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Livre: Karel Vereycken, peintre-graveur

Karel Vereycken, peintre-graveur (Flexilivre, 2019), présente une sélection de 25 œuvres de l’artiste: gravures, aquarelles et peintures. Il s’agit d’un livre non-commercial fabriqué par Flexilivre et consultable sur demande.
Karel Vereycken, peintre-graveur.
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Exposition à Lille :
Ce que nous apprennent les fabuleux paysages flamands

Herri Met de Bles (vers 1500-1560), Paysage avec saint Jérôme, Musée provincial, Namur.

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Jusqu’au 14 janvier 2013 au Palais des Beaux Arts de Lille, on pourra admirer l’exposition internationale intitulée « Fables du paysage flamand au XVIe siècle » réunissant une centaine d’œuvres de maîtres flamands, prêtées par plus d’une quarantaine de musées européens.


Si Jérôme Bosch et Pieter Bruegel l’ancien ne sont pas des noms inconnus en France, le grand public découvrira, en se familiarisant avec les œuvres de Joachim Patinir, Herri Met de Bles, Cornelis Metsys, Abel Grimmer, Jan Mandijn, Gilles Mostaert ou Kerstiaen de Keuninck, le vaste environnement intellectuel, spirituel et culturel dont Jérôme Bosch et Pieter Bruegel l’ancien n’ont été que les artistes les plus accomplis.

Les spectateurs s’arrêteront devant ces tableaux, fascinés, essayant de décrypter ces images qui nous paraissent « fantastiques » car elles sont le fruit d’une culture et d’un imaginaire chrétien, presque disparus aujourd’hui. Qu’avons-nous à faire aujourd’hui, bon Dieu, de ces histoires de paradis et d’enfer, ou des tentations de saints dans les déserts ?

Et pourtant, quelle puissance évocatrice ont chez nous ces métaphores picturales monstrueuses, ces scènes de Paradis où mandragores et lézards viennent hanter les images de la beauté terrestre, ces jardins des délices où l’homme finit par crouler sous les objets de son désir, ces enfers où les flammes de ce qu’il a trop aimé le consument de leur feu éternel. A croire que si les histoires de la Bible sont désuètes, tel n’est pas le cas du message universel véhiculé par ces artistes quant aux valeurs qui déterminent le chemin de notre vie, qui nous renvoie, lui, à notre propre image, dans une société où tout est devenu objet de consommation.

Ainsi, ces paysages flamands, dont une certaine critique prétend que les références à la religion seraient purement symboliques, les artistes n’ayant plus d’autre intérêt que la représentation réaliste de la nature, sont, au contraire, des œuvres où la tension entre éléments philosophico-religieux et nature est conçue pour provoquer une réflexion profonde sur le bien et le mal, sur la vie contemplative et la vie active, sur la nature de l’homme et de l’univers.

Saluons le fait que les organisateurs de l’exposition n’ont pas hésité à aborder le fond philosophique et religieux de ces œuvres. Alain Tapié, conservateur en chef du patrimoine au Palais des Beaux-Arts de Lille, a rendu justice à Erasme de Rotterdam, ce « peintre malgré lui », en constatant à quel point l’esprit d’une de ses œuvres, celle où il se prépare à la mort en examinant le chemin de sa vie, « ressemble au sentiment du paysage flamand au XVIe siècle, dans sa dynamique comme dans son contenu ».

Richard Falkenburg avait déjà souligné l’omniprésence, dans ces paysages flamands, de la métaphore du sermon du Christ sur la montagne, sur « la large porte qui est le chemin aisé conduisant à la perdition, et la porte étroite, le chemin difficile qui conduit au salut éternel ».

Enfin, Michel Weemans, professeur à l’Ecole nationale supérieure d’art de Bourges et l’un des commissaires de l’exposition, voit aussi un lien entre l’iconographie de cette époque et le langage imagé des penseurs de la Dévotion moderne, mouvement de réforme spirituel aux Pays-Bas qui est à l’origine de la Renaissance en Europe du Nord. Et notamment, les apports de l’un des fondateurs de ce courant, Gerard Zerbold de Zutphfen, dans son traité Des ascensions spirituelles, où il compare le cheminement de l’âme humaine à l’ascension d’une montagne vers la porte ouvrant la voie au salut. Une invitation à la réflexion sur ce que doit être la mission de l’homme dans ce temps de crise qui appelle à une nouvelle Renaissance.

Le Saint-Jean de Jérôme Bosch frappé d’acedia ?

