Étiquette : Colbertisme
Posted by: Karel Vereycken | on août 23, 2004
Francisco Goya et la révolution américaine
Version espagnole de ce texte :
Francisco Goya, la Revolución Americana y el combate contra el hombre bestia sinarquista
pdf texte espagnol: Goya ESPAGNOL
pdf de la version anglaise parue dans la revue Fidelio:
Francesco Goya, the American Revolution and the Fight against Synarchist Beast-Man
Avertissement
En réduisant la perception de l’oeuvre de Francisco Goya (1746-1828) à un gros plan sur une petite série de tableaux illustrant des pièces littéraires traitant de sorcellerie, dont l’imagerie se retrouve dans les Caprichos et se manifeste avec force dans les pinturas negras (peintures noires), la contre-révolution romantique à subrepticement réussi à ternir dans l’esprit du grand public, l’image de cet homme puissant et révolutionnaire.
La satire sociale de Goya, animée par une ironie toute érasmienne qui lui a valu le qualificatif de « Rabelais espagnol », ainsi que son sens profond du sublime, proche de celui du poète allemand Friedrich Schiller, furent systématiquement présentés comme l’expression d’un art fantastique, grotesque et bizarre, [1] fruit monstrueux d’un esprit malade. [2]
La restauration monarchique de 1814, dont le franquisme fut le dernier avatar, a volontairement retardé des recherches sérieuses sur Goya et son oeuvre, recherches qui, jusqu’à récemment, se sont avérées plus fructueuses à l’étranger que dans la sphère hispanique.
C’est évidemment la calomnie dévalorisante que l’oligarchie réserve aux génies de l’humanité en les enfermant dans le tiroir des aliénés, surtout quand l’artiste en question se déchaîne en ironies polémiques contre le socle même du pouvoir oligarchique : le poison de la médiocrité.
En bref, si Goya est un artiste inconnu de grande renommée, c’est le résultat d’une opération classique de dénigrement qu’on infligea à bien d’autres avant lui, notamment à Jérôme Bosch, Edgar Allan Poe ou à l’encontre de Lyndon LaRouche aujourd’hui, pour ne nommer qu’eux.
Goya, vous ne méritez pas seulement la mort, mais la potence. Si nous vous pardonnons, c’est parce que nous vous admirons.
Ferdinand VII en 1814
Tout comme pour l’oeuvre de Rabelais, on n’échappe pas à un minimum d’effort (chose insupportable pour le baby-boomer moyen) pour pénétrer le langage imagé de Goya. En vous livrant quelques faits saillants de son siècle et de sa vie, je tenterai ici de fournir quelques clés vous permettant de cerner la géométrie de son âme et d’accorder le rythme de votre coeur au sien.
Combattant le despotisme, tout en occupant un poste sensible comme peintre au service du Roi, et brutalement frappé de surdité à l’âge de 47 ans, [3] Goya, résistance oblige, est un familier du secret.
Traité initialement comme un habile artisan, il passera les dix-sept premières années de sa carrière à concevoir des cartons à thème bucolique aseptisé pour des tapisseries destinées à égayer les salles à manger des palais de la royauté ; sans oublier les fresques bondieusardes à la mode vénitienne, si prisées, où il était passé maître. Pendant ce temps-là, il s’enrichit et prend plaisir à observer la cour, côté coulisses.
Mais son idéal bouillonne en lui et il remplit jour après jour des cahiers de dessins qu’il réserve à « l’invention », couchant sur le papier le développement de ses idées. Ces carnets seront une fontaine inépuisable de blagues, caricatures, tableaux, ainsi que de nombreuses gravures rarement publiées de son vivant. [4]
Ils seront notamment la base d’une satire sociale et philosophique, les Caprichos, une série de quatre-vingts eaux-fortes inspirées par l’art de la caricature, alors en plein essor en Angleterre (Gilmore, Hogarth, etc.) et des Scherzi de Tiepolo, fresquiste rococo actif en Espagne.
Par exemple, sous le dessin préparant la sixième gravure de sa série, il note : « Le monde est une mascarade : visage, costume et voix, tout est faux. Tous veulent paraître ce qu’ils ne sont pas, tous trompent et personne ne se connaît. »
Goya s’invite au bal masqué de son époque, mais ne sera jamais dupe des faux-nez dont il deviendra le poil à gratter. Son oeuvre n’est pas sans rappeler le Don Giovanni de Mozart.
On y dévoile toute la bouffonnerie des petimetres (du français petits-maîtres, ces bellâtres imitant la mode bien vénitienne de la cour de Versailles), et comment, derrière cette vaste Commedia del Arte des belles manières si galantes, se cachent les intrigues brutales réglées à coups de stylets ou d’empoisonnements, si familiers à la noblesse, sans oublier l’esprit de ceux qui, peut-être pire encore, essaient de leur ressembler !
Pour sortir de ce vaste Carnaval de Venise, Goya appelle de ses voeux une société qui jette bas les masques, afin que la vérité, souvent symbolisée par une belle femme, puisse se lever et éclairer le monde de la lumière de sa raison afin d’écrire une histoire différente pour l’humanité.
Le 6 février 1799 est un de ces moments-là. C’est le jour de la mise en vente de pas moins de trois cents séries (je dis bien 300 x 80 = 24 000 tirages…) des « Caprichos, langage universel, dessiné et gravé par Francisco de Goya », dans la boutique du parfumeur, située en bas de son immeuble, car nul libraire n’avait osé s’y risquer.
Le même jour, Goya passe une annonce dans le quotidien local Diario de Madrid informant le public de cette vente :
L’auteur nourrit la conviction que c’est aussi propre à la peinture de critiquer l’erreur humaine et le vice, qu’il l’est pour la poésie et la prose, bien qu’on attribue le plus souvent le rôle de la critique à la littérature. Il (l’auteur) a sélectionné parmi les innombrables bêtises et folies qu’on retrouve dans toute société civilisée – ainsi que parmi les préjugés habituels et les pratiques trompeuses que la coutume, l’ignorance ou l’intérêt égoïste ont fait accepter comme habituelles, ces sujets-là qu’il sent comme le matériau le plus propice à la satire, et qui, de même, stimulent le plus l’imagination de l’artiste.
« Puisque la plupart des sujets sont imaginés, ce n’est pas irraisonnable d’espérer que les connaisseurs ne s’arrêteront pas aux défauts. (…) Le public n’est pas si ignorant du domaine des beaux arts que l’auteur soit obligé de spécifier que sa satire de défauts personnels ne vise aucune personne particulière dans aucune de ses compositions. Pareille satire spécifique imposerait des limites indues aux talents de l’artiste, et confond la façon dont la perfection doit être atteinte par l’imitation de la nature. La peinture (comme la poésie) choisit parmi les universaux ce qui lui est le plus approprié. Ainsi elle réunit dans un seul être imaginaire des circonstances et des caractéristiques que la nature fait apparaître dans une multiplicité de personnes différentes.
