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Uccello, Donatello, Verrocchio et l’art du commandement militaire

Uccello, Donatello, Verrocchio et l’art du commandement militaire. Enquête et réflexions sur les événements clés et les réalisations artistiques qui ont fait la Renaissance. Par Karel Vereycken, Paris.

Prologue

Livre-catalogue de l’exposition de 2019, National Gallery, Washington.

S’il y a encore beaucoup à dire, à écrire et à apprendre sur les grands génies de la Renaissance européenne, il est temps aussi de s’intéresser à ceux que l’historien Georgio Vasari appela avec condescendance des « figures de transition ».

Comment mesurer l’apport de Pieter Bruegel l’Ancien sans connaître Pieter Coecke van Aelst ? Comment apprécier l’œuvre de Rembrandt sans connaître Pieter Lastman ? En quoi Raphaello Sanzio a-t-il innové par rapport à son maître Le Pérugin ?

En 2019, une exposition remarquable consacrée à Andrea del Verrocchio (1435-1488), à la National Gallery de Washington, a mis en lumière ses grandes réalisations, fulgurances étonnantes d’une beauté inouïe que son élève Léonard de Vinci (1452-1519) a su théoriser et mettre à profit.

Le sfumato de Léonard ? Verrocchio en est le pionnier, notamment dans ses portraits de femmes, exécutés aux traits estompés combinant le crayon, la craie et la gouache.

Andrea del Verrocchio, tête de femme, 1475, technique mixte (crayon, craie et gouache).

Une découverte

En feuilletant le catalogue de cette exposition, ma joie fut grande en découvrant (et à ma connaissance, personne avant moi ne semble l’avoir remarqué) que l’image de l’ange énigmatique qui rencontre l’œil du spectateur dans le tableau de Léonard intitulé La Vierge aux rochers (1483-1486) (Louvre, Paris), à part sa posture plus posée, n’est grosso modo qu’une « citation visuelle » d’un haut-relief en terre cuite (Louvre, Paris) réalisé, nous dit-on, par « Verrocchio et un assistant ».

L’hypothèse qu’il s’agisse de Léonard en personne est plus que tentante, étant donné sa présence comme apprenti auprès du maître !

Bien d’autres ont fait leurs débuts dans l’atelier de Verrocchio, notamment Lorenzo de Credi, Sandro Botticelli, Piero Perugino (maître de Raphaël) et Domenico Ghirlandaio (maître de Michel-Ange).

S’inscrivant dans la tradition des grands chantiers lancés à Florence par le grand mécène de la Renaissance Côme de Medicis pour la réalisation des « portes du Baptistère » et l’achèvement de la coupole de Florence par Philippo Brunelleschi (1377-1446), Verrocchio conçoit son atelier comme une véritable école « polytechnique ».

A Florence, pour les artistes, les commandes affluent. Afin de pouvoir répondre à toutes les demandes, Verrocchio, ayant lui-même reçu une formation d’orfèvre, forme ses élèves comme artisans-ingénieurs-artistes : dessin, anatomie, perspective, géologie, sculpture, travail des métaux, de la pierre et du bois, architecture, décoration intérieure, poésie, musique et enfin, peinture. Un niveau de liberté et une exigence de créativité malheureusement disparus depuis longtemps.

En peinture, Verrocchio aurait fait ses débuts chez le peintre Fra Filippo Lippi (1406-1469). Quant au métier de fondeur de bronze, il aurait été, comme Donatello, Masolino, Michelozzo, Uccello et Pollaiuolo, l’un des apprentis recrutés par Lorenzo Ghiberti (1378-1455) dont l’atelier, à partir de 1401 et pendant plus de quarante ans, est chargé de concevoir et de réaliser les bas-reliefs en bronze de deux des immenses portes du Baptistère de Florence.

D’autres suggèrent que Verrocchio aurait été formé par Michelozzo, l’ancien compagnon de Ghiberti devenu par la suite l’associé en affaires de Donatello. Adolescent, ce dernier avait accompagné Brunelleschi lorsqu’il se rendait à Rome pour y étudier l’héritage de l’art grec et romain, et pas seulement au niveau architectural.

L’héritage humaniste de Ghiberti

Portrait de Ghiberti, bronze, portes du Baptistère, Florence.

En réalité, Verrocchio n’a fait que faire sienne l’approche de l’atelier « polytechnique » de Ghiberti, avec qui il avait appris le métier.

Excellent artisan qu’on accuse à tort d’être resté accroché au « style gothique », lui aussi est orfèvre, collectionneur d’art, musicien, lettré humaniste et historien.

Son génie, c’est d’avoir compris l’importance de la pluridisciplinarité pour les artistes. Selon lui « la sculpture et la peinture sont des sciences de plusieurs disciplines agrémentées de différents enseignements. »

Les dix disciplines qu’il juge important pour former les artistes sont la grammaire, la philosophie, l’histoire. Suivent ensuite la perspective, la géométrie, le dessin, l’astronomie, l’arithmétique, la médecine et l’anatomie.

On ne peut découvrir, pense Ghiberti, que lorsqu’on est parvenu à isoler l’objet de sa recherche de facteurs interférant, et on ne peut trouver qu’en se détachant d’un système dogmatique ;

comme la nature des choses le veut, les sciences cachées sous des artifices ne sont pas constituées afin que les hommes aux poitrines étroites les puissent juger.

Anticipant le type de biomimétisme qui va caractériser Léonard par la suite, Ghiberti affirme qu’il a cherché

à découvrir comment la nature fonctionnait et comment il pouvait s’en rapprocher pour savoir comment les objets viennent à l’oeil, comment fonctionne la vue et de quelle manière on devait pratiquer la statuaire et la peinture.

Ghiberti, qui fréquente le cercle des humanistes animé par Ambrogio Traversari, a le souci de s’appuyer sur l’autorité des textes anciens, en particulier arabes :

Mais pour ne pas répéter de façon superficielle et superflue les principes qui fondent toutes les opinions, je traiterai la composition de l’œil particulièrement selon les opinions de trois auteurs, c’est-à-dire Avicenne (Ibn Sina), dans ses livres, Alhazen (Ibn al-Haytam), dans le premier livre de sa perspective, et Constantin (Qusta ibn Luqa) dans le premier livre sur l’œil ; car ces auteurs suffisent et traitent avec plus de certitude des choses qui nous intéressent.

Bien que volontairement ignoré et calomnié par Vasari, le livre des Commentaires de Ghiberti constitue un véritable manuel pour les artistes, écrit par un artiste. C’est d’ailleurs en lisant ce manuscrit que Léonard de Vinci se familiarise avec d’importantes contributions arabes à la science, en particulier l’œuvre remarquable d’Alhazen, dont le traité d’optique venait d’être traduit du latin en italien sous le titre De li Aspecti, œuvre longuement citée par Ghiberti dans son Commentario terzo. Saint Jean-Baptiste, bronze réalisé par Ghiberti, Orsanmichele, Florence.

Dans ce manuscrit, les apports de Ghiberti sont modestes. Cependant, pour les élèves de son élève Verrocchio, comme Léonard, qui ne maîtrisaient aucune langue étrangère, le livre de Ghiberti mettait à leur disposition en italien une série de citations originales de l’architecte romain Vitruve, de scientifiques et de polymathes arabes comme Alhazen, Avicenne, Averroès et de scientifiques européens ayant étudié l’optique arabe, tels que les franciscains d’Oxford Roger Bacon et John Pecham ou encore le moine polonais Witelo (Vitellion) à Padou.

Ce qui fait dire à l’historien A. Mark Smith que, par l’intermédiaire de Ghiberti, le Livre d’optique d’Alhazen

pourrait bien avoir joué un rôle central dans le développement de la perspective artificielle dans la peinture italienne du début de la Renaissance.

Enfin, en 1412, tout en coordonnant les travaux de la porte du Baptistère, Ghiberti est aussi, avec son Saint Jean-Baptiste, le premier sculpteur de la Renaissance à couler une statue en bronze d’une hauteur de 255 cm pour décorer Orsanmichele, la maison des Corporations à Florence.

La fonte « à la cire perdue »

Pour réaliser des bronzes d’une telle taille, vu le prix du métal, les artistes font appel à la technique dite de « fonte à la cire perdue ».

Technique à la cire perdue, phases de réalisation.

Andrea del Verrocchio, David, bronze, hauteur 126 cm.

Elle consiste à confectionner d’abord un modèle en terre réfractaire (A), recouvert d’une épaisseur de cire correspondant à l’épaisseur de bronze recherchée (B). Ce modèle est ensuite recouvert d’une épaisse couche de plâtre qui, en se solidifiant, forme un moule extérieur. En pénétrant dans ce moule par des tiges prévues à cet effet (J), le bronze en fusion va se substituer à la cire. Enfin, une fois le métal solidifié, on brise le revêtement (K). Reste alors à affûter les détails et polir l’ensemble selon le choix de l’artiste (L).

Cette technique s’avérera par la suite fort utile pour fabriquer des canons et des cloches. Si elle semble avoir été parfaitement maîtrisée en Afrique, notamment à Ifé dès le XIIe siècle, en Europe, ce n’est qu’à la Renaissance, avec les commandes reçues par Ghiberti et Donatello, qu’elle sera entièrement réinventée.

En 1466, à la mort de Donatello, c’est Verrocchio qui devient à son tour le sculpteur en titre des Médicis pour lesquels il réalise une série d’œuvres, notamment, après Donatello, son propre David en bronze (musée national du Bargello, Florence).

Si, avec cette promotion, son ascendance sociale est certaine, Verrocchio se trouve devant le plus grand défi qu’un artiste de la Renaissance ait pu imaginer : comment égaler, voire dépasser Donatello, un artiste dont on n’a jamais assez loué le génie ?

L’art équestre

Le décor ainsi planté, abordons maintenant le sujet de l’art du commandement militaire en comparant quatre monuments équestres :
A) l’empereur romain Marc-Aurèle, sur la place du Capitole à Rome (175 après J.-C.) ;
B) la fresque de John Hawkwood par Paolo Uccello, dans l’église de Santa Maria del Fiore à Florence (1436) ;
C) Erasmo da Narni, dit « Gattamelata » (1446-1450), réalisé par Donatello à Padoue ;
D) Bartolomeo Colleoni par Andrea del Verrocchio à Venise (1480-1488).

Les statues équestres sont apparues en Grèce au milieu du VIe siècle avant J.-C. pour honorer les cavaliers victorieux d’une course. À partir de l’époque hellénistique, elles sont réservées aux plus hauts personnages de l’État, souverains, généraux victorieux et magistrats. À Rome, sur le forum, elles constituaient un honneur suprême, soumis à l’approbation du Sénat. Réalisées en bronze, ces statues équestres se dressent le plus souvent à l’endroit où les troupes ont combattu. Si chaque statue rappelle l’importance du commandement militaire et politique, la manière d’exercer cette responsabilité est bien différente.

A. Marc Aurèle à Rome

Marc Aurèle, copie de la statue en bronze, Place du Capitol, Rome. (340 × 230 × 410 cm).

Marc Aurèle est né à Rome en 121 après J.-C., dans une famille noble d’origine espagnole. A la mort de son père, son oncle l’empereur Hadrien confie l’enfant à son successeur Antonin. Ce dernier l’adopte et lui donne une excellente éducation. Il est initié très tôt à la philosophie par son maître Diognetus. Intéressé par les stoïciens, il adopte un temps leur mode de vie, dormant à même le sol, portant une tunique rêche, avant d’en être dissuadé par sa mère.

En 175, il se rend à Athènes où il se met à encourager la philosophie. Il aide financièrement les philosophes et les rhétoriciens en leur accordant un salaire fixe. Partisan du pluralisme, il soutient l’Académie platonicienne, le Lycée d’Aristote, le Jardin d’Épicure et le Portique stoïcien.

En revanche, sous son règne, les persécutions contre les chrétiens sont nombreuses. Il les considère comme des fauteurs de troubles, du fait qu’ils refusent de reconnaître les dieux romains, et comme des fanatiques.

