Tout visiteur du centre historique de Florence pose fatalement, à un moment donné, son regard sur les portes richement décorées du Baptistère, cet édifice roman faisant face à la cathédrale Santa Maria del Fiore, coiffée par Filippo Brunelleschi de sa magnifique coupole.
Dans cet article, Karel Vereycken apporte un éclairage nouveau sur les apports arabes à la science et le rôle crucial de Lorenzo Ghiberti dans l’invention de la perspective à la Renaissance.
Le Baptistère, que la plupart des Florentins pensaient être construit sur l’emplacement d’un temple romain dédié à Mars, le dieu tutélaire de l’ancienne Florence, est l’un des plus anciens bâtiments de la ville, construit entre 1059 et 1128 dans le style roman local.
Le poète italien Dante Alighieri et de nombreuses autres personnalités de la Renaissance, dont des membres de la famille Médicis, y furent baptisés.
A la Renaissance, à Florence, les corporations et les guildes se disputaient le premier rôle à coup de réalisations artistiques toutes aussi prestigieuses les unes que les autres.
Alors que l’Arte dei Lana (Corporation des producteurs de laine) finançait les Œuvres (Opera) du Duomo et donc la construction de sa coupole géante, l’Arte dei Mercatanti o di Calimala (Guilde des marchands d’étoffes étrangères) s’occupait du Baptistère et finançait l’embellissement des portes.
Les portes du Paradis
Le bâtiment octogonal possède quatre entrées, dont trois ont acquis une renommée artistique mondiale avec des portes ornées de bas-reliefs en bronze, recouverts entièrement ou en partie d’une fine couche d’or. Trois dates marquent les travaux : 1339, 1401 et 1424.
En 1329, sur recommandation du peintre Giotto, la Calimala commande à Andrea Pisano (1290-1348) la décoration de la porte sud (initialement installée à l’est mais déplacée par la suite). Celle-ci se compose de 28 panneaux quadrilobés, un motif en forme de trèfle tiré des vitraux gothiques. 20 panneaux supérieurs représentent des scènes de la vie de saint Jean-Baptiste (le patron de l’édifice). Les 8 panneaux inférieurs représentent les 8 vertus (espérance, foi, charité, humilité, force d’âme, tempérance, justice et prudence), louées par Platon dans sa République et représentées au XVIe siècle par le peintre humaniste flamand et lecteur de Pétrarque, Pierre Bruegel l’Ancien.
En 1401, après avoir emporté de justesse le concours de sélection face à Brunelleschi, le jeune orfèvre Lorenzo Ghiberti (1378-1455), alors âgé de 23 ans et inexpérimenté, est mandaté par la Calimala pour décorer les vantaux de la porte nord.
Avec l’aide de son père, il va réaliser son ouvrage en utilisant une technique connue sous le nom de « fonte à la cire perdue », technique qu’il a dû entièrement réinventer car perdue depuis la chute de l’Empire romain. L’une des raisons pour lesquelles Ghiberti a remporté le concours est le simple fait que sa technique était si avancée qu’elle nécessitait 20 % de métal en moins (7 kg par panneau) que celle de ses concurrents, le bronze étant un matériau onéreux, bien plus coûteux que le marbre. Sa technique, appliquée à l’ensemble de la décoration de la porte Nord, par rapport à celle de son concurrent, aurait permis d’économiser environ 100 kg de bronze. Or, en 1401, avec la peste qui harcelait régulièrement Florence, les conditions économiques étaient déclinantes, ce qui fait que la riche Calimala surveillait de près le coût du programme.
Pendant de l’œuvre de son prédécesseur, les bronzes de la porte nord comprennent eux aussi 28 panneaux, dont 20 représentent la vie du Christ d’après le Nouveau Testament. Les 8 panneaux inférieurs représentent les quatre évangélistes et les Pères de l’Église, saint Ambroise, saint Jérôme, saint Grégoire et saint Augustin.
En 1424, Ghiberti, alors âgé de 46 ans, se voit confier (exceptionnellement, sans concours préalable) la tâche de réaliser également la porte est. Ce n’est qu’en 1452, à 70 ans, qu’il accroche les derniers panneaux de bronze, la construction ayant duré 27 ans !
Selon les Vies des artistes de Giorgio Vasari (1511-1574), Michelangelo Buonarroti (1475-1564) les jugera plus tard « si belles qu’elles orneraient l’entrée du Paradis ».
Dessin, sculpture, anatomie, perspective, travail des métaux, architecture, etc., en deux générations, le grand chantier des Portes permit à une myriade d’assistants et d’élèves bien payés d’accéder à une formation hors pair.
Parmi eux, plusieurs artistes exceptionnels tels que Luca della Robbia, Donatello, Michelozzo, Benozzo Gozzoli, Bernardo Cennini, Paolo Uccello, Andrea del Verrocchio et les fils de Ghiberti, Vittore et Tommaso. Au fil du temps, ces portes de bronze pesant trois tonnes et hautes de 5,06 mètres sont devenues une icône de la Renaissance, l’une des œuvres d’art les plus célèbres au monde.
En 1880, le sculpteur français Auguste Rodin s’en inspira pour ses propres Portes de l’Enfer, sur lesquelles il travailla pendant 38 ans.
La révolution
Le changement radical de conception de la sculpture en bronze, intervenu entre la Porte du nord et la Porte orientale, est essentiel pour notre discussion ici, car il reflète la façon dont l’artiste et ses mécènes ont voulu partager avec le public leurs nouvelles idées, inventions et découvertes.
Les thèmes du portail nord de 1401 s’inspiraient de scènes du Nouveau Testament, excluant de facto le panneau réalisé par Ghiberti, Le Sacrifice d’Isaac, qui lui avait valu de remporter le concours la même année. Pour compléter l’ensemble, il était donc tout à fait logique que la porte orientale de 1424 reprenne les thèmes de l’Ancien Testament.
A l’origine, c’est l’érudit et ancien chancelier de Florence Leonardo Bruni (1369-1444) qui avait programmé une iconographie assez semblable aux deux portes précédentes. Après des discussions animées, sa proposition fut écartée pour quelque chose de radicalement nouveau. En effet, au lieu de prévoir 28 panneaux, on décida, pour des raisons esthétiques, d’en réduire le nombre à seulement 10 reliefs carrés beaucoup plus grands, entre des bordures contenant des statuettes dans des niches et des médaillons avec des bustes.
Ainsi, chacun des 10 chapitres de l’Ancien Testament contient, pour ainsi dire, plusieurs événements, de sorte que le nombre net de scènes est passé de 20 à 37, et en plus, toutes apparaissent en perspective :
Adam et Eve ;
Caïn et Abel ;
Noé ;
Abraham ;
Isaac, Jacob et Ésaü ;
Joseph ;
Moïse ;
Josué ;
David ;
Salomon et la Reine de Saba.
Le thème général est celui du salut à partir de la tradition patristique latine et grecque. Après les trois premiers panneaux, centrés sur le thème du péché, Ghiberti commence à mettre plus clairement en évidence le rôle du Dieu sauveur et la préfiguration de la venue du Christ. Les panneaux ultérieurs sont plus faciles à comprendre. C’est le cas du panneau Isaac, Jacob et Esaü, où les personnages se fondent dans une perspective de telle sorte que l’œil est guidé vers la scène principale.
Les reliefs en bronze, connus pour leur vive illusion d’espace, sont l’un des événements révolutionnaires qui incarnent la Renaissance. On y voit de façon spectaculaire des figures passer d’une surface plane à toute la plénitude d’une existence en trois dimensions ! Techniquement parlant, on passe du stiacciato (développé à la perfection par Donatello)* à la ronde bosse, en passant par le bas-relief et le haut relief. Ghiberti avait bien conscience de son exploit, comme en témoigne son autoportrait sur la porte, la tête sortant d’une médaille de bronze, regardant avec satisfaction les spectateurs admirant son œuvre. L’artiste souhaitait bien plus qu’une perspective, il cherchait un espace de respiration !
Cette approche nouvelle influencera Léonard de Vinci (1452-1517). Comme le souligne l’historien d’art Daniel Arasse :
c’est en rapport avec la pratique du bas-relief florentin, celui de Ghiberti à la Porte du Paradis (…) que Léonard invente sa manière de peindre. Comme le déclarera bien plus tard le Manuscrit G (folio 23b), ’le champ sur lequel on peint un objet est une chose capitale en peinture. (…) Le but du peintre est de faire que ses figures paraissent se détacher du champ’ — et non pas, pourrait-on ajouter, de fonder son art sur la transparence prétendue de ce même champ. C’est par la science des ombres et des lumières que le peintre peut obtenir un effet de surgissement depuis le champ, un effet de relief, et non par celle de la perspective linéaire.
Le Festin d’Hérode (1423-1427), bas-relief de Donatello, Sienne.
Au début du XVe siècle, plusieurs approches théoriques s’opposent. Vers 1423-1427, Donatello, un jeune collaborateur de Ghiberti réalisa son Festin d’Hérode, un bas relief selon la technique du stiacciato réalisé pour les fonts baptismaux du baptistère de Sienne.
Dans cette œuvre, le sculpteur déploie une perspective harmonieuse à point de fuite centrale. Vers la même époque, le peintre Massacchio (1401-1428) a utilisé une construction semblable dans sa fresque La Trinité.
