A. Les enjeux culturels et philosophiques d’un contexte
Blagues cyniques ou dialogue socratique ?
Qu’est-ce que l’humanisme chrétien ?
Pétrarque et le « Triomphe » de la mort
L’ère du bon rire
Sebastian Brant, Jérôme Bosch et la Nef des fous
B. Quinten Matsys
Éléments biographiques
De forgeron à peintre
Duché de Brabant
Formation : Bouts, Memling et Van der Goes
Débuts à Anvers et à l’étranger
C. Œuvres choisies, décryptage et nouvelles interprétations
La Vierge et l’Enfant, « Grâce divine » et « Libre arbitre »
Le retable de Sainte-Anne
Une nouvelle perspective
Coopération avec Patinir et Dürer
Le lien avec Érasme
L’Utopie de Thomas More
Pieter Gillis et le « diptyque de l’amitié »
La connexion Léonard de Vinci (I)
D. L’art érasmien du grotesque
Dans les peintures religieuses
Avares, banquiers, receveurs d’impôt et agents de change, la lutte contre l’usure
La connexion Léonard de Vinci (II)
L’art du grotesque per se
La métaphore du « couple mal assorti ».
« La vieille femme hideuse », la paternité de Léonard
E. Conclusion
Bibliographie sélective
Au début du XVIe siècle, Quentin Matsys (1466-1530) s’impose comme peintre majeur à Anvers où il travaille pendant plus de 20 ans, créant de nombreuses œuvres, parmi lesquelles des triptyques profondément religieux, des portraits étonnamment détaillés et certaines des œuvres satiriques les plus hilarantes de l’histoire de la peinture.
Pour rendre hommage et justice à cet artiste mal connu, nous explorerons et mettrons en lumière sa verve et son esprit érasmien et présenterons certains de ses apports artistiques les plus originaux.
En 1500, Anvers, avec quelque 90 000 habitants, est la plus grande ville (précisons-le) d’Occident. Grand port et cœur battant d’un florissant commerce international qui dépasse alors la vieille Bruges des Médicis, Anvers est un aimant qui attire tous les talents de toutes les nations.
C’est dans ce contexte de brassage culturel que Quinten Matsys croise et collabore avec les plus brillants des grands humanistes chrétiens de son époque, qu’il s’agisse d’érudits militants pour la paix tels qu’Érasme de Rotterdam, Thomas More et Pieter Gillis, d’imprimeurs novateurs comme Dirk Martens d’Alost, de réformateurs exigeants comme Gérard Geldenhouwer et Cornelius Grapheus, de peintres flamands comme Gérard David et Joachim Patinir ou de peintres-graveurs et illustrateurs étrangers comme Albrecht Dürer, Lucas van Leyden et Hans Holbein le Jeune.
Malheureusement, aujourd’hui, les grandes maisons d’édition internationales, telles que, pour ne pas la nommer, Taschen, pour des raisons qui restent à élucider, semblent l’avoir condamné à l’oubli éternel. Ailleurs, son nom n’apparaît que sporadiquement dans un court chapitre consacré à « l’Ecole d’Anvers » à la fin de l’ouvrage Les Primitifs flamands et leur temps (656 pages, Renaissance du Livre, 1994). Pire encore, aucune de ses œuvres n’est référencée et seules deux mentions de son nom figurent dans L’art flamand et hollandais, les siècles des Primitifs (613 pages, Citadelles et Mazenod, 2003), œuvre de référence sur cette période.
La bonne nouvelle est que depuis 2007, le Centre interdisciplinaire pour l’art et la science de Gand, en Belgique, prépare un nouveau « catalogue raisonné » de son œuvre. Celui de Larry Silver (Phaedon Press, 1984) se vend hors de prix. Reste celui d’Andrée de Bosque (Arcade, Bruxelles, 1975), avec la majorité des images en noir et blanc. En guise de consolation, les lecteurs se contenteront de la thèse de doctorat de Harald Brising de 1908, dans une version réimprimée en 2019.
Afin d’honorer et de rendre justice à cet artiste, nous tenterons d’explorer dans cet article certaines questions restées sans réponse jusqu’à présent. Dans quelle mesure l’œuvre d’Érasme a-t-elle directement inspiré Matsys, Patinir et leur cercle ? Que savons-nous des échanges entre ce cercle à Anvers et d’éminents artistes de la Renaissance tels que Léonard de Vinci et Albrecht Dürer ? Quelle influence l’artiste érasmien a-t-il exercée sur ses correspondants étrangers ?
La question interroge d’emblée puisqu’Érasme n’était pas vraiment amateur de ce qui était la « peinture religieuse » à l’époque, préférant une véritable action agapique pour le bien commun, à la prosternation passive devant des rites religieux et des images saintes. Comme le note le critique d’art belge Georges Marlier (1898-1968) en 1954, dans son livre bien documenté, si Érasme respectait et honorait les peintures saintes si elles évoquaient un véritable sentiment religieux, de l’amour et de la tendresse, cela ne l’empêchait pas de penser que…
« la véritable imitation du Christ et sa Passion, consiste à mortifier les entraînements qui guerroient contre l’esprit et non pas à pleurer sur le Christ comme un objet pitoyable » (p. 163)
Nos recherches antérieures sur la Renaissance italienne, la vie d’Érasme et l’art de Dürer nous ont familiarisés avec l’époque de Matsys et ses défis, un sujet que nous ne pouvons pas redévelopper ici de façon exhaustive, mais qui nous donne quelques bases pour appréhender la valeur extraordinaire de cet artiste.
A. Les enjeux culturels et philosophiques d’un contexte
1. Blagues cyniques ou dialogue socratique ?
De nombreux spectateurs contemporains, pénalisés par un regard non entraîné et pollués par un wokisme et un pessimisme abusif, passent à côté du sujet. Il leur manque l’intégrité morale et intellectuelle nécessaire pour comprendre les plaisanteries, l’ironie et les métaphores qui constituaient l’essence même de la vie culturelle des Pays-Bas de l’époque. Beaucoup contemplent et commentent la couleur de leurs lunettes en croyant livrer leur vision du monde. Perdus dans leurs préjugés culturels, en regardant un visage peint, ils ne voient pas l’intention ou l’idée que l’artiste a voulu faire apparaître, non pas sur le tableau, mais dans l’esprit du spectateur. Fuyant ce domaine supérieur de la métaphore, ils se ruent sur les détails en enchaînant des interprétations symboliques dont la somme est supposé expliquer le sens de l’œuvre.
Ainsi, devant un visage « grotesque », ils s’obstinent à croire qu’il s’agit d’un portrait plutôt que de rire à pleins poumons ! Du coup, ne voulant pas voir cette dimension « invisible », prenant l’image « à la lettre », pour eux, les « grotesques » d’Érasme, de Matsys et de Léonard, ne sont et ne peuvent être que des « plaisanteries cyniques » témoignant d’un « manque de tolérance » à l’égard des personnes « laides », « malades », « anormales » ou « différentes » !
Répétons-le donc haut et fort : Erasme et ses trois principaux disciples, Rabelais, Cervantès et Shakespeare, sont les incarnations, quoique rarement reconnues, de l’« humanisme chrétien » et le bon rire, en tant qu’arme politique puissante pour « élever à la dignité d’homme, tous les membres du genre humain ».
2. Qu’est-ce que l’humanisme chrétien ?
L’idée maîtresse du programme éducatif et politique d’Érasme était de promouvoir la docta pietas, la piété savante, ou ce qu’il appelait la « philosophie du Christ ». Cette philosophie peut être résumée comme un « mariage » entre les principes humanistes résumés dans la République de Platon et la notion agapique de l’homme transmise par les Saintes Écritures et les écrits des premiers Pères de l’Église comme Jérôme et Augustin, qui considéraient Platon comme un de leurs précurseurs imparfaits.
En rupture totale avec la soumission à une foi « aveugle » et féodale, qui plaçait le salut de l’homme uniquement dans une existence après la mort, l’humanisme chrétien considère que la nature humaine est bonne. L’origine du mal n’est donc pas l’homme lui-même ou un « diable » extérieur, mais les vices et les afflictions morales que Platon avait déjà largement identifiés des siècles avant qu’elles deviennent chez les Chrétiens les « sept péchés capitaux » qui peuvent être surmontés par les « sept vertus capitales ».
Pour rappel, ces péchés capitaux et leur antidotes sont :
L’orgueil (Superbia, hubris) par opposition à l’humilité (Humilitas) ;
L’avarice (Avaricia) par opposition à la charité (Caritas, Agapè) ;
La colère (Ira, rage) opposée à la patience (Patientia) ;
L’envie (Invidia, jalousie) opposée à la bonté (Humanitas) ;
La luxure (Luxuria, fornication) opposée à la chasteté (Castitas) ;
La gourmandise (Gula) opposée à la tempérance (Temperantia) ;
La paresse (Acedia, mélancolie, spleen, paresse morale) opposée à la diligence (Diligentia).
Il est assez révélateur pour notre époque que ces « péchés » (affections qui nous empêchent de faire le bien), et non leurs vertus opposées, aient été tragiquement sacralisés comme les « valeurs » de base garantissant le bon fonctionnement du système financier « néolibéral » actuel et de son ordre mondial « fondé sur les règles » !
« Les vices privés font la vertu publique », arguait Bernard Mandeville en 1705 dans La fable des abeilles. C’est la dynamique des intérêts particuliers qui stimule la prospérité d’une société, estimait ce théoricien néerlandais qui a inspiré Adam Smith et pour qui « la morale » ne fait qu’inviter à la léthargie et provoque le malheur de la cité.
C’est la cupidité et la recherche perpétuelle du plaisir, et non le bien commun, qui ont été proclamées motivations essentielles de l’homme, selon l’école philosophique devenue dominante, celle de l’empirisme britannique proféré par Locke, Hume, Smith et consorts.
De ce fait, la « charité », le « Care » et l’aide « humanitaire » ont été réduits à une activité souvent éphémère de dames de charité, permettant au système criminel actuel de faire accepter au plus grand nombre son existence perpétuelle. Ainsi, et c’est tout à fait regrettable, les « organisations humanitaires », les « fondations charitables » aux mains de grandes familles patriciennes et certaines ONG, dont le travail est souvent essentiel, sont malheureusement devenues des outils de domination.
3. Pétrarque et le « Triomphe de la mort »
Le vrai christianisme, comme toutes les grandes religions humanistes, s’efforce sans relâche de secouer ceux qui gaspillent leur vie dans le péché en leur montrant que leur comportement est à la fois dramatique et surtout ridicule à la lumière de l’extrême brièveté de l’existence physique humaine.
Dürer en fait le thème central de ses trois célèbres Meisterstiche (gravures de maître) qui ne peuvent être comprises que comme une seule et même unité : Le chevalier, la mort et le diable (1513) ; Saint Jérôme dans son étude (1514) et Melencolia I (1514). Dans chacune de ces gravures figure un sablier, métaphore de l’écoulement inexorable du temps qui passe. En juxtaposant au sablier (le temps) un crâne (la mort ), une bougie qui s’éteint (dernier souffle), une fleur qui flétrie (la vacuité des passions) etc., les artistes arrivent à faire émerger la métaphore de la « vanité ».
Érasme, qui fait du couple sablier-crâne son emblème, y ajoute sa devise : Concedi Nulli (Signifiant que la mort n’épargnera personne et que tous, riches ou pauvres, mourront un jour). En ce sens, à la Renaissance, l’humanisme chrétien était un mouvement de masse visant à éduquer les gens à « l’immortalité » spirituelle, à la fois contre les superstitions religieuses et contre un retour sournois du paganisme gréco-romain.
Illustration du Triomphe de la renommée sur le Triomphe de la mort dans les I Trionfi de Pétrarque. Bnf, Paris.
Avec cette exigence philosophique, Erasme marche ici directement dans les pas de Pétrarque et ses I Trionfi (1351-1374), un cycle poétique structuré en six triomphes allégoriques qui s’enchaînent les uns aux autres. Par exemple, le Triomphe de l’amour est lui-même surpassé par le Triomphe de la chasteté. À son tour, la Chasteté est vaincue par la Mort ; la Mort est vaincue par la Renommée ; la Renommée est conquise par le Temps ; et même le Temps est finalement vaincu par l’Éternité et enfin par le Triomphe de Dieu sur toutes ces préoccupations terrestres.
Puisque la mort « triomphera » à la fin de notre existence physique éphémère, dans la vision pré-Renaissance, c’est la peur de la mort et la peur de Dieu qui doivent aider l’homme à se concentrer pour apporter quelque chose d’immortel aux générations futures plutôt que de se perdre dans le labyrinthe des plaisirs et des douleurs terrestres que Jérôme Bosch (1450-1516) dépeint avec tant d’ironie dans son Jardin des délices terrestres (1503-1515). Léonard, dont le sentiment théo-philosophique était considéré comme une hérésie par bon nombre au Vatican, notait amèrement dans ses carnets que, vu leur comportement, beaucoup d’hommes et de femmes ne méritaient même pas le beau corps que Dieu leur avait offert:
« Vois, nombreux sont ceux qui pourraient s’intituler de simples tubes digestifs, des producteurs de fumier, des remplisseurs de latrines, car ils n’ont point d’autre emploi en ce monde ; ils ne mettent en pratique aucune vertu, rien ne reste d’eux que des latrines pleines ».
4. L’ère du « bon rire »
Érasme, autoportrait?
Selon les dictionnaires, on rit bien lorsqu’on trouve amusante et drôle une situation qui était au départ contrariante. En bref, le bon rire est la récompense d’un véritable processus créatif lorsque « l’agonie » de l’épuisement des hypothèses lors d’une recherche de solutions se termine par un joyeux Eurêka !
Cela peut être pour des questions scientifiques et purement matérielles, mais aussi dans le processus de développement de l’identité personnelle. La tempête et les nuages ont disparu et la pleine lumière ouvre des horizons et apporte une nouvelle perspective.
Érasme censuré.
Pour les humanistes chrétiens, grâce à « l’effet miroir » intrinsèquement inhérent au « dialogue socratique » (qui commence par accepter que l’on ne sait pas – appelé docta ignorantia par Nicolas de Cues), l’homme peut être libéré de ces afflictions « pécheresses » qui le plombent et lui coupent les ailes.
Son libre arbitre peut être mobilisé pour l’amener à agir conformément à sa vraie (bonne) nature, celle de se consacrer et de trouver son ultime plaisir dans l’accomplissement du bien commun au service d’autrui, aussi bien dans ses relations personnelles que dans ses activités économiques. C’est cet objectif, celui de former et d’ennoblir le caractère de chacun, qui deviendra le but fondamental de l’éducation républicaine. On ne remplit pas les têtes mais on forme des citoyens.
Or, en affirmant que la vie de l’homme est entièrement prédéterminée par Dieu, Luther niait l’existence du libre arbitre et rendait l’homme totalement irresponsable de ses actes. Ce point de vue était à l’opposé de celui d’Érasme, qui avait commencé par demander à l’Église d’éradiquer ses propres abus financiers, tels que les fameuses « indulgences », et ceci bien avant que Luther n’entre en scène. Les humanistes chrétiens se sont fermement engagés à élever nos âmes au plus haut niveau de beauté morale et intellectuelle en nous libérant de notre attachement excessifs aux biens terrestres – non pas en nous infligeant des sentiments de culpabilité et des injonctions morales ou par le commerce lucratif de la peur de l’enfer, mais… par le rire ! Ouf, on respire ! Prenons un peu de recul et tout en nous engageant sérieusement à nous améliorer, rions de nos imperfections. Dieu nous a donné la vie et elle est belle, pourvu qu’on sache comment s’en servir !
Jean Jaurès, lecteur d’Érasme disait même que :
« Les progrès de l’humanité se mesurent aux concessions que la folie des sages fait à la sagesse des fous. »
Le rire vérace des uns, on s’en doute, ne fait pas le bonheur des autres, car il ruine l’autorité illégitime des puissants et des tyrans. Il s’agit bien de l’arme politique la plus dévastatrice jamais conçue. Par conséquent, pour les forces du mal, le rire vérace, tel qu’il est promu par Érasme et ses disciples, doit être ignoré, calomnié et autant que possible éradiqué et remplacé par la mélancolie, l’obéissance et la soumission à des doctrines et des « narratifs » écrits d’avance par et pour les élites dominantes grâce à une constipation scolastique douloureuse.
5. Sebastian Brant, Hieronymus Bosch et La nef des fous
Albrecht Dürer, portrait de Sébastian Brant.
La Nef des fous s’imprime, se copie, se diffuse et se vend comme des petits pains dans toute l’Europe. Son auteur n’était pas seulement un simple satiriste, mais un humaniste cultivé dont on retient la traduction de poèmes de Pétrarque.
La « peinture de genre », qui dépeint des aspects de la vie quotidienne en représentant des gens ordinaires engagés dans des activités ordinaires et quotidiennes, est née avec Quinten Matsys (on devrait plutôt dire avec le paradigme érasmien que nous venons d’identifier), souligne Larry Silver en reprenant ce qu’affirmait déjà Georges Marlier en 1954.
Plusieurs années avant qu’Erasme ne publie son Eloge de la folie (écrit en 1509 et publié à Paris dès 1511), le poète humaniste et réformateur social strasbourgeois Sébastien Brant (1558-1921) ouvre le bal du rire socratique avec son Narrenshiff (La Nef des fous, publiée en 1494 à Bâle, Strasbourg, Paris et Anvers), une œuvre satirique hilarante illustrée par Holbein le Jeune (1497-1543) et Albrecht Dürer (1471-1528) qui exécute 73 des 105 illustrations de l’édition originale. Brant était une figure clé et un allié de Johann Froben (1460-1529) et Johann Amerbach (1441-1513) issus de familles d’imprimeurs suisses qui accueillirent plus tard Érasme lorsque, persécuté aux Pays-Bas, il dut s’exiler à Bâle.
Quinten Matsys, portrait d’un homme. Son frère? Autoportrait?Quinten Matsys, portrait d’une femme? Sa sœur Caterina?
Après les saints et les princes, soudainement, ce sont des femmes, des hommes et des enfants ordinaires, des marchands certes encore souvent aisés, qui apparaissent dans les œuvres, non plus comme des « donateurs » assistants comme témoin à une scène biblique, mais pour leur qualités propres d’humains méritoires.
Dürer fait, par exemple, une gravure certes un peu ironique, d’« un cuisinier et sa femme ». Si au XVe siècle, la philosophie grecque pénètre en Europe, en ce début du XVIe, c’est le peuple qui fait irruption.
Bien sûr, les temps ont changé et la clientèle des peintres aussi. Les commandes proviennent beaucoup moins d’ordres religieux et de riches cardinaux de Rome et de plus en plus de bourgeois prospères ou de guildes, corporations, confréries et communautés des métiers désirant embellir leurs chapelles et demeures et offrir leurs portraits à leurs amis.
La Nef des fous de Brant marque un véritable tournant, prélude à un nouveau paradigme. Elle marque le début d’un long arc de créativité, de raison et d’éducation par le rire vérace et libérateur, dont l’écho résonnera très fort jusqu’à la mort de Pieter Bruegel l’Aîné en 1569.
Cet élan ne sera interrompu que lorsque Charles Quint, croyant faire peur, ressuscite, en 1521, l’Inquisition et adopte les « placards », c’est-à-dire des décrets punissant par la mort tout citoyen osant lire, commenter ou discuter de la Bible.
La Nef des fous s’organise en 113 sections, dont chacune, à l’exception d’une courte introduction et de deux pièces finales, traite indépendamment d’une certaine classe de fous, d’imbéciles ou de vicieux. L’idée fondamentale de la nef n’étant rappelée qu’occasionnellement.
Aucune folie du siècle n’est censurée. Le poète s’attaque avec noble zèle aux défauts et aux extravagances de l’homme. Le livre s’ouvre sur la dénonciation du plus grand fou de tous, celui qui se détourne de l’étude de tous les livres merveilleux qui l’entourent. Il ne veut pas « se casser la tête » et « encombrer » son crâne. « J’ai tout, dit le sot, d’un grand seigneur qui peut payer comptant la fatigue de ceux qui apprennent pour moi ». La troisième folie (sur les 113), donc tout près de la première, est la cupidité et l’avarice:
« C’est absurde folie d’entasser des richesses et de ne pas jouir de la vraie joie de vivre, le fou ne sachant pas à qui servira l’or qu’il a mis de côté, le jour où il devra descendre dans la tombe ».
Un triptyque de Jérôme Bosch, en partie perdu, s’inscrit dans cette lignée. Des recherches relativement récentes ont établi que le tableau actuel La Nef des fous (Louvre, Paris) de Bosch, possiblement exécuté avant même que Brant n’écrive sa satire, n’est que le volet gauche d’un triptyque dont le panneau droit était La Mort de l’avare (National Gallery, Washington).
Ce qui est intéressant avec ce dernier panneau, c’est qu’il n’y a pas de fatalité ! Même l’avare, jusqu’à son dernier souffle, peut choisir entre lever les yeux vers le Christ ou les abaisser vers le diable ! Que l’homme soit éternellement perfectible et que son sort dépende de sa volonté, était au cœur de la doctrine des Frères de la Vie commune, un mouvement laïc de dévotion chrétienne avec lequel Bosch, sans en être membre, avait d’importantes affinités. Cependant, personne ne connaît à ce jour l’image et le nom du panneau central qui a été perdu. Mais ce qui apparaît lorsqu’on referme les deux volets latéraux, c’est l’image d’un colporteur (autrefois appelé à tort Le retour de l’enfant prodigue) fuyant des mauvais lieux.
Ce thème figure également sur les panneaux extérieurs du triptyque de Bosch le Chariot de foin, montrant des rois, des princes et des papes courant après un chariot chargé d’une gigantesque botte de foin (une métaphore de l’argent) et que les diables tirent vers l’Enfer.
