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Grands travaux : l’exemple inspirant du « Plan Freycinet »
En 1878, le ministre des travaux publics, l’ingénieur et polytechnicien Charles de Freycinet (1828-1923), proche de Léon Gambetta, lance un ambitieux programme de travaux publics.
Il comprenait principalement le parachèvement des voies ferrées, mais aussi la construction de canaux et d’installations portuaires, l’ensemble conçu comme un tout intégré où chaque partie apporte sa contribution.
L’analyse de Charles de Freycinet sur les buts de la science économique est limpide et se résume en une phrase : « Le progrès économique, c’est la plus grande satisfaction pour le moindre effort. »
Si l’objectif phare est de donner accès au chemin de fer à tous les Français, il s’agit de favoriser le développement économique du pays par le désenclavement des régions reculées.
Les promoteurs du plan veulent également aboutir à un contrôle plus strict de l’État voire au rachat des compagnies de chemins de fer.
L’analyse de Freycinet sur les buts de la science économique n’est pas sans rappeler la pensée du philosophe et scientifique allemand Leibniz :
« La science économique étant l’étude des causes qui concourent à la satisfaction des besoins matériels de l’homme, le progrès économique peut se résumer d’un mot: c’est la plus grande satisfaction pour le moindre effort. En d’autres termes, il consiste dans l’accroissement continu de la production pour une somme de travail déterminée.
Ainsi, rendre son effort de plus en plus efficace, de plus en plus fécond, tel est le véritable problème pour l’économie. Telle est la voie qui le conduit à l’affranchissement dont nous parlions et qui permet d’entrevoir cette vie idéale, de xxx et de lumières, qui est à la fois la plus noble des jouissances et l’accomplissement du plus impérieux des devoirs.
« On remarquera en quoi le progrès économique, tel que nous le comprenons, diffère de l’idée qui généralement a cours. On considère assez souvent comme étant un progrès une société dans laquelle la richesse augmente. Pour nous, ce signe extérieur ne suffit pas… ».
(Page 1 de son projet de livre Le Progrès économique de 1887, manuscrit jamais publié)
Pour sa mise en œuvre, le « plan Freycinet » est inscrit dans la loi de Finances et une première loi est votée le 18 mai 1878.
Ensuite, il fait l’objet de trois lois promulguées par Jules Grévy, président de la République, à quelques jours d’intervalle:
1. Nouvelles lignes ferroviaires nationales et secondaires
La première concerne la construction de 8700 kilomètres de nouvelles voies ferroviaires soit 154 lignes dites d’intérêt général (avec un écartement des voies d’1m43) afin de desservir toutes les sous-préfectures du pays.
Leur construction est assurée, soit par les grandes compagnies privées, le coût étant le plus souvent pris en charge par l’État, soit par l’État lui-même. Freycinet est ainsi à l’origine de la compagnie de l’État (loi du 18 mai 1878).
Dans le même temps il s’agit de désenclaver tous les chefs lieux de cantons par des réseaux secondaires (lignes dites « d’intérêt local » avec un écartement des voies d’1 m) construites principalement à l’initiative des conseils généraux.
La longueur des ces réseaux départementaux passera de 2187 kilomètres en 1880 à 17 653 km en 1913.
2. L’aménagement du réseau fluvial
Dans le domaine de la navigation fluviale le plan Freycinet ambitionne la création d’un réseau national unifié et cohérent de voies navigables, par l’amélioration de 14 600 km de voies existantes et par la mise en service de 1900 km de canaux supplémentaires.
Le plan Freycinet porte les dimensions des écluses à 39 m de long pour 5,20 m de large, afin qu’elles soient franchissables par des péniches de 300 à 350 tonnes.
En conséquence, les bateaux au gabarit Freycinet ne doivent pas dépasser 38,5 m sur 5,05 m.
Le « gabarit Freycinet » correspond aujourd’hui au gabarit européen de classe I.
En France, 5800 km de voies fluviales ont conservés cette taille et en 2011, 23 % du trafic fluvial y transite.
3. La modernisation des ports
Au niveau portuaire, Freycinet déplore que :
« Les crédits accordés pour ces travaux [la modernisation des ports] n’aient jamais été à la hauteur des besoins et tandis que les Anglais, les Hollandais, les Belges dépensaient sous nos yeux des centaines de millions pour créer ou transformer leurs magnifiques établissements de Liverpool, de Glasgow, d’Amsterdam ou d’Anvers, nous restions toujours fort loin en arrière. »
L’originalité du plan Freycinet, au niveau portuaire, recouvre trois aspects :
–le souci de l’interconnexion,
–l’étendue et
–le mode de financement.
La modernisation des ports, affirme-t-il :
« est imposée par la transformation du matériel naval, par le développement incessant des chemins de fer et des autres voies de communication, par les besoins de célérité et de régularité qui s’introduisent chaque jour davantage dans les habitudes du commerce et de l’industrie. »
Freycinet, qui avait bien conscience que la bataille pour le maritime se gagne sur terre ferme. Un port sans hinterland capable d’accueillir les flux de marchandises est comme un cœur déconnecté d’artères en mesure de faire circuler le sang.
