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Index, Études Renaissance
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Portraits du Fayoum : un regard de l’au-delà
par Karel Vereycken
A la fin des années 1880, des pilleurs de tombes mettent à jour de remarquables portraits dans le Fayoum, une région d’Egypte située à l’ouest du Nil.
Dès 1887, l’antiquaire viennois Theodor Ritter von Graf acquiert un grand nombre de ces portraits et les fait connaître à travers le monde grâce à des expositions qu’il organise à Berlin, Munich, Paris, Bruxelles, Londres et New York.
Très rapidement, la polémique enfle : certains se disputent pour dater ces peintures, d’autres vont même jusqu’à crier à la fraude.
C’est l’archéologue britannique Flinders Petrie, auteur d’importantes recherches dans la nécropole d’Hawara, qui déterminera qu’ils remontent à l’époque de l’occupation romaine de l’Egypte, c’est-à-dire aux premiers siècles de notre ère.
A ce jour, on a découvert environ un millier de « portraits du Fayoum », appelés ainsi car c’est la région qui en compte le plus même même si d’autres ont été trouvés à Saqqarah, Memphis, Antinooupolis, Akhmim et Thèbes. Le climat sec des lieux où elles ont été placées (en bordure de cette luxuriante dépression du Fayoum) explique leur bonne conservation.
Mais les sables chauds égyptiens ont également protégé des milliers de papyrus très précieux. Ces documents en grec, démotique, latin, hébreu, etc., nous indiquent que la population de l’époque avait un haut niveau d’alphabétisation. Plus encore, ils nous révèlent la rencontre exceptionnelle entre la tradition de Platon, d’Homère et des auteurs dramatiques grecs, grâce à l’importante population grecque établie en Egypte depuis Alexandre le Grand, (voir l’annexe : Alexandre le Grand en Egypte) la pensée juive de l’Ancien Testament et des écrits contemporains de Philon d’Alexandrie, le christianisme naissant et, enfin, la culture égyptienne classique. Ce n’est qu’en ayant à l’esprit cette richesse culturelle que l’on peut pénétrer les secrets des portraits du Fayoum.
Le prochain lointain
La première chose qui nous frappe lorsque l’on regarde ces portraits, c’est leur familiarité : le réalisme des traits conjugué avec la profondeur de l’expression effacent les nombreuses années qui nous séparent. A l’opposé des automatismes que dictent une peinture de cour ou un esthétisme maniériste, les portraits du Fayoum soulignent le caractère unique de chaque être humain. Il n’y aucune volonté de la part de l’artiste d’idéaliser les formes, d’aplanir les défauts physiques comme on peut le voir avec certaines statues grecques ou romaines. Il serait en effet vain de chercher la beauté de cette manière, dans un corps parfait mais sans âme ni vie. Ce que l’artiste veut faire transparaître, c’est la beauté intérieure de l’individu, celle qui ne peut jamais être altérée par des imperfections corporelles.
Toutefois, le souci du peintre n’est pas non plus de réaliser une réplique parfaite, hyperréaliste. Si tel avait été le cas, il se serait contenté de confectionner un masque moulé qui, malgré sa grande fidélité aux traits du visage, reste figé, « mort » et, paradoxalement, peu ressemblant.
C’est au contraire cet intérêt pour le particulier des individus qui les rend universels. Dans ce sens, ces portraits appartiennent parfaitement à la « peinture classique » telle qu’on la retrouvera, entre autres, chez Bruegel ou Rembrandt.
Le terme « classique » ne fait ici référence ni à un code esthétique formel ni à une période historique particulière. L’art classique est en fait la science qui, à travers une expérience sensuelle (principalement la vue et l’ouïe), permet d’éveiller des idées, des sentiments, des principes qui sont à la fois universels et immatériels. Alors que le folklore privilégie l’appartenance à une communauté ou à une ethnie, l’art classique exprime ce qui est commun à tous les hommes mais spécifique à l’humanité, c’est-à-dire sa créativité.
