Censure, répression et révolte dans les Pays-Bas bourguignons
Introduction
Il n’est pas toujours facile d’accepter que les pays d’Europe du Nord aient représenté l’apogée de la culture de la Renaissance au XVIe siècle. Pourtant, il est clair que les concours de poésie du Landjuweel (littéralement « joyau du pays »), les manifestations de masse avec défilés de chars allégoriques, le théâtre, les récitations poétiques, danses, chansons, « refrains », farces et autres festins gastronomiques qui faisaient vibrer les « Pays-Bas bourguignons » (région comprenant les Pays-Bas, la Belgique et le nord de la France actuels) devraient être une source d’inspiration pour nous aujourd’hui.
Si ma joie est grande de découvrir ces trésors, ma colère ne l’est pas moins quand je mesure à quel point leur véritable histoire reste ignorée de la plupart d’entre nous, lorsqu’elle ne nous a pas été volontairement cachée.
Nous nous concentrerons ici sur la grandeur morale des zinne-spelen (drames allégoriques dites « moralités »), les farces et contributions musicales polyphoniques feront l’objet d’écrits ultérieurs.
Comme chacun le sait, ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Non pas celle de l’humanité, mais la leur. Celle des « perdants » est laissée de côté. C’est pourquoi, en Belgique comme aux Pays-Bas, les églises officielles, catholiques, luthériennes ou calvinistes, et les élites dirigeantes, choisies par l’Espagne et les Britanniques, ont soigneusement effacé des livres la vérité sur le rôle révolutionnaire d’Érasme et son impact. 1
Comme nous le documentons ici, Érasme a réussi, grâce à sa bonté et son esprit noble et ironique, à mobiliser un assez large public, non seulement dans les sections instruites des élites européennes, mais également dans une large partie de la classe moyenne montante des travailleurs, une section sociale que l’on pourrait identifier aux Gilets jaunes d’aujourd’hui.
Denis van Alsloot – Détail, L’Ommeganck du 31 mai 1615 à Bruxelles, peinture, Victoria and Albert Museum.
A notre époque, les processions religieuses, les défilés de géants et les carnavals masqués de Venise, Rio de Janeiro ou encore de Dunkerque paraissent fort sympathiques, mais tellement loin de la « vraie culture » !
Qualifier ces événements et traditions de simple « folklore » résulte principalement d’une méconnaissance de l’histoire. Si l’on considère l’intention et le contenu de certaines de ces fêtes, comme le Landjuweel de Gand en 1539 et celui d’Anvers en 1561, avec cinq mille participants et encore plus de spectateurs, fêtes populaires plaçant l’art, la poésie et la musique comme véritables sources de paix et d’harmonie durables entre les nations, les États et les peuples, on peut dire qu’en terme de raffinement et de beauté, elles rivalisent, et je dirais même surpassent, bien des événements prétendument « culturels » d’aujourd’hui.
Des tauxd’alphabétisation précocement élevés
Il existe une autre idée tenace qu’il faut combattre. Celle qui voudrait qu’avant le XIXe siècle, celui d’Hippolyte Carnot et de Jules Ferry, le taux d’alphabétisation dépassât à peine 15 %, que ce soit dans l’Italie de la Renaissance, en France ou dans les pays nordiques. Les festivals culturels pour érudits ne pouvaient donc être que des événements organisés par une petite élite aux moyens conséquents cherchant à se faire plaisir…
Concernant le taux d’alphabétisation, les chercheurs estiment que les chiffres doivent être révisés. Absence de statistiques ne signifie pas nécessairement absence d’écoles. En effet, dès l’époque de Charlemagne, la plupart des villes et villages d’Europe possédaient des « petites écoles ». Avec l’urbanisation et l’essor des échanges commerciaux, l’apprentissage des langues et du calcul est venu compléter l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.
Prenons le cas de Douai (ville du Nord de la France, mais autrefois située dans les Pays-Bas bourguignons), qu’AlainDerville évoque dans son article « L’alphabétisation du peuple à la fin du Moyen Âge », paru en 1984 dans La Revue du Nord 2:
« Vers 1204-1208, il y avait au moins 7 maîtres d’école à Douai dans la juridiction de Saint-Pierre, donc sans compter celle de Saint-Amé, et les frais d’école étaient inconnus (…) Un droit de 18 deniers est cité en 1316-1318 ; il était passé en 1450 à 4 sous (de Flandre). À cette date, 5 maîtres et une maîtresse refusèrent de le payer, disant, entre autres, que beaucoup d’écoliers étaient pauvres, à tel point que, parfois, ils étaient instruits gratuitement : un aveu précieux. En bref, selon B. Delmaire, le cas de Douai est plutôt à rapprocher de celui de Valenciennes : pour cette ville, P. Pierrard trouve au moins 20 maîtres en 1337, 49 maîtres et maîtresses en 1388, 18 maîtres et 10 maîtresses tenant 24 écoles en 1497. En 1386, 516 enfants étaient scolarisés, dont 145 filles, en 1497, 791, dont 161 filles.
« Dans une ville qui, après les malheurs de 1477-1493, devait compter 10 000 habitants plutôt que 15 000, les enfants de 7 à 10 ans devaient être de 12 à 1300, c’est-à-dire que, si l’école avait duré trois ans, les garçons auraient été scolarisés à 100 %, les filles à 25 %, au moins vers 1500. (…) L’intérêt des laïcs était donc très vif pour l’éducation des enfants, au moins primaire mais aussi, comme à Saint-Omer, secondaire et même supérieure (fondations au XIVe siècle de collèges et de bourses), et ce dès le début du XIIIe, comme l’avait bien vu [l’historien belge Henri] Pirenne. On n’a certainement pas attendu le XVIIe siècle pour ‘investir dans l’éducation’ ». 3
Il en était de même en Brabant et en Flandre. Pour preuve, un petit livre de conversation, le Boec van de ambachten (Livre des métiers), publié à Bruges en 1347, permettait, à l’aide d’exemples pédagogiques, d’apprendre le néerlandais ou le français. 4
En 2013, une équipe internationale de chercheurs du Forschungsinstitut zur Zukunft der Arbeit Institute for the Study of Labor (IZA) a documenté que le degré avancé d’alphabétisation et de main-d’œuvre éduquée à la fin des XVe et XVIe siècles doit être attribué à l’influence des Frères de la vie commune. 5
En 1567, dans sa description très complète de la région, le marchand florentin Francesco Guicciardini notait : « Ici, dans les Pays-Bas bourguignons, ont vécu et vivent encore des gens savants, hautement instruits dans toutes les sciences et tous les arts. Le peuple possède généralement des rudiments de grammaire, les gens de la campagne savent au moins lire et écrire. Leur connaissance des langues est étonnante. Car il y a ici des gens qui n’ont jamais mis les pieds ailleurs que dans leur propre pays et qui connaissent, outre leur langue maternelle, des langues étrangères, notamment le français, couramment utilisé. Nombre d’entre eux parlent également l’allemand, l’anglais, l’italien et d’autres langues étrangères. » 6
Une autre source rapporte qu’à Anvers, carrefour majeur du commerce mondial, les écoles de langues étaient nombreuses. « Si vous voulez apprendre le français, dit-il à son interlocuteur, allez à Anvers, vous y trouverez ce qu’il vous faut pour apprendre la langue. »7
Un autre indice du niveau culturel d’Anvers est le récit d’Andreas Franciscanus, très probablement secrétaire d’une mission diplomatique de Venise, qui écrivait en 1497 qu’à Anvers, où le carillon de la cathédrale égaie la ville tout au long de la journée, « tout le monde est passionné de musique et est si expert que même les cloches sont jouées harmonieusement et avec un son si plein qu’elles semblent chanter (…) tous les airs désirés. »8
Erasme lui-même a déclaré que « nulle part ailleurs on ne trouve un plus grand nombre de personnes ayant un niveau d’éducation moyen »9
Des visiteurs espagnols ont noté que l’alphabétisation était très répandue aux Pays-Bas. L’un des membres de l’entourage du prince Philippe, Vicente Alvarez, note dans son journal que «presque tout le monde savait lire et écrire, même les femmes… »10
Les Chambres de rhétorique
Pays-Bas bourguignons vers 1500.
A l’origine de ces festivals et concours de poésie du type Landjuweel, des sociétés littéraires et dramatiques appelées Kamers van rhetorike (chambres de rhétorique), qui apparaissent à partir de la fin du XIVe siècle dans le nord-ouest de la France et dans les anciens Pays-Bas, surtout dans le comté de Flandre et le duché du Brabant.
Alors qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles ces chambres allaient devenir des clubs littéraires pour une bourgeoisie avide d’exercices d’éloquence et de rimes, à cette époque la culture rhétorique n’est pas socialement une culture d’élite, car la plupart des rhétoriciens étaient des commerçants et n’appartenaient pas à l’élite dirigeante de leur ville.
Des recherches récentes ont confirmé que les chambres de rhétorique de Flandre et du Brabant recrutaient principalement leurs membres dans les classes moyennes urbaines, plus précisément dans les cercles d’artisans (maçons, menuisiers, charpentiers, teinturiers, imprimeurs, peintres, etc.), de commerçants, de commis, d’exerçant des professions intellectuelles et de commerçants. 11
En 1530, parmi les 42 membres de la chambre bruxelloise De Corenbloem (Le Bleuet), on dénombre 32 artisans (bouchers, brasseurs, meuniers, charpentiers, tuiliers, peigneurs, pêcheurs, carrossiers, tailleurs de pierre, etc., soit 76,2 %). 12
Dans les professions artistiques, on compte un vitrier et deux peintres (7,1 %), et dans le commerce, un marchand de fruits, un aubergiste, un patron de bateau et un chiffonnier (9,5 %). Les autres membres sont un haut fonctionnaire, un harpiste et un annonceur.
Composition des membres de De Corenbloem, par profession.
Pour la période 1400-1650, on a recensé 227 chambres de rhétorique néerlandophones dans les Pays-Bas méridionaux et la Principauté de Liège, ce qui signifie que pratiquement chaque ville en possède au moins une. En 1561, le duché de Brabant compte environ 40 chambres de rhétorique reconnues, tandis qu’on en dénombre 125 dans le comté de Flandre. 13
Leur organisation est semblable à celle des corporations : à la tête de chacune se trouve le doyen, généralement un ecclésiastique (ces chambres conservaient un aspect religieux). Depuis leur création, elles sont de deux sortes : les libres (vrye), bénéficiant d’une subvention communale, et les soumises (onvrye ou vrywillige), n’ayant pas de subvention, mais rendant compte à une chambre suprême (hoofdkamer). Parmi les rhétoriciens se trouvent les fondateurs (ouders) et les membres (broeders ou gezellen) ; à la tête de toutes se trouvent un empereur, un prince, souvent un prince héréditaire (opperprins ou erfprins) ; viennent ensuite un président honoraire (hoofdman), un grand doyen, un doyen, un auditeur (fiscael), un porte-étendard (vaendraeger ou Alpherus) et un garçon (knaep), qui s’adonne parfois à la poésie.
Les plus importants sont les « facteurs », c’est-à-dire les poètes chargés de la « factie » (composition) des poèmes, des pièces de théâtre, des farces et de l’organisation des festivités. Initialement d’appartenance ecclésiastique, les chambres prirent leur indépendance pour s’établir, concrètement, comme un comité des fêtes, chargé par les autorités municipales d’égayer de poésie et de splendeur les événements politiques et culturels tout au long de l’année.
Char allégoriqueChar allégorique avec le géant AntigoneChar allégorique
Réhabilitation
Des recherches plus poussées, principalement aux Pays-Bas, ont conduit les chercheurs à « réhabiliter » les chambres de rhétorique, désormais considérées comme des institutions ayant joué un rôle majeur dans le développement du néerlandais vernaculaire au cours de la période 1450-1620. 14
Certes, composées pour la plupart sous forme de dialogues entre personnages allégoriques, héritage du Moyen Âge et de la tradition des troubadours, artistiquement parlant, la plupart de ces pièces, à quelques exceptions près, n’ont jamais atteint le niveau ou la qualité d’intensité dramatique ou de raffinement de Shakespeare ou de Schiller.
Mais comme nous le verrons, le désir et l’intention d’émanciper le peuple à travers une forme d’art littéraire et musicalqui élève par son contenu moral et libère par un rire cathartique (purificateur) étaient clairement au cœur de leurs objectifs admirables.
L’archiviste néerlandais Jeroen Vandommele suggère que les experts devraient repenser leur point de vue :
« Jusqu’à la fin du XXe siècle, la poésie et le théâtre issus de ces cercles étaient généralement perçus négativement. Les rhéteurs étaient perçus comme des amateurs, des artistes du verbe de bas étage, des artisans novices qui se réunissaient chaque semaine pour s’amuser avec des rimes tout en buvant beaucoup d’alcool. Ils étaient perçus comme les représentants d’une culture littéraire et intellectuelle de second ordre. L’humanisme du XVIe siècle et la renaissance littéraire se seraient manifestés principalement dans les textes (néo)latins et, en ce qui concerne la langue vernaculaire, dans les textes écrits à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, principalement en dehors des cercles rhétoriciens. Ce n’est qu’au cours des trois dernières décennies que ces qualifications et ces visions ont été éloignées de la littérature et de la culture des rhétoriciens et qu’une tentative a été faite pour leur donner un sens en relation avec le contexte urbain dans lequel elles ont émergé. » 15
L’historien néerlandais respecté Herman Pleij a contribué à une meilleure compréhension du phénomène et a donné une impulsion majeure à cette approche en démontrant, à partir des années 1970, le potentiel de la littérature des XVe et XVIe siècles à générer ce qu’il appelle la « culture urbaine de la fin du Moyen Âge », véritable expression d’une culture civique et urbaine autonome. 16
Selon lui, leurs œuvres visaient à déclencher une « offensive civilisatrice » qui encouragerait les élites urbaines et les classes moyennes à se développer intellectuellement et moralement et à se distinguer (et se dissocier) de leurs homologues urbains moins civilisés.
Joutes, compétitions et autres festivals
Mystère de la Passion, tableau vivant sur le parvis des cathédrales.
Les chambres cultivent l’art de la poésie en s’affrontant lors de concours qui comptent parmi les événements majeurs qu’elles organisent entre elles ou pour le public. Chaque chambre fixe elle-même la fréquence des concours et la valeur des prix, souvent symboliques, à gagner. Si certaines chambres se contentent de quatre concours par an, la chambre anversoise De Violieren (La Giroflée) en fait une compétition hebdomadaire !
Très vite, ces activités donnent naissance à des festivités publiques, célébrées successivement dans toutes les grandes villes. Le Landjuweel combine habilement plusieurs genres théâtraux et musicaux, auparavant distincts, en une seule grande fête urbaine :
Les « Mystères » et « Miracles » (Mirakel-spelen, passie-spelen) sont des spectacles de rue ou de grands tableaux vivants, parfois sur des chars (wagen-spelen). Vers 1450, le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, joué des milliers de fois dans toute la France, est une pièce de 34 000 vers, nécessitant 394 acteurs qui retracent la vie du Christ cinq jours durant.
La « Fête des Fous » ou « Fête des Innocents », mascarades et déguisements organisés par des « sociétés joyeuses » auxquelles le clergé participe activement depuis le XIIe siècle. On assiste alors à un renversement total de la société : la femme devient l’homme, l’enfant l’évêque, le professeur l’élève… On élit un pape, un évêque et un abbé des fous, on brûle de vieilles chaussures dans des encensoirs, on danse dans les églises en marmonnant du latin de manière à provoquer de nombreux éclats de rire. On danse et chante, accompagnés par des musiciens jouant d’instruments à vent (flûte, trompette ou cornemuse) ou à cordes (vielle à roue, harpe, luth). Il n’est pas rare de constater une grave confusion au sein des couvents : relations nocturnes entre l’abbé des fous et les abbesses mineures, voire simulacres de mariage entre un évêque et une supérieure. Pour la fête des fous, le bas clergé se déguise, porte des masques hideux et s’enduit de suie. Le costume et les attributs des fous furent consacrés au XVe siècle. Papes, conciles et diverses autorités publièrent des textes visant à supprimer cette fête dès le XIIe siècle.
Les Ommegang (littéralement « tourner autour » de l’église) sont des processions religieuses, organisées par l’Église et les corporations d’arbalétriers en l’honneur des saints, dont ils portent les statues sur leurs épaules. Si à Bruxelles, l’Ommegang devient l’occasion pour les nobles de déambuler en ville (comme en 1549 pour témoigner de leur loyauté à l’occupant espagnol), à Anvers, deux Ommegang se succèdent : le premier, religieux, à la Pentecôte, le second, apparu plus tard, à l’Assomption, avec une forte participation laïque des corporations, des métiers et des chambres de rhétorique, chacun d’eux fournissant un char à une procession dans les rues de la ville.
Carnaval, nouveau nom donné par l’Église aux « Saturnales », grandes fêtes romaines de huit jours en l’honneur de Saturne, dieu de l’agriculture et du temps, lors du solstice d’hiver. Cette période de célébrations costumées et de libertés, notamment à Venise, qui se développe entre les XIe et XIIIe siècles, est encadrée par l’Église, qui juge nécessaire d’éviter les révoltes populaires. Elle se caractérise par une inversion des rôles et l’élection d’un faux roi. Les esclaves sont alors libres de parler et d’agir à leur guise et se font servir par leur maître. Ces festivités sont accompagnées de grands repas.
Les rhétoriciens estiment à juste titre que ces genres se complètent parfaitement. Les festivals alternent donc, sans mépriser la hiérarchie qu’impose la nature des sujets, pièces à contenu spirituel et religieux (mystères, passions) et pièces à contenu philosophique, didactique et moralisateur (zinne-spelen), sans oublier la satire, la farce et autres éléments humoristiques (sotties, esbattements, etc.).
Fête des fous. (après 1550). Maison du Roi, Réserves. Musée de la ville de Bruxelles.
Historiquement, la scène où se déroulent ces événements s’est déplacée, de la nef des églises vers le parvis des cathédrales, puis vers l’espace public au sens large, d’abord en plein air (sur la grand-place, dans le cimetière, sur un char) avant d’être obligée par les autorités de se tenir exclusivement dans des lieux fermés.
Parmi les concours organisés par les chambres de rhétorique, le plus ancien connu serait celui de Bruxelles en 1394. Celui d’Audenarde, en 1413, est mieux documenté. Suivront ceux de Furnes en 1419, de Dunkerque en 1426, de Bruges en 1427 et 1441, de Malines en 1427 et de Damme en 1431.
Landjuweel
A l’origine, les Landjuwelen étaient un cycle de sept compétitions entre milices communales pratiquant le maniement des armes, les Schutterijen du duché de Brabant. Les plus hautes personnalités du pays assistent à ces tournois, qui sont même honorés par les souverains.
L’idée est d’organiser un Landjuweel tous les trois ans, le vainqueur de la première compétition étant chargé d’organiser la suivante, et ainsi de suite. A l’issue du septième Landjuweel, les vainqueurs inaugurent un nouveau cycle. Le vainqueur du premier tournoi, qui a remporté une coupe d’argent, doit confectionner deux plats d’argent pour le vainqueur du deuxième Landjuweel d’un cycle, qui en confectionne à son tour trois pour le vainqueur de la compétition suivante, et ainsi de suite jusqu’au septième tournoi du cycle.
Il existait une étroite collaboration entre les sociétés chevaleresques des villes de Bruges et de Lille en Flandre, ainsi qu’entre Bruges et Bruxelles. Comme Bruges, Lille organisait un tournoi annuel, « L’Espinette ».
En février de chaque année, une délégation brugeoise se rend à Lille pour participer au tournoi, et en retour, les Lillois participent au concours annuel de l’Ours Blanc à Bruges, qui se déroule en mai. Ce spectacle donne lieu à des festivités auxquelles les poètes brugeois contribuent également. Ils écrivent les scénarios des esbattements, récitent des louanges et rapportent ces activités dans leurs chroniques.
Les divergences de langues ne suscitent aucune querelle. Des prix sont institués pour récompenser les œuvres rédigées en français ou en néerlandais, selon la langue véhiculaire de la ville où se tient le concours. Mais il arrive parfois que lors d’un même concours, un prix soit décerné pour des œuvres dans les deux langues. Ce fut notamment le cas à Gand en 1439. Des prix sont également décernés pour la plus belle œuvre.
Des thèmes sous forme de questions sont proposés, auxquelles seules les chambres autorisées peuvent répondre en vers, rédigés par les « facteurs ». Ces questions ont généralement un but moral ou politique.
Ainsi, en 1431, en pleine guerre entre la France et la Flandre alliée à l’Angleterre, la chambre de rhétorique d’Arras (l’ancienne Atrecht, dans les Pays-Bas bourguignons), pose la question : « Pourquoi la paix, si ardemment désirée, tarde-t-elle si longtemps à venir ? »
Rappelons qu’en 1435, la paix d’Arras, organisée par les amis du Cardinal Nicolas de Cues, Jacques Cœur et Yolande d’Aragon, scellait la fin de la guerre de Cent Ans. 17
Contexte politique et économique
Au fil des alliances et mariages, les Pays-Bas bourguignons tombent sous le contrôle de la famille des Habsbourg, entièrement à la merci de la banque des Fugger d’Augsbourg. 18
C’est ainsi qu’à sa mort, en 1519, l’empereur du Saint-Empire romain germanique, Maximilien Ier (de la famille des Habsbourg), devait environ 350 000 florins à Jacob Fugger. Pour éviter tout défaut de paiement sur cet investissement, Fugger rassemble un cartel de banquiers afin de réunir les pots-de-vin nécessaires pour permettre à Charles Quint, le petit-fils de Maximilien, d’acheter les votes et de lui succéder sur le trône.