Le thème du colporteur qui pérégrine était très populaire parmi les Frères de la Vie commune et la Devotio Moderna. Pour eux, comme pour Saint Augustin, l’homme est en permanence confronté à un choix existentiel. Il est en permanence à la croisée du chemin (le bivium). Soit il emprunte le chemin rocailleux et difficile qui le mène à une position spirituellement plus élevée et plus proche de Dieu, soit il emprunte la voie de la facilité vers le bas en s’abaissant aux passions et aux affections terrestres.
La beauté de l’homme et de la nature, prévient Augustin, peut et doit être pleinement appréciée et célébrée sous condition qu’elle soit vécue comme « l’avant-goût de la sagesse divine » et non pas comme un simple plaisir des sens.
Le colporteur que l’on retrouve chez Bosch et Patinir est donc une métaphore de l’humanité qui s’efforce d’avancer sur le bon chemin et dans la bonne direction. Bosch peuplera ses tableaux d’hommes et de femmes ressemblant à des animaux décervelés se précipitant avec grande frénésie sur de petits fruits comme des cerises, des fraises et des baies, métaphores de plaisirs terrestres tellement éphémères qu’ils doivent éternellement renouveler l’expérience pour en tirer le moindre plaisir.
Hans Holbein le Jeune, Illustration de l’Éloge de la folie d’Érasme: Homo Viator, qui va toujours d’un endroit à l’autre.
Le colporteur avance « op een slof en een schoen » (sur une pantoufle et une chaussure), c’est-à-dire qu’il abandonne sa maison et quitte le monde créé du péché (on voit un bordel, des ivrognes, etc.), et tous les biens matériels. Avec son « bâton » (symbole de la foi), il réussit à repousser les « chiens infernaux » (le mal) qui tentent de le retenir. Une enluminure d’un livre de psaumes anglais du XIVe siècle, le Luttrell Psalter, présente exactement la même représentation allégorique.
Ces images métaphoriques ne sont donc pas les fruits d’un « esprit malade » ou d’une imagination exubérante de Bosch, mais un langage courant qu’on retrouve assez souvent dans les marges des livres enluminés.
Le même thème, celui de l’Homo Viator, l’homme qui se détache des biens terrestres, est également récurrent dans l’art et la littérature de cette époque, notamment depuis la traduction néerlandaise du Pèlerinage de la vie et de l’âme humaine, écrit en 1358 par le moine cistercien normand Guillaume de Degulleville (1295-après 1358). Le Christ nous transforme en pèlerins à travers le monde. Unis à Lui nous traversons la Cité terrestre n’ayant comme véritable but que la Cité Céleste. Non plus seulement homo sapiens, mais homo viator, homme en route vers le Ciel.
Si les trois volets qui subsistent du triptyque de Bosch (la Nef des fous, La mort de l’Avare et le Colporteur) semblent de prime abord sans aucun lien, leur cohérence saute aux yeux une fois que le spectateur identifie ce concept primordial.
Il serait amusant, pour un peintre imaginatif et créatif vivant aujourd’hui, de recréer et de réinventer une image digne du volet perdu de Bosch, le thème étant forcément la chute de l’homme qui n’arrive pas à se détacher des biens terrestres, passant de la Nef des fous à La Mort de l’Avare.
B. Quinten Matsys, éléments biographiques
Connaissant maintenant les enjeux philosophiques et culturels majeurs de l’époque, nous pouvons examiner avec sérénité la vie de Matsys et quelques-unes de ses œuvres.
1. De forgeron à peintre
Quinten Matsys, médaille avec auto-portrait.
Selon l’Historiae Lovaniensium de Joannes Molanus (1533-1585), Matsys est né à Louvain entre le 4 avril et le 10 septembre 1466, comme un des quatre enfants de Joost Matsys (mort en 1483) et de Catherine van Kincken.
La plupart des récits de sa vie mêlent à cœur joie des faits et des légendes. En réalité, on dispose de très peu d’indices concernant son activité ou son caractère.
A Louvain, Quinten aurait eu des débuts modestes en tant que ferronnier d’art. La légende veut qu’il se soit épris d’une belle fille que courtisait également un peintre. La fille préférant de loin les peintres aux forgerons, Quinten aurait aussi vite abandonné l’enclume pour le pinceau.
An 1604, le chroniqueur Karel Van Mander affirme que Quinten, frappé d’une maladie depuis l’âge de vingt ans, « se trouvait dans l’impossibilité de gagner son pain » en tant que forgeron.
Van Mander rappelle que lors des fêtes du mardi gras,
« les confrères qui soignent les malades allaient de par la ville, portant une grande torche de bois sculptée et peinte, distribuant aux enfants des images de saints gravées et coloriées ; il leur en fallait donc un grand nombre. Il se trouva que l’un des confrères, allant voir Quinten lui conseilla de colorier de ces images, et il en résulta que celui-ci s’essaya au travail. Par ce début infime, ses dispositions se manifestèrent, et, à dater de ce temps, il se mit à la peinture avec une vive ardeur. En peu de temps il fit des progrès extraordinaires et devint un maître accompli. »
(Karel Van Mander, Le livre des peintres, 1604)
Karel Vereycken,Anvers. Avec le géant Antigoon menaçant le port.
A Anvers, devant la cathédrale Notre-Dame, au Handschoenmarkt (marché aux gants), on trouve encore la « putkevie » (porte en fer forgé décorée sur un puits) qui aurait été réalisée par Quinten Matsys lui-même et qui représente la légende de Silvius Brabo et Druon Antigoon, respectivement les noms d’un officier romain mythique qui libéra Anvers de l’oppression d’un géant appelé Antigoon qui nuisait au commerce de la ville en bloquant l’entrée de la rivière.
L’inscription sur le puits se lit comme suit : « Dese putkevie werd gesmeed door Quinten Matsijs. De liefde maeckte van den smidt eenen schilder. » (La ferronnerie de ce puits a été forgée par Quinten Matsys. L’amour a fait du forgeron un peintre.)
Les dons documentés et les possessions de Joost Matsys, le père de Quinten, forgeron et horloger de la ville, indiquent que la famille disposait d’un revenu respectable et que le besoin financier n’était pas la raison la plus probable pour laquelle Matsys s’est tourné vers la peinture.
En 1897, Edward van Even a écrit, sans présenter la moindre preuve, que Matsys composait également de la musique, écrivait des poèmes et réalisait des gravures.
Quinten Matsys, La Vierge à l’enfant trônant avec quatre anges, 1505, National Gallery, Londres.
Bien qu’il n’existe aucune preuve de la formation de Quinten Metsys avant son inscription en tant que maître libre à la guilde des peintres d’Anvers en 1491, le projet de dessin de son frère Joos Matsys II à Louvain et les activités de leur père suggèrent que le jeune artiste a d’abord appris à dessiner et à transposer ses idées sur le papier auprès de sa famille et qu’ils l’ont exposé pour la première fois aux formes architecturales et à leur déploiement créatif.
Ses premières œuvres, en particulier, suggèrent clairement qu’il a reçu une formation de dessinateur d’architecture. Dans sa Vierge à l’enfanttrônant avec quatre anges de 1505 (National Gallery, Londres), les personnages divins sont assis sur un trône doré dont le tracé gothique fait écho à celui de la fenêtre du dessin sur parchemin et à la maquette en calcaire du projet de Saint-Pierre auquel son frère était affecté à peu près à la même époque.
Quinten Matsys, médaille en bronze avec l’effigie d’Erasme.
Ce qui est sûr, c’est que l’artiste a réalisé de magnifiques médaillons en bronze représentant Érasme, sa sœur Catarina et lui-même.
Vers 1492, il épouse Alyt van Tuylt qui lui donne trois enfants : deux fils, Quinten et Pawel, et une fille, Katelijne. Alyt meurt en 1507 et Quinten se remarie un an plus tard.
Avec sa nouvelle épouse Catherina Heyns, il a dix autres enfants, cinq fils et cinq filles. Peu après la mort de leur père, deux de ses fils, Jan (1509-1575) et Cornelis (1510-1556) deviennent à leur tour peintres et membres de la Guilde d’Anvers.
2. Le Duché de Brabant
Leuven, Hôtel de ville et Eglise Saint Pierre (à droite).
Louvain était alors la capitale du Duché de Brabant qui s’étendait de Luttre, au sud de Nivelles, à ‘s Hertogenbosch (Pays-bas actuel). Il comprenait les villes d’Alost, Anvers, Malines, Bruxelles et Louvain, où, en 1425, l’une des premières universités d’Europe vit le jour. Cinq ans plus tard, en 1430, avec les duchés de Basse-Lotharingie et de Limbourg, Philippe le Bon de Bourgogne hérite du Brabant qui fait partie des Pays-Bas bourguignons.
En 1477, alors que Matsys avait environ 11 ans, le duché de Brabant tomba sous la domination des Habsbourg en tant que partie de la dot de Marie de Bourgogne au roi d’Espagne Charles Quint.
L’histoire ultérieure du Brabant fait partie de l’histoire des « dix-sept provinces » des Habsbourg, de plus en plus sous le contrôle de familles de banquiers d’Augsbourg, telles que les Fugger et les Welser.
Jacob Fugger l’ancien.Bartholomé WelserAugsbourg: d’ici est partie la première entreprise coloniale allemande en Amérique du Sud.
Si l’époque d’Érasme et de Matsys est une période faste de la « Renaissance du Nord », elle marque aussi des efforts toujours plus grands des familles de banquiers pour « acheter » la papauté afin de dominer le monde.
Le partage géopolitique du monde entier (et de ses ressources) entre l’Empire espagnol (dirigé par des banquiers vénitiens) et l’Empire portugais (sous la houlette des banquiers génois), fut scellé par le traité de Tordesillas, une combine entérinée en 1494 au Vatican par le pape Alexandre VI Borgia. Ce traité a ouvert les portes à l’asservissement colonial de nombreux peuples et pays, le tout au nom d’un sentiment très discutable de supériorité culturelle et religieuse.
Suite à des banqueroutes d’État à répétition, les Pays-Bas deviennent alors la cible d’un intense pillage économique et financier, imposé aux populations par l’alliance du sabre et de goupillon. En diabolisant à outrance Luther, de plus en plus déterminé à créer une opposition en dehors de l’Église catholique, le pouvoir en place esquive les questions pressantes formulées par Erasme et Thomas More exigeant des réformes urgentes pour éradiquer les abus et la corruption à l’intérieur de l’Église catholique.
Tout laisse à penser que le refus du Pape Clément VII d’accepter les demandes de divorce d’Henri VIII faisait partie d’une stratégie globale visant à plonger l’ensemble du continent européen dans des « guerres de religion », qui n’ont pris fin qu’avec la paix de Westphalie en 1648.
3. Formation : Bouts, Van der Goes et Memling
Les premiers triptyques peints par Matsys lui valent de nombreux éloges et amènent les historiens à le présenter comme « l’un des derniers primitifs flamands », le quolibet utilisé par Michel-Ange pour discréditer intrinsèquement tout art non-italien considéré comme « gothique » (barbare) ou « primitif » par rapport à l’art italien imitant le style antique.
Comme Matsys est né à Louvain, on a pensé qu’il a pu être formé par Aelbrecht Bouts (1452-1549), le fils du peintre dominant de Louvain à l’époque, Dieric Bouts l’Ancien (v. 1415-1475). En 1476, un an après la mort de son père, Aelbrecht aurait quitté Louvain afin de compléter sa formation auprès d’un maître en dehors de la ville, très probablement Hugo van der Goes (1440-1482), dont l’influence sur Aelbrecht Bouts, mais aussi sur Quinten Matsys, semble plausible. Van der Goes, qui devint en 1474 le doyen de la guilde des peintres de Gand et mourut en 1482 au Cloître Rouge près de Bruxelles, était un fervent fidèle des Frères de la Vie commune et de leurs principes. En tant que jeune assistant d’Aelbrecht Bouts, lui-même en cours de formation chez Van der Goes, Matsys aurait pu découvrir ce qui était alors le berceau de l’humanisme chrétien.
L’œuvre la plus célèbre de Van der Goes est le Triptyque Portinari (Uffizi, Florence), un retable commandé pour l’église Sant’Egidio de l’hôpital Santa Maria Nuova de Florence par Tommaso Portinari, directeur de la succursale brugeoise de la banque Médicis.
Les traits rudes de trois bergers (exprimant chacun un des états d’élévation spirituelle stipulés par les Frères de la Vie commune) dans la composition de van der Goes ont profondément impressionné les peintres travaillant à Florence.
Matsys est également considéré comme un possible élève de Hans Memling (1430-1494), ce dernier étant un disciple de Van der Weyden et un peintre de premier plan à Bruges.
Quinten Matsys, Portrait de Jacob Obrecht, 1496.
Le style de Memling et celui de Matsys sont si proches qu’il est difficile de les distinguer.
Alors que l’historien de l’art flamand Dirk de Vos a qualifié, dans son catalogue de 1994 sur l’oeuvre de Hans Memling, le portrait du musicien et compositeur Jacob Obrecht (1496, Kimbell Art Museum, Fort Worth) d’œuvre très tardive de Hans Memling, les experts actuels, parmi lesquels Larry Silver, ont pu établir en 2018 qu’en réalité, il est beaucoup plus probable que le portrait soit la première œuvre connue de Quinten Matsys.
Obrecht, qui a exercé une influence majeure sur la musique flamande polyphonique et contrapuntique de la Renaissance, avait été nommé maître de chapelle de la cathédrale Notre-Dame d’Anvers en 1492. Vers 1476, Érasme est l’un des enfants de chœur d’Obrecht.
Obrecht se rendit au moins deux fois en Italie, en 1487 à l’invitation du duc Ercole d’Este Ier de Ferrare et en 1504. Ercole avait entendu la musique d’Obrecht, dont on sait qu’elle a circulé en Italie entre 1484 et 1487, et avait déclaré qu’il l’appréciait plus que la musique de tous les autres compositeurs contemporains ; il invita donc Obrecht, qui mourut de la peste en Italie.
Dès les années 1460, le professeur d’Érasme à Deventer, le compositeur et organiste Rudolph Agricola, s’était rendu en Italie. Après avoir étudié le droit civil à Pavie et suivi les cours de Battista Guarino, il se rendit à Ferrare où il devint un protégé de la cour des Este.
Isabella d’Este, dessin de Léonard de Vinci, Louvre, Paris.La Joconde, Léonard de Vinci, Louvre, Paris.
Vers 1499, Léonard réalise un dessin de la fille d’Ercole, Isabella d’Este, qui, selon certains, serait la personne peinte dans la Joconde.
4. Débuts à Anvers et à l’étranger
Matsys est enregistré à Louvain en 1491, mais la même année, il est également admis comme maître peintre à la Guilde de Saint-Luc à Anvers où, à l’âge de vingt-cinq ans, il décide de s’installer. A Anvers, comme nous l’avons déjà dit, il a représenté le maître de chapelle Jacob Obrecht en 1496, sa première œuvre connue, et plusieurs tableaux de dévotion à la Vierge et à l’Enfant.
Ensuite, comme les Liggeren (registres des guildes de peintres) ne rapportent aucune information sur l’activité de Matsys dans les Pays-Bas pendant une période de plusieurs années, il est très tentant d’imaginer que Matsys s’est rendu en Italie où il aurait pu rencontrer de grands maîtres (Léonard a vécu à Milan entre 1482 et 1499 et y est retourné en 1506 où il a rencontré son élève Francesco Melzi (1491-1567) qui l’a ensuite accompagné en France) ou à Colmar ou Strasbourg où il aurait pu rencontrer Albrecht Dürer qu’il semble avoir connu longtemps avant que ce dernier ne vienne aux Pays-Bas en 1520.
Dürer est envoyé par ses parents à Colmar en Alsace pour être formé à l’art de la gravure par Martin Schongauer(1450-1491) de loin le plus grand graveur de son époque. Mais lorsque Dürer arrive à Colmar à l’été 1492, Schongauer a rendu l’âme. De Colmar, l’artiste se rend à Bâle, où il produit des gravures sur bois pour illustrer des livres et découvre les impressionnantes gravures de Jacob Burgkmair (1473-1531) et de Hans Holbein l’Ancien (1460-1524). Il se rend ensuite à Strasbourg où il rencontre et réalise le portrait de l’érudit poète et écrivain humaniste Sébastien Brant, évoqué précédemment.
C. Œuvres choisies
1. La Vierge à l’Enfant, la grâce divine et le libre arbitre
Quinten Matsys, Vierge à l’Enfant, Bruxelles.Quinten Matsys, Vierge à l’Enfant, Rotterdam.
En 1495, Matsys peint une Vierge à l’Enfant (Bruxelles). Même si l’œuvre reste encore très normative, Matsys enrichit déjà la dévotion avec des scènes moins formelles de la vie quotidienne. L’Enfant, explorant de manière ludique de nouveaux principes physiques, tente maladroitement de tourner les pages d’un livre alors qu’une Vierge très sérieuse est assise dans une niche de style gothique, sans doute choisie pour s’intégrer à l’architecture et au style du lieu qui accueillera le tableau.
Dans une autre Vierge à l’Enfant (Rotterdam) Matsys va plus loin dans cette direction. On y voit une jeune maman bienveillante et heureuse avec un enfant enjoué, ce qui souligne le fait que le Christ était le fils de Dieu, mais aussi celui des Hommes. Sur un présentoir proche du spectateur, on remarque la présence d’une miche de pain et un bol de soupe au lait avec une cuillère, sans doute une scène quotidienne pour la plupart des habitants des Pays-Bas essayant de nourrir leurs enfants à l’époque.
Gérard David, Vierge à l’Enfant avec la soupe au lait, 1520, Bruxel.
Dans sa Vierge à l’Enfant avec la soupe au lait (Bruxelles), peinte en 1520 par l’ami de Matsys, le peintre Gérard David (1460-1523), montre avec une immense tendresse une jeune maman apprenant à son enfant que le dos d’une cuillère n’est pas vraiment l’idéal pour amener la soupe du bol à sa bouche.
De nombreux tableaux sur ce thème, qu’ils soient de Quinten Matsys (Vierge à l’Enfant, Louvre, 1529, Paris) ou de Gérard David (Repos lors de la fuite en Égypte, National Gallery, Washington), montrent un enfant qui tente, avec d’énormes difficultés, de saisir quelques raisins, des cerises ou d’autres fruits.
Gérard David,Repos lors de la fuite en Égypte, Gérard David, Washington.Quinten Matsys, Vierge à l’Enfant, Paris.Quinten Matsys, Vierge à l’Enfant, Amsterdam.
En 1534, dans sa Diatribe sur le libre arbitre, Érasme utilise également cette métaphore sur l’équilibre fragile à considérer dans la proportion entre les opérations du libre arbitre (qui, seul, séparé d’un but supérieur, peut devenir pure arrogance) et celles de la grâce divine (qui, seule, peut être interprétée comme une forme de prédestination).
Pour rendre accessible au plus grand nombre, un sujet qu’on croirait réservé aux théologiens, Érasme emploie une métaphore très simple, mais d’une tendresse et d’une beauté extrêmes :
Jan Matsys, Vierge à l’Enfant, 1537, Metropolitan, New York.
« Un père a un enfant encore incapable de marcher ; il tombe ; le père le relève tandis que l’enfant fait des mouvements précipités et lutte pour garder l’équilibre ; il lui montre un fruit devant lui ; l’enfant s’efforce de le saisir, mais à cause de la faiblesse de ses membres, il tomberait rapidement si le père n’étendait pas la main pour soutenir et guider sa marche.
« Ainsi, guidé par son père, l’enfant arrive au fruit que le père lui met volontiers dans les mains pour le récompenser de son effort. L’enfant ne se serait jamais levé si le père ne l’avait pas soulevé ; il n’aurait jamais vu le fruit si le père ne le lui avait pas montré ; il n’aurait pas pu avancer si le père n’avait pas soutenu ses faibles pas ; et il n’aurait pas atteint le fruit si son père ne l’avait pas mis dans ses mains.
« Qu’est-ce que l’enfant revendiquera comme ses propres actes dans ce cas ? On ne peut donc pas dire qu’il n’a rien fait. Mais il n’y a pas lieu de glorifier sa force, puisqu’il doit à son père tout ce qu’il est ».
Bref, le libre arbitre, certes, Erasme le défendra, car il en faut, mais sans prétendre que l’homme peut y arriver tout seul…
2. Retable de Sainte-Anne
A Anvers, l’activité de Matsys connaît une avancée majeure avec les premières commandes publiques importantes de deux grands retables en triptyque :
le Triptyque de la Confrérie de Sainte-Anne (1507-1509, Musée de Bruxelles), signé «Quinten Metsys screef dit ». (Quinten Metsys a écrit ceci).;
le Triptyque de la Déploration du Christ (1507-1508, Musée d’Anvers), peint pour la chapelle de la guilde des charpentiers à la cathédrale d’Anvers, œuvre largement inspirée de la Déposition de croix de Roger Van der Weyden (Prado, Madrid). Jean-Baptiste et Jean l’Évangéliste, qui apparaissent lorsque le triptyque est fermé, sont les saint patrons de la corporation.
Le « portique » peint sur le panneau (en deux dimensions) semble avoir formé une seule unité avec le cadre tridimensionnel d’origine, aujourd’hui perdu.
Le thème et l’iconographie du Triptyque Saint-Anne ont bien sûr été entièrement dictés au peintre par la confrérie de Sainte-Anne de Louvain qui lui a passé cette commande pour leur chapelle dans l’église Saint-Pierre de la même ville.
Le panneau central dépeint l’histoire de la famille de sainte Anne – la Sainte Parenté – à l’intérieur d’un édifice monumental couronné d’une coupole tronquée et d’arcades qui offrent une large vue sur un paysage montagneux. En cinq scènes, le retable raconte la vie d’Anne, mère de la Vierge, et de son époux Joachim. Les différents membres de la famille de la sainte apparaissent sur le panneau central.
L’événement clé de la vie d’Anne et de son mari Joachim, à savoir qu’ils deviendront les parents de la Vierge Marie alors qu’ils se croyaient incapables d’avoir des enfants, est représenté sur les panneaux gauche et droit du triptyque.
