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Avec Leibniz et Kondiaronk, ré-inventer un monde sans oligarchie

Introduction

Helga Zepp-LaRouche, la fondatrice de l’Institut Schiller, dans son discours d’ouverture de la vidéoconférence de l’Institut Schiller du 22 novembre 2022, « Pour la paix mondiale – arrêtons le danger de guerre nucléaire : troisième séminaire des dirigeants politiques et sociaux du monde », a appelé les dirigeants du monde à éradiquer le principe maléfique de l’oligarchie.

L’oligarchie est définie comme une structure de pouvoir dans laquelle le pouvoir repose sur un petit nombre de personnes présentant certaines caractéristiques (noblesse, renommée, richesse, éducation ou contrôle corporatif, religieux, politique ou militaire) et qui imposent leur propre pouvoir sur celui de leur peuple.

Helga Zepp-LaRouche a précisé :

« Depuis 600 ans, il y a eu une bataille continue entre deux formes de gouvernement, entre l’État-nation souverain et la forme oligarchique de la société, vacillant d’un côté et de l’autre avec parfois une plus grande emphase dans l’une ou l’autre de ces directions. Tous les empires reposant sur le modèle oligarchique ont été orientés vers la protection des privilèges de l’élite dirigeante, tout en essayant de maintenir les masses populaires aussi arriérées que possible, parce qu’en les transformant en moutons obéissants, elles sont plus faciles à contrôler (…)« 

Or, malheureusement, la plupart des citoyens du monde transatlantique et d’ailleurs vous diront que l’abolition du principe oligarchique est « une bonne idée », un « beau rêve », mais que la réalité nous dit que « ça ne peut pas arriver » pour la simple et bonne raison que « ça n’est jamais arrivé avant ».

Les sociétés, par définition, affirment-ils, sont inégalitaires. Les rois et les présidents de républiques, affirment-ils, ont pu éventuellement « prétendre » qu’ils régnaient sur les masses pour leur « bien commun », mais en réalité, pensent nos concitoyens, il s’agissait toujours du règne d’une poignée privilégiant ses propres intérêts au détriment de la majorité.

Les BRICS

Il est intéressant pour nous tous de constater que certains penseurs de premier plan impliqués dans le mouvement des BRICS tentent d’imaginer de nouveaux modes de gouvernance collective excluant les principes oligarchiques.

Par exemple, dans cette direction, l’économiste Pedro Paez, ancien conseiller du président équatorien Rafael Correa, a défendu, dans son intervention à la vidéoconférence de l’Institut Schiller les 15 et 16 avril 2023,

« un nouveau concept de monnaie fondé sur des accords monétaires de chambres de compensation pour les paiements régionaux, qui peuvent être réunis dans un système de chambre de compensation mondiale, qui pourrait également empêcher un autre type d’hégémonie unilatérale et unipolaire de se produire, comme celle qui a été établie avec Bretton Woods, et qui ouvrirait au contraire les portes à une gestion multipolaire.« 

Le philosophe et théologien belge Marc Luyckx, ancien membre de la fameuse « Cellule de Prospective » de la Commission européenne de Jacques Delors, a également souligné, dans une interview vidéo sur la dédollarisation de l’économie mondiale, que les pays BRICS sont en train de créer un ordre mondial dont la nature fait qu’aucun membre de leur propre groupe ne peut devenir la puissance dominante.

Une nouvelle histoire de l’humanité

Couverture du livre de Graeber et Wengrow.
Couverture du livre de Graeber et Wengrow.

La bonne nouvelle est qu’un livre décapant de 700 pages, intitulé « Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité » (Editions Les liens qui libèrent), écrit et publié en 2021 par l’anthropologue américain David Graeber* (à droite) et le professeur britannique d’archéologie comparée David Wengrow (à gauche) de l’University College de Londres (UCL), fracasse les notions conventionnelles selon lesquelles les anciennes cultures humaines ont progressé de façon linéaire vers le modèle économique néolibéral actuel et, par conséquent, vers des niveaux élevés d’inégalité.

Mieux encore, en se fondant sur des faits concrets, le livre réfute en grande partie le « récit » selon lequel le modèle oligarchique est en quelque sorte « naturel ». Bien sûr, le principe oligarchique a souvent régné, et souvent pendant longtemps. Mais, étonnamment, le livre présente des indications accablantes et des indices archéologiques fortes permettant de croire que dans les temps anciens, certaines sociétés, mais pas toutes, ont réussi à prospérer et perdurer au fil des siècles par le biais de choix politiques totalement différents..

Par conséquent, et c’est la bonne nouvelle, si nos lointains ancêtres ont consciemment su construire des modes de gouvernance rendant impossible que des groupes minoritaires conservent une emprise hégémonique permanente et des privilèges sur la société, cela peut le refaire aujourd’hui.

Le 10e point de Helga Zepp-LaRouche

Cette question est intimement lié au 10e point soulevé par Helga Zepp-LaRouche qui, pour démontrer que toutes les sources du mal peuvent être éradiquées par l’éducation et renversées par une décision politique, affirme que l’inclination naturelle de l’homme est intrinsèquement de faire le bien.

L’existence même de précédents historiques de sociétés ayant survécu sans oligarchie pendant des centaines d’années est bien sûr la preuve « pratique » de l’inclination axiomatique de l’homme à faire le bien.

Sans surprise, certains affirment que la question du « bien » et du « mal » n’est qu’un « débat théologique », puisque les concepts de « bien » et de « mal » n’existent que pour des humains cherchant à se comparer les uns aux autres. Selon eux, personne ne se demanderai si un poisson ou un arbre est bon ou mauvais, puisqu’ils n’ont aucune forme de conscience de soi leur permettant de mesurer leurs actes et leurs actions à la lumière de leur propre nature ou à celle de l’intention de leur créateur.

Or, une partie de la « réponse biblique » à cette allégorie, à savoir si l’homme est bon ou mauvais, part du postulat que les gens « vivaient autrefois dans un état d’innocence », mais qu’ils ont succombé au péché originel. Nous nous sommes pris pour Dieu et avons été punis pour cela ; maintenant nous vivons dans un état de déchéance, tout en espérant une rédemption future.

Rousseau et Hobbes, même combat ?

Graeber et Wengrow, en en faisant le socle de leur livre, démontrent de manière très provocante comment nous avons subi un lavage de cerveau par l’idéologie oligarchique pessimiste et destructrice, en particulier celle promue par Rousseau et Hobbes, pour qui l’inégalité est l’état naturel de l’homme, une humanité qui aurait pu éventuellement être bonne comme « un bon sauvage », avant de devenir, suite à l’apparition de l’agriculture et de l’industrie, « civilisée » et une société ne survivant que grâce à un « contrat social » (soumission volontaire du bas vers le haut) ou un Léviathan (dictature du haut vers le bas) : Écoutons les auteurs :

« Aujourd’hui, la version populaire de cette allégorie [biblique] [de l’homme chassé du jardin d’Eden] est généralement une version moderne du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, écrit par Jean-Jacques Rousseau en 1754.

« En voici la trame générale. Il fut un temps où les hommes, aussi innocents qu’au premier jour, vivaient de chasse et de cueillette au sein de tout petits groupes – des groupes qui pouvaient être égalitaires justement parce qu’ils étaient petits. Cet âge d’or pris fin avec l’apparition de l’agriculture, et surtout avec le développement des premières villes. Celles-ci marquèrent l’avènement de la ‘civilisation’ et de ‘l’Etat’, donnant naissance à l’écriture, à la science et à la philosophie, mais aussi à presque tous les mauvais côtés de l’existence humaine : le patriarcat, les armées permanentes, les exterminations de masse, sans oublier les vastes bureaucraties qui nous inondent de formulaires.

« Bien sûr, il s’agit d’une simplification très grossière, mais il semble que ce soit le récit de base qui refait surface chaque fois que quelqu’un, des psychologues du travail aux théoriciens révolutionnaires, dit quelque chose du genre ‘mais bien sûr, les êtres humains ont passé la majeure partie de leur évolution à vivre dans des groupes de dix ou vingt personnes’, ou ‘l’agriculture a peut-être été la pire erreur de l’humanité’. Et comme nous le verrons, de nombreux auteurs populaires avancent explicitement cet argument. Le problème, c’est que quiconque cherche une alternative à cette vision plutôt déprimante de l’histoire s’aperçoit rapidement que la seule proposée est encore pire : si ce n’est pas Rousseau, alors c’est Thomas Hobbes.

