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Ce que nous apprend l’expérience du « trou-dans-le-mur » de Sugata Mitra
On dénombre plus d’un milliard d’Indiens. Environ la moitié d’entre eux est malheureusement illettrée. Seulement un sur quatre a accès à des sanitaires dignes de ce nom. Quelque 350 millions d’Indiens vivent avec moins d’un euro par jour. Et pourtant, comme un étrange paradoxe, l’Inde est aussi l’un des terreaux qui voit fleurir des entreprises de haute technologie parmi les plus avancées au monde. New Delhi, c’est un peu la Silicon Valley à l’indienne. Et depuis peu, le génie indien a su poser un astromobile sur la Lune.
Scandalisé par le manque d’accès à l’éducation dont souffrent les enfants de son pays vivant loin des centres urbains, le Dr Sugata Mitra, un physicien indien devenu chercheur en technologie éducationnelle, a conduit, à partir de 1999, une série d’expériences baptisée « The Hole in the Wall » (le trou dans le mur), dont les résultats étonnants bousculent les fondements de la pédagogie conventionnelle.
Mitra, dont le bureau est accolé à un mur séparant un quartier résidentiel de New Delhi du bidonville de Kalkaji, décide alors de faire un trou dans ce mur. Il y installe son ordinateur et rend accessible son écran et la souris aux enfants vivant « de l’autre côté du mur ».
En principe, les enfants de ce quartier ne savent ni lire ni écrire et parlent un dialecte tamoul. La possibilité qu’ils puissent se débrouiller avec l’ordinateur est donc objectivement presque nulle.
Or, dans le monde réel, les choses se passent différemment. A peine huit minutes après l’installation de l’ordinateur, un gosse qui n’a jamais vu une télévision de sa vie vient renifler l’objet.
Lorsqu’il demande s’il peut toucher l’écran, Mitra lui répond : « C’est de votre côté du mur. » La règle veut, en effet, qu’ils aient le droit de toucher tout ce qui est de leur côté du mur.
Rapidement l’enfant se rend compte qu’en bougeant la souris dans un certain sens, quelque chose se déplace sur l’écran de façon similaire. Excité par ce qu’il a découvert, il appelle sans tarder ses copains et leur montre ce qu’il est capable de faire. En règle générale, dans l’expérimentation « Le trou dans le mur », un seul enfant manipule l’ordinateur. Il est entouré d’un premier groupe de trois autres qui lui donnent des conseils. Un second groupe d’environ seize enfants complète l’équipe, qui interagissent aussi avec l’enfant qui manipule le matériel. Leurs conseils sont souvent moins avisés, voire faux, mais ils apprennent aussi.
En quelques mois, les enfants sont capables d’apprendre jusqu’à deux cents mots d’anglais. S’ils ne les prononcent pas toujours correctement, ils en comprennent le sens et parviennent à interagir avec l’ordinateur. « Vous nous avez laissé ces machines qui ne parlent que l’anglais, alors nous avons dû l’apprendre ! » lui disent-ils. La plupart savent naviguer, jouer à des jeux ou faire des dessins avec Paint. Mieux encore, ils s’échangent sans problème des courriels, et bien d’autres choses encore.
En répétant l’expérience dans plusieurs villes pauvres d’Inde, avec des garçons aussi bien qu’avec des filles, Mitra, soupçonné de charlatanisme, parvient à dissiper les doutes initiaux insinuant qu’il y avait forcément « quelqu’un » qui avait formé les enfants à l’avance.
Les leçons à en tirer
Si les résultats étonnent, ils sont souvent mal interprétés, chacun, y compris Mitra, cherchant à démontrer sa propre théorie établie d’avance. Je vous laisse juge.
Pour les Européens, l’expérience elle-même est considérée comme à la limite de l’acceptable. Faire des enfants des cobayes sans l’autorisation de leurs parents n’est pas très éthique d’après les normes européennes. Et apporter de la technologie chez les pauvres et penser que tout s’arrangera tout seul, n’est-ce pas une de ces pratiques teintées de néo-colonialisme que la Banque mondiale classe parmi les pires approches en matière de technologie éducationnelle ?
De leur côté, les gourous de la Silicon Valley et du GAFAM jubilent ! Ils nous le disent depuis des années : il suffit de donner un ordinateur (qu’ils fabriquent et contrôlent) à chaque enfant et il s’éduque tout seul ! Vraiment ?
Rappelons-nous le projet « One Laptop per Child » lancé il y a une décennie, consistant à fournir des ordinateurs portables et des tablettes à énergie solaire, peu chères, aux enfants du tiers-monde. Sans vouloir critiquer la bonne volonté de ses promoteurs, disons que le fait de mettre simplement des ordinateurs à disposition ne s’est pas avéré une approche prometteuse. Une récente évaluation du projet faite au Pérou le confirme.