En collaboration directe avec Marguerite d’Autriche, qui a rejoint le projet par crainte pour la paix en Europe, Jacob Fugger centralise ainsi les fonds nécessaires pour corrompre chaque « grand électeur » du Saint Empire germanique, profitant de l’occasion pour renforcer considérablement ses positions monopolistiques, notamment face à des concurrents comme les Welser et le port d’Anvers en pleine expansion. 19
Dans les années 1520, Charles Quint devra emprunter à un taux de 18 %, et jusqu’à 49 % entre 1553 et 1556. Pour maintenir les dépenses colossales nécessaires à la gestion de son vaste empire, il n’a d’autre choix que de mener une politique prédatrice. Il vend ses mines pour apaiser les banquiers, leur donne carte blanche pour coloniser le Nouveau Monde et consent au pillage des régions les plus prospères de son empire, la Flandre et le Brabant, les écrasant d’impôts et de dîmes pour financer l’« économie de guerre ». 20
L’essor assez spectaculaire de la Renaissance du Nord, qui accède, à travers l’apprentissage du grec, du latin et de l’hébreu, notamment grâce au Collègetrilingue fondé par Érasme à Louvain en 1515 21, aux sciences et à toutes les richesses de l’époque classique, subit de plein fouet les coups de bélier d’une finance féodale devenue ogre.
Charles Quint ordonne de dresser une liste des auteurs à proscrire dans ses États, préfigurant ainsi la création de l’Index quelques années plus tard. De 1520 à 1550, il promulgue treize édits répressifs contre l’hérésie, introduisant une inquisition moderne inspirée du modèle espagnol.
Marie de Hongrie, portrait par Hans Knell.
La portée de ces « placards » reste assez limitée jusqu’à l’arrivée de Philippe II, en raison du manque d’enthousiasme de la reine régente Marie de Hongrie(1505-1558) et des élites locales à leur égard. Leur application est confiée aux autorités judiciaires urbaines et provinciales, ainsi qu’au Grand Conseil de Malines, sous la supervision d’un tribunal spécifique, établi en 1522 dans les Pays-Bas bourguignons sur le modèle de l’Inquisition espagnole.
En 1540 est fondé l’ordre des Jésuites, initialement chargé d’obtenir par la parole ce qui ne pouvait l’être par l’épée et le feu. Il se tourne rapidement vers son propre théâtre ! De 1545 à 1563, le Concile de Trente se réunit pour imposer des réformes et tenter d’éradiquer l’hérésie protestante. La lecture de la Bible était désormais interdite au commun des mortels, tout comme sa discussion et son illustration. Albrecht Dürer, le grand graveur et géomètre allemand établi à Anvers, fit ses valises en 1521 pour retourner à Nuremberg, et Érasme s’exila à Bâle la même année. Le grand cartographe flamand Gérard Mercator, formé par les érasmiens et soupçonné d’hérésie, fut emprisonné en 1544. Libéré de prison, il s’exila en Allemagne en 1552. En raison de leurs convictions religieuses, Jan et Cornelis, les deux fils du peintre Quinten Matsys22, ami d’Erasme quittèrent Anvers et s’exilèrent en 1544.
Charles Quint abdiqua en 1555 pour laisser la place à son fils Philippe II. Ce dernier retourna en Espagne et confia la régence des Pays-Bas bourguignons à sa demi-sœur Marguerite de Parme (1522-1586).
Alors que l’administration des Pays-Bas bourguignons était officiellement assurée par le Conseil d’État, composé des stathouders et de la haute noblesse, un conseil secret (la consulta ) créé par Philippe II et composé de Charles de Berlaymont (1510-1578), Antoine Perrenot de Granvelle (1517-1582) et Viglius van Aytta(1507-1577) prenait toutes les décisions importantes, notamment en matière de fiscalité, d’ordre, d’administration et de religion, et transformait ainsi le Conseil d’État en une simple chambre consultative.
Charles de Berlaymont.Viglis van Aytta.Antoine Perrenot de Granvelle – Frans Floris inv.1019
Trois conflits surgirent rapidement : la présence de troupes espagnoles, l’établissement de nouveaux diocèses et la lutte contre le protestantisme. Les troupes espagnoles survivantes des guerres d’Italie, fortes d’environ 3000 hommes, ne recevaient pas de solde et pillaient le pays. Après de nombreuses hésitations de la part de Philippe II, et sous la menace de la démission simultanée d’Orange et d’Egmont, les troupes partirent finalement en janvier 1561.
1523, Exécution des luthériens Hendrik Vos et Jan Van Essen.
Les premières victimes des persécutions, exécutés à Bruxelles le 1er juillet 1523, furent Hendrik Vos et Jan Van Essen, deux moines augustiniens d’Anvers qui avaient embrassé les idées de Luther, qu’ils avaient fréquenté à Wittenberg. 23 La première victime wallonne fut le théologien tournaisien Jean Castellain, exécuté à Vic, en Lorraine, le 12 janvier 1525. 24
De nombreuses victimes étaient des membres du clergé catholique convertis à la Réforme, mais aussi de nombreuses femmes. À partir de 1529, les persécutions prirent une tournure dramatique suite à l’adoption du placard impérial généralisant la peine de mort. 40 % des exécutions pour hérésie en Occident entre 1523 et 1565 eurent lieu dans les Pays-Bas bourguignons. Les XVIIe Provinces furent l’une des régions qui connurent le plus fort taux de condamnations à mort par rapport à l’ensemble de sa population. Environ 1500 personnes furent exécutées, soit une intensité trente fois supérieure à celle de la France. 25
Ils ne feront que renforcer l’opposition à la tyrannie qui conduira en 1576 Guillaume d’Orange (dit « Le Taciturne ») à prendre la tête de la révolte des Pays-Bas bourguignons, aboutissant 80 ans plus tard à la scission entre le nord (les Pays-Bas, majoritairement protestants) et le sud (la Belgique, exclusivement catholique).
Gand, 1539
Podium du Landjuweel de Gand de 1539.
En juin 1539, la Chambre De Fonteine (La Fontaine) de Gand convoqua les sociétés dramatiques et littéraires du pays à un grand landjuweel en l’honneur de la Sainte Trinité, pour lequel l’empereur Charles Quint accorda une permission et un sauf-conduit d’un mois à ceux qui souhaitaient y participer.
Une charte d’invitation fut publiée à ce sujet. Elle posait, pour la pièce de moralité, une question ainsi formulée : « Quelle est la plus grande consolation du mourant ? »
Ce sujet fait clairement écho à l’un des écrits populaires d’Érasme, traduit en néerlandais l’année de sa publication en 1534, de De preparatione ad Mortem. 26
Dix-neuf sociétés de rhétoriciennes répondirent à l’appel : il s’agissait de chambres établies à Anvers, Audenarde, Axel, Bergues, Bruges, Bruxelles, Courtrai, Deinze, Enghien, Kaprijke, Leffinge, Lo (dans le commerce de Furnes), Menin, Messines, Neuve-Église, Nieuport, Tielt, Tirlemont et Ypres.
La chambre anversoise De Violieren remporta le premier prix. Pieter Huys de Bergues remporta le deuxième prix, composé de trois vases en argent pesant sept marcs sur lesquels était gravée l’entrée d’une académie. Son poème, composé d’environ cinq cents vers en néerlandais, met en scène cinq figures allégoriques : la Bienveillance, l’Observance des Lois, le Cœur Consolé, la Consolation et le Cœur Contrit. Chacune d’elles énumère les biens dans lesquels l’homme trouve le bonheur à l’heure de la mort. Pour De Violieren, la plus grande consolation était « la résurrection de la chair », un dogme purement catholique.
Mais c’était sans compter sur la partie « off » du concours. Car les trois autres questions, auxquelles il fallait répondre en chœur, étaient :
« Quel animal au monde acquiert le plus de force ? »
« Quelle nation au monde fait preuve du plus de folie ? »
« Serais-je soulagé si je pouvais lui parler ? »
En conséquence, la majorité des pièces allégoriques jouées étaient des satires sanglantes contre le pape, les moines, les indulgences, les pèlerinages, le cardinal Granvelle, etc. Les compositions des lauréats gantois furent publiées d’abord en format in-quarto, puis en in-duo.
Dès leur parution, ces pièces furent interdites, et ce n’est pas sans raison que, plus tard, ce landjuweel fut cité comme le premier à avoir mobilisé le pays littéraire en faveur de la Réforme protestante. Ces œuvres étant loin d’être favorables au régime espagnol, le duc d’Albe ordonna leur suppression par l’Index de 1571 et, plus tard, le gouvernement des Pays-Bas bourguignons interdit même les représentations théâtrales des Chambres de Rhétorique.
L’influence d’Érasme
Érasme dans l’atelier de Matsys à Anvers, tableau d’Eugène Siberdt (1851-1931). À droite, le célèbre tableau de Matsys représentant les collecteurs d’impôts cupides.
À Anvers, l’influence d’Érasme était notable et sa présence recherchée. On connaît son amitié avec le secrétaire de la ville, Pieter Gillis27, un humaniste érudit anversois très apprécié de Thomas More 28qui intégra certains de ses poèmes dans son œuvre majeure, L’Utopie. Pour plaire à More, Pieter Gillis et Érasme lui offrent leur double portrait réalisé par Quentin Matsys29. La maison de Gillis à Anvers était également un lieu de rencontre régulier pour tous les grands humanistes de l’époque.
Den Grooten Spiegel, la maison de Gillis à Anvers.
De 1523 à 1584, 21 éditeurs ne publient pas moins de 47 éditions des œuvres de l’humaniste, et le rhéteur Cornelis Crul traduit, avant 1550, les Colloques et d’autres œuvres majeures en néerlandais.
La plupart des rhétoriciens maîtrisaient le latin et pouvaient donc lire Érasme dans l’original. Certaines écoles latines, comme celle de Gouda en 1521, incluaient dans leur programme des écrits choisis de lui pour chaque niveau de classes. 30
Le prestige de l’humaniste se répand dans toute l’Europe.
Ferdinand Colomb(1488-1539), fils très bibliophile du navigateur génois Christophe Colomb, non seulement acquit une vaste série de ses œuvres, mais se rendit aussi à Louvain en octobre 1520 pour y rencontrer leur auteur. 31
Dans une lettre datée de 1521, Jérôme Aléandre(1480-1542), légat du pape Léon X, mettait en garde contre les « éléments de mauvais aloi » qui prospéraient à Anvers. « Ils [les rhétoriciens] se présentaient commeles défenseurs de la bonne littérature et étaient tous de l’école de notre ami devenu un grand nom [Érasme]. » Aléandre ajoutait : « Il [Érasme] a pourri toute la Flandre!»32
De Violieren et la Guilde de Saint-Luc
Le blason de De Violieren (La Giroflée) d’Anvers pour le Landjuweel. Au centre, le boeuf ailé, symbole de Saint-Luc.
A Anvers également, une Chambre de rhétorique, De Violieren (Les Giroflées), est officiellement créée en 1480 comme une sorte de division littéraire au sein de la Guilde de Saint-Luc, la guilde des artistes datant de 1382.
La devise des rhéteurs était « Uyt ionsten versaemt » (Unis par l’affection. Mais « ionsten » est aussi proche de « consten », le mot flamand pour les arts).
Cette symbiose produisit des résultats fructueux. Pour la plupart des historiens, les Violieren constituaient en quelque sorte la branche littéraire de la Guilde de Saint-Luc. Jusqu’en 1664, la guilde avait son siège sur le côté nord de la Grand-Place d’Anvers, la maison Spaengien ou Pand van Spanje. La guilde était composée de tous les métiers liés aux beaux-arts, notamment les peintres, les sculpteurs, les enlumineurs, les graveurs et les imprimeurs.
L’Eglise, entre 1460 et 1560, pour se financer, louait aux artistes l’Onze-Lieve-Vrouwepand, un claustrum avec de galeries entourant une cour ouverte. Dans ce bâtiment, les peintres d’art, les sculpteurs, les ébénistes et les libraires pouvaient louer un stand où ils pouvaient exposer leurs produits à la vente. Il s’agissait de la plus grande foire d’art de ce qui était alors l’Europe. Après 1560, le marché s’organisait au premier étage de la Bourse du Commerce.
La Guilde de Saint-Luc :
Les Liggeren, registre de la guilde des peintres de Saint-Luc d’Anvers.
En 1491, l’ami d’Érasme, le peintre Quinten Matsys33, y fut inscrit comme maître. L’une de ses commandes majeures, le Triptyque de la Déploration du Christ, provenait de la guilde des charpentiers. Selon l’archiviste en chef de la ville d’Anvers, Van den Branden, Matsys lui-même était membre des Violieren et écrivait des poèmes pour leurs concours ;
En 1515, Matsys fut rejoint à la Guilde de Saint-Luc par deux autres grands artistes inspirés eux aussi par l’esprit d’Érasme, Joachim Patinir (1480-1524) et Gérard David(1460-1523) ;
En 1519, les registres de la guilde (The Liggeren34) mentionnent l’inscription de Jan Sanders van Hemessen(1500-1566), dont la fille Catharina (1528-1565) deviendra en 1548 la première femme peintre – et professeur de peinture aux hommes – à être admise à la guilde des peintres ;
En 1527, celle de Pieter Coecke van Aelst(1502-1550), maître de Bruegel ;
en 1531, ceux des deux enfants de Matsys, Jan et Cornelis ;
en 1540, celle de Peter Baltens(1527-1584) ;
en 1545, celle du graveur et imprimeur Hieronymous Cock(1510-1570) dont l’atelier produisit des estampes de Bruegel et du poète et traducteur révolutionnaire hollandais Dirk Coornhert(1522-1590), ami proche et conseiller de Guillaume le Taciturne (1533-1583) ;
en 1550, celle du grand imprimeur Christophe Plantin(1520-1589) ;
et en 1551, celle de Pieter Bruegel l’Ancien(1525-1569). 35
Les échanges quotidiens entre les rhétoriciens et les artistes les plus importants de l’époque eurent une influence bénéfique sur leurs activités et en firent, après quelques années, l’une des sociétés les plus prospères du Brabant.
Les correcteurs de l’imprimerie Plantin.
Dans les concours les plus importants, De Violieren remporta des lauriers : premier prix en 1493 à Bruxelles, en 1515 à Malines et en 1539 à Gand, dans une lutte mémorable à laquelle participèrent 19 chambres de différentes régions du pays.
En août 1541, un concours fut organisé à Diest par la Chambre locale De Lelie (Le lys), auquel participèrent dix autres chambres du Brabant. Le grand prix fut décerné à la Chambre anversoise De Violieren, pour la présentation d’un esbattement (farce).
Anvers, 1561
Comme de coutume, la Chambre ayant remporté le meilleur prix devait à son tour organiser un Landjuweel. C’était également l’avis de De Violieren, après son exploit à Diest ; cependant, les circonstances de l’époque ont fait que le sujet a été reporté. Vingt ans se sont écoulés avant que quiconque puisse songer à organiser un tel concours artistique.
Trois dirigeants de De Violieren, avec beaucoup de courage, s’engageront pleinement dans l’initiative, au péril de leur réputation, leur honneur, leur fortune, leur patrimoine et même de leur vie :
Anthonis van Stralen.
Anthonis van Stralen (1521-1568) était le chef des Violieren. Echevin d’Anvers, Van Stralen avait été étroitement associé à l’obtention du permis pour le Landjuweel. En mai 1561, il fut promu bourgmestre (buitenburgemeester) d’Anvers, peut-être en récompense de ses services. Le succès du Landjuweel était dû en grande partie à la coopération entre le magistrat anversois et le conseil des Violieren.
Melchior Schetz (vers 1513-1583) était prince de Violieren. Il était le beau-frère de Van Stralen et également échevin. Il était l’un des trois enfants du grand marchand anversois Érasme Schetz(mort en 1550), surnommé le « banquier d’Érasme ». 36 Avec ses trois fils, il a créé une importante société bancaire et commerciale. 37 Son amitié avec Érasme est symptomatique de la popularité dont Érasme jouissait à Anvers. Il lui offrit sa résidence hospitalière : la Huis van Aken, un palais où il avait reçu Charles Quint en personne.
Dans une lettre, il lui fit, entre autres, cette proposition alléchante : « Mon cœur et l’âme de tant de personnes aspirent à votre présence parmi nous. Je me suis souvent demandé quel enchantement vous retenait ici plutôt que parmi nous. Pieter Gillis [secrétaire de la ville et leur ami commun] m’a donné une raison : nous n’avons pas de vin de Bourgogne, qui convient le mieux à votre tempérament, ne craignez rien, et si c’est le seul obstacle qui vous retient, n’hésitez pas à revenir ; nous veillerons à ce que vous soyez approvisionné en vin, et non seulement en vin de Bourgogne, mais aussi en vin de Perse et d’Inde si vous en avez envie et besoin. »
En tant que prince de Violieren, son fils Melchior représentait la Chambre le plus souvent en public. Il devait également être responsable de l’organisation financière de la Chambre. Schetz était l’un des plus importants prêteurs d’argent d’Anvers. Il ne fait aucun doute que la ville a facilité financièrement l’organisation du festival.
Willem van Haecht (1530-1585) : Issu d’une famille de peintres et de graveurs, il était dessinateur et, vraisemblablement, libraire de profession. Sa devise était Behaegt Gods wille (conforme-toi à la volonté de Dieu). Van Haecht était un ami de l’humaniste et écrivain bruxellois Johan Baptista Houwaert(1533-1599). Il compare Houwaert à Cicéron dans l’éloge introductif du Lusthof der Maechden de Houwaert, publié vers 1582. Dans son éloge, Van Haecht affirme que tout homme sensé devrait reconnaître que Houwaert écrit avec éloquence et excellence.
Van Haecht a également écrit les paroles de diverses chansons, généralement d’inspiration chrétienne. C’est le cas des paroles d’une chanson polyphonique à cinq voix, Ghelijc den dach hem baert, diet al verclaert, probablement composée par Hubert Waelrant(1517-1595) pour l’ouverture de la pièce des Violieren au landjuweel de 1561. Le poème a également été imprimé sur une feuille volante avec notation musicale, distribué à l’assistance.
Dès 1552, Van Haecht était affilié à De Violieren, dont les membres comprenaient Cornelis Floris de Vriendt(1514-1575), le principal architecte de l’hôtel de ville de style Renaissance d’Anvers, ainsi que son frère, le peintre Frans Floris de Vriendt (vers 1519-1570) et le peintre Maerten de Vos (1532-1603). Van Haecht devint le « facteur » (poète titulaire) de De Violieren en 1558.
Cornelis Floris de Vriendt.Hieronymus Cock.Catarina van Hemessen.
La résidence style Renaissance du rhétoricien et peintre Frans Floris Devriendt dans l’Arenbergstraat d’Anvers, conçue par son frère Cornelis en 1563. Entre les croisées de l’étage Frans peignit les niches dans lesquelles étaient représentés les emblèmes du véritable artiste, à savoir : La Diligence, la Pratique, la Poésie, l’Architecture, le Travail, l’Expérience et l’Industrie. (Estampe d’après un dessin de Joseph Linning, avant 1868)
D’autres personnalités de premier plan impliquées dans l’organisation du Landjuweel comprenaient des imprimeurs tels que Jan de Laet (1524-1566), le graveur et éditeur HieronymusCock (vers 1510-1570) (fondateur de l’imprimerie Aux Quatre Vents qui publia les gravures de Bruegel) et le peintre Jacob Grimmer (1510-1590).
L’autre figure majeure était Peeter Baltens (1527-1584), peintre, rhéteur, graveur et éditeur anversois. 38 Baltens était membre de la Guilde de Saint-Luc et des Violieren. Ayant en partie formé Bruegel, son rôle s’avéra particulièrement important. Il noua des amitiés étroites (notamment avec les veuves de Hieronymus Cock(vers 1510-1570) et de Pieter Coecke van Aelst(1502-1550), cette dernière étant également la belle-mère de Bruegel) et collabora avec les plus grands noms anversois de son temps. Il s’associa avec des patriciens anversois tels que le poète Jonker Jan van der Noot(1539-1595), la riche famille de marchands Schetz et de riches marchands tels que Nicolaes Jonghelinck(1517-1570), banquier d’affaires, mécène et bailleur de fonds de Bruegel.
Selon Lode Goukens,
« Baltens a joué un rôle déterminant dans le lobbying d’un groupe de personnalités influentes appartenant au parti modéré. Un parti modéré qui valorisait la paix, l’harmonie et la bonne gestion des affaires plus que la religion, l’extrémisme ou le terrorisme d’État. Un parti qui souhaitait un retour au statu quo d’avant les troubles. » 39
Herman Pleij note que les Rhétoriciens ont comme consigne de redorer le blason des marchands d’Anvers en faisant la distinction entre le bon grain et l’ivraie. 40
De Groote Robijn, résidence d’Anthonis van Stralen, maire d’Anvers.
Cependant, les recherches sur les relations entre peintres, poètes (ou rederijkers) et marchands montrent que ces trois groupes développent un style de vie culturel commun au XVIe siècle, dans lequel l’amour de la science et de l’art occupe une place centrale.
Pour lancer un concours de rhétorique, il fallait obtenir l’autorisation du gouvernement du pays, ce qui n’était plus chose aisée à l’époque. C’était une conséquence du concours de Gand de 1539, où les idées de nouvelles doctrines contre les institutions de la religion catholique furent présentées et défendues sans la moindre hésitation.
Cependant, De Violieren et les élus d’Anvers (Van Stralen et Schetz) étaient farouchement déterminés à organiser leur Landjuweel. Celui qui fit le plus pour retarder l’obtention de l’autorisation fut le cardinal Perrenot de Granvelle(1517-1582), archevêque de Malines et conseiller de Marguerite de Parme(1522-1586), après l’abdication de l’empereur, son frère Charles Quint, régente des Pays-Bas bourguignons.
Organisation du Landjuweel
En février 1561, les délégués de la ville d’Anvers s’adressèrent à Granvelle avec une requête adressée à la régente, dans laquelle ils soutenaient que De Violieren, par rapport aux autres Chambres, était statutairement obligée d’organiser un concours.
Antoine Perrenot de Granvelle.
Granvelle espérait torpiller l’initiative, mais, conscient qu’un rejet brutal aurait enflammé l’opposition, il chercha divers prétextes. Il fit poliment comprendre aux délégués qu’il souhaitait reporter un tel événement, prétextant que, grâce à l’accord de paix entre la France et les Habsbourg, la guerre venait d’être suspendue et que de telles fêtes représentaient des dépenses importantes, que le pays ne pouvait ou ne voulait pas assumer.