Si vous et moi éprouvons quelques difficultés à en saisir toutes les finesses, ce n’était point le cas à l’époque. L’impact retentissant des vingt-sept séries vendues fut immédiat, et suite aux menaces de « la sainte » Inquisition, [5] Goya se voit obligé de retirer celles qui restent de la vente, après une dizaine de jours à peine.
Mais son amour pour la beauté de la vérité, même si elle dérange et donne parfois la nausée, sera le coeur d’une longue vie (82 ans) exceptionnellement productive : plus de sept cents peintures, deux cycles de fresques énormes, neuf cents dessins et presque trois cents gravures.
Arrivé à Bordeaux en 1824, âgé de 78 ans, il se lance dans la lithographie, technique assez nouvelle, et nous laisse le dessin d’un vieillard sur des béquilles avec comme légende : « A un apprendo » (J’apprends encore).
Le géant et les ânes
Pour savourer mieux encore, et d’une façon plus immédiate, le génie politique et artistique de Goya et saisir son sens puissant d’identité d’humaniste historico-mondial, regardons Coloso, sans doute l’une des œuvres les plus représentatives de sa démarche, qui s’appelait à l’origine Le géant. [6]Devant une énorme figure musclée qui se dresse dans un ciel encombré de nuages chargés de mille tonnerres, un vaste tohu-bohu capte notre regard. Des troupeaux de vaches se disloquent, des chevaux jettent leur cavalier à terre, des caravanes se précipitent dans n’importe quelle direction.
Perdus dans un paysage inquiétant, les enfants pleurent, les hommes et les femmes fuient. La panique règne.
De toute évidence, ce forgeron de l’enfer levant son bras comme un boxeur ivre et aveugle, n’incarne nul autre que Napoléon Bonaparte, cet « homme-bête » mis en selle par les grandes puissances financières pour donner le coup d’arrêt fatal à ce vent d’enthousiasme républicain qui souffle sur le monde, et mandaté pour noyer le continent européen sous des fleuves de sang de guerres sans fin.
Si Goya visionnaire, comme Jean Jaurès avant 1914, désigne ce mal qui va frapper, il ne ressent pour autant aucune complaisance pour ceux qui s’y soumettent – qu’ils soient grands ou petits. Ainsi, légèrement à gauche en bas du tableau figure un âne, tranquillement satisfait de sa propre existence, feignant d’être en dehors du tourment de l’histoire.
Bien que les humanistes de la Renaissance jusqu’au flamand Bruegel aient traditionnellement représenté l’aristotélisme par un âne, le fait que le roi d’Espagne Carlos III ait publiquement traité d’« âne » son propre fils, le prince des Asturies et futur roi Carlos IV, donne ici un charme particulièrement politique à cette image.
Mais au-delà de l’anecdote, l’animal exprime ici l’ensemble des vices que Goya et ses amis ilustrados entendaient combattre, « les préjugés habituels et les pratiques trompeuses que la coutume, l’ignorance ou l’intérêt égoïste ont fait accepter comme habituelles ».
L’ânerie, blocage émotionnel si caricatural de la fixité animale, peuplera joyeusement les Caprichos, où l’on voit de vrais ânes : des hommes consentant à porter des ânes
Ce sont les Leporello, ces valets sans lesquels les Don Giovanni de l’oligarchie ne peuvent imposer leurs caprices bestiaux. Pas de négriers sans esclaves !
Le siècle américain
Ainsi, le siècle de Goya est un siècle où des élites éclairées, avec les « sociétés d’amis » de Benjamin Franklin (1706-1790) comme épicentre, « conspirent » pour amener les peuples à briser le joug d’un féodalisme suranné et moribond.
Si la victoire anglaise dans la guerre de Sept ans (1756-1763) avait soumis le monde à l’hégémonie anglo-vénitienne de l’Empire britannique, il est certain que ce qu’on appelle « la revanche » du pacte familial entre Bourbons de France, d’Espagne et d’Italie donnera le coup de pouce décisif permettant d’ériger, de l’autre côté de l’Atlantique, le seul adversaire bientôt de taille à combattre l’Empire britannique : la République américaine.
Il faut savoir que, incités par les anciens du « Secret du Roi », [7] les services secrets privés de Louis XV, et en particulier par l’officier de liaison de Lafayette, le comte Charles-François de Broglie (1719-81), le roi de France Louis XVI (1754-1793) et son cousin germain espagnol Carlos III (1716-1788) verseront chacun un million de livres pour permettre à l’agent secret Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais (1732-1799) de fonder discrètement la fameuse compagnie Rodrigue, Hortalez et Cie, une société écran basée à Paris, chargée d’acheminer argent, crédit, armes, munitions, uniformes, ingénieurs et bon nombre de commandants militaires capables et expérimentés (et non des moindres puisqu’il s’agit de Von Steuben, Lafayette, Kalb, Bédaulx, Kosciusko, Pulaski, etc.) afin d’assurer la victoire ultime des « insurgents » américains. [8]
Fruit de cette concertation quasi quotidienne à Paris, plusieurs années durant, entre le vieux sage Franklin et l’insolent agent Beaumarchais, la victoire américaine fera apparaître la France aux yeux du monde comme un levier important d’un combat républicain mondial.
C’est de cette France-là que Goya, comme d’autres patriotes espagnols, va tomber amoureux.
Et c’est contre cette France-là aussi, et contre ses co-penseurs espagnols, qu’après le sabotage du processus révolutionnaire en France, le Congrès de Vienne imposera en 1815, sur les ruines et cendres des guerres napoléoniennes, le retour des monarchies absolutistes : la restauration de Louis XVIII en France et celle, despotique sur le modèle perse, de Ferdinand VII d’Espagne.
Goya, comme nous allons le voir, faisait partie, et en était en quelque sorte le porte-parole, l’ambassadeur culturel, des ilustrados d’Espagne.
Ce n’est donc pas étonnant qu’il se trouve dans la ligne de mire du Comte Joseph de Maistre (1753-1821), l’un des fondateurs conceptuels du projet synarchiste moderne, projet contre-révolutionnaire visant à éradiquer le républicanisme de la planète.
De Maistre, apologiste de « l’homme-bête », qu’il décrit quand il parle du bourreau, défenseur des sacrifices humains et admirateur de l’Inquisition espagnole, dénonça violemment les Caprichos de Goya, disant avoir eu en mains un livre de caricatures à l’anglaise, comportant quatre-vingts planches et publié à Madrid où l’« on ridiculise la reine de la manière la plus grossière possible, une allégorie tellement transparente que même un enfant pourrait la voir ». [9]
Selon ses amis, Goya comparaissait la peinture à la tauromachie. Un magnifique autoportrait le montre d’ailleurs avec sa palette et ses pinceaux devant un chevalet, habillé d’une veste de toréador et coiffé d’un chapeau que l’on peut appareiller de bougies, une invention de Léonard de Vinci dont s’est servi Michel-Ange pour travailler la nuit.
