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La leçon d’économie de Shakespeare

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Karel Vereycken, Venise, eau-forte sur zinc. Vernis mou, aquatinte, 2011.

par Karel Vereycken

Déjà en 1913, l’année même où une poignée de grandes banques anglo-américaines constituait la Réserve fédérale pour fixer les règles de la monnaie et du crédit, Henry Farnam 1, un économiste de l’Université de Yale, faisait remarquer que « si l’on examine les drames de Shakespeare, on remarquera qu’assez souvent, dans ses pièces, l’action tourne entièrement ou en partie autour de questions économiques ».

La comédie Le marchand de Venise (vers 1596) en est sans doute l’exemple le plus éclatant. Si l’on connaît généralement le déroulé de l’histoire, on passe assez souvent à côté du sens profond de cette pièce qui se lit à différents niveaux. L’enchaînement des faits (la petite histoire) en est un, ce qu’ils dévoilent (des principes) en est un autre.

La petite histoire

Pour rendre service à son protégé Bassanio et lui permettre d’épouser sa bien-aimée Portia, un marchand et armateur vénitien catholique du nom d’Antonio emprunte de l’argent à un prêteur juif Shylock. Ce dernier déteste Antonio car celui-ci, l’archétype même du chrétien hypocrite, le traite avec mépris. Antonio, quant à lui, déteste Shylock parce qu’il est juif et parce qu’il est un usurier : il prête avec intérêt.

Shakespeare nous fait comprendre que la prospérité de Venise repose sur la séparation et sur la détestation mutuelle entre Juifs et Chrétiens, selon son célèbre principe de « Diviser pour régner ». 2

L’oligarchie vénitienne n’a jamais manqué d’imagination pour contourner les normes qu’elle faisait appliquer à ses adversaires.

L’usure

En effet, aussi bien chez les Juifs que chez les Chrétiens, l’usure financière est condamnée et même punie. L’intérêt qu’on définit simplement comme la rémunération d’un créancier par son débiteur pour lui avoir prêté du capital, est un concept très ancien qui date probablement des Sumériens et qu’on retrouve aussi dans d’autres civilisations antiques comme les Égyptiens ou les Romains.

Or, rappelons ici que le Judaïsme, qui est la première des religions abrahamiques, interdit clairement le prêt à intérêt. On rencontre de nombreuses fois des passages qui condamnent l’intérêt dans la Torah comme le livre de l’Exode 22:25-27, le Lévitique 25:36-37 et le Deutéronome 23:20-21.

Cependant, cette interdiction ne concerne que les prêts dans la communauté juive. Dans le Deutéronome 23:20-21, il est dit que

Initialement, la même règle s’appliquait chez les Chrétiens. Ce n’est qu’à partir du premier Concile de Nicée (en 325) que le prêt à intérêt est interdit. A l’époque, de nombreuses églises sont tenues par des lignages de prêtres, tout comme les châteaux voisins sont contrôlés par des lignages de seigneurs, les deux étant souvent apparentés. Alors que sa condamnation était relativement modérée dans le Christianisme auparavant, l’intérêt devient un grave péché lourdement puni à partir des années 1200.

L’exploitation des juifs

L’Italie abrite des Juifs depuis l’Antiquité. Ils dépendent soit des papes, soit des princes, soit des républiques marchandes. Rome, la Sicile, le royaume de Naples comprennent de larges communautés et les papes engagent parfois des médecins juifs. Au XIIIe siècle, certaines villes accordent à des banquiers juifs, avec licence pontificale, le monopole du prêt sur gages.

Venise accueille les Juifs mais leur interdit de pratiquer tout autre métier que prêteur contre intérêt. Dans un premier temps, les Juifs s’enrichissent au grand jour à Venise et s’attirent les foudres du reste de la population.

Pour « protéger » les Juifs, le doge de Venise crée le premier « ghetto » (un mot vénitien), offrant, il faut le préciser, le quartier le plus insalubre de la lagune à ces Juifs qu’il déteste tout en chérissant le financement qu’ils permettent aux expéditions coloniales vénitiennes et au trafic d’esclaves que Venise la « Catholique » pratique sans complexes.