Ainsi, nous devons considérer toutes les avancées techniques de ces peintures non pas comme une fin en soi (une prouesse) mais comme la volonté du peintre de refléter plus fidèlement la beauté du vivant et le caractère divin de l’homme. La peinture ne se réduit donc pas à décrire l’objet que l’on voit mais l’idée qu’il représente. Et puis, ne désignait-on pas souvent ces peintres sous le terme de zographoï, c’est-à-dire littéralement « peintres de la vie » ?
Cependant, ce qui renforce davantage ce sentiment de familiarité, c’est le regard qu’ils posent sur nous. Nous ne sommes pas en train d’observer, de manière distante, une scène appartenant à une autre époque mais nous échangeons un regard avec un autre être humain. On peut véritablement dire que, conformément à son rôle, l’artiste a immortalisé celui qu’il a peint.
Et c’est de cela dont il s’agit ici. Nous n’avons pas affaire avec des individus représentés pour la société des hommes, comme on les trouve dans certaines fresques de Pompéi, mais avec des âmes qui portent leur regard à partir du monde des morts (de l’Hadès) sur le monde des vivants.
En effet, les portraits du Fayoum étaient destinés à être fixés sur les sarcophages des défunts. Ils étaient peints soit directement sur les linceuls entourant le sarcophage ou sur de minces tablettes de bois insérées ensuite grâce à des bandelettes de lin.
Certes, cette tradition n’était pas nouvelle. Nous en avons un témoignage intéressant avec le commentaire de Pline l’Ancien (23-79 après J.-C.), même si celui-ci, ignorant ce qui se faisait en Egypte à son époque, était convaincu que cet art avait disparu :
« En tout cas la peinture de portraits, qui permettait de transmettre à travers les âges des représentations parfaitement ressemblantes, est complètement tombée en désuétude.(…) Oui, c’est bien vrai : la mollesse a causé la perte des arts et, puisqu’on ne peut faire le portrait des âmes, on néglige aussi le portrait physique. Il en allait autrement chez nos ancêtres : dans les atriums, on exposait un genre d’effigies destinées à être contemplées ; non pas des statues dues à des artistes étrangers ni des bronzes ou des marbres, mais des masques moulés en cire, qui étaient rangés chacun dans une niche : on avait ainsi des portraits pour faire cortège aux convois de famille et, quand il mourait quelqu’un, toujours était présente la foule entière de ses parents disparus ; et les branches de l’arbre généalogique couraient en tous sens, avec leurs ramifications linéaires, jusqu’à ces portraits, qui étaient peints. » (Vers 6, Histoire naturelle, Livre XXXV – La peinture).
Petrie a découvert des cadres et même certaines peintures encadrées destinées à être accrochées à un mur. On peut d’ailleurs constater que la plupart des portraits ont été coupés afin de pouvoir être fixés correctement au sarcophage. Cela indiquerait que la plupart des portraits ont été réalisés d’après nature, excepté quand il s’agissait de la mort d’un enfant.
Les portraits du Fayoum représentent en général des hommes ou des femmes âgés entre 25 et 30 ans, au zénith de leur vie. D’autre part, les recherches ont révélé que certains sarcophages décorés de portraits d’adultes contiennent des momies de vieillards, confirmant que certains portraits avaient été réalisés bien avant le décès de la personne.
Selon Petrie, les sarcophages n’étaient pas enterrés tout de suite mais gardés dressés contre un mur dans une pièce de la maison familiale, conformément à la tradition égyptienne rapportée par Diodore de Sicile au Ier siècle avant J-C : « (…) beaucoup d’Egyptiens gardent le corps de leurs ancêtres dans des chambres magnifiques et ont ainsi sous les yeux ceux qui sont morts bien des générations avant leur naissance, si bien qu’[ils] (…) en éprouvent une satisfaction singulière, comme si ces morts avaient vécus avec eux. »
Les sarcophages, recouverts de représentations symboliques égyptiennes qui dénotent avec le réalisme des portraits, comportent quelques fois des inscriptions, souvent en grec, ou des étiquettes sur lesquelles on peut lire le nom du défunt et d’autres commentaires comme, par exemple, « Hermione l’institutrice » ou encore « Sabinus, peintre, âgé de 26 ans. Bon courage ! » Petrie a aussi découvert sous la tête de la momie d’une jeune femme le deuxième livre de l’Iliade sous forme d’un rouleau de papyrus, montrant leur attachement à cette grande culture classique.