Mais le taureau du « toréador Goya » n’est pas un animal physique, il est mental. C’est le concept de l’homme-bête synarchiste qu’il va affronter dans l’arène !
Goya et les ilustrados
Goya naît en 1746 d’un artisan doreur établi près de Saragosse, capitale de l’Aragon. Bien que Carlos fût depuis 1734 roi des deux Siciles (Naples et la Sicile), il deviendra Carlos III d’Espagne en 1759. Retrouvant son pays dans un état d’arriération lamentable, et donc sans voix sur la scène internationale, Carlos III, fervent catholique mais homme de progrès, décide de refaire de l’Espagne un pays puissant. Pour cela, il écoutera ses conseillers colbertistes, d’abord italiens et français, puis espagnols.
Le personnage central qui nous intéresse ici est Campomanes, figure emblématique du courant d’économie physique espagnole et instigateur des fameuses « Soirées de Campomanes » à Madrid, rendez-vous obligé des humanistes où se retrouvaient régulièrement bon nombre d’ »ilustrados », y compris Goya, à partir de 1780 [10] pour entretenir un dialogue permanent.
Parmi eux, l’on rencontre :
Pedro Rodriguez de Campomanes (1723-1803)
Économiste, littérateur et helléniste précoce, versé dans le droit et maîtrisant le grec, le latin et l’arabe.
Tout jeune, il enseigne gratuitement les lettres aux pauvres et est reçu avocat à l’âge de dix-neuf ans.
Il est admis à l’académie d’histoire et s’occupe de la modernisation du système postal. Charles III, qui sentait que l’Espagne avait besoin d’un réformateur, avait été frappé par son savoir, son éloquence et ses talents d’administrateur.
Il l’élève en 1763 aux fonctions de « fiscal du conseil de Castille », poste qu’il occupera pendant plus de vingt ans.
Comme le dit un biographe :
« Campomanes s’attaqua immédiatement aux abus qui ruinaient le pays. Par d’habiles mesures, il réduisit le nombre des moines, prohiba l’admission dans les ordres avant l’âge de vingt ans, défendit les quêtes, interdit les emplois d’administration et de justice aux moines, fit supprimer un grand nombre de couvents qui n’avaient pas de revenus suffisants et dont les religieux ne pouvaient vivre que de mendicité, fit augmenter le traitement insuffisant de beaucoup de curés, en même temps qu’il fit exiger d’eux plus d’instruction et de moralité. »
Sur le modèle de la Real Sociedad Bacongada de los Amigos del Pais (Société royale basque des amis du pays), Campomanes fonde une association similaire à Madrid en 1775 et dans de nombreuses régions d’Espagne.
Il trace des programmes d’études pour les universités, accordant une large part aux sciences et aux langues, jusqu’alors complètement négligées. Il fait distribuer aux bibliothèques du royaume les livres des Jésuites, ordre banni d’Espagne par Carlos III en 1767. Benjamin Franklin le fait entrer à la Société philosophique de Philadelphie en 1787.
Il est à l’écoute des agriculteurs, industriels et artisans et leur ouvre l’accès à des postes gouvernementaux jusqu’alors réservés à la noblesse. Il déclare un jour, non sans humour, que l’aiguille à coudre est « plus importante que tous les syllogismes d’Aristote » !
Gaspar Melchior de Jovellanos (1744-1811)
Inspiré par Campomanes et ami de Goya, ce poète, économiste et homme d’Etat, sera la grande figure des ilustrados.
Comme Benjamin Franklin à Versailles, l’avocat Jovellanos fera scandale en plaidant sans perruque, trait révélateur de l’époque.
Contre l’Inquisition et les Jésuites, il plaide pour que les études supérieures soient dispensées en langue espagnole et que la justice abandonne la torture. Faussement accusé d’être voltairien, il affirmait que son « frère » spirituel était Thomas à Kempis, l’un des fondateurs des Frères de la Vie commune, ordre enseignant qui forma Nicolas de Cues et Erasme de Rotterdam.
Suite aux pressions de l’Inquisition, Jovellanos sera exilé en 1801, envoyé pourrir dans un cachot à Majorque, privé de liberté, de papier et d’encre.
Relâché en 1808 lors de l’invasion française, il deviendra l’âme de la Junte Centrale de la résistance des patriotes espagnols contre Napoléon.
Jose Monino, Comte de Floridablanca (1728-1808).
Juriste d’origine modeste, il sera le principal ministre de Carlos III. Il aida financièrement les révolutionnaires américains. Surtout engagé dans la bataille pour remettre en état, par une politique de grands travaux, les infrastructures si avancées sous les califats arabes en Andalousie, il travaille avec Ramon de Pignatelli (1734-1793), le chanoine de la cathédrale de Saragosse qui avait aidé le jeune Goya à parfaire ses études.
Cofondateur de la Société économique aragonaise des amis du pays, Pignatelli, un peu comme Franklin Roosevelt au XXème siècle avec son « New Deal » et les grands travaux d’aménagement des cours d’eau, crée un couloir de développement économique en Aragon par la construction d’un énorme canal reliant l’Atlantique à la Méditerranée, favorisant le transport fluvial et l’irrigation.
Francisco (François) de Cabarrus (1752-1810)
Politique, économiste et financier d’origine française, né à Bayonne.
Il créa, en 1783, avec l’appui de Floridablanca, la Banco de San Carlos, véritable institution de crédit d’Etat, projet qui servira de référence à Alexander Hamilton sept ans plus tard aux Etats-Unis.
Son capital provenait essentiellement d’Espagne, mais aussi de France et de Hollande. [11] Goya, qui en était actionnaire, a fait le portrait de la plupart de ses directeurs. [12]
Le secrétaire de Cabarrus sera Leandro Fernandez de Moratin (1760-1828), le poète, dramaturge et ami intime de Goya qui le suivra en exil en France.
D’autres proches de Goya, comme son ami d’enfance, l’avocat Martin Zapater, ou l’une de ses protectrices, la duchesse d’Osuna, seront en charge des Sociétés économiques des amis du pays. [13]
Même si les fortes individualités de cette mouvance réagiront d’une façon disparate pendant la crise terrible qui va secouer le pays suite à la chute des Bourbons en France, on constate qu’à l’époque de Carlos III, une entente quasi-totale existe sur le diagnostic économique et les remèdes à y apporter.
