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Le combat républicain de David d’Angers, statue de Gutenberg à Strasbourg

En plein centre-ville de Strasbourg, à deux pas de la cathédrale, tournant le dos à la Chambre de commerce qui date de 1585, la belle statue en bronze représentant l’imprimeur allemand Johannes Gutenberg tenant une page à peine imprimée de sa Bible sur laquelle on peut lire : « Et la lumière fut ! » (NOTE 1)

Évoquant l’émancipation des peuples grâce à la diffusion de la connaissance par le développement de l’imprimerie, la statue, érigée en 1840, arrive à un moment où les partisans de la République sont vent debout contre la censure de la presse imposée par Louis-Philippe sous la Monarchie de Juillet.

Strasbourg, Mayence et la Chine

Modèle en plâtre pour la statue de Gutenberg, par David d’Angers.

Né vers 1400 à Mayence, Johannes Gutenberg, avec l’argent que lui prête le marchand et banquier Johann Fust, réalise à Strasbourg, entre 1434 et 1445, ses premiers essais avec des caractères d’imprimerie mobiles en métal, avant de perfectionner son procédé à Mayence, notamment en imprimant à partir de 1452 sa fameuse Bible dite à 42 lignes.

A sa mort (à Mayence) en 1468, Gutenberg lègue son procédé à l’humanité permettant l’envol de l’imprimerie en Europe. Des chroniqueurs évoquent également le travail de Laurens Janszoon Coster à Harlem ou encore ceux de l’imprimeur italien Panfilo Castaldi qui aurait ramené le savoir-faire chinois en Europe. Soulignons que le monde « civilisé » d’alors refusait de reconnaître que l’imprimerie avait vu le jour en Asie avec les fameux « caractères mobiles » (en porcelaine et en métal) mis au point plusieurs siècles plus tôt en Chine et en Corée. (NOTE 2)

En Europe, Mayence et Strasbourg se disputent la place d’honneur. Ainsi, pour célébrer le 400e anniversaire de « l’invention » de l’imprimerie, Mayence inaugure, le 14 août 1837, sa statue de Gutenberg érigée par le sculpteur Bertel Thorvaldsenalors, alors qu’à Strasbourg, dès 1835, un comité local avait confié la réalisation d’un monument du même type au sculpteur David d’Angers.

Ce dernier, assez peu connu, fut aussi bien un grand sculpteur ami proche de Victor Hugo, qu’un républicain fervent en contact personnel avec la fine fleur de l’élite humaniste de son époque en France, en Allemagne et aux Etats-Unis. Il fut également un combattant inlassable de l’abolition de la traite négrière et de l’esclavage.

La vie du sculpteur

Sculpteur français Pierre-Jean David, dit « David d’Angers » (1788-1856) est le fils du maître sculpteur Pierre Louis David. Pierre-Jean sera marqué par l’esprit républicain de son père qui le forme à la sculpture dès son jeune âge. A douze ans, son père l’inscrit au cours de dessin de l’École centrale de Nantes. A Paris, il est sollicité pour réaliser les ornementations de l’Arc de Triomphe du Carrousel et la façade sud du palais du Louvre. Enfin il entre aux Beaux-arts.

David d’Angers, par François-Joseph Heim, Musée du Louvre.

David d’Angers possède un sens aigu de l’interprétation de la figure humaine et une aptitude à pénétrer les secrets de ses modèles. Il excelle dans le portrait que ce soit en buste ou en médaillon. Il est l’auteur d’au moins soixante huit statues et statuettes, d’une cinquantaine de bas-reliefs, d’une centaine de bustes et plus de cinq cents médaillons. Victor Hugo avait dit à son ami David: « C’est la monnaie de bronze avec laquelle vous payez votre péage à la postérité. »

Il voyage en Europe : Berlin, Londres, Dresde, Munich où partout, il exécute des bustes.

Vers 1825, alors qu’il obtient la commande du monument funéraire que la Nation élève par souscription publique en l’honneur du général Foy, un tribun de l’opposition parlementaire, une mutation idéologique et artistique s’opère en lui. Il fréquente les milieux progressistes des intellectuels de la « génération de 1820 » et rejoint le courant républicain international. Il s’interroge alors sur les problèmes politiques et sociaux de la France et de l’Europe. Plus tard, il resta toujours fidèle à ses convictions, refusant par exemple la commande prestigieuse du tombeau de Napoléon.

Production artistique

Projet de statue du médecin Françis-Xavier Bichat (1771-1802), David d’Angers.

Son art s’infléchit donc dans le sens d’un naturalisme dont l’iconographie et l’expression détonnent si on le compare à l’art que pratiquent ses collègues académiciens et à celui des sculpteurs dissidents dits alors « romantiques ». Pour David, point de sensualisme mythologique, d’allégories obscures ni de pittoresque historique. La sculpture, selon David, doit au contraire généraliser et transposer ce que l’artiste observe, de façon à assurer la survie des idées et des destinées dans une postérité intemporelle. David s’attacha à cette conception particulière, limitée de la sculpture, adoptant ainsi les réflexions de l’âge des Lumières selon lesquelles cet art se fait « le dépôt durable des vertus des hommes » en perpétuant le souvenir des exploits des êtres d’exception.

Médaillon figurant Alexandre de Humboldt, David d’Angers.

Prévaut alors l’image, un peu austère, des « grands hommes » que l’on connaît surtout grâce à quelque 600 médaillons représentant les hommes et femmes célèbres, de plusieurs pays, la plupart étant ses contemporains. A cela, s’ajoute une centaine de bustes, avant tout représentant ses amis, des poètes, des écrivains, des musiciens, des chansonniers, des scientifiques et des hommes politiques avec lesquels il partage l’idéal républicain.

Parmi les plus éclairés de son époque, on compte : Victor Hugo, Lafayette, Wolfgang Goethe, Alfred de Vigny, Alphonse Lamartine, Pierre-Jean de Béranger, Alfred de Musset, François Arago, Alexandre de Humboldt, Honoré de Balzac, Lady Morgan, James Fennimore Cooper, Armand Carrel, François Chateaubriand, Ennius Quirinus Visconti et autres Niccolo Paganini.

Pour magnifier ses modèles et rendre visuellement les qualités du génie propre à chacun, David d’Angers invente un mode d’idéalisation non plus fondé sur le classicisme à l’antique, mais sur une grammaire des formes issue d’une science nouvelle, la phrénologie du Docteur Gall, qui voulait que les « bosses » crâniennes d’un individu traduisent ses aptitudes intellectuelles et ses passions. Pour le sculpteur il s’agissait de transcender la physionomie du modèle pour que la grandeur de l’âme rayonne à son front.

En 1826, il est élu membre de l’Institut de France et, la même année, professeur aux Beaux-Arts. En 1828, David d’Angers est victime d’un premier attentat jamais élucidé. Blessé à la tête, il est obligé de garder le lit pendant trois mois. Ce qui ne l’empêche pas, en 1830, toujours fidèle aux idées républicaines, de participer aux journées révolutionnaires et combats sur les barricades. Fronton du Panthéon, David d’Angers.

Le sculpteur se trouva ainsi tout désigné, en 1830, pour exécuter la commande du programme de sculpture politique le plus chargé de sens de la monarchie de Juillet et, peut-être, du XIXe siècle en France, la nouvelle décoration du fronton de l’église Sainte-Geneviève reconvertie, dès juillet, en Panthéon.

Il s’agit pour lui, historiographe, de représenter les civils et hommes de guerre qui édifièrent la France républicaine. L’exécution des personnages qu’il avait choisis et disposés dans une esquisse d’abord approuvée puis suspendue, devait nécessairement conduire, en 1837, à un conflit avec le haut-clergé et le gouvernement. À gauche, nous voyons Bichat, Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, David, Cuvier, Lafayette, Manuel, Carnot, Berthollet, Laplace, Malesherbes, Mirabeau, Monge et Fénelon. Alors que le gouvernement tente de faire supprimer l’effigie de Lafayette, ce que David d’Angers refuse avec obstination, appuyé en cela par la presse libérale, le fronton est dévoilé sans cérémonie officielle en septembre 1837, sans la présence de l’artiste, non invité.