« Le Léviathan de Hobbes, publié en 1651, à bien des égards, fait figure de texte fondateur de la théorie politique moderne. Hobbes y soutient que, les hommes étant ce qu’ils sont —des créatures égoïstes—, l’état de nature originel n’était en aucun cas un état d’innocence. On y menait forcément une existence ’solitaire, pauvre, méchante, brutale et courte’ – fondamentalement, un état de guerre, une guerre de tous contre tous. Et s’il y a eu des progrès par rapport à cet état de fait, un hobbesien dirait qu’ils sont dus en grande partie aux mécanismes répressifs dont se plaignait précisément Rousseau : les gouvernements, les tribunaux, les bureaucraties, la police. Cette vision des choses existe également depuis très longtemps. Ce n’est pas pour rien qu’en anglais, les mots ’politics’, ’polite’ et ’police’ se prononcent tous de la même façon : ils dérivent tous du mot grec polis, ou ville, dont l’équivalent latin est civitas, qui nous donne aussi ’civility’, ’civic’ et une certaine conception moderne de la ‘civilisation’.

« En vertu de cette conception, la société humaine repose sur la répression collective de nos plus bas instincts, ce qui devient d’autant plus nécessaire lorsque les hommes vivent en grand nombre en un même lieu. Le hobbesien des temps modernes dirait donc que, oui, nous avons vécu la plus grande partie de notre évolution en petits groupes, qui pouvaient s’entendre principalement parce qu’ils partageaient un intérêt commun pour la survie de leur progéniture. Mais même ces groupes n’étaient en aucun cas fondés sur l’égalité. Il y avait toujours, dans cette version, un chef ‘mâle alpha’. Les sociétés humaines n’auraient donc jamais fonctionné selon d’autres principes que la hiérarchie, la domination et l’égoïsme cynique. C’est juste que, collectivement, nous avons appris qu’il était à notre avantage de donner la priorité à nos intérêts à long terme plutôt qu’à nos instincts à court terme ; ou, mieux encore, de créer des lois qui nous obligent à confiner nos pires impulsions dans des domaines socialement utiles comme l’économie, tout en les interdisant partout ailleurs.

« Comme le lecteur peut probablement le déceler à notre ton, nous n’aimons pas beaucoup le choix entre ces deux alternatives. Nos objections peuvent être classées en trois grandes catégories. En tant que récits du cours général de l’histoire de l’humanité, ils :

1. ne sont tout simplement pas vrais ;
2. ont des implications politiques désastreuses et
3. donnent du passé une image inutilement ennuyeuse.
« 

Conséquence de la victoire des modèles impériaux de pouvoir politique, le seul « récit » accepté de « l’évolution » de l’homme, validant automatiquement une emprise oligarchique sur la société, est celui qui permet de « confirmer » le dogme convenu à l’avance et érigé en « vérité » immortelle ou absolue. Et toute découverte historique ou artefact contredisant ou invalidant le récit de Rousseau-Hobbes seront, considérés, au mieux, comme des anomalies.

Ouvrir les yeux

Graeber et Wengraw affirment,

« vouloir raconter une autre histoire, plus prometteuse et plus intéressante ; une histoire qui, en même temps, tient mieux compte de ce que les dernières décennies de recherche nous ont appris. Il s’agit en partie de rassembler les preuves accumulées par l’archéologie, l’anthropologie et d’autres disciplines apparentées, preuves qui permettent de rendre compte d’une manière totalement nouvelle de la façon dont les sociétés humaines se sont développées au cours des 30 000 dernières années environ. La quasi-totalité de ces recherches vont à l’encontre des idées reçues, mais trop souvent les découvertes les plus remarquables restent confinées aux travaux des spécialistes ou doivent être découvertes en lisant entre les lignes des publications scientifiques.« 

Et en effet, leur regard nouveau les conduit à constater :

« qu’il il est établi aujourd’hui que les sociétés humaines avant l’avènement de l’agriculture n’étaient pas confinées à des groupuscules égalitaires. Au contraire, le monde des chasseurs-cueilleurs tel qu’il existait avant l’avènement de l’agriculture était un monde d’expériences sociales audacieuses, ressemblant bien plus à un défilé carnavalesque de formes politiques qu’aux abstractions ternes de la théorie de l’évolution. L’agriculture, quant à elle, n’a pas signifié l’avènement de la propriété privée, pas plus qu’elle n’a marqué un pas irréversible vers l’inégalité. En fait, bon nombre des premières communautés agricoles étaient relativement exemptes de rangs et de hiérarchies. Et loin de graver dans le marbre les différences de classe, un nombre surprenant des premières villes du monde étaient organisées sur des bases solidement égalitaires, sans avoir besoin de dirigeants autoritaires, de guerriers-politiciens ambitieux, ni même d’administrateurs autoritaires.« 

Kondiaronk,
Leibniz et les Lumières

Le penseur allemand Gottfried Wilhelm Leibniz. Portrait de Kondiaronk, vue d’artiste.
Portrait de Kondiaronk, vue d’artiste.

En fait, la dissertation de Rousseau, selon les auteurs, était en partie une réponse aux critiques de la civilisation européenne, qui ont commencé dans les premières décennies du XVIIIe siècle.

« Les origines de cette critique, cependant, ne se trouvent pas chez les philosophes des Lumières (bien qu’ils les aient admirés et imités au début), mais chez les commentateurs et observateurs indigènes de la société européenne, tels que l’homme d’État amérindien (Huron-Wendat) Kondiaronk », et bien d’autres encore.

Et lorsque d’éminents penseurs, comme Leibniz,

« ont exhorté leurs patriotes à adopter les modèles chinois de gestion de l’État, les historiens contemporains ont tendance à insister sur le fait qu’ils n’étaient pas vraiment sérieux.« 

Pourtant, de nombreux penseurs influents du siècle des Lumières ont effectivement affirmé que certaines de leurs idées sur le thème de l’inégalité étaient directement inspirées de sources chinoises ou amérindiennes !

Tout comme Leibniz s’est familiarisé avec la civilisation chinoise grâce à ses contacts avec les missions jésuites, les idées des Indiens ont atteint l’Europe par le biais d’ouvrages tels que le rapport en soixante-et-onze volumes, Les relations des jésuites de la Nouvelle France, publié entre 1633 et 1673 et qui fit couler beaucoup d’encre.

Alors qu’aujourd’hui, nous pensons que la liberté individuelle est une bonne chose, ce n’était pas le cas des Jésuites qui se plaignaient des Indiens. Les Jésuites étaient opposés à la liberté par principe :

« C’est là, sans aucun doute, une disposition tout à fait contraire à l’esprit de la foi, qui exige que nous soumettions non seulement nos volontés, mais nos esprits, nos jugements et tous les sentiments de l’homme à une puissance inconnue des lois et des sentiments d’une nature corrompue. »

Le Père Paul Le Jeune

Le père jésuite Jérôme Lallemant, dont la correspondance a servi de modèle initial aux Relations des Jésuites, notait à propos des Indiens Wendats en 1644 :

« Je ne crois pas qu’il y ait peuples sur la Terre plus libre que ceux-ci, et moins capables de voir leurs volontés assujetties à quelque puissance que ce soit.« 

Plus inquiétant encore, leur haut niveau d’intelligence. Le Père Paul Le Jeune, supérieur des Jésuites au Canada dans les années 1630 :

« Il n’y en a quasi point qui ne soit capable d’entretien, et ne résonne fort bien, et en bons termes, sur les choses dont il a connaissance : ce qui les forme encore dans le discours, sont les conseils qui se tiennent quasi tous les jours dans les villages en toutes occurrences. »

Ou encore, selon Lallemant :



« Je puis dire en vérité que pour l’esprit, ils n’ont rien de moins que les Européens, et demeurant dedans la France, je n’eusse jamais cru, que sans instruction la nature eût pu fournir une éloquence plus prompte et plus vigoureuse que j’en ai admiré en plusieurs Hurons, ni de plus clairvoyant dans les affaires, et une conduite plus sage dans les choses qui sont de leur usage. (Relations des Jésuites, vol. XXVIII, p. 62.) »

Certains jésuites sont allés beaucoup plus loin, notant – non sans une certaine frustration – que les « sauvages » du Nouveau Monde semblaient globalement plus intelligents que les personnes avec lesquelles ils avaient l’habitude de traiter dans leur pays.