Pour sa part, Mitra, dont la bonne volonté est incontestable, conclut que l’expérience montre que l’éducation primaire peut se faire, du moins en partie, à peu près toute seule, une démarche qu’il a baptisée « éducation non invasive ».
A notre avis, le Dr Mitra semble malheureusement rater l’essentiel de ce que son expérience met brillamment en lumière.
En France, après en avoir été partisan, l’enseignant Vincent Faillet en est venu à penser, lui aussi, qu’offrir une tablette à chaque enfant n’est pas la bonne approche. Avec raison, il souligne que ce n’est pas l’ordinateur, la tablette ou l’écran qui enseigne aux enfants, mais bien l’interaction entre élèves :
« L’apprentissage entre pairs tel qu’il est défini par Sugata Mitra et qui a émerveillé nombre de pédagogues est, en réalité, ni plus ni moins qu’une forme moderne et spontanée d’enseignement mutuel. Il est frappant de constater qu’en dépit des siècles qui séparent ces observations, on retrouve un schéma constant : des enfants en situation d’apprentissage, regroupés autour d’une surface d’interaction commune, qu’il s’agisse de sable, d’un tableau ou d’un écran d’ordinateur. L’idée d’interaction est essentielle. Sugata Mitra le dit lui-même, les élèves n’obtiennent pas les mêmes résultats s’il devait y avoir un ordinateur par enfant. Il faut toujours plusieurs enfants pour un ordinateur, de la même façon que plusieurs enfants des écoles mutuelles se regroupent autour d’un même tableau. »
(La métamorphose de l’école, Vincent Faillet, 2017)
L’expérience est évidemment prometteuse pour les régions éloignées et pauvres, à condition que l’on comprenne bien ce qui vient d’être dit.
Ce qui est certain, c’est que l’expérience rappelle aux habitants du Nord l’inefficacité de leurs pratiques pédagogiques, avec la forte passivité qu’engendrent nos systèmes éducationnels. Après l’éradication des méthodes d’« enseignement mutuel » chères à Lazare Carnot en 1815, c’est la méthode « simultanée » de Jean-Baptiste de La Salle qui triomphe. Le maître enseigne. Son autorité est incontestable. Comme à la messe, les élèves ne bougent pas, se taisent et obéissent.
(Voir sur ce site notre article sur l’enseignement mutuel)
En 2004 est créée Hole-in-the-Wall Education Ltd., une entreprise qui exporte l’idée de Mitra au Cambodge et en Afrique. Ce dernier a également mis sa méthode en application en Angleterre.
Là aussi, ses résultats spectaculaires ont fait grand bruit : les élèves qui enseignent les uns aux autres, assure-t-il, ont sept ans d’avance sur leur niveau académique. Pourvu qu’ils s’inscrivent dans un processus d’enseignement mutuel, internet, tablettes et smartphones retrouvent effectivement toute leur place, celle d’outils au service de celui qui enseigne, et non pas voués à le remplacer.
Des élèves de seulement 8 ou 9 ans auxquels on permet de chercher sur internet pour se préparer au General Certificate of Secondary Education (GCSE), non seulement réussissent l’épreuve, mais se souviennent encore de ce qu’ils ont appris lorsqu’on les teste à nouveau trois mois plus tard. On voit même des enfants de 14 ans passer avec succès des épreuves du niveau du baccalauréat à l’Université de Newcastle. Trouveront-ils des emplois à la hauteur de leurs compétences ?
Le Dr Mitra décrit ses résultats:
Extrait :
« Certaines observations communes ont émergé de nos expériences, suggérant que le processus d’apprentissage suivant se produit lorsque les enfants s’auto-instruisent dans l’utilisation de l’ordinateur :
« 1. Les découvertes ont tendance à se produire de deux manières : lorsqu’un enfant d’un groupe a déjà des connaissances en informatique, il montre ses compétences aux autres. Ou bien, pendant que les autres observent, un enfant explore au hasard l’environnement graphique jusqu’à ce qu’il fasse une découverte accidentelle. Par exemple, l’enfant peut découvrir que le curseur prend la forme d’une main à certains endroits de l’écran.
« 2. Plusieurs enfants répètent la découverte en demandant au premier enfant de les laisser essayer.
« 3. Au cours de l’étape 2, un ou plusieurs enfants font d’autres découvertes accidentelles ou fortuites.
« 4. Tous les enfants répètent toutes les découvertes faites et, ce faisant, en font d’autres. Ils commencent bientôt à créer un vocabulaire pour décrire leurs expériences.
