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Israël-Palestine: faisons de l’eau une arme pour la Paix !

L'eau pour la paix

Sommaire:

1. Géographie

La mer Morte se trouve à moins 415 mètres en dessous du niveau de la mer.

Quatre pays se partagent le bassin du Jourdain, le Liban, la Syrie, la Jordanie et Israël, auxquels il faut ajouter les territoires palestiniens de Cisjordanie et de Gaza.

Logée dans le creux d’une dépression tectonique se situant sur la grande faille qui court depuis Aqaba jusqu’à la Turquie, la vallée du Jourdain est l’un des bassins de vie les plus bas au monde, puisqu’il se jette dans la mer Morte, à 421 mètres sous le niveau des océans.

Voir carte topographique interactive

De plus, il s’agit d’un bassin endoréique, c’est-à-dire d’un cours d’eau n’aboutissant ni à la mer ni à l’océan. Comme pour le bassin de la mer d’Aral en Asie centrale, ceci implique que toute eau puisée ou détournée en amont réduit le niveau de son réceptacle ultime, la mer Morte (voir plus bas) et pourrait même, éventuellement, la faire disparaître.

Vallée du Jourdain.

Tout en restant une artère fondamentale pour toute la région, le Jourdain est un fleuve présentant plusieurs inconvénients : son cours n’est pas navigable, son débit reste peu élevé et ses eaux, fortement salées, sont polluées.

Comme un des facteurs clés de l’équation (le nexus) « eau, énergie, nourriture », trois facteurs dont l’interdépendance est telle qu’on ne peut les traiter isolément, l’aménagement de la ressource en eau reste un enjeu capital et occupe une place primordiale pour tout avenir partagé entre Israël et ses voisins arabes.

2. Pluviométrie et ressources hydriques

Le Moyen-Orient forme une longue bande aride qui n’est interrompue qu’accidentellement par des zones où les précipitations sont abondantes (autour de 500-700 mm/an), par exemple les montagnes du Liban, de la Palestine, du Yémen.

Géographiquement, une bonne partie du Moyen-Orient est située au Sud de l’isohyète (ligne imaginaire reliant des points d’égales précipitations) indiquant les 300 mm/an. Cependant, les précipitations n’ont qu’un effet limité du fait de leur saisonnalité (octobre-février).

Par conséquent, le débit et les crues des cours d’eaux sont irréguliers au fil de l’année, en plus d’être irréguliers entre les années. Idem pour l’alimentation des nappes phréatiques.

Maintenant, en termes de ressources totales en eau par personne et par Etat, elles sont très inégalement réparties.

État par État, les ressources totales en eau sont très inégalement réparties dans la région :
La Turquie et l’Irak disposent de plus de 4 000 mètres cubes par personne et par an, et le Liban d’environ 3 000 m³/personne/an, ce qui est supérieur à la moyenne régionale (1 800 m³/personne/an).
La Syrie et l’Égypte ont environ 1 200 m³/personne/an, soit un tiers de moins.

D’autre part, certains pays se situent en dessous de la fourchette critique de 500 m³/an/habitant :
Israël et la Jordanie disposent de 300 m³/an/habitant, et les Territoires palestiniens (Cisjordanie-Gaza) de moins de 200 m³/an/habitant. Ils se trouvent dans ce que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) appelle une situation de « stress hydrique ».

Le Moyen-Orient jouit d’une abondance d’eau à l’échelle régionale, mais compte de nombreuses zones en pénurie chronique, à l’échelle locale.

3. Hydrographie du bassin du Jourdain

A. Source

Long de 360 km de long, le fleuve Jourdain naît de l’eau qui descend des pentes du Jabal el-Cheikh (mont Hermon) au sud du Liban, sur la frontière avec la Syrie.

B. Affluents

Une fois passée la frontière israélienne, trois affluents rejoignent le Jourdain à environ 6 km en amont de l’ancien lac Houleh (aujourd’hui assaini) :

1. Le Hasbani, avec un débit de 140 millions de mètres cubes par an, prend sa source au Liban, qu’il parcourt sur 21 km. Son cours supérieur varie fortement en fonction des saisons, alors que son cours inférieur est plus régulier.

2. Long de 30 km, le Banias, actuellement placé sous le contrôle d’Israël, a un débit annuel proche de celui de l’Hasbani (140 MMC/an). Il prend sa source en Syrie sur les hauteurs du Golan, et s’étire en Israël sur environ 12 km avant de se jeter dans le Haut Jourdain.

3. Le Nahr Leddan (ou le Dan) se forme en Israël lorsque se rejoignent les eaux provenant en majorité des hauteurs du Golan. Bien que restreint, son cours reste stable et son débit annuel est supérieur à ceux des deux autres affluents du haut Jourdain, puisqu’il dépasse les 250 MMC/an.

C. Lac de Tibériade (Mer de Galilée, lac de Kinneret)

Le Jourdain parcourt ensuite 17 km de gorges étroites pour arriver au lac de Tibériade, où la salinité est forte, d’autant plus qu’on a détourné des cours d’eau douce qui s’y jetaient. Le lac de Tibériade reçoit cependant les eaux des multiples petits cours d’eau traversant les hauteurs du Golan.

D. La rivière Yarmouk

Le Jourdain rencontre alors la rivière Yarmouk (arrivant de Syrie), puis décrit des méandres sur 320 km (109 km à vol d’oiseau) avant d’atteindre la mer Morte. Ces 320 km sont occupés par une plaine humide (le zor humide), à la végétation subtropicale, dominée des deux côtés (cisjordanien et jordanien) par des terrasses sèches et ravinées.

4. Sources d’eau pour Israël

L’État hébreu dispose de quatre principales sources d’approvisionnement en eau.

A. Eaux de surface

Israël bénéficie des réserves en eau douce du lac de Tibériade en Galilée, au nord du pays. Traversée par le Jourdain, cette petite mer intérieure représente 25 % des besoins en eau d’Israël. Cette source d’eau a été sanctuarisée par son annexion dans les hauteurs du Golan et son occupation au Sud Liban.

B. Eaux souterraines

En plus des eaux de surface (rivières), le pays peut compter sur ses aquifères côtiers, de Haïfa à Ashkelon. Située entre Israël et la Cisjordanie occupée, la principale nappe phréatique, l’aquifère de montagne Yarkon-Taninim, a une capacité de 350 MMC/an. Dans le nord-est et l’est de la Cisjordanie se trouvent deux autres nappes, d’une capacité respective de 140 et 120 MMC/an.

C. Dessalement de l’eau de mer

Cinq usines de dessalement construites le long du littoral israélien – à Soreq, Hadera, Ashkelon, Ashdod et Palmachim – fonctionnent actuellement et deux autres sont en cours de construction. Ensemble, ces usines devraient représenter 85 à 90 % de la consommation annuelle d’eau d’Israël, ce qui constitue un changement de cap remarquable.

L’usine de dessalement de Sorek, située à environ 15 km au sud de Tel Aviv, est devenue opérationnelle en octobre 2013 avec une capacité de traitement de l’eau de mer de 624 000 m³/jour, ce qui en fait la plus grande usine de dessalement d’eau de mer au monde. L’installation de dessalement utilise le processus d’osmose inverse de l’eau de mer (SWRO) pour fournir de l’eau au système national de transport d’eau d’Israël (NWC, voir ci-dessous). La construction d’une douzaine d’autres unités de ce type est envisagée.

Israël, qui est confronté à de graves sécheresses depuis 2013, a même commencé à pomper de l’eau de mer dessalée de la Méditerranée dans le lac de Tibériade, une performance unique au monde. Alors qu’Israël était confronté à une pénurie d’eau il y a deux décennies, il exporte désormais de l’eau vers ses voisins (mais pas trop vers la Palestine). Israël fournit actuellement 100 millions de m3 à la Jordanie et répond à 20 % de ses besoins en eau.

A partir de 100 litres d’eau de mer, on peut obtenir 52 litres d’eau potable et 48 litres d’eau saumâtre. Bien que très performant et très utile, ce type de technologie reste à perfectionner car pour l’instant, il rejette en mer des saumures qui perturbent l’écosystème marin. Pour réduire cette polution et la transformer en déchets solides, il faut augmenter les traitements et donc la consommation énergétique.

D. Recyclage des eaux usées

Le pays se vante de recycler entre 80 % et 90 % de ses eaux usées pour alimenter les cultures agricoles. Ces eaux traitées, utilisées pour l’irrigation, sont appelées effluents. Leur taux d’utilisation en Israël est l’un des plus élevés au monde.

Le traitement est effectué par 87 grandes stations d’épuration des eaux usées qui fournissent plus de 660 millions de m3 par an. Cela représente environ 50 % de la demande totale en eau pour l’agriculture et environ 25 % de la demande totale en eau du pays. Israël a pour objectif de doubler la production d’effluents pour le secteur agricole d’ici 2050.

5. Projets d’aménagement

David Ben Gourion.

Pour Israël, se doter de ressources en eau dans une région désertique, par la technique, la force militaire et/ou la diplomatie, a été dès le début un impératif régalien pour répondre aux besoins d’une population en forte croissance et, aux yeux du reste du monde, une démonstration de sa supériorité.

Cette symbolique se manifeste notamment à travers la figure du père de l’État hébreu, David Ben Gourion (1886-1973), qui avait pour objectif de faire « fleurir » le désert du Néguev, au sud du pays.

Dans son ouvrage Southwards (1956), Ben Gourion décrit ainsi son ambition :

A. Aqueduc national

De 1959 à 1964, les Israéliens ont construit le National Water Carrier of Israël (NWC ou aqueduc national), à ce jour le plus grand projet hydraulique du pays.

Les premières idées sont apparues dans le livre Altneuland (1902) de Theodor Herzl, dans lequel il parle d’utiliser les sources du Jourdain à des fins d’irrigation et de canaliser l’eau de mer pour produire de l’électricité depuis la Méditerranée, près de Haïfa, jusqu’à un canal parallèle au Jourdain et à la mer Morte, en passant par les vallées de Beit She’an et du Jourdain.

« Tout l’avenir économique de la Palestine dépend de son approvisionnement en eau », déclarait en 1919 Chaïm Waizmann, le dirigeant de l’Organisation sioniste mondiale. Seulement, il préconisait d’intégrer la vallée du Litani (sud du Liban actuel) à l’Etat palestinien.

Le projet d’aqueduc national (NWC) été conçu dès 1937, bien que sa planification détaillée ait commencé après la reconnaissance d’Israël, en 1948.

Avec le NWC, l’écoulement naturel du Jourdain est empêché par la construction d’un barrage, construit au sud du lac de Tibériade. A partir de là, l’eau est déviée vers l’aqueduc national, un système long de 130 km combinant tuyaux géants, canaux ouverts, tunnels, réservoirs et stations de pompage à grande échelle. L’objectif est de transférer l’eau du lac de Tibériade vers le centre très peuplé et le sud aride, y compris le désert du Néguev.

Lors de son inauguration en 1964, 80 % de son eau était allouée à l’agriculture et 20 % à l’eau potable. En 1990, l’aqueduc national fournissait la moitié de l’eau potable en Israël. En y intégrant l’eau provenant des usines de dessalement d’eau de mer, il approvisionne aujourd’hui Tel Aviv, une ville de 3,5 millions d’habitants, Jérusalem (1 million d’habitants) et (hors période de guerre) Gaza et les territoires occupés de Cisjordanie. Depuis 1948, la superficie des terres agricoles irriguées est passée de 30 000 à 186 000 hectares. Grâce à la micro-irrigation (goutte à goutte, y compris sous la surface), la production agricole israélienne a augmenté de 26 % entre 1999 et 2009, bien que le nombre d’agriculteurs ait chuté de 23 500 à 17 000.

Cependant, depuis sa construction, le projet de détournement de l’eau du Jourdain a été une source de tension, en particulier avec la Jordanie et la Syrie, sans parler des Palestiniens, largement exclus des bénéfices économiques du projet.

La guerre de l’eau

En lançant son aqueduc national, Israël a fait cavalier seul, alors que pour le reste du monde, il était clair que ce détournement des eaux du Jourdain allait susciter de vives tensions avec ses voisins.

Dès 1953, Israël, pour préparer le travail, procède sans consulter quiconque à l’assèchement du lac Houleh, au nord du lac Tibériade, entraînant des escarmouches avec la Syrie.

En 1959, démarre le chantier de l’aqueduc national, interrompu dans un premier temps par l’arrêt des financements par les Etats-Unis, qui ne veulent pas voir monter la violence dans le contexte de la Guerre froide.

Rappelons que, suite à la crise de Suez de 1956, l’Union soviétique s’installe durablement en Syrie comme puissance protectrice des pays arabes contre la « menace israélienne ». Elle obtient, dans le cadre du déploiement de sa présence navale en Méditerranée, des facilités pour sa flotte à Lattaquié en Syrie et un traité d’assistance militaire mutuel est signé.

Cependant, Israël parvient à reprendre le chantier qu’elle poursuit discrètement. La prise d’eau dans le lac de Tibériade commence en juin 1964 dans le plus grand secret. Lorsque les pays arabes l’apprennent, la colère est grande. En novembre 1964, l’armée syrienne tire sur des patrouilles israéliennes autour de l’usine de traitement de l’aqueduc national, provoquant des contre-attaques israéliennes. En janvier 1965, l’aqueduc est la cible du premier attentat du Fatah (organisation luttant pour la libération de la Palestine) dirigé par Yasser Arafat.

Les États arabes finissent par se rendre à l’évidence qu’ils ne pourront jamais arrêter le projet par une action militaire directe. Ils changent de tactique et adoptent le Plan de diversion des sources du Jourdain, immédiatement mis en œuvre en 1965, visant à détourner les eaux en amont du Jourdain vers le fleuve Yarmouk (en Syrie). Le projet était techniquement difficile et coûteux, mais s’il avait réussi, il aurait détourné 35 % de l’eau qu’Israël comptait retirer du cours supérieur du Jourdain.

Israël considère ce détournement comme une atteinte à ses droits souverains. Les relations dégénèrent et des affrontements frontaliers s’ensuivent, les forces syriennes tirant sur les agriculteurs et les patrouilles de l’armée israélienne, et les chars et l’artillerie israéliens détruisant les chars syriens ainsi que le matériel de terrassement utilisé pour le chantier de détournement.

En juillet 1966, l’armée de l’air israélienne bombarde un parc de matériel de terrassement et abat un MiG-21 syrien. Les États arabes abandonnent leur effort de détournement, mais le conflit se poursuit à la frontière israélo-syrienne, avec notamment une attaque aérienne israélienne sur le territoire syrien en avril 1967.

Guerre de l’eau : chars israéliens sur le plateau du Golan.

Pour bien des analystes, il s’agissait là d’un prélude à la guerre des Six-Jours, en 1967, amenant Israël à occuper le plateau du Golan pour protéger son eau. La guerre des Six jours modifie profondément la donne géopolitique du bassin, puisque Israël occupe à présent, en plus de la Bande de Gaza et du Sinaï, la Cisjordanie et le Golan.

Comme le précise Hervé Amiot dans « Eau et conflits dans le bassin du Jourdain« :

En réalité, dès 1955, entre un quart et un tiers de l’eau provenait de la nappe du sud-ouest de la Cisjordanie. Aujourd’hui, les nappes de Cisjordanie fournissent 475 millions de m³ d’eau à Israël, soit 25 à 30 % de l’eau consommée dans le pays (et 50 % de son eau potable).

Deux mois après la prise des territoires occupés, Israël publie le décret militaire 92, transférant à l’armée israélienne l’autorité sur toutes les ressources en eau des territoires occupés et conférant « le pouvoir absolu de contrôler toutes les questions liées à l’eau au responsable des ressources en eau, nommé par les tribunaux israéliens ». Ce décret révoque toutes les licences de forage délivrées par le gouvernement jordanien et désigne la région du Jourdain comme zone militaire, privant ainsi les Palestiniens de tout accès à l’eau, tout en accordant à Israël un contrôle total sur les ressources en eau, utilisées pour soutenir ses projets de colonisation.

Rendre le Golan à la Syrie et reconnaître la souveraineté de l’Autorité palestinienne sur la Cisjordanie semble impossible pour Israël, au vu de la dépendance accrue de l’Etat hébreu envers les ressources hydriques de ces territoires occupés. L’exploitation de ces ressources continuera donc, malgré l’article 55 du règlement de la IVe Convention de la Haye, stipulant qu’une puissance occupante ne devient pas propriétaire des ressources en eau et ne peut les exploiter pour le besoin de ses civils.

B. Le plan Johnston

Eric Allen Johnston.

On peut penser que les Etats-Unis essayèrent très tôt d’éviter que cela ne dégénère d’une façon aussi prévisible. On tente alors de prendre en compte l’intérêt légitime pour Israël de sécuriser son accès à l’eau, clé absolue de sa survie et de son développement, tout en offrant aux pays voisins des ressources suffisantes permettant d’accueillir les millions de Palestiniens exilés chez eux suite à la Nakba.

Face au risque de conflits, le gouvernement américain propose, dès 1953, donc des années avant qu’Israël lance son plan, une médiation pour résoudre les contentieux sur le bassin du Jourdain. Cela aboutit au « Plan unifié pour la vallée du Jourdain », dit « plan Johnston », du nom d’Eric Allen Johnston, l’envoyé pour l’eau du président américain Dwight Eisenhower. Ce plan établit le caractère transfrontalier du bassin et propose un partage équitable de la ressource en accordant 52 % de l’eau à la Jordanie, 31 % à Israël, 10 % à la Syrie et 3 % au Liban.

Le plan Johnston, tout comme la Tennessee Valley Authority pendant le New Deal de FDR, était essentiellement basé sur la construction de barrages pour l’irrigation et l’hydroélectricité. L’eau était présente et correctement gérée, suffisante pour les besoins de la population de l’époque. Ses principales caractéristiques du plan étaient les suivantes:

  • un barrage sur la rivière Hasbani pour fournir de l’énergie et irriguer la région de Galilée ;
  • des barrages sur les rivières Dan et Banias pour irriguer la Galilée ;
  • le drainage des marais de Huleh ;
  • un barrage à Maqarin sur la rivière Yarmouk pour le stockage de l’eau (capacité de 175 mmc) et la production d’électricité ;
  • un petit barrage à Addassiyah sur le Yarmouk pour détourner ses eaux vers le lac de Tibériade et vers le sud le long du Ghor oriental ;
  • un petit barrage à la sortie du lac de Tibériade pour augmenter sa capacité de stockage ;
  • des canaux à écoulement par gravité le long des côtés est et ouest de la vallée du Jourdain pour irriguer la zone située entre le confluent du Yarmouk avec le Jourdain et la mer Morte ;
  • des ouvrages de contrôle et des canaux pour utiliser les débits pérennes des oueds que les canaux traversent.

Voir les détails du plan Johnston dans cet article très complet :

Validé par les comités techniques d’Israël et de la Ligue arabe, ce projet n’exige pas qu’Israël renonce à son ambition de verdir le désert du Néguev. Pourtant, sa présentation à la Knesset, en juillet 1955, n’aboutit malheureusement pas à un vote. Le comité arabe approuve le plan en septembre 1955 et le transmet au conseil de la Ligue arabe pour approbation finale. Tragiquement, cette institution refuse, elle aussi, de le ratifier le 11 octobre, à cause de son opposition à un acte impliquant une sorte de reconnaissance d’Israël… L’erreur ici fut d’isoler la question de l’eau d’un accord plus général de paix et de justice résultant d’un développement mutuel.

Après la crise du canal de Suez en 1956, les pays arabes, à l’exception de la Jordanie, durcissent considérablement leur position à l’égard d’Israël et s’opposent désormais frontalement au plan Johnston, alléguant qu’il accroît la menace représentée par ce pays en lui permettant de renforcer son économie. Ils assurent aussi que l’accroissement de ses ressources hydriques ne peut qu’augmenter le mouvement de migration des Juifs vers l’État hébreu, réduisant ainsi les possibilités de retour des réfugiés palestiniens de la guerre de 1948…

On ne refait pas l’histoire, mais on peut penser que l’adoption du plan Johnston aurait pu éviter des conflits, notamment celui de 1967 qui coûta la vie à 15 000 Égyptiens, 6000 Jordaniens, 2500 Syriens et un bon millier d’Israéliens.