En voici quelques points forts [14] :
- Sur le plan économique et social, l’Espagne a « perdu deux siècles », conséquence dramatique de l’expulsion des Juifs (marchands) et des Maures (artisans) par l’Inquisition de Torquemada, sous Isabelle la Catholique. A l’époque de Goya, à part des agriculteurs appauvris, une grande partie de la population (clergé, armée, noblesse, hidalgo, etc.) occupe ses jours à des activités non productives. L’Espagne compte 200 000 moines, nonnes et prêtres (le double de l’Italie et le triple de la France) et 500 000 nobles, soit plus que la France dont la population est pourtant le double. Selon les critères sociaux du pays, pour la noblesse et les hidalgo (noblesse appauvri dont Don Quichotte est une caricature), travailler équivaut à renoncer à son titre de noblesse. Mais puisque le pays manque cruellement de classes moyennes indépendantes, d’entrepreneurs, d’artisans et de commerçants, le temps était venu de revaloriser le travail productif en mettant tout le monde au travail. Guerre à l’oisiveté !
- L’approche de Campomanes combine volontarisme d’Etat de Colbert (protectionnisme, infrastructures, manufactures), mobilisation scientifique de Leibniz (académies des sciences), réformes agraires de Thomas More (redistribution des terres, cultures céréalières plutôt qu’élevage du mouton) et optimisme philosophique d’Erasme (favorisant éducation, justice équitable, libertés personnelles et abolition du pouvoir de l’Inquisition).
- Dès 1771, après une longue enquête, Campomanes et Floridablanca proposent, au nom de « l’intérêt général », la redistribution des terres non cultivées appartenant à la noblesse et aux ordres religieux. Des catholiques allemands et français (Carlos III ne s’entretenait malheureusement qu’avec des catholiques) sont invités à s’installer en Espagne pour repeupler des régions entières. Les impôts qui écrasent injustement les classes populaires sont progressivement transférés sur l’aristocratie et le clergé, jusqu’alors à l’abri de toute imposition.
Comme en France, ces réformes agraires et l’égalité devant l’impôt étaient des questions fondamentales à résoudre pour faire avancer la société. - En conséquence, tous les Espagnols sont incités à s’éduquer et mener une vie productive, ciment de la cohésion sociale de la nation. Pour « recycler » la noblesse et la sortir de son oisiveté, Campomanes leur propose de s’investir activement et matériellement dans la création de laboratoires de recherche scientifique, ouverts à tous par la suite. Il crée des emplois pour les militaires, les vagabonds et les prisonniers. On favorise les manufactures spécifiquement créatrices d’emplois pour les femmes. Quant à l’Inquisition, chargée de lutter contre l’hérésie, elle est sommée de porter ses efforts sur l’éducation plutôt que sur la répression. Il est inutile de préciser que des réformes d’une telle ampleur suscitent des oppositions « structurelles ». En particulier de la part des nobles et du clergé, véritable ancien régime dont les privilèges sont directement mis en cause par cette nouvelle politique. Le noyau dur de cette résistance à tout progrès sera l’Inquisition espagnole et elle deviendra donc légitimement une cible de choix pour l’humanisme chrétien de Goya et de ses amis.
L’Inquisition espagnole
Initiée par Innocent III en 1213 et créée par Grégoire IX en 1231 afin de lutter contre l’hérésie cathare et vaudoise, et la sorcellerie en général, c’est le moine dominicain Thomas de Torquemada (1420-1498), confesseur de la reine, qui convaincra Isabelle et Ferdinand de ressusciter l’Inquisition primitive en Espagne en 1478. Torquemada sera le grand inquisiteur aux pouvoirs sans limites, exécuteur des « hérétiques », s’intéressant particulièrement à la bigamie, à la sodomie, aux sorciers et autres adorateurs du démon, avorteurs et blasphémateurs. Mais son principal gibier sera les athées, les juifs convertis (conversos ou marranos, ce dernier mot signifiant cochons) et les maures (moriscos). A son actif personnel, près de 100 000 procès, 8800 exécutions par le feu, 90 000 condamnés à des diverses pénitences et un million de personnes chassées du pays.
Après Torquemada, l’Inquisition espagnole procèdera, de 1481 à 1808, à 35 000 exécutions par le feu. La cupidité insatiable du clergé espagnol, dominé par les ordres mendiants, conduit à l’arrestation des Juifs et à la confiscation de leurs biens, récompensant les délateurs, comme lors de la lutte contre l’hérésie cathare. La lutte contre l’hérésie et la sorcellerie devient alors le business le plus rentable du monde.
Le 31 mars 1492, tous les Juifs sont expulsés du royaume d’Espagne. L’inquisition s’en prend également aux Maures convertis, puis aux « alumbrados », label qui s’étend à tout individu minimisant l’importance des rites catholiques, considéré comme « illuminé », et par la suite aux « luteranos » ou autres sympathisants de la Réforme protestante ou érasmienne.
Vers 1480, les Espagnols symbolisent au plus haut point l’unité entre Etat et religion en consacrant le culte de la « limpieza de sangre » (pureté du sang, un peu comme les nazis à une autre époque). [15]
Ainsi, l’Inquisition, devenue simultanément procureur, juge et jury, statuera sur ces deux questions : la pureté du sang et la fidélité à l’église. Bien que créée par le pape, quoiqu’en réalité gérée par ses collecteurs de fonds, telle la maison bancaire des Fugger d’Augsbourg, ses véritables patrons en Espagne forment « la Suprema » (le conseil royal), nommée, comme les dignitaires de l’Inquisition, par le Roi en personne. Néanmoins, l’Inquisition fonctionnera comme un véritable gouvernement secret mondial, une synarchie, faisant et défaisant rois et gouvernements selon ses désirs.
Bien que la torture fût déconseillée pour donner la mort, elle était considérée comme une pratique inévitable pour obtenir preuves et confessions. En dehors de toute une série d’humiliations publiques, les trois méthodes de torture les plus courantes sont le garrucha (la strangulation par garot), la toca (un morceau de tissu introduit dans la bouche et lentement imprégné d’eau simulant une noyade) et la potro (un cordage qui se tend autour du corps). A l’époque de Goya, la plupart des exécutions se faisait par le garrot (strangulation), qu’on croyait à tort moins douloureux que le bûcher, et il nous a laissé de nombreux dessins et tableaux dépeignant les sinistres agissements de « la Sainte », organisatrice de sacrifices rituels à grand spectacle visant à tenir une population par la terreur et la mort, tandis qu’en douce, on entretenait la débauche et la superstition. Les délations systématiques et rémunérées plongeront l’Espagne dans un climat permanent de suspicion, ruineront l’esprit de la recherche scientifique et susciteront une méfiance vis-à-vis du progrès.
Le Don Carlos de Schiller en 1787, année où les Etats-Unis adoptent leur constitution et où Goya apprend le français, est un message fort pour l’Espagne : pas d’avenir si l’Inquisition reste en place. Quand Carlos IV succède à son père en 1788, la cocotte-minute franco-espagnole est au bord de l’explosion.
