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Comment Jacques Cœur a mis fin à la guerre de Cent ans

La vie de Jacques Cœur, un simple fils de pelletier devenu argentier du roi et dont la devise était « A vaillans cuers, riens impossible », a de quoi nous inspirer aujourd’hui.

Sans attendre la fin de la guerre de Cent Ans (1337-1453), Jacques Cœur, un homme intelligent et énergique mais dont n’existe aucun portrait ni traité, décide de reconstruire une France ruinée, occupée et en lambeaux.

Marchand mais aussi banquier, aménageur du territoire, armateur, industriel, maître de mines dans le Forez, il est le contemporain de Jeanne d’Arc, qui habitera Bourges en 1429, de Gilles de Rais, et le confident d’Agnès Sorel.

En premier lieu, il travaillera avec les papes humanistes de la Renaissance, protecteurs de Nicolas de Cues et de Piero della Francesca. Voyant une Europe menacée d’implosion et de chaos, mettre fin à une guerre interminable et unifier la Chrétienté est leur priorité.

Ensuite, marchant dans les pas de Saint-Louis, Cœur est un des premiers à assumer pleinement la vocation maritime de la France. Enfin, grâce à une politique intelligente de change et en tirant profit des Routes de la soie maritimes et terrestres d’alors, il favorise le commerce international. A Bruges, à Lyon et à Genève, il échange de la soie et des épices contre du drap et des harengs tout en investissant dans la sériciculture, dans la construction navale, dans les mines et la sidérurgie.

Préparant le règne de Louis XI et bien avant Jean Bodin, Barthélémy de Laffemas, Sully et Jean-Baptiste Colbert, son mercantilisme annonce les conceptions d’économie politique perfectionnées par la suite par l’économiste allemand américain Friedrich List ou le premier secrétaire américain au Trésor, Alexander Hamilton.

Nous nous concentrons ici sur sa vision de l’homme et de l’économie et laissons de côté des sujets importants, notamment le procès contre lui, ses rapports avec Agnès Sorel ou encore Louis XI, auxquels de nombreux livres ont été consacrés.

Palais de Jacques Cœur à Bourges, une résidence où il a très peu séjourné.

Jacques Cœur (1400-1454) est né à Bourges où son père, Pierre Cœur, exerce la profession de marchand pelletier. De condition modeste, venu de Saint-Pourçain, ce dernier se marie avec la veuve d’un boucher, ce qui améliore nettement son statut, la corporation des bouchers étant particulièrement puissante.

Guerre de Cent Ans

Ce début du XVe siècle n’est pas particulièrement réjouissant. La « guerre de Cent Ans », oppose le parti des Armagnacs aux Bourguignons alliés à l’Angleterre. Comme lors de la grande faillite systémique des banquiers de la papauté en 1347, les terres agricoles sont pillées ou restent en jachère.

Alors que l’urbanisation avait su prospérer grâce à un monde rural productif, ce dernier est déserté par des cultivateurs qui viendront renforcer les hordes d’affamés peuplant des villes manquant d’eau, d’hygiène et de moyens pour se subvenir. Épidémies et pestes deviennent alors monnaie courante ; égorgeurs, écorcheurs, retondeurs et autres brigands sèment la terreur et rendent impossible toute vie économique véritable.

Jacques Cœur a quinze ans lorsque se déroule chez nous une des plus cuisantes défaites de l’armée française.

La bataille d’Azincourt (1415) (Pas-de-Calais), où la chevalerie française est mise en déroute par des soldats anglais inférieurs en nombre, sonne la fin de l’ère de la chevalerie et le début de la suprématie des armes à distance (arcs, arbalètes, premières armes à feu, etc.) sur la mêlée (corps à corps). Une partie importante de l’aristocratie y est décimée et une part essentielle de territoire passe sous la coupe des Anglais. (voir carte)

Charles VII

Portrait du roi Charles VII par Jean Fouquet.

En 1418, le dauphin, futur Charles VII (1403-1461), que l’on connaît grâce au tableau du peintre Jean Fouquet, échappe à la capture lors de la prise de Paris par les Bourguignons. Il se réfugie à Bourges où il se proclame lui-même régent du royaume de France, eu égard à l’indisponibilité de son père atteint de folie, resté à Paris et tombé au pouvoir de Jean sans Peur, duc de Bourgogne.

Le dauphin est probablement l’instigateur de l’assassinat de ce dernier sur le pont de Montereau le 10 septembre 1419. Avec dérision, on le surnomme « le petit roi de Bourges ». La présence de la Cour donnera un élan à cette ville comme centre des échanges et du commerce.

Considéré comme un homme des plus industrieux et des plus ingénieux, Jacques Coeur, se marie en 1420 avec Macée de Léodepart, fille d’un ancien valet de chambre du duc de Berry, devenu prévôt de Bourges. Sa belle-mère étant la fille d’un maître des monnaies, par son mariage, Jacques Cœur, se retrouve en 1427, avec deux associés, en charge d’un des douze bureaux de change que compte la ville. Sa position suscitera bien des jalousies. Après avoir été accusé de ne pas respecter la quantité de métal précieux contenu dans les pièces qu’il fabrique, il est arrêté et condamné en 1428, mais bénéficie rapidement d’une grâce royale.

Yolande d’Aragon devant la Vierge et l’enfant.

Bien que le traité de Troyes (1420) déshérite le dauphin du royaume de France au profit d’un cadet de la maison des Plantagenêts, Charles VII ne s’en proclame pas moins roi de France à la mort de son père le 21 octobre 1422. Chef de fait du parti armagnac, replié au sud de la Loire, il voit sa légitimité et sa situation militaire nettement s’arranger grâce à l’intervention de Jeanne d’Arc (1412-1431), opérant sous la protection bienveillante de la belle-mère du dauphin : Yolande d’Aragon (1384-1443), duchesse d’Anjou, reine de Sicile et de Naples. (Note 1)

Jeanne participe à la levée du siège d’Orléans et fait sacrer Charles VII, en juillet 1429, comme roi de France à Reims. Yolande d’Aragon noue des contacts avec les Bourguignons préparant la paix et introduit Jacques Coeur à la cour royale. (Note 2)

Une chronique de l’époque dit d’elle qu’elle était considérée « comme la plus sage et la plus belle princesse de la chrétienté ». Selon son petit-fils Louis XI, elle avait « un cœur d’homme dans un corps de femme ».

Voyage au Levant

En 1430, Jacques Cœur, déjà réputé comme un homme « plein d’industrie et de haut engin, subtil d’entendement et haut comprendre ; et toutes choses, si haut fussent-elles, sachant conduire par son travail » (Note N° 3), se lance dans le commerce en créant, avec Barthélémy et Pierre Godard, deux notables de Bourges,

« une société en tout fait de marchandise et mesmement au fait du roy notre seigneur, de monseigneur le dauphin et autres seigneurs, et en toutes autres choses dont ilz pourraient faire proufitt ».

En 1431, Jeanne d’Arc, livrée aux Anglais par les Bourguignons, est brûlée vive à Rouen. Un an plus tard, en 1432, Jacques Cœur se rend au Levant. Diplomate et humaniste, Cœur y va en tant qu’observateur des coutumes ainsi que de la vie économique et politique.

Son navire, cabotant d’un port à l’autre, en longeant la côte d’Italie aussi près que possible, contourne la Sicile et arrive à Alexandrie en Egypte, à l’époque une ville imposante de 70 000 habitants où s’agitent des milliers de navires syriens, chypriotes, génois, florentins et vénitiens.

Port d’Alexandrie au XVIe siècle.

Au Caire, il découvre des trésors inconnus chez nous arrivant de Chine, d’Afrique et d’Inde par la mer Rouge. Autour du Palais du Sultan, des marchands arméniens, géorgiens, grecs, éthiopiens et nubiens proposent des pierres précieuses, de la soie, des parfums, des soieries et des tapis. Les rives du Nil sont plantées de cannes et les entrepôts regorgent de sucre et d’épices.

Vendre de l’argent à prix d’or

« Gros de roi », dit de Jacques Coeur. Pièce en argent, fabriquée à Lyon, émise en 1447.

Pour comprendre la stratégie financière de Jacques Cœur, quelques mots sur le bimétallisme. A l’époque, chez nous, contrairement à la Chine, la monnaie papier n’était pas d’usage. En Occident, tout se payait en pièces métalliques, et avant tout en or.

D’après Hérodote, c’est au VIe siècle avant J.-C., que Crésus aurait émis une monnaie d’argent et une monnaie d’or pur. Sous l’Empire romain, cette pratique avait perduré. Cependant, en Occident, si l’or se faisait rare, les mines de plomb argentifère y étaient prospères.

A cela s’ajoute qu’au Moyen Âge, l’Europe connaît une augmentation considérable des quantités d’argent métal en circulation du fait de nouvelles mines découvertes en Bohême. Le problème, c’est qu’en France, la production nationale ne suffisait point pour satisfaire les besoins du marché intérieur. Par conséquence, elle se voyait obligée d’utiliser son or pour acheter ce qui manquait à l’étranger, ce qui faisait partir l’or hors des frontières.

Selon les historiens, lors de son voyage en Egypte, Cœur observa que les femmes s’y habillaient des draps les plus fins et portaient des chaussures ornées de perles ou de joyaux d’or. En plus, elles adoraient ce qui était à la mode ailleurs, notamment en Europe. Par ailleurs, Cœur connaissait l’existence de mines d’argent et de cuivre mal exploitées dans le Lyonnais et ailleurs en France.

L’historien George Bordonove, dans « Jacques Cœur, trésorier de Charles VII », estime que l’argentier, ancien agent de change, a dû rapidement constater que les Egyptiens, préféraient «  bizarrement, l’argent à l’or, troquant l’un contre l’autre à poids égal », alors qu’en Europe, le taux de change établissait 15 volumes d’argent contre un volume d’or…

En clair, il se rendit à l’évidence que la région « regorgeait d’or » et que la cote de l’argent y était très avantageuse. L’opportunité d’enrichir son pays en obtenant un prix « en or » pour l’argent et le cuivre extrait des mines françaises, a dû lui apparaître comme une simple évidence.

A cela s’ajoute qu’en Chine, seul l’argent a cours. En d’autres termes, le monde arabo-musulman a l’or, mais manque d’argent pour son commerce avec l’Extrême-Orient, d’où son intérêt à s’en procurer en Europe…

Liban, Syrie, Chypre

Mosquée des Omeyyades à Damas.

Cœur se rend ensuite, via Beyrouth, à Damas en Syrie, à l’époque de loin le plus gros centre de commerce entre l’Orient et l’Occident.

La ville est réputée pour ses soieries à figures (les damas), ses voiles de gaze légers, ses confitures et ses essences de rose. Les tissus d’Orient eurent beaucoup de succès, dans les vêtements de luxe.

L’Europe se fournissait en mousseline de soie et d’or venant de Mossoul, de damasquins aux motifs tissés venant de Perse ou de Damas, de soies à décor de figurines nommées baldacchino, de draps à fond rouge ou noir ornés d’oiseaux bleus et or, venant d’Antioche, etc…

Par la « Route de la soie » arrivent également les tapis perses et les céramiques d’Asie. Le voyage se poursuit vers un autre grand entrepôt maritime des Routes de la soie : Chypre, une île dont le cuivre avait offert une prospérité exceptionnelle aux civilisations minoenne, mycénienne et phénicienne.

Tout ce que l’Occident produisait de meilleur se troquait ici contre l’indigo, la soie et les épices.

Gênes et Venise

Lors de son voyage, Cœur va également découvrir les empires maritimes de Venise et de Gênes, chacun disposant de protections d’un Vatican dépendant de ces puissances financières.

Les premiers, pour justifier leur juteux trafic avec les Musulmans affirmaient que « avant d’être chrétien », ils étaient Vénitiens…

Comme l’Empire britannique par la suite, les Vénitiens promouvaient le libre échange total pour soumettre leurs victimes, tout en appliquant un dirigisme féroce chez eux et des taxes prohibitives aux autres. Tout artiste ou personne divulguant un savoir faire vénitien subissait des conséquences terribles.

Venise, avant poste de l’Empire byzantin et fournisseur de la Cour de Constantinople, une ville de plusieurs millions d’habitants, développe la teinture des étoffes, fabrique des soieries, des velours, des articles de verre et de cuir, sans oublier les armes. Son arsenal fait travailler seize mille ouvriers.

Port de Gênes.

Sa rivale, Gênes, disposant de marins très capables et des techniques financières d’avant garde, avait colonisé le Bosphore et la mer Noire d’où affluaient des trésors de Perse et de Moscovie. Elles pratiquaient en plus, sans vergogne, la traite des esclaves, une pratique qu’ils transmettront aux Espagnols et surtout aux Portugais en position de monopole sur le commerce avec l’Afrique.

Évitant l’affrontement direct avec de telles puissances, Cœur se montre fort discret. La difficulté était triple : suite à la guerre, la France manquait de tout ! Elle n’avait ni numéraire, ni production, ni armes, ni navires, ni infrastructures !

A tel point que le grand axe commercial d’Europe s’était déplacé vers l’Est. Au lieu d’emprunter l’itinéraire du Rhône et de la Saône, les marchands passaient par Genève, et remontaient le Rhin pour se rendre à Anvers et Bruges. A cela s’ajoutera bientôt une autre difficulté : une ordonnance royale interdira l’exportation de métaux précieux ! Mais quels immenses profits pouvait tirer le Royaume de l’opération.

Les Conciles

Concile de Constance (1414-18).

Dès son retour du Levant, l’histoire de France s’accélère. Tout en préparant les réformes économiques qu’il souhaite, Jacques Cœur s’implique dans les grands enjeux de l’époque. Par son frère Nicolas Cœur, le futur évêque de Luçon, il jouera un rôle important dans le processus entamé par les humanistes visant, face à la menace turque, à unifier l’église d’Occident.

