Étiquette : Karel
Hommage à Joëlle Serve
Voici mon post facebook du 29 décembre 2020
Pendant la Covid-19, la vie continue, les enterrements aussi. Assisté aujourd’hui au service funéraire de ma professeure de gravure, ma très chère Joëlle Serve.
Joëlle était diplômée de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris et lauréate de l’Institut, prix Casa Velázquez.
Une des premières femmes, en 1975, à avoir créé et dirigée un atelier de gravure, rue Daguerre à Paris, l’Atelier 63 et en 1983 l’association de gravure Trace.
A Paris, elle accueillait des jeunes coréennes, italiennes ou américaines, montrant que la France, parfois si arrogante, est aussi un pays sachant faire preuve d’hospitalité.
Joëlle était une personnalité haut en couleurs, une femme de caractère plein d’humour, qui détestait l’hypocrisie, la lâcheté et surtout les tièdes et les faux-culs. Pas vraiment de quoi se faire beaucoup d’amis dans la cour du monde de l’Art.
En gravure, pendant dix ans, elle m’a (presque) tout appris. Méthodique, elle jugeait l’apprentissage des techniques comme essentiel pour équiper les artistes d’un vocabulaire permettant de s’exprimer.
Pour refaire le cheminement de la découverte de la gravure, on a commencé par apprendre le trait en copiant une planche tirée des Prisons de Piranèse, ensuite l’aquatinte en copiant un paysage du Lorrain et enfin une technique combiné en copiant un des caprices de Goya.
Joëlle avait visité à Madrid la maison de Goya et partageait l’esprit du peintre espagnol, pas tendre lui non plus.
Après chaque copie, on avait droit à un exercice libre avec la technique nouvellement apprise. Suivait ensuite le travail des matières avec le vernis mou et les techniques au sucre ou à la roulette.
Bonne pédagogue, Joëlle ne tolérait pas qu’un, ou une élève, s’arrête sur un échec, quitte à passer la soirée avec lui ou elle à faire des tirages.
Merci Joëlle, on s’en fout de tes imperfections, on retient tout ce que tu nous as donné. Tu nous manques déjà.
Pour voir les peintures de Joëlle, cliquez ICI
Et l’Homme créa l’acier…
Par Karel Vereycken, novembre 2013.
Le 12 octobre 2013, Alain Vigneron, un travailleur belge d’Arcelor Mittal, mettait fin à ses jours. Dans une lettre « Monsieur Mittal m’a tout pris », il faisait ses adieux à sa famille et ses proches, et appelait le gouvernement belge à sauver les milliers d’emplois qui sont menacés. Nous attendons toujours une réponse politique à la hauteur de la situation. Nous lui dédions ce dossier sur la transformation, au travers de l’histoire, de la production des métaux.
Crédit : Pierre Heckler
En France, tout comme ailleurs en Europe, laminés par une mondialisation financière qui détruit tout sur son passage, les aciéries ferment (Gandrange), les hauts fourneaux s’éteignent (Florange) et les chantiers navals (STX), aussi bien que ce qui a survécu comme production automobile (PSA), menacent de péricliter.
Les politiques, les financiers et les énarques de Bercy, au lieu d’engager un combat contre la finance folle et une véritable reconversion industrielle vers les technologies du futur (spatial, nucléaire, coussin d’air, nanotechnologies, etc.), nous proposent, sous prétexte d’une lutte contre un dérèglement climatique dont les véritables causes restent à établir, de décarboner notre production.
Sur ce site, nous avons documenté comment une transition énergétique qui prend comme objectif une économie « zéro carbone » est vouée à l’échec.
Ici, nous nous proposons de montrer en quoi la formule populaire selon laquelle « les écologistes veulent nous ramener au Moyen-âge », qui peut sembler délibérément excessive, est finalement assez justifiée, au-delà d’une simple façon de parler. Car sans acier, nous reviendrons, au mieux, à l’âge de pierre !
Sans énergie, pas d’humanité
Pour le comprendre il faut maîtriser les rudiments d’une culture industrielle.