« 5. Ce vocabulaire les encourage à percevoir des généralisations, telles que « lorsque vous cliquez sur un curseur en forme de main, il prend la forme d’un sablier pendant un certain temps et une nouvelle page s’affiche ».
« 6. Ils mémorisent des procédures entières pour faire quelque chose, par exemple pour ouvrir un programme de peinture et récupérer une image sauvegardée. Chaque fois qu’un enfant trouve une procédure plus courte, il l’enseigne aux autres. Ils discutent, organisent de petites conférences, établissent leurs propres calendriers et plans de recherche. Il est important de ne pas les sous-estimer.
« 7. Le groupe se divise entre « ceux qui savent » et « ceux qui ne savent pas », de la même manière qu’il se divise entre « ceux qui ont » et « ceux qui n’ont pas » en ce qui concerne leurs possessions. Cependant, un enfant qui sait partagera ses connaissances en échange d’une amitié et d’une réciprocité de l’information, contrairement à ce qui se passe avec la propriété des choses physiques, où ils peuvent utiliser la force pour obtenir ce qu’ils n’ont pas. Lorsque vous lui « prenez » une information, le donneur ne la « perd » pas !
« 8. Un stade est atteint lorsque les enfants ne font plus de découvertes et qu’ils s’emploient à mettre en pratique ce qu’ils ont déjà appris. À ce stade, il est nécessaire d’intervenir pour planter une nouvelle graine de découverte (…). Généralement, une spirale de découvertes s’ensuit et un autre cycle d’auto-apprentissage commence. »
Source : Sugata Mitra, 2012
Le « rêve d’Erasme », le Collège des Trois Langues de Louvain
REVUE DE LIVRE :
Le Collège des Trois Langues de Louvain (1517-1797)
Erasme, les pratiques pédagogiques humanistes et le nouvel institut des langues.
Sous la direction de Jan Papy, avec les contributions de Gert Gielis, Pierre Swiggers, Xander Feys & Dirk Sacré, Raf Van Rooy & Toon Van Hal, Pierre Van Hecke.
Edition Peeters, Louvain 2018.
230 pages, 60 €.
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En Belgique, il y a un an, dans la vieille ville universitaire de Louvain, et ensuite à Arlon, une exposition très intéressante a échappé à notre attention.
Réunissant des documents historiques, gravures et manuscrits de la bibliothèque universitaire ainsi que de nombreuses pièces de l’étranger, du 19 octobre 2017 au 18 janvier 2018, l’évènement a voulu, à l’occasion du 500e anniversaire de sa fondation, retracer l’origine et mettre à honneur l’activité du fameux « Collège Trilingue » érigé en 1517 grâce aux efforts du grand humaniste chrétien Erasme de Rotterdam (1467-1536).
Quand on parle de civilisation européenne, c’est bien cette institution, bien que peu connue et de taille modeste, qui en fut l’un des artisans majeurs.
Car tout comme Guillaume le Taciturne (1533-1584), l’organisateur de la révolte des Pays-Bas contre la tyrannie habsbourgeoise, les visionnaires More, Rabelais, Cervantès et Shakespeare s’inspireront de son combat exemplaire, de sa verve et de son grand projet pédagogique.
L’occasion pour les Editions Peeters de Louvain de consacrer à cet anniversaire un beau catalogue et plusieurs recueils, publiés aussi bien en néerlandais, en français, qu’en anglais, réunissant les contributions de plusieurs spécialistes sous l’œil avisé (et passionné) de Jan Papy, professeur de littérature latine de la Renaissance à l’Université de la ville, appuyé d’une « équipe trilingue louvainiste » qui n’a pas épargné ses efforts pour relire attentivement toutes les publications ayant trait au sujet et explorer des sources nouvelles dans diverses archives d’Europe.
L’histoire de cet établissement humaniste en est une non seulement d’une remarquable visée scientifique et pédagogique, mais aussi d’efforts obstinés, voire de combats courageux, couronnés d’un succès international sans précédent. Mettant à profit le legs de Jérôme de Busleyden (1470-1517), conseiller au Grand Conseil de Malines, décédé en août 1517, Érasme s’attela aussitôt à la création d’un collège où des savants de renommée internationale prodigueraient un enseignement public et gratuit du latin, du grec et de l’hébreu. Dans ce collège ‘trilingue’, étudiants-boursiers et professeurs vivaient ensemble.
peut-on lire sur la jaquette du catalogue de plus de 200 pages.
Pour les chercheurs, il ne s’agissait pas de retracer de façon exhaustive l’histoire de cette entreprise mais de répondre à la question :
Quelle fut la ‘recette magique’ qui a permis d’attirer aussi rapidement à Louvain entre trois et six cents étudiants venant de partout en Europe ?