En effet, depuis 1378, il y avait deux papes, le premier à Rome, et le second à Avignon. Plusieurs conciles tentent alors de surmonter les divisions. Nicolas Cœur y assiste. D’abord, celui de Constance (1414 à 1448), suivi de celui de Bâle (1431) qui, après des interruptions, sera transféré, et ne se clôtura qu’à Florence (1439) établissant une « union » doctrinale entre les églises d’Orient et d’Occident avec un décret qui est lu en grec et en latin, le 6 juillet 1439, dans la cathédrale Santa Maria del Fiore, c’est-à-dire sous la coupole du dôme de Florence, construite par Brunelleschi.

Le panneau central du polyptyque de Gand (1432) peint par le peintre diplomate Jan Van Eyck sur le thème du Lam Gods (l’Agneau de Dieu ou Agneau mystique), symbole du sacrifice du fils de Dieu pour la rédemption des hommes et capable de réunifier une église déchirée par des différences internes. D’où la présence, à droite, des trois papes, ici unis devant l’agneau. Van Eyck exécuta également le portrait du cardinal Niccolo Albergati, un des instigateurs du Concile de Florence ainsi que celui du Chancelier Rolin, un des artisans de la Paix d’Arras en 1435.

La paix d’Arras

Proclamation, à Reims, de la Paix d’Arras.

Pour y arriver, les humanistes se concentrent sur la France. D’abord ils vont réveiller Charles VII. Après les victoires arrachées par Jeanne d’Arc, le temps n’est-il pas venu de reconquérir les territoires perdus sur les Anglais ? Cependant, Charles VII sait qu’une paix avec les Anglais, passe d’abord par une réconciliation avec les Bourguignons. Il entame donc des négociations avec Philippe le Bon, duc de Bourgogne.

Celui-ci n’attend plus rien des Anglais et souhaite se consacrer au développement de ses provinces. La paix avec la France est pour lui une nécessité. Il accepte donc de traiter avec Charles VII, ce qui ouvre, en 1435, la voie à la conférence d’Arras.

Celle-ci est la première conférence européenne sur la paix. Outre le Royaume de France, dont la délégation est menée par le duc de Bourbon, le maréchal de La Fayette et le connétable Arthur de Richemont, et la Bourgogne, conduite par le duc de Bourgogne en personne et le Chancelier Rolin, elle réunit l’empereur Sigismond de Luxembourg, le médiateur Amédée VIII de Savoie, une délégation anglaise, ainsi que les représentants des rois de Pologne, de Castille et d’Aragon. Bien que les Anglais quittent les pourparlers avant la fin, grâce à l’habilité du savant Aenéas Silvius Piccolomini (futur pape Pie II) ainsi que celle d’un cardinal de Chypre, porte-parole du Concile de Bâle, la signature du Traité d’Arras de 1435 permet la conclusion d’un accord de paix entre les Armagnacs et les Bourguignons, c’est-à-dire à la première étape mettant fin à la guerre de Cent Ans.

Entre-temps, le Concile de Bâle, qui s’était ouvert en 1431, va traîner en longueurs sans aboutir et le 18 septembre 1437, le pape Eugène IV, conseillé en cela par le cardinal philosophe Nicolas de Cues et arguant de la nécessité de tenir un concile d’union avec les orthodoxes, transfère le concile de Bâle à Ferrare et ensuite Florence. Seuls restent à Bâle les prélats schismatiques. Furieux, ils « suspendent » Eugène IV et désignent comme nouveau pape le duc de Savoie, Amédée VIII, sous le nom de Félix V. Cet « antipape » obtient peu de soutien politique. L’Allemagne reste neutre et en France, Charles VII se limite à assurer à son royaume un grand nombre de réformes décrétées à Bâle par la Pragmatique Sanction de Bourges du 13 juillet 1438.

Argentier du roi et grand commis d’Etat

Un des couloirs du Palais Jacques Cœur à Bourges. Le toit, sous forme de coque de navire, témoigne de sa grande passion pour les affaires maritimes.

En 1438, Cœur devint Argentier de l’hôtel du roi. L’Argenterie ne s’occupait pas des finances du Royaume. C’était plutôt une sorte d’économat chargé de répondre à tous les besoins du souverain, de ses serviteurs et de la Cour, pour leur vie quotidienne, leur habillement, leur armement, les armures, les fourrures, les tissus, les chevaux, etc.

Cœur va approvisionner la Cour avec tout ce qu’on ne pouvait ni trouver ni fabriquer chez nous, mais qu’il pouvait faire venir d’Alexandrie, de Damas et de Beyrouth, à l’époque des points nodaux majeurs de la Route de la soie terrestre et maritime où il installe ses agents commerciaux, ses « facteurs ».

Suite à cela, en 1439, après avoir été nommé maître des monnaies de Bourges, Jacques Cœur, devient, suite à la reprise de cette ville, maître des monnaies à Paris, et enfin, en 1439, l’argentier du Roi. Son rôle consiste alors à assurer les dépenses quotidiennes du souverain, ce qui le conduit à consentir des avances au Trésor et à contrôler les circuits d’approvisionnement de la Cour.

Ensuite, pour y lever l’impôt, le Roi le nomme, en 1441, commissaire aux États de Languedoc. Souvent, Cœur établit l’impôt sans jamais plomber la dynamique de la reconstruction. Et en cas de difficulté extrême, il prêtera même de l’argent, à taux bas et à long terme, à ceux qui doivent l’acquitter.

Anobli, Cœur devient en 1442 le conseiller stratégique du Roi. Il acquiert un terrain au centre de Bourges pour y construire sa « grant’maison », le Palais de Jacques Cœur. Cet édifice magnifique, doté de cheminées dans toutes les pièces et d’une étuve pour la toilette, a survécu aux siècles mais Coeur y a peu résidé.

Cœur est un véritable commis d’État investi de larges pouvoirs : recouvrir impôts et taxes et négocier pour le compte du roi des accords politico-économiques. Arrivé au sommet, Cœur est désormais dans la position idéale pour étendre son projet longuement mûri.

Gouverner la finance

Le 25 septembre 1443, la Grande Ordonnance de Saumur, promulguée à l’instigation de Jacques Cœur, assainira les finances de l’État.

Comme le relate Claude Poulain dans sa biographie Jacques Coeur :

« En 1444, après l’affirmation du principe fondamental que le roi seul disposait du droit de lever des impôts, mais que ses finances propres ne devaient pas être confondues avec celles du royaume, était édicté un ensemble de mesures qui touchait les Français à tous les niveaux ».

Parmi celles-ci :

« les roturiers, possesseurs de fiefs nobles, se voyaient contraints de payes des indemnités ; les nobles ayant reçu des seigneuries appartenant préalablement au domaine royal, seraient désormais contraints de participer aux charges de l’Etat, sous peine, là encore, de saisie ; enfin, on organisait les services financiers du royaume avec à leur tête un comité du budget formé de fonctionnaires de hauts grades, ’Messieurs des Finances’. »

Or, le Conseil du roi de 1444, dirigé par Dunois, est composé presque exclusivement de roturiers (Jacques Coeur, Jean Bureau, Étienne Chevalier, Guillaume Cousinot, Jouvenel des Ursins, Guillaume d’Estouteville, Tancarville, Blainville, Beauvau et le maréchal Machet). La France se relève et connaît la prospérité.

Si les finances se redressent, c’est avant tout grâce aux investissements stratégiques dans les infrastructures, l’industrie et le commerce. C’est la relance de l’activité, qui permet de faire entrer l’impôt. En 1444 il installe le nouveau Parlement du Languedoc en relation avec l’archevêque de Toulouse et, au nom du Roi, préside les États Généraux.

Un plan d’ensemble

En réalité, les différentes opérations de Jacques Cœur, parfois considérées à tort comme motivées exclusivement par sa cupidité personnelle, forment un plan d’ensemble qu’on qualifierait de nos jours de « connectivité » et au service de « l’économie physique ».

Il s’agit d’équiper le pays et son territoire, notamment grâce à un vaste réseau d’agents commerciaux opérant aussi bien en France qu’à l’étranger à partir des grandes cités marchandes d’Europe (Genève, Bruges, Londres, Anvers, etc.), du Levant (Beyrouth et Damas) et de l’Afrique du Nord (Alexandrie, Tunis, etc.), afin de favoriser des échanges gagnant-gagnant, tout en veillant au réinvestissement d’une partie des bénéfices dans l’amélioration de la productivité nationale : mines, métallurgie, armes, construction navale, formation, ports, routes, fleuves, sériciculture, filature et teinture d’étoffes, papier, etc.

Les mines

Sites miniers autour de Lyon.

Il s’agissait des mines d’argent de Pampailly, à Brussieu, au sud de l’Arbresle et de Tarare, à 25 kilomètres à l’ouest de Lyon, acquis et exploité dès 1388 par Hugues Jossard, un juriste Lyonnais. Elles étaient très anciennes, mais leur exploitation normale avait été fortement perturbée pendant la guerre. A cela s’ajoutait celles de Saint-Pierre-la-Palud et de Joux, ainsi que la mine de Chessy dont le cuivre servira aussi la production d’armement.

Jacques Cœur les rendra fonctionnelles. A proximité des mines, des « martinets », c’est-à-dire des hauts fourneaux chauffés au charbon de bois, transforment le minerai en lingots. Cœur fait venir des ingénieurs, et des ouvriers qualifiés d’Allemagne, à l’époque une région très en avance sur nous dans ce domaine. Cependant, sans système de pompage, l’exploitation des mines n’est pas une sinécure.

Sous la direction de Jacques Cœur, les ouvriers bénéficient de salaires et d’un confort absolu­ment uniques à l’époque. Chaque couchette avait son lit de plumes ou son matelas de laine, un oreiller, deux paires de draps de toile, des couvertures, un luxe alors plus qu’insolite. Les dortoirs étaient chauffés.

La nourriture était d’une rare qualité : pain contenant quatre cinquièmes de froment pour un cinquième de seigle, viande en grande quantité, œufs, fromages, poissons et le dessert comprenait des fruits exotiques : figues et noix par exemple. Un service social était organisé : hospitalisation gratuite, soins dispensés par un chirurgien de Lyon qui tenait « en cure » les victimes d’accidents. Chaque dimanche, un curé des environs venait spécialement célébrer une messe pour les mineurs. En revanche, les ouvriers étaient tenus à une discipline draconienne, faisant l’objet d’une réglementation en cinquante trois articles, qui ne laisse rien au hasard.

Les ports de Montpellier et de Marseille

Dès son retour du Levant, en 1432, Jacques Coeur avait choisi de faire de Montpellier le centre névralgique de ses opérations.

En principe, il était interdit aux Chrétiens de commercer avec les Infidèles.

Mais Montpellier, grâce à une bulle du pape Urbain V (1362-1370) avait obtenu le droit d’envoyer chaque année des « nefs absoutes » en Orient. Jacques Cœur obtiendra du pape qu’elle s’étende à l’ensemble de ses navires. Eugène IV, par la dérogation du 26 août 1445, lui accordera cet avantage, permission renouvelée en 1448 par le pape Nicolas V.

Il faut savoir qu’à l’époque, seul Montpellier, au milieu de l’axe est-ouest reliant la Catalogne aux Alpes (la voie domitienne romaine) et dont les avant-ports s’appelaient Lattes et Aigues-Mortes, dispose d’un hinterland (arrière-pays) doté d’un réseau conséquent de routes à peu près carrossables, une situation exceptionnelle pour l’époque.

En 1963, on a découvert qu’à l’emplacement du village de Lattes (17000 habitants), à 4 km au sud de l’actuelle Montpellier et sur le fleuve Lez, se trouva dès l’Antiquité une cité portuaire étrusque du nom de Lattara, selon certains le premier port d’Europe occidentale.

Cette cité s’érige au cours du dernier tiers du VIe siècle av. JC. Sont alors construites à la fois une enceinte et des maisons en pierre et en brique. Des objets originaux et des graffitis en langue étrusque — les seuls connus en France — ont suggéré l’hypothèse que des courtiers venus d’Étrurie auraient joué un rôle dans la création et l’urbanisation rapide de l’agglomération.

Maquette du port étrusque de Lattara, fondé au VIe siècle avant JC et selon certains le premier port d’Europe occidentale. (Aujourd’hui commune de Lattes, à 4 km au sud de Montpellier).

Commerçant avec les Grecs et les Romains, Lattara est un port gaulois très actif jusqu’au IIIe siècle après JC. Puis les accès maritimes changent et la ville va connaître un engourdissement.

Au XIIIe siècle, sous l’impulsion des Guilhem, seigneurs de Montpellier, le port de Lattes reprend de l’activité pour retrouver sa splendeur lorsque Jacques Cœur y installe ses entrepôts au XVe siècle.

Quant au port d’Aigues-Mortes, aménagé de fond en comble par Saint-Louis au XIIIe siècle pour les départs en croisades, il fut également un des premiers de France. Et pour relier l’ensemble, Saint-Louis creusa le canal dit « de la Radelle » (aujourd’hui canal de Lunel), qui, partait d’Aigues-Mortes, traversait l’étang de Mauguio jusqu’au port de Lattes. Cœur remettra en état de fonctionnement cet ensemble fluvio-portuaire, notamment en construisant Port Ariane à Lattes.

La voie domitienne.

Tous ces éléments disparates deviendront les siècles suivants un réseau efficace articulé autour du Canal du Rhône à Sète, prolongation naturelle du Canal de Midi entrepris par Jean-Baptiste Colbert. (voir carte)

Coeur intéressera les municipalités à son entreprise et tira Montpellier de sa léthargie séculaire. A l’époque la ville ne dispose pas de marché ni de bâtiments couverts pour la vente. Font défaut également : des changeurs, des armateurs et autres négociants de draps et toiles.

Montpellier : résidence de Jacques Cœur, actuellement Hôtel des Trésoriers de la Bourse.