Oeuvres du Baron de Lahontan.

Les idées de l’homme d’État amérindien Kondiaronk (v. 1649-1701), connu sous le nom de « Le Rat » et chef du peuple amérindien Wendat (Huron) à Michilimackinac en Nouvelle-France, sont parvenues à Leibniz par l’intermédiaire d’un aristocrate français appauvri nommé Louis-Armand de Lom d’Arce, baron de La Hontan, plus connu sous le nom de Lahontan (1666-1715).

En 1683, Lahontan, âgé de 17 ans, s’engage dans l’armée française et est affecté au Canada. Au cours de ses différentes missions, il parle couramment l’algonquin et le wendat et se lie d’amitié avec de nombreuses personnalités politiques autochtones, dont le brillant homme d’État wendat Kondiaronk, qui, en tant que porte-parole du Conseil (organe directeur) de la Confédération wendat, est envoyé comme ambassadeur à la cour de Louis XIV en 1691.

La Grande Paix de Montréal

Carte de la Nouvelle France indiquant « l’Ancien pays des Huron » au bord du Lac Huron.
Kondiaronk incitant les différentes nations indiennes à conclure une paix entre eux et avec la France, une paix mutuellement bénéfique.

Même après avoir été trahi par les Français et obligé de mener ses propres guerres pour assurer la sécurité de ses concitoyens, Kondiaronk a joué un rôle clé dans ce que l’on appelle la « Grande Paix de Montréal » du 1er août 1701, qui a mis fin aux sanglantes guerres des Castors.

C’était en réalité des guerres par procuration entre les Britanniques et les Français, chacun d’eux utilisant les Indiens comme « chair à canon » pour leurs propres projets géopolitiques.

La France est de plus en plus acculée par les Britanniques. Ainsi, à la demande des Français, au cours de l’été 1701, plus de 1 300 Indiens, issus de quarante nations différentes, se rassemblent près de Montréal, contestant le fait que la ville soit ravagée par la grippe. Ils viennent de la vallée du Mississippi, des Grands Lacs et de l’Acadie. Beaucoup sont des ennemis de toujours, mais tous ont répondu à l’invitation du gouverneur français. Leur avenir et le destin de la colonie sont en jeu. Leur objectif est de négocier une paix globale, entre eux et avec les Français. Les négociations durent des jours et la paix est loin d’être garantie. Les chefs sont méfiants. La principale pierre d’achoppement est le retour des prisonniers capturés lors des campagnes précédentes et réduits en esclavage ou adoptés. Indiens s’attristant du décès de Kondiaronk. Sans le soutien de ce dernier, la paix est impossible. Le 1er août, gravement malade, il parle pendant deux heures en faveur d’un traité de paix qui serait garanti par les Français. Son discours émeut beaucoup de monde. La nuit suivante, Kondiaronk meurt, terrassé par la grippe à l’âge de 52 ans.

Indiens s’attristant du décès de Kondiaronk.

Mais le lendemain, le traité de paix est signé. Désormais, il n’y aura plus de guerre entre les Français et les Indiens. Trente-huit nations signent le traité, dont les Iroquois. Les Iroquois s’engagent à rester neutres dans tout conflit futur entre les Français et leurs anciens alliés, les colons anglais de Nouvelle-Angleterre. Kondiaronk est loué par les Français et présenté comme un « modèle » d’indigène pacifique. Les Jésuites ont immédiatement répandu le mensonge selon lequel, juste avant de mourir, il se serait « converti » à la foi catholique dans l’espoir que d’autres indigènes suivent son exemple.

Lahontan, d’Amsterdam à Hanovre

Or, à la suite de divers événements, Lahontan se retrouve à Amsterdam. Pour gagner sa vie, il écrit une série de livres sur ses aventures au Canada (« Voyages du baron de La Hontan dans l’Amérique Septentrionale, qui contiennent une relation des différents peuples qui y habitent »), dont le troisième, intitulé « Dialogue curieux entre l’auteur et un sauvage de bon sens qui a voyagé », comprend quatre dialogues avec un personnage fictif, un dénommé Adario (en réalité Kondiaronk).

Les Dialogues sont rapidement traduits en allemand, en néerlandais, en anglais et en italien. Lahontan lui-même, acquière alors une certaine célébrité, s’installe à Hanovre où il se lie d’amitié avec le grand philosophe et scientifique Wilhelm Gottfried Leibniz. (1646-1716). A l’affût de tout ce qui se discutait en Europe, le philosophe, alors âgé de 64 ans, semble avoir été mis sur la piste de Lahontan par des journalistes hollandais et allemands, mais aussi par le texte d’un obscur théologien de Helmstedt, Jonas Conrad Schramm (1675-1739), dont la conférence introductive sur « la Philosophie balbutiante des Canadiens » avait été publiée en latin en 1707. Se référant d’abord à Platon et à Aristote (qu’il abandonne presque aussitôt), Schramm s’appuie sur les Dialogues et les Mémoires de Lahontan pour montrer comment les

« barbares canadiens frappent à la porte de la philosophie mais n’y entrent pas parce qu’ils n’ont pas les moyens suffisants ou qu’ils sont enfermés dans leurs coutumes ».

Indien huron.

Beaucoup moins borné, Leibniz voit dans Lahontan une confirmation de son propre optimisme politique qui lui permet d’affirmer que la naissance de la société ne vient pas de la nécessité de sortir d’un terrible état de guerre, comme le pensait Thomas Hobbes, mais d’une aspiration naturelle à la concorde.

Mais ce qui l’intéresse avant tout, ce n’est pas tant de savoir si les « sauvages américains » sont capables ou non de philosopher, mais s’ils vivent réellement en concorde sans gouvernement.

A son correspondant Wilhelm Bierling, qui lui demande comment les Indiens du Canada peuvent vivre « en paix bien qu’ils n’aient ni lois ni magistratures publiques », Leibniz répond :

« Il est tout à fait véridique (…) que les Américains de ces régions vivent ensemble sans aucun gouvernement mais en paix ; ils ne connaissent ni luttes, ni haines, ni batailles, ou fort peu, excepté contre des hommes de nations et de langues différentes. Je dirais presque qu’il s’agit d’un miracle politique, inconnu d’Aristote et ignoré par Hobbes.« 

Leibniz, qui affirme bien connaître Lahontan, souligne qu’Adario :

« venu en France il y a quelques années et qui, quoiqu’il appartienne à la nation huronne, a jugé ses institutions supérieures aux nôtres.« 

Cette conviction de Leibniz s’exprimera encore dans son Jugement sur les œuvres de M. le Comte Shaftesbury, publiées à Londres en1711 sous le titre de Characteristicks :

« Les Iroquois et les Hurons, sauvages voisins de la Nouvelle France et de la Nouvelle Angleterre, ont renversé les maximes politiques trop universelles d’Aristote et de Hobbes. Ils ont montré par une conduite surprenante, que des peuples entiers peuvent être sans magistrats et sans querelles, et que par conséquent les hommes ne sont ni assez portés par leur bon naturel, ni assez forcés par leur méchanceté à se pourvoir d’un gouvernement et à renoncer à leur liberté. Mais la rudesse de ces sauvages fait voir, que ce n’est pas tant la nécessité, que l’inclination d’aller au meilleur et d’approcher de la félicité, par l’assistance mutuelle, qui fait le fondement des sociétés et des États ; et il faut avouer que la sûreté en est le point le plus essentiel. »

Alors que ces dialogues sont souvent qualifiés de purement fictifs, Leibniz, dans une lettre à Bierling datée du 10 novembre 1719, estime que :

« Les Dialogues de Lahontan, bien qu’ils ne soient pas entièrement vrais, ne sont pas non plus complètement inventés.« 

Pour Leibniz, bien sûr, les institutions politiques sont nées d’une aspiration naturelle au bonheur et à l’harmonie. Dans cette perspective, le travail de Lahontan ne contribue pas à la construction d’un nouveau savoir, il ne fait que confirmer une thèse qu’il avait déjà constituée.