Le choc de 1789
Carlos IV, l’âne au centre de la tourmente, préfère la chasse et abandonne les affaires du pays à sa femme, Marie-Louise de Bourbon Parme (1765-1819). Femme frivole, elle méprise son fils détestable, le futur Ferdinand VII (1784-1833), et laisse le gouvernement à son jeune garde de corps Emmanuel de Godoy (1767-1851). Godoy, contre qui le confesseur de Ferdinand montera une vaste campagne de calomnies, a certes des faiblesses toutes clintoniennes, ce qui fera sa faiblesse au moment crucial, mais il n’est point dépourvu d’intelligence. D’abord, il prend très au sérieux le rôle des Sociétés des amis du pays de Campomanes pour encourager l’industrialisation de l’Espagne et constate le besoin criant d’améliorer l’éducation de l’ensemble de la population.
Il adoptera comme sien le modèle avancé du pédagogue suisse Johann Pestalozzi (1746-1827) [16] : « Pour la grande masse de la population, afin qu’elle puisse émerger de son abjection et son ignorance », dit-il, « il ne suffit pas qu’ils sachent lire, écrire, compter, calculer et dessiner-il faut qu’ils sachent comment penser. »
Il commande à Goya, qu’il admire, quatre tondo représentant des allégories des valeurs économiques stipulées par Campomanes et Jovellanos : Commerce, Agriculture, Science et Industrie.
Bien qu’elle prétende apprécier beaucoup Goya, Marie-Louise se laisse manipuler et devient le jouet de l’Inquisition qui la poussera à détester Floridablanca, Cabarrus et Jovellanos.
En 1789, paniquée par les événements qui se déroulent en France, où Louis XVI, après la prise de la Bastille, envisage de se réfugier chez son cousin germain en Espagne, la reine veut arrêter « les idées ». L’Inquisition redouble son offensive et Floridablanca, voulant défendre la monarchie à tout prix, instaure une censure féroce. Pas un mot dans la presse espagnole sur les événements qui secouent la France. Rien ne s’est passé. Si l’on n’en parle pas, cela pourrait disparaître tout seul. Peine perdue ! Faute de pouvoir arrêter les idées, on arrête ceux qui en sont porteurs… Ce doit être ces maudits ilustrados !
Le 25 juin 1790, sans que l’on en sache la raison, François Cabarrus, un des pères conceptuels de la Banca San Carlos est arrêté et mis au secret. Campomanes refuse de le défendre. Jovellanos est sommé de quitter Madrid pour aller « étudier l’extraction du charbon aux Asturies » et Goya, sans l’avoir sollicité, reçoit une licence afin d’aller « respirer les airs maritimes à Valence ».
Volte-face en 1792. Après l’arrestation de Louis XVI, une guerre entre la France et l’Espagne semble désormais inévitable. L’accélération de l’histoire prend les humanistes en tenailles. Le sort de la France et celui de l’Espagne sont tellement liés qu’ils sont indissociables. Soit on vit avec la Révolution, soit on disparaît avec elle. Godoy met à profit ses relations avec les ilustrados, souvent accusés à tort d’être de simples agents à la solde de l’étranger, pour tenter d’éviter le pire. Cabarrus est envoyé en France pour tenter de faire basculer le procès de Louis XVI, peut-être avec pour mission secrète d’exfiltrer le roi français.
Le 21 janvier 1793, Louis XVI est décapité. Carlos IV déclare la guerre à la France et la France déclare la guerre à l’Espagne. Goya est peut-être empoisonné, mais surtout mal soigné, et se rend chez des amis à Cadix. Le gendre de Cabarrus, Tallien, est l’un des organisateurs de la réaction thermidorienne qui conduira Robespierre à l’échafaud. Godoy arrange une paix avec la France. Les Bourbons d’Espagne s’accrochent et nomment Jovellanos et Saveedra comme ministres mais, trop contestés par la noblesse et le clergé, ils sont démis de leurs fonctions. Pour Goya, ce revirement équivaut à une trahison et dès lors, il contre-attaque en arrachant les masques.
Les Caprichos, langage universel
Nous en savons maintenant assez sur la situation politique pour aborder Goya au moment où il tire sur le quartier général.
Los Caprichios, Langage universel, sera conçu de la même façon que les Colloques d’Erasme. Derrière de « petites histoires » se cachent des piques délicieuses et bien envoyées contre des figures politiques inattaquables. [17]
Planche 4 (Fig. 11) : Le vieil enfant gâté est sans doute une allusion à la reine, connue pour son combat incessant contre sa prothèse dentaire inadaptée… Un laboureur tire une charge vers la droite, tandis qu’un enfant, les mains dans la bouche, se met de travers.
Planche 5 (Fig. 12) : Qui se ressemble s’assemble (Mariage d’intérêt. Godoy et la reine ?). Intervient une réflexion philosophique : Planche 8 (Fig. 13) : Et ils l’ont enlevée (un voleur et un fantôme enlèvent une jeune femme, symbole de l’espoir). Pour comprendre comment le pouvoir des idées intervient soudainement pour troubler cette satire sociale et politique, il est indispensable de pouvoir comparer les légendes qui figurent sur les dessins, donc de la main de Goya, avec celles, différentes, qui figurent sur les plaques des gravures, adoucies et volontairement rendues énigmatiques dans un acte d’autocensure probablement suggéré par des amis (Jovellanos, Moratin), soucieux d’éviter de graves ennuis à Goya, ce dernier jouant avec des allumettes sur le bûcher.
Par exemple, pour la planche 13 (Fig. 14), qui montre des moines en train de manger avec des cuillères, le titre de la planche gravée dit : Ils s’échauffent. Sur le dessin original, le texte est beaucoup plus explicite : Songes de certains hommes qui nous dévoraient (déjà le thème de Saturne dévorant ses enfants, présent dans un dessin préparatoire des Caprichos). Ces moines, on les retrouve en train de faire ripaille dans une cave : Personne ne nous voit (planche 79, Fig. 15) et sur la dernière planche 80 (Fig. 16), en pleine hystérie avec la légende : C’est l’heure.
La fameuse gravure Le sommeil de la raison engendre des monstres (planche 43, Fig. 17) , prévue initialement comme frontispice, se retrouve presque au milieu, ouvrant le thème de la superstition, puisque la raison qui s’endort lui laisse la place. Elle aurait donné tout son sens à celle qui clôt la série, puisque c’est l’heure pour la Raison de se réveiller !
Un des monstres qui revient souvent est le hibou. Dans la culture populaire espagnole du temps de Goya, comme dans les Flandres de Jérôme Bosch, cet oiseau de nuit est le symbole du péché. Aussi, pour chasser, on l’attachait à un arbre avec une ficelle. Son chant attirant d’autres oiseaux, ceux-ci se prennent dans les filets ou dans la glu étalée par le chasseur sur les branches de l’arbre.
Planche 19 (Fig.18), Ils tomberont tous montre ce stratagème avec des femmes/oiseaux comme appât, occupées, au premier plan, à castrer des hommes/oiseaux.
