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Ce que nous apprend l’expérience du « trou-dans-le-mur » de Sugata Mitra
On dénombre plus d’un milliard d’Indiens. Environ la moitié d’entre eux est malheureusement illettrée. Seulement un sur quatre a accès à des sanitaires dignes de ce nom. Quelque 350 millions d’Indiens vivent avec moins d’un euro par jour. Et pourtant, comme un étrange paradoxe, l’Inde est aussi l’un des terreaux qui voit fleurir des entreprises de haute technologie parmi les plus avancées au monde. New Delhi, c’est un peu la Silicon Valley à l’indienne. Et depuis peu, le génie indien a su poser un astromobile sur la Lune.
Scandalisé par le manque d’accès à l’éducation dont souffrent les enfants de son pays vivant loin des centres urbains, le Dr Sugata Mitra, un physicien indien devenu chercheur en technologie éducationnelle, a conduit, à partir de 1999, une série d’expériences baptisée « The Hole in the Wall » (le trou dans le mur), dont les résultats étonnants bousculent les fondements de la pédagogie conventionnelle.
Mitra, dont le bureau est accolé à un mur séparant un quartier résidentiel de New Delhi du bidonville de Kalkaji, décide alors de faire un trou dans ce mur. Il y installe son ordinateur et rend accessible son écran et la souris aux enfants vivant « de l’autre côté du mur ».
En principe, les enfants de ce quartier ne savent ni lire ni écrire et parlent un dialecte tamoul. La possibilité qu’ils puissent se débrouiller avec l’ordinateur est donc objectivement presque nulle.
Or, dans le monde réel, les choses se passent différemment. A peine huit minutes après l’installation de l’ordinateur, un gosse qui n’a jamais vu une télévision de sa vie vient renifler l’objet.
Lorsqu’il demande s’il peut toucher l’écran, Mitra lui répond : « C’est de votre côté du mur. » La règle veut, en effet, qu’ils aient le droit de toucher tout ce qui est de leur côté du mur.
Rapidement l’enfant se rend compte qu’en bougeant la souris dans un certain sens, quelque chose se déplace sur l’écran de façon similaire. Excité par ce qu’il a découvert, il appelle sans tarder ses copains et leur montre ce qu’il est capable de faire. En règle générale, dans l’expérimentation « Le trou dans le mur », un seul enfant manipule l’ordinateur. Il est entouré d’un premier groupe de trois autres qui lui donnent des conseils. Un second groupe d’environ seize enfants complète l’équipe, qui interagissent aussi avec l’enfant qui manipule le matériel. Leurs conseils sont souvent moins avisés, voire faux, mais ils apprennent aussi.
En quelques mois, les enfants sont capables d’apprendre jusqu’à deux cents mots d’anglais. S’ils ne les prononcent pas toujours correctement, ils en comprennent le sens et parviennent à interagir avec l’ordinateur. « Vous nous avez laissé ces machines qui ne parlent que l’anglais, alors nous avons dû l’apprendre ! » lui disent-ils. La plupart savent naviguer, jouer à des jeux ou faire des dessins avec Paint. Mieux encore, ils s’échangent sans problème des courriels, et bien d’autres choses encore.
En répétant l’expérience dans plusieurs villes pauvres d’Inde, avec des garçons aussi bien qu’avec des filles, Mitra, soupçonné de charlatanisme, parvient à dissiper les doutes initiaux insinuant qu’il y avait forcément « quelqu’un » qui avait formé les enfants à l’avance.
Les leçons à en tirer
Si les résultats étonnent, ils sont souvent mal interprétés, chacun, y compris Mitra, cherchant à démontrer sa propre théorie établie d’avance. Je vous laisse juge.