Le marchand de Venise

Shylock répond alors :

Échange sympathique entre Shylock (à gauche) et Antonio, le marchand de Venise. BBC, Théâtre du Globe, Londres.

Offusqué, Shylock répond :

Shylock, pour sortir de la détestation mutuelle propose de lui prêter (selon la règle juive et chrétienne), en ami, sans intérêt. Mais le « bon » catholique Antonio refuse de devenir ami avec le Juif. Il affirme qu’en affaires, il ne faut pas avoir d’amis, et exige qu’on lui prête en tant qu’ennemi car c’est plus facile à sanctionner en cas de non-respect du contrat.

Comme le disait Churchill, un Empire n’a pas d’amis, il n’a que des intérêts. Ce principe sera théorisé ensuite par Carl Schmidt pour devenir la règle de l’oligarchie d’aujourd’hui : pour exister, il faut un ennemi et s’il en manque, dépêchons-nous d’en inventer un !

Le double jeu des Vénitiens

Comme on le voit, Shakespeare pointe sur l’hypocrisie de ce système vénitien qui base sa prospérité sur une politique « gagnant-gagnant » non pas entre amis mais entre ennemis.

Rappelons ici que, bien qu’elle soit régulièrement en guerre contre les Turcs, Venise crée également un ghetto pour les marchands turcs et même une « fondation », c’est-à-dire une représentation commerciale fonctionnelle.

Vue sur Venise en 1486.

Si l’on reprochait à un ambassadeur vénitien ce commerce avec les Ottomans qui menaçaient l’Occident, celui-ci répondait : « En tant que marchands, nous ne pouvons vivre sans eux. »

Les Ottomans vendaient du blé, des épices, de la soie grège, du coton et de la cendre (pour la fabrication du verre) aux Vénitiens, tandis que Venise leur fournissait des produits finis tels que du savon, du papier, des textiles et… des armes. Bien que cela soit explicitement interdit par le pape, la France, l’Angleterre, les Pays-bas, mais surtout Venise, Gênes, et Florence vendaient des armes à feu et de la poudre à canon au Levant et aux Turcs. 4

Venise fournit de sa main gauche des canons et des ingénieurs militaires aux Turcs tout en louant à prix fort, de sa main droite, des navires aux Chrétiens voulant les combattre. A cela s’ajoute la rivalité avec Gênes qui s’était alliée à la dynastie des Paléologues mais que les Ottomans ont battue au profit des Vénitiens.

En 1452, un an avant la chute de Constantinople, l’ingénieur et fondeur hongrois Urban (ou Orban), spécialiste des grosses bombardes, se met au service des Ottomans. Ces canons confie-t-il au Sultan, sont si puissants qu’ils feraient chuter « les murs de Babylone ». On connaît la suite en 1453.

Canon turc du XVe siècle.

Lorsque les Francs veulent louer des navires à Venise pour partir en croisade, l’argent leur fait défaut.

Pas de souci : Venise trouve l’arrangement qui convient. Pour payer la location des navires, les Francs sont invités à faire un petit détour sur le trajet, et commencer la croisade par la libération de Constantinople que Venise veut reprendre aux Ottomans. Et ça marche ! Venise multiplie ses comptoirs et ses bases militaires à Constantinople pour étendre son empire financier et commercial.

Une livre de chair

Face à la réponse sotte et arrogante d’Antonio, Shylock pousse la logique jusqu’à l’absurde et, sur le ton de la plaisanterie, propose alors que dans l’éventualité où son débiteur ne rembourserait pas sa dette en temps et en heure, il aurait le droit de prélever sur celui-ci une livre de chair.

On peut y voir une interprétation littérale et loufoque de ce qui s’écrivait sur les « obligations » ou « reconnaissances de dette » de l’époque. Antonio, qui est convaincu que ses navires rentreront à temps à Venise pour lui fournir de quoi rembourser Shylock, accepte les conditions du contrat, presque en riant de leur caractère surréaliste.

C’est là que Shakespeare pose une question fondamentale et nous offre une belle leçon d’économie, sous la forme d’une métaphore tragique et paradoxale. Dans la plupart des civilisations de l’Antiquité, le non-remboursement d’une dette pouvait vous conduire en esclavage, vous coûter la vie ou vous envoyer en prison pour le reste de vos jours. De l’esclavage monétaire on passait ainsi à l’esclavage physique.