Freycinet mettra donc l’accent sur l’amélioration de l’intermodalité, ce qui signifie l’extension des quais, la multiplication des bassins, notamment à flot, l’approfondissement des chenaux, afin que « l’installation générale soit appropriée à la fois aux deux modes de transport qui viennent s’y rencontrer ».
Alors que l’État financera les superstructures, les infrastructures, l’outillage sera à la charge des chambres de commerce ou des particuliers par voie de concession. 116 ports sur 188 sont ainsi modernisés.
–La longueur utile des quais passe de 140 km en 1879 à 205 km en 1900, une augmentation de 46 % ;
–le nombre de ports présentant plus de 7 mètres de profondeur s’est élevé de 9 en 1878 à 15 en 1900 ;
–le tonnage de jauge de navires entrés et sortis a progressé de 64 % entre 1878 et 1898 ;
–aux mêmes dates, le poids des marchandises importées ou exportées a augmenté de 75 %, passant de 17 à 30 millions de tonnes.
L’abaissement du prix du fret, l’accroissement de la rapidité et de la régularité des transports, le perfectionnement des moyens de manutention sont autant de progrès à enregistrer.
Un plan décennal
Dans son chiffrage initial, largement dépassé au final, le plan prévoyait de consacrer environ 3 milliards de francs aux lignes de chemin de fer, 1 milliard aux canaux et 500 millions aux ports. Le tout était financé par un crédit d’État à 3 %, remboursable en 75 annuités.
Si à l’origine, le « plan Freycinet » aurait du être réalisé en dix ans, la faillite retentissante de la banque l’Union générale en 1882 (cadre du roman L’Argent de Zola) et la crise économique qu’elle engendrera, retarderont sa mise en œuvre.
La crise du crédit public brise l’élan et entraîne à moyen terme le ralentissement considérable du rythme des réalisations. Cet arrêt brutal aura deux conséquences.
D’une part, l’allongement des délais de construction provoque une élévation de leurs coûts, et de l’autre, l’abandon prématuré du système de financement imaginé par la loi du 11 juin 1878.
Ainsi, ce n’est qu’en 1914, c’est-à-dire après 36 ans, que l’ensemble du plan arrivera, à quelques détails près, à son stade de réalisation.
Entre-temps, cette mobilisation des forces productives, par effet d’entrainement, à fait naître le savoir-faire permettant la réalisation de la tour Eiffel ou les écluses du canal de Suez et celui de Panama.
Faute de crédit productif public et de volonté politique réelle, à part quelques miracles accomplis à l’époque De Gaulle/Pompidou, la France n’a jamais connue une initiative de cette ampleur visant à susciter un « choc de productivité » par l’investissement en infrastructures. Quel candidat aura aujourd’hui le courage et la compétence pour défendre un « Nouveau plan Freycinet » ?
Relance française
Le 1er octobre 2020, dans sa chronique dans Le Monde, Pierre-Cyrille Hautcoeur, professeur à PSE, directeur d’études EHESS, confirme la réussite retentissante du Plan Freycinet.
Extrait:
« Que ce soit sous l’effet direct du plan Freycinet ou d’un regain plus large d’optimisme, le PNB croît de 20 % de 1879 à 1882, l’investissement de près de 40 %, indiquent Maurice Lévy-Leboyer et François Bourguignon dans La Croissance française au XIXe siècle (Economica, 1985).
« Cette reprise rapide s’accompagne d’une flambée d’opérations financières, notamment autour du grand emprunt d’Etat lancé en 1881 pour financer le plan. Elle est stoppée net par le krach de 1882, auquel une partie des banques nouvellement créées ne résiste pas. Si le marasme reprend, le plan Freycinet n’en est pas moins poursuivi, et quasi achevé avant 1914.«
Gain de population
« Mal aimé par certains, qui y voient – avec un brin d’anachronisme – l’origine étatique du développement excessif d’une technologie révolue et peu profitable, ainsi qu’une hausse irresponsable de la dette publique (les 6 milliards du plan représentent 30 % du PNB de 1879), le plan Freycinet n’empêche pourtant pas l’industrie automobile française d’être l’une des plus innovatrices au monde, ni la croissance française d’être particulièrement élevée de 1895 à 1914.
« Il a, en outre, atteint nombre de ses objectifs : le renforcement durable du BTP et de la métallurgie, et le développement, désormais piloté par l’Etat, d’un système national de chemins de fer qui contribue à l’intégration économique et sociale du territoire. Les 964 communes – notamment toutes les sous-préfectures et beaucoup de chefs-lieux – connectées au réseau grâce au plan Freycinet gagnent en population par rapport aux autres villes dans les décennies qui suivent ; les départements les plus concernés y gagnent aussi en revenu relatif. Ce désenclavement progressif des campagnes traduit dans les faits, parallèlement à la diffusion des écoles et bureaux de poste, la promesse d’égalité de la République, et lui rallie durablement les populations. »