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Avec la planche 55 (Fig.19) on retourne au palais royal : Jusqu’à la mort figure Marie-Louise, flasque et flétrie, se dorlotant devant un miroir (thème repris plus tard dans le tableau Le temps et les vieilles)
La planche la plus explicite est certainement celle qui suit juste après, planche 56, Monter et descendre. (Fig. 21)
A part la référence aux performances sexuelles de Godoy, implicite dans ce titre, on y voit un satyre (force bestiale) qui soulève Godoy, représenté avec de la fumée qui lui sort de la tête, et dans sa montée deux figures sont renversées, Jovellanos et Saveedra, les deux ilustrados qu’il a chassés du gouvernement sous pression de l’Inquisition.
Le thème des mariages arrangés, d’intérêt ou d’argent, qu’on trouve dans le poème satirique A Ernesto de Jovellanos (« Sans invoquer une raison ou peser dans leurs coeurs les mérites du marié, elles disent oui et donnent leur main au premier venu »), ouvre les Caprichos de Goya (planche 2, Fig. 22) et sera traité en prose par Moratin en 1806 dans son chef-d’œuvre, le Side las niñas, interdit par l’Inquisition.
Sans épargner les hommes, Goya dénonce la « coutume » des femmes légères, souvent encouragées en cela par leur mère-maquerelle (la fameuse Célestina, thème devenu très populaire depuis 1499 à travers l’œuvre de Fernando de Rojas. Mais le tableau des Majas au balcon montre clairement des hommes qui se tiennent dans l’ombre.
L’Inquisition et la police royale s’étaient visiblement investies dans la prostitution organisée, instrument malheureusement toujours de mise pour récolter des renseignements.
Les ilustrados pour une culture populaire républicaine
Goya et son ami Léandro Fernandez de Moratin (secrétaire de Cabarrus, directeur de la Banque San Carlos) écartaient toute idée d’enfermement dans une culture d’élite ou de salon, comme le faisaient même les meilleurs des nobles.
Par le théâtre en particulier, Moratin tentera de relever ce grand défi et de changer l’environnement culturel populaire.
Une nécessité humaine mais aussi politique, car, en effet, combien de coups et d’intrigues de palais ne se réglaient-ils pas, en fin de compte, dans la rue par la manipulation de la populacho (populace), en Espagne comme ailleurs ?
Une population désinhibée de la violence par la tauromachie et les exécutions publiques d’hérétiques, crétinisée de surcroît par un théâtre qui ne cherchait qu’à flatter les instincts les plus médiocres, digne du Loft ou de la Starac, était une menace pour l’esprit républicain de gouvernement par le peuple et pour le peuple.
Moratin exprima ses convictions dans une lettre à Godoy, en 1792, où il dénonçait les productions de Ramon de la Cruz (1731-94), le plus populaire des dramaturges de l’époque dont le théâtre se contentait de refléter
« la vie et les coutumes de la populace la plus misérable : des tenanciers de tavernes, des vendeurs de noisettes, des pickpockets, des chiffonniers, des imbéciles, de la canaille, des délinquants, et surtout, les comportements dégoûtants des taudis de Madrid : voilà le caractère de ces pièces. Le cigare, les maisons de jeux, le poignard, l’ivrognerie, la dissipation, l’abandon, tous les vices de ces personnes réunies sont dépeints avec des couleurs attractives… Si le théâtre est l’école du comportement, comment peut-on infléchir le vice, l’erreur et l’absurdité si les mêmes personnes supposées les amender ne font que les propager ? »
En plus, arguait Moratin, ses quelque 450 sainetes (sketch d’environ 25 minutes en argot populaire) commençaient « à corrompre les échelons les plus élevés de la société ». De la Cruz répliqua humblement qu’il ne faisait que représenter la vraie vie telle qu’on pouvait la vivre à Madrid…
Moratin avait passé l’année 1787 à Paris où il entra en relations suivies avec le dramaturge vénitien Carlo Goldoni (1707-93), réformateur du théâtre italien réfugié en France comme professeur d’italien à la cour de Louis XV.
En 1786, Moratin avait écrit sa première comédie, El Viejo y la Niña, et l’année précédente, il avait fait paraître, sous le voile de l’anonymat, la Derrota de los pedantes, pamphlet en prose, dirigé contre les mauvais poètes et auteurs dramatiques qui inondaient alors l’Espagne de leurs productions ridicules. pour ridiculiser cette contreculture, Moratin, moqueur, fonda avec ses amis une société burlesque des « acalophiles » (« amateurs de laideur » du grec a-kalos), dont Goya aurait pu être membre.
L’homme-bête et les pinturas negras
Il serait trop fastidieux de commenter ici l’ensemble de l’oeuvre de Goya en interaction avec son époque révolutionnaire. Après avoir tracé quelques pistes, je m’en tiendrais donc à souligner son apport spécifique. Cette contribution, nous l’avons dit, est une compréhension aiguë du phénomène de l’homme-bête, destinée à provoquer une prise de conscience universelle de ce phénomène pour tenter de l’arrêter.
Reste à savoir ce qui peut pousser les hommes, les Néron, les Torquemada, les Napoléon ou les Hitler, à commettre des crimes aussi maléfiques, que l’on peut qualifier de satanistes dans le sens où ils privent l’humanité et les hommes de leur dignité.
Goya pointe aussi du doigt l’égoïsme d’un ancien régime, d’une génération tellement préoccupée d’elle-même qu’elle dévorerait sa propre progéniture plutôt que de se voir privée de son plaisir, de son confort et de ses privilèges.
C’est « l’idée lourde » qui émerge vers la fin, dans la série de gravures les Désastres de la guerre, élaborée pendant l’occupation française de l’Espagne.
Pour la France, cette guerre sera ce qu’est l’Irak pour les Etats-Unis aujourd’hui. Estimée devoir durer six jours, elle durera six ans, car chaque cadavre y deviendra barricade. Immortalisé par le « dos » et « très de Mayos », elle verra la naissance de la guérilla (petite guerre). Plus besoin désormais d’Inquisition (d’ailleurs abolie par Joseph Bonaparte) ! Délation, torture, strangulation, déchiquetage des corps : le peuple lui-même bestialisé par une guerre injuste et absurde s’en charge !
Son horreur nous rappelle cette déclaration de Sherman, un grand général d’Abraham Lincoln, devant l’académie militaire du Michigan en 1879 : « Je suis fatigué et malade de la guerre. Sa gloire n’est que de la frime (moonshine). Seuls ceux qui n’ont jamais tiré une balle ni entendu les gémissements des blessés peuvent appeler à plus de sang, plus de vengeance, plus de désolation. La guerre, c’est l’enfer. »
Après avoir dépeint d’innombrables actes insoutenables commis par des Français contre des Espagnols, mais aussi par des Espagnols contre leurs concitoyens, par des hommes contre des femmes, des humains contre d’autres humains, tous se conduisant de façon inhumaine, il esquisse un début de réponse à la question « pourquoi ? », avec la planche 71 (Fig.24), Contre le bien général qui représente un grand inquisiteur avec des oreilles de chauve-souris !