Tout un quartier marchand et d’entrepôts lui doit sa création, c’est la Grande Loge des Marchands, sur le modèle de ce qui se faisait à Perpignan, Barcelone ou Valence.

De nombreuses maisons de Béziers, Vias ou Pézenas lui appartiennent également, mais aussi des demeures à Montpellier, dont l’Hôtel des Trésoriers de France qui, dit-on, était surmonté d’une tour si haute que Jacques Cœur pouvait y voir arriver ses navires au Port de Lattes.

Pourtant, vieille cité marchande et industrielle, Montpellier hébergeait depuis longtemps des Italiens, des Catalans, des musulmans et des juifs qui bénéficiaient d’une tolérance et d’une compréhension rare à l’époque. L’on comprend mieux pourquoi François Rabelais, au XVIe siècle, s’y sentait tellement chez lui. Port de Marseille.

Port de Marseille.

L’arrière-pays y était riche et laborieux. L’on y produisait du vin et de l’huile d’olive, c’est-à-dire des denrées exportables. De ses ateliers sortaient des cuirs, des couteaux, des armes, des émaux et surtout des articles de draperie.

A partir de 1448, confronté aux limites du dispositif et à l’envasement constant des infrastructures portuaires, Cœur installa l’un de ses fondés de pouvoir, le navigateur et diplomate Jean de Villages, son neveu par alliance, dans le port voisin de Marseille, c’est-à-dire en dehors du royaume, chez le Roi René d’Anjou, là où les opérations portuaires étaient plus aisées, un port profond, protégé du Mistral par des collines, des magasins au bord de l’eau et surtout des avantages fiscaux.

L’essor que Jacques Cœur avait donné à Montpellier, Jean de Villages, pour le compte de Coeur, le donna aussitôt à Marseille.

Hôtel de Varenne à Montpellier.

La construction navale

Qui dit bons ports, dit navires de haute mer !

Or, à l’époque, la France sait au mieux construire quelques chalands fluviaux et des bateaux de pêche.

Pour se doter d’une flottille de navires hauturiers, Cœur commande une « galéasse » (modèle perfectionné de « galère » antique, à trois mâts et avant tout conçu pour l’abordage) aux arsenaux de Gênes.

Les Génois, qui n’y voyaient qu’un profit immédiat, découvrent rapidement que Cœur fait copier les formes et dimensions de leur navire par les charpentiers locaux d’Aigues Mortes !

Furibards, ils débarquent sur le chantier naval et le récupèrent, faisant valoir que les marchands languedociens n’avaient pas le droit d’armer des navires et de commercer sans l’accord préalable du Doge de Venise !

Vitrail d’un navire (une caraque) au Palais de Jacques Cœur à Bourges.

Après des négociations compliquées, mais avec l’appui de Charles VII, Cœur récupère son bateau. Cœur laisse alors passer la tempête durant quelques années. Plus tard, sept grands navires sortiront du chantier d’Aigues-Mortes, dont « La Madeleine » sous le commandement de Jean de Villages, un grand marin et son fidèle lieutenant.

A en juger par le vitrail et le bas-relief au Palais de Cœur à Bourges, il s’agit plutôt de caraques, navires des mers du Nord dotés d’une grande voile carré et d’un tonnage nettement supérieur aux galéasses. Ce n’est pas tout !

Ayant parfaitement compris que la qualité d’un navire dépend de la qualité du bois avec lequel on le construit, Cœur, avec l’autorisation du Duc de Savoie, fera venir son bois de Seyssel. Les grumes sont acheminées par le Rhône, en flottage, puis dirigées vers Aigues-Mortes par le canal qui reliait cette ville au fleuve.

Les équipages

Restait à résoudre un dernier problème : celui des équipages. La solution qu’y apporta Jacques Cœur apparut comme révolutionnaire ; par privilège du 22 janvier 1443, il obtint de Charles VII l’autorisation d’embarquer de force, moyennant juste salaire, les « personnes oiseuses vagabondes et autres caïmans », qui rôdaient dans les ports.

Pour comprendre à quel point une telle institution était bienfaisante à l’époque, il faut se rappeler que la France était mise à feu et à sang par des bandes de pillards, les routiers, les écorcheurs, les retondeurs, jetés sur le pays par la guerre de Cent Ans. Comme toujours, Cœur se comporte non seulement selon son intérêt personnel, mais selon l’intérêt général de la France.

Route de la soie

Citadelle du Caire.

Disposant maintenant d’une puissance financière, de ports et de navires, Cœur, en organisant des échanges commerciaux gagnant-gagnant, fera participer à sa façon la France à la Route de la soie terrestre et maritime de l’époque. En premier lieu, il organise « une détente, une entente et une coopération » avec les pays du Levant.

Après que des incidents diplomatiques avec les Vénitiens aient conduit le Sultan d’Égypte à confisquer leurs biens et à fermer son pays à leur commerce, Jacques Cœur, bon seigneur, mais aussi en charge d’un Royaume qui reste dépendant de Gênes et Venise pour leurs fournitures en armes et en matières premières stratégiques, fera intervenir ses agents sur place pour clore l’incident.

Voyant venir d’autres conflits potentiels capables de perturber sa stratégie, et éventuellement inspiré par les grandes missions diplomatiques chinoises de l’amiral Zheng He en Afrique à partir de 1405, il convainc le roi d’envoyer un ambassadeur au Caire en la personne de Jean de Villages, son fidèle lieutenant.

Ce dernier remet alors au Sultan les diverses lettres dont il était porteur. Flatté, ce dernier lui remet une réponse au roi Charles VII :

« Ton ambassadeur, homme d’honneur, gentilhomme, lequel tu nommes Jean de Villages, est venu à la mienne Porte Sainte, et m’a présenté tes lettres avec le présent que tu m’as mandé, et je l’ai reçu, et ce que tu m’as écrit que tu veux de moi, je l’ai fait. Ainsi ai-je fait une paix à tous les marchands pour tous mes pays et ports de la marine, comme ton ambassadeur m’a su demander… Et je mande à tous les seigneurs de mes terres, et spécialement au seigneur d’Alexandrie, qu’il fasse bonne compagnie à tous les marchands de ta terre, et sur tous les autres ayant liberté en mon pays, et qu’il leur soit fait honneur et plaisir ; et quand sera venu le consul de ton pays, il sera à la faveur des autres consuls bien haut… je te mande, par ledit ambassadeur, un présent, c’est à savoir du baume fin de notre sainte vigne, un beau léopard et trois écuelles (coupes) de porcelaine de Chine, deux grands plats de porcelaine décorée, deux bouquets de porcelaine, un lave-mains, un garde-manger de porcelaine décorée, une jatte de fin gingembre vert, une jatte de noyau d’amendes, une jatte de poivre vert, des amandes et cinquante livres de notre fin bamouquet (baume fin), un quintal de sucre fin. Dieu te mène à bon sauvement, Charles, Roy de France. »

La Syrie a été pionnière en termes de sériciculture à telle point qu’on nomme « damas » toute étoffe de soie, de couleur monochrome avec une armure satin, faisant ressortir un contraste de brillance entre le fond et le dessin formé par le tissage.
  • Vers l’Orient, Cœur exporte des fourrures, des cuirs, et surtout des draps de toute sorte, notamment les draps de Flandre et les toiles de Lyon. Ses « facteurs » proposent aussi aux égyptiennes des robes, des manteaux, des coiffures, des parures et des joyaux sortis de nos ateliers. Viennent ensuite les vanneries de Montpellier, l’huile, la cire, le miel et des fleurs d’Espagne pour la fabrication de parfums.
  • Du Proche-Orient, il recevait des soies de Damas (Syrie) ramagées à figures d’animaux, des étoffes de Boukhara (Ouzbékistan) et de Bagdad (Irak) ; du velours ; des vins des îles ; du sucre de canne ; les métaux précieux ; l’alun ; l’ambre ; le corail ; l’indigo de Bagdad ; la garance d’Egypte, la gomme laque, des parfums que lui rapportaient l’essence des fleurs qu’il avait exportées, des épices – poivre, gingembre, girofle, cannelle, des confitures, des noix de mus­cades, etc.
  • De l’Extrême-Orient, par la mer Rouge ou par des caravanes venues de l’Euphrate et du Turkestan, lui parvenaient : l’or du Soudan, la cannelle de Madagascar, l’ivoire d’Afrique, les soie d’Inde, les tapis de Perse, les parfums de l’Arabie – que plus tard évoquera Shakespeare dans Macbeth -, les pierres précieuses des Indes et d’Asie centrale, le lapis-lazuli, les perles de Ceylan, les porcelaines et le musc de Chine, les plumes d’autruche du noir Soudan.

Les manufactures

Comme on l’a vu dans le cas des mines, Cœur n’hésite pas à attirer en France des étrangers possédant un savoir-faire précieux pour y lancer des projets, mettre en œuvre des procédés innovants et surtout former du personnel. A Bourges, il s’associe avec les frères Balsarin et Gasparin de Très, des armuriers originaires de Milan. Après les avoir convaincus de quitter l’Italie, il leur installa des ateliers à Bourges leur permettant de former une main-d’œuvre qualifiée. La région de Bourges reste à ce jour un centre majeur de production d’armements.

Alors que ce n’est que le tout début de l’imprimerie en Europe, à Rochetaillée, sur la Saône et près de Lyon, Cœur achète un moulin à papier.

Le livre des propriétés des choses, Teinturiers au travail, manuscrit copié et peint à Bruges, achevé en 1482. Londres, British Library © The British Library Board/Leemage.

A Montpellier, il s’intéresse aux teintureries, naguère réputées (en raison de la culture de la garance, cette plante s’étant acclimatée en Languedoc) qui périclitaient. L’on comprend plus facilement pourquoi Cœur fait acheter par ses agents de l’indigo, des graines de kermès et autres substances colorantes. Il s’agit de relancer la fabrication des draps, notamment ceux d’écarlate naguère très recherchés.

C’est dans ce but qu’il fait construire, à proximité de l’enceinte, une fontaine, la Font Putanelle, au service de la population et des teinturiers.

A Montpellier, pour les expéditions maritimes, il s’associe également à des affréteurs florentins installés dans la ville.

Par leur intermédiaire, Coeur, en se rendant personnellement à Florence en 1444, fait enregistrer, aussi bien son associé Guillaume de Varye, que son propre fils Ravand, comme membres de « L’Art de la soie », cette prestigieuse corporation florentine dont seuls les membres sont autorisés à produire de la soie à Florence.

Coeur s’associe, comme souvent il le fit en France, cette fois à Niccolo Bonnacorso et aux frères Marini (Zanubi et Guglielmo). La manufacture, dans laquelle il possède la moitié des parts, fabrique, organise et contrôle la production, les filatures, le tissage et la teinture des toiles de soie.

L’on croit savoir que Coeur était également copropriétaire d’une fabrique de draps d’or à Florence, associé dans certaines affaires avec les Médicis, les Bardi, les Bucelli, banquiers et marchands. Il l’était également avec des genevois et des brugeois.

Une force agissante

Pour écouler ses marchandises en France et sur le continent européen, Jacques Cœur organise un vaste réseau de distribution. A une époque où les routes praticables sont extrêmement rares, ce n’est pas tâche facile. La plupart des chemins ne sont guère que des sentiers élargis ou des pistes peu fonctionnelles remontant aux Gaulois.

Cœur, qui se dote de ses propres écuries pour le transport terrestre, rénove et élargit le réseau, supprime les péages intérieurs sur les routes et les fleuves, tout en rétablissant la collecte (abandonnée pendant la guerre de Cent Ans) des impôts (la taille, le fouage, la gabelle) permettant de renflouer les finances publiques.

Le réseau de Jacques Cœur est essentiellement piloté à partir de Bourges. A partir de là, au niveau français, l’on pouvait parler de trois axes majeurs : le nord-sud étant Bruges-Montpellier, l’est-ouest étant Lyon-Tours. A cela s’ajoutait la vieille route romaine reliant l’Espagne (Barcelone) aux Alpes (Briançon) en passant par le Languedoc.

De Bourges, par exemple, on avait transféré l’Argenterie, au service de la Cour, à Tours. Normal, puisque, à partir de 1444, Charles VII se fixe dans un petit château à côté de Tours, celui de Plessis-les-Tours. Ainsi, c’est à l’Argenterie de Tours qu’on va stocker les produits exotiques dont la Cour était friande. Cela n’empêchait pas ces marchandises de repartir vers Bruges, vers Rouen ou d’autres villes du Royaume.

Des comptoirs existaient aussi à Orléans, à Loches, au Mans, à Nevers, à Issoudun et à Saint-Pourçain, berceau de la famille Cœur, mais également à Fangeaux, Carcassonne, Toulouse, Bordeaux, Limoges, Thouars, Saumur, Angers et Paris.

A Orléans et à Bourges, on stockait le sel en provenance de Guérande, du marais vendéen et de la région rochelaise. A Lyon, celui de la Camargue et des salines languedociennes. Les transports fluviaux (sur la Loire, le Rhône, la Saône et la Seine) doublaient les charrois routiers.

La grande grue de Bruges. Miniature du début du XVIe siècle.

Jacques Coeur va relancer et favoriser les foires. Lyon, en raison de sa croissance rapide, de sa situation géographique et de sa proximité avec les mines de plomb argentifère et de cuivre, était un comptoir spécialement actif. Les marchandises y partaient pour Genève, l’Allemagne et les Flandres.

Montpellier recevait les produits du Levant. Cependant, des comptoirs étaient installés tout le long de la côte, de Collioure (à l’époque en Catalogne) à Marseille (chez le Roi René d’Anjou), et, dans l’arrière-pays, jusqu’à Toulouse, et le long du Rhône, en particulier à Avignon et à Beaucaire.

