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La paix de Westphalie, une réorganisation financière mondiale

par Karel Vereycken, Paris, France.

Signature de l’accord de paix, en 1648 à Münster. Tableau de Gerard Van der Borch.

En 1648, après cinq ans de négociations, conduites notamment par le diplomate français Abel Servien sur les instructions du Cardinal Mazarin, était signée la « Paix de Westphalie » mettant fin à la guerre de Trente Ans. Bien avant la charte de l’ONU, 1648 fera de la souveraineté nationale, du respect mutuel et du principe de non-ingérence les fondements du droit international. La République des Pays-Bas et la Confédération helvétique sont reconnues et de nombreux traités bilatéraux de paix mettent fin aux conflits.

Mais ce n’est pas tout. Un lecteur attentif de ces traités de paix découvre que l’engagement de chacune des parties, qui consiste à prendre en considération « l’avantage d’autrui » autant, sinon plus, que le sien, se traduit par des actes concrets jetant les bases d’un nouvel ordre financier et économique international.

L’article 1 énonce le principe philosophique fondamental sur lequel repose la paix :

Qu’il y ait une paix chrétienne et universelle, et une amitié perpétuelle, vraie et sincère, entre [liste des parties renonçant au combat] ; et que cette paix et cette amitié soient observées et promues avec une telle sincérité et un tel zèle, que chaque partie s’efforce de procurer le bénéfice, l’honneur et l’avantage d’autrui ; et qu’ainsi, de tous côtés, ils puissent voir cette paix et cette amitié dans l’Empire romain, et le Royaume de France prospérer, en entretenant un bon et fidèle voisinage.

L’article 2 décrit ensuite le type de « réinitialisation » dont nous avons si urgemment besoin aujourd’hui :

Il y aura d’un côté et de l’autre un oubli, une amnistie ou un pardon perpétuel de tout ce qui a été commis depuis le début de ces troubles, en quelque lieu ou de quelque manière que les hostilités aient été pratiquées, de telle sorte qu’aucun acteur, sous quelque prétexte que ce soit, ne puisse pratiquer aucun acte d’hostilité, entretenir aucune inimitié ou causer aucun trouble ; (…) tout ce qui s’est passé d’un côté et de l’autre, aussi bien avant que pendant la guerre, en paroles, écrits et actions outrageantes, en violences, hostilités, dommages et dépenses, sans aucun respect pour les personnes ou les choses, sera entièrement aboli de telle sorte que tout ce qui pourrait être exigé ou prétendu par l’un et l’autre à ce sujet sera enseveli dans un oubli éternel.

Pendant des décennies, la plupart des belligérants de la guerre de Trente Ans se sont mutuellement infligés des dommages inouïs, essentiellement pour pouvoir rembourser leurs dettes avec le butin de leurs pillages et de leurs conquêtes, afin de satisfaire une minuscule oligarchie financière qui prêtait aussi généreusement aux uns qu’aux autres. C’est cet asservissement par la dette que le traité propose d’« ensevelir dans un oubli éternel ».

Ainsi, avant même de régler les disputes et les revendications territoriales, le traité s’attelle à créer les conditions mettant fin à la ruine financière dans laquelle tous se trouvaient plongés.

Les dettes, intérêts, obligations, rentes et créances financières impayables, insoutenables et illégitimes, explicitement identifiés comme alimentant une dynamique de guerre perpétuelle, sont examinés, triés et réorganisés, le plus souvent par l’annulation des dettes (articles 13 et 35, 37, 38 et 39), par des moratoires ou un rééchelonnement selon des échéanciers précis (article 69).

L’article 40 conclut que ces annulations s’appliqueront « à la réserve toutefois des sommes de deniers, qui durant la guerre ont été fournies de bon cœur et à bonne intention pour d’autres, afin de détourner les plus grands périls et dommages dont ils étoient menacez. » (Impliquant que ces dettes devront être honorées.)