Érigée en 175 après J.-C., la statue était entièrement dorée. Si on ignore son emplacement dans l’Antiquité, au Moyen Âge, elle se trouvait devant la basilique Saint-Jean-de-Latran, érigée par Constantin, et le palais du Latran, alors résidence papale. En 1538, le pape Paul III fait transférer le monument de Marc Aurèle au Capitole, siège du gouvernement de la ville. Michel-Ange restaure la statue et redessine la place qui l’entoure.

C’est sans doute la statue équestre la plus célèbre, et surtout la seule datant de la Rome antique qui ait survécu, les autres ayant été fondues pour fabriquer des pièces de monnaie ou des armes… Si la statue a survécu, c’est grâce à un malentendu : on pensait qu’elle représentait Constantin, le premier empereur romain à s’être converti au christianisme au début du IVe siècle, et il était hors de question de détruire l’image d’un souverain chrétien.

Marc Aurèle, statue originale, bronze doré, Rome.

Mais la présence d’un ennemi vaincu sous la jambe avant droite du cheval (présence attestée par des témoignages médiévaux, et disparue depuis), le geste de l’empereur et la forme du tapis de selle, inhabituelle dans le monde romain, suggèrent que la statue commémorait les victoires de Marc Aurèle, peut-être à l’occasion de son triomphe à Rome en 176, ou même après sa mort. En effet, son règne (161-180) a été marqué par des guerres incessantes pour contrer les incursions de peuples germaniques ou orientaux aux frontières d’un Empire désormais menacé et sur la défensive.

Le cheval, qui n’est pas très grand mais semble puissant, a été sculpté très soigneusement et avec réalisme. Ses naseaux sont fortement dilatés, ses lèvres tirées par le mors laissent apparaître ses dents et sa langue. La jambe levée, il vient d’être arrêté par son cavalier, qui tient les rênes de la main gauche. Comme lui, le cheval tourne légèrement la tête vers la droite, signe que la statue a été conçue pour être vue de ce côté. Une partie de son harnais est conservée, mais les rênes ont disparu.

L’athlétique cavalier domine néanmoins par sa taille celle de ce puissant cheval, qu’il monte sans étriers (accessoires inconnus des Romains). Il est vêtu d’une tunique courte ceinturée à la taille et d’un manteau d’apparat agrafé sur l’épaule droite. Il s’agit d’un vêtement civil et non militaire, adapté à un contexte pacifique. Il porte des chaussures en cuir maintenues par des lanières entrelacées.

La statue frappe par sa taille (424 cm de haut incluant le socle) et la majesté qu’elle dégage. Sans armure ni arme, les yeux grands ouverts et sans émotion, l’empereur lève le bras droit. Son autorité découle avant tout de la fonction qu’il incarne : il est l’Empereur qui protège son Empire et son peuple en punissant ses ennemis sans pitié.

B. La fresque de Paolo Uccello à Florence

Paolo Uccello, fresque d’un monument équestre en honneur de John Hawkwood (1536), dôme de Florence. 732 × 404 cm.

En 1436, à la demande de Côme de Médicis, Paolo Uccello (1397-1475) est chargé de réaliser une fresque (732 × 404 cm) représentant John Hawkwood (1323-1394), fils d’un tanneur anglais devenu chef de guerre pendant la guerre de Cent Ans en France et dont le nom sera italianisé en Giovanno Acuto. Au service du plus offrant, notamment de villes italiennes rivales, la compagnie de mercenaires de Hawkwood, sanguinaires, inspire la terreur car elle ne fait pas de quartiers.

A Florence, même si cela peut paraître paradoxal, c’est le chancelier humaniste Coluccio Salutati (1331-1406) qui met Hawkwood à la tête d’une armée régulière au service de la Signoria.

Cette démarche n’est pas sans rappeler celle du roi Louis XI qui, pour contrôler les écorcheurs et autres égorgeurs qui ravageaient alors la France, parvint à les discipliner en les incorporant dans une armée permanente, la nouvelle armée royale.

Les humanistes de la Renaissance, notamment Leonardo Bruni (1370-1440) dans son De Militia (1420), sont conscients du fléau que représente l’utilisation de mercenaires dans les conflits. Seule une armée permanente, pensent-ils, formée de professionnels et mieux encore, de citoyens, et entretenue par un Etat ou une ville, peut garantir une paix durable.

Paolo Uccello, portrait présumé, Louvre.

Bien que Hawkwood ait fidèlement protégé la ville pendant 18 ans, son « professionnalisme » de mercenaire était loin de faire l’unanimité, au point d’inspirer le proverbe « Inglese italianato è un diavolo Incarnato » (« Un Anglais italianisé est un diable incarné »). Pétrarque le dénonce, Boccace tente en vain de monter une offensive diplomatique contre lui, sainte Catherine de Sienne le supplie de quitter l’Italie, Chaucer le rencontre et, sans doute, l’utilise comme modèle pour The Knight’s Tale (Les Canterbury Tales).

Tout cela n’empêchera pas Côme, membre de la conspiration humaniste et grand mécène, de vouloir l’honorer lorsqu’il rentre d’exil. Mais à défaut d’une statue équestre en bronze, Florence n’offrira au mercenaire qu’une fresque dans la nef de Santa Maria del Fiore, c’est-à-dire sous la coupole du Duomo.

Image ultraviolet de la fresque d’Uccello.

Dès le début, la fresque de Paolo Uccello a clairement suscité la controverse. Un dessin préparatoire conservé dans les collections du musée des Offices de Florence le montre casqué, plus armé, plus grand et, avec son cheval, dans une position plus militaire. Uccello avait initialement représenté Hawkwood comme « plus menaçant », avec son bâton levé et son cheval « prêt à foncer ».

Une étude récente aux ultraviolets confirme que le peintre avait initialement représenté le condottiere armé de la tête aux pieds. Dans la version définitive, il porte une veste sans manches, la giornea, et un manteau ; seuls ses jambes et ses pieds sont protégés par une pièce d’armure. Enfin, la version finale présente un cavalier moins imposant, moins guerrier, plus humain et plus individualisé.

Dans la dispute, ce n’est pas Uccello qui est blâmé mais ses commanditaires. D’ailleurs, le peintre est rapidement chargé de refaire la fresque d’une façon jugée « plus appropriée ».

John Hawkwood, fresque de Paolo Uccello, détail, cathédrale de Florence.

Malheureusement, il n’existe aucune trace des débats qui ont dû faire rage au sein du conseil de fabrique de la cathédrale (Opera Del Duomo). Ce qui est certain, c’est que dans la version actuelle, le condottiere est passé du statut de chef de guerre dirigeant une bande de mercenaires, à l’image d’un « roi-philosophe » dont la seule arme est son bâton de commandement. Au bas de la fresque, on peut lire en latin : « Giovanno Acuto, chevalier britannique, qui fut en son temps tenu pour un général très prudent et très expert en affaires militaires. »

Par ailleurs, la position du cheval et la perspective du sarcophage ont été modifiées, passant d’un simple profil à une vue di sotto in su.

Si cette perspective est quelque peu surréaliste et la pose du cheval, levant les deux jambes du même côté, tout simplement impossible, il n’en demeure pas moins que la fresque d’Uccello va fixer les normes de l’image idéale et impassible de la vertu et du commandement que doit incarner le héros de la Renaissance : son but n’est plus de « gagner » la guerre (objectif du mercenaire), mais de préserver la paix en prévenant tout conflit (objectif d’un roi-philosophe ou simplement d’un chef d’État avisé, pour qui la prospérité du royaume se mesure en termes du nombre de ses sujets et de leur prospérité).

Changement de paradigme

A ce titre, loin d’être une simple curiosité artistique, la fresque d’Uccello est le marqueur d’un nouveau paradigme, instituant la fin de l’ère des guerres féodales perpétuelles et donc le début de la Renaissance, où s’organise la concorde entre Etats-nations souverains dont la sécurité est indivisible, la sécurité de l’un garantissant celle de l’autre, paradigme encore plus rigoureusement défini lors de la Paix de Westphalie de 1648, lorsqu’elle fait de la notion du respect de « l’avantage d’autrui » la condition même de son succès.

Un historien suggère que les modifications imposées à la fresque d’Uccello faisaient partie de la rénovation de la cathédrale Santa Maria del Fiore voulue en 1436, date de la commande de la fresque, par le pape humaniste Eugène IV, déterminé à convaincre les Églises d’Orient et d’Occident de surmonter pacifiquement leur schisme et de se réunifier, comme cela fut tenté lors du Concile de Florence de 1437-1438 et pour lequel le Duomo était central.

Il est intéressant de noter que la fresque d’Uccello apparaît à peu près à la même époque où, en France, Yolande d’Aragon et Jacques Cœur, dont les relations avec l’Italie sont documentées, ont convaincu le roi Charles VII de mettre fin à la guerre de Cent Ans en créant une armée permanente. En 1445, par ordonnance, il se résout à discipliner et rationaliser l’armée sous la forme d’unités de cavalerie regroupées en Compagnies d’Ordonnances, la première armée permanente à la disposition du Roi de France plutôt que de la noblesse.

C. Le Gattamelata de Donatello (1447-1453) à Padoue

Gattamelata, Donatello, Padoue. Taille : 340 sur 400 cm.

Donatello, portrait présumé, Louvre.

Ce n’est que quelques années plus tard, à Padoue, entre 1447 et 1453, que Donatello (1386-1466) travaillera à la statue d’Erasmo da Narni (1370-1443), un condottiere de la Renaissance, c’est-à-dire le chef d’une armée de métier au service de la République de Venise, qui régnait alors sur la ville de Padoue.

Détail important, Erasmo était surnommé « il Gattamelata ». En français, « faire la chattemite » signifie affecter un faux air de douceur pour tromper ou séduire… qualité qui peut s’avérer fort utile en temps de guerre. D’autres avancent que son surnom de « chat miellé » lui vient de sa mère, Melania Gattelli, ou du cimier (casque) en forme de chat couleur miel qu’il portait au combat…

Né en Ombrie vers 1370, l’homme est d’origine modeste, fils de boulanger. Il apprend le maniement des armes auprès de Ceccolo Broglio, seigneur d’Assise, puis, à l’âge de trente ans, auprès du capitaine Braccio da Montone, connu pour recruter les meilleurs combattants.

En 1427, Erasmo, qui a la confiance de Côme de Médicis, signe un contrat de sept ans avec le pape humaniste Martin V, qui souhaite renforcer un corps d’armée fidèle à sa cause dans le but de mettre au pas les seigneurs d’Émilie, de Romagne et d’Ombrie rebelles à l’autorité papale. Il a acheté une solide armure pour renforcer sa haute stature.

Gattamelata n’était pas un combattant impétueux, mais un maître de la guerre de siège, ce qui l’obligeait à agir lentement, de manière réfléchie et progressive. Il épie longuement sa proie avant de la piéger. En 1432, il s’empare de la forteresse de Villafranca près d’Imola par la seule ruse et sans combat. L’année suivante, il fait de même pour s’emparer de la ville fortifiée de Castelfranco, épargnant ainsi ses soldats et son trésor. Incapables de comprendre sa tactique, certains l’accusaient de lâcheté pour avoir « fui » la ligne de front, sans se rendre compte que cela faisait partie de sa stratégie gagnante.

C’était un capitaine prudent, à la tête d’une troupe parfaitement disciplinée, et soucieux d’entretenir de bonnes relations avec les magistrats des villes qui l’employaient. Il obtient le grade de capitaine général de l’armée de la République de Venise lors de la quatrième guerre contre le duc de Milan en 1438 et meurt à Padoue en 1443.

A sa mort, la République de Venise lui rend les honneurs et Giacoma della Leonessa, sa veuve, passe commande d’une sculpture en l’honneur de son défunt mari pour 1650 ducats. La statue, qui représente le condottiere grandeur nature, sur son cheval, en armure de style antique et tête nue, tenant son bâton de commandement dans sa main droite levée, a été réalisée selon la méthode de la fonte « à la cire perdue ».

Dès 1447, Donatello réalise les modèles pour le moulage du cheval et du condottiere. Les travaux avançant très rapidement, l’œuvre est achevée en 1453 et placée sur son piédestal, dans le cimetière qui jouxte la basilique de Padoue.

