuxième dimension à la troisième.

Dès Archytas peut-être ou après Platon, les pythagoriciens associent le 1 au point, le 2 à la ligne, le 3 à la surface (la figure géométrique à deux dimensions : cercle, triangle, carré… ), le 4 au solide (la figure géométrique à trois dimensions : tétraèdre, cube, sphère, etc.).

Ajoutons à cela que dans le Timée, un des derniers dialogues de Platon, après un bref échange avec Socrate, Critias et Hermocrate, le philosophe pythagoricien Timée de Locres (Ve siècle av. JC) expose une réflexion sur l’origine et la nature du monde physique et de l’âme humaine vues comme les œuvres d’un démiurge tout en abordant les questions de la connaissance scientifique et de la place des mathématiques dans l’explication du monde.

Cicéron (République, I, X, 16) précise que Timée de Locres était un intime de Platon :

Sans doute as-tu appris, Tubéron, qu’après la mort de Socrate, Platon se rendit d’abord en Égypte pour s’y instruire, puis en Italie et en Sicile, afin de tout apprendre des découvertes de Pythagore. C’est là qu’il vécut longtemps dans l’intimité d’Archytas de Tarente et de Timée de Locres, et eut la chance de se procurer les Commentaires de Philolaos.

La musique des sphères

Luca della Robia : Pythagore découvrant l’harmonie.

Un magnifique bas-relief, sur le campanile du dôme de Florence, reflète bien ce que savaient les premiers humanistes italiens au sujet de Pythagore.

Luca della Robia (1399-1482), le sculpteur travaillant sur les instructions du chancelier humaniste de Florence Leonardo Bruni (1370-1444) , nous montre Pythagore, un gros marteau dans une main, un petit marteau dans l’autre, frappant une enclume et concentrant son esprit sur la différence des sons qu’il produit.

Selon la légende, Pythagore se promenait aux abords d’une forge lorsque son attention fut captée par le son des marteaux frappant l’enclume.

Il y discerna à l’oreille les mêmes consonances que celles qu’il pouvait produire avec sa lyre. Son intuition mena alors à une découverte fondamentale : les sons musicaux sont gouvernés par les nombres.

Pythagore chez les forgerons.

Voilà comment Guido d’Arezzo (992-1050), le moine bénédictin à l’origine du système de notation musicale encore en vigueur, rapporte vers 1026 l’événement au dernier chapitre (XX) de son ouvrage Micrologus :

Un certain Pythagore, grand philosophe, voyageait d’aventure ; il arriva à un atelier où l’on frappait sur une enclume à l’aide de cinq marteaux. Étonné de l’agréable harmonie [concordiam] qu’ils produisaient, notre philosophe s’approcha et, croyant tout d’abord que la qualité du son et de l’harmonie [modulationis] résidait dans les différentes mains, il interchangea les marteaux. Cela fait, chaque marteau conservait le son qui lui était propre. Après en avoir retiré un qui était dissonant, il pesa les autres, et, chose admirable, par la grâce de Dieu, le premier pesait douze, le second neuf, le troisième huit, le quatrième six de je ne sais quelle unité de poids. Il connut ainsi que la science [scientiam] de la musique résidait dans la proportion et le rapport des nombres [in numerorum proportione et collatione]

[…] Que dire de plus ? En mettant en ordre les notes d’après les intervalles dont on a parlé, l’illustre Pythagore fut le premier à mettre au point le monocorde. Comme ce n’est pas lascivité qu’on y trouve, mais une révélation rapide de la connaissance de notre art, il a rencontré un assentiment général chez les savants. Et cet art s’est peu à peu affirmé en se développant jusqu’à ce jour, car le Maître lui-même illumine toujours les ténèbres humaines et sa suprême Sagesse dure dans tous les siècles. Amen.

Voici le schéma (qui se retrouve sur une ardoise posée aux pieds de Pythagore dans la fresque de Raphaël), et qui visualise les harmonies musicales que l’on obtient en divisant un corde. Si l’on la divise en deux, cela donne l’octave, en trois la quinte et en quatre, la quarte. Enfin, épogdoon (du préfixe epi– signifiant au-dessus et ogdoon signifiant le huitième) traduit l’intervalle de 9/8, qui correspond ici au ton.

Schéma (qui se retrouve sur une ardoise posée aux pieds de Pythagore dans la fresque de Raphaël), qui visualise les harmonies musicales que l’on obtient en divisant un corde. Si l’on la divise en deux, cela donne l’octave, en trois la quinte et en quatre, la quarte. Enfin, épogdoon (du préfixe epi– signifiant au-dessus et ogdoon signifiant le huitième) traduit l’intervalle de 9/8, qui correspond ici au ton.

Reprenons donc les rapports harmoniques que découvre Pythagore à partir des poids des marteaux : 12, 9, 8 et 6.

  • Le rapport entre 12 et 6, c’est la moitié et correspond à l’octave (diapason). On la retrouve sur un instrument de musique en faisant vibrer la moitié d’une corde.
  • Le rapport entre 12 et 8 est un rapport de deux tiers, ce qui correspond à la quinte (diapente) ;
  • Le rapport entre 8 et 6, est un rapport de trois quarts, ce qui correspond à la quarte (diatessaron) ;
  • Enfin, le rapport entre 8 et 9 donne l’intervalle d’un ton (épogdoon, le préfixe epi– signifiant au-dessus et ogdoon signifiant le huitième.)

Illustration du traité Theorica musiche (1480, Naples), du théoricien et compositeur Franchini Gaffurio (1451-1522), un ami et collègue de Léonard de Vinci à la Cour des Sforza à Milan.

Ensuite, les pythagoriciens transposèrent les mêmes proportions à d’autres objets, notamment à des volumes d’eau dans des verres, à la taille de cloches ainsi qu’à des disques en bronze ou encore à la longueur des cordes d’instruments de musique ou des flutes.

Pour Pythagore, cette expérience s’avère fondamentale car elle corrobore l’intuition de base de sa philosophie : tout ce qui existe est nombre, y compris des phénomènes aussi peu matériels que les intervalles musicaux.

Dans un fameux passage du Timée (35-36), Platon décrit la fabrication des proportions de l’Âme du Monde par le Démiurge. Ce passage est fondé sur la série numérique 1, 2, 3, 4, 9, 8, 27 — qui correspond à la fusion de la série des premières puissances de 2 (2, 4, 8) et de la série des premières puissances de 3 (3, 9, 27). Or, de cette série, on peut tirer les rapports numériques sur lesquels sont fondés les intervalles musicaux.

Déjà, dans sa Métaphysique, Aristote avait rapporté :

Les pythagoriciens remarquèrent que l’ensemble des modes de l’harmonie musicale et les rapports qui la composent se résolvent dans des nombres proportionnels.

Avec le philosophe français Pierre Magnard, il faut plutôt dire :

Si connaître c’est mesurer, la musique est l’art de poursuivre la mesure au-delà du seuil de l’incommensurabilité. Quand les étalons numériques, métriques et pondéraux ne sont plus capables d’établir de proportions entre les réalités naturelles, l’harmonie vient offrir le secours de ses propres échelles – diatonique, chromatique, enharmonique – et de ses intervalles – quinte, quarte, tierce, octave – pour subvenir au défaut du calcul.

Enfin, comme le précisa le musicologue romain Théon de Smyrne (70-135)  :

Les pythagoriciens affirment que la musique est une combinaison harmonique des contraires, une unification des multiples et un accord des opposés.

A cela s’ajoute que pour les pythagoriciens, la musique avait également une valeur éthique et médicale.

Il faisait commencer l’éducation par la musique, au moyen de certaines mélodies et rythmes, grâce auxquels il produisait des guérisons dans les traits de caractère et les passions des hommes, ramenait l’harmonie entre les facultés de l’âme.

Tout cela faisait donc de Pythagore l’incarnation d’une harmonie cosmique et universelle**.

D’ailleurs, il aurait été le premier à avoir utilisé le mot « cosmos » (perfection, ordre).

Une page de L’Harmonie du monde de Johannes Kepler.

Pythagore, dont le premier vrai astrophysicien Johannes Kepler (1571-1630) fait l’éloge, aurait été le premier à forger le concept de « la musique des sphères » ou de « l’harmonie des sphères ».

Car, comme le précise Sextus Empiricus (vers la fin du IIe siècle), dans ses Esquisses pyrrhoniennes, Pythagore aurait constaté que les distances entre les orbites du Soleil, de la Lune et des étoiles fixes correspondent aux proportions réglant les intervalles de l’octave, de la quinte et de la quarte. Dans la République, Platon affirme qu’astronomie et musique sont des « sciences sœurs ».

Une page de l’Harmonie du Monde où l’astronome Johannes Kepler évoque la musique des sphères.

Copernic admet que les travaux des pythagoriciens ont inspiré ses propres recherches :

« D’autres pensent que la Terre se meut. Ainsi, Philolaos le pythagoricien dit que la Terre se meut autour du Feu en un cercle oblique, de même que le Soleil et la Lune. Héraclite du Pont et Ecphantos le Pythagoricien ne donnent pas, il est vrai, à la Terre un mouvement de translation [mouvement autour du Soleil, héliocentrisme]… Partant de là, j’ai commencé, moi aussi, à penser à la mobilité de la Terre »

(Copernic, lettre au pape Paul III, préface à De revolutionibus orbium cælestium [Des révolutions des orbes célestes], 1543).