Comme nous allons le voir, Ghiberti, partant de l’anatomie de l’œil, s’oppose aussi bien dans ses œuvres que dans ses écrits à cette approche abstraite et travaille, dès 1401, sur d’autres modèles géométriques, dites binoculaires. (voir plus bas).
Perspective incorrecte? Jésus parmi les docteurs, Ghiberti, avant 1424.Perspective binoculaire basée sur Alhazen. Jésus parmi les docteurs, Ghiberti, avant 1424.
Vers 1407, Brunelleschi a lui aussi mené plusieurs expériences sur cette question, très probablement sur la base d’idées développées par un autre ami de Nicolas de Cues, l’astronome italien Paolo dal Pozzo Toscanelli (1397-1482), dans son traité Della prospettiva, aujourd’hui perdu. Ce que l’on sait, c’est que Brunelleschi cherchait avant tout à démontrer que toute perspective n’est qu’illusion optique.
Diagramme de Léonard de Vinci, dite des trois colonnes (Codex Madrid, II). Alors que les colonnes extérieures sont plus éloignées du spectateur, leurs largeurs, sur le plan qui coupe l’angle visuel, apparaissent plus grandes que celle de la colonne centrale, à l’opposé de la grandeur des angles et l’image qu’on peut obtenir sur une surface curviligne comme la rétine.
En 1435, l’architecte humaniste Leon Baptista Alberti (1406-1472), dans son traité Della Pictura, tentera, sur la base de l’approche de Donatello, de théoriser la représentation d’un espace tridimensionnel harmonieux et unifié sur une surface plane.
Malheureusement, au désespoir de bien des artistes, le traité d’Alberti, entièrement théorique, ne contient aucun diagramme ni illustration…
Sept ans plus tôt, le peintre Massacchio (1401-1428) avait utilisé, du moins en partie, une construction semblable dans sa fresque La Trinité.
Enfin, Léonard, qui avait lu et étudié les écrits de Ghiberti, utilisa ses arguments pour souligner les limites et même démontrer le dysfonctionnement de la construction de la perspective« parfaite » d’Alberti, surtout lorsqu’elle dépasse le cadre d’un angle de 30 degrés.
Dans le Codex Madrid, II, 15 v. de Vinci se rend à l’évidence qu’« en soi, la perspective offerte par une paroi rectiligne est fausse à moins d’être corrigée (…) »
Perspectiva artificialis versus perspectiva naturalis
Condition anatomique de base pour se servir de la perspective d’Alberti.
La perspectiva articifialis d’Alberti n’est autre qu’une abstraction qui se veut nécessaire et utile pour représenter une organisation rationnelle de l’espace. Sans cette abstraction, nous dit-on, il est quasiment impossible de définir avec une précision mathématique les relations entre l’apparition des objets et le recul de leurs différentes proportions sur un écran plat : largeur, hauteur et profondeur.
A partir du moment où une image donnée sur un écran plat a été pensée comme la coupe transversale d’un cône ou d’une pyramide, une méthode a émergé pour ce qui est considéré, à tort, comme une représentation objective de l’espace tridimensionnel réel, alors qu’il ne s’agit que d’une anamorphose, c’est-à-dire un trompe-l’œil ou une illusion optique.
Ce qui est fâcheux, c’est que cette construction fait totalement abstraction de la réalité physique de notre appareil perceptif, en prétendant :
que l’homme est un cyclope (avec un seul œil) ;
que la vision émane d’un point unique, le sommet de la pyramide visuelle ;
que l’œil est immobile ;
que l’image, au mieux, est projetée sur un écran plat plutôt que sur une rétine incurvée.
Calomnies et ragots
Pour des raisons qui restent à élucider, le rôle crucial de Ghiberti a été soit ignoré soit minimisé. Par exemple, les Commentarii, un manuscrit en trois volumes où Ghiberti retrace sa vie, son approche artistique et ses recherches sur l’optique et la perspective, n’a jamais été traduit en anglais ni en français. Et l’édition italienne ne date que de 1998.
Au XVIe siècle, Giorgio Vasari, qui fit souvent office d’agent de relations publiques pour le clan des Médicis, et dont l’ouvrage Les Vies des artistes est devenu l’alpha et l’oméga des historiens d’art, signale avec condescendance, mais sans évoquer une once de son contenu, que Ghiberti a écrit « un ouvrage en langue vernaculaire dans lequel il a traité de nombreux sujets différents, mais les a disposés de telle manière que l’on ne peut guère tirer profit de sa lecture ».
Qu’il ait pu exister des tensions entre humanistes, certes. Après tout, ces artisans autodidactes, tels que Ghiberti passionnés de progrès techniques, d’une part, et les héritiers de riches marchands de laine, tel le bibliophile Niccoli d’autre part, venaient de mondes totalement différents. D’après une anecdote racontée par Guarino Veronese, en 1413, Niccoli rencontre un jour Filippo et le salue de manière hautaine en ces termes : « Ô philosophe sans livres », à quoi Filippo lui aurait répliqué en souriant : « Ô livres sans philosophe… »
A cela s’ajoute que comme le stipulait le contrat, Ghiberti a accordé l’œuvre commandée en 1401 avec l’œuvre de Pisano d’inspiration gothique. Du coup, certains en déduisent que Ghiberti n’appartenait pas réellement à la Renaissance. Pour preuve, selon ses détracteurs, « son souci du détail et ses figures aux lignes ondulées et élégantes, ainsi que la variété des plantes et des animaux représentés… »
Les humanistes
Lorenzo Ghiberti, Les Portes du Paradis, histoire de la reine de Saba rendant visite au roi Salomon. On y voit une foule de gens se pressant pour saisir l’union entre les Églises orientale et occidentale, symbolisée ici par la rencontre entre ces deux personnages royaux. On pense que cette scène a été créée à la demande d’Ambrogio Traversari, présent dans la foule et instigateur du Conseil œcuménique de Florence de 1438.
Certes, les Commentarii ne sont pas rédigés selon les règles rhétoriques de l’époque. Écrits à la fin de sa vie, ils pourraient même avoir été dictés par l’artiste vieillissant à un clerc mal formé, faisant quantité de fautes d’orthographe.
Cependant, les propos de Ghiberti révèlent un auteur instruit, ayant une connaissance approfondie de nombreux penseurs classiques grecs et arabes. Il n’était pas seulement un brillant artisan, mais bien un « homme de la Renaissance » typique. En dialogue permanent avec Bruni, Traversari et le « chasseur de manuscrits » Niccolo Niccoli, Ghiberti, qui ne savait pas lire le grec mais connaissait bien le latin, était manifestement au courant de cette redécouverte de la science grecque et arabe.
Ghiberti échange d’ailleurs avec Giovanni Aurispa, ce collaborateur de Traversari qui ramena, avant Bessarion, l’ensemble des oeuvres de Platon en Occident.
Amy R. Bloch, dans son étude très documentée Lorenzo Ghiberti’s Gates of Paradise, Humanism, History, and Artistic Philosophy in the Italian Renaissance (2016), note que « Traversari et Niccoli peuvent être liés directement aux origines du projet des Portes et étaient clairement intéressés par les commandes de sculptures prévues pour le Baptistère « .
« Le 21 juin 1424, après que la Calima ait demandé à Bruni son programme pour les portes, Traversari écrit à Niccoli en reconnaissant, en termes seulement généraux, les idées de Niccoli pour les histoires à inclure et en mentionnant, sans désapprobation évidente, que la guilde s’était plutôt tournée vers Bruni pour obtenir des conseils.«
Palla Strozzi
Ghiberti se lie également d’amitié avec Palla Strozzi (1372-1462), qui, en plus d’être l’homme le plus riche de Florence avec une fortune imposable de 162 925 florins en 1427, comprenant 54 fermes, 30 maisons, une entreprise bancaire au capital de 45 000 florins et des obligations communales, était aussi un homme politique, un écrivain, un philosophe et un philologue.
Tout comme Ambrogio Traversari, Paolo Rossi et Leonardo Bruni, Palla Strozzi a étudié le grec sous la direction de l’érudit byzantin Manuel Chrysoloras, invité à Florence par Salutati pour y enseigner le grec. A noter, le fait que Strozzi prit à sa charge une partie du traitement de Chrysoloras et fit venir de Constantinople et de Grèce les livres nécessaires à l’enseignement nouveau. La relation étroite de Ghiberti avec Palla Strozzi, écrit Bloch, « lui donnait accès à ses manuscrits et, ce qui est tout aussi important, à la connaissance qu’en avait Strozzi. «
Ce n’était pas tout, car « la relation entre Ghiberti et Palla Strozzi était si étroite que, lorsque Palla se rendit à Venise en 1424 comme l’un des deux ambassadeurs florentins chargés de négocier une alliance avec les Vénitiens, Ghiberti l’accompagna dans sa suite. »
Strozzi était connu comme un véritable humaniste, cherchant toujours à préserver la paix tout en s’opposant fermement au pouvoir oligarchique, tant à Florence qu’à Venise.