C. La réponse jordanienne: le canal du Ghor

Presque au même moment où Israël achève son aqueduc national, entre 1955 et 1964, la Jordanie creuse de son côté le canal du Ghor oriental, qui débute à la confluence entre le Yarmouk et le Jourdain, dont il suit un cours parallèle jusqu’à la mer Morte, en territoire jordanien.

A l’origine, il s’agissait d’un projet plus vaste, le « Grand Yarmouk », qui prévoyait deux barrages de stockage sur cette rivière et un canal du Ghor occidental sur la rive occidentale du Jourdain. Cet autre canal ne fut jamais construit, Israël ayant pris entre-temps la Cisjordanie à la Jordanie, lors de la guerre des Six-Jours de 1967.

En fait, en déviant les eaux du Yarmouk pour alimenter son propre canal, la Jordanie se procure de l’eau pour sa capitale Amman et son agriculture, tout en asséchant, elle aussi, le fleuve Jourdain.

La région du bassin versant du Jourdain, en Jordanie, est une région d’une importance primordiale pour le pays. En effet, elle accueille 83 % de la population, les principales industries, ainsi que 80 % de l’agriculture irriguée. On y trouve également 80 % de la ressource hydrique du pays.

Or, le royaume hachémite, dont 92 % du territoire est désertique, se place parmi les pays les plus pauvres en eau. Alors qu’Israël dispose de 276 m³ d’eau douce naturelle disponible par an et par habitant, la Jordanie n’en compte que 179 m³, dont plus de la moitié provient des nappes phréatiques.

L’ONU considère d’ailleurs qu’un pays doté de moins de 500 m³ d’eau douce par an et par habitant souffre de « stress hydrique absolu ». Sans compter que depuis le début de la guerre civile syrienne, la Jordanie a accueilli près de 1,4 million de réfugiés sur son sol, en plus de ses 10 millions d’habitants.

Conçu en 1957, le canal du Ghor oriental fut réalisé entre 1959 et 1961. En 1966, la partie en amont jusqu’à Wadi Zarqa était achevée. Le canal, qui faisait alors 70 km de long, fut prolongé à trois reprises entre 1969 et 1987.

Les États-Unis, par l’intermédiaire de l’Agence américaine pour le développement international (USAID), ont financé la phase initiale du projet, après avoir obtenu du gouvernement jordanien l’assurance explicite que la Jordanie ne prélèverait pas plus d’eau du Yarmouk que ce qui lui avait été alloué dans le cadre du plan Johnston. Ils ont également participé aux phases ultérieures.

Les ouvrages hydrauliques de la région ont souvent pour éponymes de grandes figures politiques. C’est ainsi que le canal du Ghor oriental fut baptisé « King Abdallah Canal (KAC) » par Abdallah II, en l’honneur de son arrière-grand-père, le fondateur de la Jordanie. À l’occasion du traité de paix avec Israël en 1994, les deux pays se répartissent le débit du Jourdain et son voisin accepte de lui vendre de l’eau du lac de Tibériade.

D. Canal mer Morte – Méditerranée

Itinéraires possibles pour l’acheminement de l’eau :
A : Traversée du seul territoire israélien ;
B et C : traversant Israël et la Cisjordanie (le plus court, 70 km) ;
D. Traversée de Gaza et Israël ;
E. Traversée de la Jordanie uniquement (la plus longue, 200 km).

L’idée d’un canal mer Morte-Méditerranée fut initialement proposée par William Allen en 1855, dans un ouvrage appelé The Dead Sea – A new route to India (La mer Morte, une nouvelle route vers l’Inde). À l’époque, on ignorait que le niveau de la mer Morte était très en dessous de celui de la Méditerranée et Allen a proposé ce canal comme alternative au canal de Suez.

Plus tard, plusieurs ingénieurs et hommes politiques ont repris l’idée, dont Theodor Herzl dans sa nouvelle de 1902, Altneuland. Si la plupart des premiers projets partent de la rive gauche du Jourdain (Jordanie), une version prévoit également un tracé sur la rive droite (Cisjordanie), scénario abandonné après 1967 lorsque la Cisjordanie tombe aux mains d’Israël.

Après des recherches approfondies, les ingénieurs allemands Herbert Wendt et Wieland Kelm ont proposé non pas un canal navigable, mais un aqueduc composé d’une galerie en charge orientée ouest-est, reliant la Méditerranée à la mer Morte.

Tirant profit de la différence de niveau entre la mer Méditerranée et la mer Morte le système vise essentiellement à alimenter la mer Morte en eau de mer tout en produisant de l’énergie hydro-électrique. Trois tracés sont envisagés, le plus court étant celui reliant la Méditerranée à la Mer Morte (70 km) en partant d’Ashdod en Israël et traversant la Cisjordanie.

En 1975, une étude détaillée de leur projet a fait l’objet d’une première publication dans la revue spécialisée allemande Wasserwirtschaft.

Le schéma s’explique comme ceci:

  1. La prise d’eau de mer se situe à Ashdod.
  2. Un canal ouvert fait écouler l’eau par gravité sur 7 km.
  3. De là, l’eau sous pression part dans un une galerie hydraulique en charge long de 65 km;
  4. L’eau arrive dans un lac de retenue de 3 km de long créé grâce un barrage situé au bord de la descente abrupte vers la mer Morte. A cet endroit, l’eau peut éventuellement servir au refroidissement d’une centrale thermique ou nucléaire dont la chaleur peut rendre des services dans le domaine industriel ou agricole.
  5. Par un puits qui part du fond du réservoir, l’eau descend abruptement de 400 mètres.
  6. Là, il actionne trois turbines d’une puissance de 100 MWe chacune.
  7. Enfin, par une galerie d’évacuation, l’eau de mer rejoint la mer Morte.

L’ONU votre contre !

Cependant, comme le projet est élaboré exclusivement par Israël et sans aucune consultation avec ses voisins jordaniens, palestiniens et égyptiens, il se fracasse sur un mur d’opposition politique.

Bien entendu, comme pour tout projet d’infrastructure à grande échelle, de nombreux éléments doivent être adaptés, notamment les équipements touristiques, les routes, les hôtels, l’exploitation de la potasse jordanienne, les terres agricoles palestiniennes, etc.

On s’interroge également sur les tremblements de terre potentiels (très peu fréquents) et la différence de salinité de l’eau de la Méditerranée et de la mer Morte.

Le 16 décembre 1981, l’Assemblée générale des Nations unies, estimant que le projet de canal « violera le principe du droit international », adopte la résolution 36-150.

Cette résolution « prie le Conseil de sécurité d’envisager de prendre l’initiative de mesures visant à arrêter l’exécution de ce projet », et « demande à tous les Etats de ne fournir aucune assistance directe ou indirecte à la préparation ou à l’exécution de ce projet ».

E. Aqueduc mer Morte – mer Rouge

Le 17 octobre 1994, Yitzhak Rabin, alors Premier ministre israélien, et le roi Hussein de Jordanie paraphent le projet de traité de paix entre leurs deux pays à Amman, après être parvenus à un accord sur les deux derniers points en litige – la question de l’eau et la démarcation des frontières.

Yitzhak Rabin, Bill Clinton et le Roi Hussein de Jordanie.

Le 26 novembre, le traité de paix séparée israélo-jordanien est signé en grande pompe dans la vallée de l’Arava, entre la mer Rouge et la mer Morte, par les Premiers ministres des deux pays, en présence du président américain Bill Clinton, dont le pays avait contribué à faire aboutir les négociations entre Jérusalem et Amman.

Apparaissent alors, fait rare, les conditions pour que la vieille idée de relier la mer Rouge à la mer Morte, un projet rebaptisé et soutenu par Shimon Peres sous le nom de « Canal de la paix », puisse revenir sur la table.

L’ancien commissaire israélien de l’eau, le professeur Dan Zaslavsky, qui s’opposait au projet pour des raisons de coût, relatait en 2006 dans le Jerusalem Post l’obstination de Peres. Pour écouter les scientifiques, ce dernier en avait convoqué cinq. Chacun devait présenter en quelques minutes ses objections. A la fin, Peres s’est levé et a dit : « Excusez-moi. Vous ne vous souvenez pas que j’ai construit le réacteur nucléaire de Dimona ? Vous souvenez-vous que tout le monde était contre ? Et bien j’ai eu raison à la fin. Et il en sera de même avec ce projet« . Et sur ce, rapporte Zaslavsky, Peres est parti !

La mer Morte

Pendant des millénaires, la mer Morte a été remplie d’eau douce provenant du Jourdain, via le lac de Tibériade. Or, au cours des cinquante dernières années, elle a perdu 28 % de sa profondeur et un tiers de sa surface. Son niveau d’eau baisse inexorablement, à un rythme moyen de 1,45 mètre par an. Sa forte salinité (plus de 27 %, alors que la moyenne des océans et des mers est de 2 à 4 %) et son niveau de 430 mètres en dessous du niveau de la mer, ont toujours fasciné les visiteurs et procuré des bienfaits thérapeutiques. D’une longueur de 51 km sur 18 km de large, elle est partagée entre Israël, la Jordanie et la Cisjordanie.

La surexploitation des ressources en eau en amont (aqueduc national en Israël, canal du Ghor en Jordanie), ainsi que l’exploitation des mines de potasse, sont à l’origine du désert de sable qui, si rien n’est fait, continuera à remplacer la mer Morte. Si la mer Morte a besoin du Jourdain, en amont, le Jourdain a besoin du lac de Tibériade, d’où son cours inférieur prend sa source. Ces dernières années, le lac a lui aussi subi des baisses drastiques de son niveau d’eau, ce qui a déclenché un cercle vicieux entre les trois systèmes (lac de Tibériade, fleuve Jourdain et mer Morte).

L’Aqueduc

En réponse, fin 2006, la Banque mondiale et l’Agence française de développement (AFD) ont aidé Israël et la Jordanie à concevoir un projet colossal visant à relier la mer Morte à la mer Rouge via un pipeline souterrain de 180 kilomètres, entièrement construit sur le territoire jordanien. Un accord tripartite entre Israéliens, Jordaniens et Palestiniens avait été signé en décembre 2013.

Le projet mer Rouge – Mer morte combine plusieurs éléments:

  1. Prise d’eau de mer et station de pompage
    L’eau de mer est pompée à +125 m au-dessus du niveau de la mer dans la mer Rouge.
  2. Conduite sous pression
    La première partie du système d’adduction transmet l’eau de mer à l’altitude prévue. La longueur est de 5 km à partir d’Aqaba (3% de l’ensemble du tracé).
  3. Canal et tunnel – le principal système d’adduction
    L’eau de mer est acheminée vers des réservoirs de régulation et de prétraitement avec un débit nominal de 60 m3 /s. Un tunnel de 121 km avec un diamètre de 7 m et un canal de 39 km ont été conçus.
  4. Réservoirs de régulation et de prétraitement
    Plusieurs réservoirs ont été conçus à +107 m à Wadi G’mal à la marge sud-est de la mer Morte.
  5. Usine de dessalement
    Les usines de dessalement sont conçues pour être exploitées en utilisant le processus d’osmose inverse à support hydrostatique pour séparer l’eau douce de la saumure. L’usine sera située à Zafi, à 365 m au-dessous du niveau de la mer, avec une colonne d’eau de 475 m.
  6. L’eau douce
    L’ensemble produira chaque année environ 850 mmc d’eau douce à partager entre la Jordanie, Israël et la Palestine, les trois pays gérant la mer Morte. Pour le transport de l’eau vers Amman, un double pipeline de 200 km avec un diamètre de 2,75 m a été conçu avec neuf stations de pompage pour une élévation de 1500 m. Pour le transport vers Hébron, un double pipeline de 125 km avec une différence d’élévation de 1415 m a également été conçu.
  7. La saumure
    L’eau de rejet de la saumure sera acheminée de l’usine de dessalement vers la mer Morte via un canal de 7 km. 1 100 mmc par an d’eau de rejet de saumure rejoindront la mer Morte.
  8. Production d’électricité
    Lors de son écoulement, les turbines d’une ou de plusieurs centrales hydroélectriques permettent de générer environ 800 mégawatts d’électricité capables de compenser en partie l’électricité consommée par le pompage.
  9. Trois nouvelles villes seront construites : North Aqaba city dans le nord d’Aqaba, South Dead Sea City, proche de l’usine de dessalement au sud de la mer Morte et South Amman City.

Compte tenu de l’importance stratégique de l’eau pour son économie, la Jordanie envisage d’y ajouter une centrale nucléaire permettant d’alimenter en électricité à la fois l’usine de dessalement et le système de pompage.

En termes d’impact environnemental, les scientifiques craignent que le mélange de la saumure (riche en sulfate) des usines de dessalement avec l’eau de la mer Morte (riche en calcium) ne fasse blanchir cette dernière. Il serait donc nécessaire de procéder à un transfert d’eau progressif pour observer les effets du transfert d’eau dans cet écosystème particulier.

Pas de quoi stabiliser le niveau de la mer Morte, mais un début de solution pour ralentir son assèchement, comme le soulignait en 2018 Frédéric Maurel, en charge de ce projet pour l’AFD, et pour qui « il faut aussi utiliser l’eau de manière plus économe, tant dans l’agriculture que dans l’industrie de la potasse ».

Volonté politique en panne

Début du projet coté mer Rouge.

Du côté israélien, la sauvegarde de la mer Morte est une nécessité pour maintenir le tourisme balnéaire et le thermalisme. C’est aussi un levier pour garantir son contrôle hydraulique sur la Cisjordanie, Israël ne faisant pas confiance à l’Autorité palestinienne pour la gestion de l’eau. Conscientes du potentiel pacificateur de ce projet, des factions pro-paix en Israël ont besoin d’un partenaire stable dans la région. La Jordanie, pour sa part, était de loin la plus intéressée par ce projet, compte tenu de sa situation critique.

En 2021, la Jordanie a décidé de mettre un terme au projet de pipeline commun, estimant qu’il n’y avait « pas de réelle volonté de la part des Israéliens » de faire avancer ce projet qui stagnait depuis plusieurs années.

Pour faire face à ses besoins croissants, la Jordanie a décidé de construire sa propre usine de dessalement sur la mer Rouge. Le projet de dessalement Aqaba-Amman prélèvera l’eau de la mer Rouge, la dessalera et l’acheminera à 450 kilomètres au nord vers la capitale Amman et ses environs, fournissant ainsi 300 mmc d’eau par an, dont le pays a désespérément besoin. Les études sont terminées et la construction commencera en juillet 2024. La Jordanie compte faire tourner son usine de dessalement grâce à de l’énergie solaire.

La mer Morte pourrait lentement réapparaître

Disposant désormais d’énormes capacités de désalinisation, Israël a adopté le Projet national d’inversion du flux pour rendre l’eau à ses ressources naturelles, en particulier au lac de Tibériade, un trésor national, une pièce maîtresse du tourisme, de l’agriculture et, comme nous l’avons vu, de la géopolitique.

Chaque année, Israël prélève 100 mmc d’eau dans le lac de Tibériade pour les envoyer en Jordanie, et ce même pendant les années de sécheresse de 2013 à 2018.

Selon Dodi Belser, directeur de l’innovation chez le géant de l’eau Mekorot, si Israël veut augmenter la quantité d’eau qu’il envoie à ses voisins jordaniens et protéger ses réserves, il est vital de conserver le niveau d’eau du lac. C’est ainsi qu’est née l’idée de pomper de l’eau dessalée dans le lac de Tibériade, à hauteur de 120 mmc par an jusqu’en 2026.

Mécaniquement cette eau ira également alimenter le Jourdain et, par conséquent… la mer Morte.

F. Projets turcs

Depuis longtemps, la Turquie, véritable « château d’eau » dans la région, rêve d’exporter, à prix d’or, son eau vers Israël, la Palestine, Chypre et d’autres pays du Moyen-Orient.

Le plus ambitieux de ces projets était le « Peace Water Pipeline » du président Turgut Özal en 1986, un projet de 21 milliards de dollars visant à acheminer l’eau des rivières Seyhan et Ceyhan par des pipelines vers des villes de Syrie, de Jordanie et des États arabes du Golfe.

En 2000, Israël envisageait fortement d’acheter 50 millions de m3 par an pendant 20 ans à partir du fleuve Manavgat près d’Antalya, mais depuis novembre 2006, l’accord a été mis en suspens.

Projets d’aquaducs turcs.

Le projet Manavgat, finalisé techniquement à la mi-mars, fait figure de projet pilote. Le complexe sur la rivière Manavgat, qui prend sa source dans le Taurus pour se jeter en Méditerranée entre Antalya et Alanya, comprend une station de pompage, un centre de raffinage et un canal de conduite d’une dizaine de kilomètres. L’objectif est ensuite d’acheminer ces eaux douces grâce à des tankers de 250 000 tonnes vers le port israélien d’Ashkelon pour injection dans l’aqueduc national israélien.

A terme, la Jordanie pourrait également être intéressée par la manne aquatique turque. Un deuxième client en aval de son réseau permettrait à Israël de partager les coûts. Une autre solution serait d’amener l’eau par un pipeline reliant la Turquie à la Syrie et à la Jordanie, et à Israël et la Palestine si elle arrive à s’entendre avec ses partenaires. Les Palestiniens de leur côté ont cherché un pays donateur pour subventionner des importations d’eau douce par tanker.

Le projet Manavgat n’est pas le seul par lequel Ankara espère vendre son eau. En 1992, Süleyman Demirel, alors Premier ministre, affirmait un principe qui fit d’ailleurs l’effet d’une bombe :

Les pays situés en aval des deux fleuves, l’Irak et surtout la Syrie, avaient immédiatement protesté. Pour eux, les multiples barrages qu’Ankara compte construire sur les principales sources d’eau douce de la région, à des fins d’irrigation ou de production d’électricité, ne sont qu’une manière pour l’héritier de l’Empire ottoman d’asseoir son autorité sur la région.

Quelle que soit l’ambition réelle d’Ankara, le pays dispose en tout cas d’un véritable trésor, surtout au regard des ressources déclinantes des pays voisins.

Cependant, depuis novembre 2006, les partisans israéliens du dessalement s’élèvent contre le prix de l’eau turque et s’interrogent sur la sagesse de s’appuyer sur Ankara, dont le gouvernement critique les politiques israéliennes. Dessalement ou importation ? Le choix est cornélien pour Israël. Et éminemment politique, puisqu’il s’agit de savoir si l’on entend camper sur des positions basées sur l’autosuffisance ou si l’on préfère jouer la carte de la coopération régionale, ce qui revient à faire le pari de la confiance…

G. Vices cachés des accords d’Oslo

Bien que stipulant qu’« Israël reconnaît les droits sur l’eau de la Palestine », les accords d’Oslo, signés par Israël et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1993, ont permis en réalité à Israël de continuer de contrôler les sources d’eau de la région… en attendant la résolution du conflit. Oslo II prévoyait le report des négociations sur les droits relatifs à l’eau jusqu’aux pourparlers sur le « statut permanent », le statut de Jérusalem, le droit au retour des réfugiés, les colonies illégales, les dispositions en matière de sécurité et d’autres questions. Les discussions sur le statut définitif, qui devaient se tenir cinq ans après la mise en œuvre des accords d’Oslo (en 1999, comme cela avait été prévu), n’ont toujours pas eu lieu à ce jour.

Les accords d’Oslo prévoyaient également la création d’une autorité de gestion de l’eau et leur « Déclaration de principes » soulignait la nécessité d’assurer « l’utilisation équitable des ressources en eau communes, pour application au cours de la période intérimaire [des accords d’Oslo] et après ».

Depuis des décennies, Israël perpétue le principe de distribution de l’eau qui existait avant la signature des accords d’Oslo et qui autorise les Israéliens à consommer de l’eau à volonté, tout en limitant les Palestiniens à une part prédéterminée de 15 %.