Le nom de Pythagore (étymologiquement, Pyth-agoras : « celui qui a été annoncé par la Pythie », la déesse), découle de l’annonce de sa naissance faite par l’oracle à son père lors d’un voyage à Delphes. Cependant, la légende veut que Pythagore soit le fils d’Apollon, le dieu de la lumière, de la poésie et de la musique.

Or, d’après les traditions présocratiques les plus anciennes, Apollon, avait conçu un plan lui permettant de contrôler l’univers. Ce plan se révélait dans « la musique des sphères » sous la sage supervision d’Apollon, le dieu soleil et dieu de la musique ; un dieu grec passé chez les Romains sans avoir changé de nom. On représente Apollon avec une couronne de lauriers et une lyre, entouré des neufs muses.


VISITE GUIDÉE

Après avoir passé en revue la situation politique de l’époque, les motivations du Pape Jules II et de ses conseillers cherchant à rétablir l’autorité d’une « Eglise triomphante », aboutissement ultime et pour les siècles à venir d’une culture qui remonte à Apollon, Moïse, Pythagore, Platon, Cicéron et leurs disciples, le spectateur a désormais quelques « clés » solides (les « codes ») en main lui permettant de « lire » les fresques de Raphaël ornant la « Chambre de la signature ».

Ne disposant d’aucun récit de Raphaël sur son œuvre, cette lecture reste un parcours d’obstacles. Par exemple, l’identification des personnages reste incertaine car, à part quelques rares exceptions, aucune tablette ne nous l’indique. L’idée, de toute façon, c’est que le spectateur, en analysant l’apparence et la gestuelle de chacun, découvre par lui-même, qui est représenté.

Comme nous l’avons dit, en entrant dans la salle, le spectateur est d’emblée sommé d’apprécier chaque fresque non pas de façon isolée, mais comme étant l’expression d’un tout cohérent.

En pénétrant dans la « Chambre de la signature », comme à l’intérieur d’un cube peint, on se rend immédiatement compte d’être face à une mise en scène théâtrale. Car les grandes voûtes que découvre le spectateur ne sont que des images peintes et ne répondent à aucune réalité structurelle de l’édifice. Inghirami était un orateur, un acteur et un metteur en scène sachant qui devait apparaître à quel endroit, avec quelle attitude et habillé de quelle façon. Grâce à cette imagination, une salle à priori rectangulaire et ennuyeuse, a été métamorphosée en un cube sphérique car les coins de la pièce ont été « arrondis » avec du stuc.


A. LE PLAFOND

Le plafond de la Chambre de la signature : A. Les armoiries de Jules II ; B. La Philosophie ; C. La théologie ; D. La Poésie ; E. La Justice. Dans les carrés : 1. Le moteur initial ; 2. Le triomphe d’Apollon sur Marsyas dans la lutte pour la lyre ; 3. La chute où Adam et Eve chassé du Paradis ; 4. Le jugement de Salomon.

Du point de vue thématique, le parcours visuel, comme on pouvait s’en douter, commence au plafond pour finir sur le parterre. Au centre du plafond, un petit cercle avec les armoiries de Jules II. Autour, un octogone entouré de quatre cercles reliés entre eux par quatre rectangles. Chacun des quatre cercles touche le haut d’une des quatre voûtes peintes sur les quatre murs et montre une figure allégorique et un texte annonçant le thème des grandes fresques en-dessous.

A chaque fois, il s’agit de mettre en valeur l’harmonie réunissant l’ensemble des parties. Alors que les vraies incompatibilités sont laissées au vestiaire, les oppositions et les différences formelles seront même fortement mises en valeur, mais exclusivement pour démontrer qu’on peut s’en accommoder en les soumettant à un dessein supérieur.

Les quatre fresques circulaires décorant le plafond de la Chambre de la Signature. En commençant en haut à gauche et dans le sens de la montre : la Théologie, la Philosophie, la Justice et la Poésie.

Ainsi deux doubles thèmes (2 x 2) s’articulent donc :

  • La Philosophie (le vrai accessible par la raison), surnommée L’Ecole d’Athènes, et la Théologie (le vrai accessible par la révélation divine), surnommée depuis le concile de Trente, la « Dispute du Saint Sacrément » ; un thème commun à saint Thomas et aux néo-platoniciens.
  • la Poésie et la musique (le beau), et la Justice (le droit) ; un thème d’origine cicéronienne.
  • Au-dessus le thème de la Philosophie, dans l’un des quatre cercles, est représentée par une femme portant une robe dont chacune des quatre couleurs symbolise les quatre éléments évoqués par un motif : le bleu illustre les étoiles, le rouge les langues de feu, le vert les poissons et le brun doré les végétaux. La philosophie tient deux livres intitulés « Morale » et « Nature », tandis que deux petits genius (génies) portent des tablettes sur lesquelles on peut lire « CAUSARUM » et « COGNITO », lues ensemble « Connaître les causes ». En clair, le but de la philosophie morale et naturelle, est de connaître les causes, c’est-à-dire de remonter vers Dieu.
  • Au-dessus de la Théologie, une femme habillée de rouge et de vert, couleurs des vertus théologiques. Dans sa main gauche, elle tient un livre, sa main droite pointe vers la fresque en bas. Deux génies portent des tablettes disant « DIVINAR.RER » et « NOTITIA », « La révélation des choses sacrées ».
  • Au-dessus de la Poésie, la silhouette ailée de la Poésie portant lyre et couronne de lauriers. Deux putti (angelots) nous présentent des tablettes où sont inscrites des paroles de Virgile : « Insufflé par l’esprit » (NVMINE AFFLATVR). Puisqu’il s’agit de puttis et non pas de génies, il est clairement fait référence à l’esprit chrétien qui inspire les arts.
  • Enfin, au-dessus de la dernière fresque, la Justice, une femme tient les attributs de la justice : la balance et le glaive. Deux putti portent des tablettes avec les paroles de l’empereur Justinien : « IVS SVVM VNICUMQUE », c’est-à-dire, « à chacun sa juste peine ».

Ensuite, toujours au plafond, comme nous l’avons indiqué, quatre fresques rectangulaires reliant les quatre cercles dont nous venons de spécifier la thématique. De nouveau, il s’agit de deux paires qui se complètent.

  • A. Une première fresque rectangulaire, reliant la Philosophie avec la Poésie, nous montre une femme (la sagesse, l’Un) ici cause première et mettant un globe céleste en mouvement et donc l’univers en action. Il peut s’agir de la Sibylle mythique que mentionne Héraclite, une incarnation surhumaine de la voix prophétique. Philosophiquement, il s’agit d’une allégorie de la création de l’Univers (ou Astronomie). La constellation qui figure sur le globe a été identifiée. Elle correspond à la carte du ciel de la nuit du 31 octobre 1503, la date de l’élection de Jules II…
  • B. Le deuxième rectangle, diamétralement opposé du premier et reliant la Justice à la Théologie, représente « Adam et Eve chassés du Paradis ». Considéré comme le début de la théologie, « La chute de l’homme », sera réparée par la « rédemption » qu’apporteront l’Église et le pape Jules II, incarnée par la sagesse créatrice remettant l’univers en marche.
  • C. Le troisième rectangle, reliant la Philosophie et la Justice, représente « Le jugement de Salomon », une scène montrant le jugement sage du Roi Salomon lorsque deux mères réclamèrent le même enfant.
  • D. Et enfin, le quatrième, de l’autre extrémité de la diagonale, reliant la Poésie à la Théologie, représente, non pas « La flagellation de Marsyas » comme on l’a prétendu, mais une autre scène assez rare, « Le Triomphe d’Apollon contre Marsyas » dans la lutte pour la lyre. Ce dernier y reçoit une couronne de lauriers.

Pour leur mise en valeur mutuelle, les deux jugements se fondent sur des bases différentes. Alors que le roi Salomon, représentant l’Ancien Testament, juge sur la base de la Loi divine, Apollon, qui représente ici l’Antiquité, l’emporte grâce aux règles du panthéon païen.


B. LA THÉOLOGIE


(LA DISPUTE DU SAINT SACREMENT)

La Théologie (Dispute du Saint-Sacrément)

Au registre céleste :
A. Dieu le Père, B. Jésus Christ, C. Marie, D. Saint-Jean Baptiste, E. Apôtre Pierre, F. Adam, G. Saint Jean l’Evangéliste, H. Roi David, I. Saint Laurent, J. Judas Macchabée, K. Saint Stéphane, L. Saint Étienne, M. Moïse, N. Jacques le Majeur, O. Abraham, P. Saint Paul, SE. Saint Esprit.


Au registre terrestre :
1. Fra Angelico, 2. ?, 3. Donato Bramante, 4. ?, 5. ?, 6. Pic de la Mirandole, 7. ?, 8. ?, 9. ?, 10. Saint Grégoire, 11. Saint Jérôme, 12. ?, 13. ?, 14. ?, 15. ?, 16. Saint Ambroise, 17. Saint Augustin, 18. Saint Thomas d’Aquin, 19. Le pape Innocent III, 20. Saint Bonaventure, 21. Le pape Sixte IV, 22. Dante Alighieri, 23. ?, 24. ? ; 25. un maçon, 26. ?, 27. ?