Ce qui est étonnant, c’est que cette pratique ne semble pas liée à une catégorie particulière de la population. En effet, leurs origines ethniques, sociales et même religieuses sont très diverses : on trouve des prêtres du culte de Sérapis, des juifs et des chrétiens (malgré les protestations, les chrétiens d’Egypte embaumaient leurs défunts jusqu’au IVème siècle après J.-C.) ; des hauts fonctionnaires romains et des esclaves affranchis, des athlètes et des héros militaires ; des Ethiopiens et des Somaliens, etc. Toutefois, il serait faux de croire à une sorte de « conversion » à la religion égyptienne de la part de ces personnes. En fait, on peut véritablement parler d’un oecuménisme autour de certaines idées qui transcendent les rites funéraires égyptiens.
Le rapport à la mort
Il apparaît clairement que ces peintures réunissent tous ces hommes et femmes d’origines si différentes autour d’une idée fondamentale : l’âme est immortelle. La rencontre avec le peintre, lui-même mortel, se concentre alors autour d’une réflexion sur l’éternel, et le modèle réfléchit sur le caractère éphémère de son existence.
Tous ces portraits ont cette caractéristique d’avoir les yeux grands ouverts exprimant un étonnement tranquille, une angoisse maîtrisée devant une mort sereine. L’acceptation du caractère incontournable de la mort se transcende ici en amour pour la vie, en affirmation tranquille que chaque être humain est porteur d’une part singulière d’éternité.
Le fait est que nous sommes sur terre à peine pour quelques décennies et ce temps ne doit pas être gaspillé si l’on veut laisser quelque chose après sa mort. Ce que Diodore de Sicile décrit ainsi : « C’est ce que les gens du pays tiennent pour tout à fait négligeable le temps passé à vivre et qu’ils font le plus grand cas du temps qui, par la vertu, restera dans la mémoire après la mort ; ils nomment les habitations des vivants des auberges, puisque nous n’y passons qu’un bref moment, et donnent le nom d’habitations éternelles aux tombeaux, puisque les morts mènent en Hadès une existence illimitée. »
Mais quel était le contenu de ces rituels funéraires égyptiens ? D’abord, il faut bien comprendre que les croyances égyptiennes ont beaucoup évolué, et que derrière les noms d’Osiris et d’Isis se trouvent des cultes dont la nature est totalement différente selon les époques et les traditions. De plus, il est fort probable que l’influence des premiers chrétiens et des juifs ont privilégié les aspects des croyances égyptiennes les plus compatibles avec leur religion. Enfin, il faut noter que, comme le souligne justement Jean Vercoutter, la religion égyptienne, polythéiste de forme, tend en fait à un monothéisme de fond (Aménophis IV-Akhénaton a même tenté de le formaliser). A tel point que les premiers chrétiens en Egypte n’ont eu aucun problème à traduire le terme « Dieu » par le terme égyptien « neter » désignant la divinité non représentable.