Pour introduire le sujet il faut rappeler que la survie de l’humanité dépend et dépendra toujours de sa capacité à effectuer, grâce à la créativité humaine, des bonds qualitatifs dans sa maîtrise des flux d’énergie de plus en plus denses.
Initialement réduit à mettre simplement à profit le mouvement aléatoire de grandes masses de matières (le vent, l’eau, etc.), l’homme, grâce à sa maîtrise du feu et de l’atome, a découvert comment agiter lui-même la matière.
Ensuite, il apprend, avec la vapeur produite à partir d’une source de chaleur, à générer de l’énergie mécanique aujourd’hui transformable en électricité. Enfin, avec des moteurs à combustion chimique, il obtient directement de l’énergie mécanique.
Dans ce long processus historique, l’homme s’approprie non seulement des combustibles toujours plus denses (bois, charbon, pétrole, gaz et ensuite – par un saut équivalant à 100 000 fois plus en termes de densité – uranium, hydrogène, hélium, etc.) mais améliore les procédés pour les exploiter.
La création de matériaux nouveaux
Signature de cette maîtrise croissante des flux de densité d’énergie toujours plus élevés et des températures de plus en plus élevées qui accompagnent ce processus, la création de matériaux nouveaux, totalement absents de la nature, en premier lieu des alliages de métaux tels que le bronze, le laiton, et plus récemment l’acier.
Vu l’impact révolutionnaire que subit une société qui se transforme, se repense et se réorganise autour de l’utilisation de ces métaux, les archéologues ont classé les âges de l’humanité en fonction du paradigme des métaux dont une civilisation se servait à une époque donnée.
Les origines de la métallurgie
Bien que de nouvelles recherches estiment que l’Afrique a été l’un des berceaux majeurs de la métallurgie, son apparition précoce au Proche-Orient, en Mésopotamie, et sur le plateau anatolien (Turquie) est bien documentée. Berceau de l’humanité, cette grande région sera pendant des millénaires le creuset historique où s’opéreront les sauts qualitatifs de la métallurgie.
Chronologiquement, l’on parle de l’âge du cuivre, l’âge de bronze et l’âge de fer. Cependant, et bien peu de membres de notre civilisation actuelle en sont hélas réellement conscients, nous vivons dans un âge beaucoup plus avancé que l’âge de fer : celui de l’acier.
1. L’âge de cuivre (-5500 à -3000 av. JC) ou chalcolithique (de chalco, cuivre et lithos, pierre) désigne les sociétés néolithiques qui utilisent la pierre mais s’ouvrent petit à petit à l’usage des premiers métaux : le cuivre et l’or. Les plus anciennes traces d’une culture ayant employé ces deux métaux ont été retrouvées en Bulgarie, à Varna, une localité située aux abords de la mer Noire. On y trouve quelque deux cents sépultures (4600 et 4200 ans avant JC) contenant de nombreux objets (parures, armes, offrandes).
La fonte de ces nouveaux métaux est rendue possible grâce au progrès des fours pour la cuisson de la céramique, qui permet d’atteindre des températures élevées (l’or fond à 1084° Celsius, le cuivre à 1054°). Cependant, leur utilisation précoce s’explique surtout par le fait qu’ils sont constitués d’une matière « ductile », c’est-à-dire malléable, donc pouvant se prêter au travail d’outils en pierre par martelage à froid. Mondialisation précoce. Bien que l’épicentre de l’âge de bronze se trouve au Moyen-Orient et en Mésopotamie, l’étain pour produire le bronze était importé d’Angleterre et transporté par la Loire et la Saône.
2. L’âge de bronze (3000-800 av JC). À partir de la production du cuivre, il sera possible de procéder à des alliages. En incorporant 10 % d’étain dans le cuivre, on obtient du bronze, si on se sert du zinc, c’est du laiton. Pour disposer de bons outils et d’armes solides, l’on obtient avec le bronze un métal plus dur que l’or et le cuivre. Ironie de l’histoire, la production du bronze témoigne d’une mondialisation précoce des échanges et d’une complexité grandissante des processus de production.
