Par Karel Vereycken, 2006.
Le 15 juillet 2006, le monde a célébré les 400 ans de la naissance d’un peintre « universel », Rembrandt van Rijn.
A une époque où un grand défi politique nous est lancé, l’aspiration à la beauté est immense.
En rétablissant cette beauté dans le domaine du sensible, Rembrandt conforte par ses oeuvres, en dedans et en dehors, la part d’humanité de chacun. Rembrandt demeure l’étoile du Nord pour tous ceux qui oeuvrent pour l’idéal.
Pour vous permettre de ne pas mourir de soif à côté de cette fontaine, des dizaines de manifestations culturelles ont lieu à travers le monde.
A Paris, trois expositions restent ouvertes jusqu’à début janvier.
- « Rembrandt, la lumière de l’ombre », à la Bibliothèque Nationale, rue Richelieu, jusqu’au 7 janvier 2007.
- « Rembrandt dessinateur », au musée du Louvre, jusqu’au 8 janvier 2007.
- « Expo Rembrandt : eaux fortes au Petit Palais », jusqu’au 14 janvier 2007.
En panne d’idées pour vos cadeaux de Noël ? La belle monographie de Gary Schwartz Rembrandt, publié chez Flammarion, vaut plus qu’un détour.
Rembrandt Harmenszoon van Rijn, fils d’un meunier bien moins pauvre qu’on prétendit, vit le jour il y a quatre cents ans, le 15 juillet 1606, dans la ville universitaire et révolutionnaire de Leyden au Pays-Bas.
Aujourd’hui, quatre siècles plus tard, bien que sans aucune connaissance du contexte historique spécifique, rares sont ceux qui restent insensibles à son message et à ses prouesses artistiques. Pourquoi Rembrandt ? Quelles qualités particulières dans ses œuvres, ses peintures, gravures ou dessins, lui confèrent, par delà des siècles, le pouvoir de donner esprit et vie à ceux qui vivent aujourd’hui et à d’autres encore demain ?
Comme nous allons tenter de l’esquisser ici, Rembrandt, intellectuel précoce, était déjà, en tant que jeune adulte, devenu très « universel ».
Mais tentons de circonscrire ce qui veut dire « universel ».
La formation d’un génie créateur
La révolte des Pays-Bas bourguignons 1 contre la tyrannie d’un Charles Quint à la solde des Fugger, banquiers aux commandes de l’empire des Habsbourg, aboutissait à la cassure tragique de cet « état-nation en devenir » entre le nord (les pays-bas actuels) et le sud (le territoire qui comprend aujourd’hui la Belgique et une partie du nord de la France).
L’empire habsbourgeois disait essentiellement aux « insurgés » que, s’ils tenaient tellement à avoir un état, on leur laisserait les marécages du nord, souvent infestés par le paludisme, où 75 % du territoire est situé en dessous du niveau de la mer, un territoire lentement domestiqué par des générations de Flamands grâce à un vaste système de canaux, de digues et d’écluses, patiemment érigé depuis la fin du treizième siècle.
Mais Charles Quint, et pire encore, son fils Philippe II d’Espagne ne croyaient pas au pouvoir du travail. En revanche, ils croyaient à l’efficacité de l’épée et du bûcher de l’Inquisition. Après une longue guerre et l’écoulement de sang inutile, leurs politiques étaient dans l’impasse, et le 9 avril 1609, les Habsbourg en semi faillite, étaient obligés de signer une trêve de douze ans avec la nouvelle République des Pays-Bas.
La même année, Rembrandt, à trois ans à peine, entre à l’école élémentaire, où, comme les autres garçons et filles de sa génération, il apprend à lire, à écrire et… à dessiner. L’école ouvre à six heures du matin, à sept heures en hiver, pour fermer à sept heures du soir. Les cours commencent avec la prière, la lecture et la discussion d’un passage de la Bible suivi du chant de psaumes. Ici Rembrandt acquiert une écriture élégante et bien plus qu’une connaissance rudimentaire des Evangiles.
Les Pays-Bas veulent survivre. Ses dirigeants profitent de la trêve de douze ans pour accomplir leur engagement pour l’Intérêt Général. Ce faisant, les Pays-Bas du début du dix-septième siècle sont peut-être le premier pays du monde où tout le monde a la chance de pouvoir apprendre à lire, écrire, calculer, chanter et dessiner. Ce système éducationnel universel, peu importe ses défauts, à la disposition aussi bien des riches que des pauvres, des garçons que des filles, est le secret à l’origine du « Siècle d’Or » Hollandais. Ce haut niveau d’instruction créa aussi ces générations d’émigrés hollandais actifs un siècle plus tard dans la révolution américaine.