Lorsqu’il a fallu organiser la répartition de l’eau entre Israël et les Palestiniens, les accords n’ont pas tenu compte de la division de la Cisjordanie en zones A, B et C.

Israël s’est finalement vu accorder le droit de contrôler les sources d’eau, même dans les zones A et B contrôlées par l’AP. La plupart de ces sources sont déjà situées en zone C, entièrement contrôlée par Israël et qui constitue près de 61 % de la Cisjordanie. Dans les faits, Israël a donc raccordé toutes les colonies construites en Cisjordanie, à l’exception de la vallée du Jourdain, au réseau d’eau israélien. L’approvisionnement en eau des communautés israéliennes de part et d’autre de la ligne verte est géré comme un système unique dont la compagnie nationale israélienne Mekorot a la charge.

Si les accords d’Oslo autorisent Israël à pomper l’eau des zones qu’il contrôle pour alimenter les colonies de Cisjordanie occupée, ils empêchent en revanche l’AP de transférer de l’eau d’une zone à l’autre dans celles qu’elle administre en Cisjordanie. Israël a désavoué la plupart des dispositions des accords d’Oslo, mais reste attachée à celles relatives à l’eau.

Un membre de la délégation palestinienne qui a signé les accords d’Oslo, souhaitant conserver l’anonymat, affirme à la revue Middle East Eye que le manque d’expertise de la délégation à l’époque a donné lieu à la signature d’un accord qui,

Les frontières entre Gaza, les territoires occupés et Israël n’ont pas besoin d’être tracées au moyen d’une ligne, car elles sont marquées par le changement brutal de l’éclat de la couleur verte (terres irriguées).

En pratique, cela signifie que les Palestiniens de Cisjordanie occupée sont à la merci de l’occupation israélienne en ce qui concerne leur approvisionnement en eau.

Les inégalités en termes d’accès à l’eau en Cisjordanie sont criantes, comme l’a montré l’ONG israélienne B’Tselem dans un rapport intitulé Parched, publié en mai 2023.

En 2020, chaque Palestinien de Cisjordanie consommait en moyenne 82,4 litres d’eau par jour, contre 247 litres par personne en Israël et dans les colonies. Ce chiffre tombe à 26 litres par jour pour les communautés palestiniennes de Cisjordanie qui ne sont pas reliées au réseau de distribution d’eau. Seuls 36 % des Palestiniens de Cisjordanie bénéficient d’un accès à l’eau courante toute l’année, contre 100 % des Israéliens, colons inclus.

L’Autorité palestinienne souligne que l’agriculture palestinienne compte pour une grande part dans l’économie des territoires occupés (15% du PIB, 14% de la population active en 2000). En comparaison, l’agriculture israélienne, certes beaucoup plus productive, emploie 2,5% de la population active et produit 3% du PIB.

Or, les terres cultivables dont l’autonomie palestinienne, totale ou partielle, est reconnue par Israël au titre des accords d’Oslo, sont situées sur les hauteurs calcaires où l’accès à l’eau est difficile, puisqu’il est nécessaire de creuser profond pour atteindre la nappe. Ajoutons à cela qu’en Israël et dans les colonies, 47% des terres sont irriguées, contre 6 % seulement des terres palestiniennes. L’Autorité palestinienne demande actuellement des droits sur 80 % de l’aquifère des montagnes, ce qu’Israël ne peut pas concevoir.

« Mythe » du Palestinien assoiffé

Des porte-parole israéliens, comme Akiva Bigman dans son article intitulé « Le mythe du Palestinien assoiffé » (2014), ont trois réponses prêtes à sortir lorsqu’ils sont confrontés aux pénuries d’eau dans les villes palestiniennes de Cisjordanie :

Réponse : les pertes varient de 20 à 50 % aux États-Unis, ce qui est bien supérieur au taux de la Palestine pauvre.

On peut se demander où est passé l’argent. Et oui, le constat est juste, au bout du compte, pour diverses raisons techniques et des échecs de forage inattendus dans le bassin oriental de l’aquifère (le seul endroit où l’accord autorise les Palestiniens à forer), les Palestiniens ont fini par produire moins d’eau que ce que prévoyaient les accords.

Dans les chiffres, c’est vrai. Cependant, Oslo n’a pas fixé de limite à la quantité d’eau qu’Israël peut prélever, mais a limité les Palestiniens à 118 mmc provenant des puits qui existaient avant les accords, et à 70-80 mmc supplémentaires provenant de nouveaux forages. Selon l’ONG israélienne B’Tselem, en 2014, les Palestiniens ne tiraient que 14 % de l’eau de l’aquifère. C’est pourquoi l’entreprise publique israélienne Mekorot (obéissant aux directives du gouvernement) vend aux Palestiniens le double de l’eau stipulée dans l’accord d’Oslo : 64 MCM, contre 31 MCM prévus. Cela fait 64 + 31 = 95 MCM au total, un chiffre à examiner à la lumière de la consommation actuelle des Palestiniens de Cisjordanie : 239 mcm en 2020, dont… 77,1 achetés à Israël.

Un dernier détail qui en dit long : alors que les Palestiniens sont facturés au prix de l’eau potable pour leur eau agricole, les colons Juifs bénéficient de tarifs agricoles et de subventions. La justification étant que les colons juifs ont investi dans de coûteuses techniques d’irrigation…

H. Canal de navigation Ben Gourion

Fin 2023, l’idée du canal Ben Gourion fut relancée dans les médias. Ce canal relierait le golfe d’Aqaba (Eilat), dans la mer Rouge, à la mer Méditerranée et passerait par Israël pour se terminer dans ou près de la bande de Gaza (Ashkelon).

Il s’agit d’une alternative israélienne au canal de Suez, devenue d’actualité dans les années 1960 après la nationalisation de Suez par Nasser.

Les premières idées de connexion entre la mer Rouge et la Méditerranée sont apparues au milieu du XIXe siècle, à l’initiative des Britanniques qui souhaitaient relier les trois mers : Rouge, Morte et Méditerranée. La mer Morte se trouvant à 430 mètres en dessous du niveau de la mer, cette idée n’était pas réalisable, mais on pourrait l’adapter dans une autre direction. Effrayés par la nationalisation de Suez par Nasser, les Américains envisagent l’option du canal israélien, leur fidèle allié au Moyen-Orient.

En juillet 1963, H. D. Maccabee, du Lawrence Livermore National Laboratory (sous contrat avec le ministère américain de l’Energie), rédige un mémorandum explorant la possibilité de recourir à 520 explosions nucléaires souterraines pour creuser environ 250 kilomètres de canaux à travers le désert du Néguev. Classé secret jusqu’en 1993, ce document aujourd’hui déclassifié indique :

L’idée du canal Ben Gourion est réapparue au moment où ont été signés les accords dits « d’Abraham » entre Israël et les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc et le Soudan. Le 20 octobre 2020, l’impensable s’est produit : l’entreprise publique israélienne Europe Asia Pipeline Company (EAPC) et la société émiratie MED-RED Land Bridge ont signé un accord sur l’utilisation de l’oléoduc Eilat-Ashkelon pour transporter du pétrole de la mer Rouge à la Méditerranée, donc sans passer par le canal de Suez.

Le 2 avril 2021, Israël annonça que les travaux sur le canal Ben Gourion devaient commencer en juin de la même année, mais ce ne fut pas le cas.

Les promoteurs du projet avancent que leur canal serait plus efficace que le canal de Suez car, en plus de pouvoir accueillir un plus grand nombre de navires, il permettrait la navigation simultanée dans les deux sens de grands navires grâce à la conception en deux bras. Contrairement au canal de Suez, qui s’écoule entre des rives sablonneuses, le canal israélien aurait des parois en dur ne nécessitant presque pas d’entretien. Israël prévoit de construire de petites villes, des hôtels, des restaurants et des cafés tout le long du canal.

De nombreux analystes interprètent la réoccupation israélienne actuelle de la bande de Gaza comme un événement que de nombreux politiciens israéliens attendaient pour relancer un vieux projet.

Chaque branche proposée du canal aurait une profondeur de 50 mètres et une largeur d’environ 200 mètres. Il serait 10 mètres plus profond que le canal de Suez. Des navires de 300 mètres de long et 110 mètres de large pourraient l’emprunter, ce qui correspond à la taille des plus grands navires du monde.

Un des tracés envisagés pour le futur canal Ben Gourion.

Si l’on examine plus en détail le tracé prévu, on constate que le canal commence à la limite sud du golfe d’Aqaba, à partir de la ville portuaire d’Eilat, près de la frontière israélo-palestinienne, et se prolonge à travers la vallée de l’Arabah sur environ 100 km, entre les montagnes du Néguev et les hauts plateaux jordaniens.

Il bifurque ensuite vers l’ouest avant la mer Morte, continue dans une vallée de la chaîne montagneuse du Néguev, puis tourne à nouveau vers le nord pour contourner la bande de Gaza et rejoindre la mer Méditerranée dans la région d’Ashkelon.

S’il est réalisé, avec ses 292,9 km de long, le canal Ben Gourion sera presque un tiers plus long que le canal de Suez (193,3 km). Sa construction prendrait 5 ans et impliquerait 300 000 ingénieurs et techniciens du monde entier. Le coût de la construction est estimé entre 16 et 55 milliards de dollars. Israël devrait gagner 6 milliards de dollars par an.

Celui qui contrôlera le canal, et apparemment ce ne peut être qu’Israël et ses alliés (principalement les États-Unis et la Grande-Bretagne), aura une influence énorme sur les chaînes d’approvisionnement internationales de pétrole, gaz, céréales, mais aussi sur tout le commerce mondial en général.

Israël avance qu’un tel projet mettrait en échec le pouvoir de l’Egypte, un pays fortement allié à la Russie, à la Chine et aux BRICS, et donc « une menace » pour les Occidentaux ! Avec la dépopulation de Gaza et la perspective d’un total contrôle israélien sur ce minuscule territoire, certains politiciens israéliens, y compris Netanyahou, salivent de nouveau à la perspective d’un tel projet.

Comme le précise en novembre 2023 l’analyste croate Matia Seric dans Asia Review :

I. Plan Oasis

C’est à la lumière de tous ces échecs qu’apparaît l’apport fondamental du « Plan Oasis » proposé par l’économiste américain Lyndon LaRouche (1922-2019).

En 1975, à la suite d’entretiens avec les dirigeants du parti Baas irakien et du parti travailliste israélien, Lyndon LaRouche voyait son plan Oasis comme le socle d’un développement mutuel bénéficiant à toute la région.

Au lieu d’attendre « la stabilité » et « une paix durable » qui arriveraient par magie, il s’agit alors pour LaRouche de proposer et même de lancer des projets dans l’intérêt de tous, en recrutant tous les partenaires à y participer pleinement, avant tout dans leur propre intérêt, mais en réalité dans l’intérêt de tous.

Fresque de Banksy.

Le plan Oasis de LaRouche, défendu par l’Institut Schiller, comprend aujourd’hui :

  1. l’abandon par Israël du contrôle exclusif sur les ressources en eau, au profit d’un accord de partage équitable entre l’ensemble des pays de la région ;
  2. la reconstruction et le développement économique de la bande de Gaza, y compris la reconstruction de son aéroport international et la construction d’un grand port maritime et un arrière-pays équipé en infrastructures industrielles et agricoles ;
  3. la construction d’un réseau ferré rapide reliant l’ensemble des pays voisins;
  4. La construction de l’aqueduc mer Rouge-mer Morte ;
  5. En fonction de l’accroissement de la population et des besoins en énergie et et en eau, la construction de l’aqueduc Méditerranée-mer Morte, dans une version revue et corrigée par l’expérience de l’aqueduc mer Rouge-mer Morte ;
  6. Des unités de dessalement sous-marines et off-shore peuvent être construites en mer Rouge et en Méditerranée. Elles consomment 40 % d’énergie en moins et réduisent considérablement l’impact négatif des eaux de rejet et des saumures sur l’environnement.
  7. A terme, l’installation de petits réacteurs nucléaires (SMR) pour le dessalement de l’eau de mer et des procédés agro-industriels.

LaRouche proposait de combiner les infrastructures hydrologiques, énergétiques, agricoles et industrielles. Il donna aux complexes agro-industriels construits autour de petits réacteurs nucléaires à haute température le nom de « nuplexes », un concept avancé dans l’après-guerre par le scientifique américain Alvin Weinberg, grand patron des laboratoires d’Oak Ridge au Tennessee (ORNL) et co-inventeur de plusieurs types de réacteurs nucléaires, notamment la filière aux sels fondus utilisant le thorium comme combustible (donc sans production de plutonium militaire).

Au chapitre 8 de son autobiographie, Weinberg raconte comment l’ORNL « s’est lancé dans une grande entreprise : dessaler la mer avec de l’énergie nucléaire bon marché », avec des centrales « à usage multiple, produisant à la fois de l’eau, de l’électricité et de la chaleur industrielle ». L’affirmation que cela était possible, rapporte Weinberg, « a suscité des remous au sein de la Commission de l’énergie atomique ».

Le sénateur John F. Kennedy écoute le Dr Alvin Weinberg, directeur du laboratoire national d’Oak Ridge, dans le Tennessee. Avec l’aimable autorisation du ministère de l’énergie. (février 1959)

Finalement, c’est le président Kennedy qui s’est montré le plus enthousiaste, en s’exprimant le 25 septembre 1963 :

L’idée parvint ensuite à l’oreille du patron de la Commission de l’énergie atomique (AEC), Lewis Strauss.

Lewis transmet cette idée à Eisenhower, qui esquisse dans le magazine Life les grandes lignes de ce qui sera connu sous le nom de plan Eisenhower, basé « sur ce dont Lewis et moi avions discuté », écrit Weinberg.

Celui-ci envoie alors une équipe en Égypte, en Israël et au Liban, où elle fut chaleureusement accueillie. Cette visite permit à Tennessee d’inviter des ingénieurs israéliens et égyptiens à s’intégrer dans le projet d’étude du Moyen-Orient « qui étudiait ce que nous appelions les ‘complexes agro-industriels à propulsion nucléaire+’ ».

Le « projet Moyen-Orient » a adapté ces résultats antérieurs à la situation israélo-égyptienne. Un rapport en fut publié en plusieurs volumes, « dans lequel nous avons examiné la faisabilité de complexes nucléaires agro-industriels à construire en tant que projets nationaux dans la région d’El-Hamman, près d’Alexandrie en Égypte, et dans la région occidentale du Néguev en Israël, et en tant que projet international près de la bande de Gaza. L’implication était que les complexes seraient subventionnés par les États-Unis.

« Le plan Eisenhower-Baker n’a jamais été mis en œuvre : la volonté politique nécessaire pour soutenir la construction de grands réacteurs dans un Moyen-Orient en proie aux conflits faisait défaut… », regretta Weinberg, qui ignorait les opérations des frères Dulles…

Le plan LaRouche, comme tant d’autres propositions allant dans le même sens, a été bloqué jusqu’ici du côté israélien, américain et britannique, et nous ne savons que trop bien ce qui est arrivé à Yitzhak Rabin, assassiné après avoir signé les accords d’Oslo, à Shimon Peres évincé, et à un Yasser Arafat diabolisé. A cela il faut ajouter que LaRouche fut couvert de calomnies et traité d’antisémite.

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Derrière les « chevaux célestes » chinois, la science terrestre

Cheval volant de Gansu (porté par une alouette ou un autre oiseau sur lequel il pose son sabot…).

Nul besoin d’être anthropologue pour comprendre que l’histoire de l’humanité a radicalement changé avec la domestication du cheval, certaines choses considérées comme impossibles auparavant devenant, du jour au lendemain, la normalité.

Peinture rupestre (-36 000 ans), Grotte Chauvet, France.

La question de savoir quand et comment l’animal a été domestiqué reste sujet à controverse. Bien que des chevaux apparaissent dans l’art rupestre du paléolithique dès 36 000 ans avant notre ère (grotte Chauvet, France), il s’agissait alors de chevaux sauvages sans doute chassés pour leur viande.

Pour les zoologistes, la domestication se définit comme la maîtrise de l’élevage, pratique confirmée par des restes de squelettes anciens indiquant des changements dans la taille et la variabilité des populations de chevaux anciens.

Peinture rupestre montrant un guerrier à cheval (-10 000 ans), grotte du Bhimbetka, Inde.

D’autres chercheurs s’intéressent à des éléments plus généraux de la relation homme-cheval, notamment les preuves squelettiques et dentaires de l’activité professionnelle, les armes, l’art et les artefacts spirituels, ainsi que les modes de vie. Il est prouvé que les chevaux furent une source de viande et de lait avant d’être dressés comme animaux de travail.

En Inde, près de Bhopal, les abris-sous-roche du Bhimbetka, qui constituent le plus ancien art rupestre connu du pays (100 000 av. JC)), représentent des scènes de danse et de chasse de l’âge de pierre ainsi que des guerriers à cheval d’une époque plus tardive (10 000 av. JC).

Char tiré par des chevaux, art achéménide, Ve siècle av. JC.

Les preuves les plus évidentes de l’utilisation précoce du cheval comme moyen de transport sont les sépultures présentant des chevaux avec leurs chars. Les plus anciens vrais chars, datant d’environ 2000 av. JC, ont été retrouvés dans des tombeaux de la culture de Sintachta, dans des sites archéologiques situés le long du cours supérieur de la rivière Tobol, au sud-est de Magnitogorsk en Russie. Il s’agit de chars à roues à rayons tirés par deux chevaux.

Kazakhstan et Ukraine

Cheval de Przewalkski.

Jusqu’à récemment, on pensait que le cheval le plus communément utilisé aujourd’hui était un descendant des chevaux domestiqués par la culture de Botaï, vivant dans les steppes de la province d’Akmola au Kazakhstan.

Cependant, des recherches génétiques récentes (2021) indiquent que les chevaux de Botaï ne sont que les ancêtres du cheval de Przewalski, une espèce qui a failli disparaître.

Selon les chercheurs, notre cheval commun, Equus ferus caballus, aurait été domestiqué il y a 4200 ans en Ukraine, dans la région du Don-Volga, c’est-à-dire la steppe pontique-caspienne de l’Eurasie occidentale, vers 2200 av. JC. Au fur et à mesure de leur domestication, ces chevaux ont été régulièrement croisés avec des chevaux sauvages.

Il est intéressant de noter à cet égard que, selon « l’hypothèse kourgane » formulée par Marija Gimbutas en 1956, c’est depuis cette région que la plupart des langues indo-européennes se sont répandues dans toute l’Europe et certaines parties de l’Asie.

Le nom vient du terme russe d’origine turque, « kourgane », qui désigne les tumuli caractéristiques de ces peuples et qui marquent leur expansion en Europe.

La Route du thé, du cheval ou de la soie?

Ferdinand von Richthofen.

La description des échanges commerciaux, culturels et humains tout au long des « Routes de la soie » a fait couler beaucoup d’encre. Or, ce terme est récent. Ce n’est qu’en 1877 que le géographe allemand Ferdinand von Richthofen l’utilise pour la première fois afin de désigner ces axes Est-Ouest structurant les échanges mondiaux.

En réalité, il s’avère que l’une des principales marchandises échangées sur ladite Route de la soie était… les chevaux et autres animaux de labour (mules, chameaux, ânes et onagres).

Si l’on y échangeait effectivement la soie et le thé, ces produits constituaient, comme la porcelaine et l’or, un moyen pour régler d’autres achats, notamment les chevaux que les Chinois cherchaient à acquérir.

Ce que l’on appelait la « Route du thé et du cheval » (route de la soie du sud) partait de la ville de Chengdu, dans la province du Sichuan, en Chine, traversait le Yunnan vers le sud, jusqu’en Inde et dans la péninsule indochinoise, et s’étendait vers l’ouest jusqu’au Tibet.

C’était une route importante pour le commerce du thé en Chine du Sud et en Asie du Sud-Est, et elle a contribué à la diffusion de religions comme le taoïsme et le bouddhisme dans la région. Il est vrai que « Route de la soie » est plus poétique que « route du crottin » !