En tout cas, la chose est inédite, car, à l’époque, rien que le fait d’enseigner et en plus gratuitement, le grec et l’hébreu —considéré par le Vatican comme hérétique— est déjà révolutionnaire. Et ceci, bien que, dès le XIVe siècle, initié par les humanistes italiens au contact des érudits grecs exilés en Italie, l’examen des sources grecques, hébraïques et latines et la comparaison rigoureuse des grands textes aussi bien des pères de l’Eglise que de l’Evangile, est la voie choisie par les humanistes pour libérer l’humanité de la chape de plomb aristotélicienne qui étouffe la Chrétienté et de faire renaître l’idéal, la beauté et le souffle de l’église primitive.
Pour Erasme, comme l’avait fait avant lui Lorenzo Valla (1403-1457), en promouvant ce qu’il appelle « la philosophie du Christ », il s’agit d’unir la chrétienté en mettant fin aux divisions internes résultant de la cupidité (les indulgences, la simonie, etc.) et des pratiques de superstition religieuse (culte des reliques) qui infectent l’Eglise de haut en bas, en particulier les ordres mendiants.
Pour y arriver, Erasme désire reprendre l’Evangile à sa source, c’est-à-dire comparer les textes d’origine en grec, en latin et en hébreux, souvent inconnus ou sinon entièrement pollués par plus de mille ans de copiages et de commentaires scolastiques.
Frères de la Vie Commune
Mes recherches propres me permettent de rappeler qu’Erasme est un disciple des Sœurs et Frères de la Vie commune de Deventer au Pays-Bas. Les figures fondatrices et emblématiques de cet ordre laïc et enseignant sont Geert Groote (1340-1384), Florent Radewijns (1350-1400) et Wessel Gansfort (1420-1489) dont on croit savoir qu’ils maitrisaient précisément ces trois langues.
Le piétisme de ce courant dit de la « Dévotion Moderne », centré sur l’intériorité, s’articule à merveille dans le petit livre de Thomas a Kempis (1380-1471), L’imitation de Jésus Christ. Celui-ci souligne l’exemple personnel à suivre de la passion du Christ tel que nous l’enseigne l’Evangile, message qu’Erasme reprendra.
En 1475, le père d’Erasme, qui maîtrise le grec et aurait écouté des humanistes réputés en Italie, envoie son fils de neuf ans au chapitre des frères de Deventer, à l’époque dirigé par Alexandre Hegius (1433-1498), élève du célèbre Rudolphe Agricola (1442-1485), qu’Erasme a eu la possibilité d’écouter et qu’il appelle un « intellect divin ».
Disciple du cardinal-philosophe Nicolas de Cues (1401-1464), défenseur enthousiaste de la renaissance italienne et des belles lettres, Agricola a comme habitude de secouer ses élèves en leur lançant :
Soyez méfiant à l’égard de tout ce que vous avez appris jusqu’à ce jour. Rejetez tout ! Partez du point de vue qu’il faut tout désapprendre, sauf ce que, sur la base de votre autorité propre, ou sur la base du décret d’auteurs supérieurs, vous avez été capable de vous réapproprier.
Erasme reprend cet élan et, avec la fondation du Collège Trilingue, le portera à des hauteurs inédites. Pour ce faire, Erasme et ses amis appliqueront une nouvelle pédagogie.
Désormais, au lieu d’apprendre par cœur des commentaires médiévaux, les élèves doivent formuler leur propre jugement en s’inspirant des grands penseurs de l’antiquité classique, notamment « Saint Socrate », et ceci dans un latin purgé de ses barbarismes. Dans cette approche, lire un grand texte dans sa langue originale n’est que la base.
Vient ensuite tout un travail exploratoire : il faut connaître l’histoire et les motivations de l’auteur, son époque, l’histoire des lois de son pays, l’état de la science et du droit, la géographie, la cosmographie, comme des instruments indispensables pour situer les textes dans leur contexte littéraire et historique.
Cette approche « moderne » (questionnement, étude critique des sources, etc.) du Collège Trilingue, après avoir fait ses preuves en clarifiant le message de l’Evangile, se répand alors rapidement à travers toute l’Europe et surtout s’étend à toutes les matières, notamment scientifiques !
En sortant les jeunes talents du monde étroit et endormi des certitudes scolastiques, l’institution devient un formidable incubateur d’esprits créateurs.