Pour les Européens, l’expérience elle-même est considérée comme à la limite de l’acceptable. Faire des enfants des cobayes sans l’autorisation de leurs parents n’est pas très éthique d’après les normes européennes. Et apporter de la technologie chez les pauvres et penser que tout s’arrangera tout seul, n’est-ce pas une de ces pratiques teintées de néo-colonialisme que la Banque mondiale classe parmi les pires approches en matière de technologie éducationnelle ?
De leur côté, les gourous de la Silicon Valley et du GAFAM jubilent ! Ils nous le disent depuis des années : il suffit de donner un ordinateur (qu’ils fabriquent et contrôlent) à chaque enfant et il s’éduque tout seul ! Vraiment ?
Rappelons-nous le projet « One Laptop per Child » lancé il y a une décennie, consistant à fournir des ordinateurs portables et des tablettes à énergie solaire, peu chères, aux enfants du tiers-monde. Sans vouloir critiquer la bonne volonté de ses promoteurs, disons que le fait de mettre simplement des ordinateurs à disposition ne s’est pas avéré une approche prometteuse. Une récente évaluation du projet faite au Pérou le confirme.
Pour sa part, Mitra, dont la bonne volonté est incontestable, conclut que l’expérience montre que l’éducation primaire peut se faire, du moins en partie, à peu près toute seule, une démarche qu’il a baptisée « éducation non invasive ».
A notre avis, le Dr Mitra semble malheureusement rater l’essentiel de ce que son expérience met brillamment en lumière.
En France, après en avoir été partisan, l’enseignant Vincent Faillet en est venu à penser, lui aussi, qu’offrir une tablette à chaque enfant n’est pas la bonne approche. Avec raison, il souligne que ce n’est pas l’ordinateur, la tablette ou l’écran qui enseigne aux enfants, mais bien l’interaction entre élèves :
« L’apprentissage entre pairs tel qu’il est défini par Sugata Mitra et qui a émerveillé nombre de pédagogues est, en réalité, ni plus ni moins qu’une forme moderne et spontanée d’enseignement mutuel. Il est frappant de constater qu’en dépit des siècles qui séparent ces observations, on retrouve un schéma constant : des enfants en situation d’apprentissage, regroupés autour d’une surface d’interaction commune, qu’il s’agisse de sable, d’un tableau ou d’un écran d’ordinateur. L’idée d’interaction est essentielle. Sugata Mitra le dit lui-même, les élèves n’obtiennent pas les mêmes résultats s’il devait y avoir un ordinateur par enfant. Il faut toujours plusieurs enfants pour un ordinateur, de la même façon que plusieurs enfants des écoles mutuelles se regroupent autour d’un même tableau. »
(La métamorphose de l’école, Vincent Faillet, 2017)
L’expérience est évidemment prometteuse pour les régions éloignées et pauvres, à condition que l’on comprenne bien ce qui vient d’être dit.
Ce qui est certain, c’est que l’expérience rappelle aux habitants du Nord l’inefficacité de leurs pratiques pédagogiques, avec la forte passivité qu’engendrent nos systèmes éducationnels. Après l’éradication des méthodes d’« enseignement mutuel » chères à Lazare Carnot en 1815, c’est la méthode « simultanée » de Jean-Baptiste de La Salle qui triomphe. Le maître enseigne. Son autorité est incontestable. Comme à la messe, les élèves ne bougent pas, se taisent et obéissent.
(Voir sur ce site notre article sur l’enseignement mutuel)
En 2004 est créée Hole-in-the-Wall Education Ltd., une entreprise qui exporte l’idée de Mitra au Cambodge et en Afrique. Ce dernier a également mis sa méthode en application en Angleterre.
Là aussi, ses résultats spectaculaires ont fait grand bruit : les élèves qui enseignent les uns aux autres, assure-t-il, ont sept ans d’avance sur leur niveau académique. Pourvu qu’ils s’inscrivent dans un processus d’enseignement mutuel, internet, tablettes et smartphones retrouvent effectivement toute leur place, celle d’outils au service de celui qui enseigne, et non pas voués à le remplacer.