En fait, c’est Palla Strozzi, et non Cosimo de’ Medici, qui a été le premier à lancer les plans de la première bibliothèque publique de Florence, et il avait l’intention de faire de la sacristie de Santa Trinita son entrée. Si la bibliothèque de Palla n’a jamais été réalisée en raison du conflit politique dramatique connu sous le nom de Coup des Albizzi qui a conduit Strozzi à son exil en 1434, Cosimo, qui a eu les coudées franches pour régner sur Florence, fera sien le projet de bibliothèque.
Un constat audacieux
Tout d’abord, Lorenzo Ghiberti fait un constat audacieux, pour un chrétien dans un monde chrétien, sur la façon dont l’art de l’Antiquité a été perdu :
La foi chrétienne était victorieuse à l’époque de l’empereur Constantin et du pape Sylvestre. L’idolâtrie a été persécutée de telle sorte que toutes les statues et les images d’une telle noblesse, d’une telle antiquité et d’une telle perfection ont été détruites et brisées en morceaux. Et avec les statues et les images, les écrits théoriques, les commentaires, les dessins et les règles d’enseignement de ces arts nobles et éminents furent détruits.
Étude anatomique préparatoireLa Flagellation, Ghiberti, Porte Nord du Baptistère.
Formation de l’artiste.
Ghiberti comprenait l’importance de la multidisciplinarité pour la formation de l’artiste.
Selon lui, « la sculpture et la peinture sont des sciences de plusieurs disciplines nourries par des enseignements différents ».
Dans le livre I de ses Commentarii, Ghiberti donne une liste des 10 arts libéraux que le sculpteur et le peintre doivent maîtriser : philosophie, histoire, grammaire, arithmétique, astronomie, géométrie, perspective, théorie du dessin, anatomie et médecine et souligne la nécessité pour un artiste d’assister aux dissections anatomiques.
Comme le souligne Amy Bloch, alors qu’il travaillait sur les Portes, dans le processus intense de visualisation des histoires de la formation du monde par Dieu et de ses habitants vivants, l’engagement de Ghiberti « a stimulé en lui un intérêt pour l’exploration de tous les types de créativité – non seulement celle de Dieu, mais aussi celle de la nature et des humains – et l’a conduit à présenter dans le panneau d’ouverture de la Porte du Paradis (La création d’Adam et Eve) une vision grandiose de l’émergence de la création divine, naturelle et artistique. »
Ghiberti, Portes du Paradis, création d’Adam, création d’Eve, la tentation et enfin, expulsion du Jardin d’Eden.
L’inclusion de détails évoquant le savoir-faire de Dieu, dit Bloch, « rappelle les images qui comparent Dieu, en tant que créateur du monde, à un architecte, ou, dans son rôle de créateur d’Adam, à un sculpteur ou à un peintre. Cette comparaison, qui dérive finalement de l’architecte-démiurge qui crée le monde dans le Timée de Platon, apparaît couramment dans l’exégèse médiévale juive et chrétienne ».
Philon d’Alexandrie a écrit que l’homme a été modelé « comme par un potier » et Ambroise a métaphoriquement appelé Dieu un « artisan (artifex) et un peintre (pictor) ».
Par conséquent, si l’homme est « l’image vivant du créateur » comme le dit Augustin et le modèle de « l’homo faber – homme producteur de choses », alors, soulignait l’humaniste Coluccio Salutati, « l’organisation des affaires humaines doit avoir une similitude avec celle des affaires divines ».
Ghiberti portait une attention particulière au fonctionnement de la vision :
Moi, ô très excellent lecteur, je n’ai pas eu à obéir à l’argent, mais je me suis donné à l’étude de l’art, que depuis mon enfance j’ai toujours poursuivie avec beaucoup de zèle et de dévouement. Afin de maîtriser les principes de base, j’ai cherché à étudier la manière dont la nature fonctionne dans l’art ; et afin de pouvoir l’approcher, comment les images viennent à l’œil, comment fonctionne le pouvoir de la vision, comment viennent les [images] visuelles, et de quelle manière la théorie de la sculpture et de la peinture doit être établie.
Ainsi, tout chercheur honnête, qui a épluché les Carnets de Léonard après avoir lu les Commentarii de Ghiberti, se rend immédiatement à l’évidence que bien des observations de Léonard, dont le caractère génial est incontestable, font écho aux problématiques soulevées par Ghiberti, notamment en ce qui concerne la nature de la lumière et l’optique en général. L’état d’esprit créatif de Léonard était en partie le fruit de cette continuité, comme conséquence heureuse de la vision stimulante du monde de Ghiberti.
La composition de l’œil
Au Moyen-Âge, trois génies font autorité en matière de science médicale : Galien, Avicenne et Hippocrate.
Dans son Commentario 3, 6, qui traite de l’optique, de la vision et de la perspective, s’opposant à ceux pour qui la vision ne peut être expliquée que par une abstraction purement mathématique, Ghiberti écrit que « pour qu’aucun doute ne subsiste dans les choses qui suivent, il est nécessaire de considérer la constitution de l’œil, car sans cela, on ne peut rien savoir sur comment fonctionne la vision ». Selon lui, ceux qui écrivent sur la perspective ne tiennent aucun compte de « la composition de l’œil », sous prétexte que trop d’auteurs se contredisent.
Alhazen, Avicenne et Constantine
Ibn Sina (Avicenne)Al Haytham (Alhazen)Qusta Ibn Luqa (Contantine)
Il regrette aussi que, bien que des « philosophes de la nature » tels que Thalès, Démocrite, Anaxagore ou Xénophane, aient examiné le sujet avec d’autres s’intéressant à la santé humaine, tels qu’Hippocrate, Galien et Avicenne, trop de choses restent confuses et incomprises.
C’est pourquoi, dit Ghiberti, « parler de cette matière est obscur et incompris si l’on n’a pas recours aux lois de la nature, car elles démontrent cette question de manière plus complète et plus abondante ».
Par conséquent, poursuit Ghiberti,
Il est nécessaire d’affirmer quelque chose qui ne se trouve pas inclus dans le modèle perspectif, car il est trop difficile de certifier ces choses et j’essaie de les clarifier. Mais pour ne pas traiter de façon superflue les principes qui fondent toutes, je traiterai de la composition de l’œil particulièrement selon les opinions de trois auteurs, Avicenne (Ibn Sina), dans ses livres, Alhazen (Ibn al Haytham) dans le premier de sa perspective (Optique)’, et Constantin (nom latin du savant et médecin arabe Qusta ibn Luqa) dans le ‘Premier livre sur l’œil’ ; car ces auteurs suffisent et traitent avec plus de certitude des choses qui nous intéressent.
Arrêtons-nous un instant sur ce passage qui nous dit tant de choses. Voici Ghiberti, un, ou plutôt « le » personnage central, fondateur de la Renaissance italienne et européenne et de son grand apport en termes de perspective, qui affirme que pour avoir une idée du fonctionnement de la vision, il faut étudier trois scientifiques arabes : Ibn Sina, Ibn al Haytham et Qusta ibn Luqa ! L’eurocentrisme culturel pourrait peut-être expliquer pourquoi les écrits de Ghiberti ont été ignorés et restent quasiment au placard.
Ibn al-Haytham (Alhazen) a apporté d’importantes contributions à l’ophtalmologie. Dans son Traité d’optique (1021, en arabe Kitab al-Manazir (كِتَابُ المَنَاظِر ), en latin De Aspectibus ou Opticae Thesaurus: Alhazeni Arabis), il a amélioré les conceptions antérieures des processus impliqués dans la vision et la perception visuelle. Au cours de ses travaux sur la camera oscura (chambre noire), il fut également le premier à imaginer que la rétine (une surface incurvée), et non plus la pupille (un point), pouvait être impliquée dans le processus de formation des images. Avicenne, dans le Canon de la médecine (vers 1025), décrit la vue et utilise le mot rétine (du latin rete qui signifie réseau) pour désigner l’organe de la vision. Plus tard, dans son Colliget (encyclopédie médicale), Averroès (1126-1198) est le premier à attribuer à la rétine les propriétés d’un photorécepteur.
Si les écrits d’Avicenne sur l’anatomie et la science médicale avaient été traduits et circulaient en Europe dès le XIIIe siècle, le traité d’optique d’Alhazen, que Ghiberti cite abondamment, venait d’être traduit en italien sous le titre De li Aspecti.
Vitellion : analyse de la formation de l’image visuel dans l’esprit humain grâce à une vision binoculaire.
Il est désormais reconnu qu’Andrea del Verrocchio, dont l’élève le plus célèbre fut Léonard de Vinci (1452-1517), était lui-même un élève de Ghiberti. Contrairement à ce dernier, qui maîtrisait le latin, ni Verrocchio ni Léonard ne maîtrisaient de langue étrangère. Ainsi, c’est en étudiant les Commentarii de Ghiberti que Léonard eut accès à la traduction en italien de citations originales de l’architecte romain Vitruve et aux apports de scientifiques arabes tels qu’Avicenne, Alhazen ou Averroès, de scientifiques européens ayant étudié l’optique arabe, notamment les franciscains d’Oxford, Roger Bacon, John Pecham, ainsi que le moine polonais travaillant à Padoue, Erazmus Ciolek Witelo (Vitellion, 1230-1275).
Comme le souligne le Pr Domnique Raynaud, Vitellion introduit le principe de la vision binoculaire par des considérations géométriques.