Brillant par sa ruse et son astuce, Gattamelata était un combattant réfléchi et efficace dans l’action, le type de chef recommandé par Machiavel dans Le Prince, et qui apparaît au XVIe siècle chez François Rabelais dans son récit des « guerres picrocholines ». Non pas la puissance brute des armes, mais la ruse et l’intelligence seront les qualités majeures que Donatello fera apparaître avec force dans son œuvre.

Contrairement à Marc Aurèle, ce n’est pas son statut social qui confère au commandant son autorité, mais son intelligence et sa créativité dans le gouvernement de la cité et l’art de la guerre. Donatello avait le sens du détail. En regardant le cheval, nous voyons que c’est un animal massif mais loin d’être statique. Il a une démarche lente et déterminée, sans la moindre hésitation.

Gattamelata, détail de la statue en bronze réalisée par Donatello à Padoue. Taille : 340 sur 400 cm.

Mais ce n’est pas tout. Une analyse rigoureuse montre que les proportions du cheval sont d’un ordre supérieur à celles du condottiere. Donatello s’est-il trompé en faisant Erasmo trop petit et son cheval trop grand ? Non, le sculpteur a fait ce choix pour souligner la valeur de Gattamelata qui, grâce à ses compétences, est capable de dompter des animaux d’une taille impressionnante. En outre, les yeux du cheval le suggèrent sauvage et indomptable.

En le regardant, on pourrait penser qu’il est impossible de le monter, mais Gattamelata y parvient sans effort, car en regardant les rênes dans les mains du protagoniste, on remarque qu’il les tient en toute tranquillité. C’est un autre détail qui met en évidence la ruse puissante et l’ingéniosité d’Erasmo.

En outre, avez-vous remarqué que l’un des sabots du cheval est délicatement posé sur une sphère ? Si cette sphère (qui pourrait aussi être un boulet de canon, puisqu’Erasmo était un guerrier) sert à donner de la stabilité à l’ensemble de la composition, elle indique aussi comment cet animal à la force gigantesque (symbolisant ici la violence guerrière), une fois apprivoisé et habilement utilisé, permet de tenir le globe (le règne terrestre) en équilibre.

La ruse

Donatello, détail du Gattamelata, Padoue.

Après le cheval, venons-en maintenant au condottiere. Son expression est fière et déterminée. Il tient en main le bâton de commandement. Il ne s’agit pas seulement d’un objet symbolique ; il pourrait l’avoir reçu en 1438 de la République de Venise.

Contrairement à la fresque d’Uccello, Gattamelata n’est pas habillé comme un prince de son époque, mais bien comme une figure au-delà du temps incarnant le passé, le présent et le futur. Pour capter cela, attentif à chaque détail, Donatello a repris un modèle ancien et l’a modernisé avec un résultat incroyable. Les détails de l’armure du protagoniste comprennent des motifs purement classiques tels que la tête de Méduse (reprise du Marc Aurèle), l’une des trois gorgones de la mythologie grecque, dont les yeux ont le pouvoir de pétrifier tout mortel qui croise son regard.

Bien que le casque de Gattamelata aurait permis de l’identifier immédiatement, Donatello a écarté cette option. Ainsi casqué, il aurait symbolisé un guerrier assoiffé de sang plutôt qu’un homme rusé. En revanche, l’absence de casque permet à l’artiste de nous montrer le regard fixe d’Erasmo, et donc la détermination gravée sur son visage.

En le représentant le visage légèrement incliné et les jambes tendues, l’épée au fourreau placée de biais à son côté, Donatello donne l’illusion d’un déséquilibre, qui renforce dans l’esprit du spectateur l’idée que le cheval avance avec force.

L’historien d’art John Pope-Hennessy est formel :

Les différences fondamentales qui séparent le Gattamelata du Marc Aurèle sautent aux yeux. L’empereur se tient passivement assis sur son cheval, jambes ballantes. Au XVe siècle, en revanche, l’art de l’équitation suppose le recours à des éperons. L’impression d’autorité qui se dégage du monument conçu par Donatello provient de la domination totale du condottiere sur sa monture. (…) Les plantes des pieds sont exactement parallèles à la surface du piédestal, ainsi que les grands éperons à six pointes, étirés jusqu’au milieu du flanc de l’animal.

Ainsi, Gattamelata n’est pas la sculpture classique, grecque ou romaine, d’un héros au physique sculpté, mais une sorte d’homme nouveau qui réussit par la raison.

Le fait que la statue ait un piédestal aussi haut a aussi sa raison d’être. A cette hauteur, le Gattamelata ne partage pas notre propre espace. Il est dans une autre dimension, éternelle et hors du temps.

D. Le Bartolomeo Colleoni de Verrocchio à Venise

Une trentaine d’années plus tard, entre 1480 et 1488, à l’issue d’un concours, Andrea del Verrocchio est sélectionné pour réaliser une grande statue équestre (400 × 380 cm) en bronze d’un autre condottiere italien, Bartolomeo Colleoni (1400-1475).

Mercenaire impitoyable, travaillant tel jour pour un mécène et pour son rival le lendemain, à partir de 1454, il sert la République de Venise avec le titre de général en chef (capitano generale). Il meurt en 1475 en laissant un testament dans lequel il lègue une partie de sa fortune à Venise en échange de l’engagement d’ériger une statue de bronze en son honneur sur la place Saint-Marc.

Le Sénat vénitien accepte d’élever un monument équestre à sa mémoire, tout en mettant les frais à la charge de la veuve du défunt…

En outre, le Sénat refuse de l’ériger sur la place Saint-Marc, qui constitue, avec la basilique consacrée, le cœur vivant de la ville. Le Sénat décide donc d’interpréter les conditions posées par Colleoni dans son testament sans les contredire, en choisissant d’ériger sa statue en 1479, non pas sur la place Saint-Marc, mais dans une zone plus éloignée du centre de la ville, devant la Scuola San Marco, sur le campo dei Santi Giovanni e Paolo.

Bien que Verrocchio ait commencé à y travailler dès 1482, ce projet reste inachevé à sa mort, en 1488. Et c’est, non pas comme le souhaitait Verrocchio, son héritier Lorenzo di Credi qui coulera la statue, mais le vénitien Alessandro Leopardi (qui avait perdu le concours face à Verrocchio), qui n’hésitera pas à la signer de son nom !

Les quatre chevaux du quadrige de la Basilique Saint-Marc de Venise. Statuaire grecque rapportée de Constantinople au XIIIe siècle par les croisées.

Si le cheval est conforme à la typologie des magnifiques chevaux composant le quadrige dominant la basilique Saint-Marc de Venise (statuaire grecque du IVe siècle avant J.-C., ramenée par les croisés de Constantinople à Venise en 1204) et du cheval de Marc Aurèle, sa musculature est plus nerveusement soulignée et tracée. Objectivement, cette statue est idéalement plus proportionnée. Les détails sont également plus fins, grâce aux nouvelles techniques de pré-sculpture, ce qui rend l’œuvre captivante et réaliste.

La sculpture déborde de son piédestal. Selon André Suarès (cité dans La majesté des centaures) : 

Colleone à cheval marche dans les airs, il ne tombera pas.
Il ne peut choir. Il mène sa terre avec lui. Son socle le suit […] Il a toute la force et tout le calme. Marc Aurèle, à Rome, est trop paisible. Il ne parle pas et ne commande pas. Colleone est l’ordre de la force, à cheval. La force est juste, l’homme est accompli. Il va un amble magnifique. Sa forte bête, à la tête fine, est un cheval de bataille ; il ne court pas, mais ni lent ni hâtif, ce pas nerveux ignore la fatigue. Le condottiere fait corps avec le glorieux animal : c’est le héros en armes.

Son bâton de commandement se retrouve même métamorphosé en matraque ! Mais vu que ce n’est pas Verrocchio qui a fondu cette œuvre, ne le blâmons pas pour la fureur guerrière qui en émane.

Andrea del Verrocchio, statue équestre de Bartolomeo Colleoni, Venise. Taille : 400 × 380 cm.

Il est clair qu’ici, Venise, ce vicieux empire financier et maritime esclavagiste se présentant, à l’instar de Gènes, comme une « République », s’est vengée de la belle conception développée à la Renaissance d’un roi philosophe défendant l’Etat-nation. Andrea dell Verrocchio, détail du visage, statue équestre de Bartolomeo Colleoni, Venise.

Sur le plan esthétique, ce mercenaire sent l’animal. En bon observateur, Léonard nous avait prévenus : lorsqu’un artiste représente un personnage prisonnier d’une seule émotion (joie, rage, tristesse, etc.), il finit par peindre quelque chose qui nous éloigne de l’âme véritablement humaine. C’est ce que nous voyons dans cette statue équestre.

S’il montre, au contraire, un visage animé de différentes émotions, l’aspect humain sera mis en valeur. C’est le cas, comme nous l’avons vu, du Gattamelata de Donatello, incarnant ruse, détermination et prudence pour vaincre la peur face à la menace.

Le projet de Léonard de Vinci d’un gigantesque cheval en bronze, auquel il travailla pendant des années, élaborant de nouvelles techniques de fonte du bronze, ne fut malheureusement jamais construit, vu le contexte particulièrement mouvementé de l’époque.

Enfin, au-delà de toutes les interprétations, admirons le savoir-faire de ces artistes. En termes d’artisanat et d’habileté, il fallait généralement toute une vie pour être capable de réaliser des œuvres aussi monumentales, sans parler de la patience infinie et surtout de la passion requise.

A nous de les faire revivre !

Bibliographie :

  • Verrocchio, Sculptor and painter of Renaissance Florence, Andrew Butterfield, National Gallery, Princeton University Press, 2020 ;
  • Lorenzo Ghiberti, Richard and Trude Krautheimer, Princeton University Press, 1982;
  • Uccello, Franco et Stefano Borsi, Hazan, 2004 ;
  • Donatello, John Pope-Hennessy, Abbeville Press, 1993 ;
  • Les Commentaires de Lorenzo Ghiberti dans la culture florentine du Quattrocento, Pascal Dubourg-Glatigny, Histoire de l’Art, N° 23, 1993, Varia, pp. 15-26 ;
  • Monumento Equestre al Gattamelata di Donatello : la Statua del Guerriero Astuto, blog de Dario Mastromattei, mars 2020 ;
  • La sculpture florentine de la Renaissance, Charles Avery, Livre de poche, 1996 ;
  • La sculpture de la Renaissance au XXe siècle, Taschen, 1999 ;
  • Ateliers de la Renaissance, Zodiaque-Desclée de Brouwer, 1998 ;
  • Rabelais et l’art de la guerre, Christine Bierre, 2007 ;
  • La révolution du grec ancien, Platon et la Renaissance, Karel Vereycken, jan. 2021;
  • Avicenne et Ghiberti, leur rôle dans l’invention de la perspective à la Renaissance, Karel Vereycken, mars 2022.
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Comment Jacques Cœur a mis fin à la guerre de Cent ans

La vie de Jacques Cœur, un simple fils de pelletier devenu argentier du roi et dont la devise était « A vaillans cuers, riens impossible », a de quoi nous inspirer aujourd’hui.

Sans attendre la fin de la guerre de Cent Ans (1337-1453), Jacques Cœur, un homme intelligent et énergique mais dont n’existe aucun portrait ni traité, décide de reconstruire une France ruinée, occupée et en lambeaux.

Marchand mais aussi banquier, aménageur du territoire, armateur, industriel, maître de mines dans le Forez, il est le contemporain de Jeanne d’Arc, qui habitera Bourges en 1429, de Gilles de Rais, et le confident d’Agnès Sorel.

En premier lieu, il travaillera avec les papes humanistes de la Renaissance, protecteurs de Nicolas de Cues et de Piero della Francesca. Voyant une Europe menacée d’implosion et de chaos, mettre fin à une guerre interminable et unifier la Chrétienté est leur priorité.

Ensuite, marchant dans les pas de Saint-Louis, Cœur est un des premiers à assumer pleinement la vocation maritime de la France. Enfin, grâce à une politique intelligente de change et en tirant profit des Routes de la soie maritimes et terrestres d’alors, il favorise le commerce international. A Bruges, à Lyon et à Genève, il échange de la soie et des épices contre du drap et des harengs tout en investissant dans la sériciculture, dans la construction navale, dans les mines et la sidérurgie.