Rencontre chaste entre Anne et Joachim à la Porte d’Or de JérusalemVersion GiottoDieric Bouts, Vierge à l’Enfant.
Le baiser chaste
La « conception immaculée » de la Vierge, représentée par l’image d’un « chaste baiser » entre les deux époux devant la Porte d’Or de la muraille de Jérusalem, a été un sujet immensément populaire dans l’histoire de la peinture, de Giotto à Dürer.
Il a donc été rapidement transposé à l’Immaculée conception du Christ lui-même. D’où l’apparition soudaine de tableaux montrant Marie embrassant « chastement » (mais chaleureusement et parfois sur les lèvres) son enfant Jésus.
Le cycle du retable se termine par la mort d’Anne, représentée sur le panneau intérieur droit où elle est entourée de ses enfants et où le Christ donne sa bénédiction.
Malgré l’échelle impressionnante de cette œuvre et son récit conventionnel, Matsys réussit à créer un sentiment de contemplation plus libre et plus intime. Un exemple en est la figure du petit cousin de Jésus dans le coin gauche, qui s’amuse à rassembler de belles enluminures autour de lui et, maintenant pleinement concentré, tente de les lire.
3. Une nouvelle perspective
Dans deux autres occasions, j’ai pu documenter qu’aussi bien le peintre flamand Jan Van Eyck que le bronzier italien Lorenzo Ghiberti ont pu se familiariser avec « l’optique arabe », en particulier les travaux scientifiques d’Ibn al-Haytham (connu sous son nom latin Alhazen).
A la Renaissance, plusieurs « écoles », avec des approches différentes et parfois opposés, ont tenté d’établir la meilleure façon de représenter l’« espace » dans l’art grâce à « la perspective ».
D’abord, dès le début du XVe siècle, une école, profitant des travaux des Franciscains d’Oxford (Roger Bacon, Grosseteste, etc.) sur Alhazen, tente de partir de la physionomie humaine (deux yeux fabriquant une image dans l’esprit du spectateur) et à la place d’un modèle monofocal (cyclopique) invente une perspective avec deux points de fuite centraux (perspective bi-focale). Cette perspective est bien identifiable dans certaines œuvres de Van Eyck et de Lorenzo Ghiberti ce dernier ayant traduit certains textes d’Alhazen. Ensuite, une autre école, celle associée à Alberti, affirme que la « bonne » perspective, purement géométrique et mathématique, fait appel à un « point de fuite central ». Enfin, une troisième école, celle de Jean Fouquet en France et Léonard de Vinci, constatant les limites du modèle albertien, tente une perspective curviligne.
A l’époque moderne, les partisans de Descartes et de Galilée ont absolument voulu démontrer que leur modèle d’un espace vide était né à la Renaissance avec le modèle albertien. Du coup, toute autre démarche ne peut être que tâtonnement et bidouillage de « primitifs » égarés ou ignares.
Une découverte inestimable
Comme nous l’avons l’évoqué précédemment, le Centre interdisciplinaire d’art et de science de Gand (GICAS) en Belgique travaille depuis 2007 à un nouveau « catalogue raisonné » de l’œuvre de Quinten Matsys. Dans ce cadre, en 2010, Jochen Ketels et Maximiliaan Martens ont examiné le Retable Sainte Anne de Matsys et l’impressionnant portique italianisant du panneau central.
Rappelons que la partie peinte (en deux dimensions) sur le volet central a été conçue par l’artiste pour se prolonger et s’intégrer harmonieusement dans une vaste construction en bois (en trois dimensions) servant d’encadrement, structure malheureusement perdue mais dont on connaît l’existence grâce à des dessins.
« Lorsque nous avons dirigé nos lampes photographiques vers le panneau central, écrivent les deux chercheurs, la lumière rasante a révélé quelque chose qui n’avait pas du tout été mentionné dans la littérature : des lignes de construction incisées dans les voûtes à caissons de l’architecture».
L’infrarouge a également mis en lumière l’existence d’un
« ensemble complexe de lignes de construction dessinées, à main levée ou assistées, créées à l’aide de plusieurs outils et techniques. Non seulement un système de construction aussi complexe n’a pas été observé dans les peintures nordiques de cette période, mais Matsys a dû utiliser une procédure mathématique pour construire la loggia complexe ».
Encore plus intéressant,
« pour dessiner les contours de la coupole tronquée et sa décoration, Matsys n’a pratiquement pas utilisé de lignes, mais a préféré les points (…) au bas du chapiteau, Matsys a ajouté quelques lettres séparées, probablement un ‘z’, un ‘e’ ou un ‘c’ (…) En raison de leur position proche de l’élément et du fait que Piero della Francesca, par exemple, avait déjà utilisé un système similaire avec des chiffres et des lettres dans ses dessins du De Prospectiva Pingendi (Sur la perspective des tableaux, vers 1480), on a des raisons de supposer un lien avec le tracé ou la composition de la colonne. »
Albrecht Dürer, reprenant Piero della Francesca.
A cet égard, il est intéressant de noter que l’une des rares personnes, en contact avec Matsys à un moment ou à un autre, à avoir lu et étudié le traité de Piero della Francesca sur la perspective n’est autre qu’Albrecht Dürer, dont les Quatre livres sur la proportion humaine (1528) s’appuie sur l’approche révolutionnaire de Piero.
Ce que Dürer appelle la méthode du « transfert » de Piero deviendra par la suite la base de la géométrie projective, notamment à l’Ecole polytechnique sous Monge, la science clé qui a rendu possible la révolution industrielle.
Les chercheurs ont également vérifié l’utilisation par Matsys de la perspective du point de fuite central en employant la méthode du « birapport » (cross-ratio en anglais).
Étonnés, car supposément impossible selon ce qu’ils ont appris dans les meilleures écoles, ils constatent que :
« Matsys montre sa compétence en matière de perspective, à la hauteur des normes de la Renaissance italienne », une perspective « très correct, en effet ».
Jusqu’à présent, on tenait pour acquis que la science de la perspective n’avait atteint les Pays-Bas qu’après le voyage de Jan Gossaert à Rome en 1508, alors que Matsys, qui fait preuve d’une connaissance magistrale et étendue de la science de la perspective, a commencé à composer cette œuvre dès 1507.
4. La collaboration de Matsys avec Patinir et Dürer
Antwerpen, Grote Markt avec maisons des guildes de métier.
Albrecht Dürer, portrait de Joachim Patinir.
Une dernière remarque concernant ce tableau, le paysage montagneux derrière les personnages, qui s’apparente déjà aux paysages typiques et inquiétants produits par l’ami de Matsys, Joachim Patinir (1480-1524), un autre géant mal connu de l’histoire de la peinture.
Pourtant l’autorité de Patinir n’était pas des moindres. Felipe de Guevara, ami et conseiller artistique de Charles Quint et de Philippe II, mentionne Patinir dans ses Commentaires sur la peinture (1540) comme l’un des trois plus grands peintres de la région, aux côtés de Rogier van der Weyden et de Jan van Eyck.
Patinir dirigeait un grand atelier avec des assistants à Anvers. Parmi ceux qui subissent la triple influence de Bosch, Matsys et Patinir, on note :
Cornelis Matsys (1508-1556), fils de Quinten, qui se mariera avec la fille de Patinir ;
Herri met de Bles (1490-1566), actif à Anvers, possible neveu de Patinir ;
Lucas Gassel (1485-1568), actif à Bruxelles et à Anvers;
Jan Provoost (1465-1529), actif à Bruges et Anvers ;
Jan Mostaert (1475-1552), peintre actif à Haarlem ;
Frans Mostaert (1528-1560), peintre actif à Anvers ;
Jan Wellens de Cock (1460-1521), peintre actif à Anvers ;
Matthijs Wellens de Cock (1509-1548), peintre-graveur actif à Anvers ;
Jérôme Wellens de Cock (1510-1570), peintre-graveur, qui fonda, avec sa femme, l’entreprise Aux Quatre Vents, probablement le plus grand atelier de gravure au nord des Alpes de l’époque, qui employait Pieter Brueghel l’Aîné.
Cornelis Matsys, L’aveugle guidant l’aveugle (1550). 4,5 x 7,8 cm. Gravure qui a inspiré Pieter Brueghel l’Ancien pour sa propre peinture sur ce thème en 1558.
Il est généralement admis que Matsys a peint les figures de certains paysages de Patinir. D’après l’inventaire de 1574 de l’Escorial, ce fut le cas pour Les tentations de saint Antoine (1520, Prado, Madrid). On est tenté de penser que cette collaboration entre amis a fonctionné dans les deux sens, à savoir que Patinir a réalisé des paysages pour des œuvres de Matsys et à sa demande, une réalité qui met quelque peu à mal le mythe persistant d’une Renaissance présentée comme le berceau de l’individualisme moderne.
Le fait que Matsys et Patinir étaient très proches est confirmé par le fait qu’après la mort prématurée de Patinir, Matsys devient le tuteur de ses deux filles. Il est également intéressant de noter que Gérard David, qui est devenu le principal peintre de Bruges après Memling, est devenu membre de la guilde St. Lucas d’Anvers en 1515 conjointement avec Patinir, ce qui lui a permis d’accéder légalement au marché de l’art anversois, en pleine expansion.
Les historiens de l’art moderne ont tendance à présenter Patinir comme l’« inventeur » de la peinture de paysage, affirmant que pour lui, les sujets religieux n’étaient que des prétextes pour présenter ce qui l’intéressait vraiment, les paysages, tout comme Rubens a peint Adam et Eve uniquement parce qu’il aimait peindre (et vendre) des nus.
C’est plausible pour Rubens, mais assez faux pour Patinir, dont les « beaux » paysages, comme l’a démontré l’historien de l’art Reindert L. Falkenberg, n’auraient été qu’une sorte de tromperie sophistiquée du diable. La beauté du monde, création satanique chez Patinir, n’existe que pour tenter les humains et les faire succomber au péché.
Rencontre avec Albrecht Dürer
Henri Leys, Visite de Dürer à Anvers, 1855, Anvers.
Pourquoi Dürer est-il venu dans les Pays-Bas ? L’une des explications est qu’après la mort de son principal mécène et donneur d’ordre, l’empereur Maximilien Ier, l’artiste serait venu pour faire confirmer sa pension par Charles Quint.
Dürer arrive à Anvers le 3 août 1520 et visite Bruxelles et Malines où il est reçu par Marguerite d’Autriche (1480-1530), tante de Charles Quint. Chargée d’administrer les Pays-Bas bourguignons tant que Charles est trop jeune, elle prête parfois à Érasme une oreille attentive tout en gardant ses distances.
Mechelen, Palais de Margaret d’Autriche.Mechelen, Cour de Busleyden.
A Malines, Dürer a certainement visité la belle demeure de Jérôme de Busleyden (1470-1517), le mécène qui permettra à Erasme de démarrer en 1517 le « Collège trilingue ». Busleyden était l’ami de l’évêque de Londres, Cuthbert Tunstall (1475-1559), qui le présente à Thomas More (1478-1535).
Lors de son séjour chez Margaret, Dürer a pu admirer un incroyable tableau de sa collection, Le couple Arnolfini (1434) de Jan van Eyck. Marguerite venait d’accorder une pension au peintre vénitien, Jacopo de’ Barbari (1440-1515), diplomate et exilé politique à Malines, qui réalisa un portrait de Luca Pacioli (1445-1514), le franciscain qui fit découvrir Euclide à Léonard et écrivit De Divina Proportione (1509) que Léonard illustra.
De’ Barbari est mentionné par plusieurs de ses contemporains, notamment Dürer, Marcantonio Michiel (1584-1552) et Gérard Geldenhauer (1482-1542). En 1504, de’ Barbari a rencontré Dürer à Nuremberg et ils ont discuté du canon des proportions humaines, un sujet central des recherches de ce dernier. Un manuscrit non publiée du traité de Dürer révèle que l’Italien n’était pas disposé à partager ses découvertes :
« Je ne trouve personne qui ait écrit quoi que ce soit sur la façon d’élaborer le canon de proportions humaines, à l’exception d’un homme nommé Jacob, né à Venise et peintre charmant. Il me montra [sa gravure d’] un homme et une femme qu’il avait faits sur mesure, de sorte que je préférais maintenant voir ce qu’il voulait dire plutôt que de contempler un nouveau royaume… Jacobus n’a pas voulu me montrer clairement ses principes, ça, je l’ai bien vus »
(cité dans Levinson, Early Italian Engravings from the National Gallery of Art).
En mars 1510, selon les archives, de’ Barbari est au service de l’archiduchesse Marguerite à Bruxelles et à Malines. En janvier 1511, il tombe malade et rédige un testament. En mars, l’archiduchesse lui accorde une pension à vie en raison de son âge et de sa faiblesse. Il meurt en 1516, laissant à l’archiduchesse une série de 23 planches à graver. Mais lorsque Dürer lui demande de lui fournir certains des écrits de de’ Barbari sur les proportions humaines, elle décline poliment sa demande. Le journal de Dürer révèle qu’il était souvent reçu par ses collègues locaux.
A Anvers, « je suis allé voir Quinten Matsys dans sa maison », écrit-il dans son journal. Dans la même ville, il esquisse un portrait de Lucas van Leyden (1489-1533), et réalise le célèbre portrait du vieillard barbu de 93 ans qui servira de modèle à son Saint Jérôme.
Erasme, dessiné par Dürer.Lucas van Leyden, dessiné par Dürer.Vieillard anversois dessiné par Dürer, modèle pour son Saint Jérôme.
Il rencontre au moins trois fois Érasme dont il fait un portrait respirant une complicité mutuelle. Érasme lui passe commande car il a besoin d’un grand nombre de portraits pour les envoyer à ses correspondants dans toute l’Europe. Comme il l’indique dans son journal, Dürer esquisse plusieurs fois Érasme au fusain lors de ces rencontres. Il en tirera un portrait gravé un peu maladroit, réalisé six ans plus tard.
Hans Schwartz, portrait de Dürer, médaillon en bronze, 1520.
A l’occasion de son deuxième mariage, le 5 mai 1521, Patinir invite Dürer. On ne sait pas quand et comment cette amitié a commencé, ou si elle était simplement de circonstance. Le maître de Nuremberg esquisse le portrait de Patinir et l’appelle « der gute Landschaftsmaler » (le bon peintre de paysages), créant ce mot nouveau pour ce qui devient un nouveau genre.
Lors du mariage, il rencontre Jan Provoost (1465-1529), Jan Gossaert (de Mabuse) (1462-1533) et Bernard van Orley (1491-1542), des peintres en vogue à la cour de Malines.
Mais la Mort et l’Avare (1515, Bruges) de Provoost est clairement d’inspiration erasmienne.
Jan Provoost, La Mort et l’Avare, vers 1515, Groeningenmuseum, Bruges.
Le poète, professeur de latin et philologue Cornelis de Schrijver(Grapheus) (1482-1558), collaborateur de l’imprimeur d’Érasme à Louvain et Anvers, Dirk Martens, est une figure qui a pu mettre Dürer en lien avec les peintres d’Anvers, ville dont il est le secrétaire en 1520.
Les imprimeurs et les éditeurs ont joué un rôle clé à la Renaissance, car ils serviront d’intermédiaires entre, d’une part, les intellectuels, les érudits et les savants, et d’autre part, les illustrateurs, les graveurs, les peintres et les artisans. Comme Dürer lui-même, Grapheus était attiré par les idées de la Réforme, dont Luther et Érasme étaient les chefs de file. On sait que Grapheus a acheté à Dürer un exemplaire du De Captivitate (De la captivité babylonienne de l’Église) de Luther, un ouvrage incontournable pour quiconque s’intéressait à l’avenir de la chrétienté.
Comme Érasme et bien d’autres humanistes, Dürer a été l’hôte de Quinten Matsys dans sa fabuleuse maison de la Schuttershofstraat, ornée de décorations italiennes (festons de feuilles, de fleurs ou de fruits) et de grotesques (réseaux décoratifs et symétriques de lignes et de figures).
Nicaise de Keyser, la rencontre Dürer-Matsys (sous le regard de Thomas More et d’Érasme), Anvers.
Une représentation idéalisée de la rencontre Dürer-Matsys (sous le regard de Thomas More et d’Érasme) figure dans un tableau de Nicaise de Keyser (1813-1887) conservé au Musée royal des arts d’Anvers. Une autre scène, un dessin de Godfried Guffens (1823-1901) datant de 1889, montre l’échevin anversois Gérard van de Werve recevant Albrecht Dürer qui lui est présenté par Quinten Matsys.
Lorsque Charles Quint revint d’Espagne et visita Anvers, Grapheus écrivit un panégyrique pour saluer son retour. Mais en 1522, il est arrêté pour hérésie, emmené à Bruxelles pour y être interrogé et emprisonné. Il perd alors son poste de secrétaire. En 1523, il est libéré et retourne à Anvers, où il devient professeur de latin. En 1540, il redevient secrétaire de la ville d’Anvers. La propre sœur de Quentin Matsys, Catherine, et son mari ont été condamnés à mort à Louvain en 1543 pour ce qui était devenu le délit capital de lecture de la Bible depuis 1521 : il a été décapité, elle aurait été enterrée vivante sur la place devant l’église.
A cause de leurs convictions religieuses, les enfants de Matsys quittent Anvers et partent en exil en 1544. Cornelis finira ses jours à l’étranger.
5. Le lien avec Erasme
Thomas More, par Holbein le jeune.Erasme, par Holbein le jeune.
En 1499, Thomas More et Érasme se rencontrent à Londres. Leur rencontre initiale s’est transformée en une amitié à vie, puisqu’ils ont continué à correspondre régulièrement. A cette époque, ils ont collaboré à la traduction en latin et à l’impression de certaines œuvres du satiriste assyrien Lucien de Samosate (vers 125-180 après J.-C.), surnommé à tort « le Cynique ».
Érasme a traduit le texte satirique de Lucien, Sur ceux qui sont aux gages des grands, et l’a fait envoyer à son ami Jean Desmarais, professeur de latin à l’Université de Louvain et chanoine à l’église Saint-Pierre de cette ville.
Lucien, dans son texte, attaque l’état d’esprit des érudits qui vendent leur âme, leur esprit et leur corps au pouvoir dominant. Il en cite, fier de lui, disant :
« Quel bonheur de compter au nombre de ses amis les premiers citoyens de Rome, de faire des dîners splendides, sans qu’il en coûte rien, de loger dans une belle maison, de voyager à son aise, mollement couché sur un char attelé de chevaux blancs de recevoir, en outre, une magnifique récompense de cette amitié et du bien-être dont il vous est donné de jouir ! Quel bon métier, où tout vient de la sorte sans semence ni culture ».
Dans un véritable manifeste contre la servitude volontaire, anticipant celui de La Boétie, Lucien, qui pardonne d’abord ceux qui se soumettent par pure nécessité alimentaire, s’en prend à leur fantasme pervers comme cause de leur capitulation :
« Il ne reste plus qu’un motif que je crois vrai, mais qu’ils n’avouent pas : c’est que l’espoir de jouir de mille plaisirs les précipite vers ces maisons, frappés de l’éclat de l’or et de l’argent dont elles brillent, tout heureux des festins et du luxe qu’ils se promettent ; quand ils boiront l’or à pleine coupe et sans obstacle. Voilà ce qui les entraîne ; voilà pourquoi ils échangent leur liberté contre l’esclavage. Ce n’est pas, comme ils le disent, le besoin du nécessaire, c’est le désir du superflu et de toutes ces magnificences. Mais, semblables à des amants infortunés, à des soupirants malheureux, ils sont traités par les riches avec la fierté rusée d’un objet aimé, qui entretient la passion de ses poursuivants, mais qui se laisse à peine dérober la faveur amoureuse d’un baiser, parce qu’il sait que la jouissance anéantit l’amour : il se refuse donc à cette jouissance, il s’en garde avec le plus grand soin. Cependant, pour laisser à l’amant quelque ombre d’espoir, dans la crainte que l’excès des rigueurs ne le désespère et qu’il ne cesse d’aimer, on lui accorde un sourire, on lui promet de faire un jour ce qu’il voudra, de se montrer aimable, de le traiter avec toutes sortes d’égards ; puis insensiblement l’âge arrive, et bientôt l’amour de l’un et les faveurs de l’autre ne sont plus de saison. Ainsi pour eux, la vie tout entière se passe à espérer.»
C’est en 1515 à Anvers, lorsque Thomas More est envoyé en mission diplomatique par le roi Henri VIII pour régler d’importants litiges commerciaux internationaux à Bruges, qu’Erasme lui présente son ami Pieter Gillis (1486-1533) (latinisé en Petrus Ægidius), compagnon humaniste et secrétaire de la ville d’Anvers. Gillis, qui avait débuté à dix-sept ans comme correcteur d’épreuves dans l’imprimerie de Dirk Martens à Louvain et Anvers, connaît Érasme depuis 1504. L’humaniste lui conseille de poursuivre ses études et ils restent en contact. L’imprimeur Martens a édité à Louvain plusieurs livres d’humanistes, notamment ceux de Denis le Chartreux (1401-1471) et De inventione dialectica (1515) de Rudolphus Agricola, le manuel d’enseignement supérieur le plus largement acheté et utilisé dans les écoles et les universités de toute l’Europe. Tout comme More et Érasme, Gilles était un admirateur et disciple d’Agricola, une figure emblématique de l’école des Frères de la Vie commune de Deventer. Grand pédagogue, musicien, facteur d’orgues d’églises, poète en latin et en langue vernaculaire, diplomate, boxeur et, vers la fin de sa vie, érudit en hébreu, Agicola, l’enseignant préféré d’Erasme, était la source d’inspiration de toute une génération. La maison de Gillis à Anvers était également un lieu de rencontre important pour les humanistes, les diplomates et les artistes de renommée internationale. Quinten Matsys y est également un invité de marque. Enfin, c’est Gillis qui recommande à la cour d’Angleterre le peintre Hans Holbein le Jeune, le jeune prodige qui avait illustré l’Éloge de la folie d’Érasme. Du coup il sera reçu outre-manche par Thomas More avec grand enthousiasme. Son frère Ambrosius Holbein (1494-1519) illustrera plus tard l’Utopie de More.