Des élèves de seulement 8 ou 9 ans auxquels on permet de chercher sur internet pour se préparer au General Certificate of Secondary Education (GCSE), non seulement réussissent l’épreuve, mais se souviennent encore de ce qu’ils ont appris lorsqu’on les teste à nouveau trois mois plus tard. On voit même des enfants de 14 ans passer avec succès des épreuves du niveau du baccalauréat à l’Université de Newcastle. Trouveront-ils des emplois à la hauteur de leurs compétences ?
Le Dr Mitra décrit ses résultats:
Extrait :
« Certaines observations communes ont émergé de nos expériences, suggérant que le processus d’apprentissage suivant se produit lorsque les enfants s’auto-instruisent dans l’utilisation de l’ordinateur :
« 1. Les découvertes ont tendance à se produire de deux manières : lorsqu’un enfant d’un groupe a déjà des connaissances en informatique, il montre ses compétences aux autres. Ou bien, pendant que les autres observent, un enfant explore au hasard l’environnement graphique jusqu’à ce qu’il fasse une découverte accidentelle. Par exemple, l’enfant peut découvrir que le curseur prend la forme d’une main à certains endroits de l’écran.
« 2. Plusieurs enfants répètent la découverte en demandant au premier enfant de les laisser essayer.
« 3. Au cours de l’étape 2, un ou plusieurs enfants font d’autres découvertes accidentelles ou fortuites.
« 4. Tous les enfants répètent toutes les découvertes faites et, ce faisant, en font d’autres. Ils commencent bientôt à créer un vocabulaire pour décrire leurs expériences.
« 5. Ce vocabulaire les encourage à percevoir des généralisations, telles que « lorsque vous cliquez sur un curseur en forme de main, il prend la forme d’un sablier pendant un certain temps et une nouvelle page s’affiche ».
« 6. Ils mémorisent des procédures entières pour faire quelque chose, par exemple pour ouvrir un programme de peinture et récupérer une image sauvegardée. Chaque fois qu’un enfant trouve une procédure plus courte, il l’enseigne aux autres. Ils discutent, organisent de petites conférences, établissent leurs propres calendriers et plans de recherche. Il est important de ne pas les sous-estimer.
« 7. Le groupe se divise entre « ceux qui savent » et « ceux qui ne savent pas », de la même manière qu’il se divise entre « ceux qui ont » et « ceux qui n’ont pas » en ce qui concerne leurs possessions. Cependant, un enfant qui sait partagera ses connaissances en échange d’une amitié et d’une réciprocité de l’information, contrairement à ce qui se passe avec la propriété des choses physiques, où ils peuvent utiliser la force pour obtenir ce qu’ils n’ont pas. Lorsque vous lui « prenez » une information, le donneur ne la « perd » pas !
« 8. Un stade est atteint lorsque les enfants ne font plus de découvertes et qu’ils s’emploient à mettre en pratique ce qu’ils ont déjà appris. À ce stade, il est nécessaire d’intervenir pour planter une nouvelle graine de découverte (…). Généralement, une spirale de découvertes s’ensuit et un autre cycle d’auto-apprentissage commence. »
Source : Sugata Mitra, 2012
Et l’Homme créa l’acier…
Par Karel Vereycken, novembre 2013.
Le 12 octobre 2013, Alain Vigneron, un travailleur belge d’Arcelor Mittal, mettait fin à ses jours. Dans une lettre « Monsieur Mittal m’a tout pris », il faisait ses adieux à sa famille et ses proches, et appelait le gouvernement belge à sauver les milliers d’emplois qui sont menacés. Nous attendons toujours une réponse politique à la hauteur de la situation. Nous lui dédions ce dossier sur la transformation, au travers de l’histoire, de la production des métaux.