Pour les Egyptiens, face à la mort, il convient d’agir conformément à Maât, symbole de la vérité et de la justice mais surtout de l’ordre universel tel qu’il a été établi au moment de la création du monde. Et le souci de tout homme doit être de « placer Maât en son coeur ». Le défunt est amené par Anubis, divinité bienveillante à tête de chien et muni d’une clef, devant le Tribunal divin. C’est là que l’on va peser son coeur, siège de la conscience. Sur l’un des plateaux de la balance, on trouve une image de la déesse Maât et sur l’autre, le coeur. Si les deux plateaux sont au même niveau, le défunt est déclaré « juste » et, accédant lui-même à l’état d’« Osiris », Horus l’accompagnera auprès d’Osiris. Rappelons que les Egyptiens pratiquent la momification pour préserver l’unité de l’individu, corps et âme confondus. C’est cette unité perdue qui a fait tomber le roi Osiris (lorsqu’il a été assassiné et découpé en plusieurs morceaux) et c’est cette unité retrouvée (quand Isis a recomposé son corps) qui a permis sa résurrection. Comme l’exprimera un théologien chrétien du XIIème siècle : « (…) l’unité est la forme de l’être de toute chose, on répond en vérité que tout ce qui est, est parce qu’il est un. (…) En fait, l’unité est entretien et forme de l’être alors que la division est la cause de l’anéantissement. »
Il est vrai, cependant, que nous n’avons aucun écrit de cette époque concernant ces portraits et leur signification exacte, mais les indications qui précèdent nous éclairent sur l’esprit général de leur démarche.
Beaucoup plus tard, cet esprit sera porté à un niveau supérieur, débarrassé de ses formes païennes. Le regard en peinture deviendra, de manière explicite, le miroir de l’âme humaine. Au XVème siècle, le cardinal Nicolas de Cues ira encore plus loin dans son ouvrage Le tableau ou la vision de Dieu, dans lequel il utilise comme base de réflexion un autoportrait de Rogier van der Weyden ayant comme particularité de fixer du regard l’observateur peu importe où celui-ci se trouve. Nicolas de Cues va comparer ce regard à la vision de Dieu et rapproche le terme « Dieu » (theos) à celui de « voir » (theôrein). Le Cusain pose d’abord un paradoxe : « Cependant, ton regard me porte à considérer pourquoi l’image de ta face est peinte de manière sensible : c’est qu’on ne peut peindre une face sans couleur et que la couleur n’existe pas sans quantité. Mais ce n’est pas avec les yeux de chair qui regardent ce tableau, c’est avec les yeux de la pensée et de l’intelligence que je vois la vérité invisible de ta face qui se signifie ici dans une ombre réduite. » Ensuite, il insiste sur le fait que ce n’est pas seulement le regard du tableau qui est important mais aussi celui de l’observateur : « (…) ta face portera ce que le regard de qui te regarde y apporte », en soulignant que « là où est l’oeil, là est l’amour ». Ainsi, le regard porté sur l’autre devient acte d’amour :
« (…) Je vois maintenant en un miroir, en un tableau, en une énigme, la vie éternelle qui n’est autre que la vision bienheureuse, et c’est en cette vision que tu ne cesses jamais de me voir avec le plus grand amour jusqu’au plus profond de mon âme. Et pour toi, voir n’est autre que donner vie, m’inspirer toujours l’amour le plus doux, (…) me donner la fontaine de vie, par ce don augmenter et faire durer mon être, me communiquer ton immortalité(…). » [Souligné par nous]
Maintenant, regardez à nouveau les portraits du Fayoum. Ne sommes-nous pas en présence d’une « vie éternelle qui n’est autre que la vision bienheureuse » ?
La tradition d’Apelle
Ces peintures ne nous remémorent pas seulement le souvenir d’individus que l’on n’a jamais connus, elles immortalisent également le peintre anonyme qui, grâce à son art, continue aujourd’hui à nous émouvoir.
Contrairement à ce qui est souvent avancé, nous ne sommes pas en présence de « peintures romaines ». Euphrosyne Doxiadis, se basant sur les recherches passionnées du peintre moderne grec Yannis Tsarouchis, affirme qu’« elles étaient une contribution des Grecs au combat des Egyptiens contre la mort ». On peut faire remonter cette tradition picturale au moins jusqu’à l’époque du portraitiste exclusif d’Alexandre, le peintre réaliste Apelle (360-300 av. J.-C.).