Regard sur les Européens
et les Français en particulier

Illustration tirée des Mémoires de Lahontan.

Ainsi, Lahontan, dans ses mémoires, raconte que des Amérindiens, comme Kondiaronk, qui avaient séjourné en France,

« nous taquinaient continuellement avec les défauts et les désordres qu’ils observaient dans nos villes, comme étant causés par l’argent. On a beau à leur donner des raisons pour leur faire connaître que la propriété des biens est utile au maintien de la société : ils se moquent de tout ce qu’on peut dire sur cela. Au reste, ils ne se querellent ni ne se battent, ni se médisent jamais les uns des autres ; ils se moquent des arts et des sciences, et ils rient de la différence de rangs qu’on observe chez nous. Ils nous traitent d’esclaves et d’âmes misérables, dont la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, alléguant que nous nous dégradons en nous soumettant à un seul homme [le Roi] qui peut tout, et qui n’a d’autre loi que son bon vouloir.« 

Lahontan poursuit :

« Ils trouvent étrange que les uns aient plus de biens que les autres, et que ceux qui en ont le plus sont estimés davantage que ceux qui en ont le moins. Enfin, ils disent que le titre de sauvages, dont nous les qualifions, nous conviendrait mieux que celui d’hommes, puisqu’il n’y a rien moins que de l’homme sage dans toutes nos actions.« 

Dans son dialogue avec Kondiaronk, Lahontan lui dit que si les méchants restaient impunis, nous deviendrions le peuple le plus misérable de la terre. Kondiaronk répond :

« Vous l’êtes assez déjà, je ne conçois pas que vous puissiez l’être davantage. Ô quel genre d’hommes sont les Européens ! Ô quelle sorte de créatures ! Qui font le bien par la force, et n’évitent à faire le mal que par la crainte des châtiments ? (…) Tu vois que nous n’avons point de juges ; pourquoi ? Parce que nous n’avons point de querelles ni de procès. Mais pourquoi n’avons-nous pas de procès ? C’est parce que nous ne voulons point recevoir ni connaître l’argent. Pourquoi est-ce que nous ne voulons pas admettre cet argent ? C’est parce que nous ne voulons pas de lois, et que depuis que le monde est monde nos pères ont vécu sans cela.« 

Frère Gabriel Sagard, un frère récollet français, a rapporté que les Wendats étaient particulièrement offensés par le manque de générosité des Français les uns envers les autres :

« Ils se rendent l’hospitalité réciproque, et assistent tellement l’un l’autre qu’ils pourvoient à la nécessité de chacun, sans qu’il ait aucun pauvre mendiant parmi leurs villes et villages.Et trouvent fort mauvais entendant dire qu’il y avait en France grand nombre de ces nécessiteux et mendiants, et pensaient que cela fut faute de charité qui fut en nous, et nous en blâmaient grandement.« 

L’argent, pense Kondiaronk, crée un environnement qui encourage les gens à mal se comporter :

« Plus je réfléchis à la vie des Européens et moins je trouve de bonheur et de sagesse parmi eux. Il y a six ans que je ne fais que penser à leur état. Mais je ne trouve rien dans leurs actions qui ne soit au-dessous de l’homme, et je regarde comme impossible que cela puisse être autrement, à moins que vous ne vouliez vous réduire à vivre sans le Tien ni le Mien, comme nous faisons. Je dis donc que ce que vous appelez argent est le démon des démons, le tyran des Français ; la source des maux ; la perte des âmes et sépulcre des vivants. Vouloir vivre dans les pays de l’argent et conserver son âme, c’est vouloir se jeter au fond du lac pour conserver la vie ; or ni l’un ni l’autre ne se peuvent. Cet argent est le père de la luxure, de l’impudicité, de l’artifice, de l’intrigue, du mensonge, de la trahison, de la mauvaise foi et généralement de tous les maux qui sont au monde. Le père vend ses enfants, les maris leurs femmes, les femmes trahissent leurs maris, les frères se tuent, les amis se trahissent, et tout pour l’argent. Dis-moi, je te prie, si nous avons tort après cela de ne vouloir point ni manier ni même voir ce maudit argent.« 

Dans la troisième note de bas de page de son discours Sur les origines et les fondement de l’inégalité parmi les hommes, Jean-Jacques Rousseau, qui a inventé l’idée du « noble sauvage » supposé exister avant que l’homme ne se lance dans l’agriculture, fait lui-même référence à

« ces nations heureuses qui ne connaissent pas même le nom des vices que nous avons tant de peine à réprimer, de ces sauvages d’Amérique dont Montaigne ne balance point à préférer la simple et naturelle police, nos seulement aux lois de Platon, mais même à tout ce que la philosophie pourra jamais imaginer de plus parfait pour le gouvernement des peuples.« 

Ces Européens qui refusent de rentrer

La financée du trappeur, 1845, huile sur toile, Alfred Jacob Miller.

Autre observation, celle du botaniste suédois Peher Kalm qui s’étonne, en 1749 du fait qu’un grand nombre d’Européens, exposés à la vie autochtone, ne veulent pas en revenir :

« Il est également remarquable que la plus grande partie des prisonniers européens qui, à l’occasion de la guerre, ont été pris ainsi et mêlés aux Sauvages, surtout s’ils ont été pris dans leur jeune âge, n’ont jamais voulu revenir par la suite dans leur pays d’origine, bien que leurs père et mère ou leurs proches parents soient venus les voir pour tenter de les en persuader et qu’eux-mêmes aient eu toute liberté de le faire. Mais ils ont trouvé le mode de vie indépendant propre aux Sauvages préférable à celui des Européens ; ils ont adopté les vêtements indigènes et se sont conformés en tout aux Sauvages, au point qu’il est difficile de les en distinguer, si ce n’est qu’ils ont la peau et le teint légèrement plus blancs. On connaît également plusieurs exemples de Français qui ont volontairement épousé des femmes indigènes et ont adopté leur mode de vie ; par contre on n’a pas d’exemple qu’un Sauvage se soit uni à une Européenne et ait pris sa façon de vivre ; s’il lui arrive d’être fait prisonnier par les Européens au cours d’une guerre, il cherche toujours une occasion, au contraire, de retourner chez lui, même s’il a été retenu plusieurs années et a bénéficié de toutes les libertés dont un Européen peut jouir.« 

Avant Lahontan :
les Utopiens de Thomas More

Thomas More et Erasme de Rotterdam, les auteurs de l’Utopie.

En 1492, comme le dit la plaisanterie, « l’Amérique découvrit Colomb, un capitaine génois perdu en mer ».

La mission qui lui avait été confiée était motivée par diverses intentions, en particulier l’idée d’atteindre, en voyageant vers l’ouest, la Chine, un continent que l’on croyait peuplé de vastes populations ignorant le message inspirant et optimiste du Christ et ayant donc un besoin urgent d’évangélisation.

Malheureusement, deux ans plus tard, un intérêt moins théologique se manifesta lorsque, le 7 juin 1494, les Portugais et les Espagnols signèrent au Vatican, sous la direction du pape Alexandre IV (Borgia), le traité de Tordesillas, partageant le monde entier entre deux empires, l’espagnol sous le contrôle de l’alliance continentale Habsbourg/Venise, et le portugais sous celui du cartel bancaire d’esclavagistes maritimes génois.

Cela n’a pas empêché, deux siècles avant Lahontan, les meilleurs humanistes européens d’élever la voix et de montrer que certains des soi-disant « sauvages » des États-Unis avaient des vertus et qualités qui méritaient absolument d’être pris en considération et éventuellement manquant chez nous en Europe.

Pages de l’Utopie de More et Erasme.

C’est le cas d’Érasme de Rotterdam et de son ami intime et collaborateur Thomas More, qui partagent ce que l’on pense être leurs opinions sur l’Amérique dans un petit livre intitulé « U-topia » (qui signifie ’quelque’ endroit), écrit en commun et publié en 1516 à Louvain.

Par instinct, les rapports qu’ils reçoivent de l’Amérique et les caractéristiques culturelles de ses indigènes, les incitent à croire qu’ils ont affaire à quelque colonie perdue de Grecs ou même au fameux continent perdu de l’Atlantide décrit par Platon à la fois dans son Timée  et dans son Critias.