6. L’Utopie de Thomas More
Pages de l’Utopie, avec l’alphabet des utopiens inventé en réalité par Pieter Gillis.
Gillis partage avec More et Érasme une grande sensibilité à la justice, ainsi qu’une sensibilité typiquement humaniste vouée à la recherche de sources de sagesse plus fiables. Il est avant tout connu comme un personnage apparaissant dans les premières pages de l’Utopie, lorsque Thomas More le présente comme un modèle de civilité et un humaniste à la fois plaisant et sérieux :
« J’ai souvent reçu pendant ce séjour [à Bruges], entre autres visiteurs et bienvenus entre tous, Pieter Gillis. Né à Anvers, il jouit d’un grand crédit et d’une position éminente parmi ses concitoyens, digne des plus grands, car le savoir et le caractère de ce jeune homme sont également remarquables. Il est en effet plein de bonté et d’érudition, accueillant tout le monde avec libéralité, mais, quand il s’agit de ses amis, avec un tel élan, une telle affection, une telle fidélité et un tel dévouement sincère, qu’on trouverait peu d’hommes qui lui soient comparables dans les choses de l’amitié. Peu d’hommes ont aussi sa modestie, son manque d’affectation, son bon sens naturel, tant de charme dans la conversation, tant d’esprit avec si peu de malice ».
Porte d’entrée baroque de Den Spieghel, Anvers.
L’oeuvre la plus célèbre de Thomas More est bien sûr l’Utopie, composée en deux volumes.
Il s’agit de la description d’une île fictive qui n’était pas gouvernée par une oligarchie comme la plupart des États et empires occidentaux, mais qui était gouvernée sur la base des idées du bien et du juste que Platon a formulées dans son dialogue, La République.
Alors que l’Éloge de la folie d’Érasme appelait à une réforme de l’Église, l’Utopie de More (écrit en partie par Erasme), une autre satire de la corruption, de l’avidité, de la cupidité et des échecs qu’ils voyaient autour d’eux, appelait à une réforme de l’État et de l’économie.
L’idée du livre est venue à Thomas More alors qu’il séjournait dans la résidence anversoise de Gillis, Den Spieghel, en 1515.
Le premier volume, commence par une correspondance entre More et d’autres personnes, dont Pieter Gillis. De retour en Angleterre en 1516, l’humaniste anglais rédige l’essentiel de l’ouvrage.
Entre décembre 1516 et novembre 1518, quatre éditions de l’Utopie furent composées par Erasme et Thomas More et paraîssent en décembre 1516 chez l’éditeur Dirk Martens à Louvain. Avec le texte, une carte gravée sur bois de l’île d’Utopie, des vers de Gillis et l’« alphabet utopique » que ce dernier invente pour l’occasion, des vers de Geldenhouwer, historien et réformateur lui aussi éduqué par les Frères de la Vie commune de Deventer, des vers de Grapheus ainsi que l’épître de Thomas More dédicaçant l’ouvrage à Gillis. Plusieurs années après la mort de More et d’Érasme, en 1541, Grapheus, avec Pieter Gillis, publia son Enchiridio Principis Ac Magistratus Christiani.
7. Pieter Gillis et le « Diptyque de l’amitié »
Quinten Matsys, double portrait d’Erasme et Pieter Gillis.
Outre les triptyques et les peintures religieuses, Matsys excellait dans les portraits. L’une des plus belles oeuvres de Matsys est le double portrait d’Érasme et de son ami Gillis, peint en 1517.
Ce diptyque de l’amitié devait servir de visite « virtuelle » à leur ami anglais Thomas More à Londres et ils ont demandé à Quinten Matsys de réaliser les deux tableaux, car il était le meilleur peintre de la place. Le portrait d’Érasme fut le premier à être achevé. Celui de Gillis était constamment retardé parce qu’il tombait malade entre les séances de pose. Les deux hommes, dans leur correspondance, avaient parlé de ce double portrait à Thomas More, ce qui n’était peut-être pas une bonne idée, car More les interrogeait constamment sur l’état d’avancement des oeuvres et devenait très impatient de recevoir ce cadeau. Les deux oeuvres furent finalement achevées et envoyées à More alors qu’il se trouvait à Calais. Bien qu’ils soient représentés sur des panneaux distincts, les deux hommes érudits et cultivés sont présentés dans un espace d’étude continu. Si l’on regarde les deux tableaux côte à côte, on constate que Matsys a astucieusement maintenu la bibliothèque derrière les deux personnages, ce qui donne l’impression que les deux hommes représentés dans les deux panneaux distincts occupent la même pièce et se font face.
Érasme est occupé à écrire et Pieter Gillis montre les Antibarbari, un livre qu’Erasme préparait pour publication, tandis qu’il tient une lettre de More dans sa main gauche. La présentation d’Erasme dans son étude fait écho aux représentations de Saint Jérôme qui, avec sa traduction de la Bible, est un exemple pour tous les humanistes et dont Erasme venait de publier l’oeuvre. Il est intéressant de regarder les livres sur les étagères à l’arrière-plan.
Sur l’étagère supérieure du tableau d’Érasme se trouve un livre portant l’inscription Novum Testamentum Graece, la première édition du Nouveau Testament en grec publiée par Érasme en 1516.
L’étagère inférieure contient un tas de trois livres. –Le livre du bas porte l’inscription Jérôme, qui fait référence aux éditions de l’humaniste des oeuvres de ce Père de l’Eglise ; –le livre du milieu porte l’inscription Lucien, en référence à la collaboration entre Érasme et Thomas More dans la traduction des Dialogues de Lucien. –L’inscription sur le livre au sommet des trois est le mot Hor, qui se lisait à l’origine Mor. La première lettre a probablement été modifiée lors d’une restauration ancienne, car outre le fait que Mor soit les premières lettres du nom de famille de Thomas More, elles font certainement référence aux essais satiriques écrits par Érasme alors qu’il séjournait chez Thomas More à Londres en 1509 et intitulés Encomium Moriae (Éloge de la folie).
Nous voyons Érasme en train d’écrire un livre. Cette représentation a fait l’objet d’une attention particulière, car les mots que l’on voit sur le papier sont une paraphrase de l’Épître aux Romains de saint Paul, l’écriture étant une reproduction soignée de celle d’Érasme, et la plume de roseau qu’il tient est connue pour être le moyen d’écriture favori d’Érasme.
En y regardant de plus près, dans l’ombre, on distingue une bourse dans les plis de la cape d’Érasme. Il se peut qu’Érasme ait voulu que l’artiste l’inclue pour illustrer sa générosité. Erasmus et Gillis ont tenu à informer Thomas More qu’ils avaient partagé le coût du tableau parce qu’ils voulaient qu’il s’agisse d’un cadeau de tous les deux.
Thomas More a fait part de sa grande satisfaction à propos de ces portraits dans de nombreuses lettres, les peintures étant exécutées « avec une si grande virtuosité que tous les peintres de l’Antiquité pâlissent en comparaison », tout en avouant une fois un peu après qu’il aurait préféré son image taillée dans la pierre (dans une incarnation qu’il estimait moins périssable).
8. Le lien avec Léonard de Vinci (I)
Vierge à l’Enfant, Quinten Matsys, Poznan, Pologne.Saint Anne et la VIerge, Léonard de Vinci, Louvre, Paris.
Plusieurs tableaux indiquent de façon incontestable que Matsys et son entourage avaient des connaissances approfondies et s’inspiraient en partie des peintures et dessins de Léonard de Vinci, sans nécessairement saisir pleinement l’intention scientifique et philosophique de l’auteur. C’est clairement le cas de la Vierge à l’Enfant du musée de Poznan (1513, Pologne), qui présente littéralement, devant un paysage de montagne de style Patinir, la pose gracieuse et aimante de Marie tenant le Christ dans ses bras, ce dernier embrassant l’agneau, presqu’une une copie de Sainte Anne et la Vierge de Léonard de Vinci, une oeuvre qu’il commence en 1503 et qu’il apporte à Amboise en France en 1517. Comme nous l’avons déjà dit, on ne sait pas comment cette image a pu atteindre le maître, qu’il s’agisse d’estampes, de dessins ou de contacts plus personnels.
Quinten Matsys, Triptyque de la Déploration du Christ, Bruxelles.
Un deuxième exemple se trouve dans le Triptyque de la Déploration du Christ (1508-1511).
La scène centrale du triptyque ouvert, qui rappelle La descente de croix de Rogier van der Weyden (1435, Museo del Prado, Madrid), est soutenue par le paysage. Le drame religieux est étudié en détail et mis en scène de manière harmonieuse. En même temps, Matsys respecte la grande importance des croyants pour la narration et la description. Si la scène est propice à la réflexion et à la prière, Matsys déploie également la science du contraste. Si certains personnages plus rustres, notamment les têtes orientales, ont pu être inspirés par des visages de marins et de marchands qu’il a pu croiser dans le port, les traits de ceux qui sont frappés par la douleur et le chagrin sont plein de grâce.
Détail de la Déploration.
Dans le panneau du milieu, nous ne voyons pas la souffrance, mais la lamentation après la souffrance. Il dépeint le moment où Joseph d’Arimathie vient demander à la Vierge la permission d’enterrer le corps du Christ. Derrière l’action centrale se trouve la colline du Golgotha, avec ses quelques arbres, la croix et les voleurs crucifiés.
Le panneau de gauche montre Salomé présentant la tête de Jean-Baptiste à Hérode le Grand, roi de Judée, Etat client de Rome.
Le panneau de droite est une scène d’une extraordinaire cruauté, représentant saint Jean, dont le corps est plongé dans un chaudron d’huile bouillante. Le saint, nu jusqu’à la taille, semble presque angélique, comme s’il ne souffrait pas. Autour de lui, une foule de visages sadiques, de vilains rustres aux vêtements criards. La seule exception à cette règle est la figure d’un jeune Flamand, peut-être une représentation du peintre lui-même, qui observe la scène du haut d’un arbre.
Quant aux visages des personnages qui entourent Saint Jean Baptise, tout comme ceux qui chauffent le chaudron, ils proviennent directement du dessin de Léonard de Vinci intitulé Les cinq têtes grotesques (vers 1494, Chateau de Windsor, Angleterre). L’ironie et l’humour flamands ont fait bon accueil à ceux de Léonard !
Léonard de Vinci,Cinq têtes grotesques, Windsor Castle, Londres.
Chez Léonard, les visages semblent même éclater dans un rire hilarant, en se regardant les uns les autres et en regardant la figure couronnée au centre. Les feuilles de cette couronne ne sont pas celles des lauriers qui célèbrent les poètes et les héros, mais celles… d’un chêne.
A cette époque, le pape anti-humaniste et belliciste qui triomphait à Rome était Jules II, que Rabelais a mis en enfer en train de vendre des petits pâtés. Jules était membre d’une puissante famille de la noblesse italienne, la maison Della Rovere, littéralement « du chêne »…
C. La science erasmienne du grotesque
1. Dans la peinture religieuse
L’utilisation de têtes grotesques, exprimant les basses passions qui submergent et dominent les personnes malveillantes, était une pratique courante dans les peintures religieuses pour donner vie et contraste dans les oeuvres. En 1505, Dürer se rend à Venise et dans la ville universitaire de Bologne pour s’initier à la perspective. Il se rend ensuite plus au sud, à Florence, où il découvre les oeuvres de Léonard de Vinci et du jeune Raphaël, puis à Rome.
Albrecht Dürer, Le Christ parmi les docteurs, Madrid.
Le Christ parmi les docteurs (1506, Collection Thyssen Bornemisza, Madrid), a été peint à Rome en cinq jours et reflète l’influence éventuelle des grotesques de Léonard.
Dürer était de retour à Venise au début de l’année 1507 avant de retourner à Nuremberg la même année. Le Christ portant la croix de Jérôme Bosch (après 1510, Gand) est un autre exemple célèbre. La tête du Christ est entourée d’un groupe dynamique de « tronies » ou visages grotesques.
Jérôme Bosch, Le Christ portant la croix.Quinten Matsys, Le Christ portant la croix.
Bosch s’est-il inspiré de Léonard et de Matsys, ou est-ce l’inverse ? Si la composition peut sembler chaotique à première vue, sa structure est en réalité très rigide et formelle. La tête du Christ est placée précisément à l’intersection de deux diagonales. La poutre de la croix forme une diagonale, avec la figure de Simon de Cyrène aidant à porter la croix en haut à gauche, et avec le « mauvais » meurtrier en bas à droite.
L’autre diagonale relie l’empreinte du visage du Christ sur le suaire de Véronique, en bas à gauche, au voleur pénitent, en haut à droite.
Quinten Matsys, Ecce Homo (1526, Venise).
Il est attaqué par un charlatan diabolique ou un pharisien et un moine diabolique, allusion évidente de Bosch au fanatisme religieux de son époque.
Les têtes grotesques rappellent les masques souvent utilisés dans les jeux de la passion ainsi que les caricatures de Léonard de Vinci.
En revanche, le visage du Christ, modelé avec douceur, est serein. Il est le Christ souffrant, abandonné de tous et qui triomphera de tous les maux du monde. Cette représentation s’inscrit parfaitement dans les idées de la Devotio Moderna.
Quinten Matsys, dans son Ecce Homo’s (1526, Venise, Italie), se base clairement sur la tradition de Bosch.
2. Les avares, les banquiers, les receveurs d’impôts et les agents de change, la lutte contre l’usure
Quinten Matsys, Le contrat de vente, 1515, Berlin. Une bonne « affaire “ entre banquiers, avocats, théologiens et malfaiteurs d’un côté, et un fou de l’autre, peut-être un contrat pour une indulgence ?
La dénonciation satirique par Matsys de l’usure et de la cupidité est directement liée à la critique religieuse, philosophique, sociale et politique d’Érasme et de More.
Marlier, dans une description magistrale, met en lumière comment les usuriers et les spéculateurs sont devenus à Anvers les acteurs dominants de la vie économique de l’époque, une situation qui n’est pas sans rappeler la situation mondiale actuelle :
« C’est qu’au XVIe siècle la substitution progressive de la nouvelle économie capitaliste à l’ancien régime corporatif est allée de pair avec une succession de crises, dont pâtissent surtout les petites gens. Si la spéculation boursière, les manipulations monétaires et le commerce de l’argent favorisent l’édification de fortunes considérables, ils entraînent par contre l’appauvrissement et souvent la ruine des artisans et des paysans. Des marchands enrichis, des financiers mettent la main sur l’industrie et réduisent l’ouvrier au rang de prolétaire. Les travailleurs doivent passer désormais par toutes les conditions de ceux qui les emploient. Les salaires ne sont plus respectés et bien souvent le chômage sévit et plonge les familles dans la misère.
Le bouleversement économique s’accompagne de troubles financiers provoqués par l’afflux des métaux précieux de l’Amérique en l’Espagne. De gigantesques opérations de banque s’effectuent à Anvers, qui devient, sous le règne de Charles Quint, le grand marché monétaire de l’Europe. A partir de la troisième décade du siècle, le pouvoir d’achat des devises commence à fléchir et il en résulte une hausse continue des prix. Les salaires, par contre, restent stationnaires. Les hommes de finance accaparent les marchandises, détiennent les monopoles et s’emparent même des terres, dont ils pressurent sans pitié les tenanciers. Voilà les nouveaux riches, contre lesquels les pauvres et les faibles murmurent, mais que l’empereur protège, parce qu’ils sont les seuls capables de lui avancer les fonds nécessités par sa politique européenne.
Charles Quint doit se soumettre aux exigences draconiennes de ses banquiers et le service des intérêts exorbitants le pousse à multiplier les impôts. Il escompte le produit des taxes futures et met à l’encan certains offices de trésorerie. On devine les abus qui en résultent. Les taxes ne sont pas levées directement par le gouvernement, mais affermées à des accisiens, qui se rendent odieux par leurs exactions. Ils sont sans pitié pour les petites gens, auxquels ils enlèvent le peu qu’ils possèdent ». (Marlier, p. 252-253)
« Dans une telle conjoncture, conclut Marlier, où les crises se multiplient, où la ruine succède du jour au lendemain à une prospérité fallacieuse, où le commerce est envahi par une foule de pratiques malhonnêtes, l’usure devait nécessairement prospérer. Du haut en bas de l’échelle sociale, quantité de personnes sont contraintes d’emprunter, moyennant un intérêt abusif. A tous les étages de la société, l’usurier se livre à son activité rémunératrice. Il trouve ses victimes aussi bien dans les milieux de l’aristocratie que parmi les paysans et les ouvriers. Dans les villes, il y a maintenant une classe d’hommes et de femmes qui ne vivent que de l’usure ». (Marlier, p. 253)
Quinten Matsys, Les usuriers (et leurs victimes), 1520, Galleria Doria Pamphilj, Rome.
Manillas.
A cela ajoutez le fait que les Fugger et les Welser s’cinvestissent massivement dans le commerce d’esclaves en provenance d’Afrique.
Les Fugger utilisent leurs mines d’Europe de l’Est et d’Allemagne pour produire des manillas (bracelets), des objets d’échange en métal qui sont entrés dans l’histoire comme « monnaie de traite » en raison de leur utilisation sur les côtes de l’Afrique de l’Ouest.
Les Welser, qui se concentrent sur les épices et le commerce de textile, ont tenté de leur coté d’établir une colonie dans ce qui est aujourd’hui le Venezuela (Nom espagnol dérivé de l’italien Venezziola, « petite Venise », devenue Welserland) et ont expédié plus de 1 000 Africains réduits en esclavage vers l’Amérique.
Pendant ce temps, dans les maisons des citoyens prospères d’Augsbourg, des esclaves indiens étaient forcés de travailler pour leurs « maîtres ».
Carl Ludwig Friedrich Becker, Jakob Fugger brûle les reconnaissances de dette de Charles Quint, 1866.
D’après le site officiel de la famille Fugger, l’histoire selon laquelle Anton Fugger aurait jeté les reconnaissances de dettes de ce dernier dans le feu en 1530, sous les yeux de Charles Quint, afin de renoncer généreusement au remboursement de crédits, est une pure fiction.
Mais il a accordé au nouvel empereur une petite réduction de dette (haircut). En échange, Charles Quint renonce à son projet de « loi impériale sur les monopoles », qui aurait considérablement réduit le champ d’action des banques et des maisons de commerce du Saint Empire romain germanique.
Selon Richard Ehrenberg, chercheur sur les Fugger, l’histoire concernant Anton n’est apparue qu’à la fin du XVIIe siècle, sans doute pour attester de sa loyauté envers l’empereur.
Thomas More et Érasme ont dénoncé cette montée brutale des abus financiers prédateurs et criminels dans l’Utopie.
Sans refuser l’essor du capitalisme entrepreneurial moderne, Érasme condamne sans façons les abus d’un capitalisme financier totalement débridé :
« Le Christ, déclare-t-il, n’a pas interdit l’activité ingénieuse, mais le souci tyrannique du gain. »
Les fonctionnaires, plaide-t-il dans son Éducation d’un prince chrétien (1516), écrit pour éclairer le jeune Charles Quint qui ne l’a jamais lu, doivent être recrutés sur la base de leur compétence et de leur mérite, et non en raison de leur nom glorieux ou de leur statut social. Pour Érasme, (s’exprimant de façon satirique par la bouche de la Folie) :
« La plus folle et la plus méprisable de toutes les classes humaines, c’est celle des marchands. Occupés sans cesse du vil amour du gain, ils emploient pour le satisfaire, les moyens les plus infâmes : le mensonge, le parjure, le vol, la fraude, l’imposture remplissant leur vie entière. Cependant ils se croient de grands personnages, parce que leurs doigts sont chargés d’anneaux d’or et il se trouve assez de moinillons flatteurs qui ne rougissent pas de leur donner en public les titres les plus honorables pour attraper quelque parcelle d’un bien si mal acquis ». (cité dans Marlier, p. 270)
Quinten Matsys, Collecteurs d’impôts, fin des années 1520.
On peut, comme l’affirme Silver, sur la base de ce qui est écrit dans les registres représentés dans cette oeuvre et du fait que la collecte des impôts était confiée à des particuliers, réattribuer au tableau de Matsys, désigné jusqu’à récemment comme Les usuriers, la description plus « factuellement exacte » de Les receveurs d’impôts.
Cependant, force est de constater que cela ne change rien au fait que le sujet de cette oeuvre semble correspondre à ce que dénonce un vieux proverbe de l’époque :
« Un usurier, un meunier, un changeur de monnaie et un collecteur d’impôts sont les quatre évangélistes de Lucifer ».
Alors que le clerc municipal, à gauche, semble « raisonnable », puisque son visage n’est pas « grotesque », l’homme assis derrière, celui qui a extorqué l’impôt au peuple en s’engraissant au passage, dans une étrange rotation de son bras protégeant une bourse en cuir, montre la face grotesque et laide de la cupidité, justifiée par ce qu’il a déclaré et qui a été consigné dans les registres officiels.
La complaisance entre les deux hommes, l’un faisant le mal, l’autre fermant les yeux devant des pratiques innommables, est la véritable laideur de l’histoire. Les agents de change ou changeurs de monnaie, admet Silver, ont souvent joué le même rôle que les banquiers, citant l’historien de l’économie Raymond de Roover.
De plus, la quatrième canaille non représentée, le meunier (cible des peintures de Bosch et de Brueghel), était souvent fustigée parce que le prix des céréales devenait un point sensible à répétition dans les époques de fluctuation des prix des matières premières, comme c’était le cas à cette période.
Étant donné que le pillage financier prévalait après les années 1520, de telles dénonciations satiriques de la cupidité financière ne pouvaient que devenir très populaires. Le sujet est repris presque immédiatement par le fils du peintre, Jan Matsys (1510-1575), copié presque à l’identique par Marinus van Reymerswaele (1490-1546) et par Jan Sanders van Hemessen (1500-1566).
Le Banquier et sa femme
Quinten Matsys, Le banquier et sa femme, 1514, Louvre, Paris.