Quel rapport avec la guerre ? Ensuite vient la planche 72 (Fig.25) Les résultats, où une chauve-souris hibou géante dévore le cadavre d’un homme qui ressemble à celui de la première planche.
L’« homme-bête » de la planche 71 devient entièrement bestial dans la 72.
Le thème revient dans la planche 81 avec Monstre cruel, où un ogre géant avale/vomit des cadavres humains.
Ces deux planches ont peut-être été retirées des Caprichos, car trop virulentes, mais elles feront certainement le pont avec cette série. La guerre, caprice ultime du sommeil de la raison. Que Goya soit hanté par ce sujet « monstrueux », qui englobe pourtant la préoccupation pour l’avenir de l’espèce humaine, n’est pas une maladie mentale, au contraire !
Quand il entre dans une colère noire suite à l’écrasement, en 1823, par les troupes françaises et sur ordre du Congrès de Vienne, de la dernière tentative de faire adopter la constitution de Cadix de 1812, Goya, furieux et conscient qu’il est condamné à l’exil, recouvrira de « peintures noires » les belles fresques joyeuses qu’il avait commencées dans la « Quinta del Sordo ». [18]
Comme quelque douze mille familles espagnoles, Goya prendra le chemin de l’exil. Son Saturne dévorant ses enfants (Saturne étant le nom romain de Chronos, le temps, en grec) exprime la logique oligarchique poussée à son extrême : puisqu’on refuse de créer un avenir pour les nouvelles générations, empêchons-les d’exister !
Qu’elles s’entretuent par la guerre ! Conscient de cette monstruosité, il disait dans une lettre à son ami Zapatar : « Oui, oui, oui, je n’ai aucune peur des sorcières, des lutins, des apparitions, des géants vantards, des fripons ou des coquins, ni en effet d’aucune sorte d’êtres, à part les êtres humains. » Voilà le monstre qui hante Goya et qu’il combat en lui-même et dans le monde. Ni comme un Don Quichotte, ni comme un Sancho Panza, mais comme un républicain éclairé par les sources de l’humanisme chrétien. A nous aujourd’hui de lui rendre hommage en mettant en cage les derniers hommes-bêtes de notre époque !
« Imiter la vie » par des formes,
pas par des lignes
A l’époque de Goya, le style rococo tardif était dépassé par la nouvelle mode néo-classique développée par le théoricien d’art Johann Joachim Winckelmann (1717-1768). Dans ses Réflexions sur l’imitation des oeuvres grecques en peinture et en sculpture (1755), Winckelmann formulait ainsi la tâche contradictoire de l’artiste : « Le seul moyen dont nous disposons pour arriver à la grandeur, même pour devenir inimitable, c’est par l’imitation des anciens », pour lequel il louait Raphaël, Michel-Ange et Poussin.
Le collaborateur de Winckelmann à Rome fut Anton Raphaël Mengs (1728-1779), considéré à l’époque comme un peintre hors pair et invité à ce titre à la cour de Carlos III à Madrid.
En Espagne, ne pas l’apprécier était vu comme une attaque contre l’église et la royauté, et Mengs dirigeait d’une main de fer l’Académie royale madrilène où il imposait une formation académique rigide exclusivement basée sur le copiage de modèles en plâtre. Porte-parole des ennemis de ce style néo-classique froid (le fameux style Empire que Napoléon allait imposer à l’Europe tout entière), Goya disait que ces trois maîtres étaient « la nature, Vélasquez et Rembrandt ».
Pour Goya, la nature ne devait pas être copiée dans sa forme, mais comprise dans son intentionnalité – une intentionnalité qui se manifestait selon lui par « la magie d’ambiance ». Il n’y a donc pas de recette pour un vrai dialogue entre l’artiste et la nature. Tout le reste « n’est qu’oppression » de « styles fatigués ».
Goya disait que les académiciens encourageaient à tort l’abstraction chez leurs jeunes élèves, « des lignes, jamais des formes ». Et il commentait « Où est-ce qu’ils trouvent toutes ces lignes dans la nature ? Personnellement, je ne vois que des formes qui s’éclairent et d’autres qui ne le font pas, des plans qui avancent et des plans qui reculent, relief et profondeur. Mon oeil ne voit jamais les contours d’aspects particuliers ou de détails. Je ne compte pas les poils de la barbe de l’homme qui passe, pas plus que les trous pour les boutons de sa veste n’attirent mon attention. Mon pinceau ne devrait pas voir mieux que moi. »
Notes
1. Charles Baudelaire disait sans fard que « Le grand mérite de Goya consiste à créer le monstrueux vraisemblable » ; bien qu’il jugeait son œuvre « un cauchemar de choses inconnues, de foetus qu’on fait cuire au milieu des sabbats, de vieilles au miroir et d’enfants toutes nues » ; Théophile Gauthier : « Il y a surtout une planche tout à fait fantastique, qui est bien le plus épouvantable cauchemar que nous ayons jamais rêvé ; – elle est intitulée : Y aun no se van (Et ils ne s’en vont pas encore). C’est effroyable, et Dante lui-même n’arrive pas à cet effet de terreur suffocante ; représentez-vous une plaine nue et morne au-dessus de laquelle traîne péniblement un nuage difforme comme un crocodile éventré, puis une grande pierre, une dalle de tombeau qu’une figure souffreteuse et maigre s’efforce de soulever »
2. Paul Mantz, dictionnaire de 1859 : « Goya peignait comme dans le délire de la fièvre. Il affecte souvent pour la forme le dédain le plus parfait ; chez lui, c’est à la fois ignorance et parti pris. Et cependant ce maître bizarre, qui semble se complaire dans la laideur, avait un vif sentiment de la grâce féminine et des piquantes attitudes des belles filles de l’Espagne. Quoi qu’il en soit, Goya, si égaré, si fou, si incomplet dans sa peinture à l’huile, a laissé des caricatures d’un très haut prix. »
3. Goya, après être paralysé pendant six mis deviendra irrémédiablement sourd en 1793. Bien qu’ayant constatés des symptômes de troubles spatio-temporelles dès 1776, on ne peut exclure la thèse de l’empoisonnement, pratique très répandu à l’époque. A tel point d’ailleurs que le futur roi Ferdinand VII fut accusé d’avoir voulu empoisonner sa propre mère pour s’emparer du trône. C’est aussi un moment de l’histoire où d’autres sympathisants de la révolution américaine rencontrent des problèmes de santé pour le moins surprenants. La mort précoce de Mozart (1791) et la surdité de Beethoven (qui débute dès 1798) sont des cas d’école. N’excluons pas non plus la méningite ou une intoxication par le blanc de plomb, matériau très employé en peinture de chevalet. Un autre poison a tué bien des malades à cette époque : les mauvais médecins, que Goya moque comme des âne docteur dans la planche 40 des Caprichos « De quel mal mourra-t-il ? ».