Préparant le règne de Louis XI et bien avant Jean Bodin, Barthélémy de Laffemas, Sully et Jean-Baptiste Colbert, son mercantilisme annonce les conceptions d’économie politique perfectionnées par la suite par l’économiste allemand américain Friedrich List ou le premier secrétaire américain au Trésor, Alexander Hamilton.

Nous nous concentrons ici sur sa vision de l’homme et de l’économie et laissons de côté des sujets importants, notamment le procès contre lui, ses rapports avec Agnès Sorel ou encore Louis XI, auxquels de nombreux livres ont été consacrés.

Palais de Jacques Cœur à Bourges, une résidence où il a très peu séjourné.

Jacques Cœur (1400-1454) est né à Bourges où son père, Pierre Cœur, exerce la profession de marchand pelletier. De condition modeste, venu de Saint-Pourçain, ce dernier se marie avec la veuve d’un boucher, ce qui améliore nettement son statut, la corporation des bouchers étant particulièrement puissante.

Guerre de Cent Ans

Ce début du XVe siècle n’est pas particulièrement réjouissant. La « guerre de Cent Ans », oppose le parti des Armagnacs aux Bourguignons alliés à l’Angleterre. Comme lors de la grande faillite systémique des banquiers de la papauté en 1347, les terres agricoles sont pillées ou restent en jachère.

Alors que l’urbanisation avait su prospérer grâce à un monde rural productif, ce dernier est déserté par des cultivateurs qui viendront renforcer les hordes d’affamés peuplant des villes manquant d’eau, d’hygiène et de moyens pour se subvenir. Épidémies et pestes deviennent alors monnaie courante ; égorgeurs, écorcheurs, retondeurs et autres brigands sèment la terreur et rendent impossible toute vie économique véritable.

Jacques Cœur a quinze ans lorsque se déroule chez nous une des plus cuisantes défaites de l’armée française.

La bataille d’Azincourt (1415) (Pas-de-Calais), où la chevalerie française est mise en déroute par des soldats anglais inférieurs en nombre, sonne la fin de l’ère de la chevalerie et le début de la suprématie des armes à distance (arcs, arbalètes, premières armes à feu, etc.) sur la mêlée (corps à corps). Une partie importante de l’aristocratie y est décimée et une part essentielle de territoire passe sous la coupe des Anglais. (voir carte)

Charles VII

Portrait du roi Charles VII par Jean Fouquet.

En 1418, le dauphin, futur Charles VII (1403-1461), que l’on connaît grâce au tableau du peintre Jean Fouquet, échappe à la capture lors de la prise de Paris par les Bourguignons. Il se réfugie à Bourges où il se proclame lui-même régent du royaume de France, eu égard à l’indisponibilité de son père atteint de folie, resté à Paris et tombé au pouvoir de Jean sans Peur, duc de Bourgogne.

Le dauphin est probablement l’instigateur de l’assassinat de ce dernier sur le pont de Montereau le 10 septembre 1419. Avec dérision, on le surnomme « le petit roi de Bourges ». La présence de la Cour donnera un élan à cette ville comme centre des échanges et du commerce.

Considéré comme un homme des plus industrieux et des plus ingénieux, Jacques Coeur, se marie en 1420 avec Macée de Léodepart, fille d’un ancien valet de chambre du duc de Berry, devenu prévôt de Bourges. Sa belle-mère étant la fille d’un maître des monnaies, par son mariage, Jacques Cœur, se retrouve en 1427, avec deux associés, en charge d’un des douze bureaux de change que compte la ville. Sa position suscitera bien des jalousies. Après avoir été accusé de ne pas respecter la quantité de métal précieux contenu dans les pièces qu’il fabrique, il est arrêté et condamné en 1428, mais bénéficie rapidement d’une grâce royale.

Yolande d’Aragon devant la Vierge et l’enfant.

Bien que le traité de Troyes (1420) déshérite le dauphin du royaume de France au profit d’un cadet de la maison des Plantagenêts, Charles VII ne s’en proclame pas moins roi de France à la mort de son père le 21 octobre 1422. Chef de fait du parti armagnac, replié au sud de la Loire, il voit sa légitimité et sa situation militaire nettement s’arranger grâce à l’intervention de Jeanne d’Arc (1412-1431), opérant sous la protection bienveillante de la belle-mère du dauphin : Yolande d’Aragon (1384-1443), duchesse d’Anjou, reine de Sicile et de Naples. (Note 1)

Jeanne participe à la levée du siège d’Orléans et fait sacrer Charles VII, en juillet 1429, comme roi de France à Reims. Yolande d’Aragon noue des contacts avec les Bourguignons préparant la paix et introduit Jacques Coeur à la cour royale. (Note 2)

Une chronique de l’époque dit d’elle qu’elle était considérée « comme la plus sage et la plus belle princesse de la chrétienté ». Selon son petit-fils Louis XI, elle avait « un cœur d’homme dans un corps de femme ».

Voyage au Levant

En 1430, Jacques Cœur, déjà réputé comme un homme « plein d’industrie et de haut engin, subtil d’entendement et haut comprendre ; et toutes choses, si haut fussent-elles, sachant conduire par son travail » (Note N° 3), se lance dans le commerce en créant, avec Barthélémy et Pierre Godard, deux notables de Bourges,

« une société en tout fait de marchandise et mesmement au fait du roy notre seigneur, de monseigneur le dauphin et autres seigneurs, et en toutes autres choses dont ilz pourraient faire proufitt ».

En 1431, Jeanne d’Arc, livrée aux Anglais par les Bourguignons, est brûlée vive à Rouen. Un an plus tard, en 1432, Jacques Cœur se rend au Levant. Diplomate et humaniste, Cœur y va en tant qu’observateur des coutumes ainsi que de la vie économique et politique.

Son navire, cabotant d’un port à l’autre, en longeant la côte d’Italie aussi près que possible, contourne la Sicile et arrive à Alexandrie en Egypte, à l’époque une ville imposante de 70 000 habitants où s’agitent des milliers de navires syriens, chypriotes, génois, florentins et vénitiens.

Port d’Alexandrie au XVIe siècle.

Au Caire, il découvre des trésors inconnus chez nous arrivant de Chine, d’Afrique et d’Inde par la mer Rouge. Autour du Palais du Sultan, des marchands arméniens, géorgiens, grecs, éthiopiens et nubiens proposent des pierres précieuses, de la soie, des parfums, des soieries et des tapis. Les rives du Nil sont plantées de cannes et les entrepôts regorgent de sucre et d’épices.

Vendre de l’argent à prix d’or

« Gros de roi », dit de Jacques Coeur. Pièce en argent, fabriquée à Lyon, émise en 1447.

Pour comprendre la stratégie financière de Jacques Cœur, quelques mots sur le bimétallisme. A l’époque, chez nous, contrairement à la Chine, la monnaie papier n’était pas d’usage. En Occident, tout se payait en pièces métalliques, et avant tout en or.

D’après Hérodote, c’est au VIe siècle avant J.-C., que Crésus aurait émis une monnaie d’argent et une monnaie d’or pur. Sous l’Empire romain, cette pratique avait perduré. Cependant, en Occident, si l’or se faisait rare, les mines de plomb argentifère y étaient prospères.

A cela s’ajoute qu’au Moyen Âge, l’Europe connaît une augmentation considérable des quantités d’argent métal en circulation du fait de nouvelles mines découvertes en Bohême. Le problème, c’est qu’en France, la production nationale ne suffisait point pour satisfaire les besoins du marché intérieur. Par conséquence, elle se voyait obligée d’utiliser son or pour acheter ce qui manquait à l’étranger, ce qui faisait partir l’or hors des frontières.

Selon les historiens, lors de son voyage en Egypte, Cœur observa que les femmes s’y habillaient des draps les plus fins et portaient des chaussures ornées de perles ou de joyaux d’or. En plus, elles adoraient ce qui était à la mode ailleurs, notamment en Europe. Par ailleurs, Cœur connaissait l’existence de mines d’argent et de cuivre mal exploitées dans le Lyonnais et ailleurs en France.

L’historien George Bordonove, dans « Jacques Cœur, trésorier de Charles VII », estime que l’argentier, ancien agent de change, a dû rapidement constater que les Egyptiens, préféraient «  bizarrement, l’argent à l’or, troquant l’un contre l’autre à poids égal », alors qu’en Europe, le taux de change établissait 15 volumes d’argent contre un volume d’or…

En clair, il se rendit à l’évidence que la région « regorgeait d’or » et que la cote de l’argent y était très avantageuse. L’opportunité d’enrichir son pays en obtenant un prix « en or » pour l’argent et le cuivre extrait des mines françaises, a dû lui apparaître comme une simple évidence.

A cela s’ajoute qu’en Chine, seul l’argent a cours. En d’autres termes, le monde arabo-musulman a l’or, mais manque d’argent pour son commerce avec l’Extrême-Orient, d’où son intérêt à s’en procurer en Europe…

Liban, Syrie, Chypre

Mosquée des Omeyyades à Damas.

Cœur se rend ensuite, via Beyrouth, à Damas en Syrie, à l’époque de loin le plus gros centre de commerce entre l’Orient et l’Occident.

La ville est réputée pour ses soieries à figures (les damas), ses voiles de gaze légers, ses confitures et ses essences de rose. Les tissus d’Orient eurent beaucoup de succès, dans les vêtements de luxe.

L’Europe se fournissait en mousseline de soie et d’or venant de Mossoul, de damasquins aux motifs tissés venant de Perse ou de Damas, de soies à décor de figurines nommées baldacchino, de draps à fond rouge ou noir ornés d’oiseaux bleus et or, venant d’Antioche, etc…

Par la « Route de la soie » arrivent également les tapis perses et les céramiques d’Asie. Le voyage se poursuit vers un autre grand entrepôt maritime des Routes de la soie : Chypre, une île dont le cuivre avait offert une prospérité exceptionnelle aux civilisations minoenne, mycénienne et phénicienne.

Tout ce que l’Occident produisait de meilleur se troquait ici contre l’indigo, la soie et les épices.

Gênes et Venise

Lors de son voyage, Cœur va également découvrir les empires maritimes de Venise et de Gênes, chacun disposant de protections d’un Vatican dépendant de ces puissances financières.

Les premiers, pour justifier leur juteux trafic avec les Musulmans affirmaient que « avant d’être chrétien », ils étaient Vénitiens…

Comme l’Empire britannique par la suite, les Vénitiens promouvaient le libre échange total pour soumettre leurs victimes, tout en appliquant un dirigisme féroce chez eux et des taxes prohibitives aux autres. Tout artiste ou personne divulguant un savoir faire vénitien subissait des conséquences terribles.

Venise, avant poste de l’Empire byzantin et fournisseur de la Cour de Constantinople, une ville de plusieurs millions d’habitants, développe la teinture des étoffes, fabrique des soieries, des velours, des articles de verre et de cuir, sans oublier les armes. Son arsenal fait travailler seize mille ouvriers.

Port de Gênes.

Sa rivale, Gênes, disposant de marins très capables et des techniques financières d’avant garde, avait colonisé le Bosphore et la mer Noire d’où affluaient des trésors de Perse et de Moscovie. Elles pratiquaient en plus, sans vergogne, la traite des esclaves, une pratique qu’ils transmettront aux Espagnols et surtout aux Portugais en position de monopole sur le commerce avec l’Afrique.

Évitant l’affrontement direct avec de telles puissances, Cœur se montre fort discret. La difficulté était triple : suite à la guerre, la France manquait de tout ! Elle n’avait ni numéraire, ni production, ni armes, ni navires, ni infrastructures !

A tel point que le grand axe commercial d’Europe s’était déplacé vers l’Est. Au lieu d’emprunter l’itinéraire du Rhône et de la Saône, les marchands passaient par Genève, et remontaient le Rhin pour se rendre à Anvers et Bruges. A cela s’ajoutera bientôt une autre difficulté : une ordonnance royale interdira l’exportation de métaux précieux ! Mais quels immenses profits pouvait tirer le Royaume de l’opération.

Les Conciles

Concile de Constance (1414-18).