La Steppe et ses nomades

« Grande muraille » de Chine.

Constamment harcelée par les peuples nomades des steppes du Nord, la Chine entreprit la construction de sa Grande Muraille dès le VIIe siècle av. JC.

La liaison entre les premiers éléments fut réalisée par Qin Shi Huang (220-206 avant JC.), le premier empereur de Chine, et l’ensemble du mur, achevé sous la dynastie des Ming (1368-1644), est devenu l’un des exploits les plus remarquables de l’histoire humaine.

Le terme générique de « nomades eurasiens » englobe les divers groupes ethniques peuplant la steppe eurasienne, se déplaçant à travers les steppes du Kazakhstan, du Kirghizistan, du Tadjikistan, du Turkménistan, d’Ouzbékistan, de Mongolie, de Russie et d’Ukraine.

En domestiquant le cheval vers 2200 av. JC., ces peuples augmentèrent considérablement les possibilités de vie nomade.

Par la suite, leur économie et leur culture se concentrèrent sur l’élevage de chevaux, l’équitation et le pastoralisme nomade, permettant de riches échanges commerciaux avec les peuples sédentaires vivant en bordure de la steppe, que ce soit en Europe, en Asie ou en Asie centrale.

On pense qu’ils opéraient souvent sous forme de confédérations. Par définition, les nomades ne créent pas d’empires. Sans forcément les occuper, en contrôlant les points névralgiques, ils règnent en maître sur d’immenses territoires.

Ce sont eux qui développèrent le char, le chariot, la cavalerie et le tir à l’arc à cheval, introduisant des innovations telles que la bride, le mors, l’étrier et la selle, qui traversèrent rapidement toute l’Eurasie et furent copiées par leurs voisins sédentaires.

Durant l’âge du fer, des cultures scythes (iraniennes) apparurent parmi les nomades eurasiens, caractérisées par un art distinct, dont la joaillerie en or force l’admiration.

Le cheval en Chine

Les objets funéraires chinois fournissent une quantité extraordinaire d’informations sur le mode de vie des Chinois de l’Antiquité. La cavalerie militaire, mise sur pied dès le IIIe siècle avant J.C., s’y développe afin de faire face aux guerriers nomades et archers à cheval qui menacent la Chine le long de sa frontière septentrionale. Leurs grands et puissants chevaux étaient nouveaux pour les Chinois.

Échangés contre de la soie de luxe, comme nous l’avons dit, ils sont la première importation majeure en Chine depuis la Route de la soie. Des vestiges archéologiques montrent qu’en l’espace de quelques années, les merveilleux destriers arabes deviennent extrêmement populaires auprès des militaires et des aristocrates chinois, et les tombes des classes supérieures sont remplies de représentations de ces grands chevaux destinés à être utilisés dans l’au-delà. Ils restent cependant difficiles à trouver sur place…

Les diplomates chinois et le royaume de Dayuan (Ferghana)

Zhang Qian prenant congé de l’empereur Wu en -138, peinture murale des grottes de Mogao datant d’environ le VIIIe siècle.

À la fin du IIe siècle av. JC., Zhang Qian, diplomate et explorateur de la dynastie Han, se rend en Asie centrale et découvre trois civilisations urbaines sophistiquées créées par des colons grecs appelés Ioniens.

Le récit de sa visite en Bactriane, et son étonnement d’y trouver des marchandises chinoises sur les marchés (acquises via l’Inde), ainsi que ses voyages en Parthie et au Ferghana, sont conservés dans les œuvres de Sima Qian, l’historien des premiers Han.

Une touriste prend des photos d’une carte montrant le deuxième voyage de Zhang Qian vers l’Ouest. Photo prise au tombeau de Zhang Qian dans le comté de Chenggu de Hanzhong.

À son retour, son récit incite l’empereur chinois à envoyer des émissaires à travers l’Asie centrale pour négocier et encourager le commerce avec son pays. « Et c’est ainsi que naquit la route de la soie », affirment certains historiens.

Carte de la vallée de Ferghana.

Outre la Parthie et la Bactriane, Zhang Qian visite, dans la fertile vallée de Ferghana (aujourd’hui essentiellement au Tadjikistan), un État que les Chinois baptisèrent le royaume de Dayuan (« Da » signifiant « grand » et « Yuan » étant la translittération du sanskrit Yavana ou du pali Yona, utilisé dans toute l’Antiquité en Asie pour désigner les Ioniens, ou colons grecs).

Les Actes du grand historien et le Livre des Han décrivent Dayuan comme un pays de plusieurs centaines de milliers d’habitants, vivant dans 70 villes fortifiées de taille variable.

Princesse bactriane.

Ils cultivent le riz et le blé et produisent du vin à partir de leurs vignes. Ils avaient des traits caucasiens et des « coutumes identiques à celles de la Bactriane » (l’État le plus hellénistique de la région depuis Alexandre le Grand), dont l’épicentre se trouve alors au nord de l’Afghanistan. (voir notre article)

En outre, le diplomate chinois rapporte un fait d’un grand intérêt stratégique : la présence, dans la vallée de la Ferghana, de chevaux incroyables, rapides et puissants, élevés par ces Ioniens !

Expansion de la dynastie des Hans.

Or, comme nous l’avons déjà dit, la Chine, se sentant menacée en permanence par les peuples nomades des steppes, était en train de construire sa Grande Muraille. Elle avait également conscience de son infériorité militaire par rapport aux nomades des steppes et déplorait son manque cruel de puissants chevaux.

Sans oublier que, dans l’échelle des valeurs chinoises, le cheval possédait une valeur spirituelle et symbolique presque aussi forte que le dragon : il pouvait voler et représentait l’esprit divin et créatif de l’univers lui-même, chose essentielle pour tout empereur désireux d’acquérir aussi bien la sécurité militaire pour son empire que son immortalité personnelle.

Bref, posséder de bons chevaux est alors une question allant au-delà de la sécurité nationale, tout en l’incluant. À tel point qu’en 100 av. JC., lorsque le souverain de la vallée de Ferghana refuse de lui fournir des chevaux de qualité, la dynastie Han déclenche contre Dayuan la « guerre des chevaux célestes ».

Guerre des chevaux célestes



C’est un conflit militaire qui se déroule entre 104 et 102 av. JC. entre la Chine et Dayuan, Etat peuplé d’Ioniens (entre l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et le Tadjikistan actuels

Tout d’abord, l’empereur Wu décide d’infliger une défaite décisive aux nomades des steppes, les Xiongnu, qui harcèlent la dynastie Han depuis des décennies.

Pour les faire plier, en 139 av. JC, il envoie le diplomate Zhang Qian avec pour mission d’arpenter l’ouest et d’y forger une alliance militaire avec les nomades chinois Yuezhi contre les Xiongnu.

Zhang Qian, comme nous l’avons dit, se rend en Parthie, en Bactriane et à Dayuan. À son retour, il impressionne l’empereur en lui décrivant les « chevaux célestes » de la vallée de Ferghana, qui pourraient grandement améliorer la qualité des montures de la cavalerie Han lors des combats contre les Xiongnu.

La cour des Han envoie alors jusqu’à dix groupes de diplomates pour acquérir ces « chevaux célestes ».

Cheval céleste.


Une mission commerciale et diplomatique arrive donc à Dayuan avec 1000 pièces d’or et un cheval d’or pour acheter les précieux animaux. Dayuan, qui était à cette époque l’un des États les plus occidentaux à avoir des émissaires à la cour des Han, commerce déjà avec eux depuis un certain temps à son grand avantage. Non seulement sa population accède aux marchandises orientales, mais apprend des soldats Han la fonte des métaux pour fabriquer des pièces et des armes. Cependant, contrairement aux autres envoyés à la cour des Han, ceux de Dayuan ne se conforment pas aux rituels des Han et se montrent arrogants, pensant que leur pays est trop éloigné pour avoir à craindre une invasion.

Dès lors, dans un élan de folie et par pure arrogance, le roi du Dayuan non seulement refuse le marché, mais confisque l’or. Les envoyés des Han maudissent les hommes de Dayuan et brisent le cheval d’or qu’ils avaient amené. Furieux de cet acte de mépris, les nobles de Dayuan ordonnent aux militaires de Yucheng, qui se trouvent à leur frontière orientale, d’attaquer les envoyés, de les tuer et de s’emparer de leurs marchandises.

Humiliée et furieuse, la cour des Han envoie alors une armée dirigée par le général Li Guangli pour soumettre Dayuan, mais leur première incursion s’avère mal organisée et insuffisamment approvisionnée.

Deux ans plus tard, une seconde expédition, plus importante et mieux approvisionnée, parvient à assiéger la capitale des Dayuan, « Alexandria Eschate » (aujourd’hui proche de Khodjent, au Tadjikistan), forçant les Dayuan à se rendre sans condition.

Le général Li Guangli.



Les forces expéditionnaires y installent alors un régime pro-Han et repartent avec 3000 chevaux. Il n’en restera que 1000 à leur arrivée en Chine, en 101 av. JC.

Le Dayuan accepte également d’envoyer chaque année deux chevaux célestes à l’empereur et des semences de luzerne sont ramenées en Chine, fournissant des pâturages de qualité supérieure pour élever de beaux chevaux afin de fournir une cavalerie capable de faire face aux Xiongnu qui menacent le pays.

Les chevaux ont depuis lors captivé l’imagination populaire en Chine, inspirant des sculptures, faisant l’objet d’élevage dans le Gansu et dotant la cavalerie de 430 000 chevaux de ce type sous la dynastie des Tang.

La Chine et la Révolution agricole

Après avoir imposé son rôle dans la stratégie militaire pour les siècles à venir, le cheval devient, avec la maîtrise de l’eau, le facteur clé permettant d’accroître la productivité agricole.

Contrairement aux Romains, qui préféraient utiliser du « bétail humain » (esclaves) plutôt que des animaux (qu’ils élevaient pour les courses), les Chinois ont contribué de façon décisive à la survie de l’humanité avec deux innovations cruciales concernant l’attelage des chevaux.

Rappelons que pendant toute l’Antiquité, que ce soit en Égypte ou en Grèce, charrues et chariots sont tirés à l’aide d’une bande de cuir encerclant le cou de l’animal.

Cet attelage s’apparente au joug utilisé pour les bœufs, la charge étant attachée au sommet du collier, au-dessus du cou. Le cheval se trouvant ainsi constamment étranglé, ce système réduit considérablement sa capacité à travailler, et plus il tire, plus il a du mal à respirer.

En raison de cette contrainte physique, le bœuf restera l’animal préféré pour les travaux lourds tels que le labourage. Cependant, il est lent, difficile à manœuvrer et n’a pas l’endurance du cheval, qui est deux fois supérieure pour une puissance équivalente.

La Chine aurait d’abord inventé la « bricole », large courroie de cuir enserrant le poitrail du cheval, ce qui était un premier pas dans la bonne direction.

La « bricole » sous la dynastie Han.

Au Ve siècle, la Chine invente « le collier d’épaule », conçu comme un ovale rigide qui s’adapte au cou et aux épaules du cheval sans lui couper le souffle.

Il présente les avantages suivants :
— Il soulage la pression exercée sur la gorge du cheval, libérant les voies respiratoires de toute constriction, ce qui améliore considérablement le débit d’énergie de l’animal.
— Les traits peuvent être attachés de chaque côté du collier, ce qui permet au cheval de pousser sur ses pattes postérieures, plus puissantes, au lieu de tirer avec celles de devant, plus faibles.

Vous me direz qu’il s’agit là d’une simple anecdote. Vous avez tort, car ce qui semble n’être qu’un changement mineur aura des conséquences gigantesques.

La Renaissance européenne

Miniature montrant un cheval de trait.

Dans le cadre d’une alliance stratégique et d’une coopération avec le califat humaniste des Abbassides de Bagdad (voir notre article), Charlemagne et ses successeurs ont défriché de vastes terrains pour l’agriculture, amélioré l’usage de l’eau et généralisé le collier d’épaule pour les chevaux de trait.

Grâce à ce nouvel outil beaucoup plus efficace, les agriculteurs européens ont pu tirer pleinement parti de la force du cheval, qui sera alors capable de tirer une autre innovation récente, la lourde charrue. Cela s’est avéré particulièrement appréciable pour les sols durs et argileux, ouvrant de nouvelles terres à l’agriculture.

Le collier, la charrue lourde et le fer à cheval ont contribué à l’essor de la production agricole.

Entre l’an 1000 et l’an 1300, les rendements agricoles ont été multipliés par trois, autant que la population d’Europe et de France.

Ainsi, entre l’an 1000 et l’an 1300, on estime qu’en Europe, les rendements agricoles ont triplé, permettant de nourrir un nombre croissant de citoyens dans les villes urbaines apparues au XVe siècle et de donner le coup d’envoi à la Renaissance européenne. Merci la Chine !

Certains chiffres laissent néanmoins perplexes :

–Il aura fallu des milliers d’années à l’humanité pour domestiquer le cheval, en 2200 av. JC. (bien après la vache).
— Il faudra encore 2700 ans à l’humanité pour trouver, au Ve siècle de notre ère, la façon la plus efficace d’utiliser sa force motrice…

Le passage d’une plateforme d’infrastructure inférieure à une plate-forme d’infrastructure supérieure peut certes prendre un certain temps. Les nouvelles plateformes supérieures d’aujourd’hui s’appellent l’espace et l’énergie de fusion.

N’attendons pas encore un millénaire pour savoir comment les utiliser correctement !

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Odile et Odette

Odile et Odette, eau-forte sur zinc de Karel Vereycken, janvier 2023.
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Le retour de Poséidon

Le retour de Poséidon, aquarelle (41 x 63 cm) de Karel Vereycken, Sète, août 2022.
Papier Arches (300 grammes/m2), couleurs Sennelier et Blockx.
Encadré c’est encore mieux !

Ça meuble !
Karel Vereycken, présentant son aquarelle Le retour de Poséidon, Sète, août 2022.
Le retour de Poséidon.
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Christian Lévêque : l’écologie malade du « fixisme » ?

Moulin de Vernon en Normandie.

Karel Vereycken s’est entretenu fin mars 2021 avec l’écologue et hydrobiologiste Christian Lévêque, directeur de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et spécialiste des écosystèmes aquatiques. Il est également président honoraire de l’Académie d’agriculture de France et membre de l’Académie des sciences d’Outre-mer.

Parmi ses derniers écrits, nous recommandons :

  • La biodiversité avec ou sans l’homme ? (Quae, 2017) ;
  • La mémoire des fleuves et des rivières (Ulmer, 2019) ;
  • La gestion écologique des rivières françaises – Regards de scientifiques sur une controverse (L’Harmattan, 2020, avec JP. Bravard) ;
  • Reconquérir la biodiversité, mais laquelle ? (Fondapol, 2021).

L’écologue Christian Lévêque.

Karel Vereycken : Dans vos écrits, vous soulignez que le discours qu’on entend dans les médias sur l’écologie est plus idéologique que scientifique. Que voulez-vous dire et en quoi est-ce préoccupant ?

Christian Lévêque : La première chose qui me préoccupe dans le discours écologique, c’est qu’il s’agit d’un discours à sens unique : « L’Homme détruit la nature. » C’est un discours de mise en accusation de l’homme dans son rapport à la nature. Or, ce que je vois autour de moi, ce n’est pas tout à fait ça. Prenons le cas du parc naturel de la Camargue, qu’on présente parfois comme un pur produit de la nature. En réalité, il s’agit d’un système aménagé par l’homme pour la production de sel et la riziculture. C’est un système géré artificiellement qui est néanmoins labellisé « parc naturel ». On voit bien, avec cet exemple, que l’action de l’homme n’est pas forcément négative.

Prenons maintenant le cas du bocage normand. Une fois de plus, ce n’est pas un système naturel, mais aménagé par l’homme et l’agriculture. Il est amusant de constater que le bocage figure dans tous les livres traitant de la biodiversité comme un bel exemple de nature qu’il faut préserver. On pourrait multiplier les exemples. Je prends souvent le cas du lac du Der (lac du Der-Chantecoq, en Champagne) qui est un barrage-réservoir (de 48 km²) sur la Marne, construit il y a une trentaine d’années pour protéger Paris des crues de la Seine. Or, tout comme la Camargue, ce site a été consacré « site Ramsar » (Note 1) en matière de préservation de la nature, en particulier pour l’habitat qu’il offre aux oiseaux.

On voit donc que le « vécu des gens » (la réalité) ne correspond en rien à celle dont parlent un certain nombre de mouvements militants qui ne font qu’accuser l’homme de ravager la nature. Pour moi, il y a quelque chose de totalement incohérent dans cette démarche. Ce qui ne veut pas dire pour autant que tout va pour le mieux, et il y a bien entendu des contre-exemples. Mais il faut revenir à des regards plus réalistes et moins dogmatiques sur nos rapports à la nature.

Ce qui me préoccupe le plus dans leur approche, c’est cette « vision fixiste » de la nature, sous-jacente dans la plupart des discours en matière de conservation de la nature. On a l’impression qu’en créant des aires protégées, on va protéger la nature. On oublie que la nature n’arrête pas de changer et qu’une aire protégée ne protège rien dans la durée. La flore et la faune vont évoluer sous l’influence du climat par exemple. Ou sous l’influence d’espèces qui vont se naturaliser sur le site. Et les espèces que l’on cherche à protéger peuvent disparaître car les conditions écologiques ne leur seront plus favorables. Ce sont des mesures d‘urgence qui peuvent être utiles comme telles, mais ce n’est pas une assurance à long terme.

Beaucoup de projets de restauration ou d’aménagement qui cherchent à reconstituer un état écologique historique (c’était mieux avant…) oublient que l’avenir ne peut pas être le passé. Les systèmes écologiques évoluent et se modifient en permanence sur la flèche du temps.

J’avais demandé, il y a quelques années, de faire une simulation sur la remontée du niveau de la mer, dans l’estuaire de la Seine dont je m’occupais. Si la mer monte d’un mètre – ce qui est possible et probable, d’ici à la fin du siècle – vous avez la moitié de la réserve de l’estuaire de la Seine qui est sous l’eau. Et si ça monte de deux mètres, il n’y a plus de réserve du tout. Est-ce qu’on pourrait repositionner la réserve plus haut ? Comme il y a beaucoup d’urbanisation, cela posera de grandes difficultés. C’était une parenthèse pour dire que les réserves naturelles sont un peu limitées en tant que perspective historique…

Si je vous comprends bien, ces écologistes font en quelque sorte un instantané de l’évolution, qu’ils veulent geler artificiellement pour toujours ?

Lorsqu’on regarde dans le passé, comme le font les paléo-écologues, on voit bien que la nature était différente de celle d’aujourd’hui. L’Europe a connu à diverses reprises des périodes de glaciation qui ont profondément modifié la flore et la faune.

Je dis souvent : réfléchissez. Il y a 10 à 20 000 ans, le nord de l’Europe était sous les glaces ainsi que le massif alpin, et l’on était en zone de permafrost là où nous sommes aujourd’hui. Cela a beaucoup changé depuis, non ? On est passé des toundras de Sibérie à des forêts luxuriantes et la biodiversité a également beaucoup changé. Et cela, en relativement peu de temps. La flore et la faune se sont reconstituées par des migrations ou des introductions d’espèces depuis environ 10 000 ans, ce qui est récent. A l’échelle géologique ou à celle de l’évolution, c’est une goutte d’eau.

Il faut bien intégrer que la nature est dynamique. Il est illusoire de penser que l’on pourra figer cette dynamique en établissant des normes et des lois pour la protéger. J’ai conscience que c’est difficile à intégrer car nous n’aimons pas beaucoup le changement, qui est porteur d’incertitudes et donc de dangers… Pour les scientifiques, la biodiversité est le produit du changement et donc de l’adaptation permanente des espèces aux fluctuations de leurs conditions d’existence.

Des chiffres fortement contestés.