Car au Proche-Orient (Égypte, Israël, Jordanie et Mésopotamie), où l’âge de bronze connaît ses débuts, les mines d’étain font défaut. On fait venir le minerai des mines de Cornouailles en Angleterre, effectuant un voyage de plus de 5000 kilomètres, passant notamment par la Loire et la Saône en France… La métallurgie du fer est apparue au Proche-Orient à partir de 1500 ans avant JC avant de rayonner au-delà.
3. L’âge de fer (-1500 au Proche-Orient, -900 en Europe). La première apparition du fer se situe entre 1650 et 1700 avant notre ère, chez les Hittites et les Chalybes, peuples d’Asie mineure, une région riche en mines de fer. Ils transmettront leur savoir-faire aux Étrusques et aux Gaulois.
4. L’âge d’acier (1709 à aujourd’hui). Comme nous l’avons dit, nous vivons aujourd’hui dans un âge beaucoup plus avancé que l’âge de fer : l’âge d’acier. Ce métal, inexistant dans la nature, possède des propriétés extraordinaires. Pour s’en rendre compte, il faut d’abord savoir de quoi l’on parle. Qu’entend-t-on par acier ?
La question s’est posée de façon brutale au XVIIIe siècle. Avant la Révolution, la France importait l’essentiel des produits sidérurgiques. Une fois en guerre contre l’Allemagne et l’Angleterre, ces pays, en bonne logique, refusaient de nous approvisionner en acier, un alliage de fer et de carbone, totalement stratégique pour nos capacités militaires.
Dans l’urgence, reprenant le travail de Réaumur, Monge, Berthollet et Vandermonde analysent avec grand soin les alliages du fer avec le carbone, définissant la différence chimique entre le fer, la fonte et l’acier.
Aujourd’hui, ces différences s’établissent comme suit :
- Fer. En dessous de 0,025 % de carbone, le fer est ductile. Le fer forgé a son utilité mais l’on ne peut pas en faire ni des ponts, ni des armes ni des pièces de machines ;
- Fonte. Si le taux de carbone varie entre 2,1 et 6,67% (taux de saturation) il s’agit de fonte. Ce métal, saturé de carbone, est très dur, utile pour certains usages (balle à canons, tuyaux d’égouts, etc.), mais très cassable.
- Acier. Entre les deux, c’est-à-dire entre 0,025 et 2,1%, l’on a de l’acier qui est en même temps très dur et quasiment incassable. C’est le secret de la révolution industrielle.
Production artisanale et industrielle
Pour comprendre l’histoire de l’acier, différente de celle du fer, il faut d’abord examiner comment l’on peut le produire. Pour faire simple, disons qu’il existe deux grandes méthodes :
A. Production artisanale. Avec des efforts presque surhumains, l’on peut obtenir de façon artisanale dans un « bas fourneau » de l’acier par la méthode dite de « de réduction directe ». Le foyer du bas fourneau, enterré dans le sol, dépasse rarement 50 cm de diamètre. Le bois, disposé en couches horizontales en alternance avec le minerai, est le seul combustible utilisé pour réduire le minerai de fer.
Afin d’assurer l’apport en oxygène nécessaire à la combustion et d’augmenter la température au sein du fourneau, le foyer communiquait avec la surface par une tuyère.
A des températures ne dépassant pas les 900° Celsius, le fer produit est ramolli et non fondu et les pertes sont assez importantes. Après la démolition du fourneau, l’on retirait le fer du foyer. On appelle « la loupe », le métal ainsi obtenu sous la forme d’une masse spongieuse et pâteuse contenant de très nombreuses scories.
Pour éliminer ces dernières, l’on va marteler la loupe et souder les atomes/particules de fer entre eux/elles. Grâce à un long travail de martelage, les forgerons indiens et armuriers syriens, chauffant leurs fours avec du charbon de bois, vont réussir à durcir le métal en y incorporant un peu de carbone. L’acier est un alliage savant entre le fer et le carbone. Pour en produire en grandes quantités, on utilise la méthode « indirecte ». Une fois produite « la fonte », il faut la « décarboner » pour en faire de l’acier.