Cela ne dissuada guère les Anversois. Ils répondirent que l’année précédente, l’autorisation avait été accordée à la Chambre de Vilvorde et qu’un report était inconcevable. Sentant qu’ils n’y renonceraient qu’avec un profond dégoût, Granvelle accepta à contrecœur de présenter leur demande à Marguerite, tout en affirmant que l’État s’arrogeait le droit de prélever des impôts sur tous ceux qui participaient au concours.
Craignant surtout que la fête ne devienne une caisse de résonance pour tous ceux qui critiquaient l’occupation espagnole et les abus de l’Église, Granvelle les somma aussi d’informer les chambres participantes que ne pouvait apparaître dans leurs pièces, leurs esbattements ou leurs poèmes, le moindre mot, phrase ou allusion contre la religion, le clergé ou le gouvernement, sinon elles perdraient non seulement le prix qu’elles auraient pu gagner, mais seraient punies et privées de leurs privilèges et de leurs droits ; et que la Chambre d’Anvers avait à veiller à ce que la ville soit bien gardée pendant les festivités et qu’aucun trouble ne puisse survenir.
Marguerite de Parme.
Marguerite de Parme, souvent en désaccord avec Madrid, se montra plus ouverte et moins craintive que Granvelle. Après avoir consulté le rapport fourni par le Conseil de Brabant, qui savait pertinemment que trop de répression encourageait la protestation, elle apposa l’apostille le 22 mars 1561, invitant le chancelier du duché à fournir à Anvers les lettres cachetées nécessaires à l’organisation du Landjuweel.
Ces lettres furent émises le même jour au nom du roi et accordèrent un sauf-conduit de quatorze jours avant le début jusqu’à quatorze jours après la fin du Landjuweel à tous ceux qui souhaitaient y assister, à l’exception de,
« tous les meurtriers, voleurs et autres criminels, ainsi que les ennemis déclarés du roi, les rebelles et ceux bannis du Saint-Empire romain germanique. »41
La chambre de rhétorique d’Anvers avait soumis 24 thèmes potentiels pour le Landjuweel (voir liste ci-dessous). Marguerite de Parme leur offrait le choix entre les trois sujets qu’elle avait sélectionné 42:
« L’expérience ou l’apprentissage apporte-t-il plus de sagesse ? »
« Qu’est-ce qui conduit le plus l’homme vers les arts ? »
« Pourquoi un homme riche et avide désire-t-il davantage de richesses ? »
Philosophie
Pour montrer combien nos rhétoriciens, sous la direction de Van Straelen et de Schetz, traitèrent de questions philosophiques et politiques de toutes sortes, voici l’ensemble des vingt-quatre sujets qu’ils avaient soumis 43:
Wat sake dat Roomen dede triumpheren? (Qu’est-ce qui a permis à Rome de triompher ?)
Wat dat Roomen meest dede declineren? (Qu’est-ce qui a fait le plus décliner Rome ?)
Weder experientie oft geleertheyt meer wijsheyt bybrengt? (Est-ce que c’est l’expérience ou le savoir qui apporte le plus de sagesse ?)
Hetwelck den mensche meer verwect tot cunsten? (Qu’est ce qui peut conduire le plus l’homme vers l’Art ?)
Dwelk ‘t voetsel der cunsten is? (De quoi l’art se nourrit-il ?)
Waeromme den mensche van tydelycke dinghen zoo begheerlijk is? (Pourquoi l’Homme est-il tellement désireux des choses temporelles ?)
Waer deur des menschen dagen meest vercort worden? (Qu’est-ce qui raccourci les jours des hommes ?)
Waer deur des menschen dagen verlengt worden? (Qu’est-ce qui rallonge les jours des hommes ?)
Waerom dat matige rijckdom ‘t meeste geluck der waerelt genaemt wordt ? (Pourquoi c’est la richesse moyenne qui apporte le plus de bonheur au monde ?)
Dwelck den meesten voorspoed in deser waerelt is? (Quelle est la plus grande prospérité dans ce monde ?)
Dwelck den meesten tegenspoed in deser werelt is? (Quel est le plus grand contre-temps dans ce monde ?)
Hoe compt dat dagelix alle dingen verdieren? (Comment se fait-il que toutes les choses se consument chaque jour ?)
Oft een ghierich mensch kan versaegt worden? (Si un homme avare peut être découragé ?)
Waerom een ryck ghierich mensch meer rykdom begeert? (Pourquoi un riche avare désire encore plus de richesse ?)
Waerom dat ryckdom egeen giericheyt en blust? (Pourquoi la richesse n’étéint pas l’avarice?)
Waerom dat d’eynde der blysschappen ongenucht volcht? (Pourquoi l’amusement est suivi de mécontement ?)
Waerom dat wellust berouw voortbrenght? (Pourquoi la luxure engendre des remords?)
Waerom dat wellust hare straffinghe medebrengt? (Pourquoi la luxure apporte sa propre punition ?)
Waar deur dat Roomen tot zoe groote prosperiteyt quam? (Comment les Romains ont atteint une si grande prospérité ?)
Dwelk de monarchie van Roomen in voorspoed hiel? (Quel gouvernement a maintenu les Romains dans la prospérité ?)
Wat cunste eldernootelykste in een stad is? (Quel art est de la plus haute nécessité dans une ville ?)
Wat der wereld meer rust inbrenct? (Qu’est-ce qui peut amener le monde vers plus de paix ?)
Waer deur de mensche meest compt tot hoocheyt der werelt? (Qu’est-ce qui conduit le plus les gens vers l’orgueil du monde ?)
Waer deur men den woeker best zoude mogen extirperen? (Quel serait le meilleur moyen pour éradiquer l’usure ?)
À première vue, on pourrait dire qu’en choisissant la question « Qu’est-ce qui peut le plus conduire l’homme vers l’art ? »44, Van Stralen et Schetz choisissent le sujet le moins « politique ». C’est méconnaître Érasme et la pensée platonicienne pour qui beauté et bonté forment une unité et pour qui tout gouvernement qui ne promeut pas la beauté, la néglige ou, pire encore, la méprise, se condamne à l’échec ! En pratique, les poètes, partant de ce principe supérieur, ont fini par fustiger, sans les nommer explicitement, tous les criminels et bellicistes de cette époque.
D’ailleurs, Willem van Haecht, le « facteur » (poète officiel) de De Violieren, dans la pièce qu’il composa spécialement pour le Landjuweel d’Anvers en 1561, montrait que ce qui conduisit les Empires à leur déclin fut, comme c’est encore le cas aujourd’hui, leur manque d’estime pour les Arts, y compris évidemment la Rhétorique.
Du coup, c’est sur ce thème que les 5000 participants (!) au Landjuweel, ont commencé à réfléchir, composer des chants, des pièces de théâtre, des refrains, des allégories, des rébus, des tableaux et des farces, le tout présenté ensuite, par le Landjuweel, à presque tout le pays.
On se frotte les yeux pour y croire : deux siècles avant (!) Friedrich Schiller, le poète allemand surnommé « poète de la liberté » et inspirateur de nombreuses révolutions à la fin du XVIIIe siècle, une élite humaniste éclairée par Érasme aux Pays-Bas a conduit une partie substantielle du pays à s’élever vers une paix durable en s’émancipant du servage et de l’ignorance par la beauté morale ! Le Landjuweel d’Anvers de 1561 fut bien plus qu’une simple fête, ce fut un changement de paradigme et un véritable tournant. Chapeau !
Après avoir reçu l’autorisation, la Chambre de rhétorique et le Conseil municipal d’Anvers s’attelèrent aussitôt à donner à ce grand festival littéraire toute sa splendeur et sa magnificience. Un carton d’invitation en vers fut rédigé, précisant le sujet du concours et les prix à gagner.
Melchior Schetz, prince de De Violieren, défilant dans les rues d’Anvers au Landjuweel de 1561.
Le 23 avril, ce carton d’invitation fut remis par le bourgmestre Nicolaas Rockox, en présence de Melchior Schetz et d’Anthonis van Stralen, à l’hôtel de ville d’Anvers, à quatre messagers assermentés, chargés de le transmettre à toutes les chambres de rhétorique du Brabant et de les inviter également au Landjuweel. Ces messagers voyagèrent aux frais de la ville et se rendirent d’abord à Louvain, la plus ancienne ville du Brabant. Partout, la nouvelle d’un Landjuweel à Anvers fut accueillie avec une joie extraordinaire, et les messagers furent accueillis avec une grande générosité.
Alors que dans la plupart des villes du Brabant les rhétoriciens s’occupaient à composer et à enseigner des pièces de théâtre et des poèmes, à fabriquer des chars de triomphe et à peindre des armoiries, à Anvers ils ne restaient pas inactifs.
De Violieren fait alors confectionner de magnifiques vêtements neufs pour ses membres, à la suggestion de Melchior Schetz, pour la cérémonie d’accueil offerte aux participants.
Podium du Landjuweel d’Anvers 1561.
Une élégante scène de théâtre fut érigée sur la Grand-Place d’Anvers, conçue par Cornelis Floris. Ironie de l’histoire, elle fut installée à l’endroit même où l’Inquisition décapitait les « hérétiques ». Le public assistait aux représentations debout, à l’exception du jury et des hauts fonctionnaires, pour lesquels des bancs étaient prévus.
Partout, l’effervescence et l’animation régnaient ; chaque citoyen souhaitait apporter sa contribution pour accueillir les invités étrangers avec la solennité requise et beaucoup de faste.
Le conseil municipal, pour sa part, avait pris les mesures nécessaires pour que tout se passe bien. Tous les habitants des rues où devaient passer les rhéteurs ont reçu l’ordre de dégager les rues et de retirer tout échafaudage ou obstacle qui pourrait gêner leur passage.
Tout le monde attendait avec impatience le 3 août, jour où l’entrée officielle aurait lieu et où les jeux de Landjuweel commenceraient.
Une journée mémorable
Hôtel de ville d’Anvers (à gauche) conçu par Cornelis Floris Devriendt.
Le 3 août 1561 est un jour mémorable dans l’histoire d’Anvers. La ville était parée de ses habits de fête : sur les façades des maisons, drapeaux, fanions et festons ; sur les places publiques, d’élégantes arches de style Renaissance.
Ce n’est un secret pour personne : les Anversois aiment gagner beaucoup d’argent. Mais ils aiment aussi le dépenser sans compter ! Au cours de ce merveilleux XVIe siècle, ils prenaient plaisir à afficher, lors de ces occasions, une splendeur qui dépasse, pour ainsi dire, notre imagination.
Juerken, le bouffon ou imbécile de De Violieren au Landjuweel d’Anvers de 1561.
Partout régnait la joie et la vie. De nombreux étrangers traversaient les rues ; tous, étrangers comme locaux, s’engageaient à maintenir le meilleur ordre possible au milieu de cette agitation et de ce tumulte. 45
À 14 heures, les « frères » de la guilde De Violieren se rassemblèrent pour se rendre ensemble à la Keizerspoort afin de rencontrer les chambres participantes. Ils étaient 65, montés sur des chevaux magnifiquement parés, vêtus de précieux uniformes. Ceux-ci se composaient de tabards de soie violette rayés de satin blanc ou de drap argenté, de pourpoints blancs rayés de rouge, de bas et de bottes blancs, et de chapeaux violets ornés de plumes rouges, blanches et violettes.
À la Keizerspoort, les chambres étrangères participantes furent solennellement reçues. Elles étaient quatorze et, au son des clairons et sous les acclamations de la foule, elles entrèrent dans Anvers, suivant la Huidevetterstraat, l’Eiermarkt et le Melkmarkt jusqu’à la Grote Markt, devant l’Hôtel de Ville.
Représentation artistique du Landjuweel d’Anvers de 1561, peint en 1899 par Edgard Farasyn pour l’hôtel de ville d’Anvers.
Le cortège était grandiose et impressionnant ; on n’avait jamais rien vu de tel dans ces régions. Sans les frères de la Guilde sur les chars, les porteurs d’armoiries, les écuyers, les valets de pied, les trompettistes, les tambours et autres musiciens à pied, le nombre de rhétoriciens à cheval de toutes les villes s’élevait à 1393, celui des chars à 23 et celui des autres chars à 197. 46
L’Ommegang de 1685 (supposé être une procession religieuse sans concours de poésie ou de théâtre) donne néanmoins une idée de ce à quoi ressemblaient les événements culturels de masse à Anvers.
Après quinze jours de compétition entre les villes de grande et moyenne taille pendant le Landjuweel, une semaine supplémentaire de « Hagespelen », des compétitions moins fastueuses et moins coûteuses entre les cantons, villages et communes, a suivi. Les organisateurs ne voulaient pas de perdants. Les formats étaient si variés qu’à la fin du mois, pas une seule ville, village ou commune n’était sans prix.
Pièce de théâtre dans un village flamand.
Et de retour dans leurs villes, tous ces acteurs culturels, comédiens, chanteurs, poètes, farceurs et comiques, dynamisés comme jamais par la rencontre avec une nation entière, rejouèrent chez eux la pièce ou le spectacle qui leur avait valu un prix. Dans la mesure où chaque chambre primée fut obligée d’organiser un nouveau concours, un véritable effet de diffusion et de contamination culturelle se répandit dans le pays.
Bateaux de mer entrant à Bruxelles par le canal Bruxelles-Escaut. Peinture d’Andreas Martin (1699-1763).
La joie et la fierté étaient telles que la Chambre de Vilvorde a donné une représentation spéciale pour l’ouverture du nouveau canal Bruxelles-Willebroek en octobre 1561. Le projet d’un canal de 28 km de long, reliant Bruxelles à l’Escaut (et donc à Anvers et à la mer) était évoqué depuis 1415, mais c’est Marie de Hongrie qui, en 1550, a ouvert le chantier. Le canal a vu le jour après 11 ans de travaux.
Le Landjuweel d’Anvers impressionna les spectateurs venus de l’étranger, parmi lesquels Richard Clough 47, représentant du financier anglais Thomas Gresham. Le marchand ne cacha pas son admiration et ne tarit pas d’éloges sur les festivités, les comparant à l’entrée de Philippe II et de Charles Quint à Anvers en 1549. Il ne pouvait que constater que l’organisation du Landjuweel était plus vaste et le spectacle plus impressionnant :
« L’arrivée du roi Philippe II à Anvers, au prix de tous les rhétoriciens réunis en robe, n’est pas comparable à ce qu’a fait la ville de Bruxelles. (…) Je voudrais que quelques-uns de nos grands et nobles hommes d’Angleterre aient vu cela, (…) et cela leur ferait penser qu’il y en a d’autres comme nous, et ainsi prévoir le temps à venir ; car ceux qui peuvent faire cela, peuvent faire davantage. »48
Paix et art, unis pour la célébration
Le mardi 5 août, deux jours après la grande réception des chambres participantes, les rhétoriciens en visite, ainsi que le reste des spectateurs, sont solennellement accueillis sur la Grand-Place d’Anvers.
Les Violieren proposent ensuite une zinnespel (morale) de bienvenue : Den Wellecomme (La Bienvenue), écrite par Willem van Haecht. Au cœur de la pièce se trouve la paix relative qui permet l’organisation du Landjuweel, une rencontre symbolisant le renouveau de la rhétorique (l’art de la rhétorique) rendue possible grâce à la tranquillité retrouvée. Le duché avait beaucoup souffert dans les années 1550, mais s’était lentement relevé après la paix du Cateau-Cambrésis (1559) marquant une pause dans le conflit entre les Habsbourg et la France. L’espoir de jours meilleurs était permis. Les réactions littéraires à la paix furent donc particulièrement optimistes. L’aube d’un nouvel âge d’or était dans tous les esprits.
La pièce met en scène trois nymphes, des fleurs – sœurs – qui, ensemble, représentent De Violieren. Après des années de guerre, la Chambre a eu l’opportunité d’organiser le Landjuweel. Pour cela, les nymphes ont une grande dette de gratitude envers le peuple brabançon. Malgré les temps difficiles et les divisions croissantes entre les différents groupes sociaux, le peuple est resté uni.
C’est la Concordia, le sentiment d’unité et de solidarité, qui unit désormais les défenseurs du bien public. Par amour pour l’art de la rhétorique, tous sont venus de tous horizons à Anvers pour célébrer ensemble le Landjuweel. Selon les nymphes, il est grand temps que Rethorica reprenne la place qui lui revient dans la société. Maintenant que le dieu guerrier Mars et la détestée Discordia ont été chassés, elle seule peut apporter joie et paix au pays. Seule la semence de la rhétorique (« Rethorices saet ») peut porter des fruits de joie.
Les fleurs se mirent donc en quête de Rethorica. Autrement dit, De Violieren décrit principalement le Landjuweel comme une fête de la joie, organisée par les Chambres de Rhétorique pour renforcer le sentiment d’appartenance et les liens d’amitié entre les villes et les peuples de la région.
Illustration du drame de Van Haecht « La Bienvenue ». Trois nymphes viennent réveiller Rethorica, endormie, mais protégée par Antwerpia. A gauche sur l’avant-plan, les outils d’invention et de travail que Rhetorica a abandonné en s’endormant.
Finalement, les nymphes trouvent Rhetorica, endormie dans les bras d’une jeune fille (Anwerpia), qui l’a toujours protégée. Alors que les déesses de la vengeance (« Érinnies ») ont ravagé le pays pendant vingt ans, la rhétorique a toujours été protégée et chérie à Anvers. Il est temps de la réveiller de son long sommeil hivernal.
Frans Floris, L’éveil des arts (vers 1560), Musée des arts de Porto Rico, USA.
Une fois réveillée, Rhetorica et le Landjuweel marqueront le début d’une période de prospérité et d’un reveil des arts, pour Anvers et pour le monde, un thème allégorique développé par Frans Floris, le rhétoricien ami de Van Haecht, dans son oeuvre L’éveil des arts (vers 1560). Cette œuvre allégorique commémore la signature du traité du Cateau-Cambrésis, l’accord de paix le plus important du XVIe siècle, marqué par la guerre. siècle, marqué par la guerre. Dans un paysage ravagé par la guerre, Philippe II d’Espagne assume le rôle d’Apollon, représenté par le personnage barbu au centre. Le dieu du soleil éveille les arts libéraux, représentés par des femmes dotées d’attributs (le berceau des sculpteurs, la plume des poètes, les partitions des musiciens, les globes des cartographes, etc.) De sa main gauche, Philippe II montre quatre femmes qui éloignent un Mars abject. Mars, le dieu de la guerre, dépouillé de son épée et ses trophées de bataille. Cette scène symbolise une nouvelle ère de prospérité culturelle rendue possible par la paix.
Den Wellecomme de Van Haecht ne se contente pas de dégager une atmosphère de joie et d’euphorie, il lance aussi quelques piques aux oppresseurs. Les Chambres conservèrent un arrière-goût amer. Au cours des années précédentes, plusieurs rhétoriciens avaient été frappés par le destin. Le « facteur » précédent, le très estimé Jan van den Berghe (mort en 1559), était décédé de vieillesse. De plus, deux membres éminents avaient été victimes de persécutions religieuses.
Les imprimeurs Frans Fraet (1505-1558) et Willem Touwaert Cassererie (vers 1478-1558) furent condamnés et exécutés en 1558, malgré les protestations vigoureuses de leur guilde, pour avoir imprimé et été trouvés en possession de livres interdits (des Bibles néerlandaises).
Gravure d’après Jan van der Straet (Johannes Stradanus).
Anvers était le centre nord-européen de l’édition hétérodoxe dans la première moitié du XVIe siècle. C’est d’Anvers que les livres étaient expédiés dans toute l’Europe. Alastair Duke, qui a étudié les méthodes de l’Inquisition à cette époque, a suggéré que sur quatre mille livres publiés en Europe entre 1500 et 1540, la moitié a été imprimée à Anvers 49 ; presque la moitié de ces publications contenaient des influences protestantes. 50
Ces persécutions renforcèrent la méfiance du gouvernement central envers les rhéteurs. Les temps n’étaient pas faciles pour eux.
L’art de la rhétorique « n’a pas beaucoup d’amis », comme le regrette Van Haecht. 51
Bien que le Landjuweel ait été conçu pour célébrer la paix et non pour exprimer le mécontentement, l’horreur des années de guerre passées et les divisions qui en ont résulté étaient clairement palpables.
La rencontre se déroula sous le signe de l’amitié et de la solidarité – ce qui n’était pas sans raison la devise de De Violieren. Faisant référence au miracle de la Pentecôte, le carton d’invitation comparait les rhétoriciens aux apôtres, qui reçurent le Saint-Esprit en se rassemblant dans l’unité, sans désaccord ni conflit. Ce motif était courant chez les rhétoriciens.
Déjà dans les poèmes du brugeois Anthonis de Roovere (vers 1430-1482), les pièces de théâtre gantoises de 1539 et dans Const van Rhetoriken de Matthijs de Castelein (1485-1550), l’inspiration du rhétoricien est comparée à l’enthousiasme religieux des apôtres à la Pentecôte. Les rhétoriciens considéraient leur poésie comme un don du Saint-Esprit. Cela rappelle fortement la thématique d’Érasme dans sa Querela Pacis (La Complainte de la paix, 1517). Dans ce célèbre pamphlet pour la paix, le miracle de la Pentecôte est également utilisé pour souligner l’importance de l’unité et de l’amour dans la société. Seule la religion chrétienne, selon Érasme, avait la force de se défendre contre la tyrannie et la guerre. Le bien-être de la société tout entière a toujours eu la priorité sur toute forme d’intérêt personnel.
Un carton d’invitation rimé fut envoyé à toutes les chambres du Brabant, accompagnée d’une gravure sur bois (probablement réalisée par Willem van Haecht). Cette gravure allégorique souligne l’importance de la rhétorique pour parvenir à la paix.
Estampe sur bois illustrant l’invitation adressée aux autres chambres de rhétorique par les Violieren d’Anvers pour le Landjuweel de 1561.