Dès son retour du Levant, l’histoire de France s’accélère. Tout en préparant les réformes économiques qu’il souhaite, Jacques Cœur s’implique dans les grands enjeux de l’époque. Par son frère Nicolas Cœur, le futur évêque de Luçon, il jouera un rôle important dans le processus entamé par les humanistes visant, face à la menace turque, à unifier l’église d’Occident.

En effet, depuis 1378, il y avait deux papes, le premier à Rome, et le second à Avignon. Plusieurs conciles tentent alors de surmonter les divisions. Nicolas Cœur y assiste. D’abord, celui de Constance (1414 à 1448), suivi de celui de Bâle (1431) qui, après des interruptions, sera transféré, et ne se clôtura qu’à Florence (1439) établissant une « union » doctrinale entre les églises d’Orient et d’Occident avec un décret qui est lu en grec et en latin, le 6 juillet 1439, dans la cathédrale Santa Maria del Fiore, c’est-à-dire sous la coupole du dôme de Florence, construite par Brunelleschi.

Le panneau central du polyptyque de Gand (1432) peint par le peintre diplomate Jan Van Eyck sur le thème du Lam Gods (l’Agneau de Dieu ou Agneau mystique), symbole du sacrifice du fils de Dieu pour la rédemption des hommes et capable de réunifier une église déchirée par des différences internes. D’où la présence, à droite, des trois papes, ici unis devant l’agneau. Van Eyck exécuta également le portrait du cardinal Niccolo Albergati, un des instigateurs du Concile de Florence ainsi que celui du Chancelier Rolin, un des artisans de la Paix d’Arras en 1435.

La paix d’Arras

Proclamation, à Reims, de la Paix d’Arras.

Pour y arriver, les humanistes se concentrent sur la France. D’abord ils vont réveiller Charles VII. Après les victoires arrachées par Jeanne d’Arc, le temps n’est-il pas venu de reconquérir les territoires perdus sur les Anglais ? Cependant, Charles VII sait qu’une paix avec les Anglais, passe d’abord par une réconciliation avec les Bourguignons. Il entame donc des négociations avec Philippe le Bon, duc de Bourgogne.

Celui-ci n’attend plus rien des Anglais et souhaite se consacrer au développement de ses provinces. La paix avec la France est pour lui une nécessité. Il accepte donc de traiter avec Charles VII, ce qui ouvre, en 1435, la voie à la conférence d’Arras.

Celle-ci est la première conférence européenne sur la paix. Outre le Royaume de France, dont la délégation est menée par le duc de Bourbon, le maréchal de La Fayette et le connétable Arthur de Richemont, et la Bourgogne, conduite par le duc de Bourgogne en personne et le Chancelier Rolin, elle réunit l’empereur Sigismond de Luxembourg, le médiateur Amédée VIII de Savoie, une délégation anglaise, ainsi que les représentants des rois de Pologne, de Castille et d’Aragon. Bien que les Anglais quittent les pourparlers avant la fin, grâce à l’habilité du savant Aenéas Silvius Piccolomini (futur pape Pie II) ainsi que celle d’un cardinal de Chypre, porte-parole du Concile de Bâle, la signature du Traité d’Arras de 1435 permet la conclusion d’un accord de paix entre les Armagnacs et les Bourguignons, c’est-à-dire à la première étape mettant fin à la guerre de Cent Ans.

Entre-temps, le Concile de Bâle, qui s’était ouvert en 1431, va traîner en longueurs sans aboutir et le 18 septembre 1437, le pape Eugène IV, conseillé en cela par le cardinal philosophe Nicolas de Cues et arguant de la nécessité de tenir un concile d’union avec les orthodoxes, transfère le concile de Bâle à Ferrare et ensuite Florence. Seuls restent à Bâle les prélats schismatiques. Furieux, ils « suspendent » Eugène IV et désignent comme nouveau pape le duc de Savoie, Amédée VIII, sous le nom de Félix V. Cet « antipape » obtient peu de soutien politique. L’Allemagne reste neutre et en France, Charles VII se limite à assurer à son royaume un grand nombre de réformes décrétées à Bâle par la Pragmatique Sanction de Bourges du 13 juillet 1438.

Argentier du roi et grand commis d’Etat

Un des couloirs du Palais Jacques Cœur à Bourges. Le toit, sous forme de coque de navire, témoigne de sa grande passion pour les affaires maritimes.

En 1438, Cœur devint Argentier de l’hôtel du roi. L’Argenterie ne s’occupait pas des finances du Royaume. C’était plutôt une sorte d’économat chargé de répondre à tous les besoins du souverain, de ses serviteurs et de la Cour, pour leur vie quotidienne, leur habillement, leur armement, les armures, les fourrures, les tissus, les chevaux, etc.

Cœur va approvisionner la Cour avec tout ce qu’on ne pouvait ni trouver ni fabriquer chez nous, mais qu’il pouvait faire venir d’Alexandrie, de Damas et de Beyrouth, à l’époque des points nodaux majeurs de la Route de la soie terrestre et maritime où il installe ses agents commerciaux, ses « facteurs ».

Suite à cela, en 1439, après avoir été nommé maître des monnaies de Bourges, Jacques Cœur, devient, suite à la reprise de cette ville, maître des monnaies à Paris, et enfin, en 1439, l’argentier du Roi. Son rôle consiste alors à assurer les dépenses quotidiennes du souverain, ce qui le conduit à consentir des avances au Trésor et à contrôler les circuits d’approvisionnement de la Cour.

Ensuite, pour y lever l’impôt, le Roi le nomme, en 1441, commissaire aux États de Languedoc. Souvent, Cœur établit l’impôt sans jamais plomber la dynamique de la reconstruction. Et en cas de difficulté extrême, il prêtera même de l’argent, à taux bas et à long terme, à ceux qui doivent l’acquitter.

Anobli, Cœur devient en 1442 le conseiller stratégique du Roi. Il acquiert un terrain au centre de Bourges pour y construire sa « grant’maison », le Palais de Jacques Cœur. Cet édifice magnifique, doté de cheminées dans toutes les pièces et d’une étuve pour la toilette, a survécu aux siècles mais Coeur y a peu résidé.

Cœur est un véritable commis d’État investi de larges pouvoirs : recouvrir impôts et taxes et négocier pour le compte du roi des accords politico-économiques. Arrivé au sommet, Cœur est désormais dans la position idéale pour étendre son projet longuement mûri.

Gouverner la finance

Le 25 septembre 1443, la Grande Ordonnance de Saumur, promulguée à l’instigation de Jacques Cœur, assainira les finances de l’État.

Comme le relate Claude Poulain dans sa biographie Jacques Coeur :

« En 1444, après l’affirmation du principe fondamental que le roi seul disposait du droit de lever des impôts, mais que ses finances propres ne devaient pas être confondues avec celles du royaume, était édicté un ensemble de mesures qui touchait les Français à tous les niveaux ».

Parmi celles-ci :

« les roturiers, possesseurs de fiefs nobles, se voyaient contraints de payes des indemnités ; les nobles ayant reçu des seigneuries appartenant préalablement au domaine royal, seraient désormais contraints de participer aux charges de l’Etat, sous peine, là encore, de saisie ; enfin, on organisait les services financiers du royaume avec à leur tête un comité du budget formé de fonctionnaires de hauts grades, ’Messieurs des Finances’. »

Or, le Conseil du roi de 1444, dirigé par Dunois, est composé presque exclusivement de roturiers (Jacques Coeur, Jean Bureau, Étienne Chevalier, Guillaume Cousinot, Jouvenel des Ursins, Guillaume d’Estouteville, Tancarville, Blainville, Beauvau et le maréchal Machet). La France se relève et connaît la prospérité.

Si les finances se redressent, c’est avant tout grâce aux investissements stratégiques dans les infrastructures, l’industrie et le commerce. C’est la relance de l’activité, qui permet de faire entrer l’impôt. En 1444 il installe le nouveau Parlement du Languedoc en relation avec l’archevêque de Toulouse et, au nom du Roi, préside les États Généraux.

Un plan d’ensemble

En réalité, les différentes opérations de Jacques Cœur, parfois considérées à tort comme motivées exclusivement par sa cupidité personnelle, forment un plan d’ensemble qu’on qualifierait de nos jours de « connectivité » et au service de « l’économie physique ».

Il s’agit d’équiper le pays et son territoire, notamment grâce à un vaste réseau d’agents commerciaux opérant aussi bien en France qu’à l’étranger à partir des grandes cités marchandes d’Europe (Genève, Bruges, Londres, Anvers, etc.), du Levant (Beyrouth et Damas) et de l’Afrique du Nord (Alexandrie, Tunis, etc.), afin de favoriser des échanges gagnant-gagnant, tout en veillant au réinvestissement d’une partie des bénéfices dans l’amélioration de la productivité nationale : mines, métallurgie, armes, construction navale, formation, ports, routes, fleuves, sériciculture, filature et teinture d’étoffes, papier, etc.

Les mines

Sites miniers autour de Lyon.

Il s’agissait des mines d’argent de Pampailly, à Brussieu, au sud de l’Arbresle et de Tarare, à 25 kilomètres à l’ouest de Lyon, acquis et exploité dès 1388 par Hugues Jossard, un juriste Lyonnais. Elles étaient très anciennes, mais leur exploitation normale avait été fortement perturbée pendant la guerre. A cela s’ajoutait celles de Saint-Pierre-la-Palud et de Joux, ainsi que la mine de Chessy dont le cuivre servira aussi la production d’armement.

Jacques Cœur les rendra fonctionnelles. A proximité des mines, des « martinets », c’est-à-dire des hauts fourneaux chauffés au charbon de bois, transforment le minerai en lingots. Cœur fait venir des ingénieurs, et des ouvriers qualifiés d’Allemagne, à l’époque une région très en avance sur nous dans ce domaine. Cependant, sans système de pompage, l’exploitation des mines n’est pas une sinécure.

Sous la direction de Jacques Cœur, les ouvriers bénéficient de salaires et d’un confort absolu­ment uniques à l’époque. Chaque couchette avait son lit de plumes ou son matelas de laine, un oreiller, deux paires de draps de toile, des couvertures, un luxe alors plus qu’insolite. Les dortoirs étaient chauffés.

La nourriture était d’une rare qualité : pain contenant quatre cinquièmes de froment pour un cinquième de seigle, viande en grande quantité, œufs, fromages, poissons et le dessert comprenait des fruits exotiques : figues et noix par exemple. Un service social était organisé : hospitalisation gratuite, soins dispensés par un chirurgien de Lyon qui tenait « en cure » les victimes d’accidents. Chaque dimanche, un curé des environs venait spécialement célébrer une messe pour les mineurs. En revanche, les ouvriers étaient tenus à une discipline draconienne, faisant l’objet d’une réglementation en cinquante trois articles, qui ne laisse rien au hasard.

Les ports de Montpellier et de Marseille

Dès son retour du Levant, en 1432, Jacques Coeur avait choisi de faire de Montpellier le centre névralgique de ses opérations.

En principe, il était interdit aux Chrétiens de commercer avec les Infidèles.

Mais Montpellier, grâce à une bulle du pape Urbain V (1362-1370) avait obtenu le droit d’envoyer chaque année des « nefs absoutes » en Orient. Jacques Cœur obtiendra du pape qu’elle s’étende à l’ensemble de ses navires. Eugène IV, par la dérogation du 26 août 1445, lui accordera cet avantage, permission renouvelée en 1448 par le pape Nicolas V.

Il faut savoir qu’à l’époque, seul Montpellier, au milieu de l’axe est-ouest reliant la Catalogne aux Alpes (la voie domitienne romaine) et dont les avant-ports s’appelaient Lattes et Aigues-Mortes, dispose d’un hinterland (arrière-pays) doté d’un réseau conséquent de routes à peu près carrossables, une situation exceptionnelle pour l’époque.

En 1963, on a découvert qu’à l’emplacement du village de Lattes (17000 habitants), à 4 km au sud de l’actuelle Montpellier et sur le fleuve Lez, se trouva dès l’Antiquité une cité portuaire étrusque du nom de Lattara, selon certains le premier port d’Europe occidentale.