Il donne une figure où l’on voit les deux yeux (a, b) recevant des images différentes provenant d’un même plan. Or, chaque œil, lorsqu’il observe par exemple le segment gf, le voit avec un angle différent, puisque l’œil a est plus proche que l’œil b du segment observé (l’angle de grf n’est pas le même que l’angle gtf). Il faut donc qu’à un moment donné ces images soient réunies en une seule. Où se produit cette jonction ?
Vitellion répond :
Les deux formes, qui pénètrent en deux points homologues de la surface des deux yeux, parviennent au même point de la concavité du nerf commun, et se superposent en ce point pour ne faire plus qu’une.
La fusion des images est donc un produit de l’activité mentale et nerveuse interne.
Le grand astronome Johannes Kepler (1571-1630) utilisera les découvertes d’Alhazen repris par Witelo pour développer sa propre contribution à l’optique et à la perspective.
Ce qui est en apparence, une construction perspective « erronée », dite en « arrête de poisson » (à gauche), est en réalité la mise en œuvre d’une perspective binoculaire, basée sur les découvertes scientifiques arabes.
Jan van Eyck, Le chanoine Van der Paele, tableau au Groeningemuseum, Bruges. Ce qui apparaît à première vue comme une « perspective en arête de poisson » (à gauche) (dixit Panofsky), s’explique par une méthode perspectiviste « binoculaire » inspirée des savants naturalistes arabes.
Dans son Christ parmi les docteurs, quatrième panneau des portes nord du baptistère de San Giovanni, 1403-24, Ghiberti emploie déjà une perspective binoculaire.
« Bien que jusqu’à présent l’image [visuelle] ait été [comprise comme] une construction de la raison », observe Kepler dans le cinquième chapitre de son ouvrage Ad Vitellionem Paralipomena (1604), « désormais, les représentations des objets doivent être considérées comme des peintures qui sont effectivement projetées sur du papier ou sur un autre écran. »
Kepler fut le premier à constater que notre rétine capte l’image sous forme renversée, avant que notre cerveau ne la remette à l’endroit.
A partir de là, Ghiberti, Uccello, de même que le peintre flamand Jan Van Eyck (1390-1441), en contact avec les Italiens, construiront, comme alternative à la perspective abstraite, des formes de perspective « binoculaire », tandis que Léonard et Jean Fouquet, le peintre de la cour de Louis XI, tenteront de développer des représentations de l’espace curviligne et sphérique.
En Chine, sous l’influence éventuelle des percées de la science optique arabe, des formes de perspective non-linéaire, intégrant la mobilité de l’œil, feront également leur apparition sous la dynastie Song.
La lumière, une autre dimension
Ghiberti a-t-il modelé son bronze pour réfléchir la lumière d’une certaine façon ?
Ghiberti ajoutera une autre dimension à la perspective : la lumière. L’un des apports majeurs d’Alhazen est l’affirmation, dans son Livre sur l’optique, que les objets opaques frappés par la lumière deviennent eux-mêmes des corps lumineux et peuvent rayonner une lumière secondaire, une théorie que Léonard exploitera dans ses tableaux, y compris dans ses portraits.
Déjà Ghiberti, dans la façon dont il traite le sujet d’Isaac, Jacob et Ésaü, nous donne une démonstration étonnante de la façon dont on peut exploiter ce principe physique théorisé par Alhazen.
La lumière réfléchie par le panneau de bronze diffère fortement selon l’angle d’incidence des rayons lumineux qui arrivent. Arrivant soit du côté gauche, soit du côté droit, dans les deux cas, le relief en bronze de Ghiberti a été modelé de telle façon qu’il renforce magnifiquement l’effet de profondeur de la scène !
Conclusion
Les historiens d’art, en particulier les néo-kantiens comme Erwin Panofsky ou Hans Belting, qui affirment que ces peintres étaient des primitifs parce qu’ils appliquaient « le mauvais modèle » de perspective, s’avèrent en réalité incapables de concevoir que ces artistes qu’ils méprisent exploraient un domaine nettement supérieur à la pure abstraction mathématique promue par les grands prêtres de la science post-Leibniz, pour qui le dogme Newton-Galilée-Descartes sera l’évangile ultime.
Bien des sujets devront être exposés plus amplement que le résumé que j’en ai fait ici. En attendant, disons simplement que la meilleure façon d’honorer notre dette envers les contributions scientifiques arabes et les artistes de la Renaissance, serait de donner au monde entier, qui aurait dû en profiter bien plus tôt, la récompense d’un avenir meilleur bénéfique pour tous.
Il n’est pas trop tôt pour ouvrir toutes grandes les « Portes du Paradis ».
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Krautheimer, Richard et Trude, Lorenzo Ghiberti, Princeton University Press, New Jersey, 1990 ;
Walker, Paul Robert, The Feud That Sparked the Renaissance, How Brunelleschi and Ghiberti changed the World, HarperCollins, 2002 ;
Dubourg-Glatigny, Pascal, Les Commentaires de Lorenzo Ghiberti dans la culture florentine du Quattrocento, Histoire de l’Art, N° 23, 1993, Varia, pp. 15-26 ;
Avery, Charles, La Sculpture florentine de la Renaissance, Livre de poche, 1996, Paris ;
Roshi Rashed, Geometric Optics, in Histoire des sciences arabes, sous la direction de Roshi Rashed, Vol. 2, Mathématiques et physique, Seuil, Paris, 1997. ;
Belting, Hans, Florence & Bagdad, art de la Renaissance et science arabe, Harvard University Press, 2011 ;
Vereycken, Karel, entretien avec le Quotidien du peuple : La « Joconde » de Léonard de Vinci en résonance avec la peinture traditionnelle chinoise ;
[1] Le relief aplati, relief écrasé ou stiacciato (de l’italien schiacciato, « écrasé »), est un terme qui désigne une technique sculpturale située entre le relief méplat et le bas-relief, permettant de réaliser sur une surface plane un relief de très faible épaisseur obéissant aux règles de la représentation en perspective. L’impression de profondeur par effet d’optique (plusieurs plans perspectifs) est donnée par une façon de sculpter graduellement en « relief écrasé », quelquefois sur une épaisseur de seulement quelques millimètres, du premier plan jusqu’à un point de fuite souvent central. Cette technique a été utilisée surtout aux XVe et XVIe siècles et Donatello en fut le principal initiateur.
Léonard en résonance avec la peinture traditionnelle chinoise
Karel Vereycken, un peintre-graveur et historien d’art amateur d’origine belge vivant en France, travaille depuis longtemps sur la perspective. En 1996, dans une étude approfondie publiée dans Ibykus, le magazine allemand de l’Institut Schiller, il résuma ses recherches sous le titre « L’invention de la perspective ». Selon lui, par une lecture euro-centrique étriquée, la majorité des « experts » attribuent la paternité de cette découverte (la représentation de l’espace sur un plan) de façon exclusive à l’Occident.
Or, en examinant, non seulement les œuvres mais tout autant les écrits des peintres chinois, notamment ceux de la Dynastie Song (960-1279 après JC), Vereycken s’est rendu à l’évidence que la Chine a été pionnière dans ce domaine et a pu influencer certains artistes européens, dont Léonard de Vinci. Il a développée cette question dès 1996 dans son article intitulé « Sur la peinture chinoise et son influence en Occident ».
Etant donné qu’en 2019-2020 le Musée du Louvre, consacre
une belle exposition à ce peintre extra-ordinaire, dans le cadre du
200e anniversaire de sa disparation, nous avons demandé à
Karel Vereycken de présenter l’influence chinoise sur son œuvre.
Quotidien du Peuple : M. Vereycken, quel a été l’apport de la Chine à l’invention de la perspective ?
VEREYCKEN: L’avantage de la Chine, et mes confrères chinois me corrigeront le cas échéant, c’est que l’on y trouve, dès le VIe siècle, des écrits témoignant, non seulement de la pratique artistique dans le pays, mais évoquant l’état d’esprit qui doit animer les peintres. Je pense notamment aux six règles de base de la peinture chinoise détaillées par Xie He (500-535) pour qui « la résonance intérieure » doit « donner vie et mouvement » mais exige aussi la « fidélité à l’objet en représentant les formes ». L’on constate tout de suite, que ce qui prime, ce n’est pas la performance « technique » du peintre, mais sa valeur spirituelle et morale. Le peintre des Song, Guo Ruoxo, écrit par exemple en 1074, que « Si la valeur spirituelle (renpin) d’une personne est élevée, il s’ensuit que la résonance intérieure est nécessairement élevée, alors sa peinture est forcément pleine de vie et de mouvement (shendong). On peut dire que, dans les hauteurs les plus élevées du spirituel, il peut rivaliser avec la quintessence ».
Quotidien du Peuple : En quoi cela a un rapport avec Léonard de Vinci ?
VEREYCKEN: Comme j’ai tenté de le développer dans mon article « Léonard, peintre de mouvement » de 2007, ce qui rapproche ce peintre de la philosophie chinoise, c’est sa volonté de peindre les transformations. Léonard se reconnaissait pleinement dans la phrase du philosophe grec Héraclite pour qui « Il n’y a que de permanent que le changement ». Or, pour saisir, non pas la forme des objets ou de l’espace-temps dans lequel ils se situent, mais leur apparition à un moment donné dans un processus de transformation, il faut savoir pénétrer les causes qui les engendrent.