Pour le trafic du sel et, très certainement dans la perspective d’une extension du trafic maritime, un comptoir avait été créé à La Rochelle. Jacques Cœur avait également des « facteurs » à Saint-Malo, à Cherbourg et à Harfleur. Après la libération de la Normandie, ces trois centres prirent de l’importance et s’y joindra celui d’Exmes.

Dans le Nord-est, Reims et Troyes doivent être signalés. On y fabriquait des draps et des toiles. A l’étranger, le comptoir de Genève était de premier ordre, les foires et marchés de cette grande cité ayant déjà acquis un caractère international.

Cœur avait aussi une succursale à Bruges, où l’on ramenait les épices et les soieries du Levant, d’où l’on expédiait des draps et du hareng.

Villes membres de la Ligue Hanséatique.

La fortune de Bruges, comme de nombreuses villes de Flandres vient de l’industrie du drap. La cité est florissante, la puissance des marchands drapiers est considérable. Au XVe siècle, Bruges est un des poumons de la Ligue hanséatique qui réunit les villes portuaires du Nord de l’Europe.

La place de la bourse à Bruges au XVe siècle. A gauche, la factorie des Génois, à droite, en face, celle des Florentins.
Hof Blandelin à Bruges. Construit en 1435, l’édifice abrita dès 1466 la filiale de la Banque Médici

C’est à Bruges que sont traitées les relations d’affaires, que sont rédigés les contrats de prêts et d’assurance maritime. Après le drap, ce sont les industries de luxe qui lui assurent sa prospérité, avec les tapisseries. Par voie terrestre, on rallie Bruges à Montpellier en passant par Paris, en moins de trois semaines.

Entre 1444 et 1449, lors de la trêve de Tours pendant le conflit opposant la France aux Anglais, Jacques Cœur va essayer de bâtir la paix en nouant des liens commerciaux avec l’Angleterre.

Coeur y dépêche son représentant Guillaume de Mazoran. Son autre associé de confiance, Guillaume de Varye se fait livrer des draps de Londres en février 1449, un début de commerce. Il achète également du cuir, des draps et de la laine en Écosse. Une partie ira à La Rochelle, l’autre à Bruges.

A l’international, Cœur poursuit son expansion avec des antennes à Barcelone, à Naples, à Gênes où se forme un parti pro-français et à Florence.

En 1451, lors de son arrestation, Jacques Coeur dispose d’au moins 300 « facteurs » (associés, agents commerciaux, mandataires financiers et fondés de pouvoir), chacun responsable dans sa propre région de son comptoir respectif, mais également animant sur place des « factoreries », favorisant les rencontres et échanges de savoirs-faire entre tous les acteurs de la vie économique. Plusieurs milliers de personnes s’associent et coopèrent avec lui dans les affaires.

Réforme militaire et libération nationale

La création, par l’ordonnance du 8 avril 1448 des Francs-Archers par Charles VII, une armée populaire, mobilisable en cas de guerre.

Le bénéfice de ce commerce très lucratif, Cœur le mettra au service de son pays. Lorsqu’en 1449, à la fin de la trêve, les troupes anglaises sont livrées à elles-mêmes et survivent en pillant les zones qu’elles occupent, Agnès Sorel, la maîtresse du roi, Pierre de Brézé, le chef militaire ainsi que Jacques Cœur, incitent le roi à lancer l’offensive militaire pour libérer enfin l’ensemble du territoire.

Ce dernier déclare alors sans ambages :

« Sire, sous ombre de vous, je reconnais que j’ay de grands proufis et honneurs, et mesme, au pays des Infidèles, car, pour votre honneur, le souldan m’a donné sauf-conduit à mes galées et facteurs… Sire, ce que j’ai, est vôtre. »

On n’est plus en 1435, quand le roi n’avait pas un kopeck pour faire face aux défis stratégiques. Jacques Coeur, contrairement à d’autres grands seigneurs, selon un récit d’époque,

« offrit spontanément de prêter au roi une masse d’or et lui fournit une somme montant, dit-on, à 100 000 écus d’or environ pour l’employer à ce grand et nécessaire usage ».

Sous le conseil de Jacques Coeur et d’autres, Charles VII va procéder à une réforme militaire décisive.

Le 2 novembre 1439, aux États généraux réunis depuis octobre de la même année à Orléans, Charles VII ordonne une réforme de l’armée à la suite de la plainte des États généraux par rapport aux écorcheurs et leurs actions. Comme avait tenté de le faire Charles V (le sage) avant lui, il met en place un système d’armée permanente qui engagerait ces écorcheurs à plein temps contre les Anglais. La noblesse se met en travers de l’ordonnance du roi. En effet, elle a souvent recours aux compagnies d’écorcheurs pour ses propres intérêts et refuse que le roi seul soit à la base du recrutement de l’armée.

En février 1440, le roi découvre que les nobles complotent contre lui. Les contemporains ont donné le nom de Praguerie à cette révolte, en référence aux guerres civiles de la Bohême hussite, à Prague.

Ensuite, le 26 mai 1445, une ordonnance va discipliner et rationaliser l’armée sous la forme d’unités de cavaliers regroupées dans des Compagnies d’Ordonnances.

Il s’agit d’environ 10000 hommes organisés en 15 compagnies d’Ordonnance, confiées à des capitaines éprouvés. Ces compagnies, se subdivisaient en détachements de dix à trente lances que l’on affectait dans des garnisons, afin de protéger les habitants des villes et de patrouiller dans les campagnes.

Arbalétrier chargeant son arme.

Sur un territoire pareillement quadrillé par les précurseurs de notre gendarmerie moderne, le brigandage et la rapine cessa rapidement.

Bien que toujours issue de la noblesse, cette nouvelle formation militaire, constitue la première armée permanente à la disposition du roi de France. Auparavant, quand il voulait faire la guerre, le roi faisait appel à ses vassaux selon la coutume féodale du ban. Mais ses vassaux n’étaient obligés de le servir que pendant quarante jours. S’il voulait poursuivre la guerre, le roi devait recruter des compagnies de mercenaires, une plaie contre laquelle Machiavel mettra par la suite ses lecteurs en garde. Quand la guerre prenait fin, les mercenaires étaient congédiés. Ils se mettaient alors à piller le pays. C’est ce qui s’est passé au début de la guerre de Cent Ans, après les victoires de Charles V et Du Guesclin.

Ensuite, l’Ordonnance du 8 avril 1448, va mettre sur pied le corps des Francs-Archers. Le modèle des « francs archiers » royaux fut probablement pris sur la milice d’archers que les ducs de Bretagne levaient, par paroisse, depuis 1425. L’Ordonnance dispose que chaque paroisse ou groupe de cinquante ou quatre-vingts feux (foyers) doit armer, à ses frais, un homme équipé (arc ou arbalète, épée, dague, jaque et salade) qui doit s’entraîner chaque dimanche au tir à l’arc. En temps de paix, il reste chez lui et ne perçoit pas de solde, mais en temps de guerre, on le mobilise et il reçoit 4 francs par mois. Les Francs-Archers forment donc une armée de réserve, de caractère vraiment national.

Dans le même temps, le grand-maître de l’artillerie Gaspard Bureau et son frère Jean (Note N° 4), développent l’artillerie, avec des canons en bronze capables de tirer des boulets en fonte, des canons à main plus légers, ancêtres du fusil, et des canons très longs ou couleuvrines que l’on peut traîner sur des chariots et amener sur le champ de bataille.

Du coup, quand sonne l’heure de l’offensive, l’armée se met en ordre de bataille. De tout le pays, les Francs-Archers, composés de roturiers formés dans chaque région de France et non plus des nobles, se mettent à converger vers le Nord.

La guerre est lancée, et cette fois-ci, « la bourrasque changeait de coté ».

Sans merci, l’armée française, avec un armement au plus haut niveau, bousculait l’adversaire. C’est notamment le cas lors de la bataille de Formigny près de Bayeux, le 15 avril 1450.

C’est en quelque sorte un Azincourt à rebours puisque les pertes anglaises se montent à 80 % des effectifs engagés avec 4000 tués et 1500 prisonniers. Enfin, villes et places fortes rentrent dans le giron du Royaume !

Au secours d’un pape humaniste

Comme nous l’avons évoqué plus haut, le Concile de Bâle s’était conclu dans la discorde. D’un côté, avec l’appui de Charles VII et Jacques Cœur, Eugène IV est élu pape à Rome en 1431. De l’autre, à Bâle, une assemblée de prélats réunie en concile, cherche à veut s’imposer comme l’unique autorité légitime à diriger la Chrétienté. En 1439, le Concile prononcera la déchéance d’Eugène IV et désignera « son » propre pape : le duc de Savoie, Amédée VIII, qui avait abdiqué et s’était retiré dans un monastère. Il devient pape sous le nom de Félix V.

Son élection ne reposa que sur le soutien de théologiens ou docteurs des Universités mais sans celui d’une grande partie des prélats et des cardinaux.

En 1447, le roi Charles VII chargera Jacques Cœur d’intervenir pour le retour d’Eugène IV et le renoncement de Félix V. Avec une délégation, il se rendit alors à Lausanne auprès de Félix V. Alors que les entretiens se déroulent bien, Eugène IV décède. Alors que Félix V ne voit plus d’obstacles à son pontificat, le Conseil pontifical à Rome procède rapidement à l’élection d’un nouveau pape, le savant humaniste, Nicolas V (Tommaso Parentucelli).

Pour faire valoir l’intérêt de la France auprès de lui, Charles VII envoi Jacques Cœur à la tête d’une vaste délégation. Avant de pénétrer dans la ville éternelle, les Français forment un cortège.

Le défilé est somptueux : plus de 300 cavaliers, vêtus de couleurs vives et chatoyantes, portant armes et bijoux étincelants, montés sur des chevaux richement caparaçonnés, éblouissent et impressionnent tout Rome, à part les Anglais qui se verront doublés par les Français pour servir la mission du pape. Dès les premiers entretiens, Nicolas V fut charmé par Jacques Cœur. Légèrement malade, Cœur sera soigné par le médecin du pape. Grâce aux renseignements obtenus auprès du Pontife, notamment sur les limites des concessions à faire, la délégation de Cœur obtiendra par la suite le retrait de Félix V avec qui Cœur restera en bons termes.

Le Pape humaniste Nicolas V, fresque de Fra Angelico, un des peintres qu’il protégea. Fresque de la Chapelle Nicoline au Vatican.

Nicolas V, rappelons-le, fut une heureuse exception. Surnommé le « pape humaniste », il a connu à Florence, dans l’entourage de Cosme de Médicis, Leonardo Bruni (Note N° 5), Niccolò Niccoli (Note N° 6) et Ambrogio Traversari. (Note N° 7) Avec ce dernier et Eugène IV, dont il fut le bras droit, Nicolas V est l’un des artisans du fameux Concile de Florence qui avait scellé une « Union doctrinale » entre l’Eglise d’Occident et d’Orient. (Note N° 8)

Elu pape, Nicolas V augmentera considérablement la taille de la Bibliothèque vaticane. A sa mort, la bibliothèque renfermera plus de 16 000 volumes, soit plus que toutes les autres bibliothèques princières.

Il accueillera à sa Cour l’humaniste érudit Lorenzo Valla en tant que notaire apostolique. Les œuvres d’Hérodote, Thucydide, Polybe et Archimède seront réintroduites en Europe occidentale sous son patronage. L’un de ses protégés, Enoch d’Ascoli, découvrira un manuscrit complet des Opera minora de Tacite dans un monastère d’Allemagne. Outre ces derniers, il appellera à sa cour toute une série de savants et d’humanistes : l’érudit et ex-chancelier de Florence Poggio Bracciolini, l’helléniste Gianozzo Manetti, l’architecte Leon Battista Alberti, le diplomate Pier Candido Decembrio, l’helléniste Giovanni Aurispa, le cardinal-philosophe Nicolas de Cues, fondateur de la science moderne et Giovanni Aurispa le premier à avoir traduit l’œuvre complète de Platon du grec au latin.

Nicolas V donnera également des gages à ses puissants voisins : à la demande du roi Charles VII, Jeanne d’Arc sera réhabilitée.

Plus tard, dans les mauvais moments, lorsqu’il va se réfugier à Rome, Jacques Cœur sera reçu par Nicolas V comme un membre de sa famille.

Le coup d’Etat contre Jacques Coeur

La vie aventureuse de Jacques Cœur se termina comme dans un roman de cape et d’épée. Le 31 juillet 1451, Charles VII donna l’ordre d’arrêter son argentier. Il saisira ses biens, sur lesquels il préleva cent mille écus pour guerroyer.

S’ouvre alors l’un des plus scandaleux procès de l’histoire de France. La seule raison de ce procès est d’ordre politique. Par ailleurs, les haines des courtisans, surtout des nobles, s’étaient accumulées. En faisant de chacun d’eux un débiteur, Cœur, croyant s’en être fait des alliés, s’en fit de terribles ennemis. En lançant certaines productions nationales, il mit à mal les empires financiers génois, vénitiens mais aussi florentins qui voulurent éternellement s’enrichir en exportant les leurs, notamment la soie, vers la France. Un des plus acharnés, Otto Castellani, un marchand florentin, trésorier des finances de Toulouse mais installé à Montpellier et un des accusateurs que Charles VII nomma commissaire pour poursuivre Jacques Coeur, pratiqua la magie noire et transperça d’aiguilles une figurine en cire de l’argentier !

Enfin, sans doute Charles VII redoutait-il une collusion entre Jacques Cœur et son fils, le dauphin Louis, futur Louis XI, qui suscitait contre lui intrigue sur intrigue.

En 1447, suite à une altercation avec Agnès Sorel, le Dauphin avait été chassé de la Cour par son père et il ne le reverra jamais. Jacques Cœur prêtera de l’argent au dauphin avec lequel il gardera le contact par l’intermédiaire de Charles Astars qui s’occupait des comptes de ses mines.