En France, tout comme ailleurs en Europe, laminés par une mondialisation financière qui détruit tout sur son passage, les aciéries ferment (Gandrange), les hauts fourneaux s’éteignent (Florange) et les chantiers navals (STX), aussi bien que ce qui a survécu comme production automobile (PSA), menacent de péricliter.
Les politiques, les financiers et les énarques de Bercy, au lieu d’engager un combat contre la finance folle et une véritable reconversion industrielle vers les technologies du futur (spatial, nucléaire, coussin d’air, nanotechnologies, etc.), nous proposent, sous prétexte d’une lutte contre un dérèglement climatique dont les véritables causes restent à établir, de décarboner notre production.
Sur ce site, nous avons documenté comment une transition énergétique qui prend comme objectif une économie « zéro carbone » est vouée à l’échec.
Ici, nous nous proposons de montrer en quoi la formule populaire selon laquelle « les écologistes veulent nous ramener au Moyen-âge », qui peut sembler délibérément excessive, est finalement assez justifiée, au-delà d’une simple façon de parler. Car sans acier, nous reviendrons, au mieux, à l’âge de pierre !
Sans énergie, pas d’humanité
Pour le comprendre il faut maîtriser les rudiments d’une culture industrielle.
Pour introduire le sujet il faut rappeler que la survie de l’humanité dépend et dépendra toujours de sa capacité à effectuer, grâce à la créativité humaine, des bonds qualitatifs dans sa maîtrise des flux d’énergie de plus en plus denses.
Initialement réduit à mettre simplement à profit le mouvement aléatoire de grandes masses de matières (le vent, l’eau, etc.), l’homme, grâce à sa maîtrise du feu et de l’atome, a découvert comment agiter lui-même la matière.
Ensuite, il apprend, avec la vapeur produite à partir d’une source de chaleur, à générer de l’énergie mécanique aujourd’hui transformable en électricité. Enfin, avec des moteurs à combustion chimique, il obtient directement de l’énergie mécanique.
Dans ce long processus historique, l’homme s’approprie non seulement des combustibles toujours plus denses (bois, charbon, pétrole, gaz et ensuite – par un saut équivalant à 100 000 fois plus en termes de densité – uranium, hydrogène, hélium, etc.) mais améliore les procédés pour les exploiter.
La création de matériaux nouveaux
Signature de cette maîtrise croissante des flux de densité d’énergie toujours plus élevés et des températures de plus en plus élevées qui accompagnent ce processus, la création de matériaux nouveaux, totalement absents de la nature, en premier lieu des alliages de métaux tels que le bronze, le laiton, et plus récemment l’acier.
Vu l’impact révolutionnaire que subit une société qui se transforme, se repense et se réorganise autour de l’utilisation de ces métaux, les archéologues ont classé les âges de l’humanité en fonction du paradigme des métaux dont une civilisation se servait à une époque donnée.
Les origines de la métallurgie
Bien que de nouvelles recherches estiment que l’Afrique a été l’un des berceaux majeurs de la métallurgie, son apparition précoce au Proche-Orient, en Mésopotamie, et sur le plateau anatolien (Turquie) est bien documentée. Berceau de l’humanité, cette grande région sera pendant des millénaires le creuset historique où s’opéreront les sauts qualitatifs de la métallurgie.
Chronologiquement, l’on parle de l’âge du cuivre, l’âge de bronze et l’âge de fer. Cependant, et bien peu de membres de notre civilisation actuelle en sont hélas réellement conscients, nous vivons dans un âge beaucoup plus avancé que l’âge de fer : celui de l’acier.
1. L’âge de cuivre (-5500 à -3000 av. JC) ou chalcolithique (de chalco, cuivre et lithos, pierre) désigne les sociétés néolithiques qui utilisent la pierre mais s’ouvrent petit à petit à l’usage des premiers métaux : le cuivre et l’or. Les plus anciennes traces d’une culture ayant employé ces deux métaux ont été retrouvées en Bulgarie, à Varna, une localité située aux abords de la mer Noire. On y trouve quelque deux cents sépultures (4600 et 4200 ans avant JC) contenant de nombreux objets (parures, armes, offrandes).