Plus tard, on trouve, par exemple, dans les archives des tribunaux d’Anvers le texte d’un procès en 1567 concernant une obligation entre Coenraerd Schetz et Jan Spierinck :

Pris à la lettre, le débiteur gage sa personne en caution à son créancier. Rappelons également qu’en France la prison pour dettes privées est instituée par une ordonnance royale de Philippe Le Bel de mars 1303. En dehors de deux périodes de suppression, de 1793 à 1797 et en 1848, la contrainte par corps des débiteurs a persisté en France jusqu’à son abolition en 1867.

A la Renaissance, l’humanisme chrétien de Pétrarque, d’Erasme, de Rabelais et de Thomas More allie la notion de justice de Socrate avec celle de l’amour d’autrui, et un nouveau principe émerge : la vie de chaque individu est sacrée et a une valeur incommensurablement supérieure à tous les titres de dette financière.

C’est une remise en question de ce principe qui fait tourner la comédie de Shakespeare au drame. Petit à petit, le spectateur apprend que les navires d’Antonio ont tous été emportés par des tempêtes et d’autres déconvenues. Il ne dispose donc pas en temps et en heure des moyens nécessaires pour s’acquitter de sa dette.

Le marchand de Venise doit donc accepter que Shylock lui prenne une livre de chair comme le stipule la reconnaissance de dette qu’il a signée… un titre de dette validé par les lois de la République.

Shylock envisage extraire, comme le prévoit son titre de dette, une livre de chair du débiteur, le marchand de Venise, Antonio. Beaucoup s’offusquent de son comportement sanguinaire, peu du système vénitien qui l’autorisait.

Pour sauver la vie d’Antonio, ses amis proposent alors au prêteur le double de la somme initiale empruntée, mais Shylock, animé par un sentiment de vengeance, ne veut rien entendre, fâché de surcroît du fait que sa fille est partie de sa maison avec un jeune marchand chrétien emportant une coquette somme de ducats et des bijoux de famille.

Shylock répond vicieusement au Doge qui lui demande d’être clément, qu’il ne réclame rien d’autre que l’application de la loi. Au passage il rappelle aux Vénitiens qu’ils sont mal placés pour donner des leçons de moralité, car à Venise on peut « acheter » des personnes :

A cela, le Doge impuissant n’apporte aucun contre-argument. Lui-même doit obéir aux lois de la cité. L’unique chose qu’il a le droit de faire, c’est de laisser la parole à un docteur en droit qui a examiné l’affaire, pour qu’il livre son avis d’expert.

Retournement de la situation

Ici, Shakespeare fait intervenir Portia qui, déguisée en homme de loi et agissant au nom d’un principe supérieur, l’amour pour l’humanité et le bien, prend la parole. 5

Une fois reconnue la validité de la demande de Shylock, elle retourne la situation avec le genre d’audace qui nous manque aujourd’hui. A propos de la créance, elle relève un détail important concernant la mise en œuvre de la sanction :

Portia, déguisée en docteur en droit, intervient pour trouver une issue heureuse.

C’est une autre belle leçon que nous donne Shakespeare. Combien de lois excellentes ne valent rien du simple fait que leurs auteurs n’ont pas pris la peine d’en spécifier la mise en œuvre ? Connaissez-vous les lois vous permettant de vous défendre contre les injustices que le système vous inflige ? Car si le diable est dans les détails, le bon Dieu n’est parfois pas loin. A vous d’aller le chercher.

Shakespeare nous rappelle que l’économie ne se réduit pas au droit et aux mathématiques. Tout choix économique reste un choix de société. En réalité, seule « l’économie politique » devrait être enseignée dans nos facultés et nos théâtres.

Présenter la science de l’économie et de la finance comme une réalité « objective » et non pas comme une réalité des choix humains, est la meilleure preuve que nous sommes soumis à de la propagande.