Or, les « Notices sur les peintures du Jingyinuan » de Su Shi(1036-1101), révèlent une approche si semblable à Léonard qu’on risque de les confondre avec ses « carnets » ! Su Shi écrit « Au sujet de la peinture, j’estime que si les figures humaines, les animaux, les bâtiments ou les ustensiles ont une forme constante, par contre, les montagne et rochers, les arbres et bambous, eaux courantes et vagues, comme les brumes et les nuages, n’ont pas de forme constante, mais gardent un principe interne constant. Lorsque la forme constante est défectueuse dans sa représentation, tout le monde s’en aperçoit ; cependant, même un connaisseur peut ne pas s’apercevoir que le principe constant n’est pas respecté. C’est pourquoi tant de peintres médiocres, afin de tromper le monde, peignent ce qui n’a pas une forme constante. Or un défaut dans la représentation d’une forme ne touche qu’une partie de la peinture, alors qu’une erreur dans le principe constant en ruine la totalité. Car lorsqu’il agit de la représentation des choses qui n’ont pas de forme constante, il faut respecter son principe interne (li). Certains artisans sont capables de dessiner les formes exhaustivement ; par contre, pour leur principe, seuls y parviennent les esprits élevés et les talents éminents… »
Quotidien du Peuple : et au niveau de la perspective ?
VEREYCKEN : Léonard, qui décrit la « perspective d’effacement » aurait pu adhérer sans problème à ce qu’écrit l’érudit Wang Wei(701-761) pour qui : « d’un homme à distance, on ne voit pas les yeux ; d’un arbre à distance, on ne distingue pas les branches ; d’une montagne lointaine aux contours doux comme un sourcil, nul rocher est visible ; de même nulle onde sur une eau lointaine, laquelle touche l’horizon des nuages. ». Et pour qui, il est impératif de « distinguer le clair et l’obscur, le net et le flou. Établir la hiérarchie entre les figures ; fixer leurs attitudes, leur démarche, leurs saluts réciproques. Trop d’éléments, c’est le danger de l’encombrement ; trop peu, c’est celui du relâchement. Saisir donc l’exacte mesure et la juste distance. Qu’il y ait du vide entre le lointain et le proche, cela aussi bien pour les montagnes que pour les cours d’eau. »
Quotidien du Peuple : comment voyez-vous cette influence sur La Joconde ?
VEREYCKEN : Il faut bien comprendre, qu’au-delà du mouvement du corps, Léonard chercha à exprimer les « mouvements immatériels » qu’il classe en cinq catégories. La première est le temps car il « embrasse toutes les autres ». Les autres sont la diffusion des images par la lumière, celle des sons et des odeurs, le mouvement « mental » est celui qui anime « la vie des choses » (Codex Atlanticus, 203v-a).
Mais alors, comment peindre ce souffle de la vie ? Formellement c’est totalement impossible car dès qu’on attrape une forme, la vie s’en échappe comme celle d’un papillon qu’on épingle ! Pour y parvenir, sculpteurs, poètes et peintres doivent créer une ironie, une ambiguïté que le grand penseur Lyndon LaRouche(1922-2019) a exprimée en anglais comme mid-motion (un « moment d’entre-deux »), révélant le potentiel d’une transformation potentielle à un moment donné, pour ceux qui veulent bien le voir.
Or, regardez le visage de la Joconde, rempli de paradoxes
énigmatiques : un coté de la bouche sourit, l’autre, moins ;
un œil est sérieux, l’autre amusé, un œil vous regarde, l’autre
regarde au-delà, etc. Ce sourire est indéfinissable car précisément
« entre deux ». Va-t-elle sourire réellement ou éclater
en pleurs ? L’énigme de son sourire n’aura jamais cette
force sans le paysage encore plus énigmatique sur l’arrière plan.
Or, la perspective de ce paysage obéit plutôt aux préceptes
chinois qu’aux règles rigides de la perspective européenne.
Dans la peinture chinoise, l’interaction entre l’eau et la montagne étant symbole de transformation universelle, différents niveaux peuvent s’enchaîner du type : eau, petite brume, montagne, grande brume, nuage, eau, petite brume, montagne et ainsi de suite. Cherchant à se conformer à la vue humaine, les peintres chinois, dès le Xe siècle, feront appel, non pas à une seule ligne d’horizon, mais à une succession d’horizons accompagnant notre vue là où elle se projette. Or, c’est précisément le procédé mis en œuvre par Léonard dans La Joconde où les horizons se succèdent. A gauche de la figure, la ligne d’horizon s’établit à la hauteur des narines ; à droite, au niveau des yeux, le tout perturbant suffisamment nos habitudes visuelles pour que notre esprit s’ouvre à ce que Léonard jugeait essentiel : l’âme vivante de La Joconde.
English version (via google translate)
Leonardo Da Vinci’s « Mona Lisa » resonates with time and space with traditional Chinese painting
People’s Daily, Paris, December 17 (Reporter Ge Wenbo) This year marks the 500th anniversary of the death of Da Vinci. Belgian printmaker, art historian and art critic Karel Vereycken, who has lived in France, recently accepted an interview with a reporter on the Internet explaining his experience in studying Da Vinci’s painting techniques for many years, and he believed that the painting of « Mona Lisa » is similar to the ancient Chinese painting technique.
In his view, many people use a « European-centric » standpoint to attribute perspective to Western originality and ownership, which is wrong. Through observing the paintings of ancient China, especially the Song Dynasty, Vereycken proposed that China was the pioneer of perspective. The works of many European artists including Da Vinci in later generations could resonate with ancient Chinese painting theories and techniques.
People’s Daily: How do you think Chinese painting inspired perspective?
VEREYCKEN: From the 6th century onwards in China, some art works not only recorded literary practice, but also inspired more active painting art. The « six methods » proposed by Xie He, a well-known painter and literary theorist in the Southern and Northern Dynasties of China, need to be both « spiritual and vivid » and « appropriate ». Song Dynasty painter and calligraphy connoisseur Guo Ruoxu wrote in his « Pictures and Wenwenzhi »: « The character has become high, and the charm must be high« ; This obviously transcends the « technical » level of painting and sublimates into the spiritual and moral realm. It broke through the simplex system and pursued the vitality from the inside to the outside, and became an important theoretical basis of perspective.
People’s Daily:How does this relates to Da Vinci’s painting techniques?
VEREYCKEN: In my 2007 article « Da Vinci, the painter who captures movement, » I pointed out that the artist was eager to paint scenes of movement and change. Da Vinci agreed with the famous quote of the Greek philosopher Heraclitus, « Only ‘change’ in the world is eternal. » However, it is not the form of the objects or their time and space that must be grasped, but the appearance of them at a given moment in the process of change, which requires a deep understanding of the reasons for the change.
In his Song of Jingyinyuan in the Song Dynasty, Su Shi proposed that human beings, poultry, palaces, houses, utensils, and things used often have their forms. As for mountains and rivers, rocks, bamboo, firewood, flowing water, waves, smoke, and clouds, although they don’t often exist, they have their essence. I found that Su Shi’s concept of pursuing essence and value change coincided with Da Vinci’s idea of seeking movement.
The Tang Dynasty poet Wang Wei expounded his understanding of perspective in his « Landscapes and Landscapes » in more detail: « A distant man has no eyes, a distant tree has no branches. A distant mountain has no stones, faint like eyebrows; Yun Qi. » Make a detailed description of the space, layer, density, and sharpness of the picture« . This also fits perfectly with the « air perspective » adopted by Da Vinci.
People’s Daily Online: How does this appears in Da Vinci’s Mona Lisa painting?
VEREYCKEN: In addition to physical movement, Da Vinci also tried to express a « non-material movement », which he divided into five categories. The first is time, because it « contains everything else, » and the other is the spread of light, sound, and smell. In his view, these non-substantial movements just made things full of life.
But how to portray this vitality? It is impossible to rely only on the fixed form, because holding on to the form is like trying to catch a beautiful butterfly but nailing it to make a specimen, and vitality is lost. Sculptors, poets, and painters must create irony, contradiction, and ambiguity in their works, as the great thinker Lyndon LaRouche called « intermediate states » to reveal potential movements and changes.
The face of Mona Lisa is full of mysterious « contradictions »: one side of the mouth smiles, and the other side smiles slightly; one eye reveals a serious look and the other eye expresses pleasure; One eye is looking at you, the other eye is over you, and so on. Mona Lisa’s smile is difficult to define because it happens to be in the « middle state ». Does she really smile or cry? Her smile has such a charming power because the scenery behind her is more charming. The perspective of this landscape is closer to the rules of Chinese painting we described earlier than to the rigid rules of Europe at that time.
In Chinese painting, the interaction between water and mountains is a symbol of universal transformation, which can link different levels of mountains, water, and fog. Starting from the 10th century AD, Chinese painting seeks a structure consistent with human visual experience. Instead of using focal perspective, it has created and used scatter perspective produced by changes in line of sight projection. This perspective exists precisely in Da Vinci’s Mona Lisa. On the left side of the character, the line of sight is at the height of the nostril, and on the right side of the character, the horizontal line rises to the corner of the eye. This way of breaking the conventional perspective allows us to feel the lively life and lively soul of Mona Lisa, listening to the resonance between the painting and traditional Chinese painting through time and space.