Les historiens nous disent qu’elle fut la première fresque à être réalisée. Le cœur du sujet est la Trinité et la « transsubstantiation », un phénomène surnaturel signifiant la conversion d’une substance en une autre, chez les chrétiens, la conversion du pain et du vin en corps et sang du Christ lors de l’Eucharistie sous l’action du Saint Esprit. Ce qui signifiait une « présence réelle » de Dieu lors de la messe et donc un attrait majeur pour attirer les fidèles et obtenir des « indulgences » de sa part. Pour certains humanistes, tels que le protestant suisse Zwingli, toute doctrine de la présence réelle relève de l’idolâtrie car elle reviendrait à vénérer du pain et du vin comme si c’était Dieu.

Erasme, pour qui l’accomplissement des rites ne devait jamais se substituer à la vraie foi, explique que lorsque le Christ disait à ses disciples, en leur offrant du pain, « ceci est mon corps » et « ceci est mon sang », en leur offrant du vin, parlait en réalité, non pas du pain et du vin, mais de ses disciples (son corps) et de son enseignement (son sang).

L’idée qui sous-tend la composition, celle de montrer le triomphe de l’unité de l’Église dans le Christ, maximalise là-aussi les complémentarités.

La scène se déroule sur deux niveaux, un registre céleste et l’autre terrestre.

En haut, au registre céleste, le cœur du sujet, « la Trinité » avec Dieu le Père (A) bénissant trônant au-dessus d’un Christ (C) entouré de Marie (B) (le Nouveau Testament) à sa droite et de Saint-Jean Baptiste (D) (l’Ancien Testament) à sa gauche, eux-mêmes apparaissant au-dessus d’une colombe symbolisant le Saint-Esprit (SE). Autour d’eux, pour faire le pendant de l’architecture de L’Ecole d’Athènes située en face, assises paisiblement sur une banquette de nuages en demi-cercle, les figures remarquables de l’Église triomphante, accompagnées de leurs attributs traditionnels et vêtues d’habits colorés spécifiques de chacune. Aux extrémités du demi-cercle, deux apôtres : l’apôtre Pierre (E) qui représente les Juifs et l’apôtre Paul (P) qui représente les Gentils, se font face, un peu comme s’ils étaient les gardes extérieurs de l’Église triomphante, dépositaires à la fois de la clé et de la lettre de celle-ci. L’Ancien Testament est représenté par Adam (F) qui fait face à Abraham (O), et Moïse (M) face au roi David (H) avec sa harpe à la main. Le Nouveau Testament est également représenté par saint Jean (G) qui fait face à saint Mathieu (N) (deux auteurs de l’Évangile), par saint Laurent (I) et saint Étienne (L) (tous deux saints martyrs).

En bas, au registre terrestre, trône un énorme autel (Y) sur lequel est écrit « IV LI VS » (Jules II). Posé dessus, un ostensoir en or (X) avec une hostie en son centre, proclame la présence du Christ dans le mystère de la transsubstantiation. A côté, les docteurs de l’Église des premiers temps du christianisme : à gauche (sous les traits de Jules II) saint Grégoire (N° 10), le grand réformateur du rituel et du chant de messe, à côté de saint Jérôme (N° 11), l’érudit le plus profond du christianisme), accompagné de son lion. A sa droite saint Augustin (N° 17) et saint Ambroise (N° 16). Ces quatre docteurs sont, au contraire des autres personnages, assis, sur ce qui les rapproche déjà des personnages situés dans les cieux ; on distingue par ailleurs deux docteurs postérieurs que sont saint Thomas d’Aquin (N° 18), dominicain, et saint Bonaventure (N° 20), franciscain.

L’historien Konrad Oberhuber, ajoute que ces deux derniers,

incarnent deux tendances de l’Église : l’une qui voit son essence du christianisme dans le rituel et l’adoration dévote (la dimension du sentiment), l’autre qui défend l’importance de la théologie (la dimension de la pensée).

Avec Dante Alighieri, une des rares figures apparaissant deux fois dans les fresques de Raphaël : Pic de la Mirandole. A gauche, habillé en blanc, dans La Philosophie, à droite dans La Théologie.

Ensuite, les papes Innocent III (1160-1216)(N° 19), pape le plus puissant du Moyen Âge qui établit l’indépendance politique de Rome) et Sixte IV (1414-1471) (N° 21), Francesco della Rovere de son nom) côtoient des religieux comme le dominicain Savonarole (instigateur en 1494 à Florence d’une révolution politique (retour à la République) et morale (rechristianisation) ou, le peintre Fra Angelico (N° 1), contemporain de Savonarole, admiré pour ses fresques et ses peintures sublimes, qu’accompagnent Dante Alighieri (N° 20), dont la Divine Comédie (avec l’enfer, le purgatoire et le paradis) eut une influence sur la théologie au Moyen Âge, Bramante, (N° 3) l’architecte fameux de la basilique Saint-Pierre, sans oublier Pic de la Mirandole (N° 6), (qu’on méprenait pour Francesco Maria della Rovere) qui, les cheveux dans le vent, pointe vers la Trinité dans un déhanchement léger et gracieux. A droite, des maçons (N° 22), qui construisent les églises, se penchent en avant. Si à droite, derrière les figures, les fondations de marbre blanc (Z), font allusion à la nouvelle basilique Saint-Pierre dont Jules II vient de lancer la reconstruction, à gauche une église villageoise (Q) rappelle que le christianisme doit pénétrer dans le quotidien des humbles.


C. LA PHILOSOPHIE


(L’ÉCOLE D’ATHENES)

La Philosophie (« Ecole d’Athènes »).
1. Porphyre, 2. Plotin, 3. Alcibiade, 4. Criton, 5. Phédon d’Elis, 6. Socrate, 7. Isocrate, 8. Parménide, 9. Platon, 10. Aristote, 11. ? ; 12. ?, 13. Appelles de Cos, 14. Protogène, 15. Strabon, 16. Ptolémée, 17 Hippocrate de Cos, 18. Diogène de Sinope, 19. Héraclite d’Éphèse, 20. Anaximandre de Milète, 21. Pic de la Mirandole, 22. Pythagore, 23. Boèce, 24. Avicenne, 25. Épicure, 26. Métrodore.

Une belle perspective centrale rassemble 58 penseurs grecs et d’autres personnages dans un temple idéal. Aucun effet de clair-obscur ne vient troubler l’équilibre des couleurs et la clarté de la composition.

Le penseur américain Lyndon LaRouche (1922-2019), lors de sa visite au Vatican, s’émerveilla de l’harmonie gracieuse qui rayonne de cette œuvre. Elle ne pouvait qu’entrer en résonance avec un concept que LaRouche développa tout au long de sa vie : celle de la « simultanéité de l’éternité » ; cette idée poétique que les idées « immortelles » continuent leur dialogue dans un lieu au-delà de l’espace-temps matériel.

Selon les historiens, Raphaël, face à la tâche herculéenne que représentait cette série de portraits à réaliser, et faute d’informations visuelles fiables sur les figures à représenter, aurait dépêché l’un de ses assistants en Grèce afin de lui fournir une documentation à la hauteur du défi.

Petit détail : il ne s’agit nullement d’Athènes ou de la Grèce, mais de Rome. L’architecture s’inspire clairement de l’église Sant-Andrea de Mantoue, rénovée peu avant sa mort par Léon Battista Alberti (1404-1472) et des projets du Bramante pour la reconstruction de la basilique Saint-Pierre à Rome.

Nef de l’église Sant-Andrea à Mantoue, réalisée en 1473 par l’architecte Leon Battista Alberti.

Si sur les dessins préparatoires on retrouve bien l’escalier, les grandes arches avec leurs voûtes à caissons, typiques de la coupole du Panthéon romain, n’y figurent pas. Autre source d’inspiration probable, les arches, elle aussi avec des voûtes à caissons, de la basilique de Maxence et Constantin, construite à Rome au début du IVe siècle pour réaffirmer la puissance de la beauté de la ville éternelle. Il n’est pas exclu que le Bramante lui-même, qui avait réalisé un trompe-l’œil faisant appel à ce type de motif dans l’abside de l’église Santa Maria presso San Satiro à Milan, les ait dessinées en personne. Avec trois arches (tetrade) et sept rangées de caissons, la numérologie pythagoricienne n’a pas été oubliée.

Visuellement, l’ensemble se divise en deux. Le public se trouve au même niveau que le premier plan, un parterre pavé derrière lequel un très large escalier conduit vers un parvis surélevé. Pour le spectateur, une perspective légèrement cavalière renforcera la dimension monumentale des figures du niveau supérieur. Ce cadre rappelle immanquablement celui d’un décor de théâtre. Les acteurs, arrivant de l’ancien monde, peuvent entrer en scène d’un côté, sous la statue du dieu grec Apollon (A), dieu de la lumière, et partir de l’autre, vers le nouveau monde, sous la statue de Pallas Athena (B) devenue Minerve chez les Romains, protectrice des Arts, échanger entre eux, s’adresser à l’auditoire ou monter les escaliers et sortir par le fond.