Cette cité s’érige au cours du dernier tiers du VIe siècle av. JC. Sont alors construites à la fois une enceinte et des maisons en pierre et en brique. Des objets originaux et des graffitis en langue étrusque — les seuls connus en France — ont suggéré l’hypothèse que des courtiers venus d’Étrurie auraient joué un rôle dans la création et l’urbanisation rapide de l’agglomération.

Maquette du port étrusque de Lattara, fondé au VIe siècle avant JC et selon certains le premier port d’Europe occidentale. (Aujourd’hui commune de Lattes, à 4 km au sud de Montpellier).

Commerçant avec les Grecs et les Romains, Lattara est un port gaulois très actif jusqu’au IIIe siècle après JC. Puis les accès maritimes changent et la ville va connaître un engourdissement.

Au XIIIe siècle, sous l’impulsion des Guilhem, seigneurs de Montpellier, le port de Lattes reprend de l’activité pour retrouver sa splendeur lorsque Jacques Cœur y installe ses entrepôts au XVe siècle.

Quant au port d’Aigues-Mortes, aménagé de fond en comble par Saint-Louis au XIIIe siècle pour les départs en croisades, il fut également un des premiers de France. Et pour relier l’ensemble, Saint-Louis creusa le canal dit « de la Radelle » (aujourd’hui canal de Lunel), qui, partait d’Aigues-Mortes, traversait l’étang de Mauguio jusqu’au port de Lattes. Cœur remettra en état de fonctionnement cet ensemble fluvio-portuaire, notamment en construisant Port Ariane à Lattes.

La voie domitienne.

Tous ces éléments disparates deviendront les siècles suivants un réseau efficace articulé autour du Canal du Rhône à Sète, prolongation naturelle du Canal de Midi entrepris par Jean-Baptiste Colbert. (voir carte)

Coeur intéressera les municipalités à son entreprise et tira Montpellier de sa léthargie séculaire. A l’époque la ville ne dispose pas de marché ni de bâtiments couverts pour la vente. Font défaut également : des changeurs, des armateurs et autres négociants de draps et toiles.

Montpellier : résidence de Jacques Cœur, actuellement Hôtel des Trésoriers de la Bourse.

Tout un quartier marchand et d’entrepôts lui doit sa création, c’est la Grande Loge des Marchands, sur le modèle de ce qui se faisait à Perpignan, Barcelone ou Valence.

De nombreuses maisons de Béziers, Vias ou Pézenas lui appartiennent également, mais aussi des demeures à Montpellier, dont l’Hôtel des Trésoriers de France qui, dit-on, était surmonté d’une tour si haute que Jacques Cœur pouvait y voir arriver ses navires au Port de Lattes.

Pourtant, vieille cité marchande et industrielle, Montpellier hébergeait depuis longtemps des Italiens, des Catalans, des musulmans et des juifs qui bénéficiaient d’une tolérance et d’une compréhension rare à l’époque. L’on comprend mieux pourquoi François Rabelais, au XVIe siècle, s’y sentait tellement chez lui. Port de Marseille.

Port de Marseille.

L’arrière-pays y était riche et laborieux. L’on y produisait du vin et de l’huile d’olive, c’est-à-dire des denrées exportables. De ses ateliers sortaient des cuirs, des couteaux, des armes, des émaux et surtout des articles de draperie.

A partir de 1448, confronté aux limites du dispositif et à l’envasement constant des infrastructures portuaires, Cœur installa l’un de ses fondés de pouvoir, le navigateur et diplomate Jean de Villages, son neveu par alliance, dans le port voisin de Marseille, c’est-à-dire en dehors du royaume, chez le Roi René d’Anjou, là où les opérations portuaires étaient plus aisées, un port profond, protégé du Mistral par des collines, des magasins au bord de l’eau et surtout des avantages fiscaux.

L’essor que Jacques Cœur avait donné à Montpellier, Jean de Villages, pour le compte de Coeur, le donna aussitôt à Marseille.

Hôtel de Varenne à Montpellier.

La construction navale

Qui dit bons ports, dit navires de haute mer !

Or, à l’époque, la France sait au mieux construire quelques chalands fluviaux et des bateaux de pêche.

Pour se doter d’une flottille de navires hauturiers, Cœur commande une « galéasse » (modèle perfectionné de « galère » antique, à trois mâts et avant tout conçu pour l’abordage) aux arsenaux de Gênes.

Les Génois, qui n’y voyaient qu’un profit immédiat, découvrent rapidement que Cœur fait copier les formes et dimensions de leur navire par les charpentiers locaux d’Aigues Mortes !

Furibards, ils débarquent sur le chantier naval et le récupèrent, faisant valoir que les marchands languedociens n’avaient pas le droit d’armer des navires et de commercer sans l’accord préalable du Doge de Venise !

Vitrail d’un navire (une caraque) au Palais de Jacques Cœur à Bourges.

Après des négociations compliquées, mais avec l’appui de Charles VII, Cœur récupère son bateau. Cœur laisse alors passer la tempête durant quelques années. Plus tard, sept grands navires sortiront du chantier d’Aigues-Mortes, dont « La Madeleine » sous le commandement de Jean de Villages, un grand marin et son fidèle lieutenant.

A en juger par le vitrail et le bas-relief au Palais de Cœur à Bourges, il s’agit plutôt de caraques, navires des mers du Nord dotés d’une grande voile carré et d’un tonnage nettement supérieur aux galéasses. Ce n’est pas tout !

Ayant parfaitement compris que la qualité d’un navire dépend de la qualité du bois avec lequel on le construit, Cœur, avec l’autorisation du Duc de Savoie, fera venir son bois de Seyssel. Les grumes sont acheminées par le Rhône, en flottage, puis dirigées vers Aigues-Mortes par le canal qui reliait cette ville au fleuve.

Les équipages

Restait à résoudre un dernier problème : celui des équipages. La solution qu’y apporta Jacques Cœur apparut comme révolutionnaire ; par privilège du 22 janvier 1443, il obtint de Charles VII l’autorisation d’embarquer de force, moyennant juste salaire, les « personnes oiseuses vagabondes et autres caïmans », qui rôdaient dans les ports.

Pour comprendre à quel point une telle institution était bienfaisante à l’époque, il faut se rappeler que la France était mise à feu et à sang par des bandes de pillards, les routiers, les écorcheurs, les retondeurs, jetés sur le pays par la guerre de Cent Ans. Comme toujours, Cœur se comporte non seulement selon son intérêt personnel, mais selon l’intérêt général de la France.

Route de la soie

Citadelle du Caire.

Disposant maintenant d’une puissance financière, de ports et de navires, Cœur, en organisant des échanges commerciaux gagnant-gagnant, fera participer à sa façon la France à la Route de la soie terrestre et maritime de l’époque. En premier lieu, il organise « une détente, une entente et une coopération » avec les pays du Levant.

Après que des incidents diplomatiques avec les Vénitiens aient conduit le Sultan d’Égypte à confisquer leurs biens et à fermer son pays à leur commerce, Jacques Cœur, bon seigneur, mais aussi en charge d’un Royaume qui reste dépendant de Gênes et Venise pour leurs fournitures en armes et en matières premières stratégiques, fera intervenir ses agents sur place pour clore l’incident.

Voyant venir d’autres conflits potentiels capables de perturber sa stratégie, et éventuellement inspiré par les grandes missions diplomatiques chinoises de l’amiral Zheng He en Afrique à partir de 1405, il convainc le roi d’envoyer un ambassadeur au Caire en la personne de Jean de Villages, son fidèle lieutenant.

Ce dernier remet alors au Sultan les diverses lettres dont il était porteur. Flatté, ce dernier lui remet une réponse au roi Charles VII :

« Ton ambassadeur, homme d’honneur, gentilhomme, lequel tu nommes Jean de Villages, est venu à la mienne Porte Sainte, et m’a présenté tes lettres avec le présent que tu m’as mandé, et je l’ai reçu, et ce que tu m’as écrit que tu veux de moi, je l’ai fait. Ainsi ai-je fait une paix à tous les marchands pour tous mes pays et ports de la marine, comme ton ambassadeur m’a su demander… Et je mande à tous les seigneurs de mes terres, et spécialement au seigneur d’Alexandrie, qu’il fasse bonne compagnie à tous les marchands de ta terre, et sur tous les autres ayant liberté en mon pays, et qu’il leur soit fait honneur et plaisir ; et quand sera venu le consul de ton pays, il sera à la faveur des autres consuls bien haut… je te mande, par ledit ambassadeur, un présent, c’est à savoir du baume fin de notre sainte vigne, un beau léopard et trois écuelles (coupes) de porcelaine de Chine, deux grands plats de porcelaine décorée, deux bouquets de porcelaine, un lave-mains, un garde-manger de porcelaine décorée, une jatte de fin gingembre vert, une jatte de noyau d’amendes, une jatte de poivre vert, des amandes et cinquante livres de notre fin bamouquet (baume fin), un quintal de sucre fin. Dieu te mène à bon sauvement, Charles, Roy de France. »

La Syrie a été pionnière en termes de sériciculture à telle point qu’on nomme « damas » toute étoffe de soie, de couleur monochrome avec une armure satin, faisant ressortir un contraste de brillance entre le fond et le dessin formé par le tissage.
  • Vers l’Orient, Cœur exporte des fourrures, des cuirs, et surtout des draps de toute sorte, notamment les draps de Flandre et les toiles de Lyon. Ses « facteurs » proposent aussi aux égyptiennes des robes, des manteaux, des coiffures, des parures et des joyaux sortis de nos ateliers. Viennent ensuite les vanneries de Montpellier, l’huile, la cire, le miel et des fleurs d’Espagne pour la fabrication de parfums.
  • Du Proche-Orient, il recevait des soies de Damas (Syrie) ramagées à figures d’animaux, des étoffes de Boukhara (Ouzbékistan) et de Bagdad (Irak) ; du velours ; des vins des îles ; du sucre de canne ; les métaux précieux ; l’alun ; l’ambre ; le corail ; l’indigo de Bagdad ; la garance d’Egypte, la gomme laque, des parfums que lui rapportaient l’essence des fleurs qu’il avait exportées, des épices – poivre, gingembre, girofle, cannelle, des confitures, des noix de mus­cades, etc.
  • De l’Extrême-Orient, par la mer Rouge ou par des caravanes venues de l’Euphrate et du Turkestan, lui parvenaient : l’or du Soudan, la cannelle de Madagascar, l’ivoire d’Afrique, les soie d’Inde, les tapis de Perse, les parfums de l’Arabie – que plus tard évoquera Shakespeare dans Macbeth -, les pierres précieuses des Indes et d’Asie centrale, le lapis-lazuli, les perles de Ceylan, les porcelaines et le musc de Chine, les plumes d’autruche du noir Soudan.

Les manufactures

Comme on l’a vu dans le cas des mines, Cœur n’hésite pas à attirer en France des étrangers possédant un savoir-faire précieux pour y lancer des projets, mettre en œuvre des procédés innovants et surtout former du personnel. A Bourges, il s’associe avec les frères Balsarin et Gasparin de Très, des armuriers originaires de Milan. Après les avoir convaincus de quitter l’Italie, il leur installa des ateliers à Bourges leur permettant de former une main-d’œuvre qualifiée. La région de Bourges reste à ce jour un centre majeur de production d’armements.

Alors que ce n’est que le tout début de l’imprimerie en Europe, à Rochetaillée, sur la Saône et près de Lyon, Cœur achète un moulin à papier.

Le livre des propriétés des choses, Teinturiers au travail, manuscrit copié et peint à Bruges, achevé en 1482. Londres, British Library © The British Library Board/Leemage.

A Montpellier, il s’intéresse aux teintureries, naguère réputées (en raison de la culture de la garance, cette plante s’étant acclimatée en Languedoc) qui périclitaient. L’on comprend plus facilement pourquoi Cœur fait acheter par ses agents de l’indigo, des graines de kermès et autres substances colorantes. Il s’agit de relancer la fabrication des draps, notamment ceux d’écarlate naguère très recherchés.

C’est dans ce but qu’il fait construire, à proximité de l’enceinte, une fontaine, la Font Putanelle, au service de la population et des teinturiers.

A Montpellier, pour les expéditions maritimes, il s’associe également à des affréteurs florentins installés dans la ville.