Enfin, regardant vers l’avenir et pour faire en sorte que « le commerce refleurisse », le traité abolit de nombreux péages et octrois « inusités » et « privés », obstacles aux échanges des biens physiques et des savoirs-faire et donc du développement mutuel. (Art. 69).

Dans le texte :

  • Art. 13 : « Le Seigneur Électeur de Bavière renoncera entièrement pour lui, ses héritiers et successeurs à la dette de treize millions, et à toute prétention sur la haute Autriche, et incontinent après la publication de la paix donnera à sa Majesté Impériale les actes obtenus sur cela pour être cassez et annullez. »
  • Art. 35 : « La pension annuelle que le bas Marquisat avoit accoutumé de payer au haut Marquisat, soit en vertu du présent Traité entièrement supprimée, abolie et annullée, sans que doresnavant on puisse prétendre ou exiger pour ce sujet aucune chose, ni pour le passé, ni pour l’avenir. »
  • Art. 37 : « Que les contracts, échanges, transactions, obligations, et promesses illicitement extorquez par force ou par menaces des États ou des sujets, (…) comme aussi les actions rachetées et cédées soient abolies et annullées ; en sorte qu’il ne sera permis à personne d’intenter aucun procès ou actions pour ce sujet. »
  • Art. 38 : « Que si les débiteurs ont extorqué des créanciers par force ou par crainte les actes de leurs obligations, tous ces actes seront restituez, les actions sur ce demeurant en leur entier. »
  • Art. 39 : « Que si l’une ou l’autre des parties qui sont en guerre, ont extorqué par violence, en haine des créanciers, des dettes causées pour achat, pour vente, pour revenus annuels, ou pour quelqu’autre cause que ce soit, il ne sera décerné aucune exécution contre les débiteurs qui allégueront, et s’offriront de prouver qu’on leur aura véritablement fait violence, et qu’ils ont payé réellement et de fait, si non après que ces exceptions auront été décidées en pleine connoissance de cause. Que le procès qui sera sur ce commencé, sera fini dans l’espace de deux ans à compter dez la publication de la paix, faute de quoi il sera imposé perpétuel silence aux débiteurs contumax. »
  • Art. 40 : « Mais les procès qui ont été jusques-ici intentés contre eux de cette sorte ; ensemble les transactions, et les promesses faites pour la restitution future des créanciers, seront abolies et annullez ; à la réserve toutefois des sommes de deniers, qui durant la guerre ont été fournies de bon cœur et à bonne intention pour d’autres, afin de détourner les plus grands périls et dommages dont ils étoient menacez. »
  • Art. 68 : « Quant à la recherche d’un moyen équitable et convenable, par lequel la poursuite des actions contre les débiteurs ruinez par les calamitez de la guerre, ou chargez d’un trop grand amas d’intérêts, puisse être terminée avec modération, pour obvier à de plus grans inconveniens qui en pourroient naître, et qui seroient nuisibles à la tranquillité publique, Sa Majesté Imperiale aura soin (…) »
  • Art. 69 : « Et d’autant qu’il importe au public que la paix étant faite, le commerce refleurisse de toutes parts on est convenu à cette fin que les tributs, et péages, comme aussi les abus de la bulle Brabantine et les représailles et arrêts qui s’en seront ensuivis, avec les certifications étrangères, les exactions, les détentions, de même les frais excessifs des postes, et toutes autres charges, et empêchemens inusitez du commerce et de la navigation qui ont été nouvellement introduits à son préjudice et contre l’utilité publique çà et là dans l’Empire, à l’occasion de la guerre, par une authorité privée, contre tous droits et privilèges, sans le consentement de l’Empereur et des Électeurs de l’Empire, seront tout-à-fait ôtez ; en sorte que l’ancienne sûreté, la jurisdiction et l’usage tels qu’ils ont été longtemps avant ces guerres, y soient rétablis et inviolablement conservez aux Provinces, aux ports et aux rivières. »

Source des citations (texte du traité de Paix) :
https://mjp.univ-perp.fr/traites/1648westphalie.htm

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La pratique ancestrale d’annulation des dettes

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Alors que tout individu doué d’un minimum de rationalité sait fort bien qu’une immense partie des dettes mondiales est absolument impayable, il est un fait qu’aujourd’hui toute annulation d’une dette, fut-elle odieuse ou illégitime, reste tabou.