Rhetorica trône au centre, ses attributs étant un parchemin et un lys, symboles respectivement des vertus de promotion du savoir et d’harmonisation de l’art rhétorique. De chaque côté d’elle se trouvent Prudentia (à gauche) et Inventio (à droite). Prudentia, la Providence, est représentée tenant un miroir (la perspicacité) et un serpent (la prudence). Inventio, l’Invention, possède les attributs d’un compas et d’un livre. Ces deux personnifications font référence aux qualités de conception soignée et d’érudition. Elles sont toutes deux destinées à soutenir Rhetorica. Elles se tiennent sur une marche surélevée, sur laquelle pousse la fleur de violette. Sous la fleur, le bœuf de la guilde de Saint-Luc soutient les armoiries de la guilde des peintres d’Anvers. Les personnifications Pax, Charitas et Ratio se placent à gauche du trône pour rendre hommage à Rhetorica. Une lumière divine (Lux) les illumine.
À droite, Ira, Invidia et Discordia sont poursuivies dans une profondeur brûlante (tenebrae). Les ténèbres du passé cèdent ainsi la place à un avenir illuminé où règne la rhétorique. Contrairement au texte du carton d’invitation, l’art de la rhétorique assure ici la paix. Il y a donc une interaction constante entre rhétorique et paix.
Dans le carton d’invitation et la pièce de bienvenue de De Violieren, la paix crée les conditions propices à l’épanouissement de la rhétorique. Dans la gravure sur bois, c’est précisément l’art de la rhétorique qui, grâce à ses qualités de perspicacité et d’invention, chasse la colère, l’envie et la discorde vers le ravin des ténèbres. Sa lumière divine crée les conditions propices à l’épanouissement de la paix, de l’amour et de la raison.
Les trois allégories positives à gauche de la Rhétorique contrastent délibérément avec les trois figures à sa droite. Ratio est opposée à Ira, Charitas à Invidia et Pax à Discordia. Dans sa conception, Van Haecht a choisi la discorde (Discordia) plutôt que la guerre (Bellum) comme opposé à la paix (Pax).
Le concept de paix était profondément ancré dans le système des valeurs collectives. Dans ce discours, la paix, avecla justice, l’ordre et l’esprit collectif, constitue l’un des piliers de la cohésion sociale interne. La paix protège la ville du monde extérieur et maintient l’équilibre entre les différents segments de la société, notamment par l’exercice de la cohésion et de la solidarité. De plus, la paix, tant spirituelle que matérielle, apporte bien-être et prospérité. Mais cela ne peut être atteint que si tous les groupes urbains travaillent ensemble à l’unisson.
La discorde, qu’elle soit entre les guildes, entre les sections du patriciat urbain, entre les riches et les pauvres, ou entre les factions religieuses, constitue la plus grande menace pour la paix intérieure et doit être évitée par-dessus tout. 52
Le discours des rhétoriciens sur la paix repose sur l’idée que Dieu avait créé le monde comme un tout harmonieux, ordonné et parfait. Discordia personnifie la rupture de cette création, de la relation entre Dieu et l’homme, et de celle entre l’homme et la nature.
La discorde perturbe également l’équilibre entre les citadins, entre la ville et la campagne, et entre le prince et ses sujets. De plus, elle provoque des troubles dans l’esprit humain. Ce concept implique une perte individuelle de maîtrise de soi et de raison.
Vandommele écrit que selon eux,
« Tout être humain est constitué de l’union du corps et de l’âme, qui ne s’équilibrent que lorsque toutes les parties fonctionnent harmonieusement. Les rhétoriciens croyaient que leur poésie pouvait y contribuer. »53
Tout comme la musique, la poésie était, à leurs yeux, un don du ciel. Toutes deux utilisaient la théorie de l’harmonie pour refléter l’ordre du cosmos et servaient également à communiquer avec Dieu. De plus, le mot « discorde » dans la littérature des rhétoriciens désigne également un manque d’harmonie dans les vers et les rimes, une offense impardonnable en poésie.
Pour toutes ces raisons, la discorde était considérée comme la principale cause de malheur. Il fallait à tout prix la bannir au plus profond de l’enfer. Les rhétoriciens, grâce à leur maîtrise de la poésie et de la rhétorique, étaient ceux qui pouvaient y parvenir. Ils assumaient le rôle de gardiens de la paix, responsables de la sociabilité urbaine.
Le Landjuweel d’Anvers de 1561, gigantesque événement culturel de masse rappelant ces nobles qualités humaines qui unissent le bien et le beau dans un contexte ou la survie de la société était loin d’être certaine, fut un véritable « cri du peuple », un peu semblable à ce que la France connaîtra ultérieurement avec la Fête de la Fédération avant la Révolution française. 54
Au Landjuweel, une entente entre commerçants, artisans, poètes et artistes, éclairés par les lumières d’Erasme, ont appelé les gouvernements du monde à renoncer à l’usure, au pillage et à la guerre et à organiser une paix durable fondée sur l’harmonie des intérêts mutuellement bénéfiques.
Anvers, bourse du commerce, reconstruction datant de 1872 de l’original construite en 1531.
Censure, répression et révolte
À partir de 1521, des décrets répriment la lecture et la possession de livres interdits, tant les écrits luthériens que les Bibles. En 1525, la justice anversoise mit en garde les imprimeurs et les libraires. À partir de 1528, les rhétoriciens sont tenus de faire examiner et valider au préalable leurs œuvres avant toute production ou publication.
En 1533, la réforme gagna du terrain. Pas un jour ne se passait sans une joute satirique contre le clergé. Cinq rhéteurs d’Amsterdam sont condamnés à effectuer un pèlerinage à Rome à leurs frais. En 1536, un imprimeur ayant enfreint la réglementation est décapité sur la Grand-Place d’Anvers. Sans autorisation préalable, les Chambres de rhétorique ne peuvent plus présenter de pièces de théâtre en public. Cela conduit au Landjuweel de Gand en 1539, où, nous l’avons vu, la liberté prévaut. Le 6 octobre de la même année, le chancelier de Brabant écrivit au régent que la vente du recueil imprimé des pièces peut avoir de très graves conséquences. D’emblée, la collection est placée sur l’index des livres interdits.
Un décret stipule également qu’il est désormais interdit de faire référence aux Saintes Écritures et aux sacrements. L’interdiction de vente des recueils provoqua une réaction contraire et attira de nombreux lecteurs. Ces œuvres furent réimprimées trois fois, la dernière édition datant de 1564, deux ans avant le déclenchement du Beeldenstorm (Fureur iconoclaste).
En 1566, les peintures et sculptures des églises et des monastères, les reliques et tout ce qui était associé au culte des images furent brisés et détruits par les calvinistes, la branche la plus radicale du protestantisme. On soupçonne et accuse immédiatement les Chambres de Rhétorique d’inspiration érasmienne, d’être responsables des destructions !
Avec l’arrivée du sanguinaire duc d’Albe dans les Pays-Bas bourguignons en 1567, le climat religieux relativement tolérant est remplacé par la persécution de ceux qui critiquent la foi catholique.
Anthonis van Stralen, chef des Violieren et, comme nous l’avons vu, l’un des principaux organisateurs du Landjuweel d’Anvers et ami personnel de Guillaume le Taciturne, tente de partir en exil en Allemagne. Mais le 9 septembre, sur ordre du duc d’Albe, il est intercepté par le comte Lodron entre Anvers et Lierre. Le 25 septembre, il est transféré à la prison de Treurenberg à Bruxelles. En février 1568, il est transféré au château de Vilvorde pour comparaître devant le nouveau Conseil des Troubles.
Après avoir été soumis pendant plusieurs jours à la torture, Van Stralen est porté au bourreau. Peinture d’Emile Godding (1841-1898), Hôtel de ville d’Anvers.
Après avoir été torturé, ses biens sont confisqués et il est condamné à mort par l’épée. La sentence est exécutée au château de Vilvorde le 24 septembre 1568. 55
Cette décision suscita une vive indignation à Anvers. De nombreux marchands et citoyens importants quittent alors définitivement la ville.
Les pièces du Landjuweel d’Anvers de 1561, dont celles de Willem Van Haecht, qui respirent l’esprit d’Érasme, sont interdites. Leur représentation du 21 juin 1565, bien accueillie par le public, fait grincer des dents le clergé, selon Godevaert van Haecht, un proche parent de l’auteur.
Van Haecht s’enfuit à Aix-la-Chapelle, puis aux Pays-Bas. Son poème « Hoe salich zijn die landen », écrit pour De Violieren, fut mis en musique par Jacobus Flori et inclus dans le Geuzenliedboek, recueil de chants de ceux qui s’étaient révoltés contre la domination espagnole dans les Pays-Bas bourguignons.
Eclate alors la « Furie espagnole » (ou Terreur espagnole), une série de saccages violents de villes (Malines, Anvers, Naarden, etc.) des Pays-Bas bourguignons. La principale cause en était le retard de paiement dû aux soldats et aux mercenaires par Philippe II. L’Espagne vient de déclarer faillite. Les banquiers refusent d’effectuer les transactions que leur demande le roi d’Espagne tant qu’ils n’ont pas trouvé de compromis. A titre d’exemple, le transfert depuis l’Espagne du salaire des troupes ne pouvait être effectué par lettre de change (l’équivalent au XVIe siècle d’un mandat postal). Le gouvernement espagnol a donc dû transférer l’argent réel par voie maritime – une opération beaucoup plus coûteuse, lente et périlleuse. Malheureusement pour Philippe, 400 000 florins destinés à payer les troupes ont été saisis par le gouvernement anglais d’Elizabeth I lorsque des navires contenant les florins se sont mis à l’abri d’une tempête dans les ports anglais. 56
La furie espagnole la plus célèbre fut le sac et l’incendie d’Anvers, qui durèrent trois jours en novembre 1576. Au moins 7000 personnes furent tuées et de nombreux biens furent détruits. Un écrivain anglais, témoin de l’événement, estima à 17 000 le nombre de morts.
Sac d’Anvers pendant la furie espagnole de 1576.
Peu après, sous la direction du grand érasmien Guillaume le Taciturne, soutenu par les Chambres de Rhétorique, la nation entière se soulève contre l’oppression et en faveur d’une République.
Le Plakkaat ou Akte van Verlatinghe (traduit par Acte d’abjuration), signé le 26 juillet 1581, est considéré comme la « déclaration d’indépendance » de nombreuses provinces des Pays-Bas qui considéraient que le roi avait failli dans ses obligations envers son peuple.
Le texte a été rédigée par le législateur et greffier anversois Jan van Asseliers (1530-1587), un ami proche aussi bien de Melchior Schetz que d’autres organisateurs clés du Landjuweel anversois de 1561. 57 Le texte a été imprimé à Leyden par Charles Silvius, le fils de Willem Silvius (1521-1580) 58 , l’humaniste anversois qui a imprimé et publié l’intégralité des actes du même Landjuweel. 59
Ce n’est qu’après 80 ans de guerre (1568-1648), lors du traité de Westphalie, que la République des Pays-Bas a été reconnue, laissant le sud sous le contrôle des Habsbourg.
Les citoyens instruits s’exilent. Entre 150.000 et 200.000 réfugiés se seraient établis dans les Provinces-Unies et en Allemagne. Certaines villes, comme Francfort, Hambourg, Londres et Amsterdam, doivent leur prospérité à l’arrivée des réfugiés des Pays-Bas méridionaux. Après 1581, les autorités espagnoles ne tentent plus d’empêcher ces départs qui répondent à leur volonté de vider le pays de ses habitants protestants. 60
VAN CAPPELLE, Johannes Pieter, Anthonis van Stralen. National Library of the Netherlands (original from the University of Amsterdam), 1827 ;
GRAPHEUS, Abraham Grapheus; VAN STRALEN, Anthonis, VAN EVEN, Edward; Het Landjuweel van Antwerpen in 1561, Eene verhandeling Over Dezen Beroemden Wedstrijd Tusschen De Rederijkerskamers van Braband, Bewerkt naar Eventijdige Oorkonden En Versierd met 35 platen, naar tekeningen van Frans Floris en andere meesters, CJ Fontayn, Leuven, 1861 ;
PLEIJ, Herman, De eeuw van de zotheid. Over de nar als maatschappelijke houvast in de vroegmoderne tijd, Uitgeverij Bert Bakker, Amsterdam, 2007 ;
VAN BRUAENE,Anne-Laure, Om beters wille Rederijkerskamers en de stedelijke cultuur in de Zuidelijke Nederlanden (1400-1650), Amsterdam University Press, 2008 ;
Open Universiteit Nederland, Orientatiecursus cultuurwetenschappen, Van Bourgondische Nederlanden tot Republiek, Deel 2, 2009 ;
CHRISTMAN, Victoria, The Coverture of Widowhood: Heterodox Female Publishers in Antwerp, 1530-1580. The Sixteenth Century Journal, 2011 ;
VAN DIXHOORN,Arjan, Monumentalizering van een festival. Het Antwerpse landjuweel van 1561 als historische gebeurtenis. Jaarboek de Fonteine (2011-2012), 15-42 ;
MEGANCK, Tine Luk, Pieter Bruegel The Elder, Fall of the Rebel Angels, Art, Knowledge and Politics on the Eve of the Dutch Revolt, SilvanaEditoriale, Milano, 2014 ;
NIJENHUIS, Andreas, Les Pays-Bas au prisme des Réformes (1500-1650), L’Europe en conflits, p. 101-136, Presses universitaires de Rennes, 2019. ↩︎
CHARLES, Pierre-Yves, Chercheur invité à l’Université Libre d’Amsterdam, La Réformation des Réfugiés, site internet de l’Eglise protestante unie de Belgique; ↩︎
MEGANCK, Tine Luk Meganck (Op. cit.) underscores that « Bruegel’s visual language is closely related to the poetic imaginary of the rhetoricians. Like the rhymesters, Bruegel often presented a serious message with a dash of mockery, as an inversion of the established order, as the world upside down. »↩︎
GODIN, André. Érasme et son banquier. In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 34 N°4, pp. 529-552, Octobre-décembre 1987. ↩︎
VAN DIXHOORN,Arjan, (Op. cit.), s’appuyant sur Vandommele, soutient que le mot « Art » (consten) se réfère ici seulement aux arts libéraux et aux arts mécaniques et non aux arts ”supérieurs ». Cet argument ne tient pas, car le leitmotiv de l’ensemble du Landjuweel, comme Vandommele lui-même le démontre avec force, était que l’harmonie de la poésie et de la musique, un don du ciel, était la seule base viable d’une paix et d’une concorde durables. Le thème du Réveil des arts « supérieurs » est d’ailleurs le thème d’un tableau peint par Frans Floris en 1560, un peintre et un intellectuel influent appartenant aux organisateurs du Landjuweel. Parmis les arts endormis de Floris, la musique, la sculpture, la cartographie, etc. ↩︎
GRAPHEUS, Abraham; VAN STRALEN, Anthonis; VAN EVEN, Edward; Het Landjuweel van Antwerpen in 1561, Eene verhandeling Over Dezen Beroemden Wedstrijd Tusschen De Rederijkerskamers van Braband, Bewerkt naar Eventijdige Oorkonden En Versierd met 35 platen, naar tekeningen van Frans Floris en andere meesters, CJ Fontayn, Leuven, 1861 ; ↩︎
GRAPHEUS, Abraham; VAN STRALEN, Anthonis; VAN EVEN, Edward; Ibid. ; ↩︎
La Fête de la Fédération était une célébration qui se déroula au Champ-de-Mars le 14 juillet 1790, premier anniversaire de la prise de la Bastille. Avec plus de 300 000 personnes présentes, l’événement célébrait les réalisations de la Révolution française (1789-1799) et l’unité du peuple français. La fête elle-même fut un accomplissement monumental : des dizaines de milliers de citoyens français se portèrent volontaires pour travailler dans la boue et la pluie à la construction d’un amphithéâtre sur le Champ-de-Mars, avec un autel de la Patrie colossal en son centre. Cet événement marqua la naissance du patriotisme français, du moins au sens où on l’entend aujourd’hui, et fut la première célébration du 14 juillet, fête nationale française, toujours célébrée chaque année. Parallèlement, cette fête marqua l’apogée de l’unité pendant la Révolution française, car par la suite, les révolutionnaires sombrèrent dans des luttes entre factieux et une politique fondée sur la terreur. ↩︎
VAN CAPPELLE, Johannes Pieter, Anthonis van Stralen. National Library of the Netherlands (original from the University of Amsterdam), 1827; ↩︎
Comme Friedrich Schiller, patriote et citoyen du monde
La Révolution de juillet 1830
Ministre de l’Instruction publique sous la IIe République A. Ecole Maternelle B. Ecole Primaire C. Exposé des motifs de la loi de juin 1848 sur l’Ecole D. Des instituteurs pour éclairer le monde rural E. Enseignement secondaire F. Haute Commission des études scientifiques et littéraires G. Une Ecole d’Administration H. Education pour tous tout au long de la vie I. Bibliothèques circulantes J. Beaux-Arts, hygiène et gymnastique au programme K. Concorde citoyenne
Conclusion
Annexe : œuvres d’Hippolyte Carnot
Quelque ouvrages et articles consultés
« L’arbre que vous plantez est jeune comme la République elle-même (…) Il étendra sur vous ses rameaux, de même que la République étendra sur la France les bienfaits de l’Instruction populaire. »
Hippolyte Carnot, Memorial, dossier 13, 1848.
Lazare Carnot, général, ministre de l’Intérieur sous les Cent-Jours..Léonard Sadi Carnot, physicien.Hippolyte Carnot, ministre de l’Instruction publique, IIe République
1. Introduction
Hippolyte Carnot (1801-1888) n’a ni la gloire de son père Lazare Carnot (1753-1823), « l’organisateur de la victoire » de l’An II, ni le renom de son frère, l’inventeur de la thermodynamique Léonard Sadi Carnot (1796-1832), ni le destin tragique de son fils, François Sadi Carnot (1837-1887), président de la République assassiné par un anarchiste à Lyon.
L’histoire retient presqu’ exclusivement ses magnifiques « Mémoires sur Lazare Carnot par son fils », où il relate l’action, les idées et la vie de son père, le « grand Carnot », esprit scientifique, poète, fervent républicain et ministre de la Guerre.
Hippolyte reste méconnu alors que sa longue vie (87 ans), un peu plus longue que celle de Victor Hugo (83 ans) couvre presque tout un siècle (1801-1888) et que son œuvre et son influence sont considérables.
Le XIXe siècle est une période de profonds changements. La flamme de l’espérance allumée par les Révolutions américaine et française, l’idéal de la liberté, de la fraternité et de l’émancipation, aussi bien des individus, des peuples que des Etats souverains, s’avère in-éteignable, s’affirme et se prolonge tout au long du XIXe siècle. La longue marche vers un nouveau paradigme est semée d’embûches. Les mutations s’opèrent lentement sur fond de crises brutales et de ruptures violentes.
Durant sa longue vie, Hippolyte Carnot connaîtra indirectement ou directement :
Deux empires : 1803-1814 : Premier Empire sous Napoléon Bonaparte 1852-1870 : Second Empire sous Napoléon III
Trois monarchies : 1814-1815 : Première restauration sous Louis XVIII 1815-1830 : Seconde restauration sous Charles X 1830-1848 : Monarchie de juillet sous Louis-Philippe, duc d’Orléans.
Deux républiques : 1848-1852 : IIe République 1870 : IIIe République
Trois révolutions exprimant la ferveur républicaine : 1830 (Trois glorieuses) ; 1848 (soulèvements) ; 1871 (Commune).
Ainsi, dans un environnement toujours en transformation, traversant révolutions, coups d’État, monarchies, empires ou républiques, guerres et procès, celui qui sera (trop) brièvement ministre de l’Instruction publique en 1848, ami de Victor Hugo, Hippolyte Carnot sera un bâtisseur et un inspirateur.
Philosophe et journaliste, mémorialiste et ministre, franc-maçon et croyant, exilé politique et député, sénateur et membre de l’Académie, il participe à tous les combats pour les libertés publiques et privées, jette les bases de la formation des professeurs et de l’école gratuite et obligatoire, y compris maternelle, crée l’ancêtre de l’ENA et défend les causes les plus avancées (scolarisation des filles, suffrage universel, lutte contre l’esclavage et abolition de la peine de mort).
Etant donné que le nom et encore moins l’action d’Hippolyte Carnot ne figurent nulle part sur le site du ministère, l’auteur se désole que « rares sont ceux, y compris au ministère de l’Éducation nationale, qui rendent hommage au rôle et la personnalité d’Hippolyte Carnot ».
Les anthologies de textes et discours fondateurs de l’école républicaine, qui se sont multipliées ces dernières années, l’oublient systématiquement.
« C’est donc la réparation d’une injustice et d’un oubli que nous effectuerons en retraçant la vie et l’œuvre d’Hippolyte Carnot qui vont bien au-delà de ses projets et réalisations éducatives. Par sa stature, sa formation, son parcours, ses idées, ses écrits et combats, cet homme aux multiples talents nous permettra de retracer l’histoire de la construction de l’école et donc de la société au XIXe siècle (…) Et comme cette question renvoie à la question politique, sociale voire économique et culturelle de la nation, et comme le ministre fut de tous les combats philosophiques de son siècle (…) c’est en grande partie l’histoire d’un siècle qui sera évoquée (…) ».
Le texte intégral de cette magnifique biographie est en accès gratuit sur internet et nous nous en sommes largement inspiré pour écrire ce texte.
3. De la charité à la scolarisation universelle
Ecole primaire à l’époque de l’ancien régime.
Afin de pouvoir pleinement appréhender l’apport fondamental des conceptions de Lazare Carnot et du début de leur mise en œuvre par son fils Hippolyte, un bref historique de la scolarisation de notre pays s’impose.
Éduquer une poignée d’enfants plus ou moins talentueux ? On a su faire, surtout depuis les conseils savoureux des grands pédagogues de la Renaissance (Vittorino da Feltre, Alexandre Hegius, Erasme de Rotterdam, Juan Luis Vivès, Comenius, etc.). Mais organiser l’enseignement obligatoire, laïque et gratuit pour toute une nation, garçons et filles, restait un énorme défi à relever.
Et comme le montre la chronologie qui suit, la route vers la scolarisation universelle a été semée de nombreuses embûches.
En France, dès le XVIe siècle, l’Etat royal confie à l’église catholique (Jésuites, Oratoriens) le soin de former les enfants de la noblesse : seules les familles aisées arrivent à payer un précepteur pour les leurs, les autres, souvent qualifiés de personnes « n’étant pas faites pour des études », restent essentiellement analphabètes.