Entrée en politique

Lors de la Révolution de 1848, il est nommé maire du XIe arrondissement de Paris, entre à l’Assemblée nationale constituante puis à l’Assemblée nationale législative où il vote avec la Montagne (gauche révolutionnaire). Il défend l’existence de l’Ecole des Beaux-arts et de l’Académie de France à Rome. Il s’oppose à la destruction de la Chapelle Expiatoire et au retrait de deux statues de l’Arc de Triomphe, (Résistance et Paix d’Antoine Etex).

Il vote aussi contre les poursuites à l’encontre de Louis Blanc (autre homme d’Etat républicain condamné à l’exil), contre les crédits de l’expédition romaine de Napoléon III, pour l’abolition de la peine de mort, pour le droit au travail, pour l’amnistie générale.

Exil

Jeune fille grecque, statue de David d’Angers pour le tombeau de Markos Botzaris.

Il n’est pas réélu député en 1849 et se retire de la vie politique. En 1851, à l’avènement de Napoléon III, David d’Angers est arrêté et également condamné à l’exil. Il choisit la Belgique puis voyage en Grèce (son vieux projet). Il veut revoir sa Jeune grecque sur le tombeau du républicain patriote grec Markos Botzaris, qu’il trouve mutilée et à l’abandon (il la fera rapatrier en France et restaurer).

Déçu par la Grèce, il revient en France, en 1852. Aidé par son ami de Béranger, il est autorisé à séjourner à Paris où il reprend ses travaux. En septembre 1855, il est terrassé par une attaque d’apoplexie qui l’oblige à cesser ses activités. Il décède en janvier 1856.

Amitiés avec Lafayette, l’abbé Grégoire et Pierre-Jean de Béranger

Le marquis de Lafayette. peint par Adolphe Phalipon d’après un tableau d’Ary Scheffer (1795-1858).

David d’Angers apparaît comme un véritable trait-d’union entre les républicains du XVIII et ceux du XIXe siècle et une passerelle vivante entre ceux d’Europe et d’Amérique.

Né en 1788, il aura la chance de fréquenter dans son jeune âge certaines grandes figures révolutionnaires de l’époque avant de s’impliquer personnellement dans les révolutions de 1830 et 1848.

Vers la fin des années 1820, David participe aux réunions chaque mardi du salon de Madame de Lafayette épouse de Gilbert du Motier, marquis de La Fayette (1757-1834).

Alors que le général Lafayette s’y tenait droit comme « un chêne vénérable », ce salon, note le sculpteur,

« a une physionomie bien tranchée, écrit-il. Là les hommes causent de choses sérieuses, surtout politiques, les jeunes gens mêmes ont l’air grave : il y a quelque chose de décidé, d’énergique et de courageux dans leur regard et dans leur maintien (…) Toutes les dames et aussi les demoiselles ont l’air calme et réfléchi ; elles ont plutôt l’air d’être venues pour voir ou assister à des délibérations importantes, que pour se faire voir. »

Le général républicain irlandais Arthur O’Connor.

David y rencontre un compagnon d’armes de Lafayette, le général Arthur O’Connor (1763-1852), ancien député irlandais acquis à la cause républicaine ayant rejoint les volontaires de l’Etat-Major de Lafayette en 1792.

Accusé d’avoir suscité des troubles contre l’Empire britannique et en contact avec le général Lazare Hoche, O’Connor se réfugia en France en 1796 et participa à l’expédition d’Irlande. O’Connor, épousa en 1807 la fille de Condorcet et sera naturalisé Français en 1818.

Le chansonnier républicain Pierre-Jean de Béranger, buste de David d’Angers.

Lafayette et David d’Angers se retrouvaient souvent avec un petit groupe d’amis, quelques « frères », membres de loges maçonniques : tels le chansonnier Pierre-Jean de Béranger, François Chateaubriand, Benjamin Constant, Alexandre Dumas (qui correspondait avec Edgar Allan Poe), Alphonse Lamartine, Henri Beyle dit Stendhal ou encore les peintres François Gérard et Horace Vernet.

Dans ces mêmes cercles, David fera également connaissance avec l’Abbé Grégoire (1750-1831) et on y évoquait souvent le problème de l’abolition de l’esclavage que Grégoire avait fait voter le 4 février 1794.

Dans leurs échanges, Lafayette aimait rappeler ce que disait son ami de jeunesse Nicolas de Condorcet :

« L’esclavage, c’est une horrible barbarie, si nous ne pouvons manger du sucre qu’à ce prix, il faut savoir renoncer à une denrée souillée du sang de nos frères.« 

Pour Grégoire, le problème était bien plus profond :

« Tant que les hommes seront altérés de sang, ou plutôt, tant que la plupart des gouvernements n’auront pas de morale, que la politique sera l’art de fourber, que les peuples, méconnaissant leurs vrais intérêts, attacheront une sotte importance au métier de spadassin, et se laisseront conduire aveuglément à la boucherie avec une résignation moutonnière, presque toujours pour servir de piédestal à la vanité, presque jamais pour venger les droits de l’humanité, et faire un pas vers le bonheur et la vertu, la nation la plus florissante sera celle qui aura plus de facilité pour égorger les autres.« 

(Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs)

Napoléon et l’esclavage

La première abolition de l’esclavage avait été, hélas de courte durée. En 1802, Napoléon Bonaparte, à court d’argent pour financer ses guerres, rétablit l’esclavage et neuf jours plus tard, il exclut de l’armée française les officiers de couleur. Enfin, il proscrit les mariages entre « fiancés dont la couleur de peau est différente ». David d’Angers restait très sensible à cette question, ayant comme camarade, un tout jeune écrivain, Alexandre Dumas, dont le père était né esclave à Haïti.

Dès 1781, sous le pseudonyme de Schwarz (noir en Allemand), Nicolas de Condorcet avait fait paraître un manifeste plaidant pour la disparition graduelle de l’esclavage sur une période de 60 à70 ans, un point de vue rapidement partagé par Lafayette. Fervent militant de la cause abolitionniste, Condorcet condamne l’esclavage comme un crime mais dénonce aussi son inutilité économique : le travail servile, dont la productivité est faible, est un frein à l’établissement de l’économie de marché.

Et avant même la signature du traité de paix entre la France et les Etats-Unis, Lafayette écrivit à son ami George Washington le 3 février 1783 pour lui proposer de s’associer à lui afin de mettre en route un processus d’émancipation progressif des esclaves. Il lui suggérait un plan qui « deviendrait franchement bénéfique pour la portion noire de l’humanité ».

Il s’agissait d’acheter un petit État dans lequel on ferait l’expérience de libérer les esclaves et de les faire travailler comme fermiers. Un tel exemple, expliquait-il, « pourrait faire école et ainsi devenir une pratique générale ».  (NOTE 3)

Washington lui répond qu’à titre personnel il aurait plutôt envie d’appuyer une telle démarche mais que le Congrès américain (déjà) y était totalement hostile.

De la Société des amis des Noirs à la Société française pour l’abolition de l’esclavage

L’abbé Henri Grégoire, buste de David d’Angers.

A Paris, l’abbé Grégoire et Jacques Pierre Brissot créent le 19 février 1788 « La Société des amis des Noirs » dont le règlement fut rédigé par Condorcet et dont les époux Lafayette furent également membres.

La société avait pour but l’égalité des Blancs et des Noirs libres dans les colonies, l’interdiction immédiate de la traite des Noirs et progressive de l’esclavage ; d’une part dans le souci de maintenir l’économie des colonies françaises, et d’autre part dans l’idée qu’avant d’accéder à la liberté, les Noirs devaient y être préparés, et donc éduqués.

Après la quasi disparition des « Amis des Noirs », l’offensive fut renouvelée avec d’abord, en 1821, la fondation de la « Société de la morale chrétienne » constituant en 1822 un « Comité pour l’abolition de la traite des Noirs », dont une partie des membres ira fonder en 1834 la « Société française pour l’abolition de l’esclavage (SFAE) ».

D’abord favorable à une abolition progressive, la SFAE sera ensuite favorable à une abolition immédiate. Interdit de réunion, elle décide de créer des comités abolitionnistes dans l’ensemble du pays pour que ceux-ci relaient tant au plan local qu’au plan national la volonté de faire cesser l’esclavage.

Goethe et Schiller

À l’été 1829, David d’Angers effectue son premier voyage en Allemagne et rencontre Goethe (1749-1832), le poète et philosophe qui s’était retiré à Weimar. Plusieurs séances de pose ont permis au sculpteur de réaliser son portrait.

Victor Pavie.