« Commerce avec les infidèles », « Lèse majesté » « exportation de métaux », et bien d’autres prétextes, les motifs avancés pour le jugement et la condamnation de Jacques Cœur n’ont guère d’intérêt. Ils ne constituent qu’une façade judiciaire. La procédure s’ouvre sur une dénonciation qui fut presque ­aussitôt reconnue calomnieuse.

Tombeau d’Agnès Sorel, Collégiale Saint-Ours à Loches.

Une certaine Jeanne de Mortagne accuse Jacques Cœur d’avoir empoisonné Agnès Sorel, maîtresse et favorite du roi, décédée le 9 février 1450. Cette accusation est invraisemblable et dénuée de tout fondement sérieux ; car, marquant toute sa confiance à Jacques Cœur, elle venait de le désigner comme l’un de ses trois exécuteurs testamentaires.

Cœur est emprisonné pour une dizaine de motifs tout aussi contestables. Lorsqu’il refuse d’admettre ce qu’on lui reproche, on le menace de « la question » (la torture). Confronté aux bourreaux, l’accusé, tremblant de peur, avance qu’il « s’en remet » aux dires des commissaires chargés de le faire craquer.

Une miniature d’époque figurant le Christ (devant le Palais Jacques Cœur à Bourges) en route vers le Mont du Calvaire…

Sa condamnation est prononcée le même jour que la chute de Constantinople, le 29 mai 1453. Ce n’est que grâce à l’intervention du Pape Nicolas V qu’il a la vie sauve. Il s’évade de sa prison de Poitiers, avec la complicité de ses amis, et cheminant la route des couvents dont celui de Beaucaire, il rejoint Marseille pour Rome.

Le Pape Nicolas V le reçoit comme un ami. Le pontife meurt et son successeur le remplace. Jacques Cœur, affrète alors une flotte au nom de son illustre hôte, et s’en va combattre les infidèles. Jacques Cœur, nous dit-on, serait mort le 25 novembre 1456 sur l’île de Chios, une possession génoise, lors d’un combat naval avec les Turcs.

Le grand roi Louis XI, fils mal-aimé de Charles VII, comme le prouvent ses ordonnances en faveur de l’économie productive, continuera le redressement de la France amorcé par Jacques Cœur. De nombreux collaborateurs de Cœur se mettront rapidement à son service, y compris Geoffroy, son fils qui, en tant qu’échanson, sera l’homme de confiance de Louis XI.

Charles VII, par lettres patentes datées du 5 août 1457, restitue à Ravant et Geoffroy Cœur une faible partie des biens de leur père. Ce n’est que sous Louis XI, que Geoffroy obtient la réhabilitation de la mémoire de son père et des lettres de restitution plus complètes.


NOTES:
1. Pendant les cinq années qui s’écoulent entre les premières apparitions de Jeanne d’Arc et son départ pour Chinon, plusieurs personnes attachées à la Cour séjournent en Lorraine, dont René d’Anjou, fils puîné de Yolande d’Aragon. Tandis que Charles VII reste indécis, sa belle-mère accueille La Pucelle avec une sollicitude toute maternelle, lui ouvre les portes, fait pression sur le roi jusqu’à ce qu’il daigne la recevoir. Lors du procès de Poitiers, quand il faut s’assurer de la virginité de Jeanne, c’est elle qui préside le conseil des matrones chargé de l’examen. Elle lui apporte également une aide financière, l’aide à réunir son équipement, lui ménage des étapes sûres sur la route d’Orléans, rassemble des vivres et des secours pour les assiégés. Pour cela, elle n’hésite pas à ouvrir largement sa bourse, allant jusqu’à vendre ses bijoux et sa vaisselle d’or. Ce soutien sera récompensé le 30 avril 1429 par la délivrance d’Orléans, puis le 17 juillet par le sacre du roi à Reims.

2. Georges Bordonove, Jacques Coeur, trésorier de Charles VII, p. 90, Editions Pygmalion, 1977).

3. Description donnée par le grand chroniqueur des Ducs de Bourgogne, Georges Chastellain (1405-1475), dans Remontrances à la reine d’Angleterre.

4. Jean Bureau était le grand maître de l’artillerie de Charles VII. À l’occasion de son sacre en 1461, Louis XI le fait chevalier et membre du Conseil du Roi. Louis XI loge dans la maison des Porcherons de Jean Bureau, dans le nord-ouest de Paris, après son entrée solennelle dans la capitale. La fille Isabelle de Jean Bureau s’est marié avec Geoffroy Coeur, le fils de Jacques.

5. Leonardo Bruni a succédé à Coluccio Salutati à la chancellerie de Florence après avoir fait partie de son cercle de lettrés qui comprenait, entre autres, Poggio Bracciolini et l’érudit Niccolò Niccoli, pour discuter des œuvres de Pétrarque et de Boccace. Il fut un des premiers à étudier la littérature grecque et il a contribué grandement à l’étude du latin et du grec ancien, en proposant la traduction d’Aristote, de Plutarque, de Démosthène, de Platon et d’Eschyle.

6. Niccolò Niccoli a constitué une bibliothèque, l’une des plus célèbres de Florence, des plus prestigieuses de la Renaissance italienne. Il était assisté d’Ambrogio Traversari pour ses travaux sur les textes en grec (langue qu’il ne maîtrisait pas). Il a légué cette bibliothèque à la république florentine à la condition de la mettre à disposition du public. Cosme l’Ancien de Médicis fut chargé de mettre en œuvre cette condition et la bibliothèque fut confiée au couvent dominicain San Marco. Cette bibliothèque fait aujourd’hui partie de la bibliothèque Laurentienne.

7. Prieur général de l’ordre des Camaldules, Ambrogio Traversari est, avec Jean Bessarion, un des auteurs du décret d’union des Églises. Selon l’historien de la cour d’Urbino, Vespasiano de Bisticci, Traversari réunissait dans son couvent de S. Maria degli Angeli près de Florence le cœur du réseau humaniste : Nicolas de Cuse, Niccolo Niccoli, qui possédait une immense bibliothèque de manuscrits platoniciens, Gianozzi Manetti, orateur de la première Oration sur la dignité de l’homme, Aeneas Piccolomini, le futur pape Pie II et Paolo dal Pozzo Toscanelli, le médecin-cartographe, futur ami de Léonard de Vinci, que Piero della Francesca aurait également fréquenté.

8. Philosophiquement parlant, rappeler à toute la Chrétienté l’importance primordiale du concept du filioque, littéralement « et du fils », signifiant que le Saint-Esprit (l’amour divin) ne procédait pas uniquement du Père (le potentiel infini) mais également du Fils (sa réalisation, à travers son fils Jésus, à l’image vivant duquel chaque être humain avait été créé), était une révolution. L’Homme, la vie de chaque femme et homme, est précieuse car animée par une étincelle divine qui la rend sacrée. Cette haute conception de chaque individu, se traduisait dans les relations entre les humains et leurs relations avec la nature, c’est-à-dire, l’économie physique.

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Le combat inspirant d’Henri IV et de Sully

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La force et la richesse des rois et princes souverains consistent en l’opulence et nombre de ses sujets. Et le plus grand et légitime gain et revenu des peuples, (…) procède principalement du labour et de la culture de la terre qui leur rend, selon qu’il plait Dieu, à usure le fruit de leur travail, en produisant grande quantité de blés, vins, grains, légumes et pâturages ; de quoi non seulement ils vivent à leur aise, mais en peuvent entretenir le trafic et commerce avec nos voisins et pays lointains. 

Henri IV, Ordonnance de Blois du 8 avril 1599

henri IV
Henri IV (1553-1610)


 
1610-2010. Il y a 400 cent ans, Henri IV est assassiné par Ravaillac, dont la main est guidée par des agents de l’Empire Habsbourg.

Conseillé par d’éminents humanistes, tels Philippe Duplessis-Mornay, Sully ou encore Jacques-Auguste de Thou, le combat contre l’oligarchie mené par le « bon roi Henri » reste une formidable source d’inspiration pour aujourd’hui.

Aménager le territoire et élever l’esprit des gens pour les faire passer de la guerre perpétuelle à la paix par le développement mutuel exige qu’on se penche sur ce moment décisif de la naissance de l’Etat-nation France.

En 1589, Henri, roi de Navarre, suite à l’assassinat d’Henri III, accède au trône de France. Cinq ans plus tard, il rappelle amèrement que :

Vous savez que lorsque Dieu m’appela à cette couronne, j’ai trouvé la France non seulement ruinée, mais presque perdue pour les Français.

Les spéculations, les pillages, les profiteurs de guerre, les conflits religieux et des conditions climatiques dramatiques provoquent alors des ravages considérables : disettes à répétition, épidémies, six mille châteaux détruits, neuf villes en ruine, cent vingt-cinq mille maisons incendiées et un pays croulant sous la dette. Tout est à reconstruire.

Jusque là, pour tenir, on passe la facture à la population. Ainsi, on estime que le montant de la « taille », l’impôt royal direct, a doublé entre 1576 et 1588, passant de 8 à 18 millions de livres. Pourtant, cette cure d’austérité ne suffit toujours pas à couvrir les dépenses de l’Etat. Pour y arriver, la France emprunte de plus en plus et la dette fait plus que doubler, passant d’environ 133 millions de livres en 1588 à 296 millions en 1596, dix fois le montant du budget annuel ! Vu la misère chronique du peuple, l’impôt ne rentre plus et en 1596 le déficit public dépasse les 10 millions de livres, environ 30% du budget.

Henri IV et son fidèle conseiller Maximilien de Béthune, duc de Sully (1559-1641), vont non seulement augmenter les dépenses, mais remettre le pays en marche : l’Etat embauche des milliers de fonctionnaires (quelle horreur !) dont le nombre, à peine 4000 sous François Ier, passe à 25000. On dépense aussi des millions dans une politique de grands travaux destinés à engendrer une relance de toute l’économie nationale : fortifications, ponts, routes, hôpitaux, écoles, canaux, etc., sans oublier les millions pour inciter les chefs de la Ligue Catholique à cesser guerroyer.

Sully
Maximilien de Béthune, duc de Sully (1559-1641)


François Bayrou constate qu’Henri IV et Sully « ont réussi à désendetter le pays de 50% en dix ans. Non seulement le crédit de l’Etat était parfaitement rétabli mais le roi avait désormais, sévèrement gardé à la Bastille, un solide trésor de 5 millions de livres et il disposait par ailleurs d’une réserve de plus de 11 millions de livres. Mieux, l’exercice de 1611 devait dégager un excédent de 4,6 millions de livres ».

Cependant, Henri IV et Sully ne sont pas parvenus à ce résultat — contrairement à ce que croît Bayrou — par une baisse des impôts et des restrictions budgétaires, mais par une politique intelligente de dépenses publiques productives.

Comment, en effet, Henri et Sully ont-ils réussi ce miracle —sans austérité fiscale ni planche à billets— alors que tous nos « experts » (Medef, BCE, FMI, BRI, ENA, HEC, G20, etc.) continuent à échouer aujourd’hui ? Leur secret — secret uniquement car banni de l’enseignement des sciences économiques — est une approche anti-monétariste combinant une guerre tout azimut aux spéculateurs à une politique de crédit productif public promouvant la création de richesses physiques et humaines.

Cette politique « protectionniste » de paix par le développement mutuel qui met le physique avant le monétaire, démontrera toute son efficacité pendant la dernière décennie du règne d’Henri IV. En voici les fondamentaux qui ne représentent pas une addition de mesures, mais un tout cohérent et dynamique :

1) Guerre à la corruption

Comme le fera Roosevelt en 1933 en nommant le procureur Ferdinand Pecora à la tête de la commission bancaire du Sénat américain chargé d’enquêter sur les causes de la crise, Sully s’en prend à tout un système. « Sully commença par l’urgence. Lutte contre la corruption, récupération autoritaire des créances », s’inquiète Bayrou.

En réalité, Sully se méfie beaucoup des officiers de finances (agents de l’administration locale) qu’il accuse de peu travailler et de s’enrichir aux dépens du pays. Dans ses mémoires, les Économies Royales, il raconte :

Je vis avec une horreur qui augmenta mon zèle, pour ces trente millions [d’impôts] qui revenaient au roi [à l’Etat], il en sortait de la bourse des particuliers, j’ai presque honte de le dire, cent cinquante millions.

Ainsi, en 1597, 1601-1604 et 1607, il soumet les officiers de finance à des Chambres de justice créées pour punir ceux qui ont malversé dans l’exercice de leurs fonctions. Il exige également que le contrôle de leurs comptes – ordinairement effectué par la Chambre des comptes – soit d’abord réalisé par le Conseil des finances qu’il dirige. En 1598, pour couronner sa charge contre l’oligarchie, il fait annuler tous les anoblissements décrétés depuis 20 ans, ce qui augmente le nombre de personnes imposables.

2) Guerre à l’usure

Pour les rentes payées par l’Etat dont les intérêts (« arrérages ») n’avaient pas toujours été versés, Sully agit en trois temps. D’abord, dès mars 1599, une commission inventorie celles qui ont été souscrites depuis 1560 et la manière dont elles ont été réglées. Ensuite, une deuxième commission définit les termes du remboursement dans l’arrêt du 17 août 1604. Tous les arrérages impayés ne seront pas versés ; seuls seront exigibles les termes qui viendront à échéance à partir du 1er janvier 1605. Enfin, toutes les rentes sont vérifiées et les taux d’intérêts revus en fonction de la date et des conditions de l’achat : celles qui ont été acquises avant 1575 voient leur intérêt abaissé de 8,33% à 6,25% si elles ont été loyalement payées et à 5,55 % voire à 4% dans le cas contraire ; pour les plus récentes, le taux n’est pas modifié, sauf si elles sont considérées comme frauduleuses, auquel cas le taux d’intérêt est diminué à 4%. Ce réaménagement des intérêts de la dette rencontre l’hostilité des rentiers qui font intervenir le prévôt des marchands de Paris.