Pour Cicéron, toute rémission de dettes porte atteinte à l’autorité de l’Etat.

Payer sa dette est présenté par les chefs d’État et de gouvernement, les banques centrales, le FMI et la presse dominante comme impératif, inévitable, indiscutable, obligatoire. Les citoyens ont élu leurs gouvernements, ils doivent donc se résigner à payer la dette. Car ne pas payer, c’est plus que de violer un symbole, c’est s’auto-exclure de la civilisation et renoncer d’avance à tout crédit nouveau que l’on n’accorde qu’aux « bon payeurs ». Ce qui compte, ce n’est pas l’efficacité de l’acte, mais l’expression de sa « bonne foi », c’est-à-dire de sa volonté de soumission aux plus forts. La seule discussion possible porte sur la façon de moduler la répartition des sacrifices nécessaires.

Il semble que le modèle ultra-libéral et monétariste qu’on nous a imposé de façon sournoise soit celui de l’Empire romain : objectif zéro dette pour les États et les villes, et pour le citoyen, aucune rémission de dette !

Dans le traité des Devoirs (De officiis), écrit en 44-43, Cicéron, qui vient de mater une révolte de gens réclamant une rémission de dette, justifie le caractère radical de sa politique face à l’endettement :

Ce qui a été soigneusement occulté, c’est qu’une autre pratique humaine a également existé : des moratoires, des annulations partielles et même généralisées de dette ont eu lieu de manière répétée tout au long de l’histoire et s’effectuaient en fonction de différents contextes.

Souvent, les proclamations d’annulation généralisée de dette étaient décidées à l’initiative de gouvernants soucieux de se conserver et conscients que la seule façon d’éviter la rupture sociale complète était de déclarer un « lavage des tablettes », celles sur lesquelles les dettes des consommateurs étaient inscrites, annulant celles-ci pour repartir de zéro.

L’anthropologue américain David Graeber dans Dette, 5000 ans d’histoire rappelle que le premier mot que nous ayons pour « liberté » dans n’importe quelle langue humaine est l’amargi sumérien, qui signifie libéré de la dette et, par extension, la liberté en général, le sens littéral étant « retour à la mère » dans la mesure où, une fois les dettes annulées, tous les esclaves de la dette pouvaient rentrer chez eux.

Les annulations furent parfois le résultat d’âpres luttes sociales, de guerres et de crises. Ce qui est certain, c’est que la dette n’a jamais été un détail de l’histoire. David Graeber résume :

Et comme le plaisait à dire le grand spécialiste de l’Antiquité Moses Finley :

Voici maintenant quelques précédents historiques de rémissions volontaires de dette :

L’annulation des dettes en Mésopotamie

Au Musée du Louvre, à Paris, la stèle avec « Le Code Hammourabi ».

Le règne d’Hammourabi, « roi » de Babylone (situé dans l’Irak actuel), a commencé en 1792 av. J.C et a duré 42 ans.

On nomme « Code Hammourabi », les inscriptions conservées sur une stèle haute de plus de 2 mètres conservée au Louvre. Elle était placée sur une place publique de Babylone. Il s’agit d’un long code de justice très sévère prescrivant l’application de la Loi du talion (« œil pour œil, dent pour dent »). Son épilogue proclame néanmoins que « le puissant ne peut pas opprimer le faible, la justice doit protéger la veuve et l’orphelin (…) afin de rendre justice aux opprimés ».