Pour conclure, soulignons que contrairement à la pièce de Christopher Marlowe, Le Juif de Malte (vers 1589), l’acteur principal de la pièce de Shakespeare n’est pas le Juif maléfique Shylock (comme le prétendaient des antisémites qui faisaient jouer des versions dénaturées de la pièce durant les périodes noires de notre histoire), mais bien le très catholique marchand de Venise qui, on l’a vu, se sert des Juifs pour son propre intérêt. Rappelons que dans le ghetto juif de Venise, les Juifs n’avaient que le droit de s’occuper de finance mais de ne rien d’autre…

Enfin, dans Le marchand de Venise, Shakespeare démasque le fonctionnement d’une finance folle et criminelle qui sait utiliser des interprétations formelles du droit (l’apparence de la justice) pour satisfaire sa cupidité (la véritable injustice).

NOTES:

  1. Henry Farnam, Shakespeare as an economist, p. 437, Yale Publishing Association, New Haven ; ↩︎
  2. Voir à ce propos Sinan Guven, Le conflit entre l’intérêt et les religions abrahamiques, HEConomist, le journal des étudiants ; ↩︎
  3. Toutes les citations qui suivent du Marchand de Venise de Shakespeare sont tirées de la version en lecture libre sur le site Atramenta. ↩︎
  4. Salim Aydoz, Artillery Trade of the Ottoman Empire, Muslim Heritage website, Sept. 2006 ; ↩︎
  5. Le principe d’une femme « prométhéenne » intervenant déguisée en homme pour le bien de l’humanité sera, avec la personne de Leonore, au centre de Fidelio, l’unique opéra de Beethoven ; ↩︎
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La pratique ancestrale d’annulation des dettes

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Alors que tout individu doué d’un minimum de rationalité sait fort bien qu’une immense partie des dettes mondiales est absolument impayable, il est un fait qu’aujourd’hui toute annulation d’une dette, fut-elle odieuse ou illégitime, reste tabou.

Pour Cicéron, toute rémission de dettes porte atteinte à l’autorité de l’Etat.

Payer sa dette est présenté par les chefs d’État et de gouvernement, les banques centrales, le FMI et la presse dominante comme impératif, inévitable, indiscutable, obligatoire. Les citoyens ont élu leurs gouvernements, ils doivent donc se résigner à payer la dette. Car ne pas payer, c’est plus que de violer un symbole, c’est s’auto-exclure de la civilisation et renoncer d’avance à tout crédit nouveau que l’on n’accorde qu’aux « bon payeurs ». Ce qui compte, ce n’est pas l’efficacité de l’acte, mais l’expression de sa « bonne foi », c’est-à-dire de sa volonté de soumission aux plus forts. La seule discussion possible porte sur la façon de moduler la répartition des sacrifices nécessaires.

Il semble que le modèle ultra-libéral et monétariste qu’on nous a imposé de façon sournoise soit celui de l’Empire romain : objectif zéro dette pour les États et les villes, et pour le citoyen, aucune rémission de dette !

Dans le traité des Devoirs (De officiis), écrit en 44-43, Cicéron, qui vient de mater une révolte de gens réclamant une rémission de dette, justifie le caractère radical de sa politique face à l’endettement :

Ce qui a été soigneusement occulté, c’est qu’une autre pratique humaine a également existé : des moratoires, des annulations partielles et même généralisées de dette ont eu lieu de manière répétée tout au long de l’histoire et s’effectuaient en fonction de différents contextes.

Souvent, les proclamations d’annulation généralisée de dette étaient décidées à l’initiative de gouvernants soucieux de se conserver et conscients que la seule façon d’éviter la rupture sociale complète était de déclarer un « lavage des tablettes », celles sur lesquelles les dettes des consommateurs étaient inscrites, annulant celles-ci pour repartir de zéro.

L’anthropologue américain David Graeber dans Dette, 5000 ans d’histoire rappelle que le premier mot que nous ayons pour « liberté » dans n’importe quelle langue humaine est l’amargi sumérien, qui signifie libéré de la dette et, par extension, la liberté en général, le sens littéral étant « retour à la mère » dans la mesure où, une fois les dettes annulées, tous les esclaves de la dette pouvaient rentrer chez eux.