Lorenzo Lotto, Jacob Fugger, 1505.
Dans une version plus « civilisée » de cette métaphore, sur le même thème, on trouve le célèbre Banquier (changeur ou prêteur) et sa femme de Matsys (1514, Louvre, Paris).
Dans un chapitre de son livre Les primitifs flamands intitulé Les héritiers des fondateurs, l’historien d’art Erwin Panofsky considère cette oeuvre comme une « reconstruction » d’une «oeuvre perdue de Jan van Eyck (un ‘tableau avec des figures à mi-corps, représentant un patron faisant ses comptes avec son employé’), que Marcantonio Michiel prétend avoir vue à la Casa Lampugnano de Milan ».
Soulignons de nouveau qu’il ne s’agit pas ici d’un double portrait d’un banquier et sa femme, mais d’un seule métaphore.
Tandis que le banquier (dans le même geste que Jacob Fugger sur le tableau de Lorenzo Lotto) vérifie si le poids du métal des pièces correspond bien à leur valeur nominale, sa femme, qui tourne les pages d’un livre d’heures, jette un regard triste sur les activités cupides de son mari visiblement malheureux.
En 1963, Georges Marlier écrivait :
« Le tableau du Louvre n’a pas d’accent satirique, mais reflète une préoccupation morale (…) L’intention édifiante est soulignée par une inscription qui figurait sur le cadre à l’époque, vers le milieu du XVIIe siècle, où le tableau se trouvait dans la collection Stevens à Anvers : “Stature justa et aequa sint podere” (que la balance soit juste et les poids égaux)
En effet, dans le Lévitique, XIX, 35-36, on peut lire:
35. « Ne faites rien contre l’équité, ni dans les jugements, ni dans ce qui sert de règle, ni dans les poids, ni dans les mesures. 36. « Que la balance soit juste, et les poids tels qu’ils doivent être ; que le boisseau soit juste, et que le setier ait sa mesure. »
Le banquier a, en plus de la balance qu’il utilise, fixé une paire de balances au mur derrière lui. Pour les humanistes chrétiens, le poids de la richesse matérielle est à l’opposé de celui de la richesse spirituelle. Dans le Jugement dernier de Van der Weyden à Beaune, le peintre montre ironiquement un ange pesant les âmes ressuscitées, envoyant les plus lourdes d’entre elles… en enfer.
D’autres supposent que la femme du banquier n’est pas complètement insensible à toutes les pièces de monnaie sur la table, mais que l’attention de ses yeux se porte davantage sur les mains de son mari que sur les objets posés sur la table. Piété ou plaisir de la richesse ? Un fruit sur l’étagère (pomme ou orange), juste au-dessus de son mari, pourrait être une référence au fruit défendu mais la bougie éteinte sur l’étagère derrière elle rappelle la brièveté des plaisirs terrestres.
Marinus van Reymerswaele, Le banquier et sa femme.
Lorsque Marinus van Reymerswaele reprend ce thème (ci-dessus), la tentation de la femme pour l’argent sur la table semble encore plus grande.
Miroir bombé
Quinten Matsys, Le banquier et sa femme, détail du miroir bombé, Louvre, Paris.
On peut supposer que le miroir convexe (bombé), posé au premier plans sur la table du couple, opère comme une « mise en abîme » (une « pièce dans la pièce » ou « un tableau dans le tableau »). On y voit un homme (le banquier ?), lisant lui-même un livre (religieux ?).
Le miroir ne montre pas nécessairement un espace réel existant mais peut très bien représenter une séquence temporelle imaginaire en dehors de l’espace-temps de la scène principale. Il peut montrer le banquier dans sa vie future, libéré de la cupidité, lisant un livre religieux avec une grande ferveur.
Si l’utilisation d’images de miroirs convexes (dont les lois optiques ont été décrites par des scientifiques arabes comme Alhazen et étudiées par des franciscains d’Oxford comme Roger Bacon) rappelle à la fois le tableau représentant le couple Arnolfini de Van Eyck (1434, National Gallery, Londres) et celui de Petrus Christus (1410-1475)Orfèvre dans son atelier ou Saint Eligius (1449, Metropolitan Museum of Art, New York), la peinture de Matsys, qui cherche à rendre hommage au grand Van Eyck, est une création très réussie en son genre.
La bonne nouvelle est que, jusqu’à présent, l’hypothèse la plus généralement retenue quant à la signification de cette peinture est qu’il s’agit d’une œuvre religieuse et moralisante, sur le thème de la vanité des biens terrestres en opposition aux valeurs chrétiennes intemporelles, et d’une dénonciation de l’avarice en tant que péché capital.
Sur le plan du contenu, le tableau pourrait également être lié à un thème courant à l’époque, à savoir La vocation de saint Matthieu.
9. En partant de là, Jésus vit un homme du nom de Matthieu, assis dans la cabane d’un collecteur d’impôts. Il lui dit : « Suis-moi », et Matthieu se leva et le suivit. 10. Pendant que Jésus dînait dans la maison de Matthieu, beaucoup de publicains (collecteur d’impôts) et de pécheurs vinrent manger avec lui et ses disciples. 11. Voyant cela, les pharisiens demandèrent à ses disciples: « Pourquoi votre maître mange-t-il avec les publicains et les pécheurs ? » 12. Après avoir entendu cela, Jésus dit : Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin d’un médecin, mais les malades. 13. Allez donc apprendre ce que signifie : ‘Je désire la miséricorde et non les sacrifices'[a] ; car je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. »
(Mt 9, 9-13)
Le passage ci-dessus est probablement autobiographique en ce sens qu’il décrit l’appel de Matthieu à suivre Jésus en tant qu’apôtre. Comme nous le savons, saint Matthieu a répondu positivement à l’appel de Jésus et est devenu l’un des douze apôtres.
Selon l’Évangile, le nom de Matthieu était à l’origine Lévi, un collecteur d’impôts au service d’Hérode et donc peu populaire. Les Romains obligeaient le peuple juif à payer des impôts. Les collecteurs d’impôts étaient connus pour tromper le peuple en demandant plus que ce qui était exigé et en empochant la différence. Bien sûr, une fois que Lévi a accepté l’appel à suivre Jésus, il a été gracié et a reçu le nom de Matthieu, qui signifie « don de Yahvé ».
Ce thème ne pouvait évidemment que plaire à Érasme, puisqu’il n’insiste pas sur la punition, mais sur la transformation positive pour le mieux.
Marinus van Reymerswaele, La vocation de Saint Matthieu, 1530, Madrid.
Jan van Hemessen, La vocation de Saint Matthieu, 1536, Munich.
Tant Marinus van Reymerswaele (en 1530) que Jan van Hemessen (en 1536), qui ont copié Matsys après sa mort et s’en sont inspirés, ont repris le sujet dans La vocation de Saint-Matthieu. Dans le tableau de Van Hemessen, on voit également, comme dans l’œuvre de Matsys, la femme du collecteur d’impôts qui se tient devant, elle aussi la main sur un livre ouvert.
3. Le lien avec Da Vinci (II)
Léonard de Vinci, Cinq visages grotesques, Windsor.
Quinten Matsys, détail du Triptique de la Déploration, Bruxelles.
Pour résumer, jusqu’ici, trois éléments de l’oeuvre de Matsys nous ont permis d’établir ses liens approfondis avec l’Italie et Léonard.
Sa bonne connaissance de la perspective, en particulier de celle de Piero della Francesca, comme le démontre la voûte en marbre de style italien apparaissant dans le Triptyque de Saint Anne (Bruxelles)
Sa reprise des têtes grotesques de Léonard, dans les sadiques à l’oeuvre dans le Triptyque de la Déploration du Christ (Anvers)
Sa reprise de la pose de la Vierge de la Sainte Anne et la Vierge de Léonard, dans sa Vierge et l’enfant (Poznan, Pologne).
Comment cette influence a pu s’établir reste entièrement à élucider. Plusieurs hypothèses, qui peuvent d’ailleurs se compléter, sont permises :
Il a pu échanger avec d’autres artistes qui eux avaient effectué de tels voyages et avaient pu établir des contacts en Italie. La question de savoir si Dürer, qui avait ses propres contacts en Italie, aurait servi d’intermédiaire est une autre hypothèse à explorer. Certains dessins anatomiques de Dürer auraient été réalisés d’après Léonard. Jacopo de’ Barbari avait réalisé un portrait de Luca Pacioli, le frère franciscain qui avait aidé Léonard à lire Euclide en grec. Dürer avait rencontré Barbari à Nuremberg, mais, comme nous l’avons vu plus haut, leurs relations se sont dégradées.
Assez jeune, il s’est rendu, soit en Italie (Milan, Venise, etc.) où il a pu établir, soit un contact direct avec Léonard, soit avec un ou plusieurs de ses élèves.
Il a pu voir des gravures réalisées et diffusées par des artistes italiens et du Nord. Si les dessins et manuscrits originaux ont été copiés et vendus par Melzi, l’élève de Léonard, après la mort de son maître à Amboise en 1519, l’influence de Léonard sur Matsys apparaît dès 1507.
Albrecht Dürer, étude anatomique d’après Léonard, carnets de Dresden.
L’oeuvre de Léonard intéressait toute l’Europe. Par exemple, une réplique grandeur nature de la fresque de la Cène de Léonard est achetée en 1545 par l’abbaye des Norbertins de Tongerlo. Andrea Solario (1460-1524), élève de Léonard de Vinci, aurait créé l’oeuvre avec d’autres artistes. Selon des recherches récentes, il semble que Léonard ait peint lui-même certaines parties de cette réplique.
Réplique grandeur nature de la fresque de la Cène de Léonard de Vinci, réalisée avant la mort du maître, appartenant à l’abbaye de Tongerlo en Belgique depuis 1545.
Le professeur Jean-Pierre Isbouts et une équipe de scientifiques de l’institut de recherche Imec ont examiné la toile à l’aide de caméras multispectrales, qui permettent de reconstituer les différentes couches d’une peinture et de distinguer les restaurations de l’original. Selon les chercheurs, un personnage attire particulièrement l’attention. Jean, l’apôtre à la gauche de Jésus, est peint avec la technique spéciale du « sfumato ». Il s’agit de la même technique que celle utilisée pour peindre la Joconde, et que seul Léonard maîtrisait, affirme Isbouts.
Joos van Cleve, la Cène, 1520-1525).
De même, Joos Van Cleve, dans la partie inférieure de sa Déploration (1520-1525), reprend la composition de la Cène de Léonard, ce qui montre bien que l’image était connue de la plupart des peintres du Nord.
Enfin, comme le souligne Silver, l’une des cinq têtes grotesques de Léonard, inversée par rapport à l’original, réapparaît pour le vieillard dans le Couple mal assorti de Matsys, plus tard ! Le fait qu’elle apparaît en image miroir s’expliquerait si Matsys l’a vue en gravure. En imprimant sa plaque, l’image gravée apparaît en effet en négatif par rapport à l’original.
Quinten Matsys, Couple mal assorti.NégatifLéonard de Vinci, grotesque.
Mais aussi une étude de Léonard de Vinci d’une tête (non grotesque) d’apôtre pour la Cène, présente des caractéristiques proches de celles utilisées par Matsys.
Léonard, étude pour un apôtre.
4. L’art du grotesqueper se
Portrait probable du jeune Léonard, étude de Verrocchio pour son David.
Le travail de Léonard de Vinci sur les « têtes grotesques » date au moins du début de la période milanaise (années 1490), lorsqu’il a commencé à chercher un modèle pour peindre « Judas » dans la fresque de la Cène (1495-1498).
Léonard se serait inspiré de vraies personnes de Milan et des environs pour créer les personnages du tableau. Lorsque le tableau est presque terminé, Léonard n’a toujours pas de modèle pour Judas. On dit qu’il a traîné dans les prisons et avec les criminels milanais pour trouver un visage et une expression appropriés pour Judas, le quatrième personnage en partant de la gauche et l’apôtre qui a fini par trahir Jésus.
Léonard conseillait aux artistes d’avoir toujours un carnet de notes pour dessiner les gens « se disputant, riant ou se battant ». Il prenait note des visages bizarres sur la piazza. Dans une note où il explique comment dessiner des inconnus, il ajoute,
« je ne dirai rien des visages monstrueux, car ils restent naturellement dans l’esprit ».
Lorsque le prieur du couvent se plaint à Ludovic Sforza de la « paresse » de Léonard qui erre dans les rues à la recherche d’un criminel pour représenter Judas, Léonard répond que s’il ne trouve personne d’autre, le prieur sera un modèle idéal… Pendant l’exécution du tableau, l’ami de Léonard, le mathématicien franciscain Luca Pacioli, est dans les parages et en contact avec le maître.
Pour ce dernier, toujours désireux d’explorer et de capter la dynamique des contrastes de la nature, l’exploration de la laideur n’est pas seulement un jeu, mais inhérente au rôle de l’artiste : « Si le peintre souhaite voir des beautés qui l’enchanteraient », écrit-il dans son carnet,
« il est maître de leur production, et s’il souhaite voir des choses monstrueuses qui pourraient le terrifier ou qui seraient bouffonnes et risibles ou vraiment pitoyables, il en est le seigneur et le dieu ».
La chercheuse italienne Sara Taglialagamba note que le grotesque, qui est anormal ou « hors norme », n’est pas conçu par Léonard « pour s’opposer à la beauté », mais comme « l’opposé de l’équilibre et de l’harmonie ».
Les difformités qui caractérisent les figures de Léonard touchent aussi bien les hommes que les femmes, sont présentes chez les jeunes et les vieux (bien qu’elles se concentrent surtout sur ces derniers), n’épargnent aucune partie du corps et sont souvent combinées pour donner aux sujets des apparences encore plus bestiales.
Géométrie des proportions humaines
Albrecht Dürer, page des Quatre Livres sur la proportion de l’Homme.
De son côté, Dürer, aujourd’hui accusé de « profilage racial », a pris très au sérieux l’étude du canon des proportions humaines, considérées, notamment avec la découverte du livre De Architectura de Vitruve, comme offrant la clé des bonnes proportions pour aussi bien la peinture que l’architecture et l’urbanisme.
Dürer a mesuré de façon systématique toutes les parties du corps humain afin d’établir des relations harmoniques entre elles. Les variations des proportions des visages et des corps, conclut-il, obéissent aux variations générées par des projections géométriques. Elles ne changent pas en termes d’harmonie mais apparaîtront différentes, voire grotesques, lorsqu’elles seront projetées sous un angle particulier.
Léonard et Dürer, et plus tard Holbein le Jeune dans son tableau Les Ambassadeurs (1533, National Gallery, Londres), sont passés maîtres dans la science des « anamorphoses », c’est-à-dire des projections géométriques à partir d’angles tangents qui rendent une image difficilement reconnaissable pour le spectateur qui regarde directement la surface plane, alors que l’image peut être comprise lorsqu’elle est regardée sous cet angle surprenant.
Léonard, anamorphose.
Le fait que des maîtres produisant de belles formes agréables comme Léonard ou Matsys se lancent soudainement dans des caricatures délirantes peut sembler troublant, alors qu’il ne devrait pas en être ainsi.
Toute caricature est basée sur une pensée métaphorique, comme tout grand art.
L’art de la Renaissance est souvent considéré comme ordonné et rassurant, mais les grotesques ne font que perpétuer l’art des gargouilles des bâtisseurs de cathédrales et les « monstres » en marge de tant de manuscrits enluminés que Bosch invitait à mettre en avant, anticipent ceux de François Rabelais, de Francesco Goya et de James Ensor.
Ses têtes sont tellement déformées et hors des normes habituelles qu’elles sont qualifiées de «grotesques ». Elles peuvent nous faire frémir et faire grincer des dents, mais également nous faire sourire lorsque nous acceptons, à contrecoeur et retenant notre irritation, de regarder de haut nos propres imperfections ou celles de nos bien-aimés que nous préférons ne pas voir. Soyons honnêtes. Nous sommes si loin des images que nous voyons dans les magazines et sur les écrans et que nous prenons pour la réalité.
Dans l’Eloge de la Folie d’Érasme, le narrateur (la Folie personnifiée) identifie d’abord, parmi de nombreux autres accomplissements, son propre rôle de premier plan dans la réalisation de choses qui, avec la logique, la raison, la sagesse formelle et l’intellect purs, échoueraient, comme les actes ridicules requis pour parvenir à la reproduction humaine.
Attention, avertit la Folie, si tout le monde était sage et dépourvu de folie, le monde serait bientôt dépeuplé !
5. La métaphore du « Couple mal assorti »
Quinten Matsys, Le couple mal assorti, Washington.
Si Erasme dénonce avec une ironie mordante la corruption et la folie des rois, des papes, des ducs et des princes, il expose également avec une ironie sans concession la corruption qui touche l’homme de la rue, par exemple les hommes plus âgés qui abandonnent leur épouse pour se mettre en ménage avec des femmes plus jeunes, « une chose si répandue, regrette la Folie, qu’elle est presque un sujet de louange ». La folie, avec une ironie satirique, se félicite de l’excellent travail qu’elle accomplit en offrant quelques gros grains aux seniors aussi bien homme que femme :
« … C’est en effet de ma générosité si vous voyez partout des vieillards aussi âgés que Nestor, qui n’ont même plus figure humaine, chevrotants, radotants, édentés, chenus, chauves, ou plutôt, pour reprendre la description d’Aristophane : crasseux, courbés, misérables, flétris, sans cheveux ni dents ni sexe prendre un tel plaisir de vivre, être si plein d’ardeur juvénile que l’un teint ses cheveux blancs, l’autre cache sa calvitie sous une perruque, un autre se sert de dents empruntées peut-être à quelque pourceau, tel autre se meurt d’amour pour une jeune fille et surpasse en inepties amoureuses n’importe quel jouvenceau. On voit des moribonds cadavres épouser un tendron et même sans dot et qui servira à d’autres ; la chose est si répandue qu’elle est presque un sujet de louange.
« Mais il est encore plus plaisant de voir des vieilles déjà mortes de décrépitude, si cadavériques qu’on pourrait les croire de retour des Enfers, et qui malgré cela ne cessent de répéter : Que la lumière est belle ! elles sont encore en chaleur et même, comme disent les Grecs, en rut, elles font entrer chez elles un Phaon grassement payé, se fardent assidûment, ne quittent jamais leur miroir, épilent leur toison au bas du pubis, exhibent leurs mamelles molasses et putrides, sollicitent un jappement tremblotant un désir qui languit, ne cessent de boire, se mêlent aux danses des jeunes filles, écrivent de pauvres lettres d’amour. Cela fait rire tout le monde ; on les trouve complètement folles et elles le sont ; mais elles sont contentes d’elles-mêmes, plongées pour l’instant dans les plus grandes délices, baignant dans le miel et, grâce à moi [la Folie], heureuses. »
(Erasme, Eloge de la folie, Chap. XXXI)
La formation de couples inégaux dans l’histoire littéraire remonte à l’Antiquité, lorsque Plaute, poète comique romain du IIIe siècle avant J.-C., déconseillait aux hommes âgés de faire la cour à des femmes plus jeunes. Erasme ne fait que reprendre un thème de la littérature satirique, notamment La Nef des fous, qui dans son 52e chapitre, combinant l’envie et la cupidité, aborde le thème du « mariage pour l’argent ».
Outre l’Eloge de la folie, Érasme consacre en 1529, dans des dialogues qu’il écrivait pour enseigner le latin aux enfants, un Colloque intitulé Le mariage qui n’en est pas un, ou l’union mal assortie. (Extrait, voir encadré)
Le mariage qui n’en est pas un, ou l’union mal assortie
Gabriel : Tu connais Lampride Eubule ? Pétronius : Il n’y a pas dans cette ville de meilleur citoyen ni de plus fortuné. Ga. Et sa fille Iphigénie ? Pét.Tu as nommé la fleur des demoiselles de son âge. Ga. C’est vrai. Eh bien ! Sais-tu à qui on l’a mariée ? Pét.Je le saurai quand tu me l’auras dit. Ga. A Pompilius Blenus. Pét. Ce fanfaron, qui ne cesse d’assommer tout le monde avec ses rodomontades ? Ga.Lui-même. Pét.Mais il est depuis longtemps célèbre ici principalement à deux titres, ses mensonges et son mal qui n’a pas encore de nom propre, malgré le nombre de ceux qui en sont atteints ! Ga.Il s’agit d’une gale très orgueilleuse, qui ne le céderait ni à la lèpre, ni à l’éléphantiasis, ni à l’impétigo, à la podagre ou à la goutte du menton, s’il y avait conflit pour le premier rang. Pét.C’est ce que proclame la tribu des médecins. Ga.A quoi bon à présent te décrire la jeune fille puisque tu la connais, et cela bien que sa parure ait ajouté beaucoup d’agrément à ses charmes naturels ? Mon cher Pétrone, tu l’aurais prise pour quelque déesse : sa toilette lui allait à merveille. Sur ces entrefaits s’est présenté à nous l’heureux fiancé, le nez cassé, traînant la jambe – mais avec moins de grâce que ne font habituellement les mercenaires suisses–, les mains sales, l’haleine nauséabonde, l’oeil éteint, la tête bandée, et rendant du pus par le nez et les oreilles. Certains portent des anneaux aux doigts, lui en a jusque sur les jambes. Pét. Qu’est-il arrivé aux parents pour qu’ils confient une telle enfant à un monstre semblable ? Ga. Je l’ignore, si ce n’est qu’aujourd’hui la plupart des gens semblent avoir perdu l’esprit. Pét.Peut-être est-il très riche ? Ga. Il l’est extrêmement, mais de dettes. Pét.Si la jeune fille avait empoisonné ses quatre grands-parents paternels et maternels, quel supplice plus cruel pouvait-on lui infliger ? Ga. Eut-elle pissé sur les cendres de son père, on l’en aurait punie en la forçant à embrasser ne serait qu’une fois un pareil monstre. Pét.Je suis bien d’accord. Ga.Selon moi ce traitement est beaucoup plus cruel que de l’avoir exposée à des ours, des lions ou des crocodiles. Car ces bêtes féroces auraient épargné une beauté si remarquable, ou une prompte mort aurait mis fin à ses supplices. Pét.Tu dis vrai. Cet acte me paraît absolument digne de Mézence qui, d’après Virgile, accouplait les vivants aux morts, les mains appliquées sur les mains et la bouche sur la bouche. Cependant même ce tyran, sauf illusion de ma part, n’aurait pas eu la barbarie d’unir une si aimable jeune fille à un cadavre. Du reste il n’y a pas de cadavre auquel on ne préférerait être attaché plutôt qu’à cette charogne puante : car son haleine est un véritable poison, ses discours une plaie, et son contact donne la mort.