On peut regretter que personne n’ait jamais tenté d’expliquer du point de vue de l’hypothèse supérieure ce que représente l’influence de la Dévotion moderne, le magnifique tableau de Jérôme Bosch qui honore l’exposition de Lille.

 

Bien que le tableau ci-dessus soit intitulé Saint Jean Baptiste en méditation (Madrid), une comparaison avec le Saint Jean peint par Hans Memling dans le Diptyque de saint Jean et sainte Véronique de la Pinacothèque de Munich (cliquez sur l’image pour l’agrandir), nous permet de croire qu’il s’agit en réalité d’un Saint Jean l’évangéliste pointant sans conviction en direction d’un agneau. Si ce dernier est généralement l’attribut de Saint Jean-Baptiste, ici il incarne le sacrifice qu’on attend de toute personne souhaitant vivre à l’image du Christ.

Chez Bosch (ci-dessous), on se demande si le Saint voit ou a envie de voir l’agneau. Jean semble plutôt sous l’effet soporifique d’une plante qu’on identifie comme la mandragore, symbole des plaisirs terrestres. Ainsi, il paraît gravement affecté d’une maladie qui ravageait l’univers monastique de l’époque du peintre : l’acedia, ce sentiment de lassitude qui anéantissait la volonté des individus, les rendant inaptes à tout véritable amour pour Dieu, le travail et l’humanité.

L’acédie, qui figure explicitement parmi les sept péchés capitaux chez Bosch, fut glorifiée ultérieurement comme une vertu par les Romantiques et rebaptisée spleen ou Mélancolie.

Or, pour la Dévotion moderne dont Bosch était proche, travail pour la société et méditation personnelle alternaient et formaient le tout cohérent d’une « Vie Commune ». Car contrairement à notre vision contemporaine imprégnée d’orientalisme, la méditation n’était ni passivité ni retrait du monde, mais « rumination » active, travail de mémoire et de remise en question.

D’ailleurs, dans ses tableaux, Bosch ne cherche jamais à « représenter » le mal ou le bien de façon formelle mais préfère, dans un dialogue socratique, nous lancer une image à la rétine nous obligeant à ruminer nos consciences, en bref à bannir en nous l’oisiveté et le désespoir.

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Rembrandt et la figure du Christ

EXPOSITION
Rembrandt et la figure du Christ
Musée du Louvre, Paris 2011

Par Karel Vereycken, 2011.

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En juillet 1656, la Cour suprême de la Hague accorde à Rembrandt (1606-1669) un cessio honorum, une autorisation de mettre lui-même en vente ses biens et ses meubles, les recettes étant partagées entre ses créanciers. Sans tarder, les magistrats se rendent chez lui pour dresser l’inventaire du contenu de sa grande maison dans la Jodenbreestraat, aujourd’hui le Rembrandthuis d’Amsterdam.

Cet inventaire nous révèle l’étendue de la précieuse collection du maître : sculptures, estampes, dessins et peintures de Mantegna, Dürer, Van Eyck, Lucas van Leyden et quantité d’autres grands noms de la Renaissance italienne et flamande dont il est l’héritier spirituel, sans oublier ses propres œuvres.

Démontrant à quel point le sujet était cher à l’artiste, dans l’agtercaemer (salle du fond) qui lui sert de chambre à coucher, l’inventaire relève deux têtes du Christ. Dans la cleyne schildercaemer (le petit atelier), « Een Cristus tronie nae ‘t leven » (Une tête du Christ d’après la vie, c’est-à-dire peint… d’après un modèle vivant).

Cette formulation, on la retrouve également dès la première phrase d’un poème composé par Herman Frederik Waterloos et inscrite sous la fameuse gravure La pièce aux cent florins : « Aldus maalt REMBRANTS naaldt den Zoone Godts na ‘t leeven » (Ainsi l’aiguille de REMBRANDT peint-elle le Fils de Dieu d’après nature).

Après que des générations d’historiens se sont interrogées sur ce paradoxe apparent – comment un artiste peut-il peindre le Christ d’après un modèle vivant ? – l’exposition du Louvre, riche de 85 œuvres, tente de dissiper ce mystère en montrant comment Rembrandt a représenté le Christ, tout au long de sa carrière, ainsi que les artistes qui l’ont influencé, et comment il a été repris par ses élèves.