Hammourabi, à l’instar des autres gouvernants des cités-Etats de Mésopotamie, a proclamé à plusieurs reprises une annulation générale des dettes des citoyens à l’égard des pouvoirs publics, de leurs hauts fonctionnaires et dignitaires. Grâce au déchiffrage des nombreux documents écrits en cunéiforme, les historiens ont retrouvé la trace incontestable de quatre annulations générales de dette durant le règne d’Hammourabi (Au début de son règne en 1792, en 1780, en 1771 et en 1762 av. J.-C.).

La société babylonienne était à forte dominance agricole. Le temple et le palais, ainsi que les scribes et les artisans qu’ils employaient, pour se sustenter, dépendaient d’une vaste paysannerie à laquelle on louait des terres, des outils et du bétail.

En échange, chaque paysan se devait d’offrir une partie de sa production comme loyer. Cependant, lorsque des aléas climatiques ou des épidémies rendaient une production normale impossible, les producteurs s’endettaient.

L’impossibilité dans laquelle se trouvaient les paysans de rembourser les dettes pouvait aboutir également à leur asservissement en tant qu’esclaves (des membres de leur famille pouvaient également être réduits en esclavage pour dette).

Le Code Hammourabi voulait visiblement changer cela, car l’article 48 du Code des lois précise que

Son idéal de justice est notamment porté par les termes kittum, « la justice en tant que garante de l’ordre public », et « la justice en tant que restauration de l’équité » .

Il s’affirmait en particulier lors des « édits de grâce » (désignés par le terme mîsharum), une rémission générale des dettes publiques et privées dans le royaume (y compris la libération des personnes travaillant pour une autre personne pour rembourser une dette).

Ainsi, pour conserver l’ordre social, Hammourabi et le pouvoir en place, agissant dans leur propre intérêt et dans l’intérêt de l’avenir de la société, concèdent périodiquement à une annulation de toutes les dettes et à la restauration des droits des paysans afin de sauver l’ordre ancien menacé en temps de crise ou bien, comme un espèce de reset au début du règne d’un souverain.

Les proclamations d’annulation générale de dettes ne se limitent pas au règne d’Hammourabi, elles ont commencé bien avant lui et se sont prolongées après lui. On a la preuve d’annulations de dettes remontant à 2400 av. J.-C., soit six siècles avant le règne d’Hammourabi, dans la cité de Lagash (Sumer), les plus récentes remontent à 1400 av. J.-C. à Nuzi.

En tout, les historiens ont identifié avec précision une trentaine d’annulations générales de dettes en Mésopotamie entre 2400 et 1400 av. J.-C.

Ces proclamations d’annulation de dette étaient l’occasion de grandes festivités, généralement à la fête annuelle du printemps. Sous la dynastie de la famille d’Hammourabi a été instaurée la tradition de détruire les tablettes sur lesquelles étaient inscrites les dettes.

En effet, les pouvoirs publics tenaient une comptabilité précise des dettes sur des tablettes qui étaient conservées dans le temple. Hammourabi meurt en 1749 av. J.-C. après 42 ans de règne. Son successeur, Samsuiluna, annule toutes les dettes à l’égard de l’Etat et décrète la destruction de toutes les tablettes de dettes sauf celles concernant les dettes commerciales.

Quand Ammisaduqa, le dernier gouvernant de la dynastie Hammourabi, accède au trône en 1646 av. J.C, l’annulation générale des dettes qu’il proclame est très détaillée. Il s’agit manifestement d’éviter que certains créanciers profitent de certaines familles. Le décret d’annulation précise que les créanciers officiels et les collecteurs de taxes qui ont expulsé des paysans doivent les indemniser et leur rendre leurs biens sous peine d’être exécutés.

Après 1400 av. J.-C., on n’a trouvé aucun acte d’annulation de dette car la tradition s’est perdue. Les terres sont accaparées par de grands propriétaires privés, l’esclavage pour dette est de retour.