Au centre du parvis et au centre d’une perspective à point de vue central, Platon (N° 9) et Aristote (N° 10) y avancent côte à côte vers les spectateurs. Le premier, le Timée à la main, pointe un doigt vers le ciel signifiant qu’au-delà du visible, un principe supérieur existe. Le deuxième étend son bras et sa main à l’horizontale soulignant que toute vérité nous vient du témoignage des sens, tout en portant de l’autre bras l’Ethique. Bizarrement, il s’agit des deux seuls livres dans la stanza dont les noms apparaissent en italien (Timeo, Etica) et non pas en latin. Comme l’observe le critique d’art Eugenio Battisti (1924-1989) :

Si l’on (…) examine le titre des ouvrages respectivement tenus par Platon et Aristote, on y voit le philosophe de l’Académie tenir le Timée, c’est-à-dire le plus aristotélicien et le plus systématique de ses ouvrages et le stagirite, l’Éthique à Nicomaque, c’est-à- dire la plus platonicienne de ses œuvres.

Y compris le choix des couleurs des habits valorise la complémentarité de Platon et Aristote.

Les couleurs des vêtements des deux philosophes symbolisent les quatre éléments : Platon est vêtu en rouge (le feu) et pourpre (l’éther) ; Aristote en bleu (l’eau) et jaune (la terre).

Si l’ensemble de la fresque coupe le monde en deux entre platoniciens et aristotéliciens, les deux marchent ensemble vers ce qui est devant eux et qui se trouve derrière le spectateur qui regarde : vers la fresque de La Théologie avec la Trinité au centre sans oublier l’ostensoir et l’imposant autel sur lequel est marqué « JV-LI-VS ». Quelle libéralité de l’Eglise d’accueillir tant de païens en son sein !

Platon et Aristote, en échangeant, avancent vers le spectateur et la fresque en face où se trouve, au centre cet autel. On y lit deux fois: « Julius », etc

Raphaël communique ainsi un grand sens de mouvement. De la même façon qu’au XVIIe siècle, le peintre néerlandais Rembrandt, dans son chef-d’œuvre La Compagnie du capitaine Banninck Cocq, dite « La Ronde de nuit », rompra avec les représentations formelles des dignitaires des corporations de villes, Raphaël tire ici un trait sur les représentations figées et statiques des séries de « grandes hommes » décorant souvent les palais et bibliothèques des grands princes et seigneurs dans le style de son maître Le Pérugin.

Sa fresque, à l’instar de la Cène de Léonard à Milan, s’organise comme un enchaînement de petits groupes de trois ou quatre personnes dialoguant avec un grand penseur ou entre eux, sans jamais se désaccorder de ce qui se passe autour. Dans ce sens, Raphaël a traduit en images, et donc rendu accessible aux yeux des spectateurs, cette unité harmonique transcendant le multiple si recherchée par les commanditaires.

Raphaël et Inghirami n’ont pas hésité à se servir, pour représenter des figures historiques, des portraits de personnes vivant à leur époque. A part eux-mêmes, on y trouve leur commanditaire, leurs collègues ainsi que d’autres personnalités qu’ils espéraient satisfaire ou charmer.

Sur l’avant-plan, quatre groupes se présentent.

L’impresario de Raphaël, le libraire-en-chef du Pape, Tommaso Inghirami en Epicure dans la fresque de Raphaël. Il porte non pas une couronne de lauriers, mais de feuilles de chêne, armoiries du pape Jules II.

A gauche, Epicure (N° 25), ici avec les traits d’Inghirami en train d’écrire la mise en scène de la pièce. Né à Samos comme Pythagore, il porte ici, non pas une couronne de lauriers, récompense accordée aux grands orateurs, mais une couronne de feuilles de chêne, symboles que l’on retrouve dans l’armoirie du pape Jules II. Certains historiens pensent qu’Inghirami était un adepte dionysiaque de l’Orphisme, un autre courant présocratique. Dionysos est en effet le frère d’Apollon et selon certains, leurs enseignements ne font qu’un.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, peu après la mort de Raphaël (1520), le cardinal Jacopo Sadoleto a publié un traité dans lequel Inghirami défend la rhétorique et nie toute valeur de la philosophie, son argument majeur étant que tout ce qui s’écrit figure déjà dans les textes mystiques et mythologiques d’Orphée et de ses adeptes.

A Rome, les érudits de l’époque connaissaient Epicure surtout par leurs lectures de Cicéron pour qui Epicure n’était pas un débauché mais quelqu’un qui cherchait le plaisir le plus noble. Cicéron entretenait une amitié avec un philosophe épicurien, un certain Phaedrus, comme par hasard le surnom d’Inghirami…

Enfin, à l’extrême gauche, se trouvent un vieillard barbu, le penseur grec Métrodore (N° 26), disciple d’Anaxagore et pour qui c’est « l’esprit agissant » qui organisa le Monde. Devant lui, un nouveau-né. Ensemble ils pourraient symboliser la naissance de la vérité (l’enfant) et la sagesse (le vieillard) et l’expérience.

Pythagore de Samos, dans La Philosophie. Sur l’ardoise, en bas, la fameuse Tétraktys, en haut, les rapports harmoniques de la gamme musicale.

A côté, un peu plus au centre, la figure imposante de Pythagore (N° 22) (que l’historien italien Georgio Vasari méprend pour l’évangéliste saint Matthieu), assis avec un livre, un encrier et un crayon, en train d’écrire entouré de personnes visiblement intriguées.

Derrière lui, assis sur la gauche, un vieillard, représentant Boèce (N° 23), auteur romain, au VIe siècle, d’un traité sur la musique dont la première partie évoque « l’harmonie des sphères », tente de regarder ce qu’il écrit dans son livre. Sans capter un moment de transformation potentielle, comme Léonard savait le faire, la scène s’inspire visiblement de son tableau inachevé, l’Adoration des mages.

A ses pieds, une ardoise noire où figurent aussi bien la fameuse Tetraktys qu’un diagramme des intervalles musicaux (voir chapitre sur Pythagore).

Puisqu’il est impossible qu’il s’agisse d’Averroès (bani de l’église par les Thomistes), l’homme enturbanné qui semble l’admirer pourrait être Avicenne (Ibn Sina) (N° 24). Ce médecin perse, influencé par la pensée aussi bien d’Hippocrate que de Galien, dans son Qanûn (Canon de la médecine), opère une vaste synthèse médico-philosophique de la logique d’Aristote qu’il corrige et un néo-platonisme compatible avec le monothéisme.

Il pourrait également s’agir d’Al Fârâbi (872-950), autre scientifique et musicien arabe qui a cherché réconcilier la foi, la raison et la science avec la philosophie de Platon et d’Aristote dont il avait fait des traductions du grec à l’arabe. Avicenne l’admirait et le titre d’une des oeuvres d’Al Fârâbî ne laisse aucune ambiguïté : « L’Harmonie des opinions des deux sages : Platon le divin et Aristote »

Par ailleurs, vu son positionnement du côté des platoniciens, bien qu’il porte un turban blanc, il est totalement exclu qu’il s’agisse ici d’Averroès ({Ibn Rushd}), auteur terrassé par Thomas d’Aquin (voir les tableaux figurant Le Triomphe de saint Thomas) puis par les néoplatoniciens de Florence pour avoir nié l’immortalité de l’âme individuelle.

Plus au centre de la fresque, deux figures isolées plongées dans leurs pensées. La première, à gauche, semble avoir été ajoutée ultérieurement par Raphaël et ne figure pas sur son dessin. L’homme s’assoupit sur un cube, volume pythagoricien par excellence. Il s’agirait d’Héraclite d’Ephèse (N° 19) (un présocratique ionien pour qui « il n’est de permanent que le changement ») avec les traits de Michel-ange. Ce sculpteur fascina Raphaël, non seulement pour ses dons en dessin, en anatomie et en architecture, mais aussi par son esprit d’indépendance vis-à-vis d’un pape qu’il estimait tyrannique.

Précisons qu’il est admis que si le Moïse, que Michel-Ange a sculpté pour le tombeau de Jules II, jette un regard furieux, c’est que l’artiste à capté le moment où Moïse, en descendant du Mont Sinai avec les Tables de la Loi, constate que le peuple hébreu a recommencé à adorer des idoles, tel « le Veau d’or ». Irrité contre ce retour à l’idolâtrie, Moïse brise alors les Tables de Loi.

De Pythagore à Platon. Un détail interroge : Anaximandre de Milet pose ici son pied droit sur un bloc cubique de marbre dont le volume semble huit fois moindre que celui sur lequel se repose Héraclite d’Ephèse. Or, pour résoudre le problème de Délos (la duplication du volume du cube) il faut attendre le pythagoricien et ami de Platon, Archytas de Tarente.

Anaximandre de Milet (N° 20) (et non pas Parménide), lui aussi un représentant de l’école ionienne, se dresse derrière Héraclite et semble contester la démonstration de Pythagore (représentant de l’école dite « italienne »). Dans son dos, un jeune homme aux longs cheveux, regarde le spectateur. Vêtu d’une toge blanche, attribut des pythagoriciens, il s’agirait, une fois de plus de Pic de la Mirandole (N° 21), triomphant et entouré de Pythagore et deux de ses disciples. Une légende veut que Raphaël aurait représentée Hypatie d’Alexandrie (v. 370-415), une mathématicienne ayant dirigé l’école néoplatonicienne d’Alexandrie. Lorsqu’un des cardinaux examina le tableau et sut que la femme représentée était Hypatie, il aurait ordonné qu’elle en soit effacée. Raphaël aurait obéi, mais l’aurait remplacée par la figure efféminée d’un neveu du pape Jules II, François Marie Della Rovere, futur duc d’Urbin.