B. Production industrielle. Pour réduire le coût et le temps de production de l’acier, l’homme va construire des « hauts fourneaux » permettant de produire de l’acier par une méthode opérant en deux temps, appelée méthode de « réduction indirecte », parfois qualifiée de « méthode wallonne », car pratiquée entre Sambre et Meuse depuis le XVIe siècle.
Dans un premier temps, en entassant charbon de bois et minerai de fer dans un haut fourneau, il s’agit de porter la température de l’ensemble à un niveau supérieur à 1535° Celsius, température de la fusion du fer. L’on peut alors couler le fer liquide dans des moules. Le métal obtenu est appelé « la fonte ».
Dans un deuxième temps, pour transformer cette fonte, qui s’est abreuvée de carbone, l’on doit la « décarboner » et l’affiner par différents procédés. Au lieu du martelage, le laminage va également aider à la production d’acier de bonne qualité.
Cinq Révolutions
Comme on l’a constaté, ce passage de la production artisanale à la production industrielle implique une augmentation de 50% des températures. L’on passe d’environ 1000°C à plus de 1500°C.
Pour y parvenir, plusieurs révolutions ont permis d’augmenter les flux de densité énergétique :
1. Première révolution du combustible grâce au charbon de bois. La première révolution à cet effet consistait à remplacer dans les fours le bois par du charbon de bois.
Dès le IVe siècle avant JC, c’est en Chine que l’on opère cette révolution. Le charbon de bois s’obtient par la pyrolyse du bois, c’est-à-dire qu’on le chauffe sans oxygène, ce qui va chasser l’humidité et les essences sans le brûler. Ce que l’on obtient est une matière à très haute densité en carbone.
En plus, le charbon de bois a le grand avantage de laisser passer l’air. Grâce à cette propriété, l’on peut accroître fortement la quantité d’oxygène que l’on injecte avec des soufflets.
Au Moyen-âge, la consommation du charbon de bois est considérable : pour obtenir 50 kg de fer par jour, il faut 200 kg de minerai et 25 stères de bois ; en quarante jours, une seule charbonnière déboise une forêt sur un rayon de 1 km. L’usage intensif du charbon de bois dans les forges a provoqué des déforestations qui ont touché la Chine antique puis l’Europe romaine et médiévale.
En France, les dégâts étaient tels qu’une ordonnance de 1339 obligea la destruction des forges dans un rayon de trois lieues autour de Grenoble afin d’arrêter la déforestation provoquée par l’usage intensif du charbon de bois pour les forges.
2. Mise à profit de la force hydraulique. La deuxième révolution permettant d’augmenter la densité énergétique en métallurgie qu’accompliront les Chinois, c’est l’usage de la force hydraulique pour actionner les soufflets.
« Du Shi fut nommé Préfet de Nanyang. Il fut un homme généreux et son administration fut pacifique ; il anéantit les malfaisants et établit la dignité [de sa tâche]. Bon planificateur, il aimait le petit peuple et souhaitait économiser sa peine. Il inventa un appareil à mouvement de va-et-vient pour la coulée d’outils agricoles [en fonte]. Ceux qui fondaient et coulaient avaient jusqu’ici coutume d’actionner les soufflets pour attiser le feu de leur charbon de bois, et ils savent maintenant capter la force de l’eau pour le faire… Ainsi les gens en tirèrent grand bénéfice pour peu de travail. Il trouvèrent les soufflets [actionnés par] l’eau pratiques et les adoptèrent largement. ».
En 31 après JC, l’ingénieur Du Shi emploie déjà un moulin à eau pour actionner une soufflerie. Wang Zhen décrit ce procédé en 1313 :
D’après des études modernes, des sacs en cuir étaient utilisés dans les temps anciens, mais l’on n’utilise maintenant que des ventilateurs en bois. Leur conception est [décrite] par la suite. Un emplacement derrière une chute d’eau est sélectionné, et un arbre vertical est monté dans une charpente, avec deux roues horizontales, dont la plus basse est mise en rotation par l’eau. La [roue ou poulie] supérieure entraîne, par une courroie, une poulie plus petite qui porte une tige excentrique. Tout cela, mû par la rotation [de la poulie entraînante], actionne une bielle qui pousse et tire la tige du piston. Ainsi, il est poussé d’avant en arrière, actionnant les soufflets du four bien plus énergiquement que ne le ferait aucune force humaine.