Posted by: Karel Vereycken | on avril 10, 2022
Avicenne et Ghiberti, leur rôle dans l’invention de la perspective à la Renaissance
This article, in EN
Tout visiteur du centre historique de Florence pose fatalement, à un moment donné, son regard sur les portes richement décorées du Baptistère, cet édifice roman faisant face à la cathédrale Santa Maria del Fiore, coiffée par Filippo Brunelleschi de sa magnifique coupole.
Dans cet article, Karel Vereycken apporte un éclairage nouveau sur les apports arabes à la science et le rôle crucial de Lorenzo Ghiberti dans l’invention de la perspective à la Renaissance.
Le Baptistère, que la plupart des Florentins pensaient être construit sur l’emplacement d’un temple romain dédié à Mars, le dieu tutélaire de l’ancienne Florence, est l’un des plus anciens bâtiments de la ville, construit entre 1059 et 1128 dans le style roman local.
Le poète italien Dante Alighieri et de nombreuses autres personnalités de la Renaissance, dont des membres de la famille Médicis, y furent baptisés.
A la Renaissance, à Florence, les corporations et les guildes se disputaient le premier rôle à coup de réalisations artistiques toutes aussi prestigieuses les unes que les autres.
Alors que l’Arte dei Lana (Corporation des producteurs de laine) finançait les Œuvres (Opera) du Duomo et donc la construction de sa coupole géante, l’Arte dei Mercatanti o di Calimala (Guilde des marchands d’étoffes étrangères) s’occupait du Baptistère et finançait l’embellissement des portes.
Les portes du Paradis
Le bâtiment octogonal possède quatre entrées, dont trois ont acquis une renommée artistique mondiale avec des portes ornées de bas-reliefs en bronze, recouverts entièrement ou en partie d’une fine couche d’or. Trois dates marquent les travaux : 1339, 1401 et 1424.
Avec l’aide de son père, il va réaliser son ouvrage en utilisant une technique connue sous le nom de « fonte à la cire perdue », technique qu’il a dû entièrement réinventer car perdue depuis la chute de l’Empire romain. L’une des raisons pour lesquelles Ghiberti a remporté le concours est le simple fait que sa technique était si avancée qu’elle nécessitait 20 % de métal en moins (7 kg par panneau) que celle de ses concurrents, le bronze étant un matériau onéreux, bien plus coûteux que le marbre. Sa technique, appliquée à l’ensemble de la décoration de la porte Nord, par rapport à celle de son concurrent, aurait permis d’économiser environ 100 kg de bronze. Or, en 1401, avec la peste qui harcelait régulièrement Florence, les conditions économiques étaient déclinantes, ce qui fait que la riche Calimala surveillait de près le coût du programme.
Pendant de l’œuvre de son prédécesseur, les bronzes de la porte nord comprennent eux aussi 28 panneaux, dont 20 représentent la vie du Christ d’après le Nouveau Testament. Les 8 panneaux inférieurs représentent les quatre évangélistes et les Pères de l’Église, saint Ambroise, saint Jérôme, saint Grégoire et saint Augustin.
Selon les Vies des artistes de Giorgio Vasari (1511-1574), Michelangelo Buonarroti (1475-1564) les jugera plus tard « si belles qu’elles orneraient l’entrée du Paradis ».
Dessin, sculpture, anatomie, perspective, travail des métaux, architecture, etc., en deux générations, le grand chantier des Portes permit à une myriade d’assistants et d’élèves bien payés d’accéder à une formation hors pair.
Parmi eux, plusieurs artistes exceptionnels tels que Luca della Robbia, Donatello, Michelozzo, Benozzo Gozzoli, Bernardo Cennini, Paolo Uccello, Andrea del Verrocchio et les fils de Ghiberti, Vittore et Tommaso. Au fil du temps, ces portes de bronze pesant trois tonnes et hautes de 5,06 mètres sont devenues une icône de la Renaissance, l’une des œuvres d’art les plus célèbres au monde.
En 1880, le sculpteur français Auguste Rodin s’en inspira pour ses propres Portes de l’Enfer, sur lesquelles il travailla pendant 38 ans.
La révolution
Le changement radical de conception de la sculpture en bronze, intervenu entre la Porte du nord et la Porte orientale, est essentiel pour notre discussion ici, car il reflète la façon dont l’artiste et ses mécènes ont voulu partager avec le public leurs nouvelles idées, inventions et découvertes.
Les thèmes du portail nord de 1401 s’inspiraient de scènes du Nouveau Testament, excluant de facto le panneau réalisé par Ghiberti, Le Sacrifice d’Isaac, qui lui avait valu de remporter le concours la même année. Pour compléter l’ensemble, il était donc tout à fait logique que la porte orientale de 1424 reprenne les thèmes de l’Ancien Testament.
A l’origine, c’est l’érudit et ancien chancelier de Florence Leonardo Bruni (1369-1444) qui avait programmé une iconographie assez semblable aux deux portes précédentes. Après des discussions animées, sa proposition fut écartée pour quelque chose de radicalement nouveau. En effet, au lieu de prévoir 28 panneaux, on décida, pour des raisons esthétiques, d’en réduire le nombre à seulement 10 reliefs carrés beaucoup plus grands, entre des bordures contenant des statuettes dans des niches et des médaillons avec des bustes.
Ainsi, chacun des 10 chapitres de l’Ancien Testament contient, pour ainsi dire, plusieurs événements, de sorte que le nombre net de scènes est passé de 20 à 37, et en plus, toutes apparaissent en perspective :
Le thème général est celui du salut à partir de la tradition patristique latine et grecque. Après les trois premiers panneaux, centrés sur le thème du péché, Ghiberti commence à mettre plus clairement en évidence le rôle du Dieu sauveur et la préfiguration de la venue du Christ. Les panneaux ultérieurs sont plus faciles à comprendre. C’est le cas du panneau Isaac, Jacob et Esaü, où les personnages se fondent dans une perspective de telle sorte que l’œil est guidé vers la scène principale.
La plupart des sources de ces scènes étant écrites en grec ancien, dont la maîtrise n’était pas si courante à l’époque, on pense que Ghiberti aurait eu pour conseiller théologique Ambrogio Traversari (1386-1439), avec qui il était en constante relation. Traversari était un proche de Nicolas de Cues (1401-1464), protecteur de Piero della Francesca (1412-1492) et organisateur actif du Conseil œcuménique de Florence de 1438-39, qui tenta de mettre fin au schisme séparant les Églises d’Orient et d’Occident.
Perspective
Les reliefs en bronze, connus pour leur vive illusion d’espace, sont l’un des événements révolutionnaires qui incarnent la Renaissance. On y voit de façon spectaculaire des figures passer d’une surface plane à toute la plénitude d’une existence en trois dimensions ! Techniquement parlant, on passe du stiacciato (développé à la perfection par Donatello)* à la ronde bosse, en passant par le bas-relief et le haut relief. Ghiberti avait bien conscience de son exploit, comme en témoigne son autoportrait sur la porte, la tête sortant d’une médaille de bronze, regardant avec satisfaction les spectateurs admirant son œuvre. L’artiste souhaitait bien plus qu’une perspective, il cherchait un espace de respiration !
Cette approche nouvelle influencera Léonard de Vinci (1452-1517). Comme le souligne l’historien d’art Daniel Arasse :
Au début du XVe siècle, plusieurs approches théoriques s’opposent. Vers 1423-1427, Donatello, un jeune collaborateur de Ghiberti réalisa son Festin d’Hérode, un bas relief selon la technique du stiacciato réalisé pour les fonts baptismaux du baptistère de Sienne.
Dans cette œuvre, le sculpteur déploie une perspective harmonieuse à point de fuite centrale. Vers la même époque, le peintre Massacchio (1401-1428) a utilisé une construction semblable dans sa fresque La Trinité.
Comme nous allons le voir, Ghiberti, partant de l’anatomie de l’œil, s’oppose aussi bien dans ses œuvres que dans ses écrits à cette approche abstraite et travaille, dès 1401, sur d’autres modèles géométriques, dites binoculaires. (voir plus bas).
Jésus parmi les docteurs, Ghiberti, avant 1424.
Jésus parmi les docteurs, Ghiberti, avant 1424.
Vers 1407, Brunelleschi a lui aussi mené plusieurs expériences sur cette question, très probablement sur la base d’idées développées par un autre ami de Nicolas de Cues, l’astronome italien Paolo dal Pozzo Toscanelli (1397-1482), dans son traité Della prospettiva, aujourd’hui perdu. Ce que l’on sait, c’est que Brunelleschi cherchait avant tout à démontrer que toute perspective n’est qu’illusion optique.
En 1435, l’architecte humaniste Leon Baptista Alberti (1406-1472), dans son traité Della Pictura, tentera, sur la base de l’approche de Donatello, de théoriser la représentation d’un espace tridimensionnel harmonieux et unifié sur une surface plane.
Malheureusement, au désespoir de bien des artistes, le traité d’Alberti, entièrement théorique, ne contient aucun diagramme ni illustration…
Sept ans plus tôt, le peintre Massacchio (1401-1428) avait utilisé, du moins en partie, une construction semblable dans sa fresque La Trinité.