Tandis que d’autres entamaient l’école secondaire à l’âge de douze ans, Rembrandt entre à l’école Latine de Leyden à l’age de sept ans. Là, les élèves, hormis la rhétorique, la logique et la calligraphie, n’apprennent pas seulement le grec et le latin, mais aussi des langues étrangères, comme l’anglais, le français, l’espagnol ou le portugais. Ensuite, en 1620, à l’âge de quatorze ans, aucune loi ne faisant obstacle aux jeunes talents, Rembrandt s’inscrit à l’université. Son choix n’est pas la théologie, le droit, la science ou la médecine, mais… la littérature. Voulait-il ajouter à sa connaissance du latin la maîtrise de la philologie grecque ou hébraïque, ou éventuellement le chaldéen, le copte ou l’arabe ? Après tout, on publiait déjà à Leyden des dictionnaires Arabe/Latin à une époque où la ville devient un centre majeur de l’imprimerie dans le monde.
A partir de sa fondation en 1585, après une bataille historique pour la liberté de la ville, l’Université de Leyden devient un point de ralliement pour les humanistes à travers le monde et un centre pour de nouvelles découvertes dans les domaines de l’optique, de la physique, l’anatomie et de la cartographie, offrant au monde des scientifiques aussi célèbres que Christian Huygens ou Antonie van Leeuwenhoek. Les gens affluent des Flandres, de l’Allemagne, du Danemark, de la Suède, de l’Angleterre et même de la Hongrie. En 1621, plus d’une cinquantaine de français enseignent à Leyden. Dans un effort désespéré de contaminer cette source de créativité, en 1630 René Descartes s’enregistrait comme « mathématicien » à l’Université de Leyden. 2
Mais les troubles avaient déjà commencé bien avant. Un grand « débat » théologique avait dégénéré en une quasi-guerre civile. D’un coté, se trouvait Jacob Arminius, fondateur du courant « remontrant », qui dans la tradition d’Erasme et de Rabelais accordent à l’homme un libre arbitre -bien que ce libre arbitre s’exerçe uniquement en se réglant sur celui de Dieu, conviction également partagée par le vieux général et homme d’état de premier plan, le stadhouder (lieu-tenant) Johan Oldenbarneveld. De l’autre, se situait un certain Franciscus Gommarus, partisan de la doctrine fataliste de Calvin, la « prédestination », doctrine à laquelle adhérait le Prince Maurits, jeune fils du père de la patrie et organisateur de la révolte des Pays-Bas, Guillaume le Taciturne. Tandis que les dirigeants du pays étaient fortement divisés, la « Synode de Dordrecht » adopta en 1619, la doctrine calviniste radicale.
Mais Leyden était fortement pro-arminien, comme l’était Rembrandt lui-même. Ses portraits, en 1633 et en 1635 de Johannes Uytenbogaert, pasteur principal à la tête des arminiens qui passa plusieurs années en exil pour échapper à la persécution, montrent la proximité de Rembrandt avec ce courant.
Quand Rembrandt entre donc à l’université, la situation est très tendue. Les professeurs de tendance arminienne quittent l’institution et Rembrandt les suit. Deux mois après, il abandonne l’université et investit la peinture.
En 1621, la trêve est à son terme, et l’armée espagnole s’engage à nouveau dans une guerre totale contre les Pays-Bas, accusés non sans raison de soutenir la révolte de la Bohème et d’accueillir les chefs de sa résistance. 3
Jeune intellectuel confronté à l’injustice et à la folie politique et religieuse, Rembrandt entre dans l’atelier de Jacob Isaaczoon van Swanenburg, un peintre érudit hollandais qui vécut à Venise et à Naples où il travailla de 1600 à 1617 avant d’y rencontrer des ennuis avec l’Inquisition qui l’accusa de « peindre le dimanche ». Peu d’œuvres nous sont restés de ce maître, réputé pour ses vues de villes et ses portraits. Mais ses sujets et son style ressemblent à ceux du grand humaniste Jérôme Bosch. Pendant trois longues années, Rembrandt apprend comment broyer les pigments, maîtriser les essences, les vernis, les pinceaux, les toiles et les panneaux. Mais en particulier, Swanenburgh fait de son élève un maître dans l’art de la gravure et de l’eau-forte.