Deux indices révèlent une influence éventuelle de cette tradition sur les portraits de Fayoum. Pline l’Ancien nous apporte le premier indice lorsqu’il décrit les peintures d’Apelle :
« Le point sur lequel cet art manifestait sa supériorité était la grâce, bien qu’il y eût à la même époque de très grands peintres ; mais, tout en admirant leurs oeuvres et en les comblant toutes d’éloges, il [Apelle] disait qu’il leur manquait ce fameux charme qui lui était propre et que les Grecs appellent Charis ; qu’ils avaient atteint à toutes les autres perfections mais que, sur ce seul point, il n’avait pas d’égal. Il revendiqua aussi un autre titre de gloire : alors qu’il admirait une oeuvre de Protogène, d’un travail immense et d’un fini méticuleux à l’excès, il dit en effet que sur tous les autres points ils étaient égaux ou même que Protogène était supérieur, mais qu’il avait, lui, ce seul avantage de savoir ôter la main d’un tableau (précepte digne d’être noté), selon lequel un trop grand souci de la précision est souvent nuisible. » (vers 80, Livre XXXV)
N’est-ce pas là précisément l’un des éléments stylistiques caractéristiques des portraits du Fayoum ?
Aucun tableau ni traité d’Apelle, ou de son maître Pamphile (qui avait eu comme maître Eupompe, natif de Sicyone), n’a survécu jusqu’à nos jours. Selon le témoignage de Pline, Eupompe aurait été l’initiateur d’une révolution picturale, ajoutant aux genres attique et ionien qui composent le genre hellénique celui de l’école de Sicyone. On peut se faire une petite idée de cet art grâce à certaines mosaïques, comme celle de Pompéi représentant Alexandre à la bataille d’Issos (IIème siècle av. J.-C.), qui serait la copie d’une oeuvre d’un peintre de l’école de Sycione. On retrouve cette même tradition à Alexandrie dans de monumentales mosaïques, des portraits de femmes réalisés aussi au IIème siècle av. J.-C. et reflétant l’attachement au réalisme dans la représentation. Rajoutons à cela le fait important que les Grecs en Egypte ont introduit les pauses de trois quarts et de face dans un pays où, il semblerait, toutes les figures avaient été jusque-là peintes de profil.
Le deuxième indice, c’est la tétrachromie, c’est-à-dire l’utilisation de quatre couleurs. Cela peut sembler incroyable mais jusqu’à l’invention dans les années 70 des peintures acryliques (polymères de plastique), les ingrédients de base de la peinture n’ont quasiment pas changé de l’école sycionienne qui forma Apelle jusqu’à Rembrandt et Goya, en passant par les peintres du Fayoum ! Ses ingrédients qui composent les médiums sont, dans des proportions diverses, l’albumine du jaune et le blanc d’oeuf (le sang pour les peintres de la préhistoire), la colle (produit, par exemple, à partir des peaux), les résines aqueuses, les essences, les huiles et la cire d’abeille.
La fameuse palette à quatre couleurs d’Apelle, la tétrachromie se retrouve entièrement dans les portraits de Fayoum : le melinum, un blanc constitué d’une craie argileuse venant de l’île de Mélos (éventuellement remplacé par le blanc de plomb) ; le sil attique ou ochra : un jaune tiré du limon recueilli dans les mines d’argent ; la sinopis du Pont : une terre d’ocre rouge venant de Sinopis ; l’astramentum : un noir fabriqué de diverses manières, en toute probabilité du noir de vigne permettant des reflets bleus. D’autres pigmentsapparaissent seulement pour remplacer ces derniers selon des circonstances de disponibilité ou pour le détail d’un bijou (terre verte naturelle ou malachite) ou d’un vêtement (rose garance naturel, rose cyclamen ou la coûteuse pourpre extraite des coquillages).