S’il s’agit réellement de Pic de la Mirandole, il s’agirait d’un superbe éloge, car figurant aussi bien dans La Philosophie que dans La Théologie, les deux images de Pic, rappellant l’ange agenouillé qui regarde le spectateur tout en pointant du doigt saint Jean-Baptiste dans La Vierge aux Rochers de Léonard, peuvent se contempler l’une l’autre !

La deuxième figure isolée, étalée nonchalamment sur les escaliers, est le philosophe cynique et hédoniste Diogène de Sinope (N° 18), ici présenté comme un ascète, mais dans la tradition aristotélicienne.

Le géomètre (Hippocrate de Chios?).
Ardoise du géomètre.

Ensuite, au centre droit, un groupe magnifique de jeunes, ébahis par leurs découvertes et échangeant leurs regards complices avec leurs camarades, autour d’un géomètre qui examine ou trace au compas des lignes parallèles à l’intérieur d’une étoile hexagonale sur une ardoise posée par terre. Il s’agit de l’illustration d’un théorème dont ne parlent ni Euclide (un aristotélicien), ni Archimède, alors que l’on attribue l’identité de l’un ou de l’autre à cette figure sous les traits de l’architecte Donato Bramante.

Il pourrait s’agir, c’est ma conviction, du géomètre Hippocrate de Chios (N° 17) dont parle Aristote en grand bien. Il a écrit le premier manuel de mathématiques, intitulé Les éléments de la géométrie. Ce travail précède d’un siècle les Éléments d’Euclide. A moins qu’il ne s’agisse de l’architecte Leon Battista Alberti, dont l’église de Mantoue a pu inspirer le Bramante et après tout, auteur, en 1935, de De Pictura, un traité (d’esprit aristotélicien) sur la perspective.

Cependant, en 1485, dans son traité sur l’architecture De re Aedificatoria, Alberti, dans un passage (IX, 5) qui a pu intéresser l’auteur de la fresque, souligna que :

La beauté consiste dans une harmonie et dans un accord des parties avec le tout, conformément à des déterminations de nombre, de proportionnalité et d’ordre telles que l’exige l’harmonie, c’est à dire la loi absolue et souveraine de la nature.

Sur le bord de la tunique : R.V.S.M. (Raphael Vrbinas Sua Manu,
c’est-à-dire, en français : « De la main de Raphaël d’Urbino »).

Enfin, pour ajouter au mystère, on peut lire sur le col de la tunique de cette figure : « R.V.S.M. » (Raphael Vrbinas Sua Manu, c’est-à-dire, en français : « De la main de Raphaël d’Urbino »).

Car, ce qu’aborde le géomètre sur l’ardoise, c’est le rôle que jouent les diagonales de l’hexagone. La réponse est fournie par le tracé géométrique, sous forme d’un hexagone, qui sous-tend la construction de la perspective de la fresque. Les diagonales y font apparaître une belle complémentarité entre la moyenne arithmétique et la moyenne harmonique (voir infographie). C’est une démonstration magistrale dans le domaine du visible, du concept structurant toute la thématique de l’œuvre : la complémentarité, fondement de l’harmonie universelle.

En traçant la ligne d’horizon et les lignes de fuites de la perspective à partir du bas des corniches de chaque arche, le triangle isocèle OAB apparaît. En l’inscrivant dans un cercle dont le centre est le point de fuite central (O), l’on obtient un hexagone. En traçant les diagonales (XB) de cet hexagone, l’on obtient aussi bien la moyenne arithmétique (Y) que la moyenne harmonique (Z). Le tour est joué ! Car leur complémentarité illustre à merveille le motif directeur de l’ensemble de la Chambre de la Signature : l’harmonie universelle qui ordonne la beauté des proportions de l’univers. Crédit : Karel Vereycken

A droite, les géographes Ptolémée (N° 16) et Strabon (N° 15) (avec les traits de Baldassare Castiglione un ami de Raphaël ?) que l’on identifie sans réelles preuves à Zoroastre mais auquel en effet se réfère Pic de la Mirandole, se retrouvent face à face. Le premier montre la terre comme une sphère, le deuxième arbore un globe céleste.

Enfin, à l’extrême droite du premier registre, avec les traits de Raphaël, le peintre légendaire de la cour d’Alexandre le Grand, Appelles de Cos (N° 13). Rappelons que, de son vivant, Raphaël fut surnommé « l’Appelles de son temps ». A côté, son rival, le peintre grec Protogène (N° 14) sous les traits du collègue de Raphaël, le sulfureux mais virtuose fresquiste Sodoma. Venus du monde des artisans, il s’agit ici de marquer l’entrée de deux peintres-décorateurs dans « la cour des grands » et faisant leurs premiers pas dans le monde de la philosophie.

Raphaël, carton préparatoire pour Platon et Aristote. Dans la version finale, leurs tailles respectives ont été égalisées.

Sur le parvis, le sujet central, comme nous l’avons dit, Platon et Aristote. Les traits de Platon dans la fresque n’ont rien à voir avec un quelconque portrait supposé de Léonard de Vinci. Né en 1452, ce dernier n’avait que 56 ans lors de la réalisation de la fresque. Raphaël se serait servi de l’image d’un buste de Platon découvert à Athènes dans les ruines de l’ancienne académie.

Dans l’attroupement à gauche de Platon, se trouve Socrate (N° 6), son maître à penser dont tout le monde connaissait le visage, grâce à des statues romaines. L’identification des autres figures reste largement hypothétique. On pense aux orateurs des dialogues de Platon. Proche de Socrate, son vieil ami Criton (N° 4). Derrière Socrate, l’intellectuel athénien Isocrate (N° 7) qui s’était retiré de la vie politique et bien que proche de Socrate, s’érigeait en rival de Platon. Proche de ce dernier, les cinq interlocuteurs du dialogue de Platon, le Parménide. Parmi eux, Parménide (N° 8), considéré à l’origine du concept de l’Un et du multiple, et le penseur présocratique Zénon d’Elée, réputé pour ses paradoxes philosophiques.

On évoque également le général athénien (ici habillé en soldat romain) Alcibiade (N° 3) et le jeune vétus de bleu pourrait être Phédon d’Elis (N° 5) ou Xénophon, écoutant tout deux un Socrate comptant sur ses doigts, un geste suggérant sa fameuse dialectique.

Tout autoir des penseurs grecs, d’autres figures s’agitent. Derrière Alcibiade, un personnage (peut-être un bibliothécaire) retient un autre personnage en train de courir, le priant d’éviter de déranger les échanges en cours entre philosophes et scientifiques.

A l’extrême gauche, un homme avec un chapeau entre sur scène. Il pourrait s’agir de Plotin (N° 2), une figure fondatrice du néoplatonisme admirée par Bessarion, accompagné de Porphyre (N° 1), un autre néoplatonicien qui apporta sa biographie de Pythagore en messager de l’ancien monde.

A la Renaissance, la réalisation d’une fresque (peint sur du plâtre frais) n’est plus liée à la position des échafaudages (ponts) mais à la décision des ouvriers et des artistes quant à la surface à réaliser dans le cadre d’une journée (giornata) de travail. Généralement il s’agissait d’une surface entre 1 et 4 m2.
Ici les giornata de l’Ecole d’Athènes.

D. LA JUSTICE

La Justice.
A. La Fortitude, B. La Prudence et C. Tempérance.
1. Justinien, 2. Tribonien, 3. Le pape Paul III, 4. Antonio Del Monte, 5. Le pape Léon X, 6. Le pape Grégoire IX, 7. Le pape Clément VII.

En haut, dans la lunette, les trois vertus représentées seraient la Fortitude (A), la Prudence (B) et la Tempérance (C). Avec la Justice, elles constituent les quatre vertus cardinales (profanes). La figure féminine centrale, qui tient un miroir, désigne la Prudence. A gauche, la Fortitude tient dans ses mains une branche de chêne, allusion à la famille della Rovere de laquelle était issue Jules II, le pape commanditaire de ces fresques.

En dessous, une fois de plus la complémentarité est à l’œuvre. A gauche, peint par Lorenzo Lotto, l’empereur romain Justinien (N° 1) reçoit les Pandectes (la loi civile) du juriste byzantin Tribonien (N° 2).

A droite, en pendant, sous les traits de Jules II, le pape Grégoire IX (N° 6) promulgue les Décrétales  ; somme magistrale de droit canonique dont il avait ordonné la compilation raisonnée et dont il ordonna la publication en 1234.

A sa droite (donc à la gauche du spectateur), on voit un cardinal, en robe violette, ayant les traits du cardinal Jean de Médicis, futur pape Léon X (N° 5). Les deux autres cardinaux derrière lui seraient Alessandro Farnese, le futur pape Paul III (N° 3), et Antonio Del Monte (N° 4). Et à sa gauche (à droite pour le spectateur) un cardinal représentant du cardinal Jules de Médicis, le futur pape Clément VII (N° 7). Avec votre image immortalisée sur une fresque située au bon endroit, votre carrière pour finir pape semblerait mieux engagée !

Le fait que Jules II soit représenté portant la barbe permet de dater la fresque au-delà de juin 1511. En effet le pontife, parti de Rome imberbe pour faire la guerre, laissa ensuite pousser sa barbe et fit le vœu de ne pas la raser avant d’avoir libéré l’Italie.