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Figure 1. Rembrandt, 1628-29, Pèlerins d’Emmaüs, Musée-Jaquemart André, Paris.
Tout l’intérêt que porte Rembrandt au pouvoir des idées apparaît dans les « Pèlerins d’Emmaüs » (Fig. 1), où une atmosphère d’étonnement et d’horreur éclate quand le Christ se révèle à ses disciples.
Ensuite, avant de monter son propre atelier, Rembrandt passera six mois dans l’atelier de Pieter Lastman à Amsterdam. En Lastman, Rembrandt trouve finalement un maître qui s’éloigne du paysage traditionnel hollandais et des portraits de groupe ennuyeux. Partant des compositions théâtrales de Caravaggio, Lastman peint la mythologie grecque et romaine. Il peint l’histoire ! Or Rembrandt a toujours désiré devenir un historieschilder. Désormais il semble avoir trouvé dans la peinture la littérature qu’il cherchait à l’université. Dans l’atelier de Lastman, il rencontre également le talentueux Jan Lievens avec lequel il va travailler un moment.
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Figure 2. Rembrandt, 1629, Autoportrait, Alte Pinakothek, Munich.
Savoir comment se connaître
La réputation de Rembrandt découle en grande partie d’une centaine d’autoportraits, y compris une vingtaine de gravures, présents dans des musées de part le monde. Les pragmatiques nous racontent que la raison pour laquelle Rembrandt fit un si grand nombre d’autoportraits était qu’il était le modèle le moins cher disponible, et probablement le plus patient. 4 D’autres nous disent qu’il ne faisait que noter des grimaces sans fin, les fameuses tronies afin de préparer des scènes historiques ultérieures.
Nous pensons qu’il y a quelque chose de plus important et nous disons avec Simon Schama que « la raison de la multiplication de cette image de soi n’était pas une assertion sans fin, presque mono-maniacale de son ego artistique, mais quelque chose de semblable à l’exact opposé. »
L’autoportrait, une expression artistique qui a quasiment disparu de l’art contemporain, lance toujours un défi extrême au peintre qui se regarde dans le miroir. Est-ce moi ? Je ne me rendais pas compte que j’avais l’air ainsi. J’ai encore changé ! Qu’est-ce qui ne va pas ? Les idées a priori dans l’esprit du spectateur ou les perceptions qu’il a de lui-même à travers les sens ? La vraie pensée, en essence, revient à non seulement à confronter ces paradoxes brûlants, mais à la joie de les surmonter avec une ironie auto-réflexive, dans un engagement véridique à la découverte permanente et dans la communication de cette ironie croissante à travers un dialogue socratique.
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Figure 3. Samuel van Houbraken, 1644, Autoportrait à l’âge de 17ans avec une nature morte, Boijmans Beuningen Museum, Rotterdam.
Rembrandt, à l’âge de 22 commence à former son premier élève, Gerrit Dou âgé de quinze ans. Samuel van Hoogstraten, un autre jeune élève, rapporte comment Rembrandt le conseillait : « Tâchez d’apprendre à introduire dans votre œuvre ce que vous savez déjà. Alors, vous découvrirez bientôt ce qui vous échappe et que vous souhaitez découvrir. ». L’autoportrait de Van Hoogstraten à l’âge de 17 ans (Fig. 3) montre comment l’enseignement du maître pouvait rapidement « contaminer » ses élèves.
La préoccupation première de Rembrandt restait le mouvement. Anima veut dire âme ; et pour Rembrandt, animer l’esprit du spectateur consiste à le rendre conscient de sa propre capacité à mouvoir son âme, c’est-à-dire animer l’animateur. A travers ce processus d’éducation et d’auto-éducation Rembrandt élabore différentes voies pour raconter son histoire. Une façon marrante de mettre les visages en motion consiste à les affubler de chapeaux, de turbans, à les coiffer, à les parer de bijoux et à les faire apparaître sous une lumière particulière générant des ombres qui, intriguant notre œil, mettent en valeur de beaux volumes plastiques.
Figure 4. Rembrandt, 1633, Portrait de Saskia, Gemäldegalerie, Dresden.