L’annulation des dettes en Egypte

Aujourd’hui exposée au British Museum à Londres, la « Pierre de Rosette » est découverte le 15 juillet 1799 à el-Rashid (Rosette) par un soldat de Napoléon lors de la campagne d’Egypte. Elle comporte le même texte écrit en hiéroglyphes, en démotique (écriture cursive de l’égyptien) et en grec, livrant à Jean-François Champollion la clé du passage d’une langue à l’autre.

Il s’agit d’un décret du 27 mars 196 av. J.-C. du pharaon Ptolémée V annonçant une amnistie pour les débiteurs et les prisonniers. La dynastie grecque des Ptolémée qui a dirigé l’Egypte a institutionnalisé l’effacement régulier des dettes.

Elle s’inscrivait dans des pratiques connues puisque les textes grecs mentionnent que le pharaon Bakenranef, qui a régné au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, avait promulgué un décret supprimant l’esclavage pour dette et condamnant l’emprisonnement pour dette.

L’existence de ce décret confirme donc que la pratique existait depuis de nombreux siècles.

Une des motivations fondamentales des annulations de dette était que le pharaon voulait disposer d’une paysannerie capable de produire suffisamment de nourriture et en mesure, le cas échéant, de participer à des campagnes militaires.

Pour ces deux raisons, il fallait éviter que les paysans soient expulsés de leurs terres sous la coupe des créanciers. Dans une autre partie de la région, on constate que les empereurs assyriens du 1er millénaire av. J-C ont également adopté la tradition d’annulations des dettes.

Au Proche-Orient

La justice sociale, particulièrement sous la forme de la remise des dettes qui enchaînent les pauvres aux riches, est un leitmotiv dans l’histoire du judaïsme.

Elle se pratique à Jérusalem, au Ve siècle av. J.-C.. Pour preuve, en 432 av. J.-C., Néhémie, certainement influencé par l’ancienne tradition mésopotamienne, proclame l’annulation des dettes des Juifs endettés à l’égard de leurs riches compatriotes. C’est à cette époque qu’est achevée l’écriture de la Torah.

On peut lire dans le Deutéronome, alinéa 15 :

Ainsi, les Israélites ont l’obligation de libérer les esclaves hébreux qui se sont vendus à eux pour dettes, et de leur offrir quelques produits de leur petit bétail, de leur champ et de leur pressoir afin qu’ils ne rentrent pas chez eux les mains vides.

Comme la loi est trop peu appliquée, le Lévitique la réaffirme en la modulant :

Jérémie contemplant la destruction de Jérusalem. Tableau de Rembrandt.

Aujourd’hui, certains vous diront que dans ces conditions, un an avant la date du jubilé, le crédit se ferait forcément rare et cher et que la dette trouve ainsi sa limite !

C’est se tromper car, pour bien s’assurer que la loi sera suivie, les codes décrivent en détail comment les achats et les ventes de biens entre particuliers doivent se faire en fonction du nombre d’années écoulées depuis le jubilé précédent (c’est-à-dire du nombre d’années qui subsistent avant de devoir rendre ces biens à leur précédent propriétaire).

Un autre passage, cette fois-ci du prophète Jérémie éclaire de façon éclatante la portée de la loi sur la remise des dettes.

Face à l’avancée des armées ennemies vers Jérusalem, en 587 avant J.-C., Jérémie soutient, au nom de Dieu, l’entreprise du roi Sédécias (alors souverain du Royaume de Juda) qui exige des puissants de son royaume la libération immédiate de tous les asservis pour dettes (Jr. 34, 8-17).

Jérémie rappelle avec force l’exigence antique d’affranchissement des esclaves… dont le roi, en fait, a besoin pour réunifier patriotiquement les classes sociales avant la bataille, et se donner en suffisance des troupes libres de toute obligation servile !