3. Invention des hauts fourneaux. La Chine connaissait les hauts fourneaux au IVe siècle avant notre ère. Seulement, ils furent utilisés pour la poterie, que l’on colorait avec des oxydes de fer. En passant du bas fourneau au haut fourneau, l’homme a pu augmenter les flux de densité énergétique pour la transformation des minerais.
En Europe, il faut attendre la fin du XVe siècle pour que l’on reprenne cette technique, notamment en Belgique, entre Liège et Namur.
4. Deuxième révolution du combustible avec le coke.
En Angleterre, la découverte par Abraham Darby en 1709 de la possibilité d’utiliser du coke dans les hauts fourneaux a mis fin à l’usage intensif par l’industrie sidérurgique du charbon de bois.
En gros, pour produire du coke, l’on applique le même traitement au charbon que celui que l’on applique au bois, c’est-à-dire la pyrolyse.
L’on entasse du charbon comme du bois dans des meules que l’on couvre d’argile. La cheminé interne de la meule va chauffer le charbon sans oxygène.
Contrairement au charbon, le coke est poreux et permet à l’oxygène de faire son travail de combustion dans les hauts fourneaux.
L’usage du coke ne se généralisera toutefois qu’assez lentement.
Ainsi en France, en 1860, un tiers de la fonte était encore produit dans des hauts fourneaux au charbon de bois.
Le dernier haut fourneau français au charbon de bois a fonctionné jusqu’en 1930.
5. Invention du convertisseur. Un nouveau bond technologique est franchi en 1860, quand l’anglais Henry Bessemer met au point le convertisseur qui élimine le carbone excédentaire de la fonte en fusion en y insufflant de l’air sous pression.
L’ingénieur anglais Edward-Albert Cowper invente lui aussi un four révolutionnaire permettant de réinjecter les gaz résiduels comme combustible. La chimie nous permet aujourd’hui de savoir quels additifs on peut employer pour éliminer des impuretés comme le souffre ou le phosphore qui, si elles ne sont pas éliminés, fragilisent le produit final.
En conséquence, la qualité de l’acier s’améliore peu à peu et sa fabrication connaît un développement spectaculaire. L’acier permet l’apparition d’une série d’outils dans l’industrie (pièces de machines), la construction (ponts, navires, gares) et la vie quotidienne (locomotives, rails, voitures). Le chemin de fer se généralise dans toute l’Europe et aux États-Unis. Les rails et les locomotives sont en acier.
Le fer s’impose comme le métal roi de la révolution industrielle, dont la Tour Eiffel reste le symbole glorieux. Pourtant Eiffel, pour sa tour, choisira le fer puddlé (de la fonte amélioré grâce à une décarbonisation poussée) qu’il connaissait bien, et non pas l’acier. Une tour Eiffel en fer forgé s’effondrerait sous son propre poids ; une tour en fonte normale se casserait sous les forces du vent. C’est le fer puddlé, plus lourd que l’acier, qui permet à la tour en question d’être ce qu’elle est et d’exister encore à ce jour!
Depuis, la sidérurgie est entrée dans une nouvelle phase d’avancées techniques spectaculaires qui permettent la production d’un acier de qualité, sophistiqué (haute élasticité, inoxydable…) et de plus en plus fin.
Au début du XXe siècle, la production mondiale d’acier atteignait 28 millions de tonnes, soit six fois plus qu’en 1880. A la veille de la Première guerre mondiale, elle grimpait à 85 millions de tonnes, pour atteindre aujourd’hui 1,6 milliard de tonnes dont la moitié produite en Chine !