Les annulations furent parfois le résultat d’âpres luttes sociales, de guerres et de crises. Ce qui est certain, c’est que la dette n’a jamais été un détail de l’histoire. David Graeber résume :

Et comme le plaisait à dire le grand spécialiste de l’Antiquité Moses Finley :

Voici maintenant quelques précédents historiques de rémissions volontaires de dette :

L’annulation des dettes en Mésopotamie

Au Musée du Louvre, à Paris, la stèle avec « Le Code Hammourabi ».

Le règne d’Hammourabi, « roi » de Babylone (situé dans l’Irak actuel), a commencé en 1792 av. J.C et a duré 42 ans.

On nomme « Code Hammourabi », les inscriptions conservées sur une stèle haute de plus de 2 mètres conservée au Louvre. Elle était placée sur une place publique de Babylone. Il s’agit d’un long code de justice très sévère prescrivant l’application de la Loi du talion (« œil pour œil, dent pour dent »). Son épilogue proclame néanmoins que « le puissant ne peut pas opprimer le faible, la justice doit protéger la veuve et l’orphelin (…) afin de rendre justice aux opprimés ».

Hammourabi, à l’instar des autres gouvernants des cités-Etats de Mésopotamie, a proclamé à plusieurs reprises une annulation générale des dettes des citoyens à l’égard des pouvoirs publics, de leurs hauts fonctionnaires et dignitaires. Grâce au déchiffrage des nombreux documents écrits en cunéiforme, les historiens ont retrouvé la trace incontestable de quatre annulations générales de dette durant le règne d’Hammourabi (Au début de son règne en 1792, en 1780, en 1771 et en 1762 av. J.-C.).

La société babylonienne était à forte dominance agricole. Le temple et le palais, ainsi que les scribes et les artisans qu’ils employaient, pour se sustenter, dépendaient d’une vaste paysannerie à laquelle on louait des terres, des outils et du bétail.

En échange, chaque paysan se devait d’offrir une partie de sa production comme loyer. Cependant, lorsque des aléas climatiques ou des épidémies rendaient une production normale impossible, les producteurs s’endettaient.

L’impossibilité dans laquelle se trouvaient les paysans de rembourser les dettes pouvait aboutir également à leur asservissement en tant qu’esclaves (des membres de leur famille pouvaient également être réduits en esclavage pour dette).

Le Code Hammourabi voulait visiblement changer cela, car l’article 48 du Code des lois précise que

Son idéal de justice est notamment porté par les termes kittum, « la justice en tant que garante de l’ordre public », et « la justice en tant que restauration de l’équité ».

Il s’affirmait en particulier lors des « édits de grâce » (désignés par le terme mîsharum), une rémission générale des dettes publiques et privées dans le royaume (y compris la libération des personnes travaillant pour une autre personne pour rembourser une dette).

Ainsi, pour conserver l’ordre social, Hammourabi et le pouvoir en place, agissant dans leur propre intérêt et dans l’intérêt de l’avenir de la société, concèdent périodiquement à une annulation de toutes les dettes et à la restauration des droits des paysans afin de sauver l’ordre ancien menacé en temps de crise ou bien, comme un espèce de reset au début du règne d’un souverain.

Les proclamations d’annulation générale de dettes ne se limitent pas au règne d’Hammourabi, elles ont commencé bien avant lui et se sont prolongées après lui. On a la preuve d’annulations de dettes remontant à 2400 av. J.-C., soit six siècles avant le règne d’Hammourabi, dans la cité de Lagash (Sumer), les plus récentes remontent à 1400 av. J.-C. à Nuzi.

En tout, les historiens ont identifié avec précision une trentaine d’annulations générales de dettes en Mésopotamie entre 2400 et 1400 av. J.-C.

Ces proclamations d’annulation de dette étaient l’occasion de grandes festivités, généralement à la fête annuelle du printemps. Sous la dynastie de la famille d’Hammourabi a été instaurée la tradition de détruire les tablettes sur lesquelles étaient inscrites les dettes.

En effet, les pouvoirs publics tenaient une comptabilité précise des dettes sur des tablettes qui étaient conservées dans le temple. Hammourabi meurt en 1749 av. J.-C. après 42 ans de règne. Son successeur, Samsuiluna, annule toutes les dettes à l’égard de l’Etat et décrète la destruction de toutes les tablettes de dettes sauf celles concernant les dettes commerciales.