Les mouvements environnementalistes nous alertent sur une forte érosion de la biodiversité et certains évoquent même la menace d’une « sixième extinction de masse » provoquée par l’action humaine. Qu’en est-il ?

Tout cela est compliqué et relève pour partie de la communication de grandes ONG environnementales. Il est vrai que les hommes ont un impact, mais il faut l’évaluer raisonnablement et ne pas tomber dans des discours inflationnistes.

A ceux qui tiennent ces discours, répliquez : « Apportez-moi les données ! » Or, on a beaucoup de mal à trouver les données sur lesquelles sont basées ces assertions.

J’ai vu récemment une communication de l’International Union for the Conservation of Nature (IUCN, l’une des plus grandes associations environnementalistes) et de l’Office français de la biodiversité (OFB) sur le nombre d’espèces menacées de disparition en France, évalué à 2400 espèces. Quand vous regardez le détail, c’est une liste à la Prévert d’espèces dont certaines sont sans aucun doute en régression, il n’est pas question de le nier, et d’autres dont la présence sur la liste sert à faire du chiffre.

Deux exemples pour l’illustrer. Parmi les quelques rares espèces supposées éteintes en France, il y a trois espèces de poissons d’eau douce appartenant au groupe des corégones qui peuplent les lacs alpins. Ce groupe est connu chez les taxinomistes pour être très variable. Selon les auteurs, on distingue des dizaines d’espèces de corégones, ou seulement deux en Europe… Les trois « espèces » en question sont-elles de vraies espèces ou des écotypes ? Ce qui souligne la difficulté rarement abordée de la définition de l’espèce !

Autre exemple, on comptabilise parmi les espèces disparues ou pratiquement disparues en France, des espèces qui vivent dans des pays voisins et qui, pour des raisons diverses, font de temps à autre une incursion chez nous. Il existe ainsi sur cette liste deux espèces de poissons qui sont endémiques en Espagne, où elles sont très abondantes, mais qu’on a pu apercevoir à certains moments dans des régions frontalières en France. Ce sont des espèces qui peuvent être importées accidentellement par des oiseaux, des mammifères ou des hommes, et qui s’installent temporairement chez nous, avant de disparaître. Comptabiliser ce type d’espèces parmi les espèces en danger, c’est quand même un peu fort ! C’est ce que j’appelle faire du chiffre. On aimerait que les données qui sont diffusées par les médias fassent preuve d’une plus grande rigueur !

D’autre part, on mélange systématiquement dans ces analyses les espèces métropolitaines et les espèces ultra-marines.

C’est donc intellectuellement malhonnête…

C’est un problème de manipulation sémantique, oui. On sait que l’essentiel des disparitions d’espèces a lieu dans les îles. C’est clair, c’est net : 95 % des espèces recensées disparues sont des espèces insulaires, des îles indo-pacifiques notamment. Sur les continents, on a très, très peu d’espèces disparues à l’époque historique. Donc pratiquer l’amalgame et laisser croire que la situation est la même partout n’est pas honnête. Les problèmes sont très différents concernant l’érosion de la biodiversité sur l’île de la Réunion, à Mayotte ou en métropole.

Pour la plupart des métropolitains, la France, c’est la métropole ; il faudrait donc préciser en « France métropolitaine et ultra-marine », et distinguer ce qui concerne les îles et ce qui concerne les continents.

Le problème des îles porte sur les « espèces endémiques » (à distribution réduite, liées à un territoire). Dans ce sens, il y a des îles océaniques, mais également des îles continentales. Un lac peut être une « île continentale ». Le lac Tanganyika, en Afrique, est une île continentale dans la mesure où il n’a aucune connexion avec d’autres lacs. Dans une île, vous avez des populations (végétales et animales) qui vont évoluer de manière isolée et qui vont donner au bout d’un certain temps des espèces biologiquement différentes de celles qui existent sur les continents. En général, ces îles ont été peuplées d’espèces qui vivent sur le continent, et l’évolution a fait son œuvre.

En Corse, en Sardaigne, etc., vous avez des espèces endémiques. Si certaines sont de « vraies » espèces biologiques, il s’agit souvent de sous-espèces dont l’évolution n’est peut-être pas complètement terminée.

La faune endémique des îles a beaucoup souffert de l’introduction d’espèces domestiques (chats, chiens) et d’espèces commensales (rats), c’est incontestable. Mais ce n’est pas le cas en milieu continental. Il ne faut donc pas tout amalgamer, à moins de vouloir manipuler les chiffres pour donner l’impression qu’en métropole, il y a de nombreuses espèces qui ont disparu.

On évoque souvent le cas des insectes. Dans les années 1960, pour désigner le liquide lave-glace, on utilisait le terme « démoustiqueur », tellement on ramassait d’insectes sur le pare-brise lors des déplacements en voiture…

C’est vrai qu’il y a moins d’insectes, je ne le conteste pas. L’homme a forcément un impact sur son environnement. Ou alors il faut exclure l’homme comme le proposent certains, pour qui une belle nature est une nature sans l’homme. Veut-on suivre cette logique ? Ce n’est pas la mienne. Tous les animaux ont un impact sur la nature. Lorsque vous regardez les films animaliers à la télévision, il y a toujours cette pauvre lionne ou cette pauvre louve qui cherche désespérément de quoi nourrir ses petits… On voit avec plaisir et même avec soulagement la pauvre lionne tuer une antilope ou la louve tuer un chamois. C’est cruel, la nature. Ce n’est pas un monde paradisiaque. C’est un monde de rapports de force.

Pour revenir aux insectes, il faut, là encore, essayer de comprendre pourquoi, au cas par cas, certaines populations (pas toutes) sont en régression. Et si les pesticides sont au banc des accusés, ils ne sont pas les seuls coupables. Il y a les pratiques agricoles et la modification des paysages, mais aussi toutes les conséquences de l’artificialisation et des pollutions résultant de l’urbanisation.

Ce qui sous-tend vos propos, et je crois l’avoir vu dans vos écrits, c’est la notion de « co-construction » entre la civilisation humaine et la nature ?

C’est en effet ce que je dis – avec d’autres, car je ne suis pas seul dans ce domaine. La « nature » européenne est une co-construction entre les processus spontanés, c’est-à-dire la dynamique des espèces elles-mêmes, et les activités humaines. Le paysage européen, c’est le produit de l’agriculture, au sens large. Il n’y a plus rien d’originel. Mais c’est aussi de nos jours le produit de l’urbanisation. On voit bien que l’urbanisation artificialise le paysage. On n’a plus de grands espaces sans artifices.

En milieu urbain, notre « nature » est une hyper co-construction. On aménage des coins de nature en ville, des parcs, des jardins. C’est artificiel mais ces milieux hébergent également des espèces de plus en plus nombreuses qui s’adaptent à la ville. On y trouve même beaucoup d’espèces protégées.

Une vision romantique prétend que si l’homme disparaissait définitivement, la nature « reprendrait ses droits », mais on peut également craindre que cela ne soit pas forcément le cas. On peut même redouter que des formes plus primitives du vivant, du type virus « malveillants » ou autres, viennent ravager ce qui resterait.

On peut tout imaginer. Je ne suis pas hostile à ce qu’on réfléchisse à ces questions, loin de là. Je dirais que globalement, l’homme a besoin de la nature, c’est évident. Sans les ressources de la nature, il ne peut pas vivre, comme d’ailleurs beaucoup d’autres espèces. Le principe de la nature, c’est qu’il y a des mangeurs et des mangés, ne l’oublions pas. Néanmoins, la nature a existé pendant très longtemps sans l’homme. L’homme est un tout petit épisode dans l’histoire de la Terre et de la nature, en tout cas l’homme actuel. Et il y a fort à parier que si l’homme disparaît, la nature poursuivra son chemin…

Maintenant, ce qui est vrai, c’est que si l’on abandonne un certain nombre d’activités – notamment agricoles – de co-construction de la nature, les paysages vont changer. La déprise agricole (abandon et sous-utilisation à long terme des sols) entraîne ce qu’on appelle la « fermeture » des paysages. Ça veut dire que les systèmes forestiers vont prendre la place des systèmes prairiaux ouverts, ce qui provoquera un changement assez important dans les peuplements qui leur sont associés. Et l’une des raisons probables de l’érosion des populations d’oiseaux des champs en France et en Europe, dont on discute pas mal, est en partie liée à cette déprise agricole. Cela veut dire que beaucoup d’endroits qui étaient des milieux « ouverts » sont maintenant abandonnés à une forêt qui gagne du terrain en France.

Et puis il ne faut jamais oublier que l’artificialisation des sols (extension des zones habitables) progresse beaucoup. Lorsque l’on aborde le problème de la disparition des insectes (sans exclure le rôle des insecticides), il faut considérer le rôle de l’éclairage, celui des lampadaires qui tuent des quantités d’insectes. L’urbanisation détruit évidemment un certain nombre de milieux favorables aux insectes. Les pratiques agricoles, surtout avec les cultures extensives, éliminent les bosquets, etc. Je ne nie pas du tout le rôle des insecticides, mais je refuse d’en faire le seul facteur ou le bouc-émissaire de la disparition des espèces.

Derrière tout cela, je pose la question de savoir s’il est légitime ou pas que l’homme se protège des nuisances de la nature. N’a-t-on pas le droit de se protéger contre toutes ces nuisances que sont les insectes ravageurs des cultures, que sont les moustiques, que sont tous ces vecteurs de maladies, etc. ? Il y a une vraie question qui est posée… et jusqu’où aller ? Pouvons-nous imaginer des compromis et sur quelles bases ?

En plus, cette question ne se pose pas de la même façon dans les pays en voie de développement que dans les pays avancés. Lorsqu’on regarde le rôle des insectes dans la transmission des grandes maladies parasitaires, bactériennes et virales, on a un autre regard.

La nature n’est pas sympa !

Moi, j’ai travaillé dans les pays en voie de développement. J’ai passé dix ans en Afrique et j’étais sur le terrain, pas derrière les écrans d’ordinateur d’un laboratoire français. Le discours actuel sur la biodiversité est complètement aberrant par rapport aux besoins et à la situation des pays en voie de développement.

Leur problème, ce n’est pas la conservation de la nature dans des réserves. Leur problème, c’est aussi de se protéger de la nature et de ses nuisances. Je dis bien aussi… car évidemment, ils ont aussi besoin de protéger leurs ressources.

Cette question des deux visages de la nature m’est particulièrement chère car dans le monde vécu des citoyens, la nature est une source inépuisable de nuisances (maladies, ravageurs de cultures, aléas climatiques, etc.). Mais les conservationnistes refusent d’en parler pour ne pas écorner cette image d’Epinal d’une nature bucolique assiégée par l’homme, qui est leur fonds de commerce !

Conservation de l’homme !

Ce n’est pas une guerre de tranchées, mais tout de même, ce n’est pas du tout la vision bucolique et idyllique que les « bobos » ont actuellement de la nature. Ça c’est vraiment un regard de pays riche.

Ce que vous avancez me semble très important. Pourtant, votre discours, sans être marginal, n’est pas médiatisé et reste très éloigné du discours dominant. Pourquoi y a-t-il tant de scientifiques qui s’adonnent à ce catastrophisme ?

C’est aussi une question que je me pose. Je me suis plusieurs fois étonné que mes collègues puissent avaliser des informations du type « 1 million d’espèces menacées de disparition », sans disposer des données permettant d’étoffer une telle affirmation ni savoir comment on l’a calculé. En principe, il existe une déontologie scientifique. Les scientifiques doivent parler de choses qui sont vérifiées, ou mettre des informations sur la table pour qu’on puisse en discuter. Or, on ne trouve nulle part de quelle manière ces chiffres ont été obtenus. Les affirmations de ce type qui tournent en boucle sur internet et sur les réseaux sociaux ne sont pas sourcées.

J’étais interrogé par l’hebdomadaire Le Point (20 février 2021) sur la question du WWF qui annonce, dans son rapport Planète vivante (Edition 2020) que 68 % des vertébrés ont disparu entre 1970 et 2016.

Manque de chance, il y a deux articles scientifiques qui, en s’appuyant sur les mêmes bases de données que le WWF, sortent des chiffres totalement différents. En gros, oui, il y a des espèces dont les populations sont en forte régression, c’est incontestable, on parle des lions, on parle des girafes, etc. Mais il y a également des populations qui sont en expansion et ça, on n’en parle jamais, de même qu’on ne parle jamais de l’évolution qui est en cours. On parle toujours de la disparition des espèces, mais quand on fait des analyses génétiques des populations, on s’aperçoit que l’évolution est toujours en cours. Vous avez des différences génétiques dans un même bassin fluvial, entre populations de poissons d’une même espèce à quelques dizaines de kilomètres de distance. L’évolution, c’est de l’adaptation, Les espèces sont en permanence en train de s’adapter. Quand vous introduisez une espèce américaine dans un lac européen, au bout de quelques décennies, elle se différencie de l’espèce d’origine et peut devenir une nouvelle espèce biologique.

Lors de conférences visant à populariser l’idée de la « grande réinitialisation » (Great Reset), c’est-à-dire le verdissement de la finance mondiale pour « sauver le climat », on a pu voir, à la fin de la grande session réunissant la fine fleur des financiers à Londres, le 11 novembre 2020, Greenpeace présenter la bande annonce de son film « Our Planet, Too Big too fail »

Je sais…

On peut donc croire qu’il existe un lobby de la finance verte qui a bien besoin de ce genre de propagande…

Indulgences vertes. Vous aurez bien une petite pièce pour sauver la planète ?

Il y a « une machine à cash », pour dire les choses simplement. Si vous présentez un programme de recherche dans lequel vous dites « je veux montrer tout l’intérêt de la préservation du bocage et de sa transformation historique, soulignant le rôle positif de l’homme », alors vous ne trouverez absolument aucun financement. En revanche, si vous jouez le chercheur pyromane et que vous criez au feu : « Ah, les espèces invasives, ah, le changement climatique ! ça va tout transformer, ça va tout détruire ! »

Ça marche très bien au niveau des médias, ça marche très bien, hélas, au niveau d’un bon nombre de nos concitoyens, et là, vous allez obtenir des crédits, car vous allez dire « donnez-moi de l’argent, je vais vous apporter la solution ». Cela ressemble fort à ce qu’on appelait au Moyen-Âge le régime des indulgences (Note 2), lorsque l’Eglise disait « donnez-nous de l’argent, et votre âme sera sauvée ! »

C’est ce que dit le WWF : « Donnez-nous de l’argent et on va sauver la planète ! » Ça dure depuis des décennies sans que la question de l’érosion de la biodiversité soit réglée pour autant.

C’est pas mal, les indulgences vertes !

Tout cela crée une sorte de doxa. On se renvoie la balle, on fait de la surenchère. On a une « érosion sans précédent » mais qui n’est pas documentée. On se monte le bourrichon d’une certaine manière, mais ça rapporte – de la notoriété, parce qu’on passe dans les médias, et de l’argent parce que vous allez sauver le monde. Qui va dire le contraire ? On est dans un grand jeu de rôle.

Cela me conduit à la dernière question à laquelle vous avez déjà répondu en partie. Aux politiques, vous dites « regardez les chiffres et ne répondez pas aux images et aux émotions ». Existe-t-il des domaines de recherche prometteurs permettant de clarifier ce débat ?

Pour clarifier ce débat, il faudra d’abord que les politiques soient à l’écoute, ce qui n’est pas forcément le cas. C’est une question pour laquelle je n’ai pas de réponse définitive. Je ne suis pas un gourou. Je ne dis pas « il n’y a qu’à… » ou « il faut qu’on… ».

Lorsque je parle de préserver la diversité biologique, je souligne qu’il faut le faire dans un contexte qui dépasse la seule vision naturaliste. Il y a la nature « objet » et la nature vécue… et on ne peut pas parler de la préserver sans tenir compte des paramètres sociaux en matière d’usages et de santé.

Record historique. En octobre 2019, près de 200000 grues cendrées s’étaient données rendez-vous aux bord du Lac du Der, à quelques dizaines de kilomètres de Vitry-le-François.

Revenons au lac du Der, qui est devenu une zone de protection pour les oiseaux. Une zone humide, un peu marécageuse, ce n’est pas compliqué à faire. Vous creusez un trou, vous y mettez de l’eau, et au bout d’un an ou deux, vous aurez une belle zone humide. La nature fait très bien les choses et il y a naturellement des échanges importants d’espèces d’un endroit à un autre par le biais des oiseaux, des mammifères, du vent, etc. Si vous avez la chance d’avoir un jardin, faites un trou et mettez de l’eau. Après quelques semaines vous verrez que la vie s’y est bien installée.

Oui, le vivant est conquérant !

Il y a eu des expériences intéressantes de création de marais au nord de Paris, dans le Parc départemental du Sausset (93), par un collègue qui est urbaniste. Au début, des paysagistes y ont mis des plantes. Quelques années après, tout cela avait disparu et l’endroit était envahi par une végétation spontanée de zones humides. A tel point que cette zone est devenue un centre d’attraction pour de nombreuses espèces d’oiseaux. Le public appréciait ce coin de nature sauvage… en milieu urbain.

C’est une chose qui a été déterminante dans ma réflexion, pour dire qu’effectivement l’action de l’homme n’est pas systématiquement négative. Mais ce qui était fait initialement pour distraire le public est devenu une réserve ornithologique fermée au public !

Comme je l’ai développé dans certains articles, on n’est pas obligé d’avoir une vision monolithique des choses. J’aborde souvent ces questions du point de vue des rapports nature-société. Si les hommes ont envie, quelque part, de coins de nature protégée, parce que ça leur fait plaisir, et parce qu’ils y trouvent un intérêt, pourquoi pas ? On n’est pas pour autant obligé de faire de la France tout entière une réserve naturelle ! On doit réfléchir sur la base d’un compromis entre différentes attentes des citoyens et des usages de la biodiversité.

Entre 100 % parking et 100 % réserve naturelle, il y a de la marge…

Publié en 2017 chez Quae.

On parle actuellement de 30 % d’aires protégées (terrestres et maritimes), et certains conservationnistes disent que ce n’est pas assez, qu’il faudrait passer à 50 %. Mais où va-t-on mettre les hommes, là-dedans ? On va les mettre dans des réserves indiennes ? Ça, on ne le dit pas… C’est bien le problème, et c’est irresponsable.

Si l’on revient aux pays en voie de développement, lorsqu’on parle de 30 ou 50 % d’aires protégées alors que leur population est en forte augmentation, va-t-on y faire des zones hyper-peuplées et d’autres hyper-dépeuplées ? Tout ça pour qu’on puisse admirer une belle nature dans les zones protégées alors que les hommes crèvent de faim à côté ? Vous avez lu le livre Le colonialisme vert de Guillaume Blanc ? Lisez-le.

J’ai vécu ça en partie. J’ai connu les zones protégées en Afrique de l’Ouest, elles n’ont pas résisté longtemps lorsqu’il y a eu des révoltes sociales. C’étaient des réserves de viande de brousse. C’est un peu différent en Afrique de l’Est, où c’est devenu en réalité du grand business. Pourquoi pas !

Pour protéger les animaux, certains sont près à abattre les hommes dans ces réserves…

Abattre est peut-être un peu fort (mais c’est vrai au sujet des braconniers…), mais les expulser sans aucun doute. C’est ce que fait le WWF. C’est ce que dit Blanc également et ce comportement a été dénoncé dans des articles parus dans Le Monde diplomatique.

Oui, la télévision néerlandaise y a également consacré un reportage extrêmement documenté.

On peut accepter que dans certains pays comme la France, on crée des réserves dans des endroits où il n’y a personne. C’est le cas du parc du Mercantour. Mais il est vrai aussi que nous avons des parcs régionaux qui essaient d’associer protection et activités humaines, avec un certain succès.

Ou le retour des haies ?

On peut replanter des haies, et c’est ce que l’on fait à petite échelle, mais c’est encore assez anecdotique. Une haie, ce n’est pas que de l’aubépine, c’est aussi des arbres, et il faut du temps. Il y a en théorie des choses simples à faire pour recréer l’hétérogénéité des habitats. Au lieu d’avoir d’immenses étendues de champs labourés, on peut reconstituer quelques bosquets, ce qui serait certainement très positif pour la biodiversité.