Les pèlerins d’Emmaüs

Pour y parvenir, telle une composition de musique classique, l’exposition s’ouvre et se clôture par deux tableaux abordant le même thème, celui des Pèlerins d’Emmaüs, dont la figure du Christ occupe le centre. Le premier tableau, qui appartient au Musée Jacquemart André, est peint en 1629, lorsque l’artiste n’a que 23 ans.

Le deuxième, de la collection du Louvre et fraîchement nettoyé, date de 1648, année où se termine enfin la guerre de Trente ans, grâce au Traité de Westphalie mettant fin au règne impérial des Habsbourg. A l’intérieur de cette contrainte, l’exposition réussit avec brio à dérouler le fil rouge du « voyage intérieur » de Rembrandt.

Rembrandt, Les pèlerins d’Emmaüs (1629).

 

Dans le premier tableau (ci-dessus) sur le thème des Pèlerins d’Emmaüs, on ne voit que de profil la figure imposante du Christ, représenté à contre-jour.

La stupeur d’un pèlerin se lit sur son visage éclairé, tandis qu’un autre en est tombé à la renverse.

Comme dans La résurrection de Lazare ou Le Christ chassant les marchands du temple, le Christ y manifeste avant tout son autorité.

Imitation du Christ

Mais Rembrandt, s’inscrivant dans le courant de la Devotio Moderna répandue par les Frères de la Vie commune, puis par Erasme de Rotterdam, pour qui, loin d’une adoration passive, l’homme se doit d’« imiter », dans son for intérieur, l’engagement et la vie du Christ, ne se retrouvait pas dans le style baroque très en vogue à son époque.

Jusque-là, à part quelques exceptions comme Pieter Lastman, dont Rembrandt, tout comme son ami Jan Lievens, était l’élève, les peintres représentaient un Messie à la beauté glorieuse – doté d’un visage aux traits réguliers, barbu et chevelu, qui, même sur la croix, affichait un air certes dolent mais impeccable.

Quelques exemples de cette iconographie, dont de belles gravures de Dürer ou des œuvres de Mantegna, sont d’ailleurs présents au début de l’exposition. Dès 1631, son Christ sur la croix tranche avec les stéréotypes en vigueur. Alors que Rubens le peint athlétique, le Jésus de Rembrandt est peu musclé, les bras maigres, le ventre un peu gonflé. Martyrisé, il affiche une grimace peu esthétique. C’est bien un être humain qui souffre.

Cependant, s’il s’intéresse à la nature divine du Christ, il n’en oublie pas le caractère humain. Il va multiplier les dessins, à la plume, à la sanguine, du Christ dialoguant avec ses proches, avec Marthe et Marie par exemple. Jésus y est représenté à la fois diaphane et familier. Sans l’auréole esquissée au-dessus de sa tête, on pourrait croire à une scène familiale. Dans un tableau où il apparaît, après sa mort, à Marie-Madeleine qui le prend pour un jardinier, Rembrandt l’affuble d’une pelle.

Jésus, Roi des juifs

Rembrandt, Les pèlerins d’Emmaüs.

 

Ensuite, véritable tournant historique, Rembrandt, à la tête d’un groupe d’élèves qui travaille dans une belle communion d’idées, commence à faire des portraits de jeunes juifs et de rabbins de la communauté d’Amsterdam, afin de se rapprocher au plus près du visage qu’aurait pu avoir cet homme venu d’Orient.

Dès la Bible, le personnage du Christ réunit tous les paradoxes. N’est-il pas « le Roi des juifs », bien que crucifié par les pharisiens ?

Ensuite, n’est-il pas homme mais fils de Dieu ? Rembrandt nous démontre encore et toujours que pour s’approcher de Dieu, il faut s’approcher de l’humain et l’aimer pour ce qu’il possède de divin en lui, c’est-à-dire l’étincelle de créativité qui l’unit au Créateur.

Rembrandt, tête de Christ.

Pour conclure cette réflexion, la dernière salle offre au visiteur, pour la première fois depuis plus de trois siècles, les sept esquisses du Christ, réalisées d’après un jeune juif et ayant servi à préparer le tableau des Pèlerins d’Emmaüs.

Dans ces études au fond sobre, le Christ porte le même vêtement marron. La lumière illumine son visage, qui prend toutes les expressions, de la douleur au recueillement. Les yeux sont levés, baissés, la tête tourne…

Ici, c’est bien le même visage, aux yeux foncés et aux pommettes hautes du jeune juif, qui apparaît.

Terriblement humain, il n’en est que plus émouvant. Enfin, le Christ s’incarne.

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