Pour les portraits du Fayoum, soit on appliquait une peinture à la cire (encaustique) sur des supports en bois soit on travaillait à la détrempe sur des toilesdelin (déjà !).Il s’agissait principalement de minces planchettes en figuier de sycomore, facile à trouver à cette époque en Egypte, ou en cyprès (le chêne typique des peintres du nord étant très rare en méditerranée). La cire d’abeille (blanchie) était chauffée et mélangée avec d’autres substances, comme des résines du type Mastic de Chios, aux pigments. On pouvait aussi la préparer pour être appliquée à froid (cire punique) après l’avoir émulsionnée ou saponifiée, permettant des mélanges astucieux avec l’oeuf ou l’huile. Pour travailler la matière, on utilisait trois types d’instruments : le pinceau, le cautère (un fer chaud) et le cestre (un petit poinçon).
Sur la toile de lin, on travaillait plutôt à la détrempe, après avoir posé une couche de colle mélangée à une fine couche de plâtre (équivalent du gesso). Sur le bois, où l’on appliquait d’abord une couche de colle à la détrempe, on posait les carnations parfois directement sur le brun miellé du bois nu ou sur un fond teinté kaki, le proplasmos, équivalent de l’impression ou de l’impregnatura des grands maîtres classiques européens.
Comme l’affirmait correctement le peintre grec moderne Tsarouchis, « le bon coloriste voit une harmonie de couleurs où d’autres voient des objets ». Ainsi, sur ce fond kaki et travaillant du foncé vers le clair, on construisait la profondeur en opposant teintes froides et chaudes pour faire avancer ou reculer l’espace, plutôt que par le clair-obscur.
On retrouve ce démarrage sur fonds sombre dans le Titus, oeuvre de l’entourage de Rembrandt au Louvre, et chez la Jeune fille au turban de Vermeer au Mauritshuis de La Haye. La peinture se libère de sa prison de lignes captives pour devenir une sculpture de lumière.
Conclusion
Le peintre et historien florentin Giorgio Vasari (1511-1574) rapporte avec stupeur dans Les Vies des excellents peintres, sculpteurs et architectes que la peinture, à partir du milieu du XIIIème siècle, n’avait pas seulement été négligée mais avait « quasiment disparu » en Occident.
Pour la faire revivre, une équipe de peintres grecs fut de tout urgence invitée par les autorités de Florence, convaincues que ceux-ci détenaient les secrets perdus de cet art. Un jeune homme issu de la noblesse, Cenni di Pepe (1240-1302 ?), plus connu sous le nom de Cimabue, délaissa ses études pour suivre leurs travaux. Une fois initié à leurs secrets d’artisans, il deviendra le maître de Giotto, figure fondatrice de la Renaissance qui, sous l’impulsion de quelques franciscains éclairés, fera renaître la peinture classique. Et l’on peut véritablement parler d’une re-naissance puisque cet art fut pratiquement inexistant pendant les quelque mille deux cents années qui séparent le XVème siècle des portraits du Fayoum.
En effet, le fil de cette tradition picturale a été coupé. Cette région du Nil extrêmement riche a d’abord été pillée par l’empire romain : près de 30% de sa production de grain était destiné à Rome et toute l’infrastructure liée à l’eau a été progressivement négligée. Ensuite, en 395, l’Egypte deviendra une partie intégrante de l’empire byzantin. C’est alors que la peinture entrera dans un monde à deux dimensions et cela pour des siècles. L’avènement de l’empire byzantin avec ses icônes a institué une stylisation plate et un symbolisme qui a aboutit à la superstition du « dédoublement magique » : le tableau devenu objet est supposé posséder « magiquement » les qualités divines de ce qu’il représente. Il prétend capturer pour toujours un segment d’éternité et ne représente qu’un moment de vide. De ce point de vue, les portraits du Fayoum, malgré des ressemblances techniques, sont à l’opposé de la tradition des icônes. On pourrait dire qu’en perdant cette quatrième dimension de la transcendance, la troisième dimension, celle de l’espace créé par l’unité entre perspective et couleurs, s’est dissipée avec elle.