Or il revint à Rome en juin. Les historiens soulignent que la mise en avant du portrait du pape indique comment le thème de la décoration des Chambres se transforma, vers 1511, en celui de la glorification de la papauté. La Justice devient ainsi le droit de Jules II d’imposer « sa » justice.


E. LA POESIE


(LE PARNASSE)

La Poésie (Le Parnasse).
Les poètes :
1. Alcée de Mytilène, 2. Corinna, 3. Pétrarque, 4. Anacréon, 5. Sappho, 6. Ennius, 7. Dante, 8. Homère, 9. Virigile, 10. Stace, 11. Apollon, 12. Tebaldeo, 13. Bocace, 14. Tibulle, 15. L’Arioste, 16. Properce, 17. Ovide, 18. Sannzaro, 19. Pindare.
Les neufs muses :
A. Thalie, B. Clio, C. Euterpe, D. Calliope, E. Polymnie, F. Melpomène, G. Terpsichore, H. Uranie, I. Erato.

Une fenêtre réduit l’espace disponible pour la fresque à une grande lunette ou les personnages sont répartis en petits groupes sur une ligne en demi-cercle.

L’idée sous-jacente ici, prise de saint Thomas, c’est que la vérité se rend accessible à l’homme, soit par la Révélation (Théologie), soit par la Raison (Philosophie). Pour l’école néoplatonicienne, cette vérité se manifeste à nos sens en passant par le Beau (poésie et musique).

La scène peinte ici se déroule près de Delphes, au sommet du Parnasse, la montagne sacrée d’Apollon et demeure des Muses de la mythologie grecque.

La grande fenêtre autour de laquelle s’organise la fresque offre une vue, au-delà du cortile (petit temple circulaire) du Bramante, sur la colline du Belvédère (le mons Vaticanus), où l’on donnait des spectacles et où, dans l’Antiquité, on honorait Apollon, ce qui lui valait le nom d’Apolinis.

Apollon est le patron des musiciens : « c’est par les Muses et l’archer Apollon qu’il est des chanteurs et des citharistes », dit Hésiode. Il inspire même la nature : à son passage « chantent les rossignols, les hirondelles et les cigales ». Sa musique apaise les animaux sauvages et meut les pierres. Pour les Grecs, musique et danse ne sont pas seulement des divertissements : elles permettent de guérir les hommes en accordant les discordances qui rongent leur âme et donc de supporter la misère de leur condition.

Au sommet de la colline, sept lauriers. Près de la source Castalia, Apollon (N° 11), couronné de feuilles lauriers et au centre de la composition, accorde autour de lui les neufs muses (A à I) en jouant sur sa lyre. Sur le côté gauche Calliope (D), celle « qui a une belle voix » et représente la poésie épique, et à droite, Erato (I), « L’aimable » qui représente la poésie lyrique et érotique ainsi que le chant nuptial. Chacune préside à accorder le chœur de l’autre : à gauche derrière Calliope, Thalie (A)(« la florissante, l’abondante »), Clio (B) (« qui est célèbre » et représente l’histoire) et Euterpe (C) (« la toute réjouissante » qui représente la musique). Enfin, juste derrière Erato, Polymnie (E) (« celle qui dit de nombreux hymnes » et représente la rhétorique, l’éloquence et la pantomime), Melpomène (F) (« la chanteuse » qui représente la tragédie et le chant) ; Terpsichore (G) (« la danseuse de charme » ) et Uranie (H) (« la céleste » qui représente l’astronomie).

Et point n’est besoin d’être Pythagore pour compter 7 lauriers sur la montagne et se rappeler que neuf muses plus Apollon font… dix.

Comme le rappelle une des fresques carrées du plafond, Apollon avait triomphé sur Marsyas dans un combat pour s’emparer de la lyre, considérée comme l’instrument divin capable de conduire les âmes au ciel, mieux que la flûte qui n’excite que les basses passions. En détachant l’homme de ses préoccupations matérielles immédiates, la lyre victorieuse permettait de susciter l’amour divin chez les hommes. A cela s’ajoute que chez les Romains, on connaissait une lyre à sept cordes, un héritage pythagoricien, le chiffre sept faisant référence aux sept corps célestes orbitant autour du feu central.

Pour les pythagoriciens et également Héraclite, l’imitation de « l’harmonie des sphères », grâce aux harmonies produites par les sept cordes, permet la purification des âmes.

Apollon au Mont Parnasse, gravure sur bois d’Hans von Kulmbach, publié en 1502.

Cependant, étrangement, Apollon ne tient pas en main une lyre traditionnelle à quatre cordes, mais une lira da braccio (lire à bras). Si Apollon joue ici de la lyre à bras, les muses Calliope, Erato et la sybille Sapho tiennent des lyres identiques à celles du sarcophage dit « des Muses » du Museo delle Terme à Rome.

Dans de nombreuses représentations du XVIe siècle, la lyre à bras est jouée par un ensemble d’anges ou par des personnages mythologiques, tels Orphée et Apollon, mais aussi le roi David, Homère ou des Muses. Parmi ses interprètes, l’on compte notamment Léonard de Vinci, considéré comme le doyen parmi les artistes interprètes de la lire à bras.

L’instrument se dessine essentiellement comme un violon, mais avec une touche plus large et un chevalet plat qui permet un jeu en accords. La lyre est dotée généralement de sept cordes : quatre comme un violon, augmentées d’une corde grave supplémentaire (ce qui fait cinq) et deux cordes passant au-delà de la touche, qui ne sont pas jouées mais servent de bourdon et résonnent à l’octave.

Or, Raphaël, pour créer une harmonie parfaite avec le nombre des muses autour d’Apollon, va faire passer le nombre de cordes de sept à neuf, c’est-à-dire sept ajustables plus deux bourdons.

Ce détail concernant la lyre nous semble avoir été modifiée dans le temps. En effet, une reproduction gravée, de 1517, sans doute à partir de dessins antérieurs à la fresque, ou de son avant projet, par Marcantonio Raimondi, révèle un état bien différent de ce que l’on voit aujourd’hui.

Marcantonio Raimondi, gravure (vers 1517) d’après le Mont Parnasse de Raphaël à la Chambre de la signature.

La composition est moins dense et met en valeur, comme l’Ecole d’Athènes, plusieurs groupes de trois personnages chacun. Ce qui frappe d’abord, c’est que la lyre ancienne dont joue Apollon repose sur sa cuisse, alors que dans la version actuelle, Apollon, un fait vibrer les cordes de sa lira da braccio avec un archet, tout en regardant vers le ciel, en accord avec la fresque du plafond où sont inscrits des paroles de Virgile : « Insufflé par l’esprit » (NVMINE AFFLATVR).

Tout autour, dix-huit poètes sont divisés en plusieurs groupes L’identification de certains est sans équivoque, celle d’autres plus douteuses. Ils sont tous enchaînés les uns aux autres par des gestes et des regards, en formant une sorte de croissant continu.

En haut à gauche, le père de la poésie latine Ennius (N° 6), assis, écoute ravi le chant d’Homère (N° 8), tandis que Dante (N° 7), plus en arrière regarde Virgile (N° 9) qui se retourne vers lui, le poète romain Stace (N° 10), sous les traits d’Ange Politien, à ses côtés. Ce dernier était un disciple du néoplatonicien Marsile Ficin. Pour représenter les figures historiques, Raphaël s’inspira de la statuaire romaine. Ainsi, pour le visage d’Homère, il a repris l’expression dramatique du Laocoon retrouvé quelques années auparavant, en 1506, à Rome.

En bas à gauche se trouvent le poète grec Alcée de Mytilène (N°1), la poétesse grecque Corinna (N° 2), Pétrarque (N° 3) ainsi que le poète grec Anacréon (N° 4). Dans la version finale, deux personnages qui sortent du cadre sont venus enrichir la composition. A gauche, la sibylle Sappho (N° 5) comme l’indique une tablette. Considérée comme la première poétesse de la Grèce antique, elle a vécu aux VIIe et VIe siècle av. JC. D’après les Hymnes homériques, c’est elle qui aurait construit la première lyre afin d’accompagner la récitation poétique. Unique femme dans l’ensemble de la « Chambre de la signature » elle est peinte avec une monumentalité qui n’est pas sans rappeler celle de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine.

Sappho fait le pendant à Pindare (N° 19), et non pas Horace comme on le prétend, considéré comme l’un des plus grands poètes lyriques de la Grèce et pour qui Apollon était le symbole de la civilisation. Pindar est ici en conversation avec le poète italien Jacopo Sannazaro (N° 18), habillé en bleu et debout, et au-dessus d’eux Ovide (N° 17).

A droite, sur le flanc du mont, outre Pindare, Sannazaro et Ovide, cinq autres poètes et orateurs : Antonio Tebaldeo (N° 12), le dos tourné vers Apollon et sous les traits de Baldassare Castiglione ?), Bocace (N° 13), derrière, Tibulle (N° 14), Ludovico Ariosto (N° 15), Properce (N° 16), sous les traits du cardinal poète très « pétrarquiste » Pietro Bembo, un ami d’Inghirami et ennemi d’Erasme, et à ses côtés deux poètes inconnus dits « poètes du futur jugeant le passé ».