La fonte de ces nouveaux métaux est rendue possible grâce au progrès des fours pour la cuisson de la céramique, qui permet d’atteindre des températures élevées (l’or fond à 1084° Celsius, le cuivre à 1054°). Cependant, leur utilisation précoce s’explique surtout par le fait qu’ils sont constitués d’une matière « ductile », c’est-à-dire malléable, donc pouvant se prêter au travail d’outils en pierre par martelage à froid. Mondialisation précoce. Bien que l’épicentre de l’âge de bronze se trouve au Moyen-Orient et en Mésopotamie, l’étain pour produire le bronze était importé d’Angleterre et transporté par la Loire et la Saône.
2. L’âge de bronze (3000-800 av JC). À partir de la production du cuivre, il sera possible de procéder à des alliages. En incorporant 10 % d’étain dans le cuivre, on obtient du bronze, si on se sert du zinc, c’est du laiton. Pour disposer de bons outils et d’armes solides, l’on obtient avec le bronze un métal plus dur que l’or et le cuivre. Ironie de l’histoire, la production du bronze témoigne d’une mondialisation précoce des échanges et d’une complexité grandissante des processus de production.
Car au Proche-Orient (Égypte, Israël, Jordanie et Mésopotamie), où l’âge de bronze connaît ses débuts, les mines d’étain font défaut. On fait venir le minerai des mines de Cornouailles en Angleterre, effectuant un voyage de plus de 5000 kilomètres, passant notamment par la Loire et la Saône en France… La métallurgie du fer est apparue au Proche-Orient à partir de 1500 ans avant JC avant de rayonner au-delà.
3. L’âge de fer (-1500 au Proche-Orient, -900 en Europe). La première apparition du fer se situe entre 1650 et 1700 avant notre ère, chez les Hittites et les Chalybes, peuples d’Asie mineure, une région riche en mines de fer. Ils transmettront leur savoir-faire aux Étrusques et aux Gaulois.
4. L’âge d’acier (1709 à aujourd’hui). Comme nous l’avons dit, nous vivons aujourd’hui dans un âge beaucoup plus avancé que l’âge de fer : l’âge d’acier. Ce métal, inexistant dans la nature, possède des propriétés extraordinaires. Pour s’en rendre compte, il faut d’abord savoir de quoi l’on parle. Qu’entend-t-on par acier ?
La question s’est posée de façon brutale au XVIIIe siècle. Avant la Révolution, la France importait l’essentiel des produits sidérurgiques. Une fois en guerre contre l’Allemagne et l’Angleterre, ces pays, en bonne logique, refusaient de nous approvisionner en acier, un alliage de fer et de carbone, totalement stratégique pour nos capacités militaires.
Dans l’urgence, reprenant le travail de Réaumur, Monge, Berthollet et Vandermonde analysent avec grand soin les alliages du fer avec le carbone, définissant la différence chimique entre le fer, la fonte et l’acier.
Aujourd’hui, ces différences s’établissent comme suit :
- Fer. En dessous de 0,025 % de carbone, le fer est ductile. Le fer forgé a son utilité mais l’on ne peut pas en faire ni des ponts, ni des armes ni des pièces de machines ;
- Fonte. Si le taux de carbone varie entre 2,1 et 6,67% (taux de saturation) il s’agit de fonte. Ce métal, saturé de carbone, est très dur, utile pour certains usages (balle à canons, tuyaux d’égouts, etc.), mais très cassable.
- Acier. Entre les deux, c’est-à-dire entre 0,025 et 2,1%, l’on a de l’acier qui est en même temps très dur et quasiment incassable. C’est le secret de la révolution industrielle.