Mais ce fil qui a été renoué au moment de la Renaissance, qu’est-il devenu aujourd’hui ?
Alexandre le Grand en Egypte
Conquises par Alexandre le Grand en 332 avant J.-C., les riches terres agricoles du Nil et du Fayoum furent attribuées aux anciens combattants gréco-macédoniens en récompense de leurs services. L’Egypte avait construit un impressionnant système d’irrigation lui permettant de capter plusieurs millions de litres d’eau pour faire prospérer ses cultures. Propriétaires héréditaires, les immigrants gréco-macédoniens, mais aussi juifs, asiatiques, syriens, libyens, éthiopiens, etc., y produisaient du blé, du vin, des olives, du lin, et du papyrus.
Comme le note Plutarque, Alexandre « ne fit pas comme Aristote, son précepteur, lui conseilla, qu’il se portât envers les Grecs comme père, et envers les barbares comme seigneur ». Le précepte d’Aristote était de traiter « les premiers en amis et familiers, et d’user des seconds comme on use des animaux ou des plantes », les considérant barbares et esclaves « par nature ». Euripide, comme de nombreux autres grecs chauvins, affirmait avec éloquence que « le barbare est né pour l’esclavage et le Grec pour la liberté ». Cependant, Alexandre ne se conforma pas aux préjugés de son temps. Il pensait que la naissance ou le sang n’y faisaient rien et que l’on devenait esclave ou libre « par culture ».
On a donc pu voir, en Egypte, les immigrants se marier entre eux ainsi que se mélanger avec la population autochtone pour fonder les grandes cités : Alexandrie, Naucratis, Ptolémaïs et Antinooupolis. Bâties sur un modèle géométrique, ces villes abritaient des temples, des gymnases, des thermes, des portiques et des théâtres où l’on jouait parfois plusieurs jours de suite les grands auteurs grecs. On y lisait Homère et Platon. C’est à Alexandrie que l’on traduisit l’Ancien Testament en grec et que l’astronome et poète Ératosthène y dirigea la plus grande bibliothèque de l’Antiquité, Philon d’Alexandrie y fréquenta l’apôtre Paul de Tarse et le philosophe néoplatonicien Plotin y naîtra.
Quant à la religion, Alexandre le Grand ainsi que son général et successeur Ptolémée Ier Sôter (304-284 avant J.-C.) ne s’intéressaient pas aux formes rituelles en tant que telles mais plutôt à insuffler de nouvelles conceptions plus conformes avec l’image universaliste qu’ils avaient de l’homme. Il ne s’agit donc pas de syncrétisme religieux où l’on mélangerait les cultes grecs, égyptiens et autres. En fait, Alexandre voulait simplement éviter d’entrer dans un débat stérile sur les rites.
Inspiré par L’Odyssée d’Homère, Alexandre considérait Zeus comme « le père des hommes et des dieux ». Il est le père commun de tous les hommes et encourage ainsi une fraternité humaine qui puisse vivre « dans la concorde » et participer activement à l’administration de l’empire.
Bibliographie :
- Jean-Christophe Bailly, L’apostrophe muette, essai sur les portraits du Fayoum, Hazan,1997.
- Catherine Bridonneau, « Le Livre des Morts et les coutumes funéraires », in Le monde de la Bible, n°78, sept.-oct. 1992.
- Euphrosyne Doxiadis, Portraits du Fayoum, Gallimard 1995.
- Pline l’ancien, Histoire Naturelle, XXXV, La Peinture, Les Belles Lettres, 1997.
- Nicolas de Cues, Le Tableau ou la vision de Dieu, Editions du Cerf, 1986.
- André Bonnard, Civilisation Grecque, d’Euripide à Alexandre, Editions Complexe, 1991.
- Jean Vercoutter, « L’Egypte antique », in Encyclopedia Universalis.