Par leur intermédiaire, Coeur, en se rendant personnellement à Florence en 1444, fait enregistrer, aussi bien son associé Guillaume de Varye, que son propre fils Ravand, comme membres de « L’Art de la soie », cette prestigieuse corporation florentine dont seuls les membres sont autorisés à produire de la soie à Florence.

Coeur s’associe, comme souvent il le fit en France, cette fois à Niccolo Bonnacorso et aux frères Marini (Zanubi et Guglielmo). La manufacture, dans laquelle il possède la moitié des parts, fabrique, organise et contrôle la production, les filatures, le tissage et la teinture des toiles de soie.

L’on croit savoir que Coeur était également copropriétaire d’une fabrique de draps d’or à Florence, associé dans certaines affaires avec les Médicis, les Bardi, les Bucelli, banquiers et marchands. Il l’était également avec des genevois et des brugeois.

Une force agissante

Pour écouler ses marchandises en France et sur le continent européen, Jacques Cœur organise un vaste réseau de distribution. A une époque où les routes praticables sont extrêmement rares, ce n’est pas tâche facile. La plupart des chemins ne sont guère que des sentiers élargis ou des pistes peu fonctionnelles remontant aux Gaulois.

Cœur, qui se dote de ses propres écuries pour le transport terrestre, rénove et élargit le réseau, supprime les péages intérieurs sur les routes et les fleuves, tout en rétablissant la collecte (abandonnée pendant la guerre de Cent Ans) des impôts (la taille, le fouage, la gabelle) permettant de renflouer les finances publiques.

Le réseau de Jacques Cœur est essentiellement piloté à partir de Bourges. A partir de là, au niveau français, l’on pouvait parler de trois axes majeurs : le nord-sud étant Bruges-Montpellier, l’est-ouest étant Lyon-Tours. A cela s’ajoutait la vieille route romaine reliant l’Espagne (Barcelone) aux Alpes (Briançon) en passant par le Languedoc.

De Bourges, par exemple, on avait transféré l’Argenterie, au service de la Cour, à Tours. Normal, puisque, à partir de 1444, Charles VII se fixe dans un petit château à côté de Tours, celui de Plessis-les-Tours. Ainsi, c’est à l’Argenterie de Tours qu’on va stocker les produits exotiques dont la Cour était friande. Cela n’empêchait pas ces marchandises de repartir vers Bruges, vers Rouen ou d’autres villes du Royaume.

Des comptoirs existaient aussi à Orléans, à Loches, au Mans, à Nevers, à Issoudun et à Saint-Pourçain, berceau de la famille Cœur, mais également à Fangeaux, Carcassonne, Toulouse, Bordeaux, Limoges, Thouars, Saumur, Angers et Paris.

A Orléans et à Bourges, on stockait le sel en provenance de Guérande, du marais vendéen et de la région rochelaise. A Lyon, celui de la Camargue et des salines languedociennes. Les transports fluviaux (sur la Loire, le Rhône, la Saône et la Seine) doublaient les charrois routiers.

La grande grue de Bruges. Miniature du début du XVIe siècle.

Jacques Coeur va relancer et favoriser les foires. Lyon, en raison de sa croissance rapide, de sa situation géographique et de sa proximité avec les mines de plomb argentifère et de cuivre, était un comptoir spécialement actif. Les marchandises y partaient pour Genève, l’Allemagne et les Flandres.

Montpellier recevait les produits du Levant. Cependant, des comptoirs étaient installés tout le long de la côte, de Collioure (à l’époque en Catalogne) à Marseille (chez le Roi René d’Anjou), et, dans l’arrière-pays, jusqu’à Toulouse, et le long du Rhône, en particulier à Avignon et à Beaucaire.

Pour le trafic du sel et, très certainement dans la perspective d’une extension du trafic maritime, un comptoir avait été créé à La Rochelle. Jacques Cœur avait également des « facteurs » à Saint-Malo, à Cherbourg et à Harfleur. Après la libération de la Normandie, ces trois centres prirent de l’importance et s’y joindra celui d’Exmes.

Dans le Nord-est, Reims et Troyes doivent être signalés. On y fabriquait des draps et des toiles. A l’étranger, le comptoir de Genève était de premier ordre, les foires et marchés de cette grande cité ayant déjà acquis un caractère international.

Cœur avait aussi une succursale à Bruges, où l’on ramenait les épices et les soieries du Levant, d’où l’on expédiait des draps et du hareng.

Villes membres de la Ligue Hanséatique.

La fortune de Bruges, comme de nombreuses villes de Flandres vient de l’industrie du drap. La cité est florissante, la puissance des marchands drapiers est considérable. Au XVe siècle, Bruges est un des poumons de la Ligue hanséatique qui réunit les villes portuaires du Nord de l’Europe.

La place de la bourse à Bruges au XVe siècle. A gauche, la factorie des Génois, à droite, en face, celle des Florentins.
Hof Blandelin à Bruges. Construit en 1435, l’édifice abrita dès 1466 la filiale de la Banque Médici

C’est à Bruges que sont traitées les relations d’affaires, que sont rédigés les contrats de prêts et d’assurance maritime. Après le drap, ce sont les industries de luxe qui lui assurent sa prospérité, avec les tapisseries. Par voie terrestre, on rallie Bruges à Montpellier en passant par Paris, en moins de trois semaines.

Entre 1444 et 1449, lors de la trêve de Tours pendant le conflit opposant la France aux Anglais, Jacques Cœur va essayer de bâtir la paix en nouant des liens commerciaux avec l’Angleterre.

Coeur y dépêche son représentant Guillaume de Mazoran. Son autre associé de confiance, Guillaume de Varye se fait livrer des draps de Londres en février 1449, un début de commerce. Il achète également du cuir, des draps et de la laine en Écosse. Une partie ira à La Rochelle, l’autre à Bruges.

A l’international, Cœur poursuit son expansion avec des antennes à Barcelone, à Naples, à Gênes où se forme un parti pro-français et à Florence.

En 1451, lors de son arrestation, Jacques Coeur dispose d’au moins 300 « facteurs » (associés, agents commerciaux, mandataires financiers et fondés de pouvoir), chacun responsable dans sa propre région de son comptoir respectif, mais également animant sur place des « factoreries », favorisant les rencontres et échanges de savoirs-faire entre tous les acteurs de la vie économique. Plusieurs milliers de personnes s’associent et coopèrent avec lui dans les affaires.

Réforme militaire et libération nationale

La création, par l’ordonnance du 8 avril 1448 des Francs-Archers par Charles VII, une armée populaire, mobilisable en cas de guerre.

Le bénéfice de ce commerce très lucratif, Cœur le mettra au service de son pays. Lorsqu’en 1449, à la fin de la trêve, les troupes anglaises sont livrées à elles-mêmes et survivent en pillant les zones qu’elles occupent, Agnès Sorel, la maîtresse du roi, Pierre de Brézé, le chef militaire ainsi que Jacques Cœur, incitent le roi à lancer l’offensive militaire pour libérer enfin l’ensemble du territoire.

Ce dernier déclare alors sans ambages :

« Sire, sous ombre de vous, je reconnais que j’ay de grands proufis et honneurs, et mesme, au pays des Infidèles, car, pour votre honneur, le souldan m’a donné sauf-conduit à mes galées et facteurs… Sire, ce que j’ai, est vôtre. »

On n’est plus en 1435, quand le roi n’avait pas un kopeck pour faire face aux défis stratégiques. Jacques Coeur, contrairement à d’autres grands seigneurs, selon un récit d’époque,

« offrit spontanément de prêter au roi une masse d’or et lui fournit une somme montant, dit-on, à 100 000 écus d’or environ pour l’employer à ce grand et nécessaire usage ».

Sous le conseil de Jacques Coeur et d’autres, Charles VII va procéder à une réforme militaire décisive.

Le 2 novembre 1439, aux États généraux réunis depuis octobre de la même année à Orléans, Charles VII ordonne une réforme de l’armée à la suite de la plainte des États généraux par rapport aux écorcheurs et leurs actions. Comme avait tenté de le faire Charles V (le sage) avant lui, il met en place un système d’armée permanente qui engagerait ces écorcheurs à plein temps contre les Anglais. La noblesse se met en travers de l’ordonnance du roi. En effet, elle a souvent recours aux compagnies d’écorcheurs pour ses propres intérêts et refuse que le roi seul soit à la base du recrutement de l’armée.

En février 1440, le roi découvre que les nobles complotent contre lui. Les contemporains ont donné le nom de Praguerie à cette révolte, en référence aux guerres civiles de la Bohême hussite, à Prague.

Ensuite, le 26 mai 1445, une ordonnance va discipliner et rationaliser l’armée sous la forme d’unités de cavaliers regroupées dans des Compagnies d’Ordonnances.

Il s’agit d’environ 10000 hommes organisés en 15 compagnies d’Ordonnance, confiées à des capitaines éprouvés. Ces compagnies, se subdivisaient en détachements de dix à trente lances que l’on affectait dans des garnisons, afin de protéger les habitants des villes et de patrouiller dans les campagnes.

Arbalétrier chargeant son arme.

Sur un territoire pareillement quadrillé par les précurseurs de notre gendarmerie moderne, le brigandage et la rapine cessa rapidement.

Bien que toujours issue de la noblesse, cette nouvelle formation militaire, constitue la première armée permanente à la disposition du roi de France. Auparavant, quand il voulait faire la guerre, le roi faisait appel à ses vassaux selon la coutume féodale du ban. Mais ses vassaux n’étaient obligés de le servir que pendant quarante jours. S’il voulait poursuivre la guerre, le roi devait recruter des compagnies de mercenaires, une plaie contre laquelle Machiavel mettra par la suite ses lecteurs en garde. Quand la guerre prenait fin, les mercenaires étaient congédiés. Ils se mettaient alors à piller le pays. C’est ce qui s’est passé au début de la guerre de Cent Ans, après les victoires de Charles V et Du Guesclin.

Ensuite, l’Ordonnance du 8 avril 1448, va mettre sur pied le corps des Francs-Archers. Le modèle des « francs archiers » royaux fut probablement pris sur la milice d’archers que les ducs de Bretagne levaient, par paroisse, depuis 1425. L’Ordonnance dispose que chaque paroisse ou groupe de cinquante ou quatre-vingts feux (foyers) doit armer, à ses frais, un homme équipé (arc ou arbalète, épée, dague, jaque et salade) qui doit s’entraîner chaque dimanche au tir à l’arc. En temps de paix, il reste chez lui et ne perçoit pas de solde, mais en temps de guerre, on le mobilise et il reçoit 4 francs par mois. Les Francs-Archers forment donc une armée de réserve, de caractère vraiment national.

Dans le même temps, le grand-maître de l’artillerie Gaspard Bureau et son frère Jean (Note N° 4), développent l’artillerie, avec des canons en bronze capables de tirer des boulets en fonte, des canons à main plus légers, ancêtres du fusil, et des canons très longs ou couleuvrines que l’on peut traîner sur des chariots et amener sur le champ de bataille.

Du coup, quand sonne l’heure de l’offensive, l’armée se met en ordre de bataille. De tout le pays, les Francs-Archers, composés de roturiers formés dans chaque région de France et non plus des nobles, se mettent à converger vers le Nord.

La guerre est lancée, et cette fois-ci, « la bourrasque changeait de coté ».

Sans merci, l’armée française, avec un armement au plus haut niveau, bousculait l’adversaire. C’est notamment le cas lors de la bataille de Formigny près de Bayeux, le 15 avril 1450.

C’est en quelque sorte un Azincourt à rebours puisque les pertes anglaises se montent à 80 % des effectifs engagés avec 4000 tués et 1500 prisonniers. Enfin, villes et places fortes rentrent dans le giron du Royaume !

Au secours d’un pape humaniste

Comme nous l’avons évoqué plus haut, le Concile de Bâle s’était conclu dans la discorde. D’un côté, avec l’appui de Charles VII et Jacques Cœur, Eugène IV est élu pape à Rome en 1431. De l’autre, à Bâle, une assemblée de prélats réunie en concile, cherche à veut s’imposer comme l’unique autorité légitime à diriger la Chrétienté. En 1439, le Concile prononcera la déchéance d’Eugène IV et désignera « son » propre pape : le duc de Savoie, Amédée VIII, qui avait abdiqué et s’était retiré dans un monastère. Il devient pape sous le nom de Félix V.