L’écrivain et poète Victor Pavie (1808-1886), ami de Victor Hugo et un des fondateurs des « Cercles catholiques ouvriers », nous relate un épisode pittoresque du sculpteur dans son « Goethe et David, souvenirs d’un voyage à Weimar » (1874).

En 1827, le journal français Globe avait fait paraître deux lettres racontant deux visites rendues à Goethe, en 1817 et 1825, par Victor Cousin (1792-1887), ainsi qu’un courrier d’André-Marie Ampère (1775-1867), de retour de l’« Athènes de l’Allemagne ». Le tout jeune savant y faisait part de son admiration, et donnait de nombreux détails qui aiguisèrent l’intérêt de ses compatriotes. Lors de son séjour à Weimar, Ampère compléta les connaissances de son hôte au sujet des auteurs romantiques, et notamment en ce qui concerne Mérimée, Vigny, Deschamps et Delphine Gay. Goethe avait déjà une opinion (positive) sur Victor Hugo, Lamartine et Casimir Delavigne, et sur tout ce qu’ils devaient à Chateaubriand.

Abonné au Globe depuis sa fondation en 1824 Goethe disposait d’un merveilleux instrument d’information française. En tous cas, il ne lui restait pas grand chose à apprendre sur la France, quand David et Pavie se présentèrent chez lui, au mois d’août 1829. Fort de son expérience malheureuse avec Walter Scott à Londres, David d’Angers avait, cette fois, pris ses précautions, se munissant d’un certain nombre de lettres de recommandation pour les habitants de Weimar, ainsi que de deux lettres d’introduction auprès de Goethe, signées par l’abbé Grégoire et Victor Cousin. Afin de montrer à l’illustre écrivain ce qu’il savait faire, il avait mis dans une caisse quelques uns de ses plus beaux médaillons.

Arrivés à Weimar, David d’Angers et Victor Pavie rencontreront de grandes difficultés dans leur quête, d’autant que les destinataires des lettres de recommandation étaient tous absents. Frappé de désespoir, craignant l’échec, David accuse alors son jeune ami Victor Pavie :

Friedrich Schiller, médaillon de David d’Angers.

c« Oui, tu t’es lancé avec ton optimisme de jeune homme sans me laisser le temps de réfléchir et de me dégager. Ce n’est point en poltron et sous le patronage interlope d’un aventurier, c’est de front et résolument qu’il nous fallait aborder le personnage. (…) On vaut par ce qu’on est, c’est oui ou non. Tu me connais, à genoux devant le génie, et, devant le pouvoir, imployable.
Ah ! les poètes de cour, grands ou petits, partout les mêmes ! 

(…) Et d’un bond s’élançant de la chaise où il s’était insensiblement laissé choir : Où est Schiller (1759-1805) que je l’embrasse ! Celui-là était peuple, on ne disait point Monsieur de Schiller ; sa tombe, où je frapperai, ne me restera point scellée ; j’irai l’y prendre, et l’en ramènerai glorieux. Je ne l’ai point vu, qu’importe ? ai-je vu Corneille, ai-je vu Racine ? Le buste que je lui destine n’en ressemblera que mieux ; sur son front reluira l’éclair de son génie. Je le ferai tel que je l’aime et l’admire, non point avec ce nez pincé dont l’a gratifié Dannecker, mais les narines gonflées de patriotisme et de liberté ».

Le récit de Victor Pavie révèle la ferveur républicaine animant le sculpteur qui, fidèle aux idéaux de l’abbé Grégoire, réfléchissait déjà à la grande sculpture contre l’esclavage qu’il projetait de réaliser :

« En ce moment, la fenêtre entrebâillée de notre chambre, cédant à la brise du soir, s’ouvrit à deux battants. Le ciel était superbe ; la voie lactée s’y déroulait avec un tel éclat qu’on en eût compté les étoiles. Il (David) resta quelque temps silencieux, ébloui ; puis, avec cette soudaineté d’impression qui renouvelait incessamment autour de lui le domaine des sentiments et des idées : ‘Quelle œuvre, et quel chef-d’œuvre ! Sommes-nous pauvres près de cela ! Tous vos génies en un, écrivains, artistes, poètes, atteindraient-ils jamais à ce poème incomparable dont les tâches sont des splendeurs ? Dieu sait pourtant vos prétentions insatiables ; on vous écorche en vous louant… Et légers ! Retiens bien ceci (et ses pressentiments à cet égard n’étaient rien moins qu’une chimère), c’est que tel d’entre eux qui a reçu de moi pour gage de mon admiration un buste en marbre, en aura quelque jour littéralement perdu le souvenir. – Non, il n’y a rien de noble et de grand dans l’humanité que ce qui souffre. J’ai toujours dans la tête, ou plutôt dans le cœur, cette protestation de la conscience humaine contre la plus exécrable iniquité de nos temps, la traite des nègres : après dix ans de silence et de souffrance il faut qu’elle éclate par la voix de l’airain. Tu vois d’ici le groupe : l’esclave garrotté, l’œil au ciel protecteur et vengeur du faible ; près de lui, gisante et brisée, sa femme, au sein de laquelle une frêle créature suce du sang au lieu de lait ; à leurs pieds, détaché du collier rompu de la négresse, le crucifix, l’Homme-Dieu mort pour ses frères, noirs ou blancs. Oui, le monument sera de bronze, et quand soufflera le vent, l’on entendra battre la chaîne, et les anneaux résonneront’ ».

Enfin, Goethe finit par rencontrer les deux Français et David d’Angers réussit à faire son buste. Victor Pavie : « Goethe s’inclina avec politesse devant nous, attaqua dès l’abord le français avec aisance, et nous fit asseoir de cet air calme et résigné qui m’étonnait, comme si c’était une chose toute simple de se trouver debout à quatre-vingts ans, face à face avec une troisième génération, à laquelle il se trouve transmis à travers la seconde, ainsi qu’une vivante tradition. 

« (…) David portait sur lui, comme l’on dit vulgairement, un échantillon de son savoir-faire. Il présenta au vieillard quelques uns de ses profils vivants, d’une expression si morale, d’une exécution si nerveuse et si intime, fragment d’un grand tout qui va se complétant avec notre âge, et qui réserve aux siècles d’après la physionomie monumentale du XIX
e. Goethe les prit dans sa main, les considéra muet, avec une scrupuleuse attention, comme pour en soutirer une harmonie cachée, et fit entendre une exclamation sourde et équivoque que je reconnus plus tard pour une marque de satisfaction authentique. Puis à ce propos, par une transition plus intelligible et bien flatteuse, dont il ne se douta peut-être pas, marchant à sa bibliothèque, il nous étala avec charme une riche collection de médailles du moyen âge, rares et précieuses reliques d’un art que l’on pourrait dire perdu, et dont notre grand sculpteur David a su de nos jours retrouver et retremper le secret.

« (…) Le projet de buste n’eut pas à languir longtemps : et dès le lendemain un des appartements de l’immense maison du poète était transformé en atelier, et un tertre informe gisait sur le parquet, attendant le premier souffle de l’existence. Sitôt qu’il se fut remué lentement vers une apparence humaine, on vit se mouvoir en même temps la figure jusque-là calme et impassible de Goethe. Peu-à-peu, comme s’il se fut déterminé une secrète et sympathique alliance entre le portrait et le modèle, à mesure que l’un s’acheminait à la vie, l’autre s’épanouissait à la confiance et à l’abandon : on en vint bientôt à ces confidences d’artiste, à ce confluent de poésie, où réunies de part et d’autre, les idées du poète et du sculpteur se précipitent dans un moule commun. Il allait, venait, rôdant autour de cette masse croissante, (pour me servir d’une comparaison triviale) avec l’inquiète sollicitude d’un propriétaire qui fait bâtir. Il nous adressait de nombreuses questions sur la France dont il suivait la marche avec une jeune et active curiosité ; et s’ébattant à loisir sur la littérature moderne, il passait tour-à-tour en revue Chateaubriand, Lamartine, Nodier, Alfred de Vigny, Victor Hugo, dont il avait médité sérieusement la manière dans Cromwell.