Certes, cela peut étonner le lecteur français pour qui Erasme n’est qu’un littéraire comique qui se serait perdu dans une dispute théologique sans fin contre Luther. Si l’on admet généralement que sous Charles Quint, les Pays-Bas et l’actuelle Belgique ont apporté leurs contributions à la science, peu nombreux sont ceux qui comprennent le lien unissant Erasme avec la démarche d’un mathématicien tel que Gemma Frisius, d’un cartographe comme Gérard Mercator, d’un anatomiste comme André Vésale ou d’un botaniste comme Rembert Dodoens.
Or, comme l’avait déjà documenté en 2011 le professeur Jan Papy dans un article remarquable, en Belgique et aux Pays-Bas, la Renaissance scientifique de la première moitié du XVIe siècle, n’a été possible que grâce à la « révolution linguistique » provoquée par le Collège Trilingue.
Car, au-delà de leurs langues vernaculaires, c’est-à-dire le français et le néerlandais, des centaines de jeunes, étudiant le grec, le latin et l’hébreu, accèderont d’un coup, à toutes les richesses scientifiques de la philosophie grecque, des meilleurs auteurs latins, grecs et hébreux. Enfin, ils purent lire Platon dans le texte, mais aussi Anaxagore, Héraclite, Thalès, Eudoxe de Cnide, Pythagore, Ératosthène, Archimède, Galien, Vitruve, Pline, Euclide et Ptolémée dont ils reprennent les travaux pour les dépasser ensuite.
Comme le retracent en détail les œuvres publiées par les Editions Peeters, dans le premier siècle de son existence, le collège dut traverser des moments difficiles à une époque fortement marquée par des troubles politiques et religieux.
Le Collège Trilingue, près du Marché aux poissons, au centre de Louvain, a notamment dû affronter de nombreuses critiques et attaques de la part d’adversaires « traditionalistes », en particulier certains théologiens pour qui, en gros, les Grecs n’étaient que des schismatiques et les Juifs les assassins du Christ et des ésotériques. L’opposition fut telle qu’en 1521, Erasme quitte Louvain pour Bâle en Suisse, sans perdre contact avec l’institution.
En dépit de cela, la démarche érasmienne a d’emblée conquis toute l’Europe et tout ce qui comptait alors parmi les humanistes sortait de cette institution. De l’étranger, des centaines d’étudiants y accouraient pour suivre gratuitement les cours donnés par des professeurs de réputation internationale. 27 universités européennes ont nommé dans leur corps professoral d’anciens étudiants du Trilingue : Iéna, Wittenberg, Cologne, Douai, Bologne, Avignon, Franeker, Ingolstadt, Marburg, etc.
Comme à Deventer chez les Frères de la Vie Commune, un système de bourses permet à des élèves pauvres mais talentueux, notamment les orphelins, d’accéder aux études. « Une chose pas forcément inhabituelle à l’époque, précise Jan Papy, et entreprise pour le salut de l’âme du fondateur (du Collège, c’est-à-dire Jérôme Busleyden) ».
En contemplant les marches usées jusqu’à la corde de l’escalier tournant en pierre (Wentelsteen), l’un des rares vestiges du bâtiment d’alors qui a résisté à l’assaut du temps et du mépris, on imagine facilement les pas enthousiastes de tous ses jeunes élèves quittant leur dortoir situé à l’étage. Comme l’indiquent les registres des achats de la cuisine du Collège Trilingue, pour l’époque, la nourriture y est excellente, beaucoup de viande, de la volaille, mais également des fruits, des légumes, et parfois du vin de Beaune, notamment lorsque Erasme y est reçu.
Avec le temps, la qualité de son enseignement a forcément variée avec celle de ses enseignants, le Collège Trilingue, dont l’activité a perduré pendant longtemps après la mort d’Erasme, a imprimé sa marque sur l’histoire en engendrant ce qu’on qualifie parfois de « petite Renaissance » du XVIe siècle.
Erasme, Rabelais et la Sorbonne
Quitte à nous éloigner du contenu du catalogue, nous nous permettons d’examiner brièvement l’influence d’Erasme et du Collège Trilingue en France.
A Paris, chez les chiens de garde de la bienpensance, c’est la méfiance. La Sorbonne (franciscaine), alarmée par la publication d’Erasme sur le texte grec de L’Evangile de Saint Luc, fait interdire dès 1523 l’étude du grec en France. En Vendée, à Fontenay-le-Comte, les moines du couvent de Rabelais confisquent alors sans vergogne ses livres grecs ce qui incitera l’intéressé à déserter son ordre mais pas ses livres. Médecin, Rabelais traduit par la suite Galien du grec en français. Et, comme le démontre la lettre de Rabelais à Erasme, le premier tient le second en haute estime.