Cela offre un plus pour les oiseaux…

Ce sont les arbres qui sont importants pour beaucoup d’oiseaux. Il est également clair qu’il faut réduire les pollutions, mais celles de toute nature, et pas seulement les pesticides. Les pollutions lumineuses, ça existe, et l’on pense que pour les insectes et les oiseaux, cela joue un rôle actuellement. Il y a des scientifiques qui semblent disposer de données pour le prouver. On voit bien qu’il y a des choses à faire, mais ce n’est pas forcément la révolution.

C’est en « co-construisant » avec la nature et en se posant la question : qu’est-ce qu’on veut comme nature ? Ce qui nous amène à prendre en compte non seulement des facteurs écologiques, mais également des facteurs économiques et sanitaires. Je ne suis pas sûr que les citoyens soient prêts à accepter le retour des moustiques, par exemple. Mais je respecte aussi les choix de nature éthique. Encore faut-il qu’ils ne deviennent pas exclusifs.

Aujourd’hui, dès qu’il y a un coq qui chante ou des grenouilles qui croassent, on appelle la police et on exige que le maire du village soit fusillé !

Ce qui compte, c’est de rechercher des solutions au cas par cas, qui ne seront pas les mêmes partout. En évitant les excès et les attitudes trop dogmatiques. Mais à certains moments, il faut aussi savoir trancher. Ça c’est de la politique, pas de la science.

C’est pour cela que le concept de co-construction est vraiment la chose à faire connaître.

Il faut tenir compte, selon les endroits, du contexte écologique, économique, sociologique, etc. Il faut tenir également compte des changements dans la société. Au XIXe siècle, la préoccupation majeure était de survivre. L’agriculture ne produisait pas assez, les gens crevaient de faim dans certains endroits. Il fallait donc produire. On ne se posait pas la question de la protection de la nature. Aujourd’hui, c’est la même chose dans les pays en voie de développement.

Je ne sais pas si vous avez vu le cri d’alarme lancé par Jean-Christophe Debar, de la FARM (Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde). Car il y a toute une offensive européenne en cours, au nom du Green New Deal, contre la viande, accusée d’être en grande partie responsable des émissions de gaz à effet de serre.

C’est ce que l’on dit… encore faut-il faire des évaluations honnêtes de ces émissions.

On a vu alors des gens sortir leur calculette pour évaluer comment réduire de moitié l’élevage. Face à cela, M. Debar met en garde qu’imposer des baisses de rendement risque d’obliger à doubler les surfaces à cultiver. En gros, cela équivaut à raser les forêts pour faire du bio… Ils se trouvent pris dans leurs propres paradoxes.

Publié en 2021 chez Fondapol.

Pour produire la même chose en bio, cela demande 30 à 50 % plus de terres qu’en traditionnel. Je ne défends pas forcément le traditionnel, mais c’est un fait. A partir de là, on peut discuter. On peut certainement faire du bio dans certains endroits, mais dans l’état actuel, le bio est plus consommateur d’espaces. Moi je développe une autre idée. Je vis dans un pays où il y a encore du bocage (zone d’élevage). Eh bien, si l’on supprime la viande, qu’est-ce qu’il va devenir, ce bocage ? Ça va s’emboiser : friche, bois… ou ça va faire de belles zones industrielles pour centres commerciaux, ou des centres de loisirs. Donc, si on mange moins de viande, on va modifier nos paysages et sa biodiversité, ce qui montre la complexité des phénomènes et la limite des raisonnements « y’a qu’à, faut qu’on ».

On veut faire de nos agriculteurs de simples « capteurs de carbone ». Ils ne seront plus rémunérés pour les aliments qu’ils produisent, mais pour leur gestion de champs considérés comme des puits de carbone… La question est de savoir ce qui capte le plus de CO2 : une friche, une forêt ou un champ cultivé ?

Cela dépend des cultures et de ce qu’on intègre comme éléments de calcul. Vous parlez des émissions de gaz à effet de serre. On accuse les vaches.

Cependant, un des grands émetteurs de méthane, ce sont les zones humides… Les « feux follets », vous connaissez ? C’est du méthane. Avec la décomposition de la matière organique, il y a émission de méthane.

Pourtant on protège les zones humides, c’est un grand enjeu de conservation, n’est-ce pas ? Mais personne ne veut parler de la production de méthane par les zones humides… Les ONG montent au créneau quand on leur dit ça.

Ségolène Royal serait mécontente de vous entendre !

La décomposition des matières organiques en zone humide émet des gaz à effet de serre, notamment du méthane. Ici des feux follets.

C’est pourtant évident. J’ai assisté à une séance de l’Académie de l’agriculture où on a parlé de l’émission de méthane par le rot des vaches. J’ai demandé à quoi ça correspond par rapport aux émissions des zones humides ? Silence… Il existe aussi des données démontrant que le permafrost qui se dégèle émet des quantités considérables de méthane. Il faut dire ces choses. On s’amuse avec le rot des vaches, mais est-ce le fond du problème ? On amuse la galerie, en réalité…

Ne pensez-vous pas qu’il est temps de former à nouveau des écologues et des biologistes prêts à aller sur le terrain pour y faire des relevés, plutôt que de tout miser sur des modélisations informatiques ?

C’est un des grands problèmes de l’écologie actuellement. Récolter des données, aller sur le terrain, ça coûte cher, ce n’est pas valorisant au niveau des publications, et c’est parfois sportif ! Pour ces différentes raisons, l’écologie est en partie devenue une science spéculative. Dans son bureau, on fait de l’écologie théorique sur ordinateur avec des « modèles » et on sort ensuite de grandes théories qui ne sont pas validées par les données de terrain.

Pour moi, l’écologie est avant tout une science d’observation ! le modèle est un outil qui aide à traiter ses informations. Ce n’est pas une fin, et encore moins un moyen de se substituer au terrain. Ou alors on en reste à la vision fixiste de l’écologie et on croit que le vivant se conforme aux théories que l’on a imaginées. Comment prendre en compte la variabilité et les aléas dans des modèles déterministes ? Le modèle auquel on accorde un crédit prédictif est l’antithèse de la démarche adaptative.

Un mot pour conclure ?

A mon sens, il est urgent que « l’écologie » (et pas l’écologisme) fasse sa révolution copernicienne. L’écologie est née autour de l’objectif d’identifier les lois qui régulent la nature.

C’était le but recherché au début du XXe siècle : découvrir les lois de la nature. Avec l’arrière-pensée que si l’on connaissait les lois, on pourrait agir sur la nature. Tout comme on avait trouvé les lois des orbites planétaires et de la gravité avec Copernic et Newton, on espérait trouver des lois définissant le fonctionnement général de la nature. Avec le temps, on s’est aperçu qu’il n’y avait pas (ou très peu) de lois pouvant expliquer le fonctionnement général de la nature, mais beaucoup de situations particulières (la contingence). La seule grande loi est celle qui montre que la distribution des espèces à la surface du globe dépend du climat et de la géomorphologie. A part cela, chaque système écologique est relativement différent et fonctionne d’une manière différente. Il faut donc éviter les généralisations et les globalisations, comme le font les mouvements militants et les ONG lorsqu’ils parlent d’érosion de la biodiversité. On l’a vu à propos de la différence entre les espèces continentales et les espèces insulaires.

Et surtout, il faut se mettre dans la perspective que la nature, ça bouge, ce n’est pas en équilibre, ce n’est pas stable, et que penser la préserver dans des réserves ou à travers des lois normatives, c’est un peu de la fiction.

Ils font la même erreur sur le climat en évoquant une température globale de la planète…

Oui, ils appellent cela la « température moyenne » pour l’ensemble du globe. J’ai dit une fois, par boutade, « qu’est-ce que c’est, cette connerie ? » Ça signifie quoi, une moyenne globale ? On voit bien que ce n’est pas si simple au niveau de la planète. Il y a à la fois des réchauffements et des refroidissements, des canicules et des vagues de froid, etc. Il en est de même pour la biodiversité, elle n’est pas la même partout.

Chaque région a son histoire climatique, géologique et anthropique. On dit que l’écologie est contingente, c’est-à-dire qu’un système écologique est le produit d’une histoire et d’un contexte local. La globalisation masque cette hétérogénéité qui est pourtant la caractéristique du vivant. Chaque système a son mode de fonctionnement, ce qui rend bien entendu difficile les généralisations. Les forêts méditerranéennes ne sont pas les forêts bretonnes, ni les forêts tropicales, et ça ne fonctionne pas de façon identique. La vie, c’est avant tout la diversité et l’hétérogénéité, c’est l’adaptation aux conditions locales…

Cela veut dire que l’écologie doit s’inscrire dans une perspective dynamique et non pas statique. Pour moi, c’est le fond du problème. On manque encore d’outils pour prendre en compte la dynamique des écosystèmes. On manque aussi d’informations sur leur évolution sur le temps long. On a longtemps pensé qu’un système écologique fonctionnait comme une machine dans laquelle toutes les espèces avaient leur rôle. Ce concept que l’on a qualifié de déterministe était pratique, car il donnait l’illusion que l’on pouvait gérer la nature si on en connaissait les lois de fonctionnement.

Depuis, on s’est rendu compte, à la suite des travaux du paléontologue S. Gould, par exemple, et ceux des généticiens, que le hasard jouait un rôle considérable dans la dynamique du vivant. Le vivant n’est pas le monde physique et il n’obéit pas aux mêmes lois.

Mais reconnaître le rôle du hasard (ou des aléas), c’est ouvrir la porte à l’incertitude, et on a du mal à y souscrire car ça rend difficile la prévision. Les gestionnaires sont alors démunis en matière d’anticipation. Mais on continue à faire comme si on pouvait prévoir le futur, avec ces nouveaux astrologues que sont les modélisateurs qui entretiennent l’illusion que le futur est prévisible… et donc maîtrisable !

Il faut dire clairement que l’on ne sait pas prévoir. Il faut le marteler car en réalité, ce que nous pouvons faire de mieux, c’est de nous adapter. C’est cette thématique d’une gestion adaptative qu’il faut promouvoir, bien différente de la gestion normative que nous pratiquons, qui consiste à établir des normes pour appliquer des lois qui n’ont aucune signification dans des systèmes dynamiques.

On en est, hélas, à une sorte de retour à une pensée moyenâgeuse. On fait tout un foin sur la complexité du monde, mais en fin de compte, c’est le rasoir d’Ockham, on adopte un truc simplet.

En effet, le public veut les explications les plus simples possibles. On est resté sur la logique : une cause, un effet. On a du mal à penser que dans un système écologique, un effet peut avoir plusieurs causes qui s’additionnent ou se compensent. On oublie aussi qu’une cause peut mettre beaucoup de temps avant d’avoir un effet. Les sécheresses cumulées sont l’une des causes du dépérissement des arbres.

Comme vous l’avez dit, on cherche des « effets de com’ ». Tout ce qui est ambigu, métaphorique, paradoxal ou réellement hypothétique, est écarté.

La complexité, on a du mal à l’intégrer. C’est pourquoi on opte pour les idées simples et le plus souvent fausses. Il n’est pas évident de résumer des phénomènes aussi complexes que les dynamiques naturelles. Et puis, il faut bien l’admettre, beaucoup de citoyens sont ravis quand on donne dans le catastrophisme. La preuve, c’est que ça marche au niveau du temps d’écoute des émissions radio ou télé. Et les ouvrages de collapsologie se vendent bien.

Soyons plus positifs. Ce qui fait l’intérêt de l’écologie de nos jours, ce n’est pas de faire la liste des notices nécrologiques, mais de redonner une vision positive et opérationnelle des relations homme-nature. Sans nier, bien évidemment, qu’elles ne sont pas toujours très cordiales, on doit aussi reconnaître que dans certaines régions du monde, les hommes ont co-construit une nature qui répond à leurs besoins de sécurité physique et alimentaire.

Et cette nature à l’exemple de celle que nous connaissons en Europe, n’est pas pour autant un champ de ruines. Ce n’est pas en stigmatisant continuellement le rôle de l’homme et en prédisant l’apocalypse que l’on mobilisera les citoyens. Il faut redonner de l’espoir, réenchanter la nature, comme le disait Serge Moscovici.

Et l’écologie scientifique doit apporter son concours à la reconstruction de rapports moins dogmatiques avec la nature, en montrant qu’il y a aussi des « lendemains qui chantent ». Ce qui suppose de réviser sérieusement les concepts fondateurs et de s’affranchir des discours militants basés sur des considérations idéologiques.

Je retiens votre image d’« indulgence verte ». D’ailleurs, lorsqu’on regarde les formulaires de don de certaines ONG militantes, on constate qu’ils vous demandent de leur léguer votre héritage. On culpabilise les gens à mort, et ensuite, pour pouvoir accéder au paradis par un petit chemin vert, ils vous disent « confiez-nous votre fortune ».

Il serait intéressant de savoir comment fonctionnent réellement ces organisations qui prétendent défendre la nature. Ce sont des multinationales qui brassent beaucoup d’argent. Ce que je sais, c’est que le niveau des rémunérations que touchent les milliers de « spécialistes » et d’employés de ces grands organismes sont supérieurs aux salaires des scientifiques français.

Il y a un combat d’idées à mener, et nous sommes très content que vous le meniez. Nous essayons, nous, de notre côté, d’y apporter notre pierre.

C’est un combat qu’on ne peut pas mener tout seul. Discuter de la doxa dominante est compliqué, on a du mal à se faire entendre, on a l’impression de ne pas être écouté. Mais on s’aperçoit aussi que les lignes commencent à bouger.

Ainsi, j’ai participé par visioconférence à une réunion du Sénat sur la « continuité écologique » des rivières en France.

Je vous rappelle qu’il y a quelques années, l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (ONEMA) et l’Office français de la biodiversité (OFB) avaient décidé que pour restaurer l’état écologique des rivières françaises, il fallait détruire tous les « seuils » [3], c’est-à-dire détruire tous les moulins, en quelque sorte. En clair, éliminer toutes les constructions qui pouvaient entraver la circulation de l’eau des rivières, afin de permettre à certaines espèces (en réalité une poignée) de remonter le cours de la rivière pour se reproduire.

Publié en 2019 chez Ulmer.

Il y a eu pas mal d’actions très contestées et les propriétaires de moulins ont beaucoup manifesté. On est ici typiquement confronté à la fausse bonne idée, car la raréfaction des poissons migrateurs dans nos cours d’eau résulte de multiples causes, comme nous l’avons vu plus haut, notamment la qualité de l’eau, mais aussi l’endiguement des cours.

Avec un collègue géographe et d’autres auteurs, nous avons écrit un livre sur la restauration écologique des rivières, qui est paru l’année dernière.

Apparemment, cela a fait bouger un peu les lignes et on est en train d’évoluer vers l’abandon de ces mesures technocratiques consistant à supprimer systématiquement tous les seuils, qui, en outre, ne semblent pas donner les résultats escomptés mais détruisent un patrimoine. Il faut voir les choses au cas par cas et discuter de mesures alternatives avec les propriétaires. Il y a des politiques qui commencent à évoluer.

Je ne suis donc pas pessimiste, ce qui m’encourage à poursuivre ce combat d’idées.


NOTES:

  1.  En 1971, lors d’une conférence à Ramsar, en Iran, 18 pays ont signé une convention sur la protection des zones humides, « importantes, en raison des fonctions écologiques et hydrologiques qu’elles remplissent, pour la conservation de la diversité biologique mondiale et la pérennité de la vie humaine ».
  2. Au Moyen Âge, l’Église catholique permettait à ses fidèles d’acheter en argent bien sonnant des indulgences, lesquelles devaient réduire, selon le montant accumulé, le temps qu’on devait passer au purgatoire après sa mort pour expier ses péchés. C’était fort commode pour les vilains qui avaient les moyens de s’offrir un peu plus de péchés que la moyenne. Bien avant Luther, l’humaniste Erasme de Rotterdam fut le premier à s’insurger contre cette pratique. KV.
  3. Le mot « seuil » désigne tout ouvrage fixe ou partiellement mobile, construit dans le lit mineur d’un cours d’eau et qui le barre en partie ou en totalité. On en recense plus de 60 000 en France.

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Qanâts perses et Civilisation des eaux cachées

aqueduc souterrain
Journée internationale du lavage des mains, organisée par UNICEF.

Par Karel Vereycken, juillet 2021.

A une époque où d’anciennes maladies reviennent et où de nouvelles émergent à l’échelle mondiale, la vulnérabilité tragique d’une grande partie de l’humanité pose un immense défi.

On se demande s’il faut rire ou pleurer quand les autorités internationales claironnent sans plus de précisions que pour enrayer la pandémie de Covid-19, il « suffit » de bien se laver les mains à l’eau et au savon !

Ils oublient un petit détail : 3 milliards de personnes ne disposent pas d’installations pour se laver les mains chez elles et 1,4 milliard n’ont aucun accès, ni à l’eau, ni au savon !

Pourtant, depuis la nuit des temps, l’homme a su rendre l’eau disponible dans les endroits les plus reculés.

Voici un aperçu d’une merveille du génie humain, les qanâts perses, une technique de canalisations souterraines datant de l’âge de fer. Sans doute d’origine égyptienne, elle fut mise en œuvre à grande échelle en Perse à partir du début du 1er millénaire avant notre ère.

Le qanât ou aqueduc souterrain

Parfois appelé « forage horizontal », le qanât est un aqueduc souterrain servant à puiser dans une nappe phréatique pour l’acheminer par simple effet de gravitation vers des lieux d’habitation et de cultures. Certains qanâts comprennent des aires de repos pour les travailleurs, des réservoirs d’eau, des salles d’eau souterraines et même des moulins à eau. Le mot qanâts, vieux mot sémitique, probablement accadien, dérivé d’une racine qanat (roseau) d’où viennent canna et canal.

Cette « galerie drainante », taillée dans la roche ou construite par l’homme, est certainement l’une des inventions les plus ingénieuses pour l’irrigation dans les régions arides et semi-arides. La technique offre un avantage non négligeable : se déplaçant dans un conduit souterrain, pas une goutte d’eau ne se perd par évaporation.

Diffusion de la technique des qanâts perses dans le monde.

C’est cette technique qui permet à l’homme de créer des oasis en plein désert, lorsqu’une nappe phréatique est suffisamment proche de la surface du sol ou parfois sur le lit d’une rivière venant se perdre dans le désert.

Copiée et utilisée par les Romains, la technique des qanâts a été transportée par les Espagnols de l’autre côté de l’Atlantique vers le nouveau monde, où de nombreux canaux souterrains de ce type fonctionnent encore au Pérou et au Chili. En fait, il existe même des qanâts perses dans l’ouest du Mexique.

Si aujourd’hui, ce système triplement millénaire n’est pas forcément applicable partout pour résoudre les problèmes de pénurie d’eau dans les régions arides et semi-arides, il a de quoi nous inspirer en tant que démonstration du génie humain dans ce qu’il a de meilleur, c’est-à-dire capable de faire beaucoup avec peu.

Les oasis d’Égypte

Le génie de l’homme à l’œuvre : l’oasis de Dakhleh, en plein désert égyptien, alimenté par des qanâts.

Dès les balbutiements de la civilisation égyptienne, des techniques d’irrigation et de stockage de l’eau des crues du Nil furent développées afin de conserver cette eau limoneuse, riche en nutriments, pour l’utiliser tout au long de l’année. L’eau du fleuve était déviée et transportée par canaux vers les champs grâce à la gravité. Puisque l’eau du Nil ne parvenait pas dans les oasis, les Égyptiens utilisèrent l’eau jaillissante des sources, provenant des grandes réserves aquifères du désert de l’Ouest, et acheminée vers les terres par des canaux d’irrigation.

Le résultat de cette tentative de conquête du désert fut une habitation soutenue de l’oasis de Dakhleh tout au long de l’époque pharaonique, explicable non seulement par un intérêt commercial de la part de l’État égyptien, mais aussi par de nouvelles possibilités agricoles.