« (…) Le buste de David sera beau comme celui de Chateaubriand, de Lamartine, de Cooper, comme toute application de génie à génie, comme l’œuvre d’un ciseau apte et puissant à la reproduction d’un de ces types créés tout exprès par la nature pour l’habitation d’une grande pensée. De toutes les ressemblances tentées avec plus ou moins de bonheur, dans tous les âges de cette longue gloire, depuis sa jeunesse de vingt ans jusqu’au buste de Rauch, le dernier et le mieux entendu de tous, ce n’est pas une prévention de dire que celui de David est le meilleur, ou pour parler plus franchement encore, la seule réalisation de cette ressemblance idéale qui n’est pas la chose, mais qui est plus que la chose, la nature prise au-dedans et retournée au-dehors, la manifestation extérieure d’une intelligence divine passée à l’état d’écorce humaine. Et il est peu d’occasion comme celle-ci, où l’exécution colossale ne semble que l’indication impuissante d’un effet réel. Un front immense, sur lequel se dresse, comme des nuages, une épaisse touffe de cheveux argentés ; un regard de haut en bas, creux et immobile, un regard de Jupiter olympien, un nez de proportion large et de style antique, dans la ligne du front ; puis cette bouche singulière dont nous parlions tout-à-l’heure, avec la lèvre inférieure un peu avancée, cette bouche, tout examen, interrogation et finesse, complétant le haut par le bas, le génie par la raison ; sans autre piédestal que son cou musculeux, cette tête se penche comme voilée, vers la terre : c’est l’heure où le génie couchant abaisse son regard vers ce monde qu’il éclaire encore d’un rayon d’adieu. Telle est la description grossière de la statue de Goethe par David. – Quel malheur que dans son buste de Schiller, si célèbre et si prôné, le sculpteur Dannecker lui ait préparé un si misérable pendant ! »

Quand Goethe reçoit son buste, il remercie chaleureusement l’Angevin pour les échanges épistolaires, les livres et les médaillons… mais ne fait aucune mention du buste ! Pour une raison simple : il ne se reconnaît pas du tout dans l’œuvre, qu’il ne garde d’ailleurs pas chez lui… Le poète allemand est représenté avec un front démesuré, pour refléter sa grande intelligence. Et ses cheveux ébouriffés symbolisent les tourments de son âme…

David d’Angers et Hippolyte Carnot

Hippolyte Carnot, fils cadet de Lazare Carnot, peint par Jules Laure, 1837.

Parmi les fondateurs de la Société française pour l’abolition de l’esclavage (SFAE), Hippolyte Carnot (1801-1888), frère cadet de Nicolas Sadi Carnot (1796-1832), pionnier de la thermodynamique et fils de « l’organisateur de la victoire », le génie militaire et scientifique Lazare Carnot dont il va, en 1869, relater l’œuvre et le combat dans sa biographie Mémoires sur Lazare Carnot 1753-1823 par son fils Hippolyte.

Hippolyte publiera en 1888, sous le titre Henri Grégoire, évêque républicain, les Mémoires de ce défenseur de tous les opprimés d’alors (des nègres comme des juifs), grand ami de son père et qui lui avait gardé cette amitié.

Pour l’ancien évêque de Blois,

« il faut éclairer l’ignorance qui ne connait pas et la pauvreté qui n’a pas les moyens de connaitre.« 

Grégoire avait été un des grands « éducateurs de la Convention » et c’est sur son rapport que fut fondé, 29 septembre 1794, notamment, pour l’instruction des artisans, le Conservatoire des Arts-et-Métiers. Grégoire contribua également à la création du Bureau des longitudes le 25 juin 1795 et de l’Institut de France le 25 octobre 1795.

Buste de Rouget de Lisle, David d’Angers.

Hippolyte Carnot et David d’Angers publièrent ensemble les Mémoires de Bertrand Barère de Vieuzac (1755-1841) qui, au Comité de Salut Public, avait en quelque sorte le rôle de Ministre de l’Information, chargé d’annoncer à la Convention, dès leur arrivée, les victoires des Armées Républicaines.

C’est également l’abbé Grégoire qui chargea David d’Angers, avec l’aide de son ami Béranger, d’apporter en 1826 un peu de confort matériel et financier à Rouget de Lisle (1860-1836), l’auteur légendaire de La Marseillaise composée à Strasbourg, lorsque dans ses vieux jours, le compositeur croupillait en prison pour dette.

Dépassant les sectarismes de leur époque, voilà trois fervents républicains plein de compassion et de reconnaissance pour un génie musical qui n’a jamais voulu accepter de renoncer à ses convictions royalistes mais dont la création patriotique deviendra l’hymne national de la jeune République française.

Gouvernement provisoire de la IIe République

Hippolyte Carnot.

Tous ces combats, démarches et mobilisations aboutiront en 1848, lorsque, pendant deux mois et 15 jours (du 24 février au 9 mai), une poignée d’authentiques républicains firent partie du « gouvernement provisoire » de la IIe république.

En si peu de temps, que de bonnes mesures furent prises ou mises en chantier ! Hippolyte Carnot y est un ministre de l’Instruction publique déterminé à créer une éducation de haut niveau pour tous, et femmes incluses, suivant les modèles fixés par son père pour Polytechnique et de Grégoire pour les Arts et Métiers.

L’article 13 de la Constitution de 1848, « garantit aux citoyens (…) l’enseignement primaire gratuit ». Le ministre de l’Instruction publique, toujours Lazare Hippolyte Carnot, soumet à l’Assemblée le 30 juin 1848 un projet de loi qui anticipe totalement sur les lois Ferry, en prévoyant un enseignement élémentaire obligatoire pour les deux sexes, gratuit et laïc, tout en garantissant la liberté d’enseignement. Il prévoit également pour les instituteurs une formation gratuite de trois ans dans une école normale, avec en contrepartie une obligation d’enseigner pendant au moins dix ans, système qui sera longtemps en vigueur. Il propose une nette amélioration de leurs salaires. Il exhorte, déjà, les instituteurs « à dispenser un catéchisme républicain ».

Buste de David d’Angers signé « A son honorable ami François Arago ».

Membre du gouvernement provisoire, le grand astronome et scientifique François Arago est ministre des colonies, après avoir été désigné par Gaspard Monge à lui succéder à l’Ecole polytechnique pour y enseigner la géométrie projective. Son ami le plus proche n’est autre qu’Alexandre de Humboldt, ami de Johann Wolfgang Goethe et de Friedrich Schiller.

Il est un autre militant abolitionniste ayant passé une bonne partie de sa vie d’adulte à Paris. Humboldt fait partie de la Société d’Arcueil formée autour du chimiste Claude-Louis Berthollet où se rencontrent également François Arago, Jean-Baptiste Biot, Louis-Joseph Gay-Lussac avec lesquels Humboldt se lie d’amitié. Ils publient ensemble plusieurs articles scientifiques.

Humboldt et Gay-Lussac mènent des expériences communes sur la composition de l’atmosphère, sur le magnétisme terrestre et la diffraction de la lumière, recherches dont le grand Louis Pasteur cueillera par la suite les fruits.

Napoléon, qui voulait initialement expulser Humboldt, finit par tolérer sa présence. La Société de géographie de Paris, fondée en 1821, le choisit comme président.

Humboldt, Arago, Schoelcher, David d’Angers et Hugo

Humboldt ne cache pas ses idéaux républicains. Son Essai Politique sur l’Ile de Cuba (1825), a l’effet d’une bombe. Trop hostile aux pratiques esclavagistes, l’ouvrage fut interdit de publication en Espagne. Londres va jusqu’à lui refuser tout accès à son Empire.

Bien plus déplorable, John S. Trasher, qui en publia, en 1856, une version en langue anglaise, supprima carrément le chapitre consacré aux esclaves et à la traite ! Humboldt protestera énergiquement contre cette mutilation, opérée à des fins politiques. Trasher était esclavagiste, Sa traduction expurgée fut destinée à combattre les arguments des abolitionnistes nord-américains, qui par la suite publièrent le chapitre escamoté dans le New-York Herald et le Courrier des États-Unis. Victor Schoelcher et le décret abolissant l’esclavage dans les colonies françaises.

En France, sous Arago, le sous-secrétaire d’État à la Marine et aux colonies se nomme Victor Schoelcher. Il n’a pas besoin d’argumenter beaucoup pour convaincre l’astronome que toutes les planètes sont alignés pour passer à l’acte.

Franc-maçon, Schoelcher est un frère de loge de David d’Angers, « Les amis de la Vérité » aussi connu sous le nom de Cercle social, en réalité « un mélange de club politique révolutionnaire, de loge maçonnique et de salon littéraire ».