Source : Erasme, Colloques, Vol. II, traduit par Etienne Wolff, Editions Imprimerie nationale, 1992.
Ce thème érasmien des « amants mal assortis » est devenu très populaire. Selon l’historien de l’art Max J. Friedlander, Matsys a été le premier à propager ce thème dans les Pays-Bas. Matsys dépeint ce thème en montrant un homme plus âgé qui s’éprend d’une femme plus jeune et plus belle. Il la regarde avec adoration, sans s’apercevoir qu’elle lui vole sa bourse. En réalité, la laideur grotesque de l’homme, aveuglé par son désir pour la jeune femme, correspond à la laideur de son âme. Celle-ci, aveuglée par sa cupidité, apparaît superficiellement comme une « gentille » fille, mais abuse en réalité de l’imbécile naïf.
De dehors, le spectateur s’aperçoit rapidement que l’argent qu’elle vole au vieux fou va directement dans les mains du bouffon qui se tient derrière elle et dont le visage exprime à la fois la luxure et la cupidité. La morale de la fin, c’est que tout le gain ne va ni à lui ni à elle, mais à la folie elle-même (Le Bouffon) !
Une situation qui n’est pas sans rappeler le tableau de Bosch de 1502, L’escamoteur (1475, St Germain-en-Laye). Le tableau de Matsys pose la question de la « corruption mutuelle assurée », où, comme en géopolitique, les deux parties pensent gagner aux dépens de l’autre dans un jeu à somme nulle mais en réalité chacune d’elles finissent par perdre. De ce point de vue, la leçon « moralisatrice » va bien au-delà de la simple tricherie entre partenaires.
Comme nous l’avons déjà dit, ce qui était considéré jusqu’à présent comme des « péchés » (la luxure et la cupidité) par l’Église, devient avec les humanistes chrétiens un sujet de rire, le tableau offrant un « miroir » permettant aux spectateurs de réfléchir sur eux-mêmes et d’améliorer leur propre caractère. Dans le folklore de la Saxe et ensuite des Flandres, Tyl Uylenspieghel est une grande figure. Uyl signifiant la chouette (sagesse), spieghel signifiant miroir.
Albrecht Dürer, Le couple mal assorti, 1495, Metropolitan, New York.
Jacopo de’ Barbari, Vieillard et jeune femme, 1503.
Le thème du couple mal assorti apparaît déjà dans une gravure sur cuivre de Dürer datant de 1495, où une jeune fille ouvre sa main pour siphonner de l’argent de la bourse du vieux vers la sienne.
En 1503, Jacopo de’ Barbari reprend le sujet avec Vieillard et jeune femme (Philadelphie).
Cranach l’Ancien, qui s’est rendu à Anvers en 1508 et a été visiblement inspiré par les grotesques de Matsys, a commencé à produire en série des peintures sur ce thème (y compris l’utilisation des grotesques de Léonard retravaillés par Matsys !), répondant clairement à la demande croissante de l’Allemagne protestante, une production continuée par son fils Cranach le Jeune.
Cranach l’ancien, Couple mal assorti.
Cranach peindra ses propres variations sur le thème, le réduisant souvent à la seule « luxure », laissant de côté la « cupidité » et donc l’accaparement de l’argent. Bien entendu, plus l’homme est laid et âgé, et plus la femme est belle et jeune, plus le contraste qui en résulte crée un impact émotionnel mettant en valeur le caractère choquant de l’événement. Cranach s’amuse à inverser les rôles et à montrer une vieille femme riche accompagnée de sa servante, attirant un séduisant jeune homme…
Jan Matsys, Couple mal assorti.
Le fils de Quinten Matsys, Jan Matsys, nous a laissé une interprétation intéressante du thème, en y ajoutant une dimension sociale, celle des familles pauvres se servant de leurs filles comme appât pour piéger des messieurs riches et plus âgés dont la richesse et l’argent permettront à la famille de se nourrir, un thème également repris par Goya.
Dans l’une des versions de Cranach, l’homme riche a déjà devant lui une miche de pain sur la table, véritable symbole du chantage alimentaire. Mais ce qui frappe dans la version de Jan, c’est la mère, debout derrière le vieil homme fou, qui fixe de son regard le pain et les fruits sur la table. Si l’avidité et la luxure restent réelles, Jan dramatise un contexte donné dont on ne peut pas simplement se moquer.
Parmi les nombreux autres artistes qui ont peint ce thème, citons Hans Baldung Grien (1485-1545), Christian Richter (1587-1667) et Wolfgang Krodel l’Ancien (1500-1561). Aucun d’entre eux n’a réussi à reproduire au complet la métaphore de Matsys, le plus fidèle à l’esprit d’Érasme, celui de la folie qui gagne la partie, une situation vraiment risible ! Le triomphe de la folie ! Ici aussi, pour le visage du vieux fou, comme nous l’avons déjà mentionné, Matsys se fonde sur les esquisses de têtes grotesques de Léonard.
6. « La vieille femme hideuse », la paternité de Léonard
Cela nous permet maintenant de présenter la peinture peut-être la plus scandaleuse jamais réalisée, appelée alternativement la « Vieille femme hideuse » ou « La Duchesse laide ».
Des océans d’encre ont été jetés sur le papier pour spéculer sur son identité, sa « maladie » (la maladie de Paget dit un médecin), son « genre », la plupart du temps pour orienter le regard du spectateur vers une interprétation littérale, « basée sur des faits », plutôt que d’apprécier et de découvrir l’hilarante métaphore que l’artiste peint, non pas sur le panneau, mais dans l’esprit du spectateur.
Le tableau doit être analysé et compris avec son pendant – un tableau d’accompagnement – qui représente un vieil homme dont elle sollicite l’attention. De manière surprenante, en première approche, on peut dire que Matsys, bien avant Cranach, inverse ici les rôles habituels des genres, puisque ce que nous voyons n’est pas un vieil homme essayant de séduire la jeune fille, mais une vieille femme essayant d’attirer un vieil homme riche.
Tout d’abord, il y a la vieille dame, dont l’état physique est la décrépitude ultime, qui tente désespérément de séduire un vieil homme riche. Immédiatement, comme le Vieil homme et le jeune garçon (1490, Louvre, Paris) de Domenico Ghirlandaio, l’apparence extérieure de la personne incite le public à s’interroger sur la relation entre la beauté intérieure et la beauté extérieure.
« D’un point de vue extérieur, écrit un observateur, sur la base de sa robe exquise, de ses accessoires ornés de bijoux et de sa fleur en herbe, cette femme est théoriquement belle. Cependant, sa beauté intérieure se reflète dans son apparence physique exagérée et déplaisante».
Une fois encore, l’influence littéraire évidente est l’Eloge de la folie (1511), qui fait la satire des femmes qui « jouent encore aux coquettes », « ne peuvent s’arracher à leur miroir » et « n’hésitent pas à exhiber leurs repoussants seins flétris ».
Les vêtements de la femme sont riches. Elle est habillée pour impressionner, y compris avec un couvre-chef bulbeux qui rehausse ses traits inhabituels. Défiant la modestie attendue des femmes âgées à la Renaissance, elle porte un corsage serré, découvert et étroitement lacé qui met en valeur son décolleté ridé.
Jan van Eyck, Portrait de sa femme Margaret.
Ses cheveux sont dissimulés dans les cornes d’un bonnet en forme de coeur, sur lequel elle a posé un voile blanc, fixé par une grande broche ornée de pierreries.
Quelle que soit la qualité de sa tenue, à l’époque où ce panneau a été peint, au début du XVIe siècle, ses vêtements devaient être dépassés de plusieurs décennies, rappelant ceux du portrait que Van Eyck avait fait de sa femme Margaret un siècle plus tôt, et suscitant le rire plutôt que l’admiration.
Cette coiffe était devenue un symbole iconographique de la vanité féminine, ses cornes étant comparées à celles du diable ou, au mieux, à celles qui indiquent qu’elle a été fait cocue par ses amants (cornuto). Elle semble se vendre pour son apparence, car elle offre une fleur, souvent symbole de la sexualité dans l’art de la Renaissance.
C’est dans le destin tragique de la rose coupée que la fuite du temps, et avec elle la déchéance physique, trouve son illustration la plus inquiétante. Fraîche ou fragile, la rose, tout en appelant au plaisir immédiat, semble protester contre la mort qui la guette.
Margarete Maultasch.
Pour identifier la femme, plusieurs noms sont avancés. Au XVIIe siècle, le tableau a été confondu avec le portrait de Margarete Maultasch (1318-1369) qui, séparée de son premier mari Jean Henri de Luxembourg, s’est remariée avec Louis 1er, margrave de Brandebourg, après mille et un rebondissements qui ont abouti à l’excommunication du couple par Clément VI.
Une histoire compliquée dans une époque troublée, qui a valu à Margarete le surnom de « gueule-sac » (grande gueule), ou « prostituée » en dialecte bavarois. Le problème est que l’on connaît d’autres portraits de Margarete, sur lesquels elle apparaît sous son meilleur jour… Qualifiée de « femme la plus laide de l’histoire », elle a reçu le surnom de « Duchesse laide ».
A l’époque victorienne, cette image (ou l’une de ses nombreuses versions) a inspiré à John Tenniel la représentation de la duchesse dans ses illustrations des Aventures d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll (1865). Cela a permis d’ancrer le surnom et de faire de ce personnage une icône pour des générations de lecteurs.
Deuxièmement, le vieil homme, dont la robe bordée de fourrure et les bagues en or, sans être aussi manifestement archaïques ou absurdes que le costume de la femme, suggèrent néanmoins une richesse ostentatoire, et son profil distinctif fait écho au profil familier du principal marchand-banquier d’Europe au XVe siècle, feu Cosimo de’ Medici de Florence. Ce dernier, après avoir joué un rôle clé en tant que mécène des arts et soutien au Conseil oecuménique de Florence, semblait avoir perdu aussi bien sa raison que sa dignité.
Il convient de noter qu’en 1513, année de la réalisation du tableau, le pape guerrier Jules II, grand ennemi d’Érasme, rend l’âme et que Giovanni di Lorenzo de’ Medici devient le nouveau pape sous le nom de Léon X.
Jacob Fugger.
La figure du vieillard évoque également les portraits perdus du début du XVe siècle du duc Philippe le Hardi de Bourgogne.
Maintenant, si l’on y regarde à deux fois et que l’on oublie les seins de la femme, on s’aperçoit que son visage est celui… d’un homme affreux.
Il pourrait s’agir d’une figure politique ou d’un théologien détestés de l’époque, se vendant l’un à l’autre dans un élan de cupidité et de luxure.
Peut-être que la vieille prostituée laide est une référence au banquier Jacob le Riche, l’éternel banquier du Vatican ? Acceptons pour l’instant le fait qu’on ne sait pas.
L’artiste bohémien Wenceslaus Hollar (1607-1677) a vu le double portrait de Matsys et en a fait une gravure en 1645, en y ajoutant le titre « Roi et reine de Tunis, inventé par Léonard de Vinci, exécuté par Hollar ».
La « paternité » de Léonard de cette oeuvre fut donc un secret de polichinelle.
Pendant les périodes de carnaval, où les gens étaient autorisés à s’affranchir des règles de la société pendant quelques jours, du moins dans les Pays-Bas et dans la région du Rhin du Nord, les gens s’amusaient beaucoup en changeant les rôles. Les paysans pauvres pouvaient se déguiser en riches marchands, les laïcs en ecclésiastiques, les voleurs en policiers, les hommes en femmes et ainsi de suite.
Léonard de Vinci, croquis, National Gallery, Washington.
Le concept original de cette métaphore vient clairement de Léonard, qui a fait un minuscule croquis d’une femme laide, éventuellement une prostituée, remarquablement avec le bonnet à cornes et une petite fleur plantée entre ses seins, exactement les mêmes attributs, métaphores et symboles employés plus tard par Matsys dans son œuvre !
Francesco Melzi ? Copie d’après Léonard, Université de Harvard.
Melzi, l’élève de Léonard, et d’autres élèves ou disciples, comme ils l’ont fait pour de nombreuses autres esquisses de Léonard, semblent avoir copié le travail de Léonard et, amusés, ont contre-posé la vieille en chaleur avec un riche marchand florentin avide. Melzi a-t-il partagé ou vendu ses esquisses à d’autres ?
Francesco Melzi ? d’après Léonard, Université de Harvard.
Léonard de Vinci, croquis, Musée des Offices, Florence.
Diverses versions amusantes du thème sont disséminées dans le monde entier et figurent dans des collections privées et publiques.
Une autre esquisse, réalisée par Léonard lui-même ou par ses disciples, montre un homme grotesque et sauvage, dont les cheveux se dressent sur la tête, accompagné d’une série de savants à l’allure grotesque, dont l’un ressemble à Dante !
Francesco Melzi, sept caricatures, 1515, Galerie dell’Academia, Venise.
Léonard, bien sûr, qui signait toujours ses écrits par les mots « homme sans lettres », n’était qu’un simple artisan et n’a jamais été pris au sérieux par ces érudits que Lucien dénonçait pour s’être vendus à l’establishment.
Tous ces éléments montrent que ce que faisait Matsys n’avait rien de « bizarre » ou d’« extravagant », mais qu’il partageait une « culture » de visages grotesques dont les variations pouvaient être utilisées pour enrichir les jeux de mots métaphoriques de la culture humaniste.
Mais bien sûr, ce qui a rendu l’impact de cette oeuvre si dévastateur, c’est le fait que ce qui n’était pour Léonard que de rapides esquisses dans un carnet, est devenu chez Matsys des représentations grandeur nature, d’un hyperréalisme effrayant !
Dans la collection Windsor de la Reine, il existe un dessin à la craie rouge de la femme presque exactement telle qu’elle apparaît dans l’oeuvre de Matsys.
Melzi ou Léonard ? d’après Quinten Matsys, Windsor, Londres.
Jusqu’à très récemment, les historiens étaient convaincus que Quentin Matsys avait « copié » ce dessin attribué à Léonard et l’avait agrandi pour réaliser sa peinture à l’huile.
« Léonard a donc dessiné ce personnage unique, jusqu’à la poitrine ridée qui émerge de sa robe. Matsys n’a fait que l’agrandir dans la peinture à l’huile ».
Cependant, des recherches récentes suggèrent que cela ne s’est pas passé ainsi !
En réalité, Melzi, ou Léonard lui-même, a pu réaliser le dessin à la craie rouge à partir de la peinture de Matsys, que ce soit à partir d’une vue directe ou des reproductions. Un Italien copiant un peintre flamand, vous imaginez ?
L’experte Susan Foister, directrice adjointe et conservatrice de la peinture ancienne néerlandaise, allemande et britannique à la National Gallery de Londres, qui était également en 2008 la commissaire de l’exposition Renaissance Faces : Van Eyck to Titian, a déclaré à l’époque au Guardian :
« Nous pouvons désormais affirmer avec certitude que Léonard – ou, du moins, l’un de ses disciples – a copié la merveilleuse peinture de Matsys, et non l’inverse. C’est une découverte très excitante ».
Foister a précisé qu’ils avaient découvert que Matsys apportait des modifications au fur et à mesure, ce qui suggère qu’il créait l’image tout seul plutôt que de copier un modèle. De plus, dans les deux copies de Léonard, les formes du corps et des vêtements sont trop simplifiées et l’oeil gauche de la femme n’est pas dans son orbite.
« On a toujours supposé qu’un artiste moins connu d’Europe du Nord aurait copié Léonard et on n’a pas vraiment pensé que cela aurait pu être l’inverse », a résumé Foister.
Elle a ajouté que les deux artistes étaient connus pour s’intéresser à la laideur et qu’ils ont échangé des dessins « mais le mérite de cette œuvre magistrale revient à Matsys ».
La conclusion s’écrit toute seule. Les « sept péchés capitaux » que More et Érasme ont tenté d’éradiquer il y a cinq siècles sont devenus les « valeurs » axiomatiques du système « occidental » d’aujourd’hui.
Pour les maintenir « en bas », on offre aux peuples la « liberté » de se vendre à la luxure, à l’envie, à l’avidité, à la paresse, à la gourmandise, à la cupidité, à la rage, etc. à condition qu’ils ne remettent pas en cause les politiques financières spéculatives et guerrières qui leur sont imposées par une oligarchie tyrannique au sommet.
A ceux qui prétendent défendre les valeurs « européennes » et « judéo-chrétiennes » nous leur disons qu’ils manqueront de crédibilité s’ils ne s’engagent pas dans une lutte sans merci contre l’oligarchie financière si clairement exposée par Thomas More et Erasme.
Erasme se retournerait dans sa tombe s’il savait qu’en 2024 son nom est principalement associé à une bourse offerte par l’UE aux élèves désireux d’étudier dans d’autres Etats membres de l’UE. Comme l’a suggéré le professeur belge Luc Reychler, ces bourses devraient inclure une période de formation obligatoire à la pensée d’Erasme et en particulier à ses concepts avancés de construction de la paix.
En résumé, pour qu’une nouvelle renaissance devienne réalité, nous devons libérer nos concitoyens de la peur. Ignorant les dangers réels comme la guerre nucléaire, ils vivent dans la crainte de menaces imaginaires.
Pour ceux qui, comme nous, aspirent à la paix par le développement de chaque individu et de chaque Etat, il est temps de prendre très, très, très au sérieux la vision d’Érasme, de Rabelais, de Léonard et de Matsys sur le « bon rire », vérace et libérateur.
Jan Matsys, vers 1530, Fondation Phoebus, Anvers.
Pour terminer, je vous laisse avec le rébus visuel de Jan Matsys.
Solution: 1) Le « D » est abréviation de « le » ; 2) Le globe signifie « monde » ; 3) Le pied, en flamand « voet » est proche du mot « voedt », c’est-à-dire « nourrit » ; 4) La vièle (violon d’époque), en flamand s’écrit en flamand vedel, dont le sens est proche de « vele », c’est-à-dire « nombreux ». 5) En dessous… les deux sots.
La phrase se lit donc: « Le monde nourrit de nombreux sots ».
Et vous, spectateur, vous en êtes un, nous lancent les fous. Eux le savent et nous conseillent de n’en parler à personne ! Mondeken Toe ! (Fermons la bouche !)
No visitor to Florence can miss the gilded bronze reliefs decorating the Porta del Paradiso (Gates of Paradise), the main gate of the Baptistery of Florence right in front of the Cathedral of Santa Maria del Fiore surmounted by Filippo Brunelleschi’s splendid cupola.
In this article, Karel Vereycken sheds new light on the contribution of Arab science and Ghiberti’s crucial role in giving birth to the Renaissance.
Florentine Baptistery with its bronze doors. On the right, the eastern gates, on the left, the southern ones.
Historical context
The Baptistery, erected on what most Florentines thought to be the site of a Roman temple dedicated to the Roman God of Mars, is one of the oldest buildings in the city, constructed between 1059 and 1128 in the Florentine Romanesque style. The Italian poet Dante Alighieri and many other notable Renaissance figures, including members of the Medici family, were baptized in this baptistery.
During the Renaissance, in Florence, corporations and guilds competed for the leading role in design and construction of great projects with illustrious artistic creations.
While the Arte dei Lana (corporation of wool producers) financed the Works (Opera) of the Duomo and the construction of its cupola, the Arte dei Mercantoni di Calimala (the guild of merchants dealing in buying foreign cloth for finishing and export), took care of the Baptistery and financed the embellishment of its doors.
The Gates of Paradise
The Baptistry, an octagonal building, has four entrances (East, West, North and South) of which only three (South, North and East) have sets of artistically important bronze doors with relief sculptures. Three dates are key : 1329, 1401 and 1424.
In 1329, the Calimala Guild, on Giotto‘s recommendation, ordered Andrea Pisano(1290-1348) to decorate a first set of doors (initialy installed as the East doors, i.e. seen when one leaves the Cathedral, but today South). These consist of 28 quatrefoil (clover-shaped) panels, with the 20 top panels depicting scenes from the life of St. John the Baptist (the patron of the edifice). The 8 lower panels depict the eight virtues of hope, faith, charity, humility, fortitude, temperance, justice, and prudence, praised by Plato in his Republic and represented during the XVIth century by the Flemish humanist painter and reader of Petrarch, Peter Brueghel the Elder. Construction took 8 years, from 1330 till 1338.
Andrea Pisano, South Gate of the Baptistery (started in 1329), details. Right: baptism of Jesus. Left : Baptism of the multitude.
In 1401, after having narrowly won the competition with Brunelleschi, the 23 year old and inexperienced young goldsmith Lorenzo Ghiberti(1378-1455), is commissioned by the Calima Guild to decorate the doors which are today the North Gate. Ghiberti cast the bronze high reliefs using a method known as lost-wax casting, a technique that he had to reinvent entirely since it was lost since the fall of the Roman Empire. One of the reasons Ghiberti won the contest, was that his technique was so advanced that it required 20 % less (7 kg per panel) bronze than that of his competitors, bronze being a dense material far more costly than marble. His technique, applied to the entire decoration of the North Gate, as compared to his competitors, would save some estimated 100 kg of bronze. And since in 1401, with the plague regularly hitting Florence, economic conditions were poor, even the wealthy Calimala took into account the total costs of the program.
The bronze doors are comprised of 28 panels, with 20 panels depicting the life of Christ from the New Testament. The 8 lower panels show the four Evangelists and the Church Fathers Saint Ambrose, Saint Jerome, Saint Gregory, and Saint Augustine. The construction took 24 years.