4. Les Caprichos seront imprimé dans une dépendance de l’ambassade de France à Madrid en 1799 et les seuls à être publié par Goya lui-même pour réagir contre les attaques virulentes à l’encontre de ses amis chassés du gouvernement. Tout le reste de l’œuvre graphique ne sera publié qu’après la mort de l’artiste. Les Peintures noires ne furent découvertes et vu pour la première fois qu’en 1868.
5. A Bordeaux, Goya écrit en 1825 à son ami, le banquier Joaquin Maria Ferrer qui y réside également, bien que considéré par la police française comme « un dangereux révolutionnaire » , en lui confirmant qu’il cessa la vente parce que « la Sainte (inquisition) m’accusa ».
6. On peut penser ici à un poème populaire anglais de l’époque : « Baby, baby, he’s a giant ; Tall and black as Monmouth steeple ; And he breakfasts, dines, and suppers ; Every day on nougthy people. Baby mine, if Boney hears you ; As he gallops past the house ; Limb for limb at once he’ll tear you ; Just as pussy tears a mouse. » Rappelons ici que la gravure du Colosse, bien que sans les foules et sans l’âne, devait à l’origine servir de frontispice pour les Les désastres de la guerre.
7. Voir utilement Le Secret du Roi, de Gilles Perrault, Vol. I, 1992, L’ombre de la Bastille (Vol. II, 1993), et La Revanche américaine (Vol. III, 1996). Collection livre de poche, Fayard, Paris.
8. Si le rôle du général prussien Von Steuben fut crucial pour l’entraînement des troupes américaines à Valley Forge, c’est l’équivalent de cinq millions de livres de matériel de guerre (canons, poudre, fusils, munitions, uniformes) qui permirent à Washington de gagner la bataille si décisive de Saratoga en 1777. Cette somme énorme provenait pour la moitié des Bourbons français et espagnols et pour le reste de sympathisants français de la cause des insurgés et le matériel fut acheminé à partir des ports de Bordeaux, du Havre et de Marseille par les bateaux de Rodrigue, Hortalez et Cie (Beaumarchais). En août 1779, les 2000 troupes espagnoles de Bernardo de Gálvez font la guerre aux Anglais en Louisiane. A Yorktown, les 8000 anglais dirigés par Cornwallis se trouvent assiégés par 6000 insurgés renforcés par les volontaires français de Lafayette et rejoint par 5000 soldats français du corps expéditionnaire de Rochambeau, et perdent la bataille en 1781. Ainsi s’ouvre la voie de la reconnaissance des Etats-Unis par la France en 1783.
9. Dans une lettre écrit de Moscou au chevalier de Rossi en 1808, cité par Evan S. Connell, dans Goya, A Life, p.126. Pour Joseph de Maistre, lire Children of Satan II, document de la campagne présidentiel de Lyndon LaRouche en 2004. Rien d’étonnant non plus qu’en 1896, dans une explosion d’hystérie, le plus grand critique d’art de son époque et protecteur de la Fraternité pré-Raphaélite, John Ruskin (1819-1900), brûla dans sa cheminée toute une série des Caprichos pour exprimer son rejet du « caractère moralement et intellectuellement ignoble » de Goya.
10. Dans Baticle, Jeanne, Goya, d’or et de sang, Découvertes Gallimard, Paris, 1987, p.25.
11. Il serait intéressant d’enquêter sur la visite de Beaumarchais en Espagne en 1764. Beaumarchais représente une maison financière française (Pâris-Duvernay, les financiers de Louis XV et de Mme de Pompadour) à Madrid et y rencontre José Clavijo y Fajar, le ministre des sciences de Carlos III en contact avec Alexandre de Humboldt. Sa visite lui donnera aussi des éléments pour son Barbier de Séville de 1775.
12. Goya acheta vingt-cinq actions de la Banca San Carlos et sa présence à une réunion d’actionnaires, le 24 février 1788, est documenté.
13. Le richissime avocat Martin Zapater (1746-1803) était membre et trésorier de la Société Economique Aragonaise des Amis du Pays tandis que la duchesse d’Osuna (1752-1834) dirigeait la Junte de Damas, conseil des femmes de la Société à Madrid, organisant ses propres tertulias (soirées de discussion). Elle commanda à Goya une série de tableaux, illustrant des pièces littéraires traitant de la sorcellerie. C’était une passionnée de musique classique, de théâtre et de produits de luxe français. Elle organisait des concerts dans sa maison de campagne El Capricho, dans la banlieue de Madrid. On y jouait du Rossini, du Boccherini et elle passa des commandes à Joseph Haydn (1732-1809) pendant six ans, lui-même en contact avec Mozart. Haydn correspondait aussi avec le Duc d’Albe, mari de la fameuse duchesse d’Albe. Un des tableaux de la série de Goya, aujourd’hui disparu, représente « le commandeur » que Mozart met en scène dans son fameux « Don Juan ».
14. Pour un traitement approfondi du sujet : Spain’s Carlos III and the American System par William Wertz et Cruz del Carmen Moreno de Cota, dans Fidelio, vol. XIII, nr. 1-2, été 2004, Schiller Institute, Washington.
15. L’activité de l’Inquisitionn’étaitpas toujours aussi intense. La dernière grande démonstration cérémoniale de son pouvoir était l’immense « auto-da-fè » (acte de foi) sur la Plazza Major de Madriden 1680. Le roi Charles II en personne, ouvrant la célébration de son mariage, y alluma les bûchers de 27 « judaïsants ».Brièvement aboli par Joseph Bonaparte lors de l’occupation française en 1808,elle fut rétabli par Ferdinand VII et finalement aboli en1834.
16. Un des génies qui sortiront de ses écoles est le célèbre géomètre Jacob Steiner (1796-1863), père de la géométrie synthétique. Un des ses élèves était Bernhard Riemann.
17. Ferrari signale la coïncidence iconographique entre certaines estampes des Caprices et les planches gravées en 1776 en France par Monnet pour l’édition du poème burlesque de Charles Palisseau de Montenoy (1731-1814), La Dunciade, ou la guerre des sots (1764), polémique au vitriol à l’encontre de Diderot, Voltaire et l’esprit des salons. Des rapprochements avec certains croquis de Fragonard ont aussi été constatés.
18. Des analyses récentes aux rayons X des tableaux qu’ils existent actuellement au Prado et des examens stratigraphiques ont mis en lumière le fait, que sauf une exception, ce que nous voyons sont des surpeints. Maurice et Jacqueline Guillaud font état de fresques joyeuses, recouvertes par la suite par Goya et éventuellement quelqu’un d’autre. Sous Saturne figure un danseur qui lève le pied, tandis que « Laocadia » [la compagne de Goya] pose son bras sur une cheminée. « Le chien », dont nous voyons juste encore la tête est peut-être le détail touchant que Goya n’a pas voulu effacer.
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