Dans l’Utopie de More, le capitaine portugais Hythlodée décrit une civilisation très organisée : elle possède des vaisseaux à carène plate et « des voiles faites de papyrus cousu », composée de gens qui « aiment à être renseignés sur ce qui se passe dans le monde » et qu’il « croit Grecque d’origine ».

A un moment il est dit : 

« Ah ! Si je venais proposer ce que Platon a imaginé dans sa République ou ce que les Utopiens mettent en pratique dans la leur, ces principes, encore que bien supérieurs aux nôtres, et ils le sont à coup sûr, pourraient surprendre, puisque chez nous, chacun possède ses biens tandis que là, tout est mis en commun. » (pas de propriété privée)

En ce qui concerne la religion, les Utopiens (tout comme les indigènes indiens) 

« ont des religions différentes mais, de même que plusieurs routes conduisent à un seul et même lieu, tous leurs aspects, en dépit de leur multiplicité et de leur variété, convergent tous vers le culte de l’essence divine. C’est pourquoi l’on ne voit, l’on entend rien dans leurs temples que ce qui s’accorde avec toutes les croyances. Les rites particuliers de chaque secte s’accomplissent dans la maison de chacun ; les cérémonies publiques s’accomplissent sous une forme qui ne les contredit en rien.« 

Et même : 

« Les uns adorent le soleil, d’autres la lune ou quelque planète (…) Le plus grand nombre toutefois et de beaucoup les plus sages, rejettent ces croyances, mais reconnaissent un dieu unique, inconnu, éternel, incommensurable, impénétrable, inaccessible à la raison humaine, répandu dans notre univers à la manière, non d’un corps, mais d’une puissance. Ils le nomment Père et rapportent à lui seul les origines, l’accroissement, les progrès, les vicissitudes, le déclin de toutes choses. Ils n’accordent d’honneurs divins qu’à lui seul. (…) Au reste, malgré la multiplicité de leurs croyances, les autres Utopiens tombent du moins d’accord sur l’existence d’un être suprême, créateur et protecteur du monde.« 

Pas de complaisance
envers l’idéologie woke

Cela signifie-t-il que « tous les Européens étaient mauvais » et que « tous les Indiens étaient bons » ? Pas du tout ! Les auteurs ne tombent pas dans le piège des généralisations simplistes et de l’idéologie « woke » en général.

Par exemple, même avec de grandes similitudes, la différence culturelle entre les Premières Nations de la côte nord-ouest du Canada et celles de Californie était aussi grande que celle entre Athènes et Sparte dans l’antiquité grecque, la première étant une république, la seconde une oligarchie.

Différents peuples et différentes sociétés, à différentes époques, ont fait des expériences et des choix politiques différents concernant les axiomes de leur culture.

Alors qu’en Californie, des formes d’autonomie égalitaire et anti-oligarchique apparaissent, dans certaines régions du nord, c’est le régime oligarchique qui prévaut :

« de la rivière Klamath vers le nord, il existait des sociétés dominées par des aristocrates guerriers engagés dans de fréquents raids entre groupes, et dans lesquelles, traditionnellement, une partie importante de la population était constituée d’esclaves à titre onéreux. Il semble que cela ait été le cas aussi longtemps que l’on s’en souvienne. »

Les sociétés du Nord-Ouest pour le plaisir qu’elles prenaient à afficher des excès, notamment lors des fêtes connues sous le nom de potlach, qui culminaient parfois, champignons hallucinogènes aidant, avec

« le meurtre sacrificiel d’esclaves (…) À bien des égards, le comportement des aristocrates de la côte nord-ouest ressemble à celui des mafieux, avec leurs codes d’honneur stricts et leurs relations de patronage, ou à ce que les sociologues appellent les ‘sociétés de cour’ – le genre d’arrangement auquel on pourrait s’attendre, par exemple, dans la Sicile féodale, d’où la mafia a tiré bon nombre de ses codes culturels. »

La première remarque de Graeber et Wengrow est donc qu’il faut tenir compte de l’infinie diversité des sociétés humaines. Deuxièmement, au lieu de se contenter d’observer le fait, les auteurs soulignent que, très souvent, ces diversités ne résultent pas de conditions « objectives », mais de choix politiques. Cela véhicule également un message très optimiste, à savoir que des choix différents du système mondial actuel peuvent devenir réalité si les gens relèvent le défi de les changer pour le mieux.

Les premières villes du monde

Les blocs de roche que vous voyez sur la photo, pesant plusieurs tonnes et mesurant jusqu’à près de 7 mètres de haut, sont âgés d’au moins 11 000 ans selon l’analyse radiocarbone C14. Ils ne sont que quelques-uns des nombreux piliers qui constituaient l’établissement de Göbekli Tepe, à la frontière entre la Turquie et la Syrie. La civilisation qui a construit cette colonie et d’autres semblables n’a toujours pas de nom. En fait, jusqu’à récemment, leur existence était totalement inconnue.

Dans la plus grande partie du livre, les auteurs décrivent la vie des chasseurs-cueilleurs qui ont vécu des milliers d’années avant la révolution agricole, mais qui ont été capables de créer d’immenses complexes urbains et qui parfois ont fini par gouverner sans oligarchie dominante.

Le livre identifie des exemples en Chine, au Pérou, dans la vallée de l’Indus (Mohenjo-Daro), en Ukraine (Talianki, Maydenetsk, Nebelivka), au Mexique (Tlaxcala), aux États-Unis (Poverty Point, Lousiane) et en Turquie (Göbekli Tepe, Catal Höyük), où l’on vivait à grande échelle au niveau de la ville (d’environ 10 000 à 6 000 ans av. J.-C.). Catal Höyük (Anatolie, Turkye) comptait jusqu’à 8000 habitants au moment de son extension maximum, entre le VIIe et le VIe millénaire avant notre ère.
Cathérine Louboutin, dans son ouvrage de la collection Découvertes Gallimard, « Au Néolithique, les premiers paysans du monde », écrivait en 1990 : « Malgré sa taille, un riche artisanat, la connaissance du métal (cuivre et plomb) et de l’irrigation, Catal Höyük ne montre aucune hiérarchie sociale et ne semble pas rassembler, pour la redistribuer, la richesse économique de la région dont elle serait le pôle majeur : ce n’est donc pas tout à fait une ville. »

Suite à une révolte populaire vers l’an 300, une épidémie du logement social a frappé la ville de Teotihuacán au Mexique ?

Mais ces villes n’impliquaient pas de caste dirigeante ou de classe aristocratique ; elles étaient explicitement égalitaires dans la construction de leurs maisons et dans leurs échanges commerciaux ; elles ont apporté de nombreuses innovations en matière de plomberie et de conception des rues ; et elles faisaient partie de réseaux continentaux qui partageaient les meilleures pratiques.

La révolution agricole n’a pas été une « révolution », affirme les auteurs, mais plutôt un processus de transformation continu étalé sur des milliers d’années, lorsque les chasseurs-cueilleurs ont été capables de s’organiser de manière flexible en méga-sites (quelques milliers d’habitants), organisés sans centres ni bâtiments monumentaux, mais construits avec des maisons standardisées, confortables pour la vie quotidienne, tout cela sans hiérarchies statiques, sans rois ni bureaucratie écrasante.

Un autre exemple est celui de la ville de Teotihuacán, qui a rivalisé en grandeur avec Rome entre environ 100 avant J.-C. et 600 après J.-C., où, à la suite d’une révolution politique en 300 après J.-C., une culture égalitaire s’est lancée dans un programme massif de logement social destiné à donner à tous les habitants des quartiers décents.

Conclusion

Aujourd’hui, il est très difficile pour la plupart d’entre nous d’imaginer qu’une société, une culture ou une civilisation puisse survivre pendant des siècles sans une structure de pouvoir centralisée et hiérarchisée par la force.

Pourtant, comme l’indiquent les auteurs, les preuves archéologiques, si nous sommes prêts à les regarder, nous disent le contraire. Mais sommes-nous prêts à remettre en question nos propres préjugés ?

« Roi-prêtre » de Mohenjo-Daro.