Production artisanale et industrielle
Pour comprendre l’histoire de l’acier, différente de celle du fer, il faut d’abord examiner comment l’on peut le produire. Pour faire simple, disons qu’il existe deux grandes méthodes :
A. Production artisanale. Avec des efforts presque surhumains, l’on peut obtenir de façon artisanale dans un « bas fourneau » de l’acier par la méthode dite de « de réduction directe ». Le foyer du bas fourneau, enterré dans le sol, dépasse rarement 50 cm de diamètre. Le bois, disposé en couches horizontales en alternance avec le minerai, est le seul combustible utilisé pour réduire le minerai de fer.
Afin d’assurer l’apport en oxygène nécessaire à la combustion et d’augmenter la température au sein du fourneau, le foyer communiquait avec la surface par une tuyère.
A des températures ne dépassant pas les 900° Celsius, le fer produit est ramolli et non fondu et les pertes sont assez importantes. Après la démolition du fourneau, l’on retirait le fer du foyer. On appelle « la loupe », le métal ainsi obtenu sous la forme d’une masse spongieuse et pâteuse contenant de très nombreuses scories.
Pour éliminer ces dernières, l’on va marteler la loupe et souder les atomes/particules de fer entre eux/elles. Grâce à un long travail de martelage, les forgerons indiens et armuriers syriens, chauffant leurs fours avec du charbon de bois, vont réussir à durcir le métal en y incorporant un peu de carbone. L’acier est un alliage savant entre le fer et le carbone. Pour en produire en grandes quantités, on utilise la méthode « indirecte ». Une fois produite « la fonte », il faut la « décarboner » pour en faire de l’acier.
B. Production industrielle. Pour réduire le coût et le temps de production de l’acier, l’homme va construire des « hauts fourneaux » permettant de produire de l’acier par une méthode opérant en deux temps, appelée méthode de « réduction indirecte », parfois qualifiée de « méthode wallonne », car pratiquée entre Sambre et Meuse depuis le XVIe siècle.
Dans un premier temps, en entassant charbon de bois et minerai de fer dans un haut fourneau, il s’agit de porter la température de l’ensemble à un niveau supérieur à 1535° Celsius, température de la fusion du fer. L’on peut alors couler le fer liquide dans des moules. Le métal obtenu est appelé « la fonte ».
Dans un deuxième temps, pour transformer cette fonte, qui s’est abreuvée de carbone, l’on doit la « décarboner » et l’affiner par différents procédés. Au lieu du martelage, le laminage va également aider à la production d’acier de bonne qualité.
Cinq Révolutions
Comme on l’a constaté, ce passage de la production artisanale à la production industrielle implique une augmentation de 50% des températures. L’on passe d’environ 1000°C à plus de 1500°C.
Pour y parvenir, plusieurs révolutions ont permis d’augmenter les flux de densité énergétique :
1. Première révolution du combustible grâce au charbon de bois. La première révolution à cet effet consistait à remplacer dans les fours le bois par du charbon de bois.
Dès le IVe siècle avant JC, c’est en Chine que l’on opère cette révolution. Le charbon de bois s’obtient par la pyrolyse du bois, c’est-à-dire qu’on le chauffe sans oxygène, ce qui va chasser l’humidité et les essences sans le brûler. Ce que l’on obtient est une matière à très haute densité en carbone.
En plus, le charbon de bois a le grand avantage de laisser passer l’air. Grâce à cette propriété, l’on peut accroître fortement la quantité d’oxygène que l’on injecte avec des soufflets.
Au Moyen-âge, la consommation du charbon de bois est considérable : pour obtenir 50 kg de fer par jour, il faut 200 kg de minerai et 25 stères de bois ; en quarante jours, une seule charbonnière déboise une forêt sur un rayon de 1 km. L’usage intensif du charbon de bois dans les forges a provoqué des déforestations qui ont touché la Chine antique puis l’Europe romaine et médiévale.