Dans son Gargantua (1534), esquissant les contours d’une Eglise du futur, Rabelais évoque le Collège Trilingue sous le nom d’abbaye de Thélème (Thélème = désir en grec, peut-être une référence à Désiré, prénom d’Erasme), un magnifique bâtiment hexagonal à six étages, digne des plus beaux châteaux de la Loire où l’on puisse retrouver, « les belles grandes librairies, en Grec, Latin, Hébrieu, François, Tuscan et Hespaignol, disparties par les divers estaiges selon langaiges », référence on ne peut plus claire au projet érasmien.
Contre la Sorbonne, en 1530, le Collège Trilingue d’Erasme servira explicitement de modèle pour la création, à l’instigation de Guillaume Budé (ami d’Erasme), du « Collège des lecteurs royaux » (devenu depuis le Collège de France) par François Ier, avec les encouragements de sa sœur Marguerite de Valois reine de Navarre (1492-1549) (grand-mère d’Henri IV), poétesse, femme de lettres et lectrice d’Erasme.
Dans le même élan, en 1539, Robert Estienne est nommé imprimeur du roi pour le latin et l’hébreu, et c’est à sa demande que François Ier fit graver par Claude Garamont une police complète de caractères grecs dits « Grecs du Roi ».
Pour les mettre à l’abri des foudres des sorbonagres et des sorbonicoles, François Ier déclare alors les lecteurs royaux conseillers du roi. A l’ouverture, il s’agit de chaires de lecture publique pour le grec, l’hébreu et les mathématiques mais d’autres chaires suivront dont le latin, l’arabe, le syriaque, la médecine, la botanique et la philosophie. Aujourd’hui, il aurait sans doute ajouté le chinois et le russe.
Ce qui n’empêche pas qu’à peine un an après sa publication, en 1532, Pantagruel, le conte philosophique de Rabelais déchaîne les foudres de la Sorbonne. Accusé d’obscénité, en sus d’apostasie, Rabelais s’en tire de justesse grâce à l’un de ses anciens condisciples, Jean du Bellay (1498-1560), diplomate et évêque de Paris, qui l’emmène à Rome à titre de médecin.
A son retour, les esprits calmés, la bienveillance de François Ier et de Marguerite de Navarre, lui permettent de retrouver son poste à l’Hôtel-Dieu de Lyon.
Si certains historiens de l’Eglise estiment qu’Erasme, à Louvain en particulier, a exagéré et parfois même suscité des réactions hostiles de la part de certains théologiens à son encontre, rappelons tout de même que lors du Concile de Trente (1545-1563), l’œuvre complète d’Erasme, taxée d’hérésie, fut interdite de lecture pour les catholiques et mise à l’Index Vaticanus en 1559 où elle restera jusqu’en 1900 !
Si Thomas More, en qui Erasme voyait son « frère jumeau », a été béatifié en 1886 par le pape Léon XIII, canonisé par Pie XI en 1935 et fait saint patron des responsables de gouvernement et des hommes politiques par Jean-Paul II en l’an 2000, pour Erasme, il va falloir attendre.
Interrogé en 2015 au sujet d’un geste éventuel de réhabilitation en faveur d’un chrétien qui a tant fait pour défendre le christianisme, sa Sainteté le pape François, dans sa réponse écrite, a vivement remercié l’auteur pour ses réflexions.
Reconstruisons le Collège Trilingue !
Dans le catalogue de l’exposition, le professeur Jan Papy retrace également le destin qu’ont connu les bâtiments qui abritaient jadis le Collège Trilingue.
Il mentionne notamment la tentative d’un des recteurs de l’Université Catholique de Louvain, de récupérer l’édifice en 1909, un projet qui échoua malheureusement à cause de la Première Guerre mondiale.
Le bâtiment est ensuite transformé en dépôt et en logements sociaux. « Dans la chapelle du Collège Trilingue, on fume alors le hareng et la salle de cours sert d’usine à glace… »
Aujourd’hui, à part l’escalier, rien n’évoque la splendeur historique de cette institution, ce qui fut forcément ressentie lors des commémorations de 2017.
Jan Papy regrette, bien que l’Université ait célébré les 500 ans avec « tout le faste académique requis », que l’ « on ne peut cependant s’empêcher d’éprouver des sentiments équivoques à la pensée que cette même Université n’a toujours pas pris à cœur le sort de cet institut qu’Erasme avait appelé de ses vœux et pour lequel il avait tant œuvré ».
Les restes du bâtiment, certes, dans leur état actuel, n’ont pas grande « valeur », du point de vue « objectif ». Ce n’est qu’en fonction de l’attention subjective que nous leur attribuons, qu’elles ont une valeur inestimable et précieuse comme témoignage ultime d’une partie de notre propre histoire.