L’identification de ces personnages reste largement hypothétique et controversée. Pour arriver à des résultats satisfaisants, il faudrait selon l’historien Albert Chastel, trouver des correspondances précises entre les neuf muses, neuf poètes classiques et neuf modernes, outre le groupement par genre poétique.

Après la mort de Jules II, le pape Léon X fera de la « Chambre de la signature » son salon de musique, remplaçant les livres de son prédécesseur (qui seront déménagés vers la grande bibliothèque de l’étage inférieur) par des intarsiae. Léon X fera également achever le pavement.


F. LA MOSAIQUE AU SOL

Mosaïque de la Chambre de la signature
A. Armoiries du pape, B. Bras spiralé, C. Etoile de David, référence à l’héritage juif.
Détail de la mosaïque de la Chambre de la signature. On peut lire IVLIUS II PONT MAX.

La mosaïque de la « Chambre de la signature » se dit « cosmatesque », d’après le nom des Cosmati, une vieille famille d’artisans et spécialisée dans les mosaïques à quatre couleurs. Certains matériaux proviennent des ruines romaines, le marbre vert du Péloponnèse en Grèce, le porphyre d’Assouan en Egypte, et le marbre jaune d’Afrique du Nord. Le marbre blanc, est originaire des fameuses carrières de marbre de Carrare où Michel-Ange choisissait ses matériaux.

Comme au plafond, au centre de la pièce les armoiries du pape (A), cette fois-ci à l’intérieur d’un carré (son règne terrestre) inscrit dans un cercle (sa mission théologique). Ce premier cercle est entouré de quatre bras spirales qui engendrent chacun un nouveau motif circulaire (B). Ce motif serait d’origine juive. L’étoile de David (C) apparaît à plusieurs reprises dans ce tourbillon créationnel. La doctrine des quatre mondes, décrite dans la cosmologie cabalistique souligne leur unité dynamique.

Après tout, pour Gilles de Viterbe, la découverte récente à l’époque des écrits mystiques juifs relevait de la même importance que la découverte de l’Amérique par Christophe Collomb. Rappelons que pour Jules II, tout comme Platon et Pythagore, Moïse, que Michel-ange sculpte pour son tombeau, annonçait déjà le triomphe ultérieur de l’Église de Rome qui en fera, sous sa direction, la synthèse.

Conclusion

Ainsi, toute la thématique de la « Chambre de la signature » trouve sa pleine cohérence avec l’idée de l’harmonie et de la concordance

Mais lorsqu’on y regarde de plus près, l’on constate qu’il ne s’agit que d’une « complémentarité » au niveau des formes et au service d’un pouvoir temporel déguisé en mission divine. Raphaël, un peintre talentueux, s’y est soumis en fournissant le produit pour lequel on le payait. Il peindra des choses bien pire en se soumettant aux caprices païens du banquier de la papauté Agostino Chigi pour la décoration de sa villa, la Farnesine.

Avec la « Chambre de la signature », on est donc très loin de cette fameuse « coïncidence des opposés » chère à Pythagore, Platon et Nicolas de Cues, qui permet, dans une recherche sans concession de la vérité et par amour de l’humanité, de dépasser les paradoxes et de résoudre un grand nombre de problèmes à partir d’un point de vue supérieur.

En empilant les allégories et les symboles, si elle impressionne, cette œuvre magistrale finit par nous étouffer. Par les règles de sa composition, elle ne peut que sombrer dans le théâtrale et le didactique. Dans un univers purgé de la moindre ironie ou surprise, aucune vraie métaphore saura nous éveiller. Et bien que Raphaël a tenté d’y amener un peu de vie, le spectateur se retrouve fatalement avec un vaste sédiment d’idées fossilisées, aussi mortes que les plus glorieuses ruines de l’Empire romain.

Bibliographie sommaire :

  • Jules II, Ivan Cloulas, Fayard, Paris 1990 ;
  • Léon X et son siècle, Gonzague Truc, Grasset, Paris, 1941 ;
  • Une histoire des empires maritimes, Cyrille P. Coutensais, CNRS, 2013 ;
  • L’Humanisme, l’Europe de la Renaissance, André Chastel et Robert Klein, Editions Skira, Genève, 1995 ;
  • L’Arétin ou l’insolence du plaisir, Bertrand Levergeois, Fayard, Paris, 1999 ;
  • Giorgio Vasari, l’homme des Médicis, Grasset, Paris, 1995 ;
  • Marsile Ficin et l’Art, André Chastel, Droz, Genève, 1996 ;
  • Raphael and the Pope’s librarian, Nathaniel Silver, Ingrid Rowland, Paul Holberton Publishing, 2019 ;
  • Raphael’s Stanza della Signatura, Meaning and Invention, Christiane L. Joost-Gaugier, Cambridge University Press, 2002 ;
  • Pythagoras and Renaissance Europe, Finding Heaven, Christiane L. Joost-Gaugier, Cambridge University Press, 2009 ;
  • Raphaël, Stephanie Buck et Peter Hohenstatt, Könemann, 1998 ;
  • The Intellectual Background of the School of Athens : Tracking Divine Wisdom in the Rome of Julius II, Ingrid D. Rowland, 1996 ;
  • Pagans in the Church : The School of Athens in Religious Contex, Timothy Verdon, 1996 ;
  • Raphael’s School of Athens, Marcia Hall, Cambridge University Press, 1997 ;
  • Raphaël, Konrad Oberhuber, Editions du Regard, Paris, 1999 ;
  • L’énigme de la Segnatura, Raphaël et Sodoma, André-Charles Coppier, Paris, 1928 ;
  • Raphael, John Pope-Hennessy, Harper & Row, Londres, 1970 ;
  • Qui était Raphaël, Nello Ponente, Editions Skira, Genève, 1967 :
  • Vies et doctrines des philosophes illustres, Diogène Laërce, La pochothèque, Paris, 1999 ;
  • Erasme et l’Italie, Augustin Renaudet, Editions Droz, Paris, 2000 ;
  • Erasme parmi nous, Léon Halkin, Fayard, 1987 ;
  • Comment la folie d’Erasme sauva notre civilisation, Karel Vereycken, 2005 ;
  • L’oeuf sans ombre de Piero della Francesca, Karel Vereycken, 2007 ;
  • Albrecht Dürer contre la mélancolie néo-platonicienne, Karel Vereycken, 2007.

NOTES:

*Pour un traitement approfondi du sujet, voir Karel Vereycken, Albrecht Dürer contre la Melancolie néo-platonicienne, 2007.

**L’on voit bien ici d’où certaines sectes, notamment les Anthroposophes de Rudolf Steiner, tirent leur inspiration. Certains s’acharnent encore à vouloir démontrer que Pythagore, croyant en la transmigration des âmes et donc leur réincarnation éventuelle dans des animaux ou des plantes, était un végétarien. Diogène Laërce raconte qu’un jour, « passant près de quelqu’un qui maltraitait son chien, on raconte qu’il [Pythagore, sur le ton de la blague] fut pris de compassion et qu’il adressa à l’individu ces paroles :’Arrête et ne frappe plus, car c’est l’âme d’un homme qui était mon ami, et je l’ai reconnu en entendant le son de sa voix’ ». Toute une série d’auteurs finiront par tomber dans la numérologie et l’ésotérisme irrationnel, en particulier Francesco Zorzi, Agrippa de Nettesheim ou encore Paracelse.

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Bagdad, Damas, Cordoue : creuset d’une civilisation universelle

  Sommaire  

La statue d’al-Mansur, fondateur de Bagdad, détruite par une bombe en 2005.

Avant-propos

Avec les attaques terroristes à répétition, les nouvelles « guerres de religion » et les caricatures provocantes ornant la presse du monde « libre », l’image du monde arabo-musulman, donc d’une partie des Français, se trouve gravement entachée.

Pour éviter les amalgames, malentendus et confusions, il est urgent de rappeler la dette de l’humanité envers 400 ans de Renaissance islamique, celle qui, de Cordoue à Bagdad en passant par Damas et Le Caire, sous le règne des Abbassides, a décoré la couronne de la sagesse humaine avec ses perles de savoir et de beauté. (*)

Les Abbassides

C’est en 750 que la dynastie des Abbassides prend le pouvoir au détriment des Omeyyades de Damas. D’après les historiens, Abu Jafar al-Mansur (714-775), deuxième calife abbasside, se leva un matin de 762 – à l’endroit où il fera ériger Bagdad –, et dit :

Voici un site idéal : d’un côté le Tigre, qui nous permet de recevoir des marchandises de Chine et d’Inde mais aussi d’Anatolie, d’Arménie et des alentours ; de l’autre, l’Euphrate, par lequel nous recevons des biens de Syrie, de l’Est méditerranéen et des environs.

En quatre ans, 100 000 ouvriers construiront la nouvelle capitale du califat, Bagdad (Madinat as-Salam ou « Cité de la paix »), une ville cosmopolite et haute en couleurs. Son nom figurait déjà deux siècles avant dans le Talmud.

Le Bagdad des Abbassides est une cité circulaire d’un diamètre d’environ deux kilomètres. Sa muraille, protégée par un fossé de vingt mètres de large et d’une double enceinte, possède quatre portes : la porte de Syrie au nord-ouest (vers la Méditerranée), la porte de Bassora au sud-ouest (vers le golfe Persique, l’Inde et la Chine), la porte de Koufa au sud-est et celle de Khorasan au nord-est (vers l’Iran et le nord de l’Europe).