En France, les dégâts étaient tels qu’une ordonnance de 1339 obligea la destruction des forges dans un rayon de trois lieues autour de Grenoble afin d’arrêter la déforestation provoquée par l’usage intensif du charbon de bois pour les forges.
2. Mise à profit de la force hydraulique. La deuxième révolution permettant d’augmenter la densité énergétique en métallurgie qu’accompliront les Chinois, c’est l’usage de la force hydraulique pour actionner les soufflets.
En 31 après JC, l’ingénieur Du Shi emploie déjà un moulin à eau pour actionner une soufflerie. Wang Zhen décrit ce procédé en 1313 :
D’après des études modernes, des sacs en cuir étaient utilisés dans les temps anciens, mais l’on n’utilise maintenant que des ventilateurs en bois. Leur conception est [décrite] par la suite. Un emplacement derrière une chute d’eau est sélectionné, et un arbre vertical est monté dans une charpente, avec deux roues horizontales, dont la plus basse est mise en rotation par l’eau. La [roue ou poulie] supérieure entraîne, par une courroie, une poulie plus petite qui porte une tige excentrique. Tout cela, mû par la rotation [de la poulie entraînante], actionne une bielle qui pousse et tire la tige du piston. Ainsi, il est poussé d’avant en arrière, actionnant les soufflets du four bien plus énergiquement que ne le ferait aucune force humaine.
3. Invention des hauts fourneaux. La Chine connaissait les hauts fourneaux au IVe siècle avant notre ère. Seulement, ils furent utilisés pour la poterie, que l’on colorait avec des oxydes de fer. En passant du bas fourneau au haut fourneau, l’homme a pu augmenter les flux de densité énergétique pour la transformation des minerais.
En Europe, il faut attendre la fin du XVe siècle pour que l’on reprenne cette technique, notamment en Belgique, entre Liège et Namur.
4. Deuxième révolution du combustible avec le coke.
En Angleterre, la découverte par Abraham Darby en 1709 de la possibilité d’utiliser du coke dans les hauts fourneaux a mis fin à l’usage intensif par l’industrie sidérurgique du charbon de bois.
En gros, pour produire du coke, l’on applique le même traitement au charbon que celui que l’on applique au bois, c’est-à-dire la pyrolyse.
L’on entasse du charbon comme du bois dans des meules que l’on couvre d’argile. La cheminé interne de la meule va chauffer le charbon sans oxygène.
Contrairement au charbon, le coke est poreux et permet à l’oxygène de faire son travail de combustion dans les hauts fourneaux.
L’usage du coke ne se généralisera toutefois qu’assez lentement.
Ainsi en France, en 1860, un tiers de la fonte était encore produit dans des hauts fourneaux au charbon de bois.
Le dernier haut fourneau français au charbon de bois a fonctionné jusqu’en 1930.
5. Invention du convertisseur. Un nouveau bond technologique est franchi en 1860, quand l’anglais Henry Bessemer met au point le convertisseur qui élimine le carbone excédentaire de la fonte en fusion en y insufflant de l’air sous pression.
L’ingénieur anglais Edward-Albert Cowper invente lui aussi un four révolutionnaire permettant de réinjecter les gaz résiduels comme combustible. La chimie nous permet aujourd’hui de savoir quels additifs on peut employer pour éliminer des impuretés comme le souffre ou le phosphore qui, si elles ne sont pas éliminés, fragilisent le produit final.
En conséquence, la qualité de l’acier s’améliore peu à peu et sa fabrication connaît un développement spectaculaire. L’acier permet l’apparition d’une série d’outils dans l’industrie (pièces de machines), la construction (ponts, navires, gares) et la vie quotidienne (locomotives, rails, voitures). Le chemin de fer se généralise dans toute l’Europe et aux États-Unis. Les rails et les locomotives sont en acier.