A cela s’ajoute que reconstruire le bâtiment, dont il ne reste pas grand-chose, coûterait à peine quelque petits millions d’euros, c’est-à-dire pas grand-chose à l’aube des milliards d’euros que brassent nos banques centrales et nos marchés financiers. Des mécènes privés pourraient également s’y intéresser.
De notre point de vue, la reconstruction effective du Collège Trilingue dans sa forme originale, qui constitue en réalité une partie du cœur urbanistique de la ville de Louvain, serait une initiative souhaitable et incontestablement « un énorme plus » sur la carte de visite de la ville, de son Université, des Flandres, de la Belgique et de toute l’Europe. N’est-il pas un fait regrettable, alors que tous les jeunes connaissent les bourses Erasmus, que la plupart des gens ignorent les idées, l’œuvre et le rôle qu’a pu jouer un si grand humaniste ?
Des images en trois dimensions, réalisées dans la cadre de l’exposition sur la base des données historiques, permettent de visualiser un bel édifice, du même type que ceux construit par l’architecte Rombout II Keldermans à l’époque (Note), apte à remplir des missions multiples.
Enfin, chaque époque est en droit de « ré-écrire » l’histoire en fonction de sa vision de l’avenir sans pour autant la falsifier. Rappelons également, bien qu’on tende à l’oublier, que la Maison de Rubens (Rubenshuis) à Anvers, un Musée qui attire des milliers de visiteurs chaque année, n’est pas du tout le bâtiment d’origine ! Comme le reconnaît le site du Musée actuel :
La maison de Rubens reste sans doute inchangée jusqu’au milieu du 18e siècle, après quoi elle est entièrement transformée. Les façades sur la rue sont démolies et reconstruites selon le goût de l’époque. La demeure du XVIe siècle est aussi en grande partie remplacée par une bâtisse neuve. Le bâtiment est confisqué par les Français en 1798 et devient une prison pour les religieux condamnés au bannissement. La maison est rachetée par un particulier après l’époque napoléonienne. L’idée de faire de la maison un monument naît dans le courant du XIXe siècle. La Ville d’Anvers en fait l’acquisition en 1937. Les années suivantes seront mises à profit pour rendre autant que possible à la demeure son aspect à l’époque de Rubens. Le musée Maison Rubens ouvre ses portes en 1946. C’est la maison que vous visitez aujourd’hui.
L’annonce officielle d’une reconstruction du bâtiment pourrait éventuellement se faire le 18 octobre 2020, date anniversaire du jour où le Collège Trilingue ouvrait ses portes. Moi j’y serais !
Note: On pense à la Cour de Busleyden et le Palais de Marguerite d’Autriche à Malines ou à la Cour des marquis (Markiezenhof) de Bergen-op-Zoom
A la découverte d’un tableau
Jean-Luc, un jeune instituteur récemment titularisé, voulait faire découvrir la peinture à un petit groupe d’élèves. Il en choisit donc six parmi eux, qui étaient en âge de s’ouvrir à ce genre d’aventure, et les accompagna au musée du Louvre.
Lorsque l’instituteur parvint devant le tableau qu’il avait choisi d’expliquer aux enfants, les guides accrédités jetèrent un oeil noir sur ce groupe improvisé et y virent une concurrence déloyale.
L’un d’entre eux, une dame assez âgée munie de lunettes à montures étonnantes, les bouscula légèrement et déclama d’une voix nasillarde pour la douzième fois de la journée :
Domenico Ghirlandaio, né en 1449 et mort de la peste en 1494, à l’âge de 45 ans, fut l’un des peintres les plus importants de son époque. C’était le fils d’un orfèvre, Tommaso Corradi, surnommé Ghirlandaio parce qu’il fabriquait des parures en forme de guirlande très prisées des jeunes Florentines. A l’instar de Léonard de Vinci, Domenico fut formé par le peintre et sculpteur Andrea del Verrocchio ; il mit tout son talent au service des ordres religieux et des familles les plus riches du moment, les Medicis, les Malatestas. Le pape Sixte IV fit appel à lui pour la décoration de la chapelle Sixtine de Rome. Parmi les élèves de Ghirlandaio, l’un d’eux deviendra Michel-Ange, le plus grand sculpteur de tous les temps. De Ghirlandaio, voici le Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon réalisé vers 1485, peint sur bois avec une technique de tempera, astucieux mélange de jaune d’oeuf et d’huile.
Son allocution terminée, la guide se remit en route, suivie comme une mère poule par une quarantaine de touristes, dont certains avaient pris des photographies dans l’espoir de mieux comprendre… plus tard.