Au XVIIe siècle, de saints hommes, émus de la grande misère des enfants du peuple fondèrent des ordres enseignants qui prirent en charge gratuitement les orphelins et les enfants abandonnés. Un enseignement avant tout religieux, mais leur fournissant de quoi manger, des rudiments d’éducation et des bases d’écriture et de calcul. Au XVIIIe siècle, des congrégations féminines prirent en charge de la même façon les filles pauvres.
Peu importe ses motivations réelles, Louis XIV, après la révocation de l’édit de Nantes en 1685, ordonne en 1698 à chaque communauté villageoise ou paroisse d’ouvrir une école dont le maître doit être un prêtre catholique. C’est la première fois que l’Etat envisage de donner de l’instruction à des enfants des régions rurales. En charge d’y arriver, les Frères des Ecoles chrétiennes (« Lassalliens ») avec les méthodes qui seront les leurs.
Les chiffres de l’alphabétisation à la fin de l’Ancien Régime montrent l’ampleur et les limites de l’œuvre accomplie. On estime à cette époque à 37 % la proportion des Français assez instruits pour signer leur acte de mariage au lieu de 21 % un siècle plus tôt. L’instruction féminine progressait lentement et environ un quart des femmes étaient alphabétisées, très sommairement pour nombre d’entre elles. Les disparités étaient importantes entre les villes et les campagnes.
4. Malebranche et les Oratoriens
Paris, couvent de l’Oratoire.
Parmi les congrégations, les Oratoriens, depuis 1660 sous l’influence du philosophe et théologien Nicolas Malebranche (1638-1715) qui en prend la direction, font exception. En rupture avec l’aristotélisme des Jésuites et le dualisme prôné par René Descartes, Malebranche, devenu membre honoraire de l’Académie des Sciences, par des échanges épistolaires soutenus, va se laisser gagner par la vision optimiste du grand scientifique allemand Wilhelm Gottfried Leibniz(1646-1716). Réconciliant sciences et foi, sur le plan métaphysique, son dieu est un Dieu sage et raisonnable respectant toujours son essence et les lois de l’ordre qu’il engendre. Sa perfection réside avant tout dans sa fonction de législateur, identifiée à la sagesse ou à la raison, plutôt que dans un pouvoir arbitraire.
Malebrache, patron des OratoriensLeibniz
Deux exemples démontrent l’excellence de l’ enseignement des Oratoriens : Gaspard Monge et Lazare Carnot, deux grands esprits scientifiques et futurs cofondateurs de l’Ecole polytechnique. Convaincus que l’avenir politique, économique et industriel de la République en dépendait, ils mèneront le combat pour que la meilleure éducation possible soit accessible à tous et pas seulement aux privilégiés dont ils faisaient partie.
Fils d’un marchand savoyard, Gaspard Monge (1746-1818), suit des études au collège des Oratoriens de Beaune, sa ville natale. Dès 17 ans, il enseigne les mathématiques chez les Oratoriens de Lyon, puis en 1771, les mathématiques et la physique à l’École du Génie établie à Mézières. La même année, il entre en contact avec le physicien Jean Le Rond d’Alembert (1717-1783) et correspond avec le mathématicien Nicolas de Condorcet (1743-1794) qui le pousse à présenter quatre mémoires, un dans chacun des domaines des mathématiques qu’il étudie alors. Ses talents de géomètre ne tardent pas à s’exprimer : à l’Ecole du Génie de Mézières, il invente « la Géométrie descriptive » qui sera intégrée dans le programme d’études de l’école et qui fut essentielle à la révolution industrielle qui s’annonçait…
Quant au futur général Lazare Carnot (1753-1823), fils d’un notaire bourguignon, après des études chez les Oratoriens d’Autun (1762), il intègre lui aussi l’École du Génie de Mézières (1771) où il reçoit l’enseignement de Gaspard Monge.
5. La Révolution des esprits (1789)
En 1789, la Révolution chamboulera la situation. Dès le 13 février 1790, toutes les corporations et congrégations religieuses sont supprimées par décret et les religieux reçoivent l’injonction de prêter serment à la Révolution. C’est une remise en cause totale d’une Église toute puissante mais également l’effondrement du peu d’instruction qui existait.
En rupture avec l’Ancien Régime, la Constitution de 1791 affirme qu’il sera
« créé et organisé une instruction publique commune à tous les citoyens. »
Talleyrand.
Un rapport et un projet de loi, sont présentés par Talleyrand (1754-1838), le 10 septembre 1791. Rédigé grâce à la contribution des plus grands savants de l’époque (Condorcet, Lagrange, Monge, Lavoisier, La Harpe), le Rapport sur l’Instruction publique de Talleyrand, constitue une véritable rupture par rapport à la façon dont l’instruction était conçue pendant l’Ancien régime. Il pose la question de l’instruction publique dans des termes nouveaux, aussi bien au niveau des principes (l’instruction publique est présentée comme une nécessité à la fois politique, sociale et morale, et donc comme quelque chose que l’Etat doit garantir aux citoyens) qu’au niveau formel. Ce plan embrasse l’ensemble de l’éducation nationale, qui est organisée sur quatre niveaux et dont les établissements sont distribués sur le territoire national en fonction des découpages administratifs. Il met sur le papier les bases d’un enseignement gratuit pour tous y compris les filles (écoles et programmes séparés) et précise qu’« on y apprendra les premiers éléments de la langue française, soit parlée, soit écrite ».
En 1794, le juriste Bertrand Barère de Vieuzac (1755-1841) précisera :
« Nous enseignerons le français aux populations quiparlent le bas-breton, l’allemand, l’italien ou le basque, afin de les mettre en état de comprendre les lois républicaines, et de les rattacher à la cause de la Révolution. »
Faute de temps, il n’est pas voté.
Dans son projet de loi, Talleyrand propose la création d’une école primaire dans chaque commune. L’Assemblée constituante venait de fixer l’organisation territoriale encore en place aujourd’hui. Le décret du 14 décembre 1789 venait de créer 44 000 municipalités (sur le territoire des anciennes « paroisses ») baptisées « communes » en 1793. La loi du 22 décembre 1789 créa les départements, le décret du 26 février 1790 en fixa le nombre à 83.
6. Le Comité d’Instruction publique (1791)
Nicolas de Condorcet.
Un mois après le rapport de Talleyrand, le 14 octobre 1791, à l’Assemblée nationale législative, est créé un premier « Comité d’Instruction publique » dont Condorcetest élu président et l’avocat Emmanuel de Pastoret vice-président, les autres membres étant le futur général Lazare Carnot, le député Jean Debry, le mathématicien Louis Arbogast et l’homme politique Gilbert Romme.
Condorcet préside, en outre, l’une des trois sections, celle relative à l’organisation générale de l’Instruction publique. Le 5 mars 1792 il est nommé rapporteur du projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique que le comité doit présenter à l’Assemblée.
Formé à 11 ans au collège des Jésuites de Reims, il est envoyé à 15 ans au collège de Navarre à Paris. De cette éducation-là, avant tout religieuse, il conservera toute sa vie des souvenirs douloureux et lui reprochera notamment ses brutalités et ses méthodes humiliantes. Son indignation le conduit à imaginer une approche totalement différente. Dans La Bibliothèque de l’homme public, il publie en 1791 « Cinq mémoires sur l’Instruction publique » constituant un véritable plan.
Ils seront la base du projet qu’il rédige à la Législative et seront approuvés par le comité d’instruction publique le 18 avril et présentés à l’Assemblée nationale les 20 et 21 avril 1792.
7. Condorcet et le parti américain
Hagiographe du physiocrate Anne Robert Jacques Turgot(1727-1781), tout en critiquant le sectarisme des « économistes », Condorcet adhère à certaines thèses physiocrates, notamment l’établissement de l’impôt sur le seul revenu agricole, considéré comme l’unique source de richesse de la nation, l’industrie étant considérée comme une catégorie « stérile » de l’économie nationale (voir mon article « La face cachée de la planète Marx »).
Pour les physiocrates, grands défenseurs de la rente terrienne qui les engraissait, l’ennemi à combattre était bien cet Etat centralisé, dirigiste et mercantile que Colbert, marchant dans les pas de Sully, avait commencé à mettre en place.
Ce qui n’empêche pas Condorcet, plus courageux que bien des gens de sa génération, de monter sur le devant de la scène pour soutenir ouvertement la Révolution américaine dans sa lutte contre les horreurs de l’Empire britannique : esclavage, peine de mort, droits de l’homme et de la femme.
Thomas JeffersonThomas PaineNicolas de Condorcet
Bien qu’ami de Voltaire, Condorcet écrit un éloge vibrant de Benjamin Franklin. Ami du pamphlétaire anglais influent Thomas Paine(1737-1809), il publie en 1786 « De l’influence de la Révolution d’Amérique sur l’Europe », dédié à La Fayette. Dans ce vibrant plaidoyer pour la démocratie et la liberté de la presse, Condorcet considère que l’Indépendance américaine pourrait servir de modèle à un nouveau monde politique.
Avec Paine et du Chastellet, Condorcet collabore de façon anonyme à une publication intermittente, Le Républicain, qui promeut les idées républicaines. À cette époque, il existe dans le monde seulement quelques états appelés républiques (les cantons suisses, Venise, les Provinces-Unies, notamment).
Par la suite, Condorcet se disputera violemment avec le deuxième président des Etats-Unis, John Adams, dont les encyclopédistes rejettent avec mépris le projet d’un parlement bicaméral.
Condorcet se lie également avec le président américain Thomas Jefferson qui promeut et fait publier les écrits de Condorcet en faveur du physiocrate Turgot pour les faire connaître en Amérique. Le 31 juillet 1788, Jefferson écrit à James Madison : « Je vous envoie aussi deux petits pamphlets du marquis de Condorcet, dans lesquels se trouve le jugement le plus judicieux que j’aie jamais vu sur les grandes questions qui agitent cette nation en ce moment ». Il s’agissait des « Lettres d’un Citoyen des États-Unis à un Français et des Sentimentsd’un Républicain ».
Sophie de Grouchet, marquise de Condorcet.
Pendant son séjour à Paris, Jefferson fréquente le salon cosmopolite de Mme de Condorcet. Avant de retourner en Amérique, il reçoit ses amis les plus proches une dernière fois chez lui, à l’hôtel de Langeac : Condorcet, La Rochefoucauld, Lafayette et le gouverneur Morris.
Après le retour de Jefferson en Amérique, Condorcet continua son dialogue avec le secrétaire d’État américain de Washington. Le 3 mai 1791, il lui envoya une copie du rapport sur le choix d’une unité de mesure, présenté par Borda, Lagrange, Laplace, Monge et lui-même, à l’Académie des sciences le 19 mars, et soumis ensuite à l’Assemblée nationale le 26. Il s’agissait en effet d’un centre d’intérêt commun : le 4 juillet 1790, Jefferson avait présenté au Congrès américain son rapport sur les poids et les mesures, dont il avait envoyé un exemplaire à Condorcet. C’était la même foi dans le progrès qui encourageait les deux hommes à soutenir l’idée d’un système de mesure décimal et universel.
Dans une lettre, Jefferson informe Condorcet des travaux d’un mathématicien et astronome américain noir, Benjamin Banneker, auteur d’un almanach, dont il lui envoie un exemplaire. Dans les « Réflexions sur l’esclavage des nègres », bien que partisan convaincu de la liberté des noirs, Condorcet s’était exprimé en faveur d’une abolition graduelle de l’esclavage de la même manière que Jefferson dans ses « Notes on the State of Virginia ».
Jefferson oscilla dans ses positions, attribuant l’infériorité des Noirs tantôt à des causes naturelles, tantôt aux effets de l’esclavage, tandis que Condorcet – en accord avec Franklin – était convaincu depuis toujours de l’égalité naturelle de tous les hommes.
Dans les faits, celui qui fut le troisième président des Etats-Unis, posséda plus de 600 esclaves au cours de sa vie adulte. Il a libéré deux esclaves de son vivant, et cinq autres ont été libérés après sa mort, dont deux de ses enfants issus de sa relation avec son esclave Sally Hemings. Après sa mort, les autres esclaves ont été vendus pour rembourser les dettes de sa succession.
Jefferson s’oppose avec force aux « Fédéralistes » comme Alexander Hamilton qui promeuvent un Etat fédéral fort, le dirigisme économique à la Colbert et le mercantilisme. Condorcet va encourager Jefferson dans son projet de « démocratie agraire », la vision physiocratique des grands propriétaires terriens qui deviendra, jusqu’à l’arrivée de Lincoln et son conseiller Henry Carey, l’idéologie du Parti Républicain américain.
8. Le Plan Condorcet
Les progrès de la science et de la raison mèneront au bonheur des sociétés et des individus, estime Condorcet. Dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, il écrit :
« Nos espérances, sur l’état à venir de l’espèce humaine, peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l’inégalité entre les nations, les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin, le perfectionnement réel de l’homme. »
Préférant « L’Instruction publique » à l’éducation nationale, il rêve d’une instruction totalement indépendante de l’État et libre de tout dogmatisme :
« La puissance publique ne peut même sur aucun objet, avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités ; elle ne doit imposer aucune croyance. » (Sur l’instruction publique, premier mémoire, 1791).
Esquissant des principes laïques, pour Condorcet, « les principes de la morale enseignée dans les écoles et dans les instituts seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent également à tous les hommes. »
A l’Assemblée nationale, il est massivement applaudi lorsqu’il déclare que « dans ces écoles les vérités premières de la science sociale précéderont leurs applications. Ni la Constitution française ni même la Déclaration des droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens, comme des tables descendues du ciel, qu’il faut adorer et croire. Leur enthousiasme ne sera point fondé sur les préjugés, sur les habitudes de l’enfance ; et on pourra leur dire : ‘Cette Déclaration des droits qui vous apprend à la fois ce que vous devez à la société et ce que vous êtes en droit d’exiger d’elle, cette Constitution que vous devez maintenir aux dépens de votre vie ne sont que le développement de ces principes simples, dictés par la nature et par la raison dont vous avez appris, dans vos premières années, à reconnaître l’éternelle vérité. Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auront été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d’utiles vérités ; le genre humain n’en resterait pas moins partagé en deux classes, celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves.’»
Pour Condorcet, il s’agit d’assurer le développement des capacités de chacun et de tendre au perfectionnement de l’humanité. Son projet propose d’instituer cinq catégories d’établissements :
les écoles primaires visant à la formation civique et pratique ;
les écoles secondaires dans lesquelles sont surtout enseignées les mathématiques et les sciences ;
les instituts, assurant dans chaque département la formation des maîtres d’écoles primaires et secondaires et, aux élèves, un enseignement général ;
les lycées, lieu de formation des professeurs et de ceux qui « se destinent à des professions où l’on ne peut obtenir de grands succès que par une étude approfondie d’une ou plusieurs sciences. » ;
la Société nationale des sciences et des arts ayant pour mission la direction des établissements scolaires, l’enrichissement du patrimoine culturel et la diffusion des découvertes.
Son plan se caractérise également par l’égalité des âges et des sexes devant l’instruction, l’universalité et la gratuité de l’enseignement élémentaire et la liberté d’ouverture des écoles. Enfin la religion ne doit relever que de la sphère privée.
Le projet n’oublie nullement « le peuple », car des conférences hebdomadaires et mensuelles destinées aux adultes doivent permettre de « continuer l’instruction pendant toute la durée de la vie », une ambition que reprendront à leur compte l’abbé Grégoire(1750-1831) et Hippolyte Carnot.
Comme le relate Paul Carnot : « L’Assemblée Constituante, dans sa courte existence, n’avait pu que transmettre le fameux rapport de Talleyrand à la Convention. Celle-ci, après les rapports, non moins fameux – de Condorcet et de Lakanal, après les discussions de son Comité d’Enseignement (presque aussi actif que le Comité de Salut public), avait proclamé des principes qui sont toujours les nôtres ceux de l’École primaire, obligatoire, gratuite et laïque. La Déclaration des Droits de l’Homme (art. XXII) proclamait, avec Robespierre ‘L’Instruction est le besoin de tous ; la société doit favoriser, de tout son pouvoir, les progrès de la raison publique et mettre l’Instruction à la portée de tous les citoyens’. »
Tous les partis, chose rare, étaient d’accord sur ces points. Les Girondins (Condorcet, Ducos) disaient, avec François Xavier Lanthenas (1754-1799), que:
« L’instruction est la première dette de l’État envers les citoyens. »
A propos de la gratuité, Georges Danton dira
« Nul n’est maître de ne pas donner l’instruction à ses enfants. Il n’y a pas de dépense réelle là où est le bon emploi pour l’intérêt public. Après le pain, l’instruction est le premier besoin du peuple.»
Mais le programme d’instruction publique menant à la perfectibilité de l’humanité, grâce à la raison, n’est pas une priorité, car le roi Louis XVI, sur proposition du général Dumouriez, vient de décider de se rendre à l’Assemblée nationale pour lui proposer de déclarer la guerre contre l’Autriche… A cela s’ajoute que l’argent pour l’éducation manque.
Condorcet doit interrompre la lecture de son projet. A la fin de l’après-midi de ce 20 avril 1792, l’Assemblée adopte la déclaration de guerre au roi de Bohême et de Hongrie, à l’unanimité moins sept voix. Le lendemain Condorcet termine la lecture de son projet. L’Assemblée décrète l’impression du rapport mais en diffère la discussion. C’est en vain que Romme, au nom du comité d’Instruction publique, demandera le 24 mai l’inscription à l’ordre du jour de la discussion du rapport. Le projet de Condorcet n’aura pas, tout comme le rapport de Talleyrand, le temps d’être débattu et ne sera pas adopté.
9. La bataille sous la Convention (1792-1795)
Joseph Lakanal.
Les protagonistes de l’an I (sous la Convention) ne furent guère plus décisionnaires. Un nouveau Comité d’instruction publique est constitué. L’abbé Grégoire, abolitionniste et ami intime de Lazare Carnot et plus tard de son fils Hippolyte, et Joseph Lakanal(1762-1845) en font partie.
Le 12 décembre 1792, Marie-Joseph de Chénier(1764-1811) lit les propositions de Lanthénas qui reprend les idées de Talleyrand et Condorcet. Les discussions sont stériles et le projet est balayé par Marat. Ce dernier s’exclame ce jour-là :
« Quelque brillants, dit il, que soient les discours que l’on nous débite ici sur cette matière, ils doivent céder place à des intérêts plus urgents. Vous ressemblez à un général qui s’amuserait à planter et déplanter des arbres pour nourrir de leurs fruits des soldats qui mouraient de faim. Je demande que l’assemblée ordonne l’impression de ces discours, pour s’occuper d’objets plus importants. »
Lepeltier Saint-Fargeau.
L’année d’après, Robespierre opte pour un plan d’éducation nationale imaginé par Lepeltier de Saint-Fargeau(1760-1793).
Selon ce plan, présenté par Robespierre en personne, le 13 juillet 1793, l’instruction sans une bonne dose d’idéologie républicaine ne saurait suffire à la régénération de l’espèce humaine. C’est donc l’État qui doit se charger d’inculquer une morale républicaine, en prenant en charge l’éducation en commun des enfants entre 5 et 12 ans.
Le 21 Janvier 1793, le Roi est décapité. Alors que pour Carnot, il s’agit de ne plus jamais permettre le retour de la lignée des Bourbons, Condorcet, adversaire par principe à la peine de mort, s’y oppose. Les débats sur l’instruction publique sont ajournés. Ce n’est qu’en fin d’année qu’une législation de compromis sur l’organisation des écoles primaires voit le jour ; elle rend l’instruction obligatoire et gratuite pour tous les enfants de six à huit ans et fixe la liberté d’ouvrir des écoles. Le décret du 19 décembre 1793 précise que les études primaires forment le premier degré de l’instruction : on y enseignera les connaissances rigoureusement nécessaires à tous les citoyens et les personnes chargées de l’enseignement dans ces écoles s’appelleront désormais « instituteurs ». Ce décret ne sera que partiellement appliqué.
1794 vit rédiger une profusion de textes législatifs sur le sujet :
le décret du 27 janvier 1794 impose enfin l’instruction en langue française.
Le 21 octobre 1794 une autre décision organise la distribution des premières écoles dans les communes.
Le 30 octobre est créée, pour former des enseignants, la première « école normale » sur l’impulsion de Dominique Joseph Garat, de Joseph Lakanal et du Comité d’instruction publique. La loi précise qu’« Il sera établi à Paris une École normale, où seront appelés, de toutes les parties de la République, des citoyens déjà instruits dans les sciences utiles, pour apprendre, sous les professeurs les plus habiles dans tous les genres, l’art d’enseigner ». L’école, prévue pour près de 1 500 élèves, s’installe dans un amphithéâtre du Muséum national d’histoire naturelle, trop petit pour accueillir toute la promotion. Rapidement fermée, elle réunit néanmoins des professeurs brillants, tels que les scientifiques Monge, Vandermonde, Daubenton et Berthollet.
Le 17 novembre, Lakanal fait adopter une loi rendant l’instruction gratuite, la République assurant un traitement et un logement aux instituteurs et autorisant la création d’écoles privées.
Entrée de l’Ecole polytechnique.
Également en 1794, Jacques-Élie Lamblardie, Gaspard Monge et Lazare Carnot, pères fondateurs de l’institution, se voient confier la mission d’organiser une « Ecole centrale des travaux publics », renommée « École polytechnique » en 1795 par Claude Prieur de la Côte d’Or, pour pallier la pénurie d’ingénieurs dans la France d’après la Révolution.
Gaspard MongeClaude Prieur de la Côte d’OrJacques Elié Lamblardie
Malheureusement, sur le plan d’une scolarisation universelle, le bilan de 1795 est désastreux : aucun des décrets de 1794 n’a été appliqué!
Pire encore, le 25 octobre 1795, une nouvelle loi élaborée par Pierre Daunou marque même un recul : faute de budget, l’instruction n’est plus gratuite, les instituteurs doivent être salariés par les élèves (et leurs riches parents) et le programme scolaire devient indigent. Cette loi est restée en vigueur jusqu’aux textes napoléoniens sur l’enseignement secondaire et supérieur en 1802. Si elle prévoit l’abandon de l’obligation scolaire et de la gratuité, cette loi préconise la création d’une école primaire par canton et « d’école centrales » secondaires dans chaque département.