Enfin, Léonard, qui avait lu et étudié les écrits de Ghiberti, utilisa ses arguments pour souligner les limites et même démontrer le dysfonctionnement de la construction de la perspective « parfaite » d’Alberti, surtout lorsqu’elle dépasse le cadre d’un angle de 30 degrés.
Dans le Codex Madrid, II, 15 v. de Vinci se rend à l’évidence qu’« en soi, la perspective offerte par une paroi rectiligne est fausse à moins d’être corrigée (…) »
Perspectiva artificialis versus perspectiva naturalis
La perspectiva articifialis d’Alberti n’est autre qu’une abstraction qui se veut nécessaire et utile pour représenter une organisation rationnelle de l’espace. Sans cette abstraction, nous dit-on, il est quasiment impossible de définir avec une précision mathématique les relations entre l’apparition des objets et le recul de leurs différentes proportions sur un écran plat : largeur, hauteur et profondeur.
A partir du moment où une image donnée sur un écran plat a été pensée comme la coupe transversale d’un cône ou d’une pyramide, une méthode a émergé pour ce qui est considéré, à tort, comme une représentation objective de l’espace tridimensionnel réel, alors qu’il ne s’agit que d’une anamorphose, c’est-à-dire un trompe-l’œil ou une illusion optique.
Ce qui est fâcheux, c’est que cette construction fait totalement abstraction de la réalité physique de notre appareil perceptif, en prétendant :
Calomnies et ragots
Pour des raisons qui restent à élucider, le rôle crucial de Ghiberti a été soit ignoré soit minimisé. Par exemple, les Commentarii, un manuscrit en trois volumes où Ghiberti retrace sa vie, son approche artistique et ses recherches sur l’optique et la perspective, n’a jamais été traduit en anglais ni en français. Et l’édition italienne ne date que de 1998.
Au XVIe siècle, Giorgio Vasari, qui fit souvent office d’agent de relations publiques pour le clan des Médicis, et dont l’ouvrage Les Vies des artistes est devenu l’alpha et l’oméga des historiens d’art, signale avec condescendance, mais sans évoquer une once de son contenu, que Ghiberti a écrit « un ouvrage en langue vernaculaire dans lequel il a traité de nombreux sujets différents, mais les a disposés de telle manière que l’on ne peut guère tirer profit de sa lecture ».
Qu’il ait pu exister des tensions entre humanistes, certes. Après tout, ces artisans autodidactes, tels que Ghiberti passionnés de progrès techniques, d’une part, et les héritiers de riches marchands de laine, tel le bibliophile Niccoli d’autre part, venaient de mondes totalement différents. D’après une anecdote racontée par Guarino Veronese, en 1413, Niccoli rencontre un jour Filippo et le salue de manière hautaine en ces termes : « Ô philosophe sans livres », à quoi Filippo lui aurait répliqué en souriant : « Ô livres sans philosophe… »
A cela s’ajoute que comme le stipulait le contrat, Ghiberti a accordé l’œuvre commandée en 1401 avec l’œuvre de Pisano d’inspiration gothique. Du coup, certains en déduisent que Ghiberti n’appartenait pas réellement à la Renaissance. Pour preuve, selon ses détracteurs, « son souci du détail et ses figures aux lignes ondulées et élégantes, ainsi que la variété des plantes et des animaux représentés… »
Les humanistes
symbolisée ici par la rencontre entre ces deux personnages royaux.
On pense que cette scène a été créée à la demande d’Ambrogio Traversari, présent dans la foule et instigateur du Conseil œcuménique de Florence de 1438.
Certes, les Commentarii ne sont pas rédigés selon les règles rhétoriques de l’époque. Écrits à la fin de sa vie, ils pourraient même avoir été dictés par l’artiste vieillissant à un clerc mal formé, faisant quantité de fautes d’orthographe.
Cependant, les propos de Ghiberti révèlent un auteur instruit, ayant une connaissance approfondie de nombreux penseurs classiques grecs et arabes. Il n’était pas seulement un brillant artisan, mais bien un « homme de la Renaissance » typique. En dialogue permanent avec Bruni, Traversari et le « chasseur de manuscrits » Niccolo Niccoli, Ghiberti, qui ne savait pas lire le grec mais connaissait bien le latin, était manifestement au courant de cette redécouverte de la science grecque et arabe.
Cette ambition était portée par les membres du Cercle San Spirito fondé par Boccace et Salutati, et dont les invités (parmi lesquels Bruni, Traversari, Cues, Niccoli, Côme de Médicis, etc.) se réuniront par la suite au couvent Santa Maria degli Angeli.
Ghiberti échange d’ailleurs avec Giovanni Aurispa, ce collaborateur de Traversari qui ramena, avant Bessarion, l’ensemble des oeuvres de Platon en Occident.
Amy R. Bloch, dans son étude très documentée Lorenzo Ghiberti’s Gates of Paradise, Humanism, History, and Artistic Philosophy in the Italian Renaissance (2016), note que « Traversari et Niccoli peuvent être liés directement aux origines du projet des Portes et étaient clairement intéressés par les commandes de sculptures prévues pour le Baptistère « .
« Le 21 juin 1424, après que la Calima ait demandé à Bruni son programme pour les portes, Traversari écrit à Niccoli en reconnaissant, en termes seulement généraux, les idées de Niccoli pour les histoires à inclure et en mentionnant, sans désapprobation évidente, que la guilde s’était plutôt tournée vers Bruni pour obtenir des conseils.«
Palla Strozzi
Ghiberti se lie également d’amitié avec Palla Strozzi (1372-1462), qui, en plus d’être l’homme le plus riche de Florence avec une fortune imposable de 162 925 florins en 1427, comprenant 54 fermes, 30 maisons, une entreprise bancaire au capital de 45 000 florins et des obligations communales, était aussi un homme politique, un écrivain, un philosophe et un philologue.
Tout comme Ambrogio Traversari, Paolo Rossi et Leonardo Bruni, Palla Strozzi a étudié le grec sous la direction de l’érudit byzantin Manuel Chrysoloras, invité à Florence par Salutati pour y enseigner le grec. A noter, le fait que Strozzi prit à sa charge une partie du traitement de Chrysoloras et fit venir de Constantinople et de Grèce les livres nécessaires à l’enseignement nouveau. La relation étroite de Ghiberti avec Palla Strozzi, écrit Bloch, « lui donnait accès à ses manuscrits et, ce qui est tout aussi important, à la connaissance qu’en avait Strozzi. «
Ce n’était pas tout, car « la relation entre Ghiberti et Palla Strozzi était si étroite que, lorsque Palla se rendit à Venise en 1424 comme l’un des deux ambassadeurs florentins chargés de négocier une alliance avec les Vénitiens, Ghiberti l’accompagna dans sa suite. »
Strozzi était connu comme un véritable humaniste, cherchant toujours à préserver la paix tout en s’opposant fermement au pouvoir oligarchique, tant à Florence qu’à Venise.
En fait, c’est Palla Strozzi, et non Cosimo de’ Medici, qui a été le premier à lancer les plans de la première bibliothèque publique de Florence, et il avait l’intention de faire de la sacristie de Santa Trinita son entrée. Si la bibliothèque de Palla n’a jamais été réalisée en raison du conflit politique dramatique connu sous le nom de Coup des Albizzi qui a conduit Strozzi à son exil en 1434, Cosimo, qui a eu les coudées franches pour régner sur Florence, fera sien le projet de bibliothèque.
Un constat audacieux
Tout d’abord, Lorenzo Ghiberti fait un constat audacieux, pour un chrétien dans un monde chrétien, sur la façon dont l’art de l’Antiquité a été perdu :
Ghiberti comprenait l’importance de la multidisciplinarité pour la formation de l’artiste.
Selon lui, « la sculpture et la peinture sont des sciences de plusieurs disciplines nourries par des enseignements différents ».
Dans le livre I de ses Commentarii, Ghiberti donne une liste des 10 arts libéraux que le sculpteur et le peintre doivent maîtriser : philosophie, histoire, grammaire, arithmétique, astronomie, géométrie, perspective, théorie du dessin, anatomie et médecine et souligne la nécessité pour un artiste d’assister aux dissections anatomiques.
Comme le souligne Amy Bloch, alors qu’il travaillait sur les Portes, dans le processus intense de visualisation des histoires de la formation du monde par Dieu et de ses habitants vivants, l’engagement de Ghiberti « a stimulé en lui un intérêt pour l’exploration de tous les types de créativité – non seulement celle de Dieu, mais aussi celle de la nature et des humains – et l’a conduit à présenter dans le panneau d’ouverture de la Porte du Paradis (La création d’Adam et Eve) une vision grandiose de l’émergence de la création divine, naturelle et artistique. »
création d’Adam, création d’Eve, la tentation et enfin, expulsion du Jardin d’Eden.
L’inclusion de détails évoquant le savoir-faire de Dieu, dit Bloch, « rappelle les images qui comparent Dieu, en tant que créateur du monde, à un architecte, ou, dans son rôle de créateur d’Adam, à un sculpteur ou à un peintre. Cette comparaison, qui dérive finalement de l’architecte-démiurge qui crée le monde dans le Timée de Platon, apparaît couramment dans l’exégèse médiévale juive et chrétienne ».