3) Annuler et réduire de la dette

Pour apurer la dette, Sully réussit soit à échelonner les remboursements soit à les réduire. Ainsi le prince allemand d’Anhalt, au lieu d’être remboursé, reçoit une rente sur les gabelles (taxe sur la vente du sel) de France, et l’on propose au duc de Toscane, père de la Reine, de ne pas verser la dot pour le mariage de sa fille en échange d’une annulation de l’argent qu’on lui doit. Chaque fois, Sully procède à une vérification minutieuse des arriérés et des remboursements réclamés, qui permet une estimation beaucoup plus raisonnable. Il ouvre ensuite une négociation avec le créancier, lui proposant un règlement immédiat d’une partie des arriérés en échange de l’abandon d’une partie de la créance. Souvent menacés de faillite financière si leur débiteur ne les règle pas rapidement, les créanciers ne peuvent qu’obtempérer.

4) Réforme monétaire

L’émission de monnaie est un monopole royal. Cependant, quand Henri IV, qui à cette époque refuse de se convertir au catholicisme, accède au trône, Paris reste aux mains de la Ligue catholique. Ainsi, une véritable guerre monétaire éclate entre les ateliers parisiens qui frappent la monnaie, aux mains de la Ligue et ceux créés provisoirement dans d’autres villes du royaume par Henri pour alimenter le marché.

pièce
Pièce de monnaie sous Henri IV


Dans un contexte de pénurie de métaux précieux, ce bras de fer provoque la dégradation de la qualité des pièces car chacun en frappe le plus possible avec le moins d’or et d’argent possible, provoquant une inflation galopante. C’est seulement l’ordonnance de Montceaux de 1602, rétablissant une valeur de référence sous forme d’une monnaie de compte, qui impose des « parités fixes » entre différentes pièces de monnaie en circulation (écus, francs, testons, billons, etc.). C’est cette stabilisation du système monétaire et la fin de la spéculation qui rétablira les échanges commerciaux et la crédibilité de l’Etat.

En 1609 un autre édit envisage une réforme monétaire encore plus ambitieuse et propose une nouvelle pièce, l’« Henri », contre laquelle les Français sont appelés à échanger leurs pièces anciennes. Grâce à cet assainissement monétaire, les prix baissèrent d’environ 20% entre 1596 et 1610. De plus, vue la misère profonde du pays, le roi décide, en plus d’une annulation des arriérés, d’alléger de 12% l’impôt direct de la taille au profit d’une utilisation plus large d’impôts indirects sur les échanges. Contrairement à aujourd’hui, où la TVA est l’impôt le plus injuste, cette démarche impliquait à l’époque une plus grande équité car, à partir d’Henri IV, la noblesse n’échappait plus à l’imposition et devait, comme tout un chacun, régler la gabelle, une taxe sur la vente du sel.

Ainsi, à la fin du règne d’Henri IV, le gouvernement s’est acquitté de 147 millions de livres de dettes, a racheté des domaines pour 80 millions, réduit de 8 millions les rentes annuelles et ramené l’impôt de 30 à 26 millions de livres. Soulignons que ces réductions d’impôt n’étaient pas le moteur d’une relance « par la consommation », mais le fruit d’une politique de relance par la production tirée par les grands projets d’infrastructures physiques et humaines et impliquant des « sauts » technologiques, scientifiques et culturels pour lesquels Henri et Sully dépensèrent plus de 40 millions de livres.

5) Les grands travaux, moteur de l’économie

Imposant la pleine autorité de l’Etat, Sully, préfigurant Jean-Baptiste Colbert, n’a rien d’un libéral et mène une politique économique dirigiste. Surintendant des finances, des fortifications et des bâtiments du Roi, il est aussi « Grand voyer » de France en charge des Travaux publics, des Transports, de la Culture et de la Défense. La commande publique et les grands travaux d’intérêt général donnent un essor sans précédent à l’agriculture, à l’industrie naissante et à l’aménagement du territoire.

Pour commander le pays, le roi et Sully s’offrent des outils performants.

D’abord, ils reprennent le concept des Missi Dominici, « envoyés du seigneur », de Charlemagne en généralisant la pratique des « intendants des parties en chevauchées », à l’origine chargés de vérifier la bonne exécution de l’Edit de Nantes, mais progressivement en charge d’administrer les provinces dans tous les domaines économiques.

7 écluses
Le canal de Briare à Rogny-les-sept-écluses (Yonne)


La Révolution de 1789 consolidera le statut de leurs successeurs, les préfets. En parallèle, la Poste aux chevaux est créée pour les transports des voyageurs et marchandises, suivie en 1602 par la Poste aux lettres assurant celui des missives et dirigée par le surintendant général des postes.

Enfin, après l’Ecole royale du Génie de Mézières et devançant l’Ecole Polytechnique, le développement des grands chantiers d’urbanisme, d’architecture et d’infrastructure fera émerger un groupe d’« Ingénieurs du Roi » rattachés à l’artillerie, bien formé, entièrement polyvalents et déployés sur tous les chantiers.

Avec une armée d’ingénieurs et de savants, Sully, qui à deux reprises fait le tour de tout le pays et se passionne pour la cartographie, entreprend de vastes travaux de terrassement et de drainage pour stabiliser les crues des rivières, en particulier la Loire, le plus long fleuve du pays.

Dès 1599, il s’adjoint les services d’Humphrey Bradley, un hydrographe néerlandais spécialisé dans l’assèchement des marais et du percement des canaux.

Avec celui-ci, s’appuyant sur les relevés de terrain effectués à cet effet par Léonard de Vinci sous François Ier, Sully conçoit un vaste réseau de canaux capable de relier rivières, lacs et océans.

Les principaux canaux de jonction réalisables en France.

Si les canaux de Charolais (aujourd’hui le canal du centre), de Bourgogne, ou celui reliant l’Atlantique à la Méditerranée (Canal du Midi réalisé sous Jean-Baptiste Colbert) restent à l’état de projet, le creusement du canal de Briare, un ouvrage de 56 km équipé de 16 écluses, reliant la Loire à la Seine, démarre sous les ordres de Humphrey en 1604, se poursuivent avec l’ingénieur Hugues Cosnier pour s’achever en 1642.

Le canal fut complété en 1890 par Gustave Eiffel avec un magnifique pont-canal de 663 mètres de long. Cet effort pour accroître la circulation des marchandises par la voie d’eau, développant ainsi les centres de production et contribuant à l’unité nationale, reprend la politique de Charlemagne et de Louis XI.

Les routes principales sont retracées, remblayées, pavées et de nombreux péages sont supprimés. L’entretien du réseau, pour lequel on dépense 1 million de livres en 1610 comparé à 600 livres dix ans auparavant, est confié, par région, à des intendants spécifiques, ancêtres des Directions départementales de l’équipement (DDE).

En prévision des besoins en constructions et de la marine, Sully fait planter des milliers d’ormes aux bords des routes. Les forêts bénéficient pour la première fois d’une administration spécifique, tandis que rivières et lacs sont surveillés pour améliorer la production piscicole. Plusieurs grands marais sont asséchés ce qui, d’après certains, aurait permis à doubler la surface des terres arables.

La Place Royale, renommée Place des Vosges après la Révolution.

De nombreux ponts sont construits, ou réparés, et l’on rénove les phares comme celui de Cordouan.

A Paris, Henri IV surveille en personne la construction du Pont neuf qui, fait nouveau, sera le premier pont sans maisons et, initiative inédite, pourvu d’une horloge. Il y construit également l’Arsenal et fonde l’hôpitale Saint-Louis et celui de la Charité.

Il imagine également la magnifique Place royale achevée en 1605, devenue depuis la Révolution, la Place des Vosges (ci-contre).

Premières habitations de la ville du Québec fondé par Samuel de Champlain en 1609.


Pour défendre le pays, Sully renforce les frontières. Les fortifications sont consolidées et 500000 livres sont consacrées annuellement à leur entretien. Le port de Toulon est fortifié pour lutter contre les Barbaresques.

Voyant plus loin, bien au-delà de l’horizon français, Henri IV nomme en 1603 Samuel de Champlain (1567-1635) géographe royal. Ce dernier découvre en 1605 la baie du Massachusetts où Boston sera fondée. Il fonde Québec en 1608 et explore le lac Champlain en 1609.

6) Agriculture et manufactures

Sous l’autorité de Sully encore, assisté par Barthélemy de Laffemas (1545-1612) et surtout Olivier de Serres (1539-1619), auteur du fameux Théâtre d’Agriculture, une audacieuse politique économique est mise en œuvre, fondée sur la création de richesses physiques et résumée dans les Économies royales :

Le peuple de la campagne (…) disait souvent au roi que le labourage et le pâturage étaient les deux mamelles dont la France était alimentée, et [voilà] ses vraies mines et trésors du Pérou [d’où venait l’or d’Europe].

A la fin du XVIe siècle, tout comme au Sahel aujourd’hui, un marché non régulé et des conditions climatiques dramatiques provoquent régulièrement des disettes (notamment en 1576 et en 1590) qui, à leur tour, génèrent des variations de 300 à 500% du prix des céréales, à l’époque principale denrée alimentaire. Éclatent alors épidémies et soulèvements qui paralysent toute l’économie.

Pour y remédier, Henri IV accorde plusieurs moratoires sur la dette des producteurs et interdit, par un édit du 16 mars 1595, la saisie des trains de culture, bêtes et instruments, par les agents du fisc et la réquisition des chevaux par les soldats, protégeant ainsi l’outil de production agricole. Rappelons aussi que sa politique ambitieuse visant à assécher les marais permet d’accroître la surface de terres cultivables. Mais Henri IV va plus loin.

L’agronome Olivier de Serres (1539-1619).

L’agronome Olivier de Serres (1539-1619)

Suivant les conseils d’Olivier de Serres, appelé auprès du roi à la Cour, on substitue à la jachère la culture de plantes fourragères comme le sainfoin et la luzerne. Ces prairies « artificielles » permettent de nourrir le bétail tout en laissant reposer les sols.

Suite à des cultures expérimentales en jardin, on introduit des nouvelles variétés, notamment le riz, le houblon, le melon, l’artichaut ou encore la garance. Le maïs, venu d’Amérique fait son apparition et se généralise dans le Sud-Ouest ; le haricot est signalé dans le Bas-Rhône vers 1594 ; la pomme de terre nommée « cartoufle » ou « truffe blanche » pousse dans les jardins du Vivarais vers 1600 bien avant Parmentier.

Sully encourage la vigne qu’il étend de manière spectaculaire en Languedoc. Le vin réservé jusqu’alors aux plus aisés apparaît sur la table des paysans. Olivier de Serres travaille le premier, hélas sans aboutir, à l’extraction du sucre à partir de la betterave.

Alors que les Français n’avaient que rarement un bout de viande dans leur assiette, Henri IV lâche en 1600 sa fameuse phrase :

Si Dieu me donne encore la vie, je ferai qu’il n’y aura pas de laboureur en mon royaume qui n’ait moyen d’avoir une poule dans son pot.

Enfin, en 1610 la France rattrape son niveau de production agricole de 1560 et sa démographie repart à la hausse.

laffemas
L’économiste protectionniste Barthelémy de Laffemas (1545-1612).


Bien que l’on veuille nous faire croire qu’il ne se passionne que pour l’agriculture, Henri se passionne tout autant pour l’industrie. A Paris, il élargit le Louvre en vue d’y installer une exposition pilote permanente de « machines d’inventions mécaniques et de modèles industriels ». Le monde professionnel sera modernisé avec la généralisation des corporations et la création, en 1601, d’une Assemblée de commerce, sorte d’ancêtre de l’actuel Conseil économique et social.

Les fruits de l’agriculture et de l’élevage fournissent la matière première de l’artisanat : la laine, le lin, le chanvre, le cuir sont transformés en produits finis dans les ateliers où œuvrent maîtres, compagnons et apprentis. Des étoffes de qualité et de matière variées habillent riches et moins riches ; elles s’exportent vers l’Allemagne ou l’Espagne. Sur le plan des manufactures, son conseiller Barthélemy de Laffemas apparaît comme l’un des fondateurs d’un protectionnisme altruiste, qui, passant par Jean-Baptiste Colbert, Alexander Hamilton, Henry Carey et Friedrich List, fera la grandeur de tant de pays.

En 1601, Laffemas écrit :

Inhibons et défendons dans notre royaume l’entrée de toutes marchandises, ouvrages et manufactures faites et travaillées venant des étrangers, soit drap d’or, d’argent, de draperie (…) soit en ganterie ou autrement, fer, acier, cuivre, laiton, montres et horloges et généralement quelconques ouvrages servant à meubles, ornements et vêtements, de quelque qualité qu’ils soient, et à quelque usage qu’ils puissent être employés.

En premier lieu il s’agit de favoriser les manufactures françaises naissantes afin d’éviter les importations systématiques de produits ayant une forte valeur ajouté : la soie, les cuirs, les tapis, le cristal ou les miroirs. En 1601, on invite une colonie de tapissiers flamands à diriger la Manufacture des Gobelins et la France étend la culture du mûrier indispensable à l’élevage du ver à soie, initié par François Ier. D’importantes productions de soie verront le jour en particulier en Languedoc et Dauphiné.

François Bayrou, qui aujourd’hui prône l’équilibre budgétaire et la concurrence libre et non faussée, est lui-même obligé de le reconnaître :

Protectionnisme, substitution de produits nationaux aux importations, produits à forte valeur ajoutée et créateurs d’emplois, conquête de marchés extérieurs, Laffemas suivait intuitivement une stratégie de décollage économique très cohérente, proche des principes appliqués durant nos dernières décennies par le Japon et d’autres pays nouvellement industrialisés.