A titre d’exemple de cette cécité auto-infligée, il convient de mentionner le cas du « Roi-prêtre », une petite figure masculine représentant un homme à la barbe soignée, découverte lors des fouilles de la ville en ruines de Mohenjo-Daro (Pakistan), datant de l’âge du bronze, environ 2000 ans avant J.-C. et considérée comme « la plus célèbre sculpture en pierre » de la civilisation de la vallée de l’Indus.

Alors qu’il n’existe à Mohenjo-Daro ni palais royal, ni tombe, ni temple religieux d’aucune sorte, les archéologues britanniques ont immédiatement parlé d’un « Roi-prêtre », parce que, tout simplement, « il ne peut en être autrement ».

La lecture du livre de Graeber et Wengrow nous oblige à ajuster nos points de vue et à devenir optimistes. Ils montrent que des systèmes humains radicalement différents sont non seulement possibles, mais qu’ils ont été essayés à de nombreuses reprises par notre espèce.

Lors d’une conférence publique en 2022, Wengrow a présenté ce qu’il considère comme des leçons pour le présent politique du passé, où les êtres humains étaient beaucoup plus fluides, conscients et expérimentaux avec leurs structures sociales et économiques :

« Qu’est-ce que tous ces détails signifient ? Qu’est-ce que tout cela signifie ? À tout le moins, je dirais qu’il est un peu tiré par les cheveux de nos jours de s’accrocher à l’idée que l’invention de l’agriculture a marqué la fin d’un Eden égalitaire. Ou de s’accrocher à l’idée que les sociétés à petite échelle sont particulièrement susceptibles d’être égalitaires, alors que les sociétés à grande échelle doivent nécessairement avoir des rois, des présidents et des structures de gestion du haut vers le bas. Et il y a aussi des implications contemporaines. Prenons, par exemple, la notion courante selon laquelle la démocratie participative est en quelque sorte naturelle dans une petite communauté. Ou peut-être dans un groupe d’activistes, mais qu’elle ne peut en aucun cas s’étendre à une ville, une nation ou même une région. En fait, les preuves de l’histoire de l’humanité, si nous sommes prêts à les examiner, suggèrent le contraire. Il n’est peut-être pas trop tard pour commencer à tirer des leçons de toutes ces nouvelles preuves du passé humain, et même pour commencer à imaginer quels autres types de civilisation nous pourrions créer si nous pouvions cesser de nous dire que ce monde particulier est le seul possible.« 


NOTE

*David Graeber, né le 12 février 1961 à New York (États-Unis) et mort le 2 septembre 2020 à Venise (Italie), est un anthropologue et militant anarchiste américain, théoricien de la pensée libertaire nord-américaine et figure de proue du mouvement Occupy Wall Street. Évincé de l’université Yale en 2007, David Graeber, « l’un des intellectuels les plus influents du monde anglo-saxon » selon le New York Times, est ensuite professeur à la London School of Economics. Il est notamment le théoricien du « bullshit job » et l’auteur de Dette : 5000 ans d’histoire (Debt : the First Five Thousand Years).

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Qanâts perses et Civilisation des eaux cachées

aqueduc souterrain
Journée internationale du lavage des mains, organisée par UNICEF.

Par Karel Vereycken, juillet 2021.

A une époque où d’anciennes maladies reviennent et où de nouvelles émergent à l’échelle mondiale, la vulnérabilité tragique d’une grande partie de l’humanité pose un immense défi.

On se demande s’il faut rire ou pleurer quand les autorités internationales claironnent sans plus de précisions que pour enrayer la pandémie de Covid-19, il « suffit » de bien se laver les mains à l’eau et au savon !

Ils oublient un petit détail : 3 milliards de personnes ne disposent pas d’installations pour se laver les mains chez elles et 1,4 milliard n’ont aucun accès, ni à l’eau, ni au savon !

Pourtant, depuis la nuit des temps, l’homme a su rendre l’eau disponible dans les endroits les plus reculés.

Voici un aperçu d’une merveille du génie humain, les qanâts perses, une technique de canalisations souterraines datant de l’âge de fer. Sans doute d’origine égyptienne, elle fut mise en œuvre à grande échelle en Perse à partir du début du 1er millénaire avant notre ère.

Le qanât ou aqueduc souterrain

Parfois appelé « forage horizontal », le qanât est un aqueduc souterrain servant à puiser dans une nappe phréatique pour l’acheminer par simple effet de gravitation vers des lieux d’habitation et de cultures. Certains qanâts comprennent des aires de repos pour les travailleurs, des réservoirs d’eau, des salles d’eau souterraines et même des moulins à eau. Le mot qanâts, vieux mot sémitique, probablement accadien, dérivé d’une racine qanat (roseau) d’où viennent canna et canal.

Cette « galerie drainante », taillée dans la roche ou construite par l’homme, est certainement l’une des inventions les plus ingénieuses pour l’irrigation dans les régions arides et semi-arides. La technique offre un avantage non négligeable : se déplaçant dans un conduit souterrain, pas une goutte d’eau ne se perd par évaporation.

Diffusion de la technique des qanâts perses dans le monde.

C’est cette technique qui permet à l’homme de créer des oasis en plein désert, lorsqu’une nappe phréatique est suffisamment proche de la surface du sol ou parfois sur le lit d’une rivière venant se perdre dans le désert.

Copiée et utilisée par les Romains, la technique des qanâts a été transportée par les Espagnols de l’autre côté de l’Atlantique vers le nouveau monde, où de nombreux canaux souterrains de ce type fonctionnent encore au Pérou et au Chili. En fait, il existe même des qanâts perses dans l’ouest du Mexique.

Si aujourd’hui, ce système triplement millénaire n’est pas forcément applicable partout pour résoudre les problèmes de pénurie d’eau dans les régions arides et semi-arides, il a de quoi nous inspirer en tant que démonstration du génie humain dans ce qu’il a de meilleur, c’est-à-dire capable de faire beaucoup avec peu.

Les oasis d’Égypte

Le génie de l’homme à l’œuvre : l’oasis de Dakhleh, en plein désert égyptien, alimenté par des qanâts.

Dès les balbutiements de la civilisation égyptienne, des techniques d’irrigation et de stockage de l’eau des crues du Nil furent développées afin de conserver cette eau limoneuse, riche en nutriments, pour l’utiliser tout au long de l’année. L’eau du fleuve était déviée et transportée par canaux vers les champs grâce à la gravité. Puisque l’eau du Nil ne parvenait pas dans les oasis, les Égyptiens utilisèrent l’eau jaillissante des sources, provenant des grandes réserves aquifères du désert de l’Ouest, et acheminée vers les terres par des canaux d’irrigation.

Le résultat de cette tentative de conquête du désert fut une habitation soutenue de l’oasis de Dakhleh tout au long de l’époque pharaonique, explicable non seulement par un intérêt commercial de la part de l’État égyptien, mais aussi par de nouvelles possibilités agricoles.

Aqueducs Romains

Avec ses 170 km, dont 106 en souterrain, le qanât de Gadara (actuellement en Jordanie) est le plus grand aqueduc de l’Antiquité. Il part d’une source d’eau de montagne retenue par un barrage (à droite) pour alimenter une série de villes à l’Est du Jourdain, en particulier Gadara, proche du lac Tibériade.
Le Qanât Fi’raun, ou aqueduc de Gadara, en Jordanie.

Plus proche de nous, le Qanât Fir’aun (Le cours d’eau du Pharaon) également connu comme l’aqueduc de Gadara, aujourd’hui en Jordanie.

En l’état actuel de nos connaissances, cet édifice de 170 kilomètres, qui alterne, en fonction de la géographie, plusieurs pont-aqueducs (du même type que celui du Gard en France) et 106 km de canaux souterrains utilisant la technique des qanâts perses.

Il est aussi le plus long aqueduc de l’Antiquité, et surtout le plus complexe et le fruit d’un long travail d’ingénierie hydraulique.

En réalité, les Romains ont achevé au IIe siècle un vieux projet visant à approvisionner en eau la Décapole, un ensemble de dix villes fondées par des colons grecs et macédoniens sous le roi séleucide Antiochos III (223 – 187 av. JC), un des successeurs d’Alexandre le Grand.