Les nouvelles autorités fixent aux communes des délais pour l’organisation des écoles. Elles mandatent des envoyés spéciaux pour voir si les communes prennent les mesures nécessaires pour rechercher et installer un instituteur.
Dans les villes, l’administration parvient à recueillir un certain nombre de candidats instituteurs, mais à la campagne, bien souvent la liste demeure vierge. Les administrations locales, en plus du problème de recrutements, se heurtent au problème du local, du mobilier, du chauffage de l’école et des ouvrages à utiliser. Les instituteurs en exercice se plaignent de la pénurie d’élèves car l’école républicaine suscite de la méfiance. Quand l’instituteur se risque à remplacer le catéchisme et les Évangiles par la Constitution et les Droits de l’Homme, les parents, incités en cela par des prêtres réfractaires, préfèrent garder leurs enfants chez eux. Le Comité d’instruction publique est submergé de questions, accablé de suggestions et de demandes.
Le 17 novembre 1795, Lakanal fait adopter par la Convention une nouvelle loi. L’instruction reste gratuite mais non obligatoire. Elle assure un traitement fixe et une retraite aux instituteurs et institutrices et leur fournit un local et un logement. Elle autorise tout citoyen à fonder des écoles particulières (privées).
10. Lazare Carnot sous les Cent-Jours (mars-juin 1815)
Jean-Antoine Chaptal.
Le 9 novembre 1799, Bonaparte fomente un coup d’État et établit le régime du Consulat. Premier Consul, il signe avec le pape Pie VII le Concordat le 16 juillet 1801 qui abolit la loi de 1795 séparant l’Église de l’État.
Saisissant l’occasion du moment, et avant tout cherchant à répondre aux besoins immédiats, le ministre de l’Intérieur, le chimiste et industriel républicain Jean-Antoine Chaptal (1756-1832) soumet alors à Bonaparte un projet d’organisation de l’enseignement secondaire, confié, en particulier aux Oratoriens de Tournon. En 1800 il présente son « Rapport et projet de loi sur l’instruction publique. »
Rappelé par le Premier consul, Lazare Carnot reçoit le portefeuille de la Guerre qu’il conservera jusqu’à la conclusion de la paix d’Amiens en 1802, après les batailles de Marengo et d’Hohenlinden.
Révolutionnaire de la première heure, mais aussi modéré et républicain, il vote contre le Consulat à vie, puis est le seul Tribun à voter contre l’Empire le 1er mai 1804. Dès lors, privé de toute influence politique, il se recentre sur l’Académie des sciences. En 1814, la défense d’Anvers, ville dont il sera maire, lui est confiée : il s’y maintient longtemps et ne consent à remettre la place que sur l’ordre de Louis XVIII.
Mais quelques mois plus tard, l’Empereur revient au pouvoir pour les Cent-Jours, du 20 mars au 7 juillet 1815 (3 mois et 17 jours). C’est à ce moment que Lazare Carnot, menacé d’arrestation au point de se cacher rue du Parc-Royal, est nommé ministre de l’Intérieur le 22 mars 1815. Et comme ce ministère comporte dans ses attributions l’Instruction publique, il peut alors lancer le projet éducatif qui lui tient à cœur.
Trois jours après son installation au ministère, Lazare Carnot commande une étude sur l’enseignement.
Pour Carnot et Grégoire, l’éducation et l’instruction doivent « élever à la dignité d’Homme tous les individus de l’espèce humaine », éduquer autant que moraliser, et répandre l’amour entre les hommes.
Lazare Carnot.
Pendant les Cent-Jours, Carnot a juste eu le temps de préparer, en avril 1815, un « plan d’ensemble pour l’éducation populaire » suivi d’un décret et de la création d’une Commission spéciale pour l’enseignement élémentaire chargée de tracer des perspectives en la matière en s’inspirant des modèles anglais et hollandais.
Familiarisé avec les « brigades » inventées par Gaspard Monge à l’école du Génie de Mézières et ensuite à Polytechnique, où les meilleurs élèves encadrent les autres, Carnot est plus que favorable au système de l’enseignement mutuel dans les écoles populaires. Répandu en Angleterre et en Suisse, Carnot va l’établir en France.
Convaincu de l’importance de la musique, il souhaite l’enseignement de celle-ci aux élèves. Dans cette intention, il rencontre plusieurs fois Alexandre-Étienne Choron (1771-1834), lui aussi passé par les Oratoriens, qui réunit un certain nombre d’enfants et leur fit exécuter en sa présence plusieurs morceaux appris en fort peu de leçons. Par ailleurs, Carnot connaissait le pédagogue Louis Bocquillon, dit Wilhem (1781-1832) depuis dix ans. Il entrevit aussi la possibilité d’introduire, par lui, le chant dans les écoles, et tous deux visitèrent ensemble celle de la rue Jean-de-Beauvais, ouverte à Paris à trois cents enfants. De son côté, Wilhem créa le mouvement musical de masse des « orphéons ».
11. Hippolyte Carnot reprend le flambeau de son père Lazare
Lazare, un esprit scientifique de haut vol, a des idées bien arrêtées sur l’éducation qui forgeront la personnalité de ses fils, notamment celle d’Hippolyte, le futur ministre de l’Instruction publique de la seconde République. Pour les deux Carnot,
« toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l’amélioration sous le rapport physique, intellectuel et moral de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. »
Plus que des « têtes bien pleines », il aspirait à faire de ses fils des « têtes bien faites », et de « nous faire connaître la saveur des bonnes choses plutôt que nous rendre infaillibles sur le sens des mots », selon les mots de son cadet. Pour Lazare, il s’agit de mettre à l’épreuve en famille les principes éducatifs qu’il prône pour la nation.
Bien que peu féru de langues mortes et plus attiré par les langues vivantes, Lazare initie ses enfants au latin, redevenu langue obligatoire dans les lycées impériaux créés en mai 1802. Pour le reste, si la riche bibliothèque paternelle permet à Sadi Carnot et à son frère Hippolyte de se familiariser avec les classiques indispensables à la culture humaniste qui fonde l’enseignement secondaire, elle les initie à d’autres penseurs plus contemporains et novateurs.
Parmi eux, Hippolyte s’intéresse à ceux qui se penchent sur les questions éducatives comme Rousseau, mais aussi à des philosophes plus originaux comme Saint-Simon dont son père disait :
« Voilà un homme que l’on traite d’extravagant, or il a dit plus de choses sensées dans toute sa vie que les sages qui le raillent […]. Mais c’est un esprit très original, très hardi dont les idées méritent de fixer l’attention des philosophes et des hommes d’État. »
Évoquant son père, Hippolyte dira plus tard :
« Les leçons que nous recevions avaient toutes pour objet de nous rendre, comme le maître qui les donnait, vertueux sans effort, sages sans système. »
Lazare Carnot fait entrer Hippolyte à l’institution polytechnique, 8 avenue de Neuilly. D’après Dalisson,
« le jeune Carnot y reçoit une éducation spartiate où, si la discipline n’exclut pas les châtiments corporels sous la férule ‘d’Inspecteurs généraux’, la pédagogie est novatrice. Les élèves sont répartis dans des classes selon leur âge et l’enseignement allie éducation intellectuelle et physique à travers des programmes qui complètent l’éducation paternelle. Hippolyte se perfectionne ainsi en lecture, en langues, anciennes et vivantes, en littérature, en mathématiques, en physique et géométrie, goûte à la chronologie, à l’histoire, au dessin, à la musique, à l’escrime et à la danse, se révélant en tout point un excellent élève ».
12. Exil de Lazare Carnot (1816)
Après la seconde abdication de Napoléon, Lazare Carnot fait partie du gouvernement provisoire. Exilé au moment de la Restauration, il est banni comme régicide en 1816 et se retire à Varsovie, puis à Magdebourg, où il consacrera le reste de ses jours à l’étude et surtout à l’éducation de ses enfants.
Dalisson : « quand il ne va pas en cours, il (Hippolyte) sert de secrétaire à son père qui continue son éducation ». A Magdebourg, « l’une des consolations de Carnot était de compléter l’éducation de son jeune fils, dont il dirigeait plus spécialement les études vers les questions historiques et l’économie sociale ». C’est donc en Prusse qu’Hippolyte trouve sa voie, abandonne les sciences « dures » pour se consacrer à la philosophie en général et à la philosophie politique et sociale en particulier. Là-bas, l’éducation a un statut privilégié depuis que Frédéric II a rendu l’enseignement primaire obligatoire en 1763, envisagé une forme de gratuité (pour les familles pauvres) et créé des gymnases pour le Secondaire. De quoi inciter Carnot père et fils à imaginer comment la France peut rattraper son retard.
Mieux encore, comme le précise Dalisson :
« la Prusse reste un royaume qui, comme la France quelques années plus tôt, a procédé à une levée en masse en 1813 pour chasser l’envahisseur. Le lien entre instruction populaire et sentiment national, entre éducation et économie, entre libéralisme et éducation nationale s’impose et rejoint les idéaux éducatifs de la famille Carnot. C’est pourquoi, à la demande du gouvernement, Lazare bâtit un projet éducatif en créant une ‘école professionnelle’ dans ce lointain pays d’accueil. Aidé d’Hippolyte il met sur pied un système complet d’enseignement pour l’agriculture et l’industrie. Si nous n’avons pas trace du texte, il influença sans doute le jeune homme pour ses années parisiennes et libérales autant que pour son futur ministère ».
13. Hippolyte avec l’abbé Grégoire
L’abbé Henri Grégoire, évêque de Blois.
De retour en France, Hippolyte se met en rapport avec les anciens amis de son père, notamment l’abbé Grégoire. Figure emblématique de la lutte pour l’émancipation des juifs et des noirs, cet « évêque révolutionnaire » réclame l’abolition totale des privilèges et prône le suffrage universel masculin.
Sur le principe, Hippolyte approuve. Cependant, dans la pratique, après avoir constaté l’engouement du peuple pour les exécutions publiques, il découvre avec quelle facilité on peut mener, voire manipuler une foule en jouant sur l’irrationnel, sur la passion et les pulsions, toutes choses qui rendent délicat l’usage du suffrage universel et peuvent mener à la dictature. Il en conclut que l’instruction populaire doit éclairer le peuple pour le faire revenir à des sentiments plus fraternels et raisonnables.
Pour l’abbé Grégoire, comme pour Carnot père et fils, l’esclavage doit être aboli, les nations doivent s’affranchir des Empires en recouvrant leur souveraineté et l’éducation doit affranchir les citoyens de l’ignorance, un ensemble de sujets merveilleusement réunis dans l’iconographie des bas-reliefs du socle de la statue de Gutenberg à Strasbourg, monument commémoratif réalisé par un ami aussi bien de l’abbé Grégoire que d’Hippolyte Carnot, et plus tard de Victor Hugo : le sculpteur David d’Angers.
Membre du Comité d’instruction publique, Grégoire réclame, comme le faisaient déjà avant lui les Oratoriens, la généralisation de la langue française et devient le rapporteur de la suppression des anciennes académies et de la création de l’Institut.
L’ouverture de toute une série ‘d’écoles spéciales’, tels l’Ecole polytechnique (1794) et l’Institut des langues orientales (1795), l’établissement du Musée du Louvre (1793), l’avant-projet de l’implantation d’une Bibliothèque nationale (1790), la création du Bureau des Longitudes (1795), le lancement des nouvelles unités de poids et mesures, système métrique et décimal, l’extension des écoles élémentaires à toutes les communes et l’un des fleurons de cette politique : la fondation du Conservatoire national des arts et métiers (1794) durent l’essentiel de leur mise en œuvre à l’énergie débordante de l’abbé Grégoire.
Il s’agit de transmettre des savoirs techniques à deux types de publics. D’un côté, des « grandes » écoles, tournées vers les nouvelles élites du pays, mettent en place un enseignement de haut niveau pour former savants et ingénieurs (École polytechnique, Ponts et chaussées, etc.) ou les futurs professeurs du nouveau système d’instruction publique avec l’École normale (1794) ; de l’autre, des écoles destinées à l’encadrement intermédiaire dans les manufactures, de bons ouvriers et chefs d’ateliers : c’est le cas des écoles d’arts et métiers, héritières de l’école professionnelle imaginée en 1780 à Liancourt (60) par le duc de la Rochefoucauld.
Sont également instaurées plusieurs grandes institutions qui existent encore aujourd’hui, parmi lesquelles, hors celles déjà nommées, le Muséum d’histoire naturelle (1793) au Jardin royal des plantes médicinales (1793) ou le musée des Monuments français (1795).
L’abbé Grégoire fait entrer le jeune Hippolyte dans la loge maçonnique dont il fait partie, Les Philadelphes. Inspiré par le combat de Grégoire, dont il sera l’exécuteur testamentaire et sur lequel il publiera une œuvre vers la fin de sa vie, Hippolyte, à peine âgé de 23 ans, publie « Gunima, nouvelle africaine du XVIIIe siècle » (1824) un conte philosophique relatant l’éducation morale du jeune Benjamin qui confronte ses préjugés et l’injustice du régime esclavagiste et de servitude des peuples dits hottentots du Cap aux principes des Lumières.
Étonnamment moderne, l’histoire relève le défi de la fraternité au moment où la France répondait aux revendications de reconnaissance d’Haïti.
Fidèle à la philosophie de l’abbé Grégoire, il proteste contre l’expulsion des juifs de Dresde où ils sont interdits de séjour. Indigné, il tente d’alerter l’opinion : depuis 1789 les juifs sont des citoyens français comme les autres. Il réaffirme sa foi dans la liberté des cultes qui a permis l’émancipation des juifs et s’écrie :
« Si l’on appelle juif celui que, dès le sein de sa mère, la société condamne au plus vil esclavage, qui végète sans droit dans sa patrie et sert de plastron aux insultes de la populace, à qui ses actions ne méritent rien (…) et que poursuivent sans relâche la honte et le mépris, alors je suis un juif et le serai toujours ».
14. Comme Friedrich Schiller, patriote et citoyen du monde
Extrait du livre de Dalisson : « La position de Carnot est résumée lors d’une fête en hommage à la Révolution française, le 19 mars 1838, à Paris. Il porte un toast au nom de ‘la sainte égalité, de la solidarité entre tous les peuples et toutes les races d’hommes dans un esprit de fraternité’ à ‘l’abolition de l’esclavage, à la cessation de cet affreux scandale de l’humanité’.
« De ce jour, il collabore régulièrement avec Victor Schoelcher, journaliste, franc-maçon, proche des saint-simoniens et membre des mêmes sociétés que lui et qu’il retrouvera trois ans plus tard au gouvernement de la République, puis en exil. Schoelcher a été confronté à l’esclavage à Cuba dès 1828 et pense aussi que leur émancipation doit être progressive, avant de changer d’avis et de devenir partisan de l’abolition immédiate.
« La liberté doit aussi s’appliquer aux peuples et donc aux nations, car ‘le principe de toute souveraineté réside dans la nation’. Fils de 1789 éduqué pendant les luttes d’émancipations nationales, étudiant pétri de romantisme, passionné par les révoltes des années quinze et trente avant d’être happé par le ‘Printemps des peuples’, Carnot place sa confiance dans la liberté des nations : ‘Le salut viendra des peuples s’unissant pour venir à bout de l’ennemi commun, le despotisme.’ Si les nations et les peuples libérés arrivent à s’entendre et à s’unir, elles bâtiront même ‘l’Europe unie’.
« Il soutiendra tout au long du siècle tous les combats nationaux, et donc les unités nationales, contre les empires qui oppriment les minorités. Car la nationalité, ‘c’est le droit de l’homme proclamé en 1789, le droit de se grouper selon ses affinités de caractère, de tradition, de race, de langue, c’est au fond la LIBERTÉ même’. Il est donc acquis, y compris après la guerre de 1870, à une sorte de « ‘droit des peuples à disposer d’eux-mêmes’ dans une Europe fondée sur la liberté des peuples.
« Dans ses écrits sur la politique extérieure revient régulièrement la maxime de Friedrich Schiller : ‘L’homme est créé libre, il est libre, fut-il né dans des chaînes. (…) Devant l’homme libre, ne tremblez pas.’ Cette liberté des peuples et des nations doit même s’appuyer, horresco referens, sur la nécessaire réconciliation entre la France et l’Allemagne, deux peuples voisins que les vicissitudes de l’histoire ont séparés, mais qui sont « deux amis que de longues querelles ont divisés et qui ont besoin de s’expliquer’ ».
14. La Révolution de juillet 1830
Hippolyte Carnot, fusil à la main, sur les barricades, caricature de Cham.
La Révolution de 1830, dite aussi révolution de Juillet ou encore « Trois Glorieuses », se déroule à Paris du 27 au 29 juillet 1830.
Une partie des Parisiens se soulève contre la politique très réactionnaire du gouvernement du roi Charles X. Immédiatement se pose la question : « que mettre à la place du roi ? » Beaucoup comptaient restaurer la République.
Le 30 juillet les députés et les journalistes favorables au duc d’Orléans font placarder des affiches qui rappellent le passé « patriote » du duc, un ancien de Valmy qui se réclame des idées de George Washington, et de son engagement pour l’avenir : il sera « un roi-citoyen ». Sans condition les représentants du peuple (95 députés présents à Paris) proposent que le duc d’Orléans soit nommé Lieutenant-Général du royaume. Le 31 juillet ce dernier accepte le poste et se rend à l’Hôtel de Ville de Paris, le quartier général des républicains.
Lafayette appuyant le duc d’Orléans.
Là, devant la foule réunie, il reçoit l’accolade de La Fayette, tous les deux enroulés dans le drapeau tricolore. Lafayette estime qu’une transition graduelle vers une République passe forcément par une Monarchie constitutionnelle. Le 9 août, les députés modifient la Charte de 1814 qui devient « la charte » constitutionnelle de 1830 et le duc d’Orléans est proclamé « roi des Français » sous le nom de Louis-Philippe Ier.
Hippolyte Carnot, toujours dans la modération, croit fermement à la « démocratie représentative » et est élu trois fois député sous la Monarchie de 1830. Tribun de l’opposition au régime, il prépare la suite.
15. Ministre de l’Instruction publique sous la IIe République
Hippolyte Carnot.
Après une première tentative de rétablir des valeurs républicaines, neutralisée par le « coup d’Etat » de Louis-Philippe en 1830, les soulèvements de 1847-48 se terminent en février 1848 par la constitution, à l’Hôtel de Ville de Paris, du « Gouvernement provisoire » dirigé par plusieurs amis d’Hippolyte Carnot, instaurant la IIe République.
Les premières mesures du gouvernement provisoire se veulent en rupture avec la période précédente.
La peine de mort est abolie dans le domaine politique.
Les châtiments corporels sont supprimés le 12 mars et la contrainte par corps (prison pour dette) le 19 mars.
Le 4 mars une commission est mise en place pour résoudre le problème de l’esclavage dans les colonies françaises. Sous l’égide du ministre des Colonies, l’astronome républicain François Arago (1786-1853), ami intime d’Alexandre de Humboldt, et dont le secrétaire d’Etat s’appelle Victor Schoelcher, les travaux de cette commission permettent l’abolition de l’esclavage le 27 avril.
Dans le domaine politique, les changements sont importants.
La liberté de la presse et celle de réunion sont proclamées le 4 mars.
Le 5 mars le gouvernement institue le suffrage universel masculin, en remplacement du suffrage censitaire en vigueur depuis 1815. D’un coup le corps électoral passe de 250 000 à 9 millions d’électeurs… Cette mesure démocratique fait du monde rural, qui regroupe les trois quarts des habitants, le maître de la vie politique, et ce, pour de nombreuses décennies.
Des élections destinées à désigner les membres d’une assemblée constituante sont prévues pour le 9 avril. La Garde nationale que dirige Lafayette, jusque-là réservée aux notables, aux boutiquiers, est ouverte à tous les citoyens.
Le gouvernement provisoire proposa de nommer Hippolyte Carnot comme ministre de l’Intérieur ; il refusa, mais accepta celui de l’Instruction publique (que Victor Hugo venait de refuser), auquel on joignit les cultes, qui jusqu’alors avaient relevé du ministère de la Justice.
Si Carnot souhaite que les cultes soient réunis à l’instruction publique, c’est que non seulement il n’avait aucun sentiment d’hostilité à l’égard de l’Eglise, mais il croyait voir dans une étroite alliance de la République et du clergé la meilleure garantie du progrès.
« J’ai moi-même, a-t-il écrit, le sentiment religieux trop profondément gravé au cœur pour ne pas être et pour ne pas vouloir que l’on soit autour de moi plein de déférence à l’égard des ministres de toutes les religions. »
Et encore : « Mes efforts constants ont eu pour but de rattacher le clergé inférieur à la République. Le ministre de la religion et le maître d’école sont à mes yeux les colonnes sur lesquelles doit s’appuyer l’édifice républicain. »
16. Les réformes d’Hippolyte Carnot
Carte de l’alphabétisation en France en 1867. En s’appuyant sur le degré d’instruction des Français à l’âge du mariage, cette carte met en évidence une grande disparité entre les régions. Ainsi, le taux d’alphabétisation des habitants du nord et de l’est est-il nettement supérieur à celui des habitants du sud et de l’ouest. La France alphabétisée est celle des grandes villes, des campagnes riches et des populations denses.
Pendant son ministère très court, muni d’une vision d’ensemble longuement mûrie et préparée d’avance, il annoncera, parfois plusieurs fois par semaine, des réformes républicaines de tous les grands chantiers de l’éducation, de la première enfance jusqu’aux adultes en passant par la formation des enseignants, des grands commis de l’État et de l’ensemble des citoyens. En déclarant dans ses notes préparatoires qu’il « importe que les divers degrés du système d’enseignement s’intègrent les uns dans les autres, conduisant directement de l’un à l’autre ».
A. Ecoles maternelles
Pour Carnot, les « salles d’asile » ne sont guère que des établissements charitables dirigées par les religieuses. On y fait peu pour l’éducation de la première enfance. Leur nom qui rappelle des idées de misère et d’aumône est remplacé le 28 avril par celui « d’école maternelle ».