Un passage du Livre de Néhémie (447 av. J.-C.) témoigne également de la tradition de remise de dettes. La situation sociale que Néhémie découvre en Judée est épouvantable :

Pour y remédier, Néhémie inscrit la loi de libération des dettes dans un cadre religieux, l’Alliance avec Yahvé. C’est dès lors Dieu lui-même qui commande la remise des dettes et la libération des esclaves et de leur terre car la terre appartient à Dieu seul.

Si nous ajoutons à ces passages les innombrables versets qui interdisent de prêter à intérêt à leurs semblables et de prendre des biens en gage, nous avons une idée de ce que les Israélites du pays de Canaan avaient mis en place pour tenter de maintenir un certain équilibre social.

Hélas, au premier siècle de notre ère, la remise des dettes et la libération des esclaves pour dettes a été balayée de l’ensemble des cultures du Proche-Orient, y compris en Judée. La situation sociale s’y est tellement dégradée que le rabbi Hillel peut y édicter un décret selon lequel les débiteurs doivent dorénavant signer qu’ils renoncent à jouir de leur droit à la remise des dettes.

Le Nouveau Testament

Que devient la remise des dettes dans le Nouveau Testament ?

Si les Actes des apôtres et les écrits des Pères de l’Eglise expriment parfois une grande docilité, la position de Jésus sur la remise des dettes telle qu’elle est rapportée à de multiples reprises, et avec le plus de force dans l’Evangile de Luc au chapitre 4, apparaît comme marquée d’un souffle prophétique révolutionnaire.

Luc situe le passage au début de la vie publique de Jésus. Il en fait donc une clé de lecture de tout ce qui suivra.

Rappelons-nous que « l’année de grâce du Seigneur (année jubilaire) » à laquelle il appelle, exigeait tout à la fois le repos de la terre, la remise des dettes et la libération des esclaves.

En plein Empire romain esclavagiste, qui refuse farouchement le concept de remise des dettes, la déclaration de Jésus ne pouvait être perçue que comme une déclaration de guerre au système en place.

Avant d’être arrêté, Jésus fera un geste matériel hautement symbolique : renverser avec force les tables des changeurs de monnaies dans le temple de Jérusalem. Pour les grands prêtres juifs et les autorités romaines, c’en était trop.

Et aux États-Unis ?

Il est peu connu qu’aux États-Unis, à trois reprises, les gouvernements ont réussi à répudier des dettes publiques dues à des banquiers privés ?

Tout d’abord, dans les années 1830, quatre États ont répudié leurs dettes : le Mississippi, l’Arkansas, la Floride et le Michigan. Les créanciers étaient principalement britanniques. Le Russe Alexander Nahum Sack (1890-1955), professeur de droit russe spécialisé dans la législation financière internationale, a écrit à ce sujet :

Ensuite, et surtout, à la suite de la guerre de Sécession (1861-1865), le gouvernement fédéral américain a sommé les États confédérés de répudier les dettes qu’ils avaient contractées pour poursuivre la guerre.

Dans un article intitulé « La dette des rebelles », le New York Times, le 9 novembre 1865, écrit :

Les créanciers avaient acheté des titres émis par des banquiers européens pour le compte des États confédérés, principalement à Londres et à Paris. Parmi les créanciers figuraient la Banque allemande Erlanger de Paris et sa filiale londonienne. Le risque était rémunéré par un taux d’intérêt de 7 % par an, relativement élevé pour l’époque.

La dette des États confédérés (Caroline du Sud, Mississippi, Floride, Alabama, Géorgie, Louisiane et Texas) à la fin de la guerre civile a été estimée à près de 67 millions de dollars. La dette des États confédérés d’Amérique, qui s’élevait à 1,4 milliard de dollars au 1er octobre 1864, est encore plus importante. Et si l’on ajoute la compensation pour les esclaves libérés (qui était une exigence des Sudistes), évaluée à 1,75 milliard de dollars en 1860, la facture totale que le Sud aurait pu présenter au Nord s’élevait à 3,2 milliards de dollars.