Quel amusement d’explorer des expressions faciales évoquant angoisse, crainte, étonnement, joie ou doute de soi. Le vrai sujet n’est pas Rembrandt, mais la découverte de la conscience humaine à travers l’auto-conscience. Cette image miroir permet de se regarder en se projetant derrière ses propres épaules. Léonard de Vinci et d’autres conseillaient aux artistes de regarder leurs œuvres dans un miroir, car cette image « fraîche » du miroir offre à l’artiste un autre « point de vue » qui révèle toutes les imperfections ayant échappé jusqu’alors à son regard.
Aussi, la compassion et l’estime de soi qu’on est obligé de développer dans ce processus deviennent des ingrédients de base pour la formation du caractère agapique et prométhéen. Ensuite, ce processus de découverte de soi déborde avec beaucoup de naturel dans les portraits d’autres personnes. Regardez ce sourire narquois de Saskia, quand elle s’habille « à la Rembrandt » portant ce chapeau rougeâtre orné d’une plume, parée d’une chaîne en or, sa petite main perdue dans ce gant trop grand de Rembrandt. (Fig. 4).
Ensuite, il y aussi ses auto-portraits faits in assistenza où le visage du peintre s’invite dans une composition plus large, comme le fait Vélasquez dans Les Ménines.
La lapidation de Saint-Étienne
Figure 5. Rembrandt, 1628, La lapidation de Saint-Etienne, Musée des Beaux Arts, Lyon.
Un de ces visages grimaçants de Rembrandt fait surface derrière le martyr dans le premier tableau connu du jeune Rembrandt, la Lapidation de Saint-Étienne. (Fig. 5). Exécutée à l’âge de dix-neuf ans, l’œuvre exprime puissamment le socle des idées de Rembrandt. Chargé d’une vingtaine de figures, le sujet fut traité auparavant par Lastman et Adam Elsheimer, un jeune maniériste allemand qui vivait à Rome, dont Rembrandt a pu admirer les œuvres en contemplant des reproductions dans l’atelier de Swanenburgh.
Mais pourquoi Saint-Étienne ? Le choix de Rembrandt découle directement du sujet. Ce juif converti, qui parlait le grec, premier martyr chrétien, fut jugé par un tribunal pour blasphème. Il disait sans se retenir aux juges du Sanhédrin qu’ils étaient « Gens de col roide et incirconcis de cœur et d’oreilles » et qu’ils étaient des gens qui avaient « reçu la loi par la disposition des anges, et qui ne l’avez point gardée… »
Etienne leur disait également qu’on ne pouvait pas garder Dieu « enfermé dans un temple ». A un moment donné, Etienne, « étant plein de l’Esprit Saint, et ayant les yeux attachés sur le ciel, vit la gloire de Dieu, et Jésus debout à la droite de Dieu et il dit : ‘Voici, je vois les cieux ouverts, et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu’.
« Et criant à haute voix, ils bouchèrent leurs oreilles, et d’un commun accord se précipitèrent sur lui ; et l’ayant poussé hors de la ville, ils le lapidaient ; et les témoins déposèrent leurs vêtements aux pieds d’un jeune homme appelé Saul. Et ils lapidaient Etienne, qui priait et disait : Seigneur Jésus, reçois mon esprit. Et s’étant mis à genoux, il cria à haute voix : Seigneur, ne leur impute point ce péché. »
La peinture laisse entièrement la partie gauche dans l’ombre dans une tentative partiellement échouée d’évoquer l’idée qu’Etienne voit les « cieux ouverts. » Saul s’y trouve dans l’ombre car c’est lui qui encourage l’exécution. Plus tard, sur le chemin de Damas, il aurait sa propre vision des « cieux qui s’ouvrent » et se convertira à son tour au Christianisme, puisque Saul n’est autre que le futur Saint-Paul.
En bref, comme nous l’avons dit, à l’âge de dix-neuf ans, Rembrandt affirme puissamment les principes pour lesquels il veut vivre et pour lesquels il est prêt à mourir, des idées qu’il a dû découvrir à l’âge de quatorze ans lors du grand évènement sophiste, le grand « débat théologique » qui fût le début de la fin de la République.
Idées
Les historiens crieront que ceci n’est pas le lieu de manifestes politiques. Ils ont raison. Quelques unes des idées de Rembrandt dépassent de loin le militantisme simplet, et leur impact est d’autant plus grand. En 1641, un artiste, Philips Angel, devant la guilde des peintres, honorait Rembrandt en parlant de ses « réflexions élevées et profondes. »
Quelles étaient ces idées « élevées et profondes » ?