« L’enfant doit y trouver l’éducation qu’il ne peut recevoir de sa mère, c’est-à-dire les soins du corps, le langage du sentiment, et ces petits exercices destinés, non pas encore à meubler l’intelligence, mais seulement à l’entrouvrir ».
Dans l’esprit de Jean Reynaud (1806-1863) (sous-secrétaire d’État à l’Instruction publique) et de Carnot, la salle d’asile n’est ni une école d’instruction, ni un lieu de refuge pour des enfants privés de leurs parents. A Paris est créée simultanément une « Ecole maternelle normale », recevant des élèves âgés de vingt à quarante ans.
B. Ecole primaire
Tout est dit: « Le peuple qui a les meilleurs écoles est le premier peuple, s’il ne l’est pas aujourd’hui, il le sera demain. »
Dès le 27 février, dans une circulaire aux recteurs, Carnot marquait l’intention d’améliorer la condition du personnel enseignant primaire :
« La condition des instituteurs primaires est un des objets principaux de ma sollicitude… C’est à eux que sont confiées les bases de l’éducation nationale. Il n’importe pas seulement d’élever leur condition par une juste augmentation de leurs appointements ; il faut que la dignité de leur fonction soit rehaussée de toute manière… Il faut qu’au lieu de s’en tenir à l’instruction qu’ils ont reçue dans les écoles normales primaires, ils soient constamment sollicités à l’accroître… Rien n’empêche que ceux qui en seront capables ne s’élèvent jusqu’aux plus hautes sommités de notre hiérarchie. Leur sort quant à l’avancement ne saurait être inférieur à celui des soldats ; leur mérite a droit aussi de conquérir des grades… Mais, pour que tous soient animés dans une voie d’émulation si glorieuse, il est nécessaire que des positions intermédiaires leur soient assurées. Elles le feront naturellement par l’extension que doit recevoir dans les écoles primaires supérieures l’enseignement des mathématiques, de la physique, de l’histoire naturelle, de l’agriculture. Les instituteurs primaires seront donc invités, au nom de la République, à se préparer à servir au recrutement du personnel de ces écoles. Tel est un des compléments de l’établissement des écoles normales primaires. L’intérêt de la République est que les portes de la hiérarchie universitaire soient ouvertes aussi largement que possible devant ces magistrats populaires. »
Le ministre s’attaque donc le 30 juin à l’enseignement primaire. Avant lui, l’ordonnance du 29 février 1816 avait marqué un tournant. Elle établissait un comité cantonal chargé de la surveillance des écoles et obligeait, dans son article 14, les communes, sans leur en donner les moyens, à « pourvoir à ce que les enfants qui l’habitent reçoivent l’instruction primaire, et à ce que les enfants indigents la reçoivent gratuitement », celles-ci pouvant se regrouper pour remplir cette obligation. En clair, l’éducation primaire était complètement laissée aux communes qui à leur tour, faute de locaux et de moyens, faisaient appel aux congrégations religieuses.
Le ministre propose donc « d’élever la condition des instituteurs en les transformant, de fonctionnaires des communes en fonctionnaires d’État » pour les émanciper des potentats locaux, des parents et des religieux. Car,
« il faut certes que l’instituteur soit accepté dans sa commune, mais s’il en dépend trop, il n’est pas assez considéré. Il importe donc qu’il ne puisse point être destitué capricieusement ».
Dans cette optique, il supprime le « certificat de moralité » qui inféodait les instituteurs à l’Église et, accessoirement, au pouvoir.
A côté de l’obligation scolaire (pour les deux sexes et pour les communes de 300 habitants au moins) et la gratuité totale déjà évoquées, il veut compléter les programmes pour former un « tronc uniforme (…) destiné à tout passer en revue pour servir à déterminer les vocations » qui préfigure l’école de Jules Ferry et va plus loin que les seuls lire, écrire et compter.
Outre l’histoire et la géographie nationales, deux des marottes de Carnot, le chant, l’histoire naturelle, la musique et le dessin linéaire, deux matières destinées à épanouir et instruire, on trouve plusieurs spécificités dans les nouveaux textes. La première, qui sera reprise trente ans plus tard, est une sorte d’instruction civique que le ministre qualifie de
« devoirs et droits de l’homme et du citoyen, le développement des sentiments de liberté, d’égalité et de fraternité (…), bases d’un enseignement civique pour l’éducation républicaine du pays ».
Hippolyte avait été élu le 23 avril 1848 membre de l’Assemblée constituante. Lorsque, le 10 mai 1848, la « Commission exécutive » (du 9 mai au 28 juin 1848) remplace le « Gouvernement provisoire » (24 février – 9 mai 1848), il conserve son portefeuille ; mais l’exécutif, « afin de renforcer l’élément révolutionnaire », lui adjoignit Jean Reynaud (1806-1863), comme lui un ancien saint-simonien élu aussi représentant, comme sous-secrétaire d’Etat : « Je connaissais la modération réelle de ses principes, écrit Carnot ; il connaissait la fermeté des miens ; nous rîmes ensemble du rôle qu’on prétendait lui assigner ».
Edouard Charton (1807-1890), également un ancien saint-simonien, devenu lui aussi membre de l’Assemblée, donna sa démission de secrétaire général ; mais il continua ses bons offices sans titre officiel.
Parmi les actes de Carnot dans cette seconde période de son ministère, il faut mentionner le dépôt, le 3 juin, d’un projet de décret ouvrant un crédit de 995 000 francs, destiné à augmenter, pour le second semestre de 1848, le traitement de ceux des instituteurs primaires dont le traitement fixe et éventuel demeurait inférieur à six cents francs ; et un second crédit, de 105 000 francs, destiné à secourir, dans le courant de 1848, les institutrices communales dont les traitements fixe et éventuel demeuraient inférieurs à quatre cents francs (le décret fut voté le 7 juillet).
C. Exposé des motifs de la loi de juin 1848 sur l’École
La rédaction de la loi d’instruction primaire se poursuivait en petit comité, chargé de coordonner les travaux préparés par la Haute Commission. Elle fut achevée dans le courant de juin ; mais le dépôt du projet, retardé par les événements, ne put avoir lieu que le 30 juin. L’exposé des motifs s’exprime ainsi :
« Citoyens représentants, la différence entre la République et la monarchie ne doit se témoigner nulle part plus profondément, dans le domaine de l’instruction publique, qu’en ce qui touche les écoles primaires. Puisque la libre volonté des citoyens doit désormais imprimer au pays sa direction, c’est de la bonne préparation de cette volonté que dépendront à l’avenir le salut et le bonheur de la France.
« Le but de l’instruction primaire est ainsi nettement déterminé. Il ne s’agit plus seulement de mettre les enfants en mesure de recevoir les notions de la lecture, de l’écriture et de la grammaire ; le devoir de l’Etat est de veiller à ce que tous soient élevés de manière à devenir véritablement dignes de ce grand nom de citoyen qui les attend. L’enseignement primaire doit, par conséquent, renfermer tout ce qui est nécessaire au développement de l’homme et du citoyen, tel que les conditions actuelles de la civilisation française permettent de le concevoir. En même temps qu’il faut introduire dans cet enseignement une plus grande somme de connaissances, il faut aussi le faire concourir plus directement à l’éducation morale, et particulièrement à la consécration du grand principe de la fraternité que nous avons inscrit sur nos drapeaux et qu’il est indispensable de faire pénétrer et vivre partout dans les cœurs pour qu’il soit véritablement immortel.C’est là, citoyens, que l’enseignement primaire vient se joindre à l’enseignement religieux, qui n’est pas du ressort des écoles, mais auquel nous faisons un appel sincère, à quelque culte qu’il se rapporte, parce qu’il n’y a point de base plus solide et plus générale à l’amour des hommes que celle qui se déduit de l’amour de Dieu.
« L’établissement de la République, en donnant à l’enseignement primaire cette tendance nouvelle, commandait aussi, comme conséquences naturelles, deux mesures importantes, qui sont de rendre cet enseignement gratuit et obligatoire.
Nous le voulons obligatoire, parce qu’aucun citoyen ne saurait être dispensé, sans dommage pour l’intérêt public, d’une culture intellectuelle reconnue nécessaire au bon exercice de sa participation personnelle à la souveraineté.
Nous le voulons gratuit, par là même que nous le voulons obligatoire, et parce que sur les bancs des écoles de la République il ne doit pas exister de distinctions entre les enfants des riches et ceux des pauvres.
Nous vous demandons de proclamer la liberté de l’enseignement, c’est-à-dire le droit de tout citoyen de communiquer aux autres ce qu’il sait, et le droit du père de famille de faire élever ses enfants par l’instituteur qui lui convient. Nous considérons la déclaration de ce droit comme une des applications légitimes et sincères de la parole de liberté que notre République a jetée au monde avec enthousiasme, (…) Il nous a même semblé que ce ne serait pas un des moindres moyens de relever les écoles publiques que de laisser un plein essor aux écoles privées, à condition que dans cette carrière d’émulation il ne manquât aux premières aucune chance favorable (…) En un mot, citoyens, l’idée d’après laquelle nous nous sommes dirigés a été l’union continuelle du principe de l’autorité avec celui de la liberté. (…) C’est dans cette conciliation entre deux principes également respectables que consiste tout l’esprit de la loi que nous avons l’honneur de vous soumettre. »
Source : Hippolyte Carnot, Bulletin des lois, 1848.
D. Appel aux instituteurs pour éclairer le monde rural
Même lors du plébiscite du 8 mai 1870, le vote en faveur de Napoléon III est écrasant : 7 358 000 » oui » contre 1 538 000 » non « , grâce notamment au vote rural dépourvu d’éducation de base. Caricature de Cham dans Le Charivari du 18 mai 1870.
Le 5 mars, un décret fixa au 9 avril la convocation des assemblées électorales pour la nomination, par le suffrage universel, de « l’Assemblée constituante » qui siégera du 4 au 26 mai. Ce sont les premières élections depuis 1792 à se dérouler au suffrage universel masculin. Par décision de la IIe République, le nombre d’électeurs qui passe à 9 395 035, a été multiplié par 40 !
Or, comme nous l’avons dit, si Hippolyte Carnot est en théorie pour le suffrage universel, avec une grande majorité de Français non-éduqués, l’expression du vote risque de conduire au désastre.
Aucune partie de l’instruction primaire, écrit-il, « n’a été plus négligée, sous les précédents gouvernements, que la formation des enfants comme citoyens ». Dès lors, beaucoup des électeurs que le décret du gouvernement provisoire vient d’investir du droit de suffrage ne sont-ils pas, surtout dans les campagnes, suffisamment instruits des intérêts de la chose publique.
Pour tenter d’éclairer ces électeurs sur leurs droits et libertés, Carnot fait appel aux instituteurs :
« Excitez autour de vous les esprits capables d’une telle tâche à composer en vue de vos instituteurs de courts manuels, par demandes et par réponses, sur les droits et les devoirs des citoyens. Veillez à ce que ces livres parviennent aux instituteurs de votre ressort, et qu’ils deviennent entre leurs mains le texte de leçons profitables.
« C’est ce qui va se faire à Paris sous mes yeux ; imitez-le. Que nos 36 000 instituteurs primaires se lèvent donc à mon appel pour se faire immédiatement les réparateurs de l’instruction publique devant la population des campagnes. Puisse ma voix les toucher jusque dans nos derniers villages ! Je les prie de contribuer pour leur part à fonder la République. Il ne s’agit pas, comme du temps de nos pères, de la défendre contre le danger de ses frontières, il faut la défendre contre l’ignorance et le mensonge, et c’est à eux qu’appartient cette tâche. Des hommes nouveaux, voilà ce que réclame la France. Une révolution ne doit pas seulement renouveler les institutions, il faut qu’elle renouvelle les hommes. On change d’outil quand on change d’ouvrage. C’est un principe capital de politique. »
« Mais les instituteurs ne doivent pas seulement, en éclairant les électeurs, leur enseigner à choisir les représentants les plus capables de consolider le régime démocratique ; ils peuvent faire davantage : « Pourquoi nos instituteurs primaires ne se présenteraient-ils pas, non seulement pour enseigner ce principe, mais pour prendre place eux-mêmes parmi ces hommes nouveaux ? Il en est, je n’en doute pas, qui en sont dignes : qu’une ambition généreuse s’allume en eux ; qu’ils oublient l’obscurité de leur condition ; elle était des plus humbles sous la monarchie ; elle devient, sous la République, des plus honorables et des plus respectées (…) Qu’ils viennent parmi nous, au nom de ces populations rurales dans le sein desquelles ils sont nés, dont ils savent les souffrances, dont ils ne partagent que trop la misère. Qu’ils expriment au sein de la législature les besoins, les vœux, les espérances de cet élément de la nation si capital et si longtemps délaissé. Tel est le service nouveau que, dans ce temps révolutionnaire, je réclame du zèle de Messieurs les instituteurs primaires. »
C’étaient là des paroles comme la France n’en avait pas entendu depuis l’an II. Elles causèrent une émotion profonde ; elles mirent la flamme au cœur de tout ce qu’il y avait de jeune et de généreux dans le personnel enseignant primaire, en même temps qu’elles produisaient dans le camp des conservateurs la plus vive irritation. Furibard, Léon Faucher écrivait, le 7 mars, à un ami : « Lisez la circulaire de Carnot aux recteurs. C’est le chef-d’œuvre de la folie ! »
L’appel du ministre pour la composition de manuels sur les droits et les devoirs du citoyen fut entendu. Dans plusieurs académies, les recteurs firent rédiger et publier des catéchismes d’enseignement civique.
A Paris, l’historien Henri Martin fit paraître un Manuel de l’instituteur pour les élections ; le philosophe Charles Renouvier publia, sous les auspices du ministre, un Manuel républicain de l’homme et du citoyen : ces deux ouvrages furent envoyés d’office aux recteurs, et distribués par leurs soins.
Au niveau électoral, leurs efforts ne furent pas couronnés de succès. Les élections qui auront finalement lieu le 23 avril donnent une majorité aux modérés (« monarchistes camouflés » et « républicains modérés »).
Les républicains « avancés », dont Carnot fait partie, sont nettement battus. La nouvelle assemblée se réunit le 4 mai. Elle proclame la République et met fin à l’existence du gouvernement provisoire. Elle élit une « Commission exécutive » dont sont exclus les éléments les plus progressistes du gouvernement provisoire.
E. Enseignement secondaire
Le 28 février 1848, une circulaire exposa, dans ses grandes lignes, le programme du ministre et de ses collaborateurs ; elle « déroule les principes généraux de notre entreprise », dit Carnot. On y lisait :
« Il est nécessaire, dans l’intérêt de la société, qu’un certain nombre de citoyens reçoive des connaissances plus étendues que celles qui suffisent pour assurer le développement de l’homme. C’est à quoi répondra l’établissement de l’instruction secondaire. Le gouvernement républicain se propose de recruter ces agents si essentiels dans la masse du peuple. Il faut donc veiller à ce que les portes de l’instruction secondaire ne soient fermées à aucun des élèves d’élite qui se produisent dans les établissements primaires.
« Toutes les mesures nécessaires à cet égard seront prises. — C’est dans les écoles supérieures seulement que le principe de la spécialité, prudemment préparé dans les autres, doit se dessiner tout à fait. L’accès aux leçons de ces écoles ne peut être défendu à personne ; mais c’est en vue des élèves dignes de servir aux intérêts généraux qu’elles doivent être instituées. Il n’y a que la décision des examens qui puisse y conférer tous les droits. »
F. Une Ecole d’administration
Un décret du 8 mars 1848 annonce qu’une :
« Ecole d’administration, destinée au recrutement des diverses branches d’administration dépourvues jusqu’à présent d’écoles préparatoires, sera établie sur des bases analogues à celles de l’Ecole polytechnique ».
Pour Carnot, il s’agit de créer un foyer capable de « rayonner » sur toute la France « la lumière républicaine », en promouvant les valeurs philosophiques des droits de l’homme. Ce n’est pas au privé mais bien à l’État d’établir « une pépinière pour les services publics » en formant des administrateurs dévoués corps et âme à l’intérêt général.
Faute de subventions suffisantes, l’école est installée dans un bâtiment délabré, l’ancien Collège du Plessis (rue Saint-Jean-de-Beauvais, c’est-à-dire là où son père avait fait installer la l’école pilote pour l’enseignement mutuel !), et le ministère apportera les chaises ; les élèves furent tenus de suivre les cours du Collège de France, répétés ensuite et commentés par des maîtres de conférences. Les programmes sont éclectiques : à côté de l’enseignement professionnel, une « large part est faite aux études scientifiques, mais aussi littéraires qui meublent l’intelligence et lui donnent de l’ampleur ».
Contrairement à l’ENA de nos jours, on y enseigne non pas le « management » et la statistique, mais l’architecture, le dessin, l’histoire de l’art et les religions orientales. Prise dans les turbulences politiques, cette école ne survécut pas au ministre qui l’avait fondée mais fera date.
G. Haute Commission des études scientifiques et littéraires
En vue de la préparation d’une nouvelle loi sur l’instruction primaire, et de la recherche des solutions à apporter aux questions nouvelles qui surgissaient, Carnot institua une Haute Commission des études scientifiques et littéraires, dont la présidence fut donnée à Jean Reynaud, et où il fit entrer « les hommes les plus notables et les plus amis du progrès dans les sciences, dans les lettres, dans l’administration, et surtout dans l’enseignement ».
Parmi les noms des 45 membres de cette Commission, notons ceux du chansonnier Pierre-Jean de Béranger, de Boussingault, d’Henri Martin, de Poncelet, d’Edgar Quinet et de Charles Renouvier.
H. Education pour tous, tout au long de la vie
École publique du soir pour adultes.
Sur le plan de l’instruction, en 1848, la situation reste désastreuse. Sur 300 000 conscrits, plus de 112 000 ne savent ni lire, ni écrire. Si l’on prend les plus âgés, la proportion est encore supérieure à ce tiers. D’où l’arrêté du 8 juin, qui institua à Paris des lectures publiques du soir, « destinées à populariser la connaissance des chefs-d’œuvre de notre littérature nationale ». Elles devaient avoir lieu deux fois par semaine, « dans différents locaux situés, autant que possible, au sein des quartiers les plus populeux de Paris ».
Les paysans, soit les deux tiers de la population, qui ne bénéficient d’aucune structure associative et sont éloignés des villes et des écoles, sont la cible prioritaire du ministre. Ce sont eux qu’il faut prioritairement convertir par la lecture, clé de l’instruction et de l’émancipation, et mener jusqu’aux maisons d’école :
« Les maîtres, devenus bibliothécaires leur feront la lecture, à haute et intelligible voix, pourront les instruire, les intéresser et (…) les passionner pour la vie politique du pays. Les enseignants en l’état de leurs disponibilités prodigueront des enseignements généraux pour l’étatagricole et des lectures à la maison d’école ou à la mairie, pour l’instruction civique et même la littérature. »
I. Bibliothèques « circulantes »
Bibliothèque en 1876.
En partant du constat que « nous manquons de livres de lecture pour le peuple comme il y en a ailleurs », le ministre met sur pied un vaste réseau public de bibliothèques communales de toutes tailles. Il charge l’éditeur Paulin de rassembler des collections de livres les plus variés possible dans chaque quartier des villes et chaque canton rural pour les mettre gratuitement à la disposition du peuple. Il crée également toute une gamme d’établissements complémentaires comme les bibliothèques spéciales près des facultés pour mettre le savoir le plus savant à la disposition du plus grand nombre. Sur une idée de Jules Simon, il entend créer des bibliothèques populaires et rurales qu’il rebaptise « collections circulantes » avec des enseignants qui « parcourraient les petits villages et porteraient aux enfants isolés l’instruction qu’ils ne pourraient trouver ailleurs ». Les « bibliothécaires missionnaires » de ces établissements itinérants seront des « instituteurs conservateurs de la petite bibliothèque populaire », qui guideront le public, contrôleront les prêts et pourront lire à la demande.
C’est dans cette optique bibliophile qu’il faut replacer la création, au printemps 1848, d’un Service officiel des lectures publiques du soir. L’objectif est toujours le même : donner le meilleur au peuple. C’est ce qu’explique Émile Deschanel : « Le ministre de la République voulut que le peuple souverain eût, lui aussi, ses lecteurs et professeurs. » Ce service, aussi politique que moral, rappelle les séances organisées par les philanthropes ou les saint-simoniens, censées remplacer les cabarets et les bals trop arrosés. Elles permettront à l’ouvrier (et plus tard au paysan) fatigué « du labeur quotidien de trouver un asile commode, un plaisir qui porterait avec lui l’instruction, de bons conseils et la familiarité des grands esprits de notre race ».
Il s’agit de vulgariser les textes patrimoniaux et, si besoin, de les commenter pour « instruire noblement les auditeurs en les amusant », raconte l’ancien saint-simonien Sainte-Beuve. Le programme de ces lectures doit donc être varié pour ne point lasser. Les grands classiques comme Corneille et Molière alternent avec l’Histoire à la Michelet qui a une fonction civique évidente, et des comédies ou des chansons comme celles de Béranger.
Les premières séances parisiennes devant des ouvriers et des artisans pleins de respects sont un succès « dans un silence attentif où les moindres impressions se peignent sur les visages ». Le ministre relève des réactions amusées aux comédies, patriotes à l’évocation des grandes batailles comme Crécy, critiques devant un style ampoulé et déroutées devant les Fables de la Fontaine. Dans cette logique le ministère envisage la création d’une Athénée libre sur les modèles allemand et américain. Il s’agit de réunir quelques professeurs dans un amphithéâtre ou dans d’anciennes salles de spectacles pour donner un enseignement libre et gratuit, ouvert à tous et délivré par « des pionniers dans des domaines encore inexplorés » des sciences et des techniques.
J. Beaux-Arts, hygiène et gymnastique au programme
Dans l’enseignement, outre des « éléments d’histoire et de géographie nationale », il ajoute le français, le droit public et l’hygiène, sans oublier la gymnastique pour améliorer la santé des plus démunis. Il s’agit là de la version pour adulte de ce que l’école nouvelle et l’instruction républicaine proposeront à tous les enfants de France. Ces cours doivent même mettre l’art à la portée de tous à travers la promotion du patrimoine : « Existe-t-il moyen plus puissant d’éducation populaire ? », dit-il en parlant de l’art en général et des Beaux-Arts en particulier.