Le 4 mars une commission est mise en place pour résoudre le problème de l’esclavage dans les colonies françaises. Elle est présidée par Victor de Broglie, président de la SFAE à laquelle adhèrent cinq des douze membres de la commission. Grâce aux efforts de François Arago, Henri Wallon et surtout Victor Schoelcher, ses travaux permettent l’abolition de l’esclavage le 27 avril.

Hugo abolitionniste

Victor Hugo, buste de David d’Angers.

Victor Hugo fut un des partisans de l’abolition de l’esclavage, en France, mais aussi d’une égalité entre ce que l’on désignait encore comme « les races » au XIXe siècle. « République blanche et république noire sont sœurs, de même que l’homme noir et l’homme blanc sont frères », affirmait déjà Hugo en 1859. Pour lui, tous les hommes étant des créations de Dieu, la fraternité était de mise.

Lorsque le 27 avril 1851, une anti-esclavagiste, Maria Chapman, écrit à Hugo pour lui demander de soutenir la cause abolitionniste, Hugo lui répond : « L’esclavage aux États-Unis ! s’exclame-t-il le 12 mai, y a-t-il un contresens plus monstrueux ? ». Comment, en effet, une république dotée d’une aussi belle constitution est capable de préserver une pratique aussi barbare ?

Huit ans plus tard, le 2 décembre 1859, il écrit une lettre ouverte aux États-Unis d’Amérique, publiée par les journaux libres d’Europe, pour défendre l’abolitionniste John Brown condamné à mort.

Partant du fait qu’« il y a des esclaves dans les états du Sud, ce qui indigne, comme le plus monstrueux des contre-sens, la conscience logique et pure des états du Nord », il relate le combat de Brown, son procès et son exécution annoncée, et conclut : « il y a quelque chose de plus effrayant que Caïn tuant Abel, c’est Washington tuant Spartacus ».

Un journaliste de Port-au-Prince, Exilien Heurtelou, le remercie le 4 février 1860. Hugo lui répond le 31 mars :

« Vous êtes, monsieur, un noble échantillon de cette humanité noire si longtemps opprimée et méconnue. D’un bout à l’autre de la terre, la même flamme est dans l’homme ; et les noirs comme vous le prouvent. Y a-t-il eu plusieurs Adam ? Les naturalistes peuvent discuter la question ; mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y a qu’un Dieu. Puisqu’il n’y a qu’un père, nous sommes frères.

C’est pour cette vérité que John Brown est mort ; c’est pour cette vérité que je lutte. Vous m’en remerciez, et je ne saurais vous dire combien vos belles paroles me touchent. Il n’y a sur la terre ni blancs ni noirs, il y a des esprits ; vous en êtes un. Devant Dieu, toutes les âmes sont blanches.

J’aime votre pays, votre race, votre liberté, votre révolution, votre république. Votre île magnifique et douce plaît à cette heure aux âmes libres ; elle vient de donner un grand exemple ; elle a brisé le despotisme.
Elle nous aidera à briser l’esclavage. »

En 1860 également, la Société abolitionniste américaine, mobilisée derrière Lincoln publiera un recueil de discours. La brochure s’ouvre sur trois textes de Hugo, suivis par ceux de Carnot, Humboldt et Lafayette.

Hugo accepte de présider, le 18 mai 1879, une commémoration de l’abolition de l’esclavage en présence de Victor Schoelcher, auteur principal du décret d’émancipation de 1848, qui salue en Hugo « le défenseur puissant de tous les déshérités, de tous les faibles, de tous les opprimés de ce monde » et déclare ceci :

« La cause des nègres que nous soutenons, et envers lesquels les nations chrétiennes ont tant à se reprocher, devait avoir votre sympathie ; nous vous sommes reconnaissants de l’attester par votre présence au milieu de nous.« 

Un début de mieux

Autre mesure prise par le gouvernement provisoire de cette éphémère IIe République : l’abolition de la peine de mort dans le domaine politique et la suppression, le 12 mars, des châtiments corporels, tout comme la contrainte par corps (prison pour dette) le 19 mars.

Dans le domaine politique, la liberté de la presse et celle de réunion sont proclamées le 4 mars. Le 5 mars le gouvernement institue le suffrage universel masculin, en remplacement du suffrage censitaire en vigueur depuis 1815. D’un coup le corps électoral passe de 250 000 à 9 millions d’électeurs. Cette mesure démocratique place le monde rural, qui regroupe les trois quarts des habitants, au cœur de la vie politique, et ce, pour de nombreuses décennies. Cette masse de nouveaux électeurs, faute de véritable formation citoyenne, voyant en lui un protecteur, plébiscitera en masse Napoléon III, aussi bien en 1851, en 1860 qu’en 1870.

Victor Hugo

Deuxième buste de Victor Hugo, par David d’Angers.

Pour revenir à David d’Angers, une amitié durable l’unit à Victor Hugo (1802-1885). Fraîchement mariés, Hugo et David se retrouvaient pour dessiner. Le poète et le sculpteur aimaient dessiner ensemble, faire des caricatures, peindre des paysages ou des « architectures » qui les inspiraient.

Un même idéal les unissait et avec l’arrivée de Napoléon III, les deux hommes connurent l’exil politique.

Par amitié, David d’Angers a fait plusieurs bustes de son ami. Hugo est représenté portant un costume élégant contemporain.

Son large front et ses sourcils légèrement froncés expriment la grandeur, encore à venir, du poète. Renonçant à détailler les pupilles, David confère à ce regard une dimension intérieure et pensive qui fit écrire à Hugo :

« Mon ami, c’est l’immortalité que vous m’envoyez.« 

En 1842, David d’Angers réalise un autre buste de Victor Hugo, couronné de laurier, où cette fois ce n’est pas Hugo l’ami intime qui est évoqué mais davantage le génie et le grand homme.

Enfin, pour les funérailles de Hugo, en 1885, la République d’Haïti tint à manifester au poète sa reconnaissance en se faisant représenter par une délégation. Emmanuel-Edouard, écrivain haïtien, la présidait et déclara notamment au Panthéon :

« La République d’Haïti a le droit de parler au nom de la race noire ; la race noire, par mon organe, remercie Victor Hugo de l’avoir beaucoup aimée et honorée, de l’avoir raffermie et consolée.« 

Les quatre bas-reliefs de la statue de Gutenberg

Visite-conférence de la statue de Gutenberg par l’auteur, le 8 juillet 2023.

Une fois que le lecteur identifie ce « grand arche » qui traverse l’histoire et, les idées et convictions, qui animaient David d’Angers, il saisira la belle unité qui sous-tend les quatre bas-reliefs du socle de la statue commémorant Gutenberg à Strasbourg.

Ce qui ressort c’est l’idée très optimiste que le genre humain, dans sa grande et magnifique diversité, est un et fraternel . Une fois libéré de toutes les formes d’oppressions (l’ignorance, esclavage, etc.), il peut vivre ensemble dans la paix et l’harmonie.

Ces bas-reliefs en bronze ont été ajoutés en 1844. Après d’âpres débats et contestations, , ils ont remplacé les modèles en plâtre peints originaux de 1840 apposés lors de l’inauguration. Ils représentent les bienfaits de l’imprimerie en Amérique, en Afrique, en Asie et en Europe. Au centre de chaque relief, une presse d’imprimerie entourée de personnages identifiés par des inscriptions ainsi que des instituteurs, des enseignants et des enfants.

Pour conclure, voici un extrait du compte-rendu de l’inauguration décrivant les bas-reliefs. Sans tomber dans le wokisme (pour qui toute idée de « grand homme » est forcément à combattre), soulignons qu’il est écrit dans les termes de l’époque et donc sujet à discussion :

Diffusion des idées en Europe grâce à l’imprimerie. Modèle en plâtre pour le socle de la statue de Gutenberg, David d’Angers.