- Véracité. Quelqu’un doit mobiliser le courage de se lever et dire la vérité face à une autorité ayant perdu sa légitimité ou devant une opinion publique mal informée. Ce thème revient régulièrement, notamment dans Suzanna et les vieillards. Daniel, un témoin de l’injustice lèvera la voix et sauvera la vie de Suzanna.
- La raison. La foi et la religion ne coïncident pas toujours avec les rites de la religion. Regardons cet ange furibard qui retient le bras d’Abraham au point de sacrifier son propre fils dans Le sacrifice d’Isaac. Réfléchissez avant d’agir ! La raison, l’amour de Dieu et l’amour pour l’humanité doivent guider les pratiques religieuses et, sur la base de la raison, un dialogue des cultures peut infiniment enrichir l’humanité.
- Auto-perfectionnement. Changer, oui, c’est possible. Les gens peuvent trouver en eux-mêmes la capacité d’identifier leurs erreurs et changer pour le mieux. L’exemple de Saint Paul sera une référence permanente pour Rembrandt qui s’est peint plusieurs fois comme ce père de l’église.
- Amour, repentance, pardon. Dans une période de danger de « guerres de religion », Rembrandt s’identifie puissamment à l’exigence de Saint-Étienne : « Seigneur, ne leur impute point ce péché. » Rembrandt peindra plusieurs fois le « Retour de l’enfant prodigue » Le père donne un banquet en honneur de son fils retrouvé, car « celui qu’on croyait mort… est revenu à la vie ». La notion du pardon, celui d’agir pour l’avantage d’autrui, sera le concept clef du succès de la paix de Westphalie conclue en 1648 qui mettra fin à la guerre de trente ans, et aboutira à la reconnaissance de la République des Pays Bas comme état souverain.
La science du mouvement
La question qui se pose alors est comment Rembrandt a pu traduire ces idées en peinture. D’abord, notre peintre a compris les leçons de Léonard de Vinci, un artiste inspiré par « l’obscure » philosophe pré-socratique Héraclite, pour qui « c’est le mouvement qui crée toute l’harmonie du monde » 5 Bâtissant sur les accomplissements de la sculpture grecque, Léonard se rendait compte que le mouvement ne peut être suggéré que comme un moment d’entre-deux, comme une série d’ordres potentiels de transformation. Rembrandt, allant d’une approche initiale « d’action arrêtée », passera à des « démarrages » de plus en plus dynamiques en donnant une dimension supplémentaire grâce au traitement de la lumière.
Des altérations très rapides de la lumière sont perceptibles au Pays-Bas quand les rayons du soleil jettent descoupsde projecteur sur les champs à travers les ouvertures quand un vent énergique provoque l’effilochement des tapis de nuages. Le phénomène était tellement habituel qu’il est devenu même un genre pour des paysagistes comme Salamon van Ruysdael et d’autres.
L’exemple de la Ronde de Nuit
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Figure 6. Rembrandt, 1642, La Ronde de Nuit, Rijksmuseum, Amsterdam.
Présenté faussement comme une scène nocturne, la Ronde de Nuit est probablement une des plus grandes provocations contre le classicisme froid aristotélicien. (Fig. 6)
Les Pays-Bas étaient en guerre et Amsterdam, comme la plupart des villes d’importance, entretenait une milice considérable d’archers, d’arbalétriers et d’arquebusiers. Ces petites armées citoyennes disposaient d’un champ de tir et d’une salle de réunion, les Kloveniersdoelen où les soldats pouvaient se reposer après l’entraînement. Evidemment une telle gloire méritait d’être immortalisée par de vastes portraits de groupe, où la compagnie était présentée de telle façon que, comme van Hoogstraten le formulait, « on pouvait, en quelque sorte, tous les décapiter avec un seul coup de canon. »
Rembrandt bouleversera complètement cette façon traditionnelle de représentation. D’abord, à part les deux capitaines et leurs seize compagnons (qui chacun payait leur présence sur la toile), Rembrandt ajouta un tiers supplémentaire de figures au nombre initial.