Quand Ammisaduqa, le dernier gouvernant de la dynastie Hammourabi, accède au trône en 1646 av. J.C, l’annulation générale des dettes qu’il proclame est très détaillée. Il s’agit manifestement d’éviter que certains créanciers profitent de certaines familles. Le décret d’annulation précise que les créanciers officiels et les collecteurs de taxes qui ont expulsé des paysans doivent les indemniser et leur rendre leurs biens sous peine d’être exécutés.

Après 1400 av. J.-C., on n’a trouvé aucun acte d’annulation de dette car la tradition s’est perdue. Les terres sont accaparées par de grands propriétaires privés, l’esclavage pour dette est de retour.

L’annulation des dettes en Egypte

Aujourd’hui exposée au British Museum à Londres, la « Pierre de Rosette » est découverte le 15 juillet 1799 à el-Rashid (Rosette) par un soldat de Napoléon lors de la campagne d’Egypte. Elle comporte le même texte écrit en hiéroglyphes, en démotique (écriture cursive de l’égyptien) et en grec, livrant à Jean-François Champollion la clé du passage d’une langue à l’autre.

Il s’agit d’un décret du 27 mars 196 av. J.-C. du pharaon Ptolémée V annonçant une amnistie pour les débiteurs et les prisonniers. La dynastie grecque des Ptolémée qui a dirigé l’Egypte a institutionnalisé l’effacement régulier des dettes.

Elle s’inscrivait dans des pratiques connues puisque les textes grecs mentionnent que le pharaon Bakenranef, qui a régné au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, avait promulgué un décret supprimant l’esclavage pour dette et condamnant l’emprisonnement pour dette.

L’existence de ce décret confirme donc que la pratique existait depuis de nombreux siècles.

Une des motivations fondamentales des annulations de dette était que le pharaon voulait disposer d’une paysannerie capable de produire suffisamment de nourriture et en mesure, le cas échéant, de participer à des campagnes militaires.

Pour ces deux raisons, il fallait éviter que les paysans soient expulsés de leurs terres sous la coupe des créanciers. Dans une autre partie de la région, on constate que les empereurs assyriens du 1er millénaire av. J-C ont également adopté la tradition d’annulations des dettes.

Au Proche-Orient

La justice sociale, particulièrement sous la forme de la remise des dettes qui enchaînent les pauvres aux riches, est un leitmotiv dans l’histoire du judaïsme.

Elle se pratique à Jérusalem, au Ve siècle av. J.-C.. Pour preuve, en 432 av. J.-C., Néhémie, certainement influencé par l’ancienne tradition mésopotamienne, proclame l’annulation des dettes des Juifs endettés à l’égard de leurs riches compatriotes. C’est à cette époque qu’est achevée l’écriture de la Torah.

On peut lire dans le Deutéronome, alinéa 15 :

Ainsi, les Israélites ont l’obligation de libérer les esclaves hébreux qui se sont vendus à eux pour dettes, et de leur offrir quelques produits de leur petit bétail, de leur champ et de leur pressoir afin qu’ils ne rentrent pas chez eux les mains vides.

Comme la loi est trop peu appliquée, le Lévitique la réaffirme en la modulant :

Jérémie contemplant la destruction de Jérusalem. Tableau de Rembrandt.

Aujourd’hui, certains vous diront que dans ces conditions, un an avant la date du jubilé, le crédit se ferait forcément rare et cher et que la dette trouve ainsi sa limite !

C’est se tromper car, pour bien s’assurer que la loi sera suivie, les codes décrivent en détail comment les achats et les ventes de biens entre particuliers doivent se faire en fonction du nombre d’années écoulées depuis le jubilé précédent (c’est-à-dire du nombre d’années qui subsistent avant de devoir rendre ces biens à leur précédent propriétaire).

Un autre passage, cette fois-ci du prophète Jérémie éclaire de façon éclatante la portée de la loi sur la remise des dettes.