L’exploit du « Triple E »
A part son rôle stratégique dans la construction des cuves des réacteurs nucléaires, l’acier est irremplaçable dans la construction des grandes infrastructures et moyens de transport. Prenons l’exemple de la société de transport maritime danoise Maersk qui vient de lancer cette année sa nouvelle gamme de bateaux porte conteneur, le « triple E ».
Avec ces 400 m de long et 59 m de large pour une capacité de 18 270 EVP (Équivalent vingt pieds, taille standard du conteneur), il s’agit du plus grand bateau jamais construit dans l’histoire.
Alors qu’à Saint-Nazaire on construit des énormes bateaux de croisière, Maersk a fait confiance aux chantiers sud-coréens Daewoo et à sa puissante sidérurgie.
Si l’on peut s’interroger sur le bien-fondé de cette course au gigantisme (le bateau est trop large pour passer le Canal de Panama), l’on ne peut qu’admirer les fabuleuses prouesses techniques.
Pour l’ensemble de la coque, qui doit résister à des tensions gigantesques résultant des vagues qui se déchaîneront sur elle en haute mer, Maersk a fait produire sur place le meilleur acier imaginable. Comme on le fait depuis les Liberty ships, les « triple E » sont montés à partir de segments assemblables, ce qui permet une production en série et ultrarapide.
Pour couper les plaques d’acier on utilise des arcs à soudure utilisant des plasmas (une anode et une diode chauffant un gaz). Le dard de l’arc atteint jusqu’à 16 000°C. La survie du bateau dépend alors fortement de la qualité des soudures auxquelles on apporte une attention extrême, aussi grande que pour des cuves nucléaires ou un vaisseau spatial.
Le haut fourneau du futur
Demain, grâce à la fusion thermonucléaire, l’humanité pourra disposer d’un « haut fourneau nucléaire » : la « torche à plasma ». Il s’agit d’injecter dans le jet de plasma issu d’un réacteur à fusion, et donc à des températures dépassant les 100 millions de degrés, des morceaux du produit à décomposer (déchets, minerais, etc.), qui se sublimeront instantanément pour se mélanger au plasma.
Et comme le jet est entièrement ionisé (chargé électriquement), il suffit de le faire passer quelques mètres plus loin entre deux longues plaques aimantées pour le décomposer en ses composants élémentaires. Les atomes légers comme l’aluminium ou l’oxygène seront fortement déviés par le champ magnétique, et ceux plus lourds comme le plomb ou l’or le seront plus légèrement. Un tablier situé dans une chambre à vide et divisé en plusieurs cases récupère les atomes et fait tomber leur température jusqu’à l’état solide. Il ne reste plus qu’à les cueillir !
En réussissant cette étape, l’humanité ne fera que prouver une fois de plus sa véritable nature, celle de toujours vouloir accroître son propre potentiel à progresser.
Vallée de l’Orb près d’Hérépian (34)
La Route de la soie maritime, une histoire de 1001 coopérations
Il est de bon ton aujourd’hui de présenter les enjeux maritimes dans le cadre d’une l’idéologie géopolitique britannique moribonde dressant les pays et les peuples les uns contre les autres.
Cependant, comme le démontre cette brève histoire de la Route de la soie maritime, tirée pour l’essentiel d’un document de l’organisation internationale du tourisme, l’océan a été avant tout un lieu fantastique de rencontres fertiles, de brassages culturels et de coopérations mutuellement bénéfiques.
Les anciens Chinois ont inventé beaucoup de choses que nous utilisons de nos jours, notamment le papier, les allumettes, les brouettes, la poudre à canon, la noria (élévateur), les écluses à sas, le cadran solaire, l’astronomie, la porcelaine, la peinture laque, la roue de potier, les feux d’artifice, la monnaie de papier, la boussole, le gouvernail d’étambot, le tangram, le sismographe, les dominos, la corde à sauter, les cerfs-volants, la cérémonie du thé, le parapluie pliable, l’encre, la calligraphie, le harnais pour animaux, les jeux de cartes, l’impression, le boulier, le papier peint, l’arbalète, la crème glacée, et surtout la soie dont nous aller parler ici.