Deuxièmement, le concept révolutionnaire mis en application, c’est l’idée de représenter tout le groupe comme étant « en marche », pas seulement avançant, mais levant les drapeaux et les armes après avoir passé sous une arche circulaire qu’on voit juste derrière eux. Troisièmement, un sens spectaculaire de mouvement émane de l’oscillation rapide d’un chiaro-oscura, illuminant cette partie ci, jetant l’autre dans l’ombre. Enfin, le spectacle semble formellement une scène confuse et chaotique. Les gens entrent de toute part. Dans une hétéronomie infinie, celui-ci charge son fusil, l’autre bat le tambour ou encore un autre lève sa lance tandis qu’un autre fixe son fusil du regard.
Au-delà de cette apparente confusion hectique, ce qui demeure est l’esprit d’une citoyenneté républicaine appelée aux armes et passant du chaos à l’unité, un sujet que Rembrandt représenta la même année par une allégorie dans un croquis à l’huile, la Concorde de l’Etat. Contre la rigueur académique étroite, l’esprit de l’inclusion de la multitude si commun à des peintres flamands comme Bruegel et Bosch se manifestait de nouveau.
Van Hoogstraten, en défendant Rembrandt contre ces critiques (comme d’habitude, ceux qui furent jaloux de sa performance brillante) commentait : « Rembrandt a observé cette exigence [d’unité] très bien… et bien que dans l’opinion de beaucoup il alla trop loin, faisant plus le tableau selon son goût personnel qu’en fonction des portraits individuels qu’on lui avait commandés. Néanmoins, le tableau, peu importe la dureté des critiques, restera, selon mon jugement, contre tous ces rivaux parce que tellement pittoresque dans sa conception et parce que si puissant que, selon quelques uns, toutes les autres œuvres des doelen ont l’air de cartes de jeux en comparaison. »
Immortalité
Nous n’avons pris ici que quelques exemples pour démontrer que le caractère universel de Rembrandt découle directement de son engagement sans compromis de nous rendre conscients des qualités créatrices uniques attribuées comme potentiel à tous les êtres humains, qu’ils soient homme ou femme, jeune ou vieux, chrétien, juif ou musulman ou autre, celles d’avoir une nature humaine créatrice et créante, appelée l’âme.
Cet engagement est une fois de plus disponible dans la nouvelle génération actuelle et peut donc être mobilisé pour des grandes réalisations.
De ce point de vue, Rembrandt est en bonne position pour devenir un individu de référence capable de nous sortir de l’actuel « âge des ténèbres » culturel, où les jeux vidéo apprennent à nos enfants à prendre du plaisir pervers à une violence gratuite et les poussent à devenir des « tueurs nés ».
A l’opposé, un Rembrandt attrapeur de vie et plein d’amour pour les hommes tracera le divin dans la moindre étincelle de lumière. Véritable « cinquième évangéliste », et sans jamais peindre Dieu, Rembrandt révèle l’harmonie de sa création.
Ceux qui ont pris du temps pour étudier son œuvre peuvent être entendus disant « Dieu [ou le grand architecte] existe, je viens de rencontrer Rembrandt », puisque à travers son art, l’amour tendre et le pouvoir bénissant de Dieu nous sont révélés dans notre réalité humaine.
Ce caractère « immortel » de l’âme de Rembrandt nourrira sans doute « l’immortalité » des génies créateurs qu’il inspirera. N’attendons pas encore quatre cents ans pour célébrer un tel génie.
Notes
1. Friedrich Schiller, La révolte des Pays-Bas ; K.Vereycken, « Comment la folie d’Erasme sauva la civilisation » ; K.Vereycken, « Rembrandt, bâtisseur de nations » in Nouvelle Solidarité, 10 et 17 juin 1985.
2. Des années auparavant, René Descartes, sur ses fonds propres a fait le voyage en Bohème et participa en 1620 à la bataille de Montagne Blanche conduisant au massacre de Prague capitale de la Bohème. Un biographe relate que Descartes, entrant dans Prague, s’est immédiatement approprié les instruments scientifiques de Brahé de Kepler.
3. Pour un rapport détaillé sur les liens entre Rembrandt et Comenius et la révolte de la Bohème, voir K.Vereycken, « The light of Agapê, Rembrandt and Comenius versus Rubens », Ibykus N°85, 2003.
4. Ernst van Wetering, directeur du Rembrandt Research Project (RRP), sur la base d’examens scientifiques des oeuvres de Rembrandt estime que le maître exigea de ses modèles des poses de trois heures par jour pendant au moins trois mois.
5. K.Vereycken, « Leonardo, peintre de mouvement », Fusion N°108, 2006.