Philon d’Alexandrie a écrit que l’homme a été modelé « comme par un potier » et Ambroise a métaphoriquement appelé Dieu un « artisan (artifex) et un peintre (pictor) ».
Par conséquent, si l’homme est « l’image vivant du créateur » comme le dit Augustin et le modèle de « l’homo faber – homme producteur de choses », alors, soulignait l’humaniste Coluccio Salutati, « l’organisation des affaires humaines doit avoir une similitude avec celle des affaires divines ».
Ghiberti portait une attention particulière au fonctionnement de la vision :
Ainsi, tout chercheur honnête, qui a épluché les Carnets de Léonard après avoir lu les Commentarii de Ghiberti, se rend immédiatement à l’évidence que bien des observations de Léonard, dont le caractère génial est incontestable, font écho aux problématiques soulevées par Ghiberti, notamment en ce qui concerne la nature de la lumière et l’optique en général. L’état d’esprit créatif de Léonard était en partie le fruit de cette continuité, comme conséquence heureuse de la vision stimulante du monde de Ghiberti.
La composition de l’œil
Dans son Commentario 3, 6, qui traite de l’optique, de la vision et de la perspective, s’opposant à ceux pour qui la vision ne peut être expliquée que par une abstraction purement mathématique, Ghiberti écrit que « pour qu’aucun doute ne subsiste dans les choses qui suivent, il est nécessaire de considérer la constitution de l’œil, car sans cela, on ne peut rien savoir sur comment fonctionne la vision ». Selon lui, ceux qui écrivent sur la perspective ne tiennent aucun compte de « la composition de l’œil », sous prétexte que trop d’auteurs se contredisent.
Alhazen, Avicenne et Constantine
Il regrette aussi que, bien que des « philosophes de la nature » tels que Thalès, Démocrite, Anaxagore ou Xénophane, aient examiné le sujet avec d’autres s’intéressant à la santé humaine, tels qu’Hippocrate, Galien et Avicenne, trop de choses restent confuses et incomprises.
C’est pourquoi, dit Ghiberti, « parler de cette matière est obscur et incompris si l’on n’a pas recours aux lois de la nature, car elles démontrent cette question de manière plus complète et plus abondante ».
Par conséquent, poursuit Ghiberti,
Arrêtons-nous un instant sur ce passage qui nous dit tant de choses. Voici Ghiberti, un, ou plutôt « le » personnage central, fondateur de la Renaissance italienne et européenne et de son grand apport en termes de perspective, qui affirme que pour avoir une idée du fonctionnement de la vision, il faut étudier trois scientifiques arabes : Ibn Sina, Ibn al Haytham et Qusta ibn Luqa ! L’eurocentrisme culturel pourrait peut-être expliquer pourquoi les écrits de Ghiberti ont été ignorés et restent quasiment au placard.
Ibn al-Haytham (Alhazen) a apporté d’importantes contributions à l’ophtalmologie. Dans son Traité d’optique (1021, en arabe Kitab al-Manazir (كِتَابُ المَنَاظِر ), en latin De Aspectibus ou Opticae Thesaurus: Alhazeni Arabis), il a amélioré les conceptions antérieures des processus impliqués dans la vision et la perception visuelle. Au cours de ses travaux sur la camera oscura (chambre noire), il fut également le premier à imaginer que la rétine (une surface incurvée), et non plus la pupille (un point), pouvait être impliquée dans le processus de formation des images. Avicenne, dans le Canon de la médecine (vers 1025), décrit la vue et utilise le mot rétine (du latin rete qui signifie réseau) pour désigner l’organe de la vision. Plus tard, dans son Colliget (encyclopédie médicale), Averroès (1126-1198) est le premier à attribuer à la rétine les propriétés d’un photorécepteur.
Si les écrits d’Avicenne sur l’anatomie et la science médicale avaient été traduits et circulaient en Europe dès le XIIIe siècle, le traité d’optique d’Alhazen, que Ghiberti cite abondamment, venait d’être traduit en italien sous le titre De li Aspecti.
Il est désormais reconnu qu’Andrea del Verrocchio, dont l’élève le plus célèbre fut Léonard de Vinci (1452-1517), était lui-même un élève de Ghiberti. Contrairement à ce dernier, qui maîtrisait le latin, ni Verrocchio ni Léonard ne maîtrisaient de langue étrangère. Ainsi, c’est en étudiant les Commentarii de Ghiberti que Léonard eut accès à la traduction en italien de citations originales de l’architecte romain Vitruve et aux apports de scientifiques arabes tels qu’Avicenne, Alhazen ou Averroès, de scientifiques européens ayant étudié l’optique arabe, notamment les franciscains d’Oxford, Roger Bacon, John Pecham, ainsi que le moine polonais travaillant à Padoue, Erazmus Ciolek Witelo (Vitellion, 1230-1275).
Comme le souligne le Pr Domnique Raynaud, Vitellion introduit le principe de la vision binoculaire par des considérations géométriques.
Il donne une figure où l’on voit les deux yeux (a, b) recevant des images différentes provenant d’un même plan. Or, chaque œil, lorsqu’il observe par exemple le segment gf, le voit avec un angle différent, puisque l’œil a est plus proche que l’œil b du segment observé (l’angle de grf n’est pas le même que l’angle gtf). Il faut donc qu’à un moment donné ces images soient réunies en une seule. Où se produit cette jonction ?
Vitellion répond :
La fusion des images est donc un produit de l’activité mentale et nerveuse interne.
Le grand astronome Johannes Kepler (1571-1630) utilisera les découvertes d’Alhazen repris par Witelo pour développer sa propre contribution à l’optique et à la perspective.
« Bien que jusqu’à présent l’image [visuelle] ait été [comprise comme] une construction de la raison », observe Kepler dans le cinquième chapitre de son ouvrage Ad Vitellionem Paralipomena (1604), « désormais, les représentations des objets doivent être considérées comme des peintures qui sont effectivement projetées sur du papier ou sur un autre écran. »
Kepler fut le premier à constater que notre rétine capte l’image sous forme renversée, avant que notre cerveau ne la remette à l’endroit.
A partir de là, Ghiberti, Uccello, de même que le peintre flamand Jan Van Eyck (1390-1441), en contact avec les Italiens, construiront, comme alternative à la perspective abstraite, des formes de perspective « binoculaire », tandis que Léonard et Jean Fouquet, le peintre de la cour de Louis XI, tenteront de développer des représentations de l’espace curviligne et sphérique.
En Chine, sous l’influence éventuelle des percées de la science optique arabe, des formes de perspective non-linéaire, intégrant la mobilité de l’œil, feront également leur apparition sous la dynastie Song.
La lumière, une autre dimension
Ghiberti ajoutera une autre dimension à la perspective : la lumière. L’un des apports majeurs d’Alhazen est l’affirmation, dans son Livre sur l’optique, que les objets opaques frappés par la lumière deviennent eux-mêmes des corps lumineux et peuvent rayonner une lumière secondaire, une théorie que Léonard exploitera dans ses tableaux, y compris dans ses portraits.
Déjà Ghiberti, dans la façon dont il traite le sujet d’Isaac, Jacob et Ésaü, nous donne une démonstration étonnante de la façon dont on peut exploiter ce principe physique théorisé par Alhazen.
La lumière réfléchie par le panneau de bronze diffère fortement selon l’angle d’incidence des rayons lumineux qui arrivent. Arrivant soit du côté gauche, soit du côté droit, dans les deux cas, le relief en bronze de Ghiberti a été modelé de telle façon qu’il renforce magnifiquement l’effet de profondeur de la scène !
Conclusion
Les historiens d’art, en particulier les néo-kantiens comme Erwin Panofsky ou Hans Belting, qui affirment que ces peintres étaient des primitifs parce qu’ils appliquaient « le mauvais modèle » de perspective, s’avèrent en réalité incapables de concevoir que ces artistes qu’ils méprisent exploraient un domaine nettement supérieur à la pure abstraction mathématique promue par les grands prêtres de la science post-Leibniz, pour qui le dogme Newton-Galilée-Descartes sera l’évangile ultime.
Bien des sujets devront être exposés plus amplement que le résumé que j’en ai fait ici. En attendant, disons simplement que la meilleure façon d’honorer notre dette envers les contributions scientifiques arabes et les artistes de la Renaissance, serait de donner au monde entier, qui aurait dû en profiter bien plus tôt, la récompense d’un avenir meilleur bénéfique pour tous.
Il n’est pas trop tôt pour ouvrir toutes grandes les « Portes du Paradis ».
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Biographie sommaire
[1] Le relief aplati, relief écrasé ou stiacciato (de l’italien schiacciato, « écrasé »), est un terme qui désigne une technique sculpturale située entre le relief méplat et le bas-relief, permettant de réaliser sur une surface plane un relief de très faible épaisseur obéissant aux règles de la représentation en perspective. L’impression de profondeur par effet d’optique (plusieurs plans perspectifs) est donnée par une façon de sculpter graduellement en « relief écrasé », quelquefois sur une épaisseur de seulement quelques millimètres, du premier plan jusqu’à un point de fuite souvent central. Cette technique a été utilisée surtout aux XVe et XVIe siècles et Donatello en fut le principal initiateur.
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