Et le New York Times de poursuivre :

En 1868, après la guerre civile, le Congrès a soumis aux États trois amendements dans le cadre de son programme de reconstruction afin de garantir l’égalité des droits civils et juridiques aux citoyens noirs.

Le quatorzième amendement de la Constitution américaine, entre autres dispositions, accorde la citoyenneté à « toutes les personnes nées ou naturalisées aux États-Unis », accordant ainsi la citoyenneté aux personnes anciennement réduites en esclavage.

Dans le cadre de notre discussion, la section 4 du 14e amendement stipule que si les dettes de l’Union sont considérées comme légitimes et doivent être honorées, celles de la Confédération constituent ce que l’on pourrait appeler une « dette odieuse » et ne doivent pas être payées.

En conséquence, les détenteurs d’obligations de la dette confédérée n’ont jamais été remboursés en raison de la répudiation décrétée par le gouvernement fédéral et de l’application de la section 4 du 14e amendement de la Constitution, les emprunts ayant servi à financer la rébellion des États du Sud.

C’est l’objet des emprunts, et surtout le fait qu’ils aient été contractés par des forces rebelles, qui est invoqué comme justification. En réalité, imposer le remboursement de la dette aurait empêché toute politique de reconstruction, un objectif jugé bien plus important que le remboursement de la dette.

Enfin, une troisième vague de répudiations a eu lieu aux États-Unis après 1877, lorsque huit États du Sud (Alabama, Arkansas, Floride, Géorgie, Louisiane, Caroline du Nord, Caroline du Sud et Tennessee) ont répudié leurs dettes au motif que les obligations émises pendant la période comprise entre la fin de la guerre civile américaine et 1877 avaient été utilisées pour des prêts illicites à des politiciens corrompus (y compris d’anciens esclaves) qui étaient soutenus par les États du Nord. Cette répudiation a été décidée par des fonctionnaires (racistes), souvent membres du parti démocrate, qui étaient revenus au pouvoir dans le Sud après le retrait des troupes fédérales qui occupaient la région.
retrait des troupes fédérales qui avaient occupé le Sud jusqu’en 1877.

Lors de la guerre froide

Aux Etats-Unis, Eisenhower est élu en novembre 1952. Or, son ministre des Affaires étrangères, John Foster Dulles, pas un grand humaniste, constate que, en dépit du plan Marshall, l’Europe, toujours à cause d’une Allemagne plombée par une montagne de dettes datant d’avant la Première Guerre mondiale et du Traité de Versailles, n’arrive pas à retrouver du dynamisme. A tel point qu’elle risque de se tourner vers l’URSS ! Il faut donc agir.

En 1953, sous la houlette du banquier allemand Hermann Abs, ancien cadre de la Deutsche Bank, une grande conférence est organisée à Londres. On y décide d’effacer 66 % des 30 milliards de marks de la dette allemande.

On est parti du point de vue que le remboursement annuel de la dette allemande ne devait jamais dépasser plus de 5 % des revenus des exportations. Ceux qui voulaient se faire rembourser leurs dettes par l’Allemagne devaient plutôt lui acheter ses exportations lui permettant ainsi d’honorer ses dettes. Autrement dit, rien à voir avec la folie qu’on a récemment imposée à la Grèce pour « sauver » l’euro !

Bien que cela s’est fait au nom de principes géopolitiques, c’est-à-dire « pour les uns » mais « contre » les autres, une fois de plus, c’est au nom d’un avenir meilleur, c’est-à-dire une Europe capable d’être la vitrine du capitalisme face à Moscou, qu’on a su se délester du poids du passé.

A défaut d’humanité ou de charité humaine, parfois le réalisme et le désir d’un pouvoir de se conserver dans le temps suffisent pour l’amener à prendre les bonnes décisions.

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