Le fer s’impose comme le métal roi de la révolution industrielle, dont la Tour Eiffel reste le symbole glorieux. Pourtant Eiffel, pour sa tour, choisira le fer puddlé (de la fonte amélioré grâce à une décarbonisation poussée) qu’il connaissait bien, et non pas l’acier. Une tour Eiffel en fer forgé s’effondrerait sous son propre poids ; une tour en fonte normale se casserait sous les forces du vent. C’est le fer puddlé, plus lourd que l’acier, qui permet à la tour en question d’être ce qu’elle est et d’exister encore à ce jour!
Depuis, la sidérurgie est entrée dans une nouvelle phase d’avancées techniques spectaculaires qui permettent la production d’un acier de qualité, sophistiqué (haute élasticité, inoxydable…) et de plus en plus fin.
Au début du XXe siècle, la production mondiale d’acier atteignait 28 millions de tonnes, soit six fois plus qu’en 1880. A la veille de la Première guerre mondiale, elle grimpait à 85 millions de tonnes, pour atteindre aujourd’hui 1,6 milliard de tonnes dont la moitié produite en Chine !
L’exploit du « Triple E »
A part son rôle stratégique dans la construction des cuves des réacteurs nucléaires, l’acier est irremplaçable dans la construction des grandes infrastructures et moyens de transport. Prenons l’exemple de la société de transport maritime danoise Maersk qui vient de lancer cette année sa nouvelle gamme de bateaux porte conteneur, le « triple E ».
Avec ces 400 m de long et 59 m de large pour une capacité de 18 270 EVP (Équivalent vingt pieds, taille standard du conteneur), il s’agit du plus grand bateau jamais construit dans l’histoire.
Alors qu’à Saint-Nazaire on construit des énormes bateaux de croisière, Maersk a fait confiance aux chantiers sud-coréens Daewoo et à sa puissante sidérurgie.
Si l’on peut s’interroger sur le bien-fondé de cette course au gigantisme (le bateau est trop large pour passer le Canal de Panama), l’on ne peut qu’admirer les fabuleuses prouesses techniques.
Pour l’ensemble de la coque, qui doit résister à des tensions gigantesques résultant des vagues qui se déchaîneront sur elle en haute mer, Maersk a fait produire sur place le meilleur acier imaginable. Comme on le fait depuis les Liberty ships, les « triple E » sont montés à partir de segments assemblables, ce qui permet une production en série et ultrarapide.
Pour couper les plaques d’acier on utilise des arcs à soudure utilisant des plasmas (une anode et une diode chauffant un gaz). Le dard de l’arc atteint jusqu’à 16 000°C. La survie du bateau dépend alors fortement de la qualité des soudures auxquelles on apporte une attention extrême, aussi grande que pour des cuves nucléaires ou un vaisseau spatial.
Le haut fourneau du futur
Demain, grâce à la fusion thermonucléaire, l’humanité pourra disposer d’un « haut fourneau nucléaire » : la « torche à plasma ». Il s’agit d’injecter dans le jet de plasma issu d’un réacteur à fusion, et donc à des températures dépassant les 100 millions de degrés, des morceaux du produit à décomposer (déchets, minerais, etc.), qui se sublimeront instantanément pour se mélanger au plasma.
Et comme le jet est entièrement ionisé (chargé électriquement), il suffit de le faire passer quelques mètres plus loin entre deux longues plaques aimantées pour le décomposer en ses composants élémentaires. Les atomes légers comme l’aluminium ou l’oxygène seront fortement déviés par le champ magnétique, et ceux plus lourds comme le plomb ou l’or le seront plus légèrement. Un tablier situé dans une chambre à vide et divisé en plusieurs cases récupère les atomes et fait tomber leur température jusqu’à l’état solide. Il ne reste plus qu’à les cueillir !
En réussissant cette étape, l’humanité ne fera que prouver une fois de plus sa véritable nature, celle de toujours vouloir accroître son propre potentiel à progresser.