Conclusion

Après l’assassinat d’Henri IV, Sully, en désaccord total avec la reine Marie de Médicis, tombe en disgrâce et démissionne en 1611 de sa charge de surintendant des Finances et de gouverneur de la Bastille. La reine suspend la réalisation du Canal de Briare et distribue les fonds prévus à cet effet aux favoris de la Cour…

A force de combats tenaces de tous les instants, Henri IV et Sully, dans les pas de Charlemagne, Louis XI et Érasme de Rotterdam, ont fait triompher l’humanisme sur notre continent. Olivier de Serres et Barthélemy de Laffemas traduiront cet humanisme dans une politique économique dirigiste et protectionniste qui servira de socle théorique, via Jean-Baptiste Colbert et ses disciples italiens et espagnols, à l’économie politique du « Système américain ». Ce qui frappe le plus, c’est que la crise d’alors, tout comme celle d’aujourd’hui, n’a rien de « technique », mais représente un enjeu de civilisation.

Notre regard sur ces grands moments de l’histoire peut provoquer en nous des sentiments partagés : la joie et l’optimisme devant ces fabuleuses victoires pour l’humanité et la tristesse devant la bêtise, la corruption, la lâcheté et l’inertie de nos dirigeants actuels et… ceux qui les élisent. A nous, à vous, de changer la donne !



Le « Grand Dessein » de Sully :
décapiter l’Empire !

Henri IV et Sully se rendent compte que tant que le système impérial prévaut en Europe, tout ce qu’ils accomplissent en France peut rapidement être réduit à néant. La pacification religieuse et économique « intérieure » de la France nécessite forcément un apaisement extérieur.

Ainsi, d’après les Mémoires des Sages et Royales Economies d’Estat domestiques, politiques et militaires de Henry le Grand (1638), Henri IV, juste avant son assassinat, « estoit prest de se mettre en campagne, et marcher avec une armée de trente-six mil hommes de pied et huit mil chevaux, des mieux aguerris et disciplinez, icelle assortie de trésors pour la payer, de cinquante canons, et munitions pour les faire ronfler, et de vivres pour faire telle armée subsister, en payant par tout, comme toute pacifique. » (Tome IX, p.45-46)

Le 19 mai 1610, Henri IV s’apprête à lancer une campagne militaire contre la Maison d’Autriche afin de décapiter l’Empire et le remplacer par une entente entre Etats-nations souverains ! Il est assassiné cinq jours avant.

Ce « Grand Dessein » vise à mettre un terme au déséquilibre géopolitique de l’Europe qui, depuis le début du XVIe siècle, est source permanente de tensions et de conflits. Cette situation résulte de l’élection à la couronne impériale, en 1519, du jeune roi d’Espagne, Charles Ier, devenu Charles Quint. Ce dernier possède alors les royaumes d’Aragon et de Castille, les Pays-Bas, le Milanais, le royaume de Naples, l’Autriche et des colonies d’Amérique. En devenant empereur du Saint Empire romain germanique, il y ajoute l’Allemagne. Le soleil, dit-il, ne se couche jamais sur ses États. En 1556, Charles partage ses territoires entre son fils, Philippe II, qui devient roi d’Espagne, et son frère Ferdinand Ier, élu empereur. Depuis Charlemagne et Louis XI, la France, premier État-nation de l’histoire moderne, entrera en opposition virulente avec ce modèle impérial quand elle sera fidèle à sa mission.

D’après l’historien Bernard Barbiche, Henri IV et Sully, pour résoudre préventivement cet antagonisme, envisageront, suite à une opération politico-militaire « sans aucune hostilité ni déclaration de guerre », de redécouper l’Europe (à l’exclusion de la Moscovie) en quinze dominations : six royaumes héréditaires (France, Espagne, Grande-Bretagne, Danemark, Suède et Lombardie) ; six puissances électives (papauté, Venise, Empire [Allemagne et Autriche], Pologne, Hongrie, Bohême) ; et trois républiques fédératives (la République helvétique, la République d’Italie et la République des Belges).

Dans l’esprit de Sully, ces quinze États devraient posséder une égalité de territoire et de richesse. A cette recomposition politique correspond un meilleur équilibre religieux, les trois grandes confessions chrétiennes (la catholique, la luthérienne et la calviniste) y jouissant de l’exercice libre et public du culte dans chaque pays. Les quinze formeraient une confédération dirigée par six Conseils chargés de domaines spécifiques et un Conseil général qui réglerait les différends entre chaque souverain et ses sujets et ceux des Etats entre eux ; il n’y aurait plus ni révolutions, ni guerres. Cette « Europe des quinze » désormais pacifiée devrait unir ses forces et tendre vers un unique but : la lutte contre les Turcs, qui, malgré leur défaite à Lépante en 1571, restaient une menace. Les Turcs vaincus, l’Europe jouirait de la paix universelle et perpétuelle.

Constatons qu’à l’assassinat d’Henri IV, la France dispose de moyens militaires considérables. Les forges de l’Arsenal, où réside Sully, ne connaissent pas de relâche et le grand maître aime faire admirer aux ambassadeurs étrangers l’impressionnant alignement de canons de ses entrepôts. Avec Sully, la France commande 400 bouches à feu. Le noyau central de l’armée comprend désormais 1500 cavaliers et 7000 fantassins en temps de paix, un nombre que l’on peut rapidement augmenter en cas de conflit. Sous Henri IV apparait aussi la première caserne et la médecine militaire ; les hommes, de plus en plus des non-nobles, sont mieux encadrés et formés, ils sont régulièrement payés et la discipline est observée.

A l’époque où Sully publie les Économies royales, le Grand Dessein ne peut apparaître aux contemporains que comme une folle utopie car l’Europe est plongée dans la guerre de Trente ans. Dix ans plus tard, le traité de Westphalie mettant fin aux guerres de religion, conclu par Mazarin en 1648, incorpora les principes de l’Edit de Nantes et du Grand Dessein d’Henri IV. Il gravera la primauté du droit des États-Nations souverains dans le marbre, scellant, pour un temps, la fin des empires.

Puis, faute d’inspiration culturelle et sociale claire, viendront la révocation de l’Edit de Nantes et l’essor de l’Empire maritime britannique se substituant progressivement à l’Empire terrestre des Habsbourg. L’Europe s’est ainsi détruite elle-même, malgré tel ou tel sursaut, jusqu’à aujourd’hui où nous vivons à nouveau un moment décisif, dans lequel tout ce que la politique d’Henri IV avait d’implicite doit devenir explicite, celle d’Etat-nations Républiques constituant, à travers leur développement mutuel, une République universelle.

L’assassinat d’Henri IV

par Jacques Cheminade

Nous ne chercherons pas ici à déterminer les tenants et les aboutissants de la conjuration d’intérêts qui conduisit à la mort du roi. Nous renverrons pour cela à l’ouvrage de Jean-Christian Petitfils, L’assassinat d’Henri IV, mystère d’un crime, Editions Perrin, 2009.

Nous examinerons plutôt le contexte général, très révélateur de l’acharnement politique de l’empire habsbourgeois contre la politique de paix entre nations voulue par Sully, et les circonstances du crime, survenu à un moment de tension maximale dans cet affrontement. Cette analyse de situation est indispensable pour comprendre ce qui s’est passé par la suite en Europe, de la paix de Westphalie à la révocation de l’Edit de Nantes et à la guerre de succession d’Espagne de Louis XIV.

Le crime de Ravaillac a été commis le 14 mai 1610, rue de la Ferronnerie à Paris. Depuis plusieurs semaines, Henri IV réunissait alors trois armées à Châlons-en-Champagne, en Navarre et dans le Dauphiné pour lancer une offensive contre l’empire habsbourgeois. Le 19 mai, il devait se rendre à Châlons pour attaquer sur le front du Luxembourg. Il avait face à lui les troupes de l’archiduc Albert de Habsbourg, époux de l’infante Isabelle Claire Eugénie, fille de Philippe II d’Espagne. Albert et Isabelle avaient reçu en héritage la région dite des Pays-Bas espagnols, comprenant pratiquement toute la Belgique actuelle, le Luxembourg et la Franche-Comté. Le but politique immédiat du roi de France était d’empêcher les Habsbourg de renforcer la position catholique dans les duchés rhénans de Clèves et de Juliers. Si l’on résume ce qui se trouvait en cause, c’était d’un côté une République de forme monarchique, pouvant accueillir en son sein plusieurs religions (comme par exemple, à l’est de l’Europe, la Pologne des Jagellons), et de l’autre un Empire voué à une religion unique, sous tutelle pontificale et divisé entre peuples en état de conflit plus ou moins permanent faute de cause commune.

Henri IV, en ce sens, était le descendant politique direct de Louis XI, tandis que les Habsbourgeois représentaient une version moderne de l’Empire romain. L’on dit que le monarque de 55 ans s’était énamouré de la très jeune Charlotte de Montmorency, que son mari le prince de Condé était allé mettre à l’abri sous la tutelle d’Albert et d’Isabelle à Bruxelles. Cette petite histoire-là n’est cependant qu’un épisode de la grande histoire mentionnée ci-dessus, ne devant intéresser que ceux qui regardent par les trous de serrure, au risque d’en perdre l’œil.

La mort de Henri IV était donc bien dans l’intérêt politique des Habsbourg, et plus encore de ceux qui ne voulaient en aucun cas la création de Républiques vouées au bien commun et au développement mutuel de leurs habitants. Examinons maintenant les faits.

La mort de Henri IV est annoncée à Bruxelles, Anvers, Bois-le-Duc, Dinan, Lille et Cologne, dix à quinze jours avant le coup de couteau fatal, comme si le terrain avait été préparé. Le roi avait déjà échappé à une vingtaine de tentatives d’assassinat, toutes alimentées par la théorie du tyrannicide – le droit, selon les principes du catholicisme, de tuer le Roi s’il se comporte en tyran. Bien qu’Augustin et Thomas d’Aquin aient développé cette thèse, comme plus tard Luther et Calvin du côté protestant, c’est en y posant de très nombreuses conditions rendant son application exceptionnelle ; alors que tout un courant catholique extrémiste la développa avec furie, comme ce fut par exemple le cas avec le jésuite Juan de Mariana. C’est cette conception extrême qui était répandue dans de nombreux sermons de curés « ligueurs », défendant la cause de l’Espagne et des Habsbourg contre celle de Henri IV. Ravaillac lui-même reconnut cette influence des « sermons que j’ai ouïs auxquels j’ai appris les causes pour lesquelles il était nécessaire de tuer les rois ». Fils d’un petit notable ligueur d’Angoulême, bastion du catholicisme extrémiste, Ravaillac avait été élevé dans une fureur anti-protestante extrême.

Par ailleurs, c’est à Bruxelles, c’est-à-dire près de la France, qu’avaient trouvé refuge toute sorte d’extrémistes catholiques, dont Jean Boucher, curé de Paris ayant fait l’Apologie de Jean Châtel, qui avait déjà tenté d’assassiner Henri IV d’un coup de couteau le 27 décembre 1594, ou les comploteurs catholiques de la Conspiration des poudres en Angleterre. Ainsi, le milieu « criminogène », comme on dirait aujourd’hui, existait bel et bien dans les Pays-Bas espagnols. On peut donc dire que Ravaillac, un déséquilibré mental qui avait beaucoup voyagé, était sous une influence indirecte. L’était-il plus directement ? Plusieurs éléments paraissent le montrer.

Le plus significatif, à notre sens, est que Ravaillac ait déclaré avoir voulu tuer le roi après le couronnement de la Reine, Marie de Médicis, lui conférant l’autorité du pouvoir en cas de décès de son mari. Or Ravaillac tua Henri IV le 14 mai, soit le lendemain même du couronnement de la reine, le 13 ! Marie était l’atout suprême de ce qu’on appelait alors à Paris le « parti espagnol ». La cérémonie de son couronnement avait été repoussée à plusieurs reprises, et il fallait être mieux informé que Ravaillac ne pouvait l’être par ses propres moyens pour en connaître d’avance la date exacte. Or Ravaillac avait volé son couteau quelques jours avant. Ajoutons que Marie de Médicis retrouva dans les papiers laissés par Henri une lettre de Charlotte de Montmorency, adressée depuis Bruxelles, lui disant de se méfier de sbires qui voulaient le tuer. L’amour avait ici des raisons bien mêlées de politique…

Ajoutons, comme le rapporte Jean-Christian Petitfils, qu’une lettre de l’ambassadeur de Genève à Paris, datée du 23 mai 1610, donne le nom de certains des conspirateurs et met en cause l’archiduc Albert, le comte de Sallenove et un ou plusieurs tueurs, partis de Bruxelles fin avril. L’on trouve dans les comptes de la ville de Lille (alors en terre archiducale), voués à alimenter les collaborateurs et les espions, la mention d’une gratification de 15000 livres, somme très importante pour l’époque, « dont on ne veut faire plus ample déclaration ». Dernière coïncidence troublante, lors de l’assassinat du roi, de nombreux hommes à cheval et à pied bloquèrent la rue de la Ferronnerie en criant « tue, tue ! » pour exciter à tuer Ravaillac – et donc empêcher le meurtrier de parler – et non à secourir le roi.

Pour finir, rappelons que Ravaillac déclara avant de mourir : « Hélas, on m’a bien trompé quand on m’a persuadé que le coup que je ferai serait bien accueilli par le peuple ». Cela suppose bel et bien un « on ».

Cette thèse de Petitfils paraît beaucoup plus vraisemblable que celles de « l’assassin solitaire mentalement dérangé », un classique du genre, ou d’un complot de la marquise de Verneuil, jalouse d’avoir été abandonnée par le roi, et du duc d’Epernon, opposant déclaré à la guerre, qui est la thèse de Michelet et Philippe Erlanger.