La Décapole était un groupe de dix villes [*] situées à la frontière orientale de l’Empire romain (aujourd’hui en Syrie, en Jordanie et en Israël), regroupées en raison de leur langue, de leur culture, de leur emplacement et de leur statut politique, chacune possédant un certain degré d’autonomie et d’autogestion.

Sa capitale, Gadara, abritait plus de 50 000 personnes et se distinguait par son atmosphère cosmopolite, sa propre université avec des érudits, attirant écrivains, artistes, philosophes et poètes.

Mais il manquait quelque chose à cette ville riche : une abondance d’eau.

Entrée du qanât à Gadara, Jordanie.

Le qanât de Gadara a changé tout cela. « Rien que dans la capitale, il y avait des milliers de fontaines, d’abreuvoirs et de thermes. Les riches sénateurs se rafraîchissaient dans des piscines privées et décoraient leurs jardins de grottes rafraîchissantes. Il en résultait une consommation quotidienne record de plus de 500 litres d’eau par habitant », explique Matthias Schulz, auteur d’un reportage sur l’aqueduc dans Spiegel Online.

La Perse

Le Jardin de Shahzadeh en Iran, un oasis construit grâce à la technique millénaire des qanâts.

Travaux de maintenance d’un qanât.

La technique des qanâts, reprise et mise en œuvre par les Romains, leur était parvenue de Perse.

En effet, c’est sous L’Empire des Achéménides (vers 559 – 330 av. JC.), que cette technique se serait répandue lentement depuis la Perse vers l’est et l’ouest.

On trouve ainsi de nombreux qanâts en Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Libye), au Moyen-Orient (Iran, Oman, Irak) et plus à l’est, en Asie centrale, de l’Afghanistan jusqu’en Chine (Xinjiang) en passant par l’Inde.

Ces galeries drainantes ou galeries de captage émergentes sont attestées dans différentes régions du monde sous des noms divers : qanât et kareez en Iran, Syrie et Égypte, kariz, kehriz au Pakistan et en Afghanistan, aflaj à Oman, galeria en Espagne, kahn au Baloutchistan, kanerjing en Chine, foggara en Afrique du Nord, khettara au Maroc, ngruttati en Sicile, bottini à Sienne, etc.).

Historiquement, la majorité des populations d’Iran et d’autres régions arides d’Asie ou d’Afrique du Nord dépendait de l’eau fournie par les qanâts ; les espaces de peuplement correspondaient ainsi aux lieux où leur construction était possible.

Dans son article « Du rythme naturel au rythme humain : vie et mort d’une technique traditionnelle, le qanât », Pierre Lombard, chercheur au CNRS, relève qu’il ne s’agit pas d’un procédé artisanal et marginal :

La technique ancestrale du qanât revêtait il y a quelques années encore une importance parfois méconnue en Asie centrale, en Iran, en Syrie, ou encore dans les pays de la péninsule arabique. A titre d’exemple, la Public Authority for Water Ressources du Sultanat d’Oman estimait en 1982 que l’ensemble des qanâts encore en activité convoyaient plus de 70 % du total de l’eau utilisée dans ce pays et irriguaient près de 55 % des terres à céréales. L’Oman demeurait certes alors l’un des rares Etats du Moyen-Orient à entretenir et parfois même développer son réseau de qanâts ; cette situation, hormis sa longévité, n’apparaît pourtant en rien exceptionnelle. Si l’on se tourne vers les bordures du Plateau iranien, on peut constater avec Wulff (1968) le décalage évident entre la relative aridité de cette zone (entre 100 et 250 mm de précipitations annuelles) et ses productions agricoles non négligeables, et l’expliquer par l’un des plus denses réseaux de qanâts du Moyen-Orient. On peut aussi rappeler que jusqu’à la construction du barrage du Karaj au début des années 60, les deux millions d’habitants que comptait alors Téhéran consommaient exclusivement l’eau apportée depuis le piémont de l’Elbourz par plusieurs dizaines de qanâts régulièrement entretenus. On peut enfin évoquer le cas de quelques oasis majeures du Proche et Moyen-Orient (Kharga en Egypte, Layla en Arabie saoudite, Al Ain aux Émirats arabes unis, etc.) ou d’Asie centrale (Turfan, dans le Turkestan chinois,) qui doivent leur vaste développement, sinon leur existence même à cette technique remarquable.

Sur le site ArchéOrient, l’archéologue Rémy Boucharlat, directeur de Recherche émérite au CNRS, spécialiste de l’Iran, explique :

Quelle que soit l’origine de l’eau, profonde ou non, la technique de construction de la galerie est la même. Il s’agit d’abord de repérer la présence de l’eau, soit son sous-écoulement à proximité d’un cours d’eau, soit la présence d’une nappe plus profonde sur un piémont, ce qui nécessite la science et l’expérience de spécialistes. Un puits-mère atteint la partie supérieure de cette couche ou nappe d’eau, qui indique à quelle profondeur devra être creusée la galerie. La pente de celle-ci doit être très faible, moins de 2‰, afin que l’écoulement de l’eau soit calme et régulier, et pour conduire peu à peu l’eau vers la surface, selon un gradient bien inférieur à la pente du piémont.

La galerie est ensuite creusée, non pas depuis le puits-mère car elle serait immédiatement inondée, mais depuis l’aval, à partir du point d’arrivée. Le conduit est d’abord creusé en tranchée ouverte, puis couverte, pour enfin s’enfoncer peu à peu dans le sol en tunnel. Pour l’évacuation des terres et la ventilation pendant le creusement, ainsi que pour repérer la direction de la galerie, des puits sont creusés depuis la surface à intervalles réguliers, entre 5 et 30 m selon la nature du terrain.

Qanâts iraniens, vue du ciel sur les puits d’aération et de service.

En avril 1973, notre ami, le professeur et historien franco-iranien Aly Mazahéri (1914-1991), publia sa traduction de La civilisation des eaux cachées, un traité de l’exploitation des eaux souterraines composé en 1017 par l’hydrologue perse Mohammed Al-Karaji, qui vécut à Bagdad.

Après une introduction et des considérations générales sur la géographie du globe, les phénomènes naturels, le cycle de l’eau, l’étude des terrains et les instruments de l’hydronome, Al-Karaji donne une description technique de la construction et de l’entretien des qanâts, ainsi que des considérations juridiques sur la gestion des puits et des conduites.

Dans son introduction au traité d’Al-Karji, le professeur Aly Mazahéri souligne le rôle de la ville iranienne de Merv (aujourd’hui au Turkménistan).

Cette ville antique faisait partie de

la longue série d’oasis s’étendant au pied du versant nord du plateau iranien, de la Caspienne aux premiers contreforts des Pamirs. Là, entre l’extension géologique de la Caspienne vers l’Est, se trouve une bande de terre arable, plus ou moins large, mais fort riche. Or, pour l’exploiter, il faut énormément d’ingéniosité : là où, par exemple à Merv, un grand cours d’eau, tel le Marghab, issu des glaciers du massif central est-iranien, franchit la chaîne, il faut établir des barrages, au-dessus de la bande de terre arable, sans quoi, le ’fleuve’ divisé en plusieurs dizaines de bras se précipite sous les sables. Ailleurs, et c’est presque tout au long du versant nord de la chaîne, on peut créer des oasis artificielles, en amenant l’eau par des aqueducs souterrains. (p. 44)

Commentaire sur les qanâts dans le traité d’Al-Karaji (XIe siècle).

La construction de barrages et celle d’aqueducs souterrains sont parmi les legs les plus intéressants de leurs techniques d’irrigation (…) Bien avant l’islam, les hydronomes perses avaient construit des milliers d’aqueducs, permettant la création de centaines de villages, de dizaines de villes auparavant inconnues. Et très souvent, là même où il y avait une rivière, en raison de l’insuffisance de celle-ci, les hydronomes avaient mis au jour nombre d’aqueducs permettant l’extension de la culture et le développement de la ville. Naishabur était une ville de ce genre. Sous les Sassanides, puis sous les califes, un important réseau d’aqueducs y avait été créé, de sorte que les habitants pouvaient s’offrir le luxe de posséder chacun une ‘salle d’eau’ au sous-sol, au niveau de l’aqueduc desservant la maison.

Salle d’eau d’un qanât au sous-sol du Musée de l’eau à Yadz, Iran.