Concrètement, le 29 mars, le ministre fonde avec treize professeurs l’Association Philotechnique destinée à donner aux ouvriers les connaissances professionnelles et techniques nécessaires aux métiers modernes.
L’Association s’accorde sur des cours de géométrie, de grammaire, d’algèbre, de mécanique et de dessin délivrés dans les salles de la Halle aux draps, puis à l’école Turgot. Les professeurs de lycées parisiens sont les premiers sollicités par l’Association pour compléter la formation en Histoire et en Droit.
L’expérience démarre début avril avec 150 ouvriers teinturiers du faubourg Saint-Marcel qui s’initient aux connaissances scientifiques dans l’amphithéâtre de l’Ecole de pharmacie. Rapidement, cet enseignement professionnel s’étend en province, comme à Orléans, avant de disparaître dans le tumulte de Juin.
Carnot veut aller plus loin et songe à des « clubs-écoles » sur le modèle écossais des « Mécanic-institutions », c’est-à-dire des salles de conférences, des bibliothèques et des cours permanents pour les ouvriers dans des bâtiments jouxtant les usines. Tenu au courant des travaux de Braille, il s’intéresse aussi aux sourds et aux aveugles, pour lesquels il compte multiplier les institutions spécialisées dépendant de son ministère, et non plus de l’Intérieur.
K. Concorde citoyenne
Pour couronner cette démocratisation, Carnot songe à l’une des méthodes les plus originales de la Révolution : la pédagogie civique par les fêtes publiques.
Fin février, il a déjà expérimenté leurs vertus citoyennes en participant à la plantation d’un arbre de la Liberté, pratique rituelle en 1848, dans les jardins de Saint-Nicolas à Paris. Dans cet établissement spécialisé dans l’éducation des enfants d’ouvriers, la cérémonie est placée sous le signe des Trois Couleurs. Le clergé bénit l’arbre comme le veut l’usage, en présence du maire de l’arrondissement. Le discours du ministre est édifiant : « L’arbre que vous plantez est jeune comme la République elle-même (…) Il étendra sur vous ses rameaux, de même que la République étendra sur la France les bienfaits de l’Instruction populaire. (…) Les bons écoliers deviennent les bons citoyens. »
Le ministre de l’Instruction a été aussi impressionné par la « Fête de la concorde » du 21 mars, entre la Bastille et le Champ de Mars, avec ses défilés, sa statuaire civique, ses revues d’œuvres industrielles, ses hymnes à la République et son enthousiasme réformateur. Cette pédagogie civique lui a semblé efficace grâce à sa représentation symbolique du régime et sa « foule d’hommes obéissant à une inspiration commune ».
17. Conclusion
Face à Carnot, la riposte de l’oligarchie est foudroyante. Figure du « parti de l’ordre », Adolphe Thiers, en 1848, n’hésite pas à déclarer : « Je demande que l’action du curé soit forte, beaucoup plus forte qu’elle ne l’est, parce que je compte beaucoup sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici pour souffrir. »
Dès le 10 décembre 1848, date de l’élection de Louis Napoléon Bonaparte à la présidence de la République, le pouvoir s’appuie sur des forces issues du clergé et d’une droite rétrograde.
Cédant aux congrégations, il fait voter deux lois hypothéquant fortement et durablement les chances de réussite de l’école publique: la loi Parieu du 11 janvier 1850 et la loi Falloux du 15 mars 1850.
La première poursuit les enseignants restés fidèles à l’esprit de Carnot (4000 instituteurs seront révoqués). La seconde accentue les prérogatives de l’Eglise en matière d’enseignement et favorise le développement de l’enseignement congrégationiste. En guise de conclusion, voici celle de Rémi Dalisson dont nous recommandons fortement la magnifique biographie sur Hippolyte Carnot :
« Sa pratique, ce sont ses textes législatifs sur l’instruction, y compris les programmes scolaires, aussi variés que novateurs, comme ceux de son École d’administration ou de ‘l’école maternelle’. Ils font de Carnot l’incontestable précurseur de Jules Ferry et du projet éducatif et civique de la Troisième République. Ses lois et décrets veulent (…) émanciper les enfants et en faire des citoyens actifs et critiques dans une démocratie apaisée, modérée et socialement fluide, sous l’égide d’instituteurs restaurés, symboles des temps nouveaux.
« Sa pratique, ce sont ses combats et ses engagements, et d’abord dans l’opposition à laquelle il appartient longtemps. Retenons ses écrits précoces contre la peine de mort, sa participation aux événements de 1830, son rôle en 1848 à l’Assemblée, son combat pour les instituteurs pour lesquels il se dépense sans compter et son exil volontaire. (…)
« Dans un siècle écrasé par le souvenir de deux guerres mondiales, par l’effacement de la République sous Vichy puis par la décolonisation et la chute du communisme, l’oubli de 1848 et de ses espoirs sociaux et éducatifs en dit long sur nos structures mentales et notre mémoire. Cette sorte d’amnésie, qui n’empêche d’ailleurs pas la sacralisation, souvent anachronique, du corpus républicain, a fait tomber Hippolyte Carnot et l’ensemble du XIXe siècle dans un bien triste oubli. La période n’évoque plus grand-chose, hormis quelques coups de projecteurs ponctuels. Elle est même à présent sacrifiée dans l’enseignement, comme si seul le XXe siècle était digne d’étude.
« A l’heure où le modèle scolaire français est remis en cause, où l’école républicaine doute de ses missions, où la laïcité est elle aussi discutée et où les enseignants se sentent abandonnés, il est plus que jamais nécessaire de connaître les racines d’un système éducatif intimement lié au régime républicain. Pour cela, à l’aube du XXIe siècle, la réévaluation de la vie et de l’œuvre d’Hippolyte Carnot, défenseur acharné de la liberté, de l’école, de Clio et de la République peut poser les bases d’une réflexion renouvelée et civique sur la chose scolaire ».
18. Annexe
Liste de principaux ouvrages d’Hippolyte Carnot:
Gunima, nouvelle africaine du XVIIIe siècle, (Paris, Barba, 1824).
Le Gymnase, recueil de morale et de littérature (Paris, Balzac, 1828).
Portrait de Victor Hugo (1802-1885) par Nadar (1884).
Comme l’affirme d’emblée Christophe Hardy sur le site L’Eléphant (avril 2014), dans un article dont je me suis largement inspiré, l’auteur des Misérables passe, à juste titre, pour un homme qui, dans ses textes et ses engagements, a « défendu la cause du peuple ».
Nourri d’un humanisme chrétien et de l’amour d’autrui, Victor Hugo est mis au défi par le peuple et la misère dans laquelle il se trouve, sans pour autant être conduit à s’en faire une vision idéalisée ou romantique. Et lorsqu’il voit ce peuple s’éveiller, Hugo prend la mesure de sa puissance colossale, pour le bien comme pour le mal.
Dans son poème Au peuple(Les Châtiments, Livre VI), il utilise la puissante métaphore de l’Océan pour caractériser cette force. En l’évoquant, Hugo s’adresse au peuple :
« Il te ressemble ; il est terrible et pacifique. (…) Sa vague, où l’on entend comme des chocs d’armures, Emplit la sombre nuit de monstrueux murmures, Et l’on sent que ce flot, comme toi, gouffre humain, Ayant rugi ce soir, dévorera demain.»
Durant la première moitié de son existence, Hugo fut témoin de plusieurs soulèvements populaires. Les années 1830 sont particulièrement agitées.
Des émeutes et des grèves se déclenchent dans les grandes villes, à Paris, Lyon, Marseille, provoquées par la dureté de la vie qu’aggrave la moindre crise de la production agricole.
D’une manière générale, la rigueur des conditions de travail découle des mécanismes absurdes du marché : face à l’effondrement des prix industriels (1817-1851), les entrepreneurs décident purement et simplement de diminuer les salaires.
La paupérisation explose et les ouvriers s’insurgent contre cette baisse dramatique de leurs revenus. A Paris, Hugo a sous les yeux le spectacle d’une masse laborieuse, venue de la province s’entasser dans le centre de la capitale, déracinée, vivant dans l’insalubrité et la précarité, exposée aux épidémies (choléra en 1832), prompte à l’émeute (février et septembre 1831, juin 1832, avril 1834).
Cependant, le monde ouvrier, qui ne représente qu’une petite minorité dans un pays largement agricole et paysan, peine à faire valoir ses revendications, notamment sur la diminution des journées de travail. Pas encore structuré, son morcellement l’empêche de se doter d’une véritable conscience de classe solidaire. Cette masse malmenée, agitée régulièrement de secousses brutales, effraye les notables et les possédants, qui la voient comme une classe dangereuse menaçant leurs privilèges.
L’amour plus fort que la pitié
Hugo a très tôt conscience que la misère du peuple est la principale « question sociale ». Cette sensibilité au sort des plus pauvres n’est pas celle de la dame charitable hypocrite, elle est le fond de son âme. Et lorsque, élu député, il l’évoque à l’Assemblée, les conservateurs dont il se croyait proche jusqu’en 1849, se mettent à hurler.
« Toute ma pensée, dira-t-il, je pourrais la résumer en un seul mot. Ce mot, le voici : haine vigoureuse de l’anarchie, tendre et profond amour du peuple ! »
La misère des classes populaires, l’écrivain la connaît pour être allé à sa rencontre, en avoir rendu compte : misère de la prison (visite de la Conciergerie, dans Choses vues, septembre 1846), misère de la vie ouvrière (visite des caves de Lille en février 1851, discours non prononcé qui inspirera le poème des Châtiments « Joyeuse vie »). Il est persuadé qu’elle peut être vaincue.
Contredisant les conservateurs, les classes laborieuses ne sont pas, à ses yeux, des « classes dangereuses ». Elles sont même en danger, et ce danger menace la stabilité de la société tout entière :
« Je vous dénonce la misère, qui est le fléau d’une classe et le péril de toutes ! Je vous dénonce la misère qui n’est pas seulement la souffrance de l’individu, qui est la ruine de la société. »
(Discours du 9 juillet 1849.)
S’il abandonne ses convictions de jeune royaliste pour devenir un républicain de progrès passionné, Hugo craint le chaos et le sang versé inutilement.
Même s’il n’a pas vécu 1793 et la Terreur, il est obsédé par le souvenir des jours sanglants de la Révolution française, où la guillotine travaillait à plein régime.
Rendant compte de l’insurrection, en 1832, plus que la violence en tant que telle, il dénonce les extrémistes qui, par calculs personnels et non pour lutter contre l’injustice, excitent les masses à la révolte et annoncent pour la fin du mois « quatre belles guillotines permanentes sur les quatre maîtresses places de Paris ».
Hugo considère cette stratégie comme une impasse politique (« Ne demandez pas de droits tant que le peuple demandera des têtes »), tout en en comprenant la légitimité :
« Il est de l’essence de l’émeute révolutionnaire, qu’il ne faut pas confondre avec les autres sortes d’émeutes, d’avoir presque toujours tort dans la forme et raison dans le fond. »
Avec ironie, il signale aux puissants que
« le plus excellent symbole du peuple, c’est le pavé. On marche dessus jusqu’à ce qu’il vous tombe sur la tête. » (Choses vues, 1830 à 1885.)
Comme le poète allemand Friedrich Schiller, Hugo a la conviction que le rôle de l’artiste et du poète est d’élever le débat. L’art, telle l’étoile polaire brillant dans la nuit pour les marins perdus sur l’océan, est essentiel pour guider le peuple à bon port.
Magnanime
Politiquement, afin de poser les bases d’un destin futur, pacifique et harmonieux, il affirme que la compassion et le pardon doivent prévaloir sur la haine et la vengeance.
« Tel a assassiné sur les grandes routes qui, mieux dirigé, eût été le plus excellent serviteur de la cité. Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la, défrichez-la, arrosez-la, fécondez-la, éclairez-la, moralisez-la, utilisez-la ; vous n’aurez pas besoin de la couper. » (Claude Gueux, roman, 1834.)
Lucide, le poète déclare qu’« ouvrir une école, c’est fermer une prison », car « quand le peuple sera intelligent, alors seulement le peuple sera souverain ».
C’est le traitement appliqué à Jean Valjean, héros principal des Misérables : le pauvre voleur, bagnard évadé, finira par devenir la grande âme que son hôte d’un soir, monseigneur Myriel, avait su déceler en lui alors que le reste de la société s’avérait incapable de l’identifier…
Les Gueux
Hugo passera sa vie à dédiaboliser « les gueux », c’est-à-dire le peuple. En 1812, dans sa chanson Les gueux, le chansonnier populaire Pierre-Jean de Béranger*, qu’il admirait, entonnait :
« Des gueux chantons la louange. Que de gueux hommes de bien ! Il faut qu’enfin l’esprit venge L’honnête homme qui n’a rien. »
Dans un de ses plus grands discours (en juillet 1851, sur la réforme de la Constitution), Hugo réclame pour le peuple (et pour tous) le droit à la vie matérielle (travail assuré, assistance organisée, abolition de la peine de mort) et le droit à la vie intellectuelle (obligation et gratuité de l’enseignement, liberté de conscience, liberté d’expression, liberté de la presse).
Bref, en embryon, la vision d’un Jaurès et d’un De Gaulle qu’on retrouvera dans « Les Jours heureux », le programme du Conseil national de la Résistance (CNR), et l’antithèse de la mondialisation financière qu’on nous inflige aujourd’hui.
Lanceur d’alerte
En 1527, dans une lettre à son ami Thomas More, l’humaniste Erasme de Rotterdam avait prévenu les puissants : si l’Eglise de Rome n’adopte pas les mesures de réforme progressive et pacifique que lui, Erasme, propose, ils seront coupables d’avoir provoqué un siècle de violence !
Dans Les années funestes (1852), connaissant la puissance du colosse (Fig. 1), Victor Hugo aura, lui aussi, mis l’oligarchie en garde. Un avertissement qui garde son actualité :
Il Colosse, tableau de Goya (1808). Lorsque le colosse se lève, tous s’enfuient en courant. Le seul qui reste immobile, c’est l’âne (symbolisant le roi d’Espagne Carlos IV, qui refusait de prendre en compte les aspirations du peuple).
« Vous n’avez pas pris garde au peuple que nous sommes. Chez nous, dans les grands jours, les enfants sont des hommes, Les hommes des héros, les vieillards des géants. Oh ! Comme vous serez stupides et béants, Le jour où vous verrez, risibles escogriffes, Ce grand peuple de France échapper à vos griffes ! Le jour où vous verrez fortune, dignités, Pouvoirs, places, honneurs, beaux gages bien comptés, Tous les entassements de votre orgueil féroce, Tomber au premier pas que fera le colosse ! Confondus, furieux, cramponnés vainement Aux chancelants débris de votre écroulement, Vous essaierez encore de crier, de proscrire, D’insulter, et l’Histoire éclatera de rire. »
Victor Hugo, Les années funestes (1852)
NOTE:
*Christine Bierre, « Pierre-Jean de Béranger : la chanson, une arme républicaine » dans Nouvelle Solidarité N°07/2022.
L’art fait toujours naître et renaître le désir de vivre
« C’est en allant à la mer que le fleuve reste fidèle à sa source » (Jean Jaurès)
Pour le peintre sculpteur Gérard Garouste, « l’art n’est pas un luxe, mais une nécessité pour tous ».
Le 11 septembre 2010, ce fut un vrai plaisir d’assister à la fête annuelle de « La Source » au hameau La Guéroulde, ce « trou perdu » au fin fond du département de l’Eure.
La Source est une association 1901 née de la rencontre entre le peintre sculpteur Gérard Garouste et des éducateurs de la région, dont le pari est innovant puisqu’elle associe l’art, l’action sociale et l’éducation dans la lutte contre l’exclusion de jeunes de 6 à 18 ans rencontrant des difficultés familiales, psychologiques, d’adaptation sociale, d’échec scolaire, de reconnaissance et d’identité, et dont un grand nombre est suivi par des travailleurs sociaux.
Ce sont eux, ces jeunes pleins de fougue et de caractère, qui, de nouveau capables de travailler ensemble, nous ont montré ce jour-là une pièce de théâtre sur leur nouvelle scène construite à l’abri de la confusion des grandes agglomérations.
Depuis 1991, ce sont plusieurs milliers d’enfants, défavorisés ou non, qui sont venus ici bénéficier d’un éveil artistique encadré, approche qui, autant comme arme thérapeutique que comme outil de prévention, y a fait ses preuves.
A tel point que depuis 2002, un deuxième centre du même type a déjà vu le jour à Villarceaux (Val d’Oise) et que plusieurs autres sont appelés à exister dans d’autres villes et régions.
La genèse du projet
En milieu rural, l’exclusion, si elle est peu médiatisée, ne cesse de progresser avec la crise qui frappe : rupture avec l’école, familles brisées par le chômage, pénurie de loisirs, isolement, absence de perspectives d’avenir. Tout cela fait en sorte que ces enfants se sentent rejetés, perdent confiance en eux et en la société. La marginalisation, aussi forte que dans les banlieues, est seulement moins visible en zone rurale et se traduit plutôt par des drames individuels qui, en apparence, ne semblent pas perturber l’ordre public.
Ouverture du théâtre, lors de la Fête de l’association La Source qui associe art, action sociale et éducation dans la lutte contre l’exclusion de jeunes en milieu rural.
Voilà ce qu’a découvert il y a plusieurs années Gérard Garouste, peintre et sculpteur dans ce village de l’Eure où il vit et travaille. Saisi par le nombre d’enfants déjà exclus du fait de leurs conditions de vie, il a rencontré des éducateurs qui suivaient bon nombre de ces jeunes sur le terrain. Ensemble, ils se sont demandés comment changer la donne.
C’est ainsi qu’en 1991, Garouste se lance dans cette aventure. « L’art n’est pas un luxe, mais une nécessité pour tous » , aime-t-il dire. Il ne s’agit nullement ici de « former des artistes » mais de permettre à des jeunes en difficulté d’explorer et de développer leur potentiel créatif grâce à différents ateliers plastiques et visuels (peinture, sculpture, gravure, photo, vidéo, écriture et désormais théâtre).
Le projet se fonde sur la conviction, trop souvent absente de nos écoles « normales », que la créativité permet de développer les domaines de la sensibilité, de l’imaginaire, de l’émotion et de l’intelligence : cette place accordée à l’expression personnelle concourt à l’équilibre nécessaire entre la construction d’une personne et la conscience sociale. C’est bien cela que devrait être une « école de la République » formant des citoyens et pas seulement des « têtes ».
Méthodologie
Cette construction du sens n’arrive pas par magie, mais par un effort d’imagination et de travail commun. D’abord, chaque atelier s’articule autour du triangle artiste-éducateur-enfants. L’engagement bénévole d’artistes professionnels au service de l’éveil artistique des jeunes, contribue au succès de cette démarche.
Ainsi, lors de la fête du 11 septembre, le visiteur a pu identifier, grâce à des expositions de tableaux, de sculptures, d’objets et de photos, ce travail en commun. Par exemple, l’artiste Camille Courrier de Mere (et excusez-moi de ne pas pouvoir mentionner ici tous les autres) est partie de l’idée de proposer aux enfants l’exploration de la peinture préhistorique. Après une sensibilisation iconographique, les enfants ont été initiés à différentes techniques, telles que le pochoir, le tracé gravé et l’adaptation à une surface accidentée, pour reproduire les animaux de l’époque sur un grand châssis entoilé.
Lors d’un atelier, une artiste proposa l’exploration de la peinture préhistorique. Après une sensibilisation iconographique, les enfants ont été initiés à différentes techniques, telles que le pochoir, le tracé gravé et l’adaptation à une surface accidentée, pour reproduire les animaux de l’époque sur un grand châssis entoilé. Joli travail d’équipe !
Parallèlement à cet enseignement, l’artiste a incité les enfants à n’utiliser que des matériaux et procédés précis correspondant à ce moment de l’histoire de l’humanité : emploi de colle animale, trempage, broyage des pigments…
Pour restituer au mieux l’ambiance de l’époque, le groupe avait construit une fausse grotte préhistorique pour présenter son travail au public. Cet aspect n’est pas une simple option. Afin que ces jeunes retrouvent l’estime d’eux-mêmes, il est essentiel que leurs créations passent par le regard et la reconnaissance de l’autre, par le biais d’expositions, d’éditions, de concerts ou de toute autre manifestation publique.
Ou encore ce groupe d’élèves du collège Jean Jaurès de Clichy (Hauts-de-Seine) auxquels on demanda de travailler en partant de l’analyse des œuvres de Giotto.
Les élèves, en groupe, se sont imaginés, victime d’un sortilège, emprisonnés dans sept des œuvres du peintre du Trecento, mais ayant pu emporter avec eux quelques objets de notre époque dont ils peuvent se servir pour s’en sortir.
Ils ont travaillé sur des saynètes et des dialogues avec leur enseignante de lettres et sur le contexte culturel de Giotto avec leur enseignant d’histoire.
Arrivés à La Source, un artiste leur a proposé de fabriquer des maquettes afin de recréer en volume leur interprétation de l’œuvre de Giotto, qui seront la synthèse de la rencontre entre deux mondes, deux visions : XIVe et XXIe siècle.
Un autre groupe s’est imaginé, victime d’un sacrilège, emprisonné dans sept des œuvres du peintre du Trecento Giotto, mais ayant pu emporter avec eux quelques objets d’aujourd’hui dont ils peuvent se servir pour s’en sortir.
Commentaire d’un élève : « J’étais hyper motivé ; je voulais continuer toute la journée, en une semaine j’ai découvert beaucoup de choses ; on dirait que je suis resté un an dans l’atelier […] j’ai pleuré ; je voulais rester encore ; je me sens bien à La Source. »
Si, face à la vaste entreprise de déshumanisation en cours, cette initiative reste une goutte dans la mer, la réussite incontestable de ce type d’éveil à l’art démontre qu’il devrait non pas servir comme simple roue de secours, mais figurer au cœur de toutes nos pédagogies.
Car l’art fait toujours naître le désir de vivre. Merci à Gérard Garouste et merci à La Source de nous rappeler cette urgence !