L’EUROPE

« L’Europe est représentée par un bas-relief sur lequel se côtoient René Descartes dans une attitude méditative, placé sous Francis Bacon et Herman Boerhaave. A gauche, l’on voit successivement William Shakespeare, Pierre Corneille, Molière et Racine. Un rang en dessous se succèdent Voltaire, Buffon,Albrecht Dürer, John Milton et Cimarosa, Poussin, Calderone, Camoëns et Puget. A droite du tableau, se pressent Martin Luther, Wilhelm Gottfried Leibniz, Emmanuel Kant, Copernic, Wolfgang Goethe, Friedrich Schiller, Hegel, Richter, Klopstock. Rejetés sur le coté Linné et Ambroise Parée. Près de la presse, on peut voir au-dessus de la figure de Martin Luther, Erasme de Rotterdam, Rousseau et Lessing. Sous le gradin se voient Volta, Galilée, Isaac Newton, James Watt, Denis Papin et Raphaël. Un petit groupe d’enfants étudient parmi lesquels un Africain et un Asiatique « .

Diffusion des idées en Asie grâce à l’imprimerie. Modèle en plâtre pour le socle de la statue de Gutenberg, David d’Angers.

L’ASIE

« Une presse est de nouveau représentée à côté de laquelle William Jones et Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron offrent des livres aux brahmanes qui leur donnent en retour des manuscrits. Près de Jones, le sultan Mahmoud II est en train de lire le Moniteur revêtu de vêtements modernes, son ancien turban gît à ses pieds et tout près un Turc lit un livre. Un degré en dessous un empereur chinois entouré d’un Persan et d’un Chinois lit le livre de Confucius. Un Européen instruit des enfants tandis qu’un groupe de femmes indiennes se tient près d’une idole et du philosophe indien Rammonhun-Roy. « 

Diffusion des idées en Afrique grâce à l’imprimerie. Modèle en plâtre pour le socle de la statue de Gutenberg, David d’Angers.

L’AFRIQUE

« Appuyé sur une presse, William Wilberforce étreint un Africain possédant un livre, alors que des Européens distribuent à d’autres Africains des livres et s’occupent à instruire les enfants. A droite, on peut voir Thomas Clarkson brisant les fers d’un esclave. Derrière lui, l’abbé Grégoire aide un noir à se relever et tient sa main sur son cœur. Un groupe de femmes élève leurs enfants retrouvés vers les ciel, qui ne verra désormais plus que des hommes libres, tandis qu’à terre gisent des fouets et des fers brisés. C’est la fin de l’esclavage.  »

Diffusion des idées en Amérique grâce à l’imprimerie. Modèle en plâtre pour le socle de la statue de Gutenberg, David d’Angers.

L’AMERIQUE

« L’acte de l’indépendance des Etats-Unis qui a fraîchement été tiré de sous la presse figure dans les mains de Benjamin Franklin. Près de lui se tiennent Washington et Lafayette qui tient sur sa poitrine l’épée que lui donne sa patrie adoptive. Jefferson et tous les signataires de l’acte d’indépendance sont rassemblés. A droite, Bolivar serre la main d’un Indien. « 

L’Amérique

1884, chantier de la statue de la Liberté, rue de Chazelles, Paris XVIIe.

L’on comprend mieux les paroles prononcées par Victor Hugo, le 29 novembre 1884, c’est-à-dire peu avant sa mort, lors de sa visite de l’atelier du sculpteur Frédéric-Auguste Bartholdi où le poète est invité à admirer la statue géante portant le nom symbolique « La Liberté éclairant le monde », fabriquée avec le concours de Gustave Eiffel et prête à partir aux Etats-Unis par bateau. Don de la France à l’Amérique, elle consacrera le souvenir de la part active que le pays de Lafayette a prise pendant la guerre d’Indépendance.

Initialement, Hugo s’est surtout intéressé aux héros et grands hommes d’Etat américains : William Penn, Benjamin Franklin, John Brown ou encore Abraham Lincoln. Des modèles, selon Hugo qui permettaient au peuple de progresser. Aussi l’Amérique est-elle, pour l’homme politique français devenu républicain en 1847, l’exemple à suivre. Même s’il est très déçu par la position des américains sur la peine de mort et l’esclavage.

Après 1830, l’écrivain abandonne cette vision un peu idyllique du Nouveau Monde et s’en prend aux « civilisateurs » blancs, pourchasseurs d’indiens :

« Vous croyez civiliser un monde, lorsque vous l’enfiévrez de quelque fièvre immonde [4], quand vous troublez ses lacs, miroirs d’un dieu secret, lorsque vous violez sa vierge, la forêt. Quand vous chassez du bois, de l’antre, du rivage, votre frère naïf et sombre, le sauvage… Et quand jetant dehors cet Adam inutile, vous peuplez le désert d’un homme plus reptile… Idolâtre du dieu dollar, fou qui palpite, non plus pour un soleil, mais pour une pépite, qui se dit libre et montre au monde épouvanté l’esclavage étonné servant la liberté ! « 

(NOTE 5)

Surmontant sa fatigue, devant la statue de la Liberté, Hugo improvise ce qu’il sait être sa dernière allocution :

« Cette belle œuvre tend à ce que j’ai toujours aimé, appelé : la paix entre l’Amérique et la France – La France qui est l’Europe – Ce gage de paix demeurera permanent. Il était bon que cela fût fait ! « 


NOTES:

  1. Si la phrase figure dans le livre de la Genèse, il pourrait également se référer à Notre-Dame de Paris (1831) un roman de Victor Hugo, grand ami du sculpteur de la statue, David d’Angers. On sait par une lettre d’Hugo d’août 1832 que le poète porta à David d’Angers la huitième édition du livre. La scène la plus directement incarnée dans la statue est celle durant laquelle le personnage de Frollo converse avec deux érudits (l’un étant Louis XI déguisé) tout en désignant d’un doigt un livre et de l’autre la cathédrale en remarquant : « Ceci tuera cela », c’est-à-dire qu’un pouvoir (la presse imprimée), la démocratie, supplantera l’autre (l’Église), la théocratie, une évolution historique qu’Hugo pensait inéluctable.
  2. C’est la rencontre avec l’Asie qui va amener en Europe d’innombrables savoirs-faire techniques et découvertes scientifiques d’Orient, les plus connus étant la boussole et la poudre à canons. Tout aussi essentiel pour l’imprimerie que les caractères mobiles, le papier dont la fabrication fut mis au point en Chine à la fin de la Dynastie des Han de l’Est (vers l’année 185). Quant à l’imprimerie, à ce jour, le plus vieux livre imprimé que nous possédons est le Sûtra du Diamant, un écrit bouddhique chinois datant de 868. Enfin, c’est au milieu du XIe siècle, sous la dynastie des Song, que Bi Sheng (990-1051) inventa les caractères mobiles. Gravés dans de la porcelaine, céramique d’argile visqueuse, durcis dans le feu et assemblés dans la résine, ils révolutionnent l’imprimerie. Comme le documente le musée Gutenberg de Mayence, c’est le Coréen Choe Yun-ui (1102-1162) qui va améliorer cette technique au XIIe siècle en utilisant du métal (moins fragile), procédé que reprendra Gutenberg et ses associés. L’Anthologie des enseignements zen des grands prêtres bouddhistes (1377), également connue sous le nom de Jikji, a été imprimée en Corée, 78 ans avant la Bible de Gutenberg, et est reconnue comme le plus ancien livre à caractères métalliques mobiles existant au monde.
  3. Etienne Taillemite, Lafayette et l’abolition de l’esclavage.
  4. Victor Hugo a sans doute voulu rebondir sur les nouvelles qui lui arrivèrent d’Amérique. L’épidémie de variole du Pacifique Nord-Ouest de 1862, qui a été apportée de San Francisco à Victoria, a dévasté les peuples indigènes de la côte du Pacifique Nord-Ouest, avec un taux de mortalité de plus de 50 % sur toute la côte, de Puget Sound au sud-est de l’Alaska. Certains historiens ont décrit l’épidémie comme un génocide délibéré, car la colonie de l’île de Vancouver et la colonie de la Colombie-Britannique auraient pu la prévenir, mais ont choisi de ne pas le faire, et l’ont en quelque sorte facilitée.
  5. Victor Hugo, La civilisation extrait de Toute la lyre (1888 et 1893).
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Léonard en résonance avec la peinture traditionnelle chinoise

Karel Vereycken

人民网>>

Mon entretien avec le Quotidien du Peuple: (People’s Daily)

Version chinoise (mandarin) suivie de la version française (FR) et anglaise (EN):

2019年12月18日17:03  来源:人民网-国际频道 分享到:

人民网巴黎12月17日电(记者 葛文博)今年是达芬奇逝世500周年,长居法国的比利时版画家、艺术史学家、美术评论家雷尔·维希肯(Karel Vereycken)近日接受人民网记者采访,阐述其多年研究达芬奇绘画技法的心得,认为《蒙娜丽莎》一画同中国古代绘画技法异曲同工。

在他看来,许多人采用“欧洲中心”的视角将透视法归于西方独创和所有,这是错误的。维希肯通过观察中国古代尤其是宋代的绘画作品,提出中国才是透视法的先驱,后世包括达芬奇在内的许多欧洲艺术家的作品都能同中国古代绘画理论和技法产生共鸣。

人民网:您认为中国绘画如何启发了透视法?