Aqueducs Romains

Avec ses 170 km, dont 106 en souterrain, le qanât de Gadara (actuellement en Jordanie) est le plus grand aqueduc de l’Antiquité. Il part d’une source d’eau de montagne retenue par un barrage (à droite) pour alimenter une série de villes à l’Est du Jourdain, en particulier Gadara, proche du lac Tibériade.
Le Qanât Fi’raun, ou aqueduc de Gadara, en Jordanie.

Plus proche de nous, le Qanât Fir’aun (Le cours d’eau du Pharaon) également connu comme l’aqueduc de Gadara, aujourd’hui en Jordanie.

En l’état actuel de nos connaissances, cet édifice de 170 kilomètres, qui alterne, en fonction de la géographie, plusieurs pont-aqueducs (du même type que celui du Gard en France) et 106 km de canaux souterrains utilisant la technique des qanâts perses.

Il est aussi le plus long aqueduc de l’Antiquité, et surtout le plus complexe et le fruit d’un long travail d’ingénierie hydraulique.

En réalité, les Romains ont achevé au IIe siècle un vieux projet visant à approvisionner en eau la Décapole, un ensemble de dix villes fondées par des colons grecs et macédoniens sous le roi séleucide Antiochos III (223 – 187 av. JC), un des successeurs d’Alexandre le Grand.

La Décapole était un groupe de dix villes [*] situées à la frontière orientale de l’Empire romain (aujourd’hui en Syrie, en Jordanie et en Israël), regroupées en raison de leur langue, de leur culture, de leur emplacement et de leur statut politique, chacune possédant un certain degré d’autonomie et d’autogestion.

Sa capitale, Gadara, abritait plus de 50 000 personnes et se distinguait par son atmosphère cosmopolite, sa propre université avec des érudits, attirant écrivains, artistes, philosophes et poètes.

Mais il manquait quelque chose à cette ville riche : une abondance d’eau.

Entrée du qanât à Gadara, Jordanie.

Le qanât de Gadara a changé tout cela. « Rien que dans la capitale, il y avait des milliers de fontaines, d’abreuvoirs et de thermes. Les riches sénateurs se rafraîchissaient dans des piscines privées et décoraient leurs jardins de grottes rafraîchissantes. Il en résultait une consommation quotidienne record de plus de 500 litres d’eau par habitant », explique Matthias Schulz, auteur d’un reportage sur l’aqueduc dans Spiegel Online.

La Perse

Le Jardin de Shahzadeh en Iran, un oasis construit grâce à la technique millénaire des qanâts.

Travaux de maintenance d’un qanât.

La technique des qanâts, reprise et mise en œuvre par les Romains, leur était parvenue de Perse.

En effet, c’est sous L’Empire des Achéménides (vers 559 – 330 av. JC.), que cette technique se serait répandue lentement depuis la Perse vers l’est et l’ouest.

On trouve ainsi de nombreux qanâts en Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Libye), au Moyen-Orient (Iran, Oman, Irak) et plus à l’est, en Asie centrale, de l’Afghanistan jusqu’en Chine (Xinjiang) en passant par l’Inde.

Ces galeries drainantes ou galeries de captage émergentes sont attestées dans différentes régions du monde sous des noms divers : qanât et kareez en Iran, Syrie et Égypte, kariz, kehriz au Pakistan et en Afghanistan, aflaj à Oman, galeria en Espagne, kahn au Baloutchistan, kanerjing en Chine, foggara en Afrique du Nord, khettara au Maroc, ngruttati en Sicile, bottini à Sienne, etc.).

Historiquement, la majorité des populations d’Iran et d’autres régions arides d’Asie ou d’Afrique du Nord dépendait de l’eau fournie par les qanâts ; les espaces de peuplement correspondaient ainsi aux lieux où leur construction était possible.

Dans son article « Du rythme naturel au rythme humain : vie et mort d’une technique traditionnelle, le qanât », Pierre Lombard, chercheur au CNRS, relève qu’il ne s’agit pas d’un procédé artisanal et marginal :

La technique ancestrale du qanât revêtait il y a quelques années encore une importance parfois méconnue en Asie centrale, en Iran, en Syrie, ou encore dans les pays de la péninsule arabique. A titre d’exemple, la Public Authority for Water Ressources du Sultanat d’Oman estimait en 1982 que l’ensemble des qanâts encore en activité convoyaient plus de 70 % du total de l’eau utilisée dans ce pays et irriguaient près de 55 % des terres à céréales. L’Oman demeurait certes alors l’un des rares Etats du Moyen-Orient à entretenir et parfois même développer son réseau de qanâts ; cette situation, hormis sa longévité, n’apparaît pourtant en rien exceptionnelle. Si l’on se tourne vers les bordures du Plateau iranien, on peut constater avec Wulff (1968) le décalage évident entre la relative aridité de cette zone (entre 100 et 250 mm de précipitations annuelles) et ses productions agricoles non négligeables, et l’expliquer par l’un des plus denses réseaux de qanâts du Moyen-Orient. On peut aussi rappeler que jusqu’à la construction du barrage du Karaj au début des années 60, les deux millions d’habitants que comptait alors Téhéran consommaient exclusivement l’eau apportée depuis le piémont de l’Elbourz par plusieurs dizaines de qanâts régulièrement entretenus. On peut enfin évoquer le cas de quelques oasis majeures du Proche et Moyen-Orient (Kharga en Egypte, Layla en Arabie saoudite, Al Ain aux Émirats arabes unis, etc.) ou d’Asie centrale (Turfan, dans le Turkestan chinois,) qui doivent leur vaste développement, sinon leur existence même à cette technique remarquable.

Sur le site ArchéOrient, l’archéologue Rémy Boucharlat, directeur de Recherche émérite au CNRS, spécialiste de l’Iran, explique :

Quelle que soit l’origine de l’eau, profonde ou non, la technique de construction de la galerie est la même. Il s’agit d’abord de repérer la présence de l’eau, soit son sous-écoulement à proximité d’un cours d’eau, soit la présence d’une nappe plus profonde sur un piémont, ce qui nécessite la science et l’expérience de spécialistes. Un puits-mère atteint la partie supérieure de cette couche ou nappe d’eau, qui indique à quelle profondeur devra être creusée la galerie. La pente de celle-ci doit être très faible, moins de 2‰, afin que l’écoulement de l’eau soit calme et régulier, et pour conduire peu à peu l’eau vers la surface, selon un gradient bien inférieur à la pente du piémont.

La galerie est ensuite creusée, non pas depuis le puits-mère car elle serait immédiatement inondée, mais depuis l’aval, à partir du point d’arrivée. Le conduit est d’abord creusé en tranchée ouverte, puis couverte, pour enfin s’enfoncer peu à peu dans le sol en tunnel. Pour l’évacuation des terres et la ventilation pendant le creusement, ainsi que pour repérer la direction de la galerie, des puits sont creusés depuis la surface à intervalles réguliers, entre 5 et 30 m selon la nature du terrain.

Qanâts iraniens, vue du ciel sur les puits d’aération et de service.

En avril 1973, notre ami, le professeur et historien franco-iranien Aly Mazahéri (1914-1991), publia sa traduction de La civilisation des eaux cachées, un traité de l’exploitation des eaux souterraines composé en 1017 par l’hydrologue perse Mohammed Al-Karaji, qui vécut à Bagdad.

Après une introduction et des considérations générales sur la géographie du globe, les phénomènes naturels, le cycle de l’eau, l’étude des terrains et les instruments de l’hydronome, Al-Karaji donne une description technique de la construction et de l’entretien des qanâts, ainsi que des considérations juridiques sur la gestion des puits et des conduites.

Dans son introduction au traité d’Al-Karji, le professeur Aly Mazahéri souligne le rôle de la ville iranienne de Merv (aujourd’hui au Turkménistan).

Cette ville antique faisait partie de

la longue série d’oasis s’étendant au pied du versant nord du plateau iranien, de la Caspienne aux premiers contreforts des Pamirs. Là, entre l’extension géologique de la Caspienne vers l’Est, se trouve une bande de terre arable, plus ou moins large, mais fort riche. Or, pour l’exploiter, il faut énormément d’ingéniosité : là où, par exemple à Merv, un grand cours d’eau, tel le Marghab, issu des glaciers du massif central est-iranien, franchit la chaîne, il faut établir des barrages, au-dessus de la bande de terre arable, sans quoi, le ’fleuve’ divisé en plusieurs dizaines de bras se précipite sous les sables. Ailleurs, et c’est presque tout au long du versant nord de la chaîne, on peut créer des oasis artificielles, en amenant l’eau par des aqueducs souterrains. (p. 44)

Commentaire sur les qanâts dans le traité d’Al-Karaji (XIe siècle).

La construction de barrages et celle d’aqueducs souterrains sont parmi les legs les plus intéressants de leurs techniques d’irrigation (…) Bien avant l’islam, les hydronomes perses avaient construit des milliers d’aqueducs, permettant la création de centaines de villages, de dizaines de villes auparavant inconnues. Et très souvent, là même où il y avait une rivière, en raison de l’insuffisance de celle-ci, les hydronomes avaient mis au jour nombre d’aqueducs permettant l’extension de la culture et le développement de la ville. Naishabur était une ville de ce genre. Sous les Sassanides, puis sous les califes, un important réseau d’aqueducs y avait été créé, de sorte que les habitants pouvaient s’offrir le luxe de posséder chacun une ‘salle d’eau’ au sous-sol, au niveau de l’aqueduc desservant la maison.

Salle d’eau d’un qanât au sous-sol du Musée de l’eau à Yadz, Iran.

Rappelons que la plupart des savants perses, notamment le fameux mathématicien Al-Khwarizmi, ne souffrant pas de l’hyper spécialisation qui tend à brider la pensée créatrice, excellaient aussi bien en mathématique, en géométrie, en astronomie et en médecine qu’en hydrologie.

Mazaheri confirme que cette « civilisation des eaux souterraines » s’est répandue bien au-delà des frontières iraniennes :

Déjà, sous le calife Hisham (723-42), des hydronomes persans construisirent entre Damas et La Mecque des aqueducs (…) Plus tard, La Mecque souffrant du manque d’eau, Zubayda, l’épouse de Hâroun Al-Rachîd, y envoya des hydronomes persans qui dotèrent la ville d’un grand aqueduc souterrain. Et chaque fois que celui-ci venait à être ensablé, une nouvelle équipe partait de Perse pour y restaurer le réseau : de telles réfections eurent lieu périodiquement sous Al-Muqtadir (908-32), sous Al-Qa’im (1031-1075), sous Al-Naçir (1180-1226) et, au début du XIVe siècle, sous le prince mongol l’émir Tchoban. Nous dirions autant de Médine et des étapes sur la route du pèlerinage, entre Bagdad et La Mecque, partout où il était possible de le faire, des travaux hydronomiques furent entrepris et des ‘aqueducs souterrains’ furent créés.

« L’hydronomie est un art pénible. Il ne suffisait pas, pour l’exercer, de posséder des connaissances mathématiques : calcul décadique, algèbre, trigonométrie, etc., il fallait passer de longues heures dans les galeries au risque d’y mourir par inondation, éboulement ou manque d’air. Il fallait posséder un instinct ancestral de ‘sourcier’. 

Les précipitations annuelles en Iran sont de 273 mm, soit moins d’un tiers des précipitations annuelles moyennes mondiales.

La distribution temporelle et spatiale des précipitations n’est pas uniforme ; environ 75 % concernent une petite zone, principalement sur la côte sud de la mer Caspienne, alors que le reste du pays ne reçoit pas de précipitations suffisantes. À l’échelle temporelle, seulement 25 % des précipitations ont lieu pendant la saison de croissance des plantes.

Les qanâts iraniens : 7,7 x la circonférence de la Terre

Toujours utilisés aujourd’hui, les qanâts sont construits comme une série de tunnels souterrains et de puits qui amènent les eaux souterraines à la surface. Aujourd’hui, en Iran, ils fournissent environ 7,6 milliards de m3, soit 15 % du total des besoins en eau du pays.

Si l’on considère que la longueur moyenne de chaque qanât est de 6 km dans la plupart des régions du pays, la longueur totale des 30 000 systèmes de qanât (potentiellement exploitables aujourd’hui) est d’environ 310 800 km, soit environ 7,7 fois la circonférence de la Terre ou 6/7 de la distance Terre-Lune !

Cela montre l’énorme travail et l’énergie utilisés pour la construction des qanâts. En fait, alors que plus de 38 000 qanats étaient en activité en Iran jusqu’en 1966, ce nombre est tombé à 20 000 en 1998 et est actuellement estimé à 18 000. Selon le quotidien iranien Tehran Times, plus de 120 000 sites de qanâts sont documentés.

De plus, alors qu’en 1965, 30 à 50 % des besoins totaux en eau de l’Iran étaient couverts par les qanâts, ce chiffre est tombé à 15 % au cours des dernières décennies.

Comme le précise le site Face Iran :

Le débit des qanâts est estimé entre 500 et 750 mètres-cubes seconde. Comme l’aridité n’est pas totale, cette quantité sert d’appoint plus ou moins important suivant l’abondance des pluies de chaque région. Ceci permet d’utiliser de bonnes terres qui seraient autrement stériles. L’importance de l’emiètement ainsi réalisé sur le désert se résume en un chiffre : environ 3 millions d’hectares. En sept siècles de travail acharné, les Hollandais conquirent sur les marais ou sur la mer 1,5 million d’hectares. En trois millénaires, les Iraniens ont conquis le double sur le désert.

En effet, à chaque nouveau qanât correspondait un nouveau village, de nouvelles terres. D’où un nouveau groupe humain absorbait les excédents démographiques. Peu à peu se constituait le paysage iranien. Au débouché du qanât, se trouve la maison du chef, souvent à un étage. Elle est entouré des maisons des villageois, des abris des animaux, de jardins et de cultures maraichères.

La distribution des terrains et les jours d’irrigation des parcelles étaient réglés par le chef des villages. Ainsi un qanât imposait une solidarité entre les habitants.

Si chaque qanât est conçu et surveillé par un mirab (sourcier-hydrologue et découvreur), réaliser un qanât est un travail collectif qui demande plusieurs mois ou années, même pour les qanâts de dimensions moyennes, sans même parler des ouvrages aux dimensions records (puits-mère de 300 m de profondeur, galerie longue de 70 km classée en 2016 au Patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO, dans le nord-est de l’Iran).

L’entreprise est réalisée par un village ou un groupe de villages. La nécessité absolue d’un investissement collectif dans l’infrastructure et sa maintenance nécessite une notion supérieure du bien commun, complément indispensable à la notion de propriété privée que les pluies et les fleuves n’ont guère l’habitude de respecter.

Au Maghreb, la gestion des eaux distribuées par une khettara (nom local des qanâts) obéit à des normes traditionnelles de répartition appelées « droit d’eau ». À l’origine, le volume d’eau octroyé par usager était proportionnel aux travaux fournis lors de l’édification de la khettara et se traduisait en un temps d’irrigation durant lequel le bénéficiaire disposait de l’ensemble du débit de la khettara pour ses champs. Encore aujourd’hui, lorsque la khettara n’est pas tarie, cette règle du droit d’eau perdure et une part peut se vendre ou s’acheter. Car il faut aussi prendre en compte la superficie des champs à irriguer de chaque famille.

Le déclin

Les causes du déclin des qanâts sont multiples. Sans endosser les thèses catastrophistes d’une écologie anti-humaine, force est de constater que face à l’augmentation de la population urbaine, la construction irréfléchie de barrages et le creusement de puits profonds équipés de pompes électriques, ont perturbé et souvent épuisé les nappes phréatiques.

Une idéologie néolibérale, faussement qualifiée de « moderne », préfère également le « manager » d’un puits à une gestion collective entre voisins et villages. Un Etat absent a fait le reste. Faute d’une réflexion plus réfléchie sur son avenir, le système millénaire des qanâts est en voie de disparition.

Entretemps, la population iranienne est passé de 40 à plus de 82 millions d’habitants en 40 ans. Au lieu de vivre de la rente pétrolière, le pays cherche à prospérer grâce à son agriculture et son industrie. Du coup, les besoins en eau explosent. Pour y faire face, l’Iran procède au dessalement de l’eau de mer. Son programme nucléaire civil sera la clé pour en réduire le coût.

Au-delà des divisions politiques et religieuses, une coopération resserrée entre tous les pays de la région (Turquie, Syrie, Irak, Israël, Egypte, Jordanie, etc.) en vue de l’amélioration, du partage et de la gestion des ressources hydriques, sera forcément bénéfique à chacun.

Présentée comme un « Plan Oasis » et promue depuis des décennies par le penseur et économiste américain Lyndon LaRouche, une telle politique, bien mieux que milles traités et autant de paroles, est la base même d’une véritable politique de paix.

Sites de qanâts en Syrie

Bibliographie :


[*] Les dix villes formant la Décapole étaient : 1) Damas en Syrie, bien plus au nord, parfois considérée comme un membre honorifique de la Décapole ; 2) Philadelphia (Amman en Jordanie) ; 3) Rhaphana (Capitolias, Bayt Ras en Jordanie) ; 4) Scythopolis (Baysan ou Beït-Shéan en Israël), qui en serait la capitale ; c’est la seule ville à se trouver à l’ouest du Jourdain ; 5) Gadara (Umm Qeis en Jordanie) ; 6) Hippos (Hippus ou Sussita, en Israël) ; 7) Dion (Tell al-Ashari en Syrie) ; 8) Pella (Tabaqat Fahil en Jordanie) ; 9) Gerasa (Jerash en Jordanie) et 10) Canatha (Qanawat en Syrie).

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Vallée de l’Orb près d’Hérépian (34)

Vallée de l’Orb près d’Hérépian (34). Karel Vereycken, août 2020, esquisse à l’aquarelle sur papier Saunders Waterford.
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La vague

HD vague
La vague, Karel Vereycken, eau-forte sur zinc, 4e état, trait, roulette, février 2020.
La vague, Karel Vereycken, eau-forte sur zinc, 3e état, trait, roulette, février 2020.
La vague, Karel Vereycken, eau-forte sur zinc, 2e état, trait, roulette, janvier 2020.
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Meeresstille : initiation à une culture de découverte

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Une lecture rapide et superficielle du poème Meeresstille [Mer tranquille], (voir encadré ci-dessous) de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) peut nous conduire rapidement à un sentiment de platitude paisible.

Et pourtant, dès la troisième ligne, cette tranquillité apparente (Le calme profond domine les eaux, sans motion la mer se repose), sera doublée d’une inquiétude grandissante qui va à son encontre (Et, inquiet, le marin observe, la surface lisse qui l’encercle.)

Cette angoisse prendra la forme d’une véritable panique qui finira par dominer la deuxième strophe quand le navigateur solitaire sur son bateau ose envisager dans son esprit les conséquences horribles de l’absence de mouvement à l’origine d’un silence qui devient de plus en plus insupportable (Aucune brise, nulle part ! Qu’un silence mortel, effroyable ! Dans cette étendue inouïe Aucune vague ne s’amorce.)

Ce silence effroyable annonce un évènement terrible à venir. En effet, si le vent n’est pas au rendez-vous, son bateau sera condamné ! D’ici peu, le manque de vivres dans cette prison de solitude conduira immanquablement le marin à une mort certaine.

La version de Schubert

Franz Schubert (1797-1828)

Le 21 juin 1815, âgé de dix-huit ans, Franz Schubert (1797-1828) composa un magnifique lied (D 216) sur ce poème qu’il nous somme de jouer Sehr langsam, ängstlich (très lentement, avec angoisse).

Pendant que l’idée de l’eau en repos y est recrée grâce à une succession d’accords verticaux exécutée avec des arpèges, l’accroissement constant de dissonances, par les bémols et les dièses, peint magnifiquement ce tableau habité d’une troublante instabilité permanente.