Jean-Luc, qui avait auparavant rêvé d’une carrière dans la bande dessinée, n’en revenait pas : vouloir tout voir sans rien comprendre lui semblait la meilleure façon de vous dégoûter pour toujours de l’art. Il avait, lui, une tout autre méthode : choisir une seule oeuvre, mais prendre le temps de l’approfondir.
Nous allons jouer aux devinettes, dit Jean-Luc à ses élèves. Moi, je prétends que le véritable nom de ce tableau n’est pas Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon. Ce n’est que le nom donné par le collectionneur qui a vendu le tableau. Alors, essayons de découvrir son véritable nom…
— Pourquoi a-t-il un nez grand et affreux qui semble tout gonflé par des piqûres de guêpes ? demanda Myriam en rougissant, sûre d’avoir dit ce qui lui passait par la tête, c’est-à-dire n’importe quoi.
— C’est vrai, tu as raison, il n’est pas très beau, mais bizarrement, le tableau, lui, est beau. Alors pourquoi ? interrogea Jean-Luc.
— L’enfant aussi est beau ; et en vieillissant, on attrapera tous des crevasses sur le pif ! remarqua malicieusement Pierre, l’éternel premier de la classe.
— Que voit-on d’autre sur ce tableau ? demanda le maître.
— Il y a une grosse montagne dans le fond, répondit Momo.
— Et un chemin qui y mène, ajouta Sarah.
— N’oublions pas le petit arbre tout près, qui lui aussi est jeune ! observa Pierre.
— Et tu n’as pas remarqué la petite église entourée de vieux arbres, sur la colline, note Myriam.
— Très bien, dit Jean-Luc, on avance dans la bonne direction. D’abord, on peut être laid à l’extérieur et posséder la beauté intérieure. Apprenez à ne pas juger vos camarades sur leur apparence. Notre enveloppe terrestre n’est pas si importante, parce qu’elle est de toute façon éphémère. Nous naissons tous et, dans le meilleur des cas, nous mourrons très vieux. Mais nul n’échappera à la mort.
— Mais ce n’est quand même pas le portrait de la mort, ce serait affreux ! s’exclama Florette.
— Le peintre a peut-être voulu dire que la vie est comme un chemin qui mène à la montagne. Ayant pris de la hauteur, on peut voir au-delà, revoir d’où le voyage a commencé. A cet instant, on peut réfléchir à ce qu’on a donné aux autres et à ceux qui survivront, proposa Jean-Luc…
— Mais c’est « l’amour » alors ! s’exclama Louise, pensant avoir trouvé le titre du tableau.
— Oui, concéda Jean-Luc, ces deux-là ont l’air de s’aimer, mais comment sont leurs visages ?
— Ils sont tristes, dit Sarah, comme s’ils allaient se séparer pour toujours. Peut-être que le vieux sait qu’il a une grave maladie et qu’il est au bout du voyage. C’est peut-être pour ça que son nez est si bizarre. En plus, il a le front tout fissuré !
— Les rayures qui apparaissent sur son front proviennent de la détérioration du tableau, expliqua Jean-Luc. La peinture à l’oeuf est un peu comme les illustrations des vieux manuscrits qui s’abîment quand ils sont exposés à la lumière et à l’air ambiant. Pour protéger les peintures, on eut plus tard l’idée de les vernir, puis d’utiliser le vernis lui-même comme moyen d’apposer les couleurs sur la surface à peindre.
Les Flamands furent parmi les premiers à pratiquer cette technique. Dès l’âge de huit ans, les apprentis-peintres apprenaient à broyer les couleurs et à encoller les panneaux de bois avec une colle à base de peau de lapin. Ces derniers étaient ensuite enduits d’une préparation composée de plâtre fin mêlé à une substance adhésive et de peinture blanche. Ils effectuaient ces tâches durant une douzaine d’années et leur maître leur confiait parfois la réalisation d’un dessin ou le détail d’un tableau.
Ainsi, le peintre Verrocchio demanda un jour à Léonard de Vinci, qui était alors son élève, de réaliser le détail d’un ange dans l’un de ses tableaux. Le résultat fut tellement beau que Verrocchio abandonna avec joie sa carrière de peintre pour celle de sculpteur, parce qu’il avait vu que son élève pouvait certainement le surpasser.
— Donc, si nous trouvons le titre du tableau, vous n’allez plus nous emmener dans les musées ? demanda Boris avec malice.
— Je crois qu’il est temps de rentrer, les enfants. Si nous voulons être à l’heure à la cantine, il faut partir maintenant, dit Jean-Luc en regardant sa montre.
— Mais le vrai nom du tableau ? demandèrent les enfants en choeur.
— Nous reviendrons, conclut Jean-Luc.
(fable écrite en 1994 par Karel Vereycken)