维希肯:中国从公元6世纪开始,一些艺术著作不仅记录了文艺实践,也启发了更为活跃的绘画艺术。中国南北朝著名的画家、文艺理论家谢赫提出的“六法”,既要“气韵生动”又要“应物象形” 。宋代画家与书画鉴赏家郭若虚在其《图画见闻志》中写道:“人品既已高矣,气韵不得不高;气韵既已高矣,生动不得不至”。这显然超脱了绘画的“技术”层面,升华进入了精神和道德领域。它突破单纯形制而追求由内而外的生命力,成为透视法的重要理论基础。

人民网:这与达芬奇绘画技法有何契合之处?

维希肯:我在2007年发表的文章《达芬奇,捕捉运动的画家》中就指出,这位画家渴望绘制运动、转变的场景。达芬奇非常认同希腊哲学家赫拉克利特斯的名言“世上唯有‘变化’才是永恒的”。然而,要掌握的不是物体的形式或它们所处的时空,而是要掌握它们在变化过程中在给定时刻的外观,这就有必要深入了解产生变化的原因。

宋代苏轼在其《净因院画记》中提出,人类、家禽、宫殿、居室、器物、使用的东西,都有其经常所处的形态。至于山川、岩石、竹子、柴木,流水、海波、烟雾、云朵,虽没有经常所处的形态,但有其存在的本质。我发现,苏轼追求本质、重视变化的观念同达芬奇寻求运动的思路不谋而合。

唐代诗人王维在其《山水论》中更为详尽地阐述其对透视的理解:“远人无目,远树无枝。远山无石,隐隐如眉;远水无波,高与云齐”。 对画面的空间、层次、疏密、清晰度等做出细致描述。这与达芬奇采用的“空气透视法”也完全契合。

人民网:这种契合如何表现在达芬奇的《蒙娜丽莎》画作中?

韦雷肯:除了形体的运动以外,达芬奇还试图表达一种“非物质的运动”,他将其分为五类。第一个是时间,因为它“包容了所有其他事物”,其他分别还有光、声音和气味的传播。在他看来,这些并非实体的运动恰恰使事物充满生机。

但是,如何描绘这种生机呢?仅凭借固定的形式是不可能的,因为死死抓住形式不放,就如同费心捕捉美丽的蝴蝶却将其用钉子钉住制成标本,生命力就消逝了。雕塑家、诗人和画家必须在作品中制造讽刺、矛盾和模糊,就像伟大的思想家林登·拉鲁什(Lyndon LaRouche)所说的“中间状态”,以揭示潜在的运动和变化。

蒙娜丽莎的脸上就充满了神秘的“矛盾”:嘴巴的一侧微笑,另一侧微笑的程度略小;一只眼睛透出认真的眼神,另一只眼睛则透出愉悦;一只眼睛看着你,另一只眼睛则越过了你,等等。蒙娜丽莎的微笑难下定义,因为它恰好在“中间状态”。她是真的微笑还是哭泣?她的微笑能拥有这样迷人的力量,是因为她身后的风景更为迷人。这副画风景的透视更接近之前我们所述的中国画的规则,而不是彼时欧洲的死板规定。

在中国画中,水与山之间的相互作用是普遍转变的象征,可以将不同层次的山、水、雾等联系起来。从公元10世纪开始,中国画寻求与人类视觉经验相符的构造,不仅采用焦点透视,反而创造运用随着视线投射变化产生的散点透视。这种透视恰恰存在于达芬奇的《蒙娜丽莎》之中,在人物的左侧,视线位于鼻孔的高度,在人物右侧,水平线则升至眼角。这样打破常规的透视法,令我们感受到蒙娜丽莎鲜活的生命和活泼的灵魂,聆听着到画作与中国传统绘画穿越时空的共鸣。 (责编:李婷(实习生)、燕勐)

Cet article a été repris par les sites chinois suivants:

Version française:

Léonard en résonance avec la peinture traditionnelle chinoise

Karel Vereycken, un peintre-graveur et historien d’art amateur d’origine belge vivant en France, travaille depuis longtemps sur la perspective. En 1996, dans une étude approfondie publiée dans Ibykus, le magazine allemand de l’Institut Schiller, il résuma ses recherches sous le titre « L’invention de la perspective ». Selon lui, par une lecture euro-centrique étriquée, la majorité des « experts » attribuent la paternité de cette découverte (la représentation de l’espace sur un plan) de façon exclusive à l’Occident.

Or, en examinant, non seulement les œuvres mais tout autant les écrits des peintres chinois, notamment ceux de la Dynastie Song (960-1279 après JC), Vereycken s’est rendu à l’évidence que la Chine a été pionnière dans ce domaine et a pu influencer certains artistes européens, dont Léonard de Vinci. Il a développée cette question dès 1996 dans son article intitulé « Sur la peinture chinoise et son influence en Occident ».

Etant donné qu’en 2019-2020 le Musée du Louvre, consacre une belle exposition à ce peintre extra-ordinaire, dans le cadre du 200e anniversaire de sa disparation, nous avons demandé à Karel Vereycken de présenter l’influence chinoise sur son œuvre.

Quotidien du Peuple : M. Vereycken, quel a été l’apport de la Chine à l’invention de la perspective ?

VEREYCKEN: L’avantage de la Chine, et mes confrères chinois me corrigeront le cas échéant, c’est que l’on y trouve, dès le VIe siècle, des écrits témoignant, non seulement de la pratique artistique dans le pays, mais évoquant l’état d’esprit qui doit animer les peintres. Je pense notamment aux six règles de base de la peinture chinoise détaillées par Xie He (500-535) pour qui « la résonance intérieure » doit « donner vie et mouvement » mais exige aussi la « fidélité à l’objet en représentant les formes ». L’on constate tout de suite, que ce qui prime, ce n’est pas la performance « technique » du peintre, mais sa valeur spirituelle et morale. Le peintre des Song, Guo Ruoxo, écrit par exemple en 1074, que « Si la valeur spirituelle (renpin) d’une personne est élevée, il s’ensuit que la résonance intérieure est nécessairement élevée, alors sa peinture est forcément pleine de vie et de mouvement (shendong). On peut dire que, dans les hauteurs les plus élevées du spirituel, il peut rivaliser avec la quintessence ».

Quotidien du Peuple : En quoi cela a un rapport avec Léonard de Vinci ?

VEREYCKEN: Comme j’ai tenté de le développer dans mon article « Léonard, peintre de mouvement » de 2007, ce qui rapproche ce peintre de la philosophie chinoise, c’est sa volonté de peindre les transformations. Léonard se reconnaissait pleinement dans la phrase du philosophe grec Héraclite pour qui « Il n’y a que de permanent que le changement ». Or, pour saisir, non pas la forme des objets ou de l’espace-temps dans lequel ils se situent, mais leur apparition à un moment donné dans un processus de transformation, il faut savoir pénétrer les causes qui les engendrent.

Or, les « Notices sur les peintures du Jingyinuan » de Su Shi (1036-1101), révèlent une approche si semblable à Léonard qu’on risque de les confondre avec ses « carnets » ! Su Shi écrit « Au sujet de la peinture, j’estime que si les figures humaines, les animaux, les bâtiments ou les ustensiles ont une forme constante, par contre, les montagne et rochers, les arbres et bambous, eaux courantes et vagues, comme les brumes et les nuages, n’ont pas de forme constante, mais gardent un principe interne constant. Lorsque la forme constante est défectueuse dans sa représentation, tout le monde s’en aperçoit ; cependant, même un connaisseur peut ne pas s’apercevoir que le principe constant n’est pas respecté. C’est pourquoi tant de peintres médiocres, afin de tromper le monde, peignent ce qui n’a pas une forme constante. Or un défaut dans la représentation d’une forme ne touche qu’une partie de la peinture, alors qu’une erreur dans le principe constant en ruine la totalité. Car lorsqu’il agit de la représentation des choses qui n’ont pas de forme constante, il faut respecter son principe interne (li). Certains artisans sont capables de dessiner les formes exhaustivement ; par contre, pour leur principe, seuls y parviennent les esprits élevés et les talents éminents… »

Quotidien du Peuple : et au niveau de la perspective ?