Tout cela n’est en rien un point de détail : tous les indices concordent pour justifier ce que M. Petitfils et nous-mêmes reprenons, en le situant dans un contexte historique plus étendu. Car ce qui est essentiel n’est pas ce que Henri IV, Sully et leurs principaux collaborateurs ont fait, mais ce qu’ils auraient pu faire et qui sans doute aurait changé l’histoire. A cette époque, les Habsbourg contrôlaient à l’est de l’Europe la Bohême et la Hongrie, après la mort de Louis II Jagellon en 1526, et à l’ouest la péninsule ibérique (début de la dynastie des Habsbourg au Portugal après la bataille d’Alcantara, le 25 août 1580) et ses possessions américaines. Le « grand dessein » de Henri IV et de Sully avait pour but de remettre en cause ce contrôle des deux extrémités de l’Europe.

Depuis son échec, notre Europe, d’empire habsbourgeois en empire britannique, ne s’est jamais guérie du mal oligarchique impérial. Aujourd’hui, où le moment est venu de cette guérison, il est juste de trouver inspiration dans la politique de Henri IV, Sully, Laffemas et leurs proches, qui, avec tous les défauts du monde, furent bâtisseurs de République.

Aux origines de l’école protectionniste
Barthélemy et Isaac de Laffemas

Barthélemy de Laffemas (1545-1612), Contrôleur général du Commerce sous Henri IV, a su traduire l’humanisme de la Renaissance en une politique économique dirigiste et protectionniste qui servira ultérieurement de socle théorique, via Jean-Baptiste Colbert qui s’en inspira, à l’économie politique du « Système américain » élaboré par Alexander Hamilton, Henry Carey et Friedrich List.

Avant de livrer ici quelques extraits du Recueil présenté au Roi de ce qui se passe en l’Assemblée du Commerce , écrit en 1604 par Barthélemy de Laffemas, nous présentons un extrait de l’ Histoire du commerce de France , écrit en 1606 par son fils, Isaac de Laffemas (1583-1657). Ce texte permet d’emblée de mesurer toute l’influence de son père auprès de Sully et du « bon roi Henri ».

Isaac de Laffemas :
« Que votre France soit le raccourci des sciences du monde ! »

AU ROY.

SIRE,

« En l’Assemblée tenue à Rouen l’an 1596, entre les avis qui vous furent présentés pour le bien public, mon père [Barthélemy de Laffemas], qui l’a toujours désiré plus que le sien propre, fit la proposition de la défense des manufactures de soie étrangères, et, pour avoir moyen de s’en passer, du plantage des mûriers en ce royaume ; lequel advis non moins profitable qu’il était nécessaire pour la conservation des finances, fut dès lors reçu et pour un temps exécuté. Mais comme on jugea la France ne pouvoir être sitôt pourvue desdites étoffes qui se fabriqueraient chez elle, pour le défaut de la principale matière, qui est la soie, on en permit encore le trafic, attendant qu’elle fût peuplée de mûriers et graines, que depuis on a mis peine de recouvrer sous l’autorité de Votre Majesté.

L’effet suivit donc ce dessein en l’étendue des généralités de Paris, Orléans, Tours, Lyon et Poictiers ; et bien qu’on tienne les Français curieux des choses nouvelles sur toutes les autres nations, le menu peuple, ignorant l’utilité que ce nouveau plan lui pouvait apporter, semblait roidir contre un si grand bien et mépriser le juste poids de cette entreprise.

Pour y remédier, Votre Majesté, continuant toujours ses premières intentions de favoriser ce qui est utile et nécessaire à son peuple, trouva bon d’en proposer la commodité au clergé de son royaume et l’exhorter d’y tenir la main.

Ce fut très sagement pourvoir à la continuation de ce plan, et ce seul moyen doit faire reconnaître au peuple son erreur, car je ne crois point que le grand corps du clergé se rende rétif à l’exécution d’un si beau dessein.

Vos sujets béniront Votre Majesté, et d’âge en âge rendront votre mémoire vivante en la bouche de l’éternité.

N’est-ce pas leur en donner les occasions tous les jours par tant de nouveaux établissements d’ouvrages que vous distribuez par les villes de votre royaume pour les en faire tous ressentir, les excitant à votre exemple d’aimer ce qui leur apporte des commodités ; témoins ces orgueilleux bâtiments de la place Royale [actuellement Place des Vosges à Paris], dont le front menace de ruine les étrangers qui vivaient de nos dépouilles, et dont la seule batterie des métiers que nos Français y ont montés fait peur à tout un pays.

Marcher dans les pas du grand roi français Charles V « le sage » (1338-1380)

« On tient que votre prédécesseur Charles V fit six choses remarquables : il sut combattre, acquérir, décharger son domaine, édifier, fonder et thésauriser. Tout cela, Sire, vous l’avez fait, et tellement que vos sujets ont occasion de s’en contenter : il fit commencer Saint-Germain-en-Laye, vous l’avez curieusement enrichi ; il fit construire le château du Louvre, vous l’avez accru de grandeur et de beauté ; il fit édifier le grand hôtel des Tournelles, et vous avez fait élever auprès de votre place Royale, sur le plus beau de vos desseins, les bâtiments des manufactures, que vous avez commises à la sage conduite et gouvernement des personnages ci-dessus, charge, à la vérité, autant digne d’eux qu’ils sont capables des affaires publiques.

Bâtissez hardiment, grand prince, puisque vous en recevez tant d’honneur, et rendez les industries des ouvriers tributaires de votre gloire ! Que votre France soit le raccourci des sciences du monde, plus grandes en leur abrégé qu’en leur étendue ; que tout résonne de vos louanges, et qu’il n’y ait rien de caché que vous n’exposiez en lumière (…)

Promouvoir la concertation, les inventions et l’innovation

« J’attends cela de l’invention des bureaux publics, qui défaillent seuls à la facilité de notre commerce pour le rendre à sa perfection (…) Je veux signaler cette proposition, entre les plus belles que mon père ait jamais faites à Votre Majesté (…) On tient Montaigne avoir eu d’aussi heureuses et fortes conceptions qu’homme du monde ; mais entre les autres il semble n’avoir ignoré la nécessité desdits bureaux, qu’il a proprement spécifiés en un chapitre qu’il a fait en ses Essais d’un défaut de nos polices, quand il dit qu’on devrait avoir aux villes certain lieu désigné où ceux qui auraient besoin de quelque chose se pussent adresser et faire enregistrer tout ce que bon leur semblerait, afin que toutes sortes de personnes y eussent recours et apprissent plus facilement ce qu’ils chercheraient, comme le maître un serviteur, le serviteur un maître, et ainsi de toutes autres choses (…)

La sécurité publique

« Il est bien certain que c’est une chose à laquelle nous devrions autant vaquer que les autres nations, puisque nous trafiquons par terre aussi bien que par mer, et les dommages qu’en reçoivent tous les jours les passants et ceux qui trafiquent (lesquels ne peuvent tomber que sur nous) devraient nous inciter à cela ; car quelle apparence, je vous prie, que les marchands soient contraints en beaucoup d’endroits se détourner de plus de trente ou quarante lieues pour la rupture ou danger du droit chemin ? Il ne se faut pas étonner si beaucoup de villes qui étaient sur de grands passages, et voulaient trafiquer autrefois, sont maintenant pauvres et disetteuses (…)

L’entretien des routes

« Les droits de péages, gabelles, passages, ports et abords, n’ont jamais été imposés par les princes que pour la conservation des marchands, sûreté et entretien des chemins ; néanmoins aujourd’hui les administrateurs d’iceux corrompent et gâtent cet ordre, à la ruine de notre commerce, et serait besoin que chaque droit fût employé selon son vrai et légitime prétexte ; à quoi monsieur le duc de Sully semble opportunément incliner quand il recherche de ramener tout à son principe, et particulièrement redresser et embellir les chemins en faveur du trafic. »

Barthélemy de Laffemas :
« Joindre les deux mers ensemble et en rendre la navigation facile »

Ce qui se fait déjà pour développer l’industrie de la soie

« L’établissement du plant des mûriers et art de faire la soie en France, avec l’entreprise de toutes sortes de manufactures d’icelles et des plus excellentes, que les Français étaient contraints aller quérir hors du royaume, et de transporter plus de six millions d’écus à cet effet par chacun an, sans retour d’aucune marchandises ni commodités que de musc et senteurs, affiquetz de luxe, et toutes sortes de poisons de corps et d’esprit ;

Lequel établissement commence à fleurir et réussir au contentement d’une infinité de gens de bien et d’honneur, dès l’an passé 1603, dans les généralités de Paris, Orléans, Tours et Lyon, et pour la présente année au gouvernement du Poitou, sous la faveur et sage permission de monseigneur de Rosni [Maximilien de Béthune, duc de Sully], et dont les profits sont prêts à recueillir dans peu d’années par l’abondance des feuilles de mûriers, qui ont été et seront plantés et semés en nombre infini, et doivent précéder et s’accroître pour la nourriture des vers [à soie], que s’en fera après sans aucune dépense, si ledit établissement n’est interrompu par défaut de continuer ou par la malveillance des envieux ennemis du public.

Continuer l’effort afin de ne pas échouer comme les rois précédents

« (…) Aussi que c’est chose promise et contractée par Sa Majesté avec les entrepreneurs dudit établissement qu’il se continuerait par trois diverses années consécutives pour se perpétuer, sans que jamais il en puisse advenir comme du temps des Rois ses prédécesseurs, Loys XI, François 1er et Henry II, qui l’ont entrepris sans le pouvoir faire réussir, par faute de continuer. Ayant aussi le Roi, seul entre tous sesdits prédécesseurs, cette divine remarque, et qui le fait vraiment approcher plus prêt de la Divinité, de ne rien promettre sans le tenir et de ne rien entreprendre sans l’accomplir, comme la guerre, ses bâtiments, et une infinité de ses autres généreuses actions, le démontrent assez, Sa Majesté a prudemment prévu et jugé que, comme ce n’était assez pour ce grand et très riche dessein d’entreprendre le plant des mûriers seul, qui n’y ajouterait l’art de la soie par la nourriture des vers qui se fait facilement des feuilles desdits mûriers, ni ces deux choses ensemble qui n’y surajouterait encore la troisième pour le parfait accomplissement, qui est la manufacture desdites soies et toutes les façons et perfections dont les étrangers prennent tant d’avantage et d’argent sur nous, de même aussi ce ne serait assez de commencer cette entreprise pour un an ni pour deux, si elle n’était continuée la troisième année pour y recevoir sa perfection (…)

Sur les canaux et le développement de la voie fluviale

« Autre entreprise très importante et bien plus hardie, de joindre les deux mers ensemble et d’en rendre la navigation facile de l’une en l’autre, au travers de la France, sans plus passer par le détroit de Gilbatard [Gibraltar], par le moyen d’un canal bien plus facile à faire, entre les deux rivières qui passent l’une de Tholoze en l’Océan et l’autre de Narbonne en la Méditerranée [canal du Midi, réalisé sous Jean-Baptiste Colbert], que celui qui se fait pour joindre les rivières de Seine et de Loire [canal de Briare, dont Sully lança la construction en février 1604], et qui coûte cent quatre-vingt mille écus en trois années [Sully, son conseiller hollandais Bradley et l’entrepreneur Hugues Cosnier projetaient initialement de terminer le canal en trois ans. En réalité, après bien des batailles politiques, il ne fut achevé que sous Richelieu en 1642, Ndlr].

Et l’entrepreneur des deux mers offre caution de joindre la navigation desdites deux mers, par son canal, dans un an pour quarante mille écus seulement, auquel on fera passer et repasser un bateau de quatre pans de large d’une mer à l’autre pour essai et preuve certaine de son dessein, qui est d’y faire passer les navires par après, pour peu de temps et de dépenses davantage qu’on y voudra employer, au respect d’une si belle entreprise, qui serait un grand enrichissement et commodité incroyable en ce royaume.

Métallurgie

« La France abonde de mines et de forges de fer, et de rivières proches pour en faire le transport et trafic aux pays étrangers. Néanmoins il s’y est coulé un abus si grand, depuis les premiers troubles [guerres de Religion], que le commerce en est tellement diminué que nous sommes contraints de prendre du fer des Allemagnes et autres pays étrangers, au lieu de leur en porter, et que tout ce qui se fait du fer de France ne vaut plus rien et se casse bien plus tôt qu’il ne se peut user, d’où procèdent plusieurs grands inconvénients : la mort d’une infinité de gens de guerre entre les mains desquels les armes faites de fer de France se rompent comme verres ; les bateaux et navires en périssent souvent, les clous et barres de fer s’y rompant tout à coup. Les maisons et bâtiments tout de même en durent moins ; les ouvrages des quincailliers, serruriers, maréchaux et autres semblables ouvriers, se cassent au moindre effort, ne s’usent ni durent aucunement, comme ils voudraient et le devraient ; ce qui procède d’un seul point, qui est qu’en ces dites forges on n’y fait plus que du fer aigre au lieu de ce qu’on y faisait auparavant presque tout fer doux, pour ce que le débit est plus prompt et plus facile, à cause que les ouvriers, qui ne devraient employer que du fer doux, qui est plus beau (clair comme de l’argent) et de plus grande durée, n’achètent plus que du fer aigre par extrême avarice et défaut de police, pour ce qu’il est meilleur marché et que leurs ouvrages se rompent incontinent et ne durent point, de façon que pour un de ces ouvriers qui suffisait il y a trente ans, il s’en trouve aujourd’hui plus de vingt bien employés au grand détriment du public (…)

Sécurité alimentaire

« Le ris, qui est une manne du ciel ainsi que les blés, pour ce qu’il peut servir de pain et de viande aux pauvres gens et à tous ceux qui voyagent sur mer, et les nourrir et substanter autant que tous les deux ensemble, s’achète en France fort chèrement, et à la livre, comme le sucre, pour ce qu’il n’y en croît point, et faut porter notre argent aux étrangers pour en avoir. Néanmoins il se présente homme de qualité qui veut entreprendre de le faire croître en France, aussi facilement et promptement quasi que le blé. »

(Extraits du Recueil présenté au Roi de ce qui se passe en l’Assemblée du Commerce , 1604)

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