Face à l’avancée des armées ennemies vers Jérusalem, en 587 avant J.-C., Jérémie soutient, au nom de Dieu, l’entreprise du roi Sédécias (alors souverain du Royaume de Juda) qui exige des puissants de son royaume la libération immédiate de tous les asservis pour dettes (Jr. 34, 8-17).

Jérémie rappelle avec force l’exigence antique d’affranchissement des esclaves… dont le roi, en fait, a besoin pour réunifier patriotiquement les classes sociales avant la bataille, et se donner en suffisance des troupes libres de toute obligation servile !

Un passage du Livre de Néhémie (447 av. J.-C.) témoigne également de la tradition de remise de dettes. La situation sociale que Néhémie découvre en Judée est épouvantable :

Pour y remédier, Néhémie inscrit la loi de libération des dettes dans un cadre religieux, l’Alliance avec Yahvé. C’est dès lors Dieu lui-même qui commande la remise des dettes et la libération des esclaves et de leur terre car la terre appartient à Dieu seul.

Si nous ajoutons à ces passages les innombrables versets qui interdisent de prêter à intérêt à leurs semblables et de prendre des biens en gage, nous avons une idée de ce que les Israélites du pays de Canaan avaient mis en place pour tenter de maintenir un certain équilibre social.

Hélas, au premier siècle de notre ère, la remise des dettes et la libération des esclaves pour dettes a été balayée de l’ensemble des cultures du Proche-Orient, y compris en Judée. La situation sociale s’y est tellement dégradée que le rabbi Hillel peut y édicter un décret selon lequel les débiteurs doivent dorénavant signer qu’ils renoncent à jouir de leur droit à la remise des dettes.

Le Nouveau Testament

Que devient la remise des dettes dans le Nouveau Testament ?

Si les Actes des apôtres et les écrits des Pères de l’Eglise expriment parfois une grande docilité, la position de Jésus sur la remise des dettes telle qu’elle est rapportée à de multiples reprises, et avec le plus de force dans l’Evangile de Luc au chapitre 4, apparaît comme marquée d’un souffle prophétique révolutionnaire.

Luc situe le passage au début de la vie publique de Jésus. Il en fait donc une clé de lecture de tout ce qui suivra.

Rappelons-nous que« l’année de grâce du Seigneur (année jubilaire) » à laquelle il appelle, exigeait tout à la fois le repos de la terre, la remise des dettes et la libération des esclaves.

En plein Empire romain esclavagiste, qui refuse farouchement le concept de remise des dettes, la déclaration de Jésus ne pouvait être perçue que comme une déclaration de guerre au système en place.

Avant d’être arrêté, Jésus fera un geste matériel hautement symbolique : renverser avec force les tables des changeurs de monnaies dans le temple de Jérusalem. Pour les grands prêtres juifs et les autorités romaines, c’en était trop.

Et aux États-Unis ?

Il est peu connu qu’aux États-Unis, à trois reprises, les gouvernements ont réussi à répudier des dettes publiques dues à des banquiers privés ?

Tout d’abord, dans les années 1830, quatre États ont répudié leurs dettes : le Mississippi, l’Arkansas, la Floride et le Michigan. Les créanciers étaient principalement britanniques. Le Russe Alexander Nahum Sack (1890-1955), professeur de droit russe spécialisé dans la législation financière internationale, a écrit à ce sujet :

Ensuite, et surtout, à la suite de la guerre de Sécession (1861-1865), le gouvernement fédéral américain a sommé les États confédérés de répudier les dettes qu’ils avaient contractées pour poursuivre la guerre.

Dans un article intitulé « La dette des rebelles », le New York Times, le 9 novembre 1865, écrit :

Les créanciers avaient acheté des titres émis par des banquiers européens pour le compte des États confédérés, principalement à Londres et à Paris. Parmi les créanciers figuraient la Banque allemande Erlanger de Paris et sa filiale londonienne. Le risque était rémunéré par un taux d’intérêt de 7 % par an, relativement élevé pour l’époque.