Ghiberti’s North Gate
Lorenzo Ghiberti, North gate (started in 1401) during recent restoration.
In 1424, Ghiberti, at age 46, was given—unusually, with no competition—the task of also creating the East Gate. Only in 1452 did Ghiberti, then seventy-four years old, install the last bronze panels, since construction lasted this time 27 years! According to Giorgio Vasari(1511-1574), Michelangelo Buonarroti(1475-1564) later judged them « so beautiful they would grace the entrance to Paradise ».
Lorenzo Ghiberti, « Gates of Paradise » (started in 1424, finished in 1452)
Over two generations, a bevy of well paid assistants and pupils were trained by Ghiberti, including exceptional artists, such as Luca della Robbia, Donatello, Michelozzo, Benozzo Gozzoli, Bernardo Cennini, Paolo Uccello, Andrea del Verrocchio and Ghiberti’s sons, Vittore and Tommaso. And over time, the seventeen-foot-tall, three-ton bronze doors became an icon of the Renaissance, one of the most famous works of art in the world.
In 1880, the French sculptor Auguste Rodin was inspired by it for his own Gates of Hell on which he worked for 38 year
Revolution
Lorenzo Ghiberti’s self-portrait, like his panels, proud to emerge out of a flat surface. Bronze bust of the Gates of Paradise.
Of utmost interest for our discussion here is the dramatic shift in conception and design of the bronze relief sculptures that occurred between the North and the East Gates, because it reflects how bot the artist as well as his patrons used the occasion to share with the broader public their newest ideas, inventions and exciting discoveries.
The themes of the North Gate of 1401 were inspired by scenes from the New Testament, except for the panel made by Ghiberti, « The Sacrifice of Isaac », which had won him the selection competition the same year. To complete the ensemble, it was therefore only logical that the East Gate of 1424 would take up the themes of the Old Testament.
Originally, it was the scholar and former chancellor of Florence Leonardo Bruni (1369-1444) who planned an iconography quite similar to the two previous doors. But, after heated discussions, his proposal was rejected for something radically new. Instead of realizing 28 panels, it was decided, for aesthetic reasons, to reduce the number of panels to only 10 much larger square reliefs, between borders containing statuettes in niches and medallions with busts.
Order of the panels.
Hence, since each of the 10 chapters of the Old Testament contains several events, the total number of scenes illustrated, within the 10 panels has risen to 37 and all appear in perspective :
Adam and Eve (The Creation of Man)
Cain and Abel (Jalousie is the origin of Sin)
Noah (God’s punishment)
Abraham and Isaac (God is just)
Jacob and Esau
Joseph
Moses
Joshua
David (Good commandor)
Solomon and the Queen of Sheba
The general theme is that of salvation based on Latin and Greek patristic tradition. Very shocking for the time, Ghiberti places in the center of the first panel the creation of Eve, that of Adam appearing at the bottom left.
After the first three panels, focusing on the theme of sin, Ghiberti began to highlight more clearly the role of God the Savior and the foreshadowing of Christ’s coming. Subsequent panels are easier to understand. One example is the panel with Isaac, Jacob and Esau where the figures are merged with the surrounding landscape so that the eye is led toward the main scene represented in the top right.
Many of the sources for these scenes were written in ancient Greek, and since knowledge of Greek at that time was not so common, it appears that Ghiberti’s “theological advisor” was Ambrogio Traversari(1386-1439), with whom he had many exchanges.
Ghiberti: Story of Isaac, Jacob and EsauKrautheimer’s diagramWhen US historian Krautheimer realizes that Ghiberti somehow refused to have the perspective of his tiles coincide in one single vanishing point (above, right), he concludes that the artist, while applying all the ingredients of Alberti’s recipe, didn’t fully understand him. French Professor Raynaud, on the contrary, thinks Ghiberti followed his own perspective model, based on the ideas of binocular vision described by Arab scientists (below, diagram by KV).
The bronze reliefs, known for their vivid illusion of deep space in relief, are one of the revolutionary events that epitomize the Renaissance. In the foreground are figures in high relief, which gradually become less protruding thereby exploiting the full illusionistic potential of the stiacciato technique later brought to its high point by Donatello. Using this form of “inbetweenness”, they integrate in one single image, what appears both as a painting, a low relief as well as a high relief. Or maybe one has to look at it another way: these are flat images traveling gradually from a surface into the full three dimensions of life, just as Ghiberti, in one of the first self-portraits of art history, reaches his head out of a bronze medal to look down on the viewers. The artist desired much more than perspective, he wanted breathing space!
This new approach will influence Leonardo Da Vinci(1452-1517). As art historian Daniel Arasse points out :
(…) It was in connection with the practice of Florentine bas-relief, that of Ghiberti at the Gate of Paradise (…) that Leonardo invented his way of painting. As Manuscript G (folio 23b) would much later state, ‘the field on which an object is painted is a capital thing in painting. (…) The painter’s aim is to make his figures appear to stand out from the field’ – and not, one might add, to base his art on the alleged transparency of that same field. It is by the science of shadow and light that the painter can obtain an effect of emergence from the field, an effect of relief, and not by that of the linear perspective.
Donatello
Herod’s Banquet, bas relief of Donatello, Sienna.
At the beginning of the 15th century, several theoretical approaches existed and eventuall contradicted each other. Around 1423-1427, the talentful sculptor Donatello, a young collaborator of Ghiberti, created his Herod’s Banquet, a bas-relief in the stiacciato technique for the baptismal font of the Siena Baptistery.
In this work, the sculptor deploys a harmonious perspective with a single central vanishing point. Around the same time, in Florence, the painter Massacchio (1401-1428) used a similar construction in his fresco The Trinity.
As we will see, Ghiberti, starting from the anatomy of the eye, opposed such an abstract approach in his works as well as in his writings and explored, as early as 1401, other geometrical models, called « binocular ». (see below).
Unsound perspective? Christ among the Doctors, Ghiberti, before 1424. Binocular perspective based on Alhazen Christ among the Doctors, Ghiberti, before 1424.
Then, as far as our knowledge reaches, in 1407, Brunelleschi had conducted several experiments on this question, most likely based on the ideas presented by another friend of Cusa, the Italian astronomer Paolo dal Pozzo Toscanelli(1397-1482), in the latter’s now lost treaty DellaProspettiva. What we do know is that Brunelleschi sought above all to demonstrate that all perspective is an optical illusion.
Finally, it was in 1435, that the humanist architect Leon Baptista Alberti (1406-1472), in his treatise Della Pictura, attempted, on the basis of Donatello’s approach, to theorize single vanishing point perspective as a representation of a harmonious and unified three-dimensional space on a flat surface. Noteworthy but frustrating for us today is the fact that Alberti’s treatise doesn’t contain any illustrations.
In the Codex Madrid II, Leonardo demonstrated the limits and principled dysfunctionality of Alberti’s perspective.
However, Leonardo, who read and studied Ghiberti’s writings on, would use the latter’s arguments to indicate the limits and even demonstrate the dysfunctionality of Alberti’s “perfect” perspective construction especially when one goes beyond a 30 degres angle.
In the Codex Madrid, II, 15 v. da Vinci realizes that « as such, the perspective offered by a rectilinear wall is false unless it is corrected (…) ».
Perspectiva artificialis versus perspectiva naturalis
The minimum anatomical precondition to use Alberti’s abstract perspective model.
Alberti’s “perspectiva artificialis” is nothing but an abstraction, necessary and useful to represent a rational organization of space. Without this abstraction, it is fairly impossible to define with mathematical precision the relationships between the appearance of objects and the receding of their various proportions on a flat screen: width, height and depth.
From the moment that a given image on a flat screen was thought about as the intersection of a plane cutting a cone or pyramid, a method emerged for what was mistakenly considered as an “objective” representation of “real” three dimensional space, though it is nothing but an “anamorphosis”, i.e. a tromp-l’oeil or visual illusion.
What has to be underscored, is that this construction does away with the physical reality of human existence since it is based on an abstract construct pretending:
that man is a single eyed cyclops;
that vision emanates from one single point, the apex of the visual pyramid;
that the eye is immobile;
that the image is projected on a flat screen rather than on a curved retina.
Slanders and gossip
The crucial role of Ghiberti, an artist which “Ghiberti expert” Richard Krautheimer mistakenly presents as a follower of Alberti’s perspectiva artificialis, has been either ignored or downplayed.
Ghiberti’s unique manuscript, the three volumes of the Commentarii, which include his autobiography and which established him as the first modern historian of the fine arts, is not even fully translated into English or French and was only published in Italian in 1998.
Today, because of his attention to minute detail and figures « sculpted » with wavy and elegant lines, as well as the variety of plants and animals depicted, Ghiberti is generally presented as “Gothic-minded”, and therefore “not really” a Renaissance artist!
Giorgio Vasari, often acting as the paid PR man of the Medici clan, slanders Ghiberti by saying he wrote « a work in the vernacular in which he treated many different topics but arranged them in such a fashion that little can be gained from reading it. »
Admittedly, tension among humanists, was not uncommon. Self-educated craftsmen, such as Ghiberti and Brunelleschi on the one side, and heirs of wealthy wool merchants, such as Niccoli on the other side, came from entirely different worlds. For example, according to a story told by Guarino Veronese in 1413, Niccoli greeted Filippo Brunelleschi haughtily: « O philosopher without books, » to which Filippo replied with his legendary irony: « O books without philosopher ».
For sure, the Commentarii, are not written according to the rhetorical rules of those days. Written at the end of Ghiberti’s life, they may have simply been dictated to a poorly trained clerk who made dozens of spelling errors.
The humanists
Lorenzo Ghiberti, Gates of Paradise, the story of the Queen of Sheba visiting King Solomon. There is a lively crowd of people jostling to catch a glimpse casual of the symbolic bonding of Eastern and Western churches, via the meeting of Solomon and the Queen. It is believed that this scene represents the meeting on July 9, 1439 on the steps of Il Duomo in Florence, and was created at the demand of Ambrogio Traversari, the driving force behind the Ecumenical Council if Florence.
The Commentarii does reveal a highly educated author and a thinker having profound knowledge of many classical Greek and Arab thinkers. Ghiberti was not just some brilliant handcraft artisan but a typical “Renaissance man”.
In dialogue with Bruni, Traversari and the “manuscript hunter” Niccolo Niccoli, Ghiberti, who couldn’t read Greek but definitely knew Latin, was clearly familiar with the rediscovery of Greek and Arab science, a task undertaken by Boccaccio’s and Salutati’s “San Spirito Circle” whose guests (including Bruni, Traversari, Cusa, Niccoli, Cosimo di Medici, etc.) later would convene every week at the Santa Maria degli Angeli convent. Ghiberti exchanges moreover with Giovanni Aurispa, a collaborator of Traversari who brought back from Byzantium, years before Bessarion, the whole of Plato’s works to the West.
Amy R. Bloch, in her well researched study Lorenzo Ghiberti’s Gates of Paradise, Humanism, History, and Artistic Philosophy in the Italian Renaissance (2016), writes that « Traverari and Niccoli can be tied directly to the origins of the project for the Gates and were clearly interested in sculptural commissions being planned for the Baptistery. On June 21, 1424, after the Calima requested from Bruni his program for the doors, Traversari wrote to Niccoli acknowledging, in only general terms, Niccoli’s ideas for the stories to be included and mentioning, without evident disapproval, that the guild had instead turned to Bruni for advice. »
Palla Strozzi
Ghiberti’s patron, sometimes advisor, and close associate was Palla Strozzi(1372-1462), who, besides being the the richest man in Florence with a gross taxable assets of 162,925 florins in 1427, including 54 farms, 30 houses, a banking firm with a capital of 45,000 florins, and communal bonds, was also a politician, a writer, a philosopher and a philologist whose library contained close to 370 volumes in 1462.
Ghiberti’s close relationship with Strozzi, writes Bloch, « gave him access to his manuscripts and, as importantly, to Strozzi’s knowledge of them. »
But there was more. « The relationship between Ghiberti and Palla Strozzi was so close that, when Palla went to Venice in 1424 as one of two Florentine ambassadors charged with negociating an alliance with the Venetians, Ghiberti accompanied him in his retinue. »
Strozzi was known as a real humanist, always looking to preserve peace while strongly opposing oligarchical rule, both in Florence as in Venice.
In fact it was Palla Strozzi, not Cosimo de’ Medici, who first set in motion plans for the first public library in Florence, and he intended for the sacristy of Santa Trinita to serve as its entryway. While Palla’s library was never realized due to the dramatic political conflict knows as the Albizzi Coup that led to his exile in 1434, Cosimo who got a free hand to rule over Florence, would make the library project his own.
A bold statement
Ghiberti begins the Commentarii with a bold and daring statement for a Christian man in a Christian world, about how the art of antiquity came to be lost:
The Christian faith was victorious in the time of Emperor Constantine and Pope Sylvester. Idolatry was persecuted to such an extent that all the statues and pictures of such nobility, antiquity an perfection were destroyed and broken in to pieces. And with the statues and pictures, the theoretical writings, the commentaries, the drawing and the rules for teaching such eminent and noble arts were destroyed.
Ghiberti (?): Preparatory sketch for The FlagellationGhiberti: The Flagellation, Northern Gate.
Ghiberti understood the importance of multidisciplinarity for artists. According to him, “sculpture and painting are sciences of several disciplines nourished by different teachings”.
In book I of his Commentarii, Ghiberti gives a list of the 10 liberal arts that the sculptor and the painter should master : philosophy, history, grammar, arithmic, astronomy, geometry, perspective, theory of drawing, anatomy and medecine and underlines that the necessity for an artist to assist at anatomical dissections.
As Amy Bloch underscores, while working on the Gates, in the intense process of visualizing the stories of God’s formation of the world and its living inhabitants, Ghiberti’s engagement « stimulated in him an interest in exploring all types of creativity — not only that of God, but also that of nature and of humans — and led him to present in the opening panel of the Gates of Paradise (The creation of Adam and Eve) a grand vision of the emergence of divine, natural, and artistic creation. »
Lorenzo Ghiberti, Gates of Paradise, Adam and Eve (The Creation of Man).
The inclusion of details evoking God’s craftmanship, says Bloch, « recalls similes that liken God, as the maker of the world, to an architect, or, in his role as creator of Adam, to a sculptor or painter. Teh comparison, which ultimately derives from the architect-demiurge who creates the world in Plato’s Timaeus, appears commonly in medieval Jewish and Christian exegesis. »
Philo of Alexandria wrote that man was modeled « as by a potter » and Ambrose metaphorically called God a « craftsman (artifex) and a painter (pictor) ». Consequently, if man is « the image of God » as says Augustine and the model of the « homo faber – man producer of things », then, according to Salutati, « human affairs have a similarity to divine ones ».
The power of vision and the composition of the Eye
Concerning vision, Ghiberti writes:
I, O most excellent reader, did not have to obey to money, but gave myself to the study of art, which since my childhood I have always pursued with great zeal and devotion. In order to master the basic principles I have sought to investigate the way nature functions in art; and in order that I might be able to approach her, how images come to the eye, how the power of vision functions, how visual [images] come, and in what way the theory of sculpture and painting should be established.
Now, any serious scholar, having worked through Leonardo’s Notebooks, who then reads Ghiberti’s I Commentarii, immediately realizes that most of Da Vinci’s writings were basically comments and contributions about things said or answers to issues raised by Ghiberti, especially respecting the nature of light and optics in general. Leonardo’s creative mindset was a direct outgrowth of Ghiberti’s challenging world outlook.
In the Middle Ages, three geniuses were the sources of medical science: Galen, Avicenna and Hippocrates.
In Commentario 3, 6, which deals with optics, vision and perspective, Ghiberti, opposing those for whom vision can only be explained by a purely mathematical abstraction, writes that “In order that no doubt remains in the things that follow, it is necessary to consider the composition of the eye, because without this one cannot know anything about the way of seeing.” He then says, that those who write about perspective don’t take into account “the eye’s composition”, under the pretext that many authors would disagree.
Ghiberti regrets that despite the fact that many “natural philosophers” such as Thales, Democritus, Anaxagoras and Xenophanes have examined the subject along with others devoted to human health such as “Hippocrates, Galen and Avicenna”, there is still so much confusion.
Indeed, he says, “speaking aboutthis matter is obscure and not understood, if one does not have recourse to the laws of nature, because more fully and more copiously they demonstrate this matter.”
Avicenna, Alhazen and Constantine
Imaginary ortrait of Ibn Sina (In Latin: Avicenna)Imaginary portrait d’Ibn al Haytham (In Latin: Alahazen)A page of a treatyse of Qusta ibn Luqa (In Latin: Constantin, 820–912)To understand how vision functions, said Ghiberti, one has to study three Arab scientists.
Therefore, says Ghiberti:
it is necessary to affirm some things that are not included in the perspective model, because it is very difficult to ascertain these things but I will try to clarify them. In order not to deal superficially with the principles that underlie all of this, I will deal with the composition of the eye according to the writings of three authors, Avicenna (Ibn Sina), in his books, Alhazen (Ibn al Haytham) in his first volume on perspective (Optics), and Constantine (the Latin name of the Arab scholar and physician Qusta ibn Luqa) in his ‘First book on the Eye’; for these authors suffice and deal with much certainty in these subjects that are of interest to us.
This is quite a statement! Here we have “the” leading, founding figure of the Italian and European Renaissance with its great contribution of perspective, saying that to get any idea about how vision functions, one has to study three Arab scientists: Ibn Sina, Ibn al Haytham and Qusta ibn Luqa ! Cultural Eurocentrism might be one reason why Ghiberti’s writings were kept in the dark.
Ibn al-Haytham (Alhazen) made important contributions to opthalmology and improved upon earlier conceptions of the processes involved in vision and visual perception in his Treatise on Optics (1021), which is known in Europe as the Opticae Thesaurus. Following his work on the camera oscura (darkroom) he was also the first to imagine that the retina (a curved surface), and not the pupil (a point) could be involved in the process of image formation.
Avicenna, in the Canon of Medicine (ca. 1025), describes sight and uses the word retina (from the Latin word rete meaning network) to designate the organ of vision.
Later, in his Colliget (medical encyclopedia), Ibn Rushd (Averroes, 1126-1198) was the first to attribute to the retina the properties of a photoreceptor.
Avicenna’s writings on anatomy and medical science were translated and circulating in Europe since the XIIIth century, Alhazen’s treatise on optics, which Ghiberti quotes extensively, had just been translated into Italian under the title De li Aspecti.
It is now recognized that Andrea del Verrocchio, whose best known pupil was Leonardo da Vinci (1452-1517) was himself one of Ghiberti’s pupils. Unlike Ghiberti, who mastered Latin, neither Verrocchio nor Leonardo mastered a foreign language.
What is known is that while studying Ghiberti’s Commentarii, Leonardo had access in Italian to a series of original quotations from the Roman architect Vitruvius and from Arab scientists such as Avicenna, Alhazen, Averroes and from those European scientists who studied Arab optics, notably the Oxford Fransciscans Roger Bacon (1214-1294), John Pecham(1230-1292) and the Polish monk working in Padua, Erazmus Ciolek Witelo(1230-1275), known by his Latin name Vitellion.
Vitellion’s diagram of binocular vision
As stressed by Professor Dominque Raynaud, Vitellion introduces the principle of binocular vision for geometric considerations.
He gives a figure where we see the two eyes (a, b) receiving the images of points located at equal distance from the hd axis.
He explains that the images received by the eyes are different, since, taken from the same side, the angle grf (in red) is larger than the angle gtf (in blue). It is necessary that these two images are united at a certain point in one image (Diagram).
Where does this junction occur? Witelo says: « The two forms, which penetrate in two homologous points of the surface of the two eyes, arrive at the same point of the concavity of the common nerve, and are superimposed in this point to become one ».
The fusion of the images is thus a product of the internal mental and nervous activity.
The great astronomer Johannes Kepler(1571-1630) will use Alhazen’s and Witelo’s discoveries to develop his own contribution to optics and perspective. “Although up to now the [visual] image has been [understood as] a construct of reason,” Kepler observes in the fifth chapter of his Ad Vitellionem Paralipomena (1604), “henceforth the representations of objects should be considered as paintings that are actually projected on paper or some other screen.” Kepler was the first to observe that our retina captures an image in an inverted form before our brain turns it right side up.
Out of this Ghiberti, Uccello and also the Flemish painter Jan Van Eyck, in contact with the Italians, will construct as an alternative to one cyclopic single eye perspective revolutionary forms of “binocular” perspective while Leonardo and Louis XI’ court painter Jean Fouquet will attempt to develop curvilinear and spherical space representations.
What « appears » as a construction « error » of a central vanishing point perspective, is in realty a « binocular » perspective construction.
Jan van Eyck, The Canon Van der Paele, Groeningemuseum, Bruges. What appears at first glance to be a « fishbone perspective » (left) (dixit Panofsky), is explained by a binocular perspectivist method inspired by Arabic natural scientists.
In Christ among the doctors, fourth panel of the northern doors of the baptistery of San Giovanni, 1403-24 Ghiberti aready uses a binocular perspective.
In China, eventually influenced by Arab optical science breakthrough’s, forms of non-linear perspective, that integrate the mobility of the eye, will also make their appearance during the Song Dynasty.
Light
Ghiberti will add another dimension to perspective: light. One major contribution of Alhazen was his affirmation, in his Book of Optics, that opaque objects struck with light become luminous bodies themselves and can radiate secondary light, a theory that Leonardo will exploit in his paintings, including in his portraits.
Already Ghiberti, in the way he treats the subject of Isaac, Jacob and Esau (Figure), gives us an astonishing demonstration of how one can exploit that physical principle theorized by Alhazen. The light reflected by the bronze panel, will strongly differ according to the angle of incidence of the arriving rays of light. Arriving either from the left of from the right side, in both cases, the Ghiberti’s bronze relief has been modeled in such a way that it magnificently strengthens the overall depth effect !
light hitting from the leftlight hitting from the right
While the experts, especially the neo-Kantians such as Erwin Panofsky or Hans Belting, say that these artists were “primitives” because applying the “wrong” perspective model, they can’t grasp the fact that they were in reality exploring a far “higher domain” than the mere pure mathematical abstraction promoted by the Newton-Galileo cult that became the modern priesthood ruling over “science”.