Le choix de la mesure à C barré (pulsion de deux blanches par mesure), qui se rajoute à un tempo ultra lent, ne fait qu’accroître l’effet recherché de malaise.

Le Sublime de Schiller

Schiller et Goethe

L’emploi des thèmes du silence et de la solitude comme des éléments à effet poétique, bien que considéré comme de moindre puissance, mais permettant un passage vers le Sublime, est le fruit d’une recherche passionnée qui naît des échanges épistolaires entre Goethe et le philosophe dramaturge Friedrich Schiller (1759-1805).

Ce dernier mentionne explicitement ces éléments dans son Fragment sur le Sublime, publié en 1802, quand il évoque le naturerhabene (sublime provenant de la nature, parfois évoqué comme « Sublime de puissance contemplatif ») :

Un profond silence, un grand vide, les ténèbres éclairées soudain, sont en soi des choses fort indifférentes, qui ne se distinguent que par l’extraordinaire et l’inaccoutumé. Toutefois elles éveillent un sentiment d’effroi ou du moins fortifient l’impression d’effroi, et sont dès lors appropriées au sublime.

Quand Virgile veut nous remplir d’horreur au sujet des enfers, il nous rend surtout attentifs au vide et au silence qui y règnent…

Dans les initiations aux mystères chez les anciens, on avait surtout en vue de produire une impression terrible, solennelle, et pour cela on employait aussi tout particulièrement le silence. Un profond silence donne à l’imagination un libre espace, et excite l’attente, dispose à voir arriver quelque chose de terrible. Dans les exercices de la dévotion, le silence de toute une réunion de fidèles, est un moyen très efficace de donner de l’élan à l’imagination et de mettre l’âme dans une disposition solennelle. (…)

La solitude est aussi quelque chose de terrible, dès qu’elle est durable et involontaire, comme, par exemple, le bannissement dans une île inhabitée. Un vaste désert, une forêt solitaire longue de plusieurs lieues, une course errante sur l’océan sans bornes, sont des choses dont l’idée excite l’horreur et qui peuvent s’employer en poésie pour le sublime. Mais pourtant ici (dans la solitude), il y a déjà une raison objective de crainte, parce que l’idée d’un grand isolement entraîne l’idée de délaissement, l’absence de secours.

Ludwig van Beethoven et la découverte scientifique

Ludwig van Beethoven (1770-1827)

Après Schubert, c’est un autre lecteur attentif de Schiller qui va rapidement s’emparer du poème : Ludwig van Beethoven (1770-1827). Celui-ci va exploiter pour sa composition le fait que Goethe avait fait suivre le premier poème Meeresstille d’un deuxième, Glückliche Fahrt (Heureux voyage) (voir encadré) qu’il intègre dans sa courte cantate pour chorale et orchestre (Opus 112), également de 1815.

Dans ce deuxième poème, Goethe met à profit sa lecture de l’Odyssée d’Homère. Pendant ses multiples périples, Ulysse met pied à l’île d’Eolie (Chant X, 1-33), d’après le nom du Dieu qui y règne. Eole est le dieu des vents qui accueille chaleureusement Ulysse. Après un mois de séjour, Ulysse désire rentrer. Eole lui offre alors une outre dans laquelle sont enfermés tous les vents défavorables. Ceux qui restent libres gonflent les voiles du bateau d’Ulysse afin de lui permettre d’arriver à bon port. Mais, pendant le sommeil d’Ulysse, ses compagnons se risquent à ouvrir l’outre. Tous les vents s’échappent alors brusquement et provoquent une véritable tempête ramenant Ulysse contre son gré sur l’île. Le poème de Goethe : Les brumes se déchirent/Le ciel s’éclaircit/Et Eole dépose/Le joug de la peur (traduction littérale : Et Eole défait les liens de la peur).

Agonie créatrice

En ajoutant la suite du poème, Goethe fera de l’ensemble des deux poèmes une véritable métaphore du processus créateur à l’œuvre dans l’esprit humain pendant un processus d’hypothèse et de découverte, processus qualifiable « d’agonie créatrice ». Car la situation du marin perdu sur l’océan se compare facilement à la situation inconfortable du chercheur scientifique qui voit les graves manquements de « son système », sans disposer pour autant d’indices convaincants capables de fournir une nouvelle explication moins insatisfaisante. Cet état s’accompagne forcément d’un sentiment d’angoisse et de désespoir, car l’épuisement d’une longue série d’hypothèses et d’expériences d’apparence non fructueuses nous conduit douloureusement à la conviction que tout notre savoir, qu’on croyait pourtant si valable jusqu’à là, ne vaut plus rien. Notre « système » est mort.

Dans le poème de Goethe, Eole lâche les vents : Là, bruissent les vents/Là, le marin s’agite/, car après ce cadeau du ciel (le vent se lève), c’est maintenant au marin de saisir l’occasion historique :

Dépêchons, dépêchons !/La vague se rompt. /Le lointain s’approche, /Déjà, je vois le pays ! Ainsi, en quelques secondes une « lumière s’allume dans l’esprit » du découvreur et immédiatement le trajet à parcourir s’affiche devant lui. Soudain, il sait où il est, il « voit » où il doit aller, et il se rend compte ce qu’il peut faire pour y parvenir.

Beethoven, un esprit républicain optimiste et militant de la révolution américaine, ne pouvait qu’être séduit par ce matériel poétique.

Au début, pour dramatiser l’aspect inquiétant, le compositeur fera appel à des nuances très marquées. On écoutera des forte sur Aucune brise, nulle part ! (Keine Luft von Keiner Seite !), et sur étendue inouïe (ungeheueren Weite). Ou encore un pianissimo sur Todesstille fürchterlich ! (Silence mortel, effroyable !)

Bien que la charpente de la composition semble assez similaire à celle de Schubert, chez Beethoven les accords verticaux, par un décalage graduel du thème, introduiront une lente apothéose vers l’explosion de l’idée même de mouvement. Ce déplacement déploiera toute sa richesse grâce à la reprise du thème par les différents pupitres (soprano, alto, ténor, basse), soit comme dialogue entre voix, soit en forme de développement canonique. Avec un grand talent, Beethoven fait émaner cette éclosion du concept de mouvement de l’intérieur même du texte poétique : elle se développe littéralement comme une vague à partir du mot Welle (vague) pour nous conduire vers une tempête de sonorités qui éclate quand les brumes se lèvent au début deuxième poème Glückliche Fahrt. Là, en passant à un tempo de 6/8 (deux pulsions par mesure), l’orchestre se met à faire à toute vitesse le grand écart sur l’ensemble de la gamme en partant dans des directions diamétralement opposées, créant l’impression d’un mouvement sans pareil. L’entrée puissante de voix annonçant l’heureuse découverte de la terre promise nous fait penser à la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. La suite n’est que la célébration de cet heureux évènement et nous installe définitivement dans une « nouvelle géométrie ».

Il faudrait être un peu fou pour croire qu’il suffit de comprendre la phraséologie musicale et la métrique d’un poème pour la transposer en musique, bien que cette compréhension soit fondamentale pour identifier les sources d’inspiration du compositeur. Ce dernier choisira, en toute liberté, le matériel qui lui convient, comme le sculpteur son bloc de marbre dans la carrière.

Dans une lettre à son élève Czerny en 1809, Beethoven affirme que les poèmes de Schiller, étaient « très difficiles à mettre en musique. Le compositeur doit être en mesure de s’élever loin au-dessus du poète : qui en est capable dans le cas de Schiller ? »

On sait par ailleurs que Goethe ne voyait pas d’un bon œil les compositeurs capables de donner une dimension supplémentaire à ses poèmes. Au détriment de Schubert et Beethoven, Goethe préférait de loin des compositeurs comme Reichardt et d’autres, justement parce qu’ils se limitaient à transcrire ses poèmes en musique sans vouloir ajouter encore une dimension à « son » sublime.

Mais Beethoven, comme en témoigne cette lettre à Rochlitz en 1822, adorait les poèmes de celui qu’il avait rencontré en 1812 : « Goethe – il est vivant, et il veut que tous nous vivions avec lui. C’est pour cela qu’on peut en faire des compositions. Il n’y a personne qui s’y prête autant que lui ».

Toujours ironique, Beethoven, conscient que Goethe prenait un peu trop de plaisir à briller à la cour, lui envoya sa composition du Meeresstille und Glückliche Fahrt en lui disant qu’en « raison de leur couleur émotive opposée, ces deux poèmes semblent se prêter à l’expression du contraste en musique. Je serais fort heureux de savoir si j’ai unifié de façon approprié mon harmonie avec la votre ».

Les deux poèmes de Goethe,
traduction de Karel Vereycken, 2005:

 
Meeresstille

Tiefe Stille herrscht in Wasser,
Ohne Regung ruht das Meer,
Und bekümmert sieht der Schiffer
Glatte Fläche rings umher.

Keine Luft von keiner Seite !
Todesstille fürchterlich !
In der ungeheueren Weite
Reget keine Welle sich.

Mer tranquille

Le calme profond domine les eaux,
Sans motion la mer se repose,
Et, inquiet, le marin observe
La surface lisse qui l’encercle.

Aucune brise, nulle part !
Qu’un silence mortel, effroyable !
Dans cet étendue inouïe
Aucune vague ne s’amorce.

Gluckliche fahrt

Die Nebel zerreisen,
Der Himmel ist helle,
Und Aelus löset
Das ängstige Band.

Es säuselst die Winde,
Es rührt sich der Schiffer.

Geschwinde ! Geschwinde !
Es teilt sich die welle.
Es naht sich die Ferne,
Schon sehe ich das Land !

Heureux voyage

Les brumes se déchirent
Le ciel s’éclaircit
Et Eole dépose
Le joug de la peur.

Là, bruissent les vents,
Là, le main s’agite.

Dépêchons, dépêchons !
La vague se rompt.
Le lointain s’approche,
Déjà, je vois le pays.

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Peindre au tempera, à l’oeuf et à l’huile

(texte en préparation sur la peinture à l’oeuf et au tempera)

Oeuvre inachevée (vers 1440) attribuée au peintre flamand Hugo Van der Goes.

 

1. Le support idéal et pas cher: des dos d’armoires en chêne trouvés chez vous le jour des encombrants. Poncez bien avec un papier de verre.

 

2. Préparez en bain marie une colle « totin » (peau de lapin). Enduire les panneaux poncés de plusieurs couches de cette colle.

 

3. Après une bonne quinzaine de jours de séchage, enduire le panneau avec deux à huit couches de gesso pour obtenir une surface aussi lisse que du papier bristol, essentiel pour pouvoir y peindre des détails.

 

4. Appliquer sur l’ensemble du panneau une « impression » (couche préparatoire) de pigment sec (ici du jaune de mars) grâce à du jaune d’oeuf, un émulsifiant formidable. Attention: il est impératif de jeter la membrane du jaune d’œuf avant, Sinon pourrissement garantie et bonjour les odeurs.

 

5. Pour préparer la tempéra, mélangez un volume de jaune d’oeuf avec un volume d’huile de lin rectifié et deux volumes d’eau. Pour peindre les dernières couches, broyez vos couleurs directement avec d’huile de lin rectifiée. Clore aux glacis (secret maison).

 

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Mechelen

 

 

 

 

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Sur la peinture chinoise et son influence en Occident

 


Résumé de l’intervention de Karel Vereycken lors de l’assemblée générale de S&P de 1996. Il a été repris par le magazine allemand Ibykus ainsi que par la revue américaine Fidelio.

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Par Karel Vereycken

Un regard sur le développement de la peinture chinoise au cours du dernier millénaire nous montre que, durant cette période, en particulier pendant la renaissance chinoise sous la dynastie des Song (960-1279 après JC), la plus grande contribution de la Chine à la culture universelle dans le domaine de la peinture fut la conceptualisation, dès le VIIIe siècle, de différentes formes de perspective non linéaire. [1]

Xie He (500-535) élabora les six règles de base de l’école de la peinture chinoise :

  • la résonance intérieure donne vie et mouvement ;
  • méthode structurale dans l’utilisation du pinceau ;
  • fidélité à l’objet en représentant les formes ;
  • conformité au genre en appliquant les couleurs ;
  • arrangement convenable dans la composition ;
  • transmission par la copie.

Contrairement à l’interprétation nietzschéenne à laquelle se sont livrés des artistes « modernes » comme Wassily Kandinsky (dans son Du Spirituel dans l’Art et dans la peinture en particulier) ou André Breton avec l’automatisme, qui a isolé la première règle du reste pour en faire une plongée dans le chaos original, la notion de résonance intérieure doit être qualifié d’inspiration divine.

Le peintre des Song, Guo Ruoxo, écrit dans ses Notes sur ce que j’ai vu et entendu en peinture parues en l’an 1074, que « Si la valeur spirituelle (renpin) d’une personne est élevée, il s’ensuit que la résonance intérieure est nécessairement élevée, alors sa peinture est forcément pleine de vie et de mouvement (shendong). On peut dire que, dans les hauteurs les plus élevées du spirituel, il peut rivaliser avec la quintessence ».

C’est cette mise en accord avec l’universel qui permet au peintre de peindre l’idée, ou le principe des choses (le li ), plutôt que sa forme extérieure. La meilleure définition du li se trouve chez Su Shi (1036-1101) qui écrit dans ses Notices sur les peintures du Jingyinyuan :

Au sujet de la peinture, j’estime que si les figures humaines, les animaux, les bâtiments ou les ustensiles ont une forme constante, par contre, les montagne et rochers, les arbres et bambous, eaux courantes et vagues, comme les brumes et les nuages, n’ont pas de forme constante, mais gardent un principe interne constant. Lorsque la forme constante est défectueuse dans sa représentation, tout le monde s’en aperçoit ; cependant, même un connaisseur peut ne pas s’apercevoir que le principe constant n’est pas respecté. C’est pourquoi tant de peintres médiocres, afin de tromper le monde, peignent ce qui n’a pas une forme constante. Or un défaut dans la représentation d’une forme ne touche qu’une partie de la peinture, alors qu’une erreur dans le principe constant en ruine la totalité. Car lorsqu’il agit de la représentation des choses qui n’ont pas de forme constante, il faut respecter son principe interne (li). Certains artisans sont capables de dessiner les formes exhaustivement ; par contre, pour leur principe, seuls y parviennent les esprits élevés et les talents éminents… »

Déjà bien avant cette époque, le grand peintre et érudit, Wang Wei (701-761), qui fonda l’école du paysage (qu’on appelle en chinois montagne-eau), en précisa l’idée dans son écrit Shan-shui-fu :

Une œuvre de Wang Wei (701-761), fondateur de l’école du paysage chinois.

En peignant un tableau de paysage, l’Idée doit précéder le pinceau. Pour la proportion : hauteur d’une montagne, dix pieds ; hauteur d’un arbre, un pied ; taille d’un homme, un centième de pied. Concernant la perspective : d’un homme à distance, on ne voit pas les yeux ; d’un arbre à distance, on ne distingue pas les branches ; d’une montagne lointaine aux contours doux comme un sourcil, nul rocher est visible ; de même nulle onde sur une eau lointaine, laquelle touche l’horizon des nuages. » (Une très belle description d’une perspective d’effacement, telle que Léonard de Vinci la reprendra – NdA)

« Quant au rapport qui existe entre les éléments : la montagne se ceint de nuages ; les rochers recèlent des sources ; pavillons et terrasses sont environnés d’arbres ; les sentiers portent des traces d’hommes. Un rocher doit être vu de trois cotés ; un chemin peut être pris par ses deux bouts ; un arbre s’appréhende par sa cime ; une eau se sent par le vent qui la parcourt. Considérer en premier lieu les manifestations atmosphériques. » (Ce n’est pas une construction spatiale mortifié, mais pleine de vie, NdA)

« Distinguer le clair et l’obscur, le net et le flou. Établir la hiérarchie entre les figures ; fixer leurs attitudes, leur démarche, leurs saluts réciproques. Trop d’éléments, c’est le danger de l’encombrement ; trop peu, c’est celui du relâchement. Saisir donc l’exacte mesure et la juste distance. Qu’il y ait du vide entre le lointain et le proche, cela aussi bien pour les montagnes que pour les cours d’eau. »

Cette volonté affirmée que partagent confucéens et taoïstes (bien qu’avec des conclusions opposées) de ne pas se fier aux apparences extérieures du monde visible amena les peintres à utiliser des ruses visuelles pour faire passer le spectateur d’un niveau d’horizon à l’autre. L’interaction entre l’eau et la montagne étant symbole de transformation universelle, différents niveaux peuvent s’enchaîner du type : eau, petite brume, montagne, grande brume, nuage, eau, petite brume, montagne et ainsi de suite.

Cet œuvre de Dong Yuan (actif vers 947-970), Fête pour invoquer la pluie, fait appel à des horizons multiples comme le fera ultérieurement Léonard de Vinci dans La Joconde.

 

Léonard de Vinci, « La Joconde ».

Lorsque, au cours d’une visite au Louvre à Paris, vous voyez des autocars entiers d’Asiatiques défiler, avec beaucoup d’émotion, devant La Joconde de Léonard de Vinci, ne soyez pas étonnés. Mona Lisa appartient aussi à leur culture, ou plutôt à cette partie de la culture universelle que nous partageons avec eux. La façon particulière dont Léonard instaure un horizon baladeur est identique à celle que nous trouvons dans l’école du paysage chinois pendant mille ans !

Le paysage de Dong Yuan (actif vers 947-970), Fête pour invoquer la pluie, ou encore Parcourant les ruisseaux et les montagnes de Fan Kuan (vers 980-1050), en sont de bons exemples.

Évidemment, en bon cartésien, vous pouvez balayer d’un geste toutes ces preuves de l’existence d’une grande civilisation et crier : « mysticisme » !

Permettez-moi de vous indiquer que la perspective linéaire, elle aussi, était maîtrisée en Chine.

Guo Ruoxo (déjà cité) écrit, toujours en 1074 :

« Lorsque l’on peint des bâtiments parmi les arbres, ne pas faire de faux calculs, et tracer les traits d’une forme égale (junzhuang) ; que la distance pénètre l’espace ; que des centaines de diagonales convergent vers un même point, comme les œuvres réalisées sous les Sui (581-618), les Tang et les Cinq Dynasties, (…) Lorsqu’on peint des tours et des pavillons, laisser apparaître les quatre angles, avec les tasseaux rangés dans l’ordre, devant et derrière étant clairement distincts, et sans erreur en traçant les lignes. Les peintres d’aujourd’hui utilisent en général des règles pour faire des angles droits ; ils répartissent les tasseaux avec de nombreux coups de pinceau compliqués, manquant totalement du sens (yi) de la beauté vigoureuse (zhuangli) et d’élégance libre (xiannya). »

Il n’est pas à exclure que la perspective cavalière employée par Pieter Bruegel l’aîné dans ses Jeux d’enfants soit inspirée de prouesses chinoises telles que Animation au bord de la rivière lors du festival Qingming de Zhang Zeduan (fin XIe-début XIIe siècle).

« Animation au bord de la rivière lors du festival Qingming » de Zhang Zeduan (fin XIe-début XIIe siècle).

Pour conclure, étudions le cas de la perspective aérienne ou perspective des couleurs (c’est-à-dire l’évocation de la spatialité à travers une diminution progressive de l’intensité de la couleur) que nous attribuons aujourd’hui à Léonard de Vinci pour l’avoir conceptualisée.

Zhou Chen (actif vers 1500-1535), Rêvant de l’immortalité dans une chaumière.

La comparaison entre La pie et le gibet de Bruegel, qui y fit appel avec virtuosité, et le tableau attribué à Zhou Chen (actif vers 1500-1535), Rêvant de l’immortalité dans une chaumière, nous montre toute l’avance de l’approche chinoise venue enrichir l’Occident, car ce tableau est entièrement construit sur le même principe, principe qu’on trouve déjà en germe au VIIIe siècle dans les conceptions de Wang Wei.

Pieter Breughel l’ancien, « La pie et le gibet ».


[1A ce sujet, voir aussi l’article L’invention de la perspective, dans la revue Fusion N°60, mars-avril 1996.

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