La dette des États confédérés (Caroline du Sud, Mississippi, Floride, Alabama, Géorgie, Louisiane et Texas) à la fin de la guerre civile a été estimée à près de 67 millions de dollars. La dette des États confédérés d’Amérique, qui s’élevait à 1,4 milliard de dollars au 1er octobre 1864, est encore plus importante. Et si l’on ajoute la compensation pour les esclaves libérés (qui était une exigence des Sudistes), évaluée à 1,75 milliard de dollars en 1860, la facture totale que le Sud aurait pu présenter au Nord s’élevait à 3,2 milliards de dollars.

Et le New York Times de poursuivre :

En 1868, après la guerre civile, le Congrès a soumis aux États trois amendements dans le cadre de son programme de reconstruction afin de garantir l’égalité des droits civils et juridiques aux citoyens noirs.

Le quatorzième amendement de la Constitution américaine, entre autres dispositions, accorde la citoyenneté à « toutes les personnes nées ou naturalisées aux États-Unis », accordant ainsi la citoyenneté aux personnes anciennement réduites en esclavage.

Dans le cadre de notre discussion, la section 4 du 14e amendement stipule que si les dettes de l’Union sont considérées comme légitimes et doivent être honorées, celles de la Confédération constituent ce que l’on pourrait appeler une « dette odieuse » et ne doivent pas être payées.

En conséquence, les détenteurs d’obligations de la dette confédérée n’ont jamais été remboursés en raison de la répudiation décrétée par le gouvernement fédéral et de l’application de la section 4 du 14e amendement de la Constitution, les emprunts ayant servi à financer la rébellion des États du Sud.

C’est l’objet des emprunts, et surtout le fait qu’ils aient été contractés par des forces rebelles, qui est invoqué comme justification. En réalité, imposer le remboursement de la dette aurait empêché toute politique de reconstruction, un objectif jugé bien plus important que le remboursement de la dette.

Enfin, une troisième vague de répudiations a eu lieu aux États-Unis après 1877, lorsque huit États du Sud (Alabama, Arkansas, Floride, Géorgie, Louisiane, Caroline du Nord, Caroline du Sud et Tennessee) ont répudié leurs dettes au motif que les obligations émises pendant la période comprise entre la fin de la guerre civile américaine et 1877 avaient été utilisées pour des prêts illicites à des politiciens corrompus (y compris d’anciens esclaves) qui étaient soutenus par les États du Nord. Cette répudiation a été décidée par des fonctionnaires (racistes), souvent membres du parti démocrate, qui étaient revenus au pouvoir dans le Sud après le retrait des troupes fédérales qui occupaient la région.
retrait des troupes fédérales qui avaient occupé le Sud jusqu’en 1877.

Lors de la guerre froide

Aux Etats-Unis, Eisenhower est élu en novembre 1952. Or, son ministre des Affaires étrangères, John Foster Dulles, pas un grand humaniste, constate que, en dépit du plan Marshall, l’Europe, toujours à cause d’une Allemagne plombée par une montagne de dettes datant d’avant la Première Guerre mondiale et du Traité de Versailles, n’arrive pas à retrouver du dynamisme. A tel point qu’elle risque de se tourner vers l’URSS ! Il faut donc agir.

En 1953, sous la houlette du banquier allemand Hermann Abs, ancien cadre de la Deutsche Bank,une grande conférence est organisée à Londres. On y décide d’effacer 66 % des 30 milliards de marks de la dette allemande.

On est parti du point de vue que le remboursement annuel de la dette allemande ne devait jamais dépasser plus de 5 % des revenus des exportations. Ceux qui voulaient se faire rembourser leurs dettes par l’Allemagne devaient plutôt lui acheter ses exportations lui permettant ainsi d’honorer ses dettes. Autrement dit, rien à voir avec la folie qu’on a récemment imposée à la Grèce pour « sauver » l’euro !

Bien que cela s’est fait au nom de principes géopolitiques, c’est-à-dire « pour les uns » mais « contre » les autres, une fois de plus, c’est au nom d’un avenir meilleur, c’est-à-dire une Europe capable d’être la vitrine du capitalisme face à Moscou, qu’on a su se délester du poids du passé.

A défaut d’humanité ou de charité humaine, parfois le réalisme et le désir d’un pouvoir de se conserver dans le temps suffisent pour l’amener à prendre les bonnes décisions.

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