Son élection ne reposa que sur le soutien de théologiens ou docteurs des Universités mais sans celui d’une grande partie des prélats et des cardinaux.

En 1447, le roi Charles VII chargera Jacques Cœur d’intervenir pour le retour d’Eugène IV et le renoncement de Félix V. Avec une délégation, il se rendit alors à Lausanne auprès de Félix V. Alors que les entretiens se déroulent bien, Eugène IV décède. Alors que Félix V ne voit plus d’obstacles à son pontificat, le Conseil pontifical à Rome procède rapidement à l’élection d’un nouveau pape, le savant humaniste, Nicolas V (Tommaso Parentucelli).

Pour faire valoir l’intérêt de la France auprès de lui, Charles VII envoi Jacques Cœur à la tête d’une vaste délégation. Avant de pénétrer dans la ville éternelle, les Français forment un cortège.

Le défilé est somptueux : plus de 300 cavaliers, vêtus de couleurs vives et chatoyantes, portant armes et bijoux étincelants, montés sur des chevaux richement caparaçonnés, éblouissent et impressionnent tout Rome, à part les Anglais qui se verront doublés par les Français pour servir la mission du pape. Dès les premiers entretiens, Nicolas V fut charmé par Jacques Cœur. Légèrement malade, Cœur sera soigné par le médecin du pape. Grâce aux renseignements obtenus auprès du Pontife, notamment sur les limites des concessions à faire, la délégation de Cœur obtiendra par la suite le retrait de Félix V avec qui Cœur restera en bons termes.

Le Pape humaniste Nicolas V, fresque de Fra Angelico, un des peintres qu’il protégea. Fresque de la Chapelle Nicoline au Vatican.

Nicolas V, rappelons-le, fut une heureuse exception. Surnommé le « pape humaniste », il a connu à Florence, dans l’entourage de Cosme de Médicis, Leonardo Bruni (Note N° 5), Niccolò Niccoli (Note N° 6) et Ambrogio Traversari. (Note N° 7) Avec ce dernier et Eugène IV, dont il fut le bras droit, Nicolas V est l’un des artisans du fameux Concile de Florence qui avait scellé une « Union doctrinale » entre l’Eglise d’Occident et d’Orient. (Note N° 8)

Elu pape, Nicolas V augmentera considérablement la taille de la Bibliothèque vaticane. A sa mort, la bibliothèque renfermera plus de 16 000 volumes, soit plus que toutes les autres bibliothèques princières.

Il accueillera à sa Cour l’humaniste érudit Lorenzo Valla en tant que notaire apostolique. Les œuvres d’Hérodote, Thucydide, Polybe et Archimède seront réintroduites en Europe occidentale sous son patronage. L’un de ses protégés, Enoch d’Ascoli, découvrira un manuscrit complet des Opera minora de Tacite dans un monastère d’Allemagne. Outre ces derniers, il appellera à sa cour toute une série de savants et d’humanistes : l’érudit et ex-chancelier de Florence Poggio Bracciolini, l’helléniste Gianozzo Manetti, l’architecte Leon Battista Alberti, le diplomate Pier Candido Decembrio, l’helléniste Giovanni Aurispa, le cardinal-philosophe Nicolas de Cues, fondateur de la science moderne et Giovanni Aurispa le premier à avoir traduit l’œuvre complète de Platon du grec au latin.

Nicolas V donnera également des gages à ses puissants voisins : à la demande du roi Charles VII, Jeanne d’Arc sera réhabilitée.

Plus tard, dans les mauvais moments, lorsqu’il va se réfugier à Rome, Jacques Cœur sera reçu par Nicolas V comme un membre de sa famille.

Le coup d’Etat contre Jacques Coeur

La vie aventureuse de Jacques Cœur se termina comme dans un roman de cape et d’épée. Le 31 juillet 1451, Charles VII donna l’ordre d’arrêter son argentier. Il saisira ses biens, sur lesquels il préleva cent mille écus pour guerroyer.

S’ouvre alors l’un des plus scandaleux procès de l’histoire de France. La seule raison de ce procès est d’ordre politique. Par ailleurs, les haines des courtisans, surtout des nobles, s’étaient accumulées. En faisant de chacun d’eux un débiteur, Cœur, croyant s’en être fait des alliés, s’en fit de terribles ennemis. En lançant certaines productions nationales, il mit à mal les empires financiers génois, vénitiens mais aussi florentins qui voulurent éternellement s’enrichir en exportant les leurs, notamment la soie, vers la France. Un des plus acharnés, Otto Castellani, un marchand florentin, trésorier des finances de Toulouse mais installé à Montpellier et un des accusateurs que Charles VII nomma commissaire pour poursuivre Jacques Coeur, pratiqua la magie noire et transperça d’aiguilles une figurine en cire de l’argentier !

Enfin, sans doute Charles VII redoutait-il une collusion entre Jacques Cœur et son fils, le dauphin Louis, futur Louis XI, qui suscitait contre lui intrigue sur intrigue.

En 1447, suite à une altercation avec Agnès Sorel, le Dauphin avait été chassé de la Cour par son père et il ne le reverra jamais. Jacques Cœur prêtera de l’argent au dauphin avec lequel il gardera le contact par l’intermédiaire de Charles Astars qui s’occupait des comptes de ses mines.

« Commerce avec les infidèles », « Lèse majesté » « exportation de métaux », et bien d’autres prétextes, les motifs avancés pour le jugement et la condamnation de Jacques Cœur n’ont guère d’intérêt. Ils ne constituent qu’une façade judiciaire. La procédure s’ouvre sur une dénonciation qui fut presque ­aussitôt reconnue calomnieuse.

Tombeau d’Agnès Sorel, Collégiale Saint-Ours à Loches.

Une certaine Jeanne de Mortagne accuse Jacques Cœur d’avoir empoisonné Agnès Sorel, maîtresse et favorite du roi, décédée le 9 février 1450. Cette accusation est invraisemblable et dénuée de tout fondement sérieux ; car, marquant toute sa confiance à Jacques Cœur, elle venait de le désigner comme l’un de ses trois exécuteurs testamentaires.

Cœur est emprisonné pour une dizaine de motifs tout aussi contestables. Lorsqu’il refuse d’admettre ce qu’on lui reproche, on le menace de « la question » (la torture). Confronté aux bourreaux, l’accusé, tremblant de peur, avance qu’il « s’en remet » aux dires des commissaires chargés de le faire craquer.

Une miniature d’époque figurant le Christ (devant le Palais Jacques Cœur à Bourges) en route vers le Mont du Calvaire…

Sa condamnation est prononcée le même jour que la chute de Constantinople, le 29 mai 1453. Ce n’est que grâce à l’intervention du Pape Nicolas V qu’il a la vie sauve. Il s’évade de sa prison de Poitiers, avec la complicité de ses amis, et cheminant la route des couvents dont celui de Beaucaire, il rejoint Marseille pour Rome.

Le Pape Nicolas V le reçoit comme un ami. Le pontife meurt et son successeur le remplace. Jacques Cœur, affrète alors une flotte au nom de son illustre hôte, et s’en va combattre les infidèles. Jacques Cœur, nous dit-on, serait mort le 25 novembre 1456 sur l’île de Chios, une possession génoise, lors d’un combat naval avec les Turcs.

Le grand roi Louis XI, fils mal-aimé de Charles VII, comme le prouvent ses ordonnances en faveur de l’économie productive, continuera le redressement de la France amorcé par Jacques Cœur. De nombreux collaborateurs de Cœur se mettront rapidement à son service, y compris Geoffroy, son fils qui, en tant qu’échanson, sera l’homme de confiance de Louis XI.

Charles VII, par lettres patentes datées du 5 août 1457, restitue à Ravant et Geoffroy Cœur une faible partie des biens de leur père. Ce n’est que sous Louis XI, que Geoffroy obtient la réhabilitation de la mémoire de son père et des lettres de restitution plus complètes.


NOTES:
1. Pendant les cinq années qui s’écoulent entre les premières apparitions de Jeanne d’Arc et son départ pour Chinon, plusieurs personnes attachées à la Cour séjournent en Lorraine, dont René d’Anjou, fils puîné de Yolande d’Aragon. Tandis que Charles VII reste indécis, sa belle-mère accueille La Pucelle avec une sollicitude toute maternelle, lui ouvre les portes, fait pression sur le roi jusqu’à ce qu’il daigne la recevoir. Lors du procès de Poitiers, quand il faut s’assurer de la virginité de Jeanne, c’est elle qui préside le conseil des matrones chargé de l’examen. Elle lui apporte également une aide financière, l’aide à réunir son équipement, lui ménage des étapes sûres sur la route d’Orléans, rassemble des vivres et des secours pour les assiégés. Pour cela, elle n’hésite pas à ouvrir largement sa bourse, allant jusqu’à vendre ses bijoux et sa vaisselle d’or. Ce soutien sera récompensé le 30 avril 1429 par la délivrance d’Orléans, puis le 17 juillet par le sacre du roi à Reims.

2. Georges Bordonove, Jacques Coeur, trésorier de Charles VII, p. 90, Editions Pygmalion, 1977).

3. Description donnée par le grand chroniqueur des Ducs de Bourgogne, Georges Chastellain (1405-1475), dans Remontrances à la reine d’Angleterre.

4. Jean Bureau était le grand maître de l’artillerie de Charles VII. À l’occasion de son sacre en 1461, Louis XI le fait chevalier et membre du Conseil du Roi. Louis XI loge dans la maison des Porcherons de Jean Bureau, dans le nord-ouest de Paris, après son entrée solennelle dans la capitale. La fille Isabelle de Jean Bureau s’est marié avec Geoffroy Coeur, le fils de Jacques.

5. Leonardo Bruni a succédé à Coluccio Salutati à la chancellerie de Florence après avoir fait partie de son cercle de lettrés qui comprenait, entre autres, Poggio Bracciolini et l’érudit Niccolò Niccoli, pour discuter des œuvres de Pétrarque et de Boccace. Il fut un des premiers à étudier la littérature grecque et il a contribué grandement à l’étude du latin et du grec ancien, en proposant la traduction d’Aristote, de Plutarque, de Démosthène, de Platon et d’Eschyle.

6. Niccolò Niccoli a constitué une bibliothèque, l’une des plus célèbres de Florence, des plus prestigieuses de la Renaissance italienne. Il était assisté d’Ambrogio Traversari pour ses travaux sur les textes en grec (langue qu’il ne maîtrisait pas). Il a légué cette bibliothèque à la république florentine à la condition de la mettre à disposition du public. Cosme l’Ancien de Médicis fut chargé de mettre en œuvre cette condition et la bibliothèque fut confiée au couvent dominicain San Marco. Cette bibliothèque fait aujourd’hui partie de la bibliothèque Laurentienne.

7. Prieur général de l’ordre des Camaldules, Ambrogio Traversari est, avec Jean Bessarion, un des auteurs du décret d’union des Églises. Selon l’historien de la cour d’Urbino, Vespasiano de Bisticci, Traversari réunissait dans son couvent de S. Maria degli Angeli près de Florence le cœur du réseau humaniste : Nicolas de Cuse, Niccolo Niccoli, qui possédait une immense bibliothèque de manuscrits platoniciens, Gianozzi Manetti, orateur de la première Oration sur la dignité de l’homme, Aeneas Piccolomini, le futur pape Pie II et Paolo dal Pozzo Toscanelli, le médecin-cartographe, futur ami de Léonard de Vinci, que Piero della Francesca aurait également fréquenté.

8. Philosophiquement parlant, rappeler à toute la Chrétienté l’importance primordiale du concept du filioque, littéralement « et du fils », signifiant que le Saint-Esprit (l’amour divin) ne procédait pas uniquement du Père (le potentiel infini) mais également du Fils (sa réalisation, à travers son fils Jésus, à l’image vivant duquel chaque être humain avait été créé), était une révolution. L’Homme, la vie de chaque femme et homme, est précieuse car animée par une étincelle divine qui la rend sacrée. Cette haute conception de chaque individu, se traduisait dans les relations entre les humains et leurs relations avec la nature, c’est-à-dire, l’économie physique.

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