Rappelons que la plupart des savants perses, notamment le fameux mathématicien Al-Khwarizmi, ne souffrant pas de l’hyper spécialisation qui tend à brider la pensée créatrice, excellaient aussi bien en mathématique, en géométrie, en astronomie et en médecine qu’en hydrologie.

Mazaheri confirme que cette « civilisation des eaux souterraines » s’est répandue bien au-delà des frontières iraniennes :

Déjà, sous le calife Hisham (723-42), des hydronomes persans construisirent entre Damas et La Mecque des aqueducs (…) Plus tard, La Mecque souffrant du manque d’eau, Zubayda, l’épouse de Hâroun Al-Rachîd, y envoya des hydronomes persans qui dotèrent la ville d’un grand aqueduc souterrain. Et chaque fois que celui-ci venait à être ensablé, une nouvelle équipe partait de Perse pour y restaurer le réseau : de telles réfections eurent lieu périodiquement sous Al-Muqtadir (908-32), sous Al-Qa’im (1031-1075), sous Al-Naçir (1180-1226) et, au début du XIVe siècle, sous le prince mongol l’émir Tchoban. Nous dirions autant de Médine et des étapes sur la route du pèlerinage, entre Bagdad et La Mecque, partout où il était possible de le faire, des travaux hydronomiques furent entrepris et des ‘aqueducs souterrains’ furent créés.

« L’hydronomie est un art pénible. Il ne suffisait pas, pour l’exercer, de posséder des connaissances mathématiques : calcul décadique, algèbre, trigonométrie, etc., il fallait passer de longues heures dans les galeries au risque d’y mourir par inondation, éboulement ou manque d’air. Il fallait posséder un instinct ancestral de ‘sourcier’. 

Les précipitations annuelles en Iran sont de 273 mm, soit moins d’un tiers des précipitations annuelles moyennes mondiales.

La distribution temporelle et spatiale des précipitations n’est pas uniforme ; environ 75 % concernent une petite zone, principalement sur la côte sud de la mer Caspienne, alors que le reste du pays ne reçoit pas de précipitations suffisantes. À l’échelle temporelle, seulement 25 % des précipitations ont lieu pendant la saison de croissance des plantes.

Les qanâts iraniens : 7,7 x la circonférence de la Terre

Toujours utilisés aujourd’hui, les qanâts sont construits comme une série de tunnels souterrains et de puits qui amènent les eaux souterraines à la surface. Aujourd’hui, en Iran, ils fournissent environ 7,6 milliards de m3, soit 15 % du total des besoins en eau du pays.

Si l’on considère que la longueur moyenne de chaque qanât est de 6 km dans la plupart des régions du pays, la longueur totale des 30 000 systèmes de qanât (potentiellement exploitables aujourd’hui) est d’environ 310 800 km, soit environ 7,7 fois la circonférence de la Terre ou 6/7 de la distance Terre-Lune !

Cela montre l’énorme travail et l’énergie utilisés pour la construction des qanâts. En fait, alors que plus de 38 000 qanats étaient en activité en Iran jusqu’en 1966, ce nombre est tombé à 20 000 en 1998 et est actuellement estimé à 18 000. Selon le quotidien iranien Tehran Times, plus de 120 000 sites de qanâts sont documentés.

De plus, alors qu’en 1965, 30 à 50 % des besoins totaux en eau de l’Iran étaient couverts par les qanâts, ce chiffre est tombé à 15 % au cours des dernières décennies.

Comme le précise le site Face Iran :

Le débit des qanâts est estimé entre 500 et 750 mètres-cubes seconde. Comme l’aridité n’est pas totale, cette quantité sert d’appoint plus ou moins important suivant l’abondance des pluies de chaque région. Ceci permet d’utiliser de bonnes terres qui seraient autrement stériles. L’importance de l’emiètement ainsi réalisé sur le désert se résume en un chiffre : environ 3 millions d’hectares. En sept siècles de travail acharné, les Hollandais conquirent sur les marais ou sur la mer 1,5 million d’hectares. En trois millénaires, les Iraniens ont conquis le double sur le désert.

En effet, à chaque nouveau qanât correspondait un nouveau village, de nouvelles terres. D’où un nouveau groupe humain absorbait les excédents démographiques. Peu à peu se constituait le paysage iranien. Au débouché du qanât, se trouve la maison du chef, souvent à un étage. Elle est entouré des maisons des villageois, des abris des animaux, de jardins et de cultures maraichères.

La distribution des terrains et les jours d’irrigation des parcelles étaient réglés par le chef des villages. Ainsi un qanât imposait une solidarité entre les habitants.

Si chaque qanât est conçu et surveillé par un mirab (sourcier-hydrologue et découvreur), réaliser un qanât est un travail collectif qui demande plusieurs mois ou années, même pour les qanâts de dimensions moyennes, sans même parler des ouvrages aux dimensions records (puits-mère de 300 m de profondeur, galerie longue de 70 km classée en 2016 au Patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO, dans le nord-est de l’Iran).

L’entreprise est réalisée par un village ou un groupe de villages. La nécessité absolue d’un investissement collectif dans l’infrastructure et sa maintenance nécessite une notion supérieure du bien commun, complément indispensable à la notion de propriété privée que les pluies et les fleuves n’ont guère l’habitude de respecter.

Au Maghreb, la gestion des eaux distribuées par une khettara (nom local des qanâts) obéit à des normes traditionnelles de répartition appelées « droit d’eau ». À l’origine, le volume d’eau octroyé par usager était proportionnel aux travaux fournis lors de l’édification de la khettara et se traduisait en un temps d’irrigation durant lequel le bénéficiaire disposait de l’ensemble du débit de la khettara pour ses champs. Encore aujourd’hui, lorsque la khettara n’est pas tarie, cette règle du droit d’eau perdure et une part peut se vendre ou s’acheter. Car il faut aussi prendre en compte la superficie des champs à irriguer de chaque famille.

Le déclin

Les causes du déclin des qanâts sont multiples. Sans endosser les thèses catastrophistes d’une écologie anti-humaine, force est de constater que face à l’augmentation de la population urbaine, la construction irréfléchie de barrages et le creusement de puits profonds équipés de pompes électriques, ont perturbé et souvent épuisé les nappes phréatiques.

Une idéologie néolibérale, faussement qualifiée de « moderne », préfère également le « manager » d’un puits à une gestion collective entre voisins et villages. Un Etat absent a fait le reste. Faute d’une réflexion plus réfléchie sur son avenir, le système millénaire des qanâts est en voie de disparition.

Entretemps, la population iranienne est passé de 40 à plus de 82 millions d’habitants en 40 ans. Au lieu de vivre de la rente pétrolière, le pays cherche à prospérer grâce à son agriculture et son industrie. Du coup, les besoins en eau explosent. Pour y faire face, l’Iran procède au dessalement de l’eau de mer. Son programme nucléaire civil sera la clé pour en réduire le coût.

Au-delà des divisions politiques et religieuses, une coopération resserrée entre tous les pays de la région (Turquie, Syrie, Irak, Israël, Egypte, Jordanie, etc.) en vue de l’amélioration, du partage et de la gestion des ressources hydriques, sera forcément bénéfique à chacun.

Présentée comme un « Plan Oasis » et promue depuis des décennies par le penseur et économiste américain Lyndon LaRouche, une telle politique, bien mieux que milles traités et autant de paroles, est la base même d’une véritable politique de paix.

Sites de qanâts en Syrie

Bibliographie :


[*] Les dix villes formant la Décapole étaient : 1) Damas en Syrie, bien plus au nord, parfois considérée comme un membre honorifique de la Décapole ; 2) Philadelphia (Amman en Jordanie) ; 3) Rhaphana (Capitolias, Bayt Ras en Jordanie) ; 4) Scythopolis (Baysan ou Beït-Shéan en Israël), qui en serait la capitale ; c’est la seule ville à se trouver à l’ouest du Jourdain ; 5) Gadara (Umm Qeis en Jordanie) ; 6) Hippos (Hippus ou Sussita, en Israël) ; 7) Dion (Tell al-Ashari en Syrie) ; 8) Pella (Tabaqat Fahil en Jordanie) ; 9) Gerasa (Jerash en Jordanie) et 10) Canatha (Qanawat en Syrie).

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