C’est là qu’un islam progressiste et ouvert au monde verra le jour. Pour al-Mansur, la mission est claire : aller chercher la connaissance partout et jusqu’en Chine s’il le faut, comme le Coran l’ordonne à tout musulman et encore plus à ses dirigeants !

La médecine

Dès 770, le calife, atteint d’une maladie grave, fait venir de Perse un médecin chrétien du nom de Georges Bakht-Yashua. Lorsque ce dernier, à la demande du souverain, s’installe avec femme et enfants à Bagdad pour y construire des hôpitaux et former des médecins, les sciences médicales prennent leur envol, à Bagdad, à Damas et dans tout l’Empire abbasside. Des auteurs grecs comme Ptolémée et Euclide, mais surtout Galien et Hippocrate, sont alors traduits en arabe.

Sous al-Mansur, puis sous son fils Muhammad al-Mahdi (746-785) et surtout son petit-fils Haroun al-Rachid (763-809) (surnommé le « calife des Mille et une nuits »), théologie, droit, poésie, astronomie, géométrie, médecine, histoire et architecture fleuriront comme jamais à Bagdad. Ville étape de la Route de la soie, la cité abbasside offre, avec Damas, un rayonnement culturel et scientifique qui transformera ces voies commerciales en vastes corridors de développement, irriguant le continent de leurs lumières.

Haroun al-Rachid

Le calife abbasside Haroun al-Rachid (à droite), partenaire stratégique de Charlemagne. (Crédit : Une miniature persane).

Le calife abbasside Haroun al-Rachid (à droite), partenaire stratégique de Charlemagne. Crédit : Une miniature persane.

Le calife abbasside Haroun al-Rachid nouera quant à lui un « partenariat stratégique » avec Charlemagne, lui aussi un véritable chef d’Etat, déterminé à bâtir des écoles et des canaux en Europe pour ouvrir le monde des esprits et du commerce.

Très tôt, en 650, un compagnon de Mahommet se rend en Chine et obtient de l’Empereur Tang l’ouverture d’une première mosquée à Huaisheng, car ce dernier juge l’islam « compatible avec les enseignements de Confucius ».

C’est sous le règne d’Haroun al-Rachid que Bagdad va devenir la cité la plus remarquable de l’univers. Alors que ses poètes chantent le vin et l’amour, ses théologiens et ses savants élaborent une culture de premier plan. Sa population, en trois ou quatre générations, s’élève à deux millions d’habitants, ce qui en fait la plus grande métropole de l’époque.

Elle offre alors l’exemple d’une civilisation raffinée, dont le livre des Mille et une Nuits nous conservent le souvenir, en nous contant les aventures de tous les peuples œuvrant le long de la Route de la soie. Ainsi Aladin est un Chinois et Sinbad un Indien !

Sur le plan commercial, Bagdad adopte les techniques persanes. Les lettres de change sécurisent les transports et un chèque émis au Caire est encaissable aussi bien à Bagdad qu’à Cordoue, à 4000 km de là.

En 2011, des pièces d’argent frappées par Bagdad au IXe siècle ont été retrouvées en Scandinavie, où les commerçants abbassides venaient acheter de l’ambre pour leurs bijoux !

La Maison de la sagesse

Détail d’une miniature du XVIe siècle montrant des astronomes arabes de l’Observatoire de Galata, fondé par le sultan Soliman.
(Crédit : Bibliothèque de l’université d’Istanbul, Turquie).

Détail d’une miniature du XVIe siècle montrant des astronomes arabes de l’Observatoire de Galata, fondé par le sultan Soliman. Crédit : Bibliothèque de l’université d’Istanbul (Turquie).

Ensuite, c’est sous le calife Abu al-Abas al-Mamoun (786-803) (Celui en qui on a confiance), fils d’Haroun, que l’Etat islamique atteint l’apogée de son épanouissement culturel. Car il est d’une immense culture : il fonde en 833 à Bagdad la « Maison de la sagesse » (bayt al-hikma), qui, construite au cœur de la cité circulaire, est à la fois une bibliothèque, un observatoire astronomique et un centre universitaire pluridisciplinaire.

On y traduit des manuscrits grecs en arabe, en pehlvi (alphabet perso-arabe), en persan et en syriaque. Des jeunes savants accourent alors du monde entier, facilitant l’introduction de la science perse, grecque et indienne dans le monde arabo-musulman.

Ils ne doivent pas seulement traduire mais surtout comprendre, enseigner et ré-expérimenter le savoir et les connaissances qu’ils ont la charge de transmettre.

Astronomes, mathématiciens, penseurs, lettrés, traducteurs, fréquentent la Maison de la sagesse. Parmi eux l’inventeur de l’algèbre, al-Kwarizmi (d’où le nom d’algorithme), Al-Jahiz, al-Kindi, Al-Hajjaj ibn Yusuf ibn Matar et Thabit ibn Qurra.

Ils introduisent le zéro, un concept d’origine indienne, calculent la durée de l’année solaire, définissent le zénith et adoptent des Hindous les chiffres de 1 à 9, qu’on appelle aujourd’hui « arabes ».

En étudiant l’anatomie humaine et les auteurs grecs, ils font progresser la science de l’optique et produisent des lentilles convexes et concaves. (**)

Le papier vecteur de progrès

C’est à Samarkand, ville mythique sur la Route de la soie que papetiers chinois et arabes ont développé au VIIIe siècle la production industrielle du papier.

C’est à Samarkand, ville mythique sur la Route de la soie que papetiers chinois et arabes ont développé au VIIIe siècle la production industrielle du papier.

La production de papier, mise au point en Chine plusieurs siècles avant l’imprimerie, se développe d’abord à Boukhara et à Samarkand avant de connaître un développement fulgurant à Bagdad, Damas et Cordoue sans oublier Le Caire.

La constitution d’archives permet d’organiser un État centralisé à la tête d’une administration efficace. Le support papier, bien moins coûteux que le parchemin, accélère la transmission des savoirs et des religions.

Très tôt, on y imprime le Coran mais aussi le Timée de Platon, les Eléments d’Euclide et aussi des auteurs indiens et perses comme Avicenne (Ibn-Sina), dont le Canon de la Médecine guidera les médecins durant des siècles, y compris en Occident.

Alors que la plus grande bibliothèque d’Europe, celle de Paris, dénombre environ 3000 manuscrits, celle de Cordoue en Espagne, sous le calife Al-Hakem II (règne de 961 à 976), en comptait 400 000 !

Les livres n’y sont pas enfermés dans un monastère mais accessibles à tous, aussi bien aux musulmans qu’aux juifs et aux chrétiens.

Renaissance

Un moulin-navire utilisé sur le Tigre au Xe siècle. En immobilisant le bateau grâce à des câbles attachés aux deux rives, l’eau coulant sous le bateau actionne des roues à aubes faisant tourner le moulin.

Cette politique d’éducation de masse entraîne une véritable renaissance. Un artisanat prospère se développe dans tout l’empire abbasside, mais aussi à Cordoue et au Maroc, dont le souvenir subsiste à travers les mots : cordonnier vient de Cordoue, mousseline de Mossoul, produits damasquinés (orfèvrerie à la feuille d’or) de Damas, maroquinerie de Maroc, etc.

Les arabes améliorent les anciens systèmes d’irrigation autour de la Méditerranée. Comme Charlemagne en Europe, à Bagdad, les disciples de la Maison de la sagesse construisent des canaux de jonction permettant d’aménager les grands fleuves pour la navigation et l’agriculture.

Grâce à la Route de la soie, à travers ses liens avec la Perse, l’Extrême-Orient et l’Asie du Sud, le monde arabo-musulman introduit en Occident de nouvelles cultures : riz, haricot, chanvre, canne à sucre, mûrier, abricotier, asperge, artichaut, etc.

La chute

Certes, Bagdad fut déjà ravagée une première fois au XIIIe siècle par les hordes mongoles (guidées d’ailleurs par la main de Venise).

Mais aujourd’hui, attaquée aussi bien de l’intérieur par des mouvances terroristes alimentées par les « alliés » de l’Occident (Arabie saoudite, Turquie, pétromonarchies du Golfe), que par les invasions militaires anglo-américaines sans lendemain (en Irak, en Libye et aujourd’hui en Syrie), la grande culture et la civilisation arabo-musulmane sont menacées de mort.

Que cet article puisse contribuer à mettre fin à cet enfer du choc des civilisations que l’on tente de nous imposer !


NOTES:

*Cet article a été inspiré et nourri par plusieurs articles historiques de notre ami Hussein Askary, parus dans la revue Executive Intelligence Review (EIR).

**Plus tard, Léonard de Vinci, en lisant les Commentaires de Ghiberti, accède aux travaux d’optique d’Ibn al-Haytam étudiés avant lui par les peintres flamands et les théologiens d’Oxford.

https://www.youtube.com/watch?v=zsl5XFloUDY
Histoire de Bagdad

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Venise

 

 

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Raphaël, entre mythe et réalité

L’Ecole d’Athènes, fresque de Raphaël

Document de recherche

pdf version FR: Raphaël, entre mythe et réalité
pdf version EN: Raphael, between myth and reality

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