Much more about all of this can and should be said. Today, the best way to pay off the European debt to “Arab” scientific contributions, is to reward not just the Arab world but all future generations with a better future by opening to them the “Gates of Paradise”.
Radke, Gary M., Lorenzo Ghiberti: Master Collaborator; The Gates of Paradise, Lorenzo Ghiberti’s Renaissance Masterpiece, High Museum of Atlanta and Yale University Press, 2007;
Rashed, Roshi, Geometric Optics, in History of Arab Sciences, edited by Roshdi Rashed, Vol. 2, Mathematics and physics, Seuil, Paris, 1997.
Raynaud, Dominique, L’hypothèse d’Oxford, essai sur les origines de la perspective, PUF, 1998, Paris.
Raynaud, Dominique, Ibn al-Haytham on binocular vision: a precursor of physiological optics, Arabic Sciences and Philosophy, Cambridge University Press (CUP), 2003, 13, pp. 79-99.
Raynaud, Dominique, Perspective curviligne et vision binoculaire. Sciences et techniques en perspective, Université de Nantes, Equipe de recherche: Sciences, Techniques, et Sociétés, 1998, 2 (1), pp.3-23.;
Pieter Brueghel, Chasseurs dans la neige (1566), Kunsthistorische Museum, Vienne, Autriche.
En septembre 1999, Karel Vereycken s’est entretenu avec Michael Gibson, un fin connaisseur du peintre Bruegel. Critique d’art au International Herald Tribune, il est l’auteur de nombreuses monographies dont une de Pierre Bruegel (publié en français aux Nouvelles Editions Françaises, Paris 1980 et en anglais chez Tabard Press, New York, 1989). Il est aussi l’auteur d’une « histoire d’un tableau de Pierre Bruegel l’Aîné, le « Portement de croix » (Editions Noêsis, Paris 1996).
Question : Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser au peintre flamand Bruegel ?
M. Gibson : La rencontre d’un peintre et de sa peinture implique forcément quelque chose d’anecdotique. En tant qu’enfant j’avais une reproduction des Chasseurs dans la neige dans ma chambre. J’ai été amené à visiter le musée de Vienne où se trouvent pas moins de quatorze tableaux de Bruegel.
Tout cela, a stimulé mes recherches pour en arriver à faire des conférences et écrire sur le sujet. Ce qui m’intriguait aussi, c’était la découverte d’un peintre qui avait la capacité de garder son propre accent flamand pour peindre, au lieu de suivre la mode italianisante de ses contemporains dans les pays du nord. Finalement un jour un éditeur m’a proposé d’écrire un livre sur un tableau particulier. Je crois me rappeler que j’avais le choix entre Bosch, Bruegel et Rothko. J’avoue que c’est plus facile, de le faire sur une oeuvre de Bruegel, bien qu’on puisse écrire sur l’oeuvre de Rothko comme un tout.
Question : Selon vous Bruegel appartient-il à la période que l’historien néerlandais Huizinga appelle le l’Automne du Moyen Age (de Herfsttij der middeleeuwen), ou est-il un homme de rupture, de la Renaissance ?
M. Gibson : Bruegel représente certainement une rupture avec l’esprit médiéval, en particulier sa vision de la nature. Il faut bien voir que dans l’antiquité, la plupart des dieux n’étaient autres que les forces de la nature : le vent, la force, la passion sexuelle, la guerre, etc. Avec la venue du christianisme, ces dieux païens furent transformés en diables, la démonologie étant une espèce de théologie à l’envers. La nature étant ainsi diabolisée, l’esprit médiéval mettait surtout l’emphase sur la vie intérieure.
C’était une démarche novatrice au début du quatrième siècle jusqu’à l’an mille. Il y avait bien sûr des exceptions à la pensée dominante, comme après chez Albert le Grand qui se posait des questions sur la nature et se livrait à des expériences en botanique et dans d’autres domaines. Vu l’esprit de l’époque, ça lui a valu une réputation un peu sulfureuse et encore aujourd’hui on parle du « petit » et du « grand Albert » pour désigner des manuels d’alchimie !
On peut aussi évoquer la célèbre anecdote de Pétrarque qui grimpe courageusement sur le sommet du Mont Ventoux pour y lire les Confessions de saint Augustin. Plongé dans ce texte oraculaire, son regard tombe sur le paragraphe où saint Augustin s’étonne de celui qui cherche à admirer les spectacles de la nature au lieu de chercher à se connaître soi-même. Suite à la lecture de ce paragraphe et profondément troublé, Pétrarque a rebroussé chemin pour redescendre de sa montagne, plongé dans une profonde crise spirituelle.
La conséquence de cette vision fait que la peinture médiévale va traiter la nature d’une façon schématique : on ne peint pas un arbre, mais l’idéogramme d’un arbre ou l’idéogramme d’une montagne. D’ailleurs quand je passe sur le boulevard périphérique de Paris et que je vois de loin les rochers artificiels du jardin zoologique de Vincennes, je dis : voilà le mont Sinaï, parce que c’est comme ça qu’il est représenté dans la peinture médiévale.
L’intérêt pour la nature
Une des caractéristiques de la Renaissance est donc le fait qu’on commence à s’intéresser à la nature, et Bruegel est un observateur de la nature véritable. C’est en particulier son voyage en Italie qui lui a révélé cela. Quand on va de Naples jusqu’à Reggio, ce qui a dû être le parcours du peintre, on voit des paysages extraordinaires. Mais déjà rien que la traversée des Alpes, et on le retrouve dans le tableau la conversion de Saint-Paul (1567) qui est un travail d’atelier, relate ce voyage. On y voit des cols élevés, des vallées profondes avec des nuages en dessous du spectateur. On y voit cette qualité d’observation de la nature et en ce sens-là c’est l’esprit de la Renaissance.
Question : Pourtant, Jérôme Cock, le premier employeur de Bruegel qui dirigeait l’imprimerie Aux Quatre Vents d’Anvers, était le fils de Jan Wellens Cock, un proche de Jérôme Bosch dont les travaux ont inspiré Brueghel et qui est plein « d’intériorité ». D’ailleurs, le thème des Sept péchés capitaux est déjà traité par Bosch avant d’être repris dans les estampes de Brueghel. N’est-on pas obligé de se familiariser avec le langage pictural de Bosch pour pouvoir pénétrer l’univers de Bruegel ?
M. Gibson : Il faut surtout voir en Bosch un homme des villes et un homme du « Mardi Gras ». Les sujets qu’il peint, ce sont les chars qui défilent lors des jours de Carnaval. Prenons le Chariot de foin ou La nef des fous. Ce sont des chars de carnaval et on en trouve les traces dans les archives des villes de Flandre qui en sont très riches.
Jérôme Bosch, Chariot de foin, détail, 1502, Prado, Madrid.
Le Chariot de foin par exemple part d’un symbolisme très simple : le foin y représente l’argent, la richesse et les gens se battent violemment pour arracher quelques fétus de paille. Derrière le char on voit défiler tous les puissants : rois, empereurs, papes, etc. Et dans leur course vers le foin, ils vont tout droit vers un endroit où personne ne veut aller et qui constitue le troisième volet de ce triptyque : l’enfer. Bosch est surtout un « moralisateur » qui observait les gens des villes et dans un sens c’était un solitaire.
On voit d’ailleurs assez souvent dans ses tableaux (comme sur les volets fermés du Chariot de foi) un personnage aux cheveux blancs, un espèce de colporteur. Et je me demande s’il ne s’agit pas là d’un autoportrait. Ce colporteur passe dans le monde avec une mine désolée dans un paysage plus ou moins désolé aussi.
Bosch n’est pas non plus « l’intériorité » pure de type médiéval, mais ce n’est pas la nature. C’est la vie urbaine. Ce qui distingue Bruegel, c’est l’intérêt pour la nature et l’intérêt pour la société. Bien qu’il fera aussi « Mardi gras » (Le combat de carnaval et carême, en 1559) Ce sera plus dialectique. Il aura le côté ripailleur, mais aussi le côté macabre. On y voit les mendiants, les malades et d’autres gens dans des états épouvantables. Tellement lamentables d’ailleurs qu’un des propriétaires des tableaux à fait repeindre les choses les plus pénibles à voir. Et on le sait parce que Pierre Bruegel le Jeune a fait une copie de cette toile (avant les repeints), qui le démontre. Au premier plan à droite, il y a un drap qui flotte dans le vide, mais en fait sous ce drap il y a un type avec les jambes et les bras émaciés et le ventre ballonné qu’on a fait disparaître. Dans le cercueil que quelqu’un traîne, un surpeint a fait disparaître le cadavre, etc. La démarche de Bosch était surtout moralisatrice, tandis que celle de Bruegel opère par oppositions. Il joue beaucoup sur les effets d’oppositions, entre ce qui apparaît de ce côté-ci du tableau et de ce côté-là. J’ai beaucoup traité cette méthode de composition en écrivant sur le Portement de Croix (1564).
Quant à Jérôme Cock, il a dû demander au jeune Bruegel débutant de reprendre les travaux de Bosch parce qu’il estimait qu’il y avait de l’intérêt pour ce genre de chose et qu’avec un peu de « merchandising » ça se vendrait bien.
C’est ainsi que Bruegel à repris les Vices (1558) et les Vertus (1559-60), thèmes certes médiévaux. Mais il les reprend avec une certaine fantaisie qui en effet doit beaucoup à Bosch, mais qui est quand même moins angoissée. Les monstres de Bruegel sont en général moins angoissants que ceux de Bosch.
Question : Peut-on faire un rapport entre les Adagesd’Erasme de Rotterdam (mort en 1536) et le tableau des Proverbes (1558) ? N’y a-t-il pas là une volonté d’éducation populaire ? Bien qu’on soit obligé de constater que les tableaux étaient réservés à un petit cercle de spectateurs, on sait que les estampes circulaient largement.
Pierre Bruegel l’Aîné, 1556, « Ce n’est pas parce qu’on envoie un âne à l’école qu’il revient comme un cheval ».
M. Gibson : Tout a fait. Les estampes sont très souvent des dictons populaires comme Les gros poissons mangent les petits (1556) ; Elck (1558) (l’égoïsme de « chacun » conduit au chaos). Ou encore L’âne à l’école (1556) et L’al-ghemist (1558) (le « tout raté ») qui était une polémique contre les délires alchimistes de l’époque. On pourrait la refaire aujourd’hui contre l’astrologie !
Question : Ce qui étonne, c’est la liberté que laissent les commanditaires pour l’exécution des sujets. Même à la Renaissance italienne, celui qui payait pour l’œuvre imposait toute une série de spécifications pour traiter le sujet. Bruegel semble avoir échappé à ce genre d’exigences souvent capricieuses.
M. Gibson : On n’a pas de détails sur les rapports entre Bruegel et ses commanditaires. Mais on sait quelque chose sur sa personnalité. A l’opposé d’une mode qui fait dire que le peintre historien Vasari « arrangeait » un peu son récit quand il raconte l’histoire des artistes italiens, moi je suis très tenté de croire ce que dit Karel Van Mander dans son Schilder-Boeck (1604). Je pense même que Van Mander a pu rencontrer la veuve de Bruegel qui, me semble-t-il, est allée vivre à Anvers. Il raconte des choses très savoureuses sur Bruegel. Comment il allait avec son ami Frankert, habillé en paysan dans les noces à la campagne en se présentant comme un membre de la famille. Et ça l’amusait beaucoup et il y affirmait son esprit d’indépendance. Dans un environnement culturel avec une forte propension à la tolérance, à l’ouverture vis-à-vis des convictions de chacun, de respect mutuel qui existait à l’époque à Anvers, Bruegel était capable de dire : écoutez j’ai telle ou telle idée. Qui en veut ? Et les autres pouvaient dire « pourquoi pas ? ».
Mais tout cela est hypothétique. Si on travaillait pour une église, c’était différent. Mais on n’était pas encore à la Contre-réforme parce que c’est elle qui a donnée un encadrement idéologique à l’iconographie. C’était aussi strict que le social réalisme communiste ! A partir d’un certain moment, certains sujets sont permis et d’autres ne le sont pas. Et il faut les représenter de telle ou telle manière. L’humour, l’ironie et le pittoresque sont exclus. Si on regarde les manuscrits enluminés médiévaux, on trouve dans les marges toutes sortes de personnages : des petits chiens, des oiseaux, des fleurs etc. ; c’est savoureux, c’est vivant. L’art de la Contre-réforme est pour moi un art mort, théâtral au mieux.
Question : Vous faites référence à des documents précis ?
M. Gibson : Oui, c’est un fait historique. A partir du Concile de Trente (1545-53) on commence à réglementer les choses. Toute la production artistique à partir de ce moment devient complètement stéréotypée.
La majeure partie de l’œuvre de Bruegel date d’avant l’époque de la grande répression, et il meurt en 1569, peu après l’arrivée du duc d’Albe (1567) et avant l’installation définitive de l’Inquisition aux Pays-Bas. En réalité il est encore dans une espèce de période de grâce, entre le Moyen-Âge et le moment où la Contre-réforme referme les volets.
Portrait du cartographe Abraham Ortelius.
Question : On sait depuis l’article de Popham en 1931 que Bruegel se lia d’amitié avec l’humaniste cosmographe Abraham Ortels (Ortelius).
Ortels était membre de la Scola Caritatis une « secte religieuse fondée sur la tolérance » de Hendrik Nicolaes, dont faisaient également partie l’imprimeur Plantin, le cartographe Mercator, le graveur Goltzius ainsi que le penseur religieux et proche de Guillaume le Taciturne, Dirk V. Coornhert.
On y trouvait aussi le meilleur ami de Bruegel, l’amateur d’art Frankert. Depuis lors on admet que Bruegel n’était pas « Bruegélien » dans le sens du « mangeur de saucisses », mais un érudit humaniste. Bruegel était-il sympathisant ou opposant de la réforme ?
M. Gibson : Le groupe de la Scola Caritates préconisait précisément la tolérance. En réalité il avait à mon avis une sympathie pour les prédicateurs de la réforme. On les retrouve dans le tableau sur les « Hagepreken », La prédication de St Jean Baptiste (1566). Ce sont les prédications calvinistes qui se déroulaient de façon clandestine dans les bois. Les gens sortaient des villes pour y assister. Le pouvoir en place donnait comme instructions aux gardes de relever les identités de ceux qui partaient.
Alors les gens leur lançaient « Tu m’as bien vu ? » « T’as bien noté mon nom ? ». Les gens étaient révulsés par le traitement qu’on infligeait aux hérétiques qu’on torturait d’une façon abominable. C’était spécifié dans les Placards de Charles Quint : les hommes tués par l’épée, les femmes enterrées vives. Bruegel est un humaniste, c’est quelqu’un qui s’oppose à ce genre de violence.
Ce n’est pas un dogmatique, c’est quelqu’un qui apprécie l’individualité des gens. C’est pour ça qu’il peut aller dans les fêtes paysannes et qu’il peut les représenter sans mépris : à la fois avec leur côté brutal et primaire, mais aussi avec leur dignité. Parce qu’il leur donne des proportions qui sont empruntées aux personnages de Michelange ! (rire…)
Pierre Bruegel l’Aîné, Le portement de croix, 1564, Kunsthistorisches Museum, Vienne.
Une œuvre pour la mémoire
Question : Dans votre essai sur le Portement de Croix vous identifiez des références très précises à la situation politique de l’époque. Par exemple vous avez découvert que les soldats qui mènent le christ vers le Golgotha sont une allusion directe aux « Roode Rocx », les tuniques rouges des gendarmes mercenaires au service de l’occupant espagnol. Est-ce qu’il en a d’autres et est-ce que l’art ne perd pas son universalité en se « mouillant » pour des choses aussi immédiates ?
M. Gibson : Aujourd’hui c’est différent, parce que nous avons cette idée de la diffusion de l’art. Mais là c’étaient des choses qui étaient peintes pour des intérieurs. Donc ça représente ce que se passait à cette époque. Et si vous voulez comprendre ce qui se passait à l’époque, il suffit de voir ce qui se passe aujourd’hui ! La démarche de Bruegel consiste à utiliser la situation politique immédiate pour faire comprendre l’histoire du Christ en non pas de prendre l’histoire du Christ pour condamner les exactions espagnoles. C’est ce qui me semble et même si c’est le contraire, il reste que ce sont des œuvres qui sont gardées à la maison. Bruegel n’a pas fait des gravures sur ces sujets-là.
Pour Francesco Goya, on peut dire la même chose, ce n’est pas non plus de la peinture « militante », parce que c’est de l’après-coup. C’est un témoignage de quelque chose qui est vécu d’une façon très intime. C’est très différent de ceux qui font de la propagande et ce n’est pas de la propagande parce que ce n’est pas diffusé. Si cela avait été des placards collés sur les murs de Bruxelles c’eut été autre chose, mais cela n’aurait pas eu la même qualité non plus.
Question : Mais cette vision de la tolérance a finalement nourri et préparée la révolte des Pays-Bas.
M. Gibson : Pour cela il faut voir l’ensemble du milieu culturel dans les Flandres à cette époque. Le secret en était les « chambres de rhétorique » qui organisaient des tournois d’écriture et de poésie. Les membres en étaient surtout les nouvelles classes moyennes. Tous les sept ans, l’ensemble du pays se retrouvait pendant un mois à faire la fête dans un Landjuweel (Joyau national) comme celui d’Anvers de 1561. On y faisait des déclamations publiques, des sketches moralisateurs, du théâtre de rue, etc. Tout cela donnait lieu à un très haut niveau de culture.
(Sur les chambres de rhétorique et le Landjuweel d’Anvers de 1561, voir Michael Gibson, Le portement de croix, Editions Noêsis, Paris 1996, p.27, ainsi que « Histoire de la littérature néerlandaise » de Stouten, Goedegebuure et Van Oostrom, Fayard, mai 1999, chapitre II, « Le bas moyen âge et le temps de la rhétorique » p.71-155.)
Question : Je reviens sur la question des paysages. Vous avez dit que c’est la nature, mais finalement ces paysages n’ont jamais existé, ni en Flandres ni en Italie.
Certains les ont appelés Weltlandschaft (paysage mondial) et même Uberschauweltlandschaf
M. Gibson : Il faut voir qu’une fois qu’on comprend comment fonctionne la nature, on peut créer des paysages qui correspondent à une espèce de « théâtralité ». Cette dimension théâtrale les élève au-delà du réalisme géologique et il s’y opère une espèce de transposition, d’intensification de quelque chose qui est naturel.
Un amour sage et authentique de l’homme
Question : Quel message porte Bruegel pour notre monde d’aujourd’hui ? Que faut-il faire pour intéresser nos contemporains à ce peintre ?
M. Gibson : Les gens sont spontanément attirés par Bruegel parce qu’ils ressentent quelque chose d’universel. J’explique ce mot parce que l’expression est devenue un peu bateau. Bruegel montre tout ce qui existe de la petite enfance jusqu’à la vieillesse ; du jeu de l’enfant jusqu’aux plus abominables tortures. Il y a une juxtaposition des deux. C’est pour ça que je suis tellement frappé par ce groupe qui s’avance vers le Golgotha dans le tableau Le portement de croix. On y voit un grand garçon qui chipe le bonnet d’un petit enfant qui tente de le reprendre. Et juste à côté on prépare la mise au mort des malheureux qui vont monter vers le Golgotha. Les deux larrons aux visages gris, assis dans la charrette. Et le Christ qui est là, perdu dans la foule immense. Tellement il est petit dans ce grouillement humain qu’on a du mal à le retrouver.
Mais ça c’était déjà un thème qui remonte à Van Eyck. Ce que je veux dire c’est qu’il y a une simultanéité de la comédie et de la tragédie. Ce qui fait qu’il y a une « ampleur Shakespearienne ». Parce que le monde est vaste.
Quand on voit une pièce de Shakespeare, on a l’impression qu’on peut respirer. Il y a un grand vent qui arrive de la scène. Le monde est vaste.
Vaste, à la fois parce qu’on découvre à cette époque l’immensité du monde, mais aussi parce qu’il y a tout ce qui se passe dans l’homme : sa capacité d’héroïsme et sa capacité malfaisante, son hypocrisie et sa bonne foi. Shakespeare croit au caractère poétique du monde. Le monde est un immense poème dont il retire des choses. Et Bruegel c’est un peu ça, c’est aussi ça.
C’est un monde où les codes du « bon goût » ne sont pas imposés. Le bon goût stylistique disparaît. Le naturel s’y exprime. Ca semble un peu grossier. Comme l’homme qui baisse son pantalon et chie, dans le coin à gauche dans La pie sur le gibet (1568).
Pierre Bruegel l’Aîné, 1568, La pie sur le gibet, Hessisches Landesmuseum, Darmstadt.
Mais tout ça fait partie de l’humain. Il y a dans ce tableau cette petite foule de gens qui danse.
Selon moi il s’agit du soulagement provoqué par le départ des Espagnols. Ils sont partis, on ne pend plus les gens. D’ailleurs il n’y a plus de cadavres accrochés au gibet. Il ne s’agit pas de la grossièreté du langage d’aujourd’hui du type « tu me fais ch… », mais de la liberté de l’enfant qui s’exprime par voie anale parce que c’est naturel, ça aussi fait partie du monde. Et le fait que ça figure dans un tableau fait qu’on va du sublime jusqu’au trivial. Tout cela fait un tout.
L’auteur du livre que nous présentons ici, Michael Gibson, était critique d’art à l’International Herald Tribune et a écrit plusieurs monographies de peintres dont une sur Bruegel (Nouvelles Editions françaises, Paris 1980).
En septembre 1999, Michael Gibson nous a reçu chez lui pour nous accorder un entretien qui résume son point de vue original.