VEREYCKEN : Léonard, qui décrit la « perspective d’effacement » aurait pu adhérer sans problème à ce qu’écrit l’érudit Wang Wei (701-761) pour qui : « d’un homme à distance, on ne voit pas les yeux ; d’un arbre à distance, on ne distingue pas les branches ; d’une montagne lointaine aux contours doux comme un sourcil, nul rocher est visible ; de même nulle onde sur une eau lointaine, laquelle touche l’horizon des nuages. ». Et pour qui, il est impératif de « distinguer le clair et l’obscur, le net et le flou. Établir la hiérarchie entre les figures ; fixer leurs attitudes, leur démarche, leurs saluts réciproques. Trop d’éléments, c’est le danger de l’encombrement ; trop peu, c’est celui du relâchement. Saisir donc l’exacte mesure et la juste distance. Qu’il y ait du vide entre le lointain et le proche, cela aussi bien pour les montagnes que pour les cours d’eau. »

Quotidien du Peuple : comment voyez-vous cette influence sur La Joconde ?

VEREYCKEN : Il faut bien comprendre, qu’au-delà du mouvement du corps, Léonard chercha à exprimer les « mouvements immatériels » qu’il classe en cinq catégories. La première est le temps car il « embrasse toutes les autres ». Les autres sont la diffusion des images par la lumière, celle des sons et des odeurs, le mouvement « mental » est celui qui anime « la vie des choses » (Codex Atlanticus, 203v-a).

Mais alors, comment peindre ce souffle de la vie ? Formellement c’est totalement impossible car dès qu’on attrape une forme, la vie s’en échappe comme celle d’un papillon qu’on épingle ! Pour y parvenir, sculpteurs, poètes et peintres doivent créer une ironie, une ambiguïté que le grand penseur Lyndon LaRouche (1922-2019) a exprimée en anglais comme mid-motion (un « moment d’entre-deux »), révélant le potentiel d’une transformation potentielle à un moment donné, pour ceux qui veulent bien le voir.

Or, regardez le visage de la Joconde, rempli de paradoxes énigmatiques : un coté de la bouche sourit, l’autre, moins ; un œil est sérieux, l’autre amusé, un œil vous regarde, l’autre regarde au-delà, etc. Ce sourire est indéfinissable car précisément « entre deux ». Va-t-elle sourire réellement ou éclater en pleurs ? L’énigme de son sourire n’aura jamais cette force sans le paysage encore plus énigmatique sur l’arrière plan. Or, la perspective de ce paysage obéit plutôt aux préceptes chinois qu’aux règles rigides de la perspective européenne.

Dans la peinture chinoise, l’interaction entre l’eau et la montagne étant symbole de transformation universelle, différents niveaux peuvent s’enchaîner du type : eau, petite brume, montagne, grande brume, nuage, eau, petite brume, montagne et ainsi de suite. Cherchant à se conformer à la vue humaine, les peintres chinois, dès le Xe siècle, feront appel, non pas à une seule ligne d’horizon, mais à une succession d’horizons accompagnant notre vue là où elle se projette. Or, c’est précisément le procédé mis en œuvre par Léonard dans La Joconde où les horizons se succèdent. A gauche de la figure, la ligne d’horizon s’établit à la hauteur des narines ; à droite, au niveau des yeux, le tout perturbant suffisamment nos habitudes visuelles pour que notre esprit s’ouvre à ce que Léonard jugeait essentiel : l’âme vivante de La Joconde.

English version (via google translate)

Leonardo Da Vinci’s « Mona Lisa » resonates with time and space with traditional Chinese painting



People’s Daily, Paris, December 17 (Reporter Ge Wenbo) This year marks the 500th anniversary of the death of Da Vinci. Belgian printmaker, art historian and art critic Karel Vereycken, who has lived in France, recently accepted an interview with a reporter on the Internet explaining his experience in studying Da Vinci’s painting techniques for many years, and he believed that the painting of « Mona Lisa » is similar to the ancient Chinese painting technique.

In his view, many people use a « European-centric » standpoint to attribute perspective to Western originality and ownership, which is wrong. Through observing the paintings of ancient China, especially the Song Dynasty, Vereycken proposed that China was the pioneer of perspective. The works of many European artists including Da Vinci in later generations could resonate with ancient Chinese painting theories and techniques.


People’s Daily: How do you think Chinese painting inspired perspective?

VEREYCKEN: From the 6th century onwards in China, some art works not only recorded literary practice, but also inspired more active painting art. The « six methods » proposed by Xie He, a well-known painter and literary theorist in the Southern and Northern Dynasties of China, need to be both « spiritual and vivid » and « appropriate ». Song Dynasty painter and calligraphy connoisseur Guo Ruoxu wrote in his « Pictures and Wenwenzhi »: « The character has become high, and the charm must be high« ; This obviously transcends the « technical » level of painting and sublimates into the spiritual and moral realm. It broke through the simplex system and pursued the vitality from the inside to the outside, and became an important theoretical basis of perspective.

People’s Daily: How does this relates to Da Vinci’s painting techniques?

VEREYCKEN: In my 2007 article « Da Vinci, the painter who captures movement, » I pointed out that the artist was eager to paint scenes of movement and change. Da Vinci agreed with the famous quote of the Greek philosopher Heraclitus, « Only ‘change’ in the world is eternal. » However, it is not the form of the objects or their time and space that must be grasped, but the appearance of them at a given moment in the process of change, which requires a deep understanding of the reasons for the change.

In his Song of Jingyinyuan in the Song Dynasty, Su Shi proposed that human beings, poultry, palaces, houses, utensils, and things used often have their forms. As for mountains and rivers, rocks, bamboo, firewood, flowing water, waves, smoke, and clouds, although they don’t often exist, they have their essence. I found that Su Shi’s concept of pursuing essence and value change coincided with Da Vinci’s idea of ​​seeking movement.

The Tang Dynasty poet Wang Wei expounded his understanding of perspective in his « Landscapes and Landscapes » in more detail: « A distant man has no eyes, a distant tree has no branches. A distant mountain has no stones, faint like eyebrows; Yun Qi.  » Make a detailed description of the space, layer, density, and sharpness of the picture« . This also fits perfectly with the « air perspective » adopted by Da Vinci.

People’s Daily Online: How does this appears in Da Vinci’s Mona Lisa painting?

VEREYCKEN: In addition to physical movement, Da Vinci also tried to express a « non-material movement », which he divided into five categories. The first is time, because it « contains everything else, » and the other is the spread of light, sound, and smell. In his view, these non-substantial movements just made things full of life.

But how to portray this vitality? It is impossible to rely only on the fixed form, because holding on to the form is like trying to catch a beautiful butterfly but nailing it to make a specimen, and vitality is lost. Sculptors, poets, and painters must create irony, contradiction, and ambiguity in their works, as the great thinker Lyndon LaRouche called « intermediate states » to reveal potential movements and changes.

The face of Mona Lisa is full of mysterious « contradictions »: one side of the mouth smiles, and the other side smiles slightly; one eye reveals a serious look and the other eye expresses pleasure; One eye is looking at you, the other eye is over you, and so on. Mona Lisa’s smile is difficult to define because it happens to be in the « middle state ». Does she really smile or cry? Her smile has such a charming power because the scenery behind her is more charming. The perspective of this landscape is closer to the rules of Chinese painting we described earlier than to the rigid rules of Europe at that time.

In Chinese painting, the interaction between water and mountains is a symbol of universal transformation, which can link different levels of mountains, water, and fog. Starting from the 10th century AD, Chinese painting seeks a structure consistent with human visual experience. Instead of using focal perspective, it has created and used scatter perspective produced by changes in line of sight projection. This perspective exists precisely in Da Vinci’s Mona Lisa. On the left side of the character, the line of sight is at the height of the nostril, and on the right side of the character, the horizontal line rises to the corner of the eye. This way of breaking the conventional perspective allows us to feel the lively life and lively soul of Mona Lisa, listening to the resonance between the painting and traditional Chinese painting through time and space.

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