Origine de la soie
Avant de parler des « routes » de la soie, deux mots sur les origines de la sériciculture, c’est-à-dire l’élevage de vers à soie.
Comme le confirment des découvertes archéologiques récentes, la production de la soie représente un savoir-faire ancestral. La présence du mûrier pour l’élevage du ver à soie a été constatée en Chine autour du fleuve jaune chez la culture de Yangshao lors du néolithique moyen chinois de 4500 à 3000 av. JC.
En général, on préfère retenir la légende qui affirme que la soie a été découverte vers 2500 ans avant J.C., par la princesse chinoise Si Ling-chi, lorsqu’un cocon tomba accidentellement dans son bol de thé. En essayant de le retirer, elle s’aperçut que le cocon ramolli par l’eau chaude déployait un fil délicat, doux et solide pouvant être dévidé et assemblé. Ainsi serait née l’idée de confectionner des étoffes. La princesse décida alors de planter de nombreux mûriers blancs dans son jardin pour élever des vers à soie.
Les vers à soie (ou bombyx) et les mûriers furent divinement bien soignés par la princesse (les vers à soie se nourrissent uniquement de feuilles de mûriers blancs).
La production de soie est un processus long qui nécessite une grande surveillance. Les papillons de soie pondent environs 500 œufs au cours de leurs vies, qui est de 4 à 6 jours. Après éclosion des œufs, les bébés vers se nourrissent de feuilles de mûrier dans un environnement contrôlé. Ils ont un féroce appétit et leur poids peut considérablement augmenter. Après avoir emmagasiné suffisamment d’énergie, les vers sécrètent par leurs glandes de la soie une gelée blanche et s’en servent pour réaliser un cocon autour d’eux.
Après huit ou neuf jours, les vers sont tués et les cocons sont plongés dans de l’eau bouillante afin d’assouplir les filaments de protection qui sont enroulés sur une bobine. Ces filaments peuvent être de 600 à 900 mètres de long. Plusieurs filaments sont assemblés pour former un fil. Les fils de soie sont alors tissé pour former une toile ou utilisée pour de la broderie fine ou encore le brocart, riche tissu de soie rehaussé de dessins brochés en fils d’or et d’argent.
Le début du commerce de la soie
Sous la menace de la peine capitale, la sériciculture resta un secret bien gardé et la Chine conservera durant des millénaires son monopole sur la fabrication.
Ce n’est que sous la dynastie des Zhou (1112 av. JC.), qu’une Route de la soie maritime va desservir à partir de la Chine le Japon et la Corée car le gouvernement décide d’y envoyer, depuis le port situé dans la baie de Bohai (de la Péninsule de Shandong), des Chinois chargés de former les habitants à la sériciculture et l’agriculture. C’est ainsi que les techniques d’élevage du vers à soie, du bobinage et du tissage de la soie ont, peu à peu, été introduites en Corée via la mer Jaune.
Lorsque l’empereur Qin Shi Huang unifie la Chine (221 av. JC.), de nombreuses personnes des États de Qi, Yan et Zhao s’enfuient vers la Corée en emportant, avec eux, des vers à soie et leur technique d’élevage. Ceci va accélérer le développement de la filature de la soie dans ce pays.
Pour les relations internationales de la Chine, la Corée a joué un rôle central en particulier comme un pont intellectuel entre la Chine et le Japon. Son commerce avec la Chine a également permis la divulgation du bouddhisme et des méthodes de fabrication de la porcelaine.
Bien qu’initialement réservé à la Cour impériale, la soie s’est répandu à travers toute la culture asiatique, aussi bien géographiquement que socialement. La soie devient rapidement le tissu de luxe par excellence que la terre entière désire.
A l’époque des dynasties Han (206 av. JC à 220), un canevas dense de routes commerciales fait exploser les échanges culturels et commerciaux à travers l’Asie centrale et impacte profondément la dynamique civilisationnelle. La dynastie des Han continue la construction de la grande muraille et crée notamment la commanderie de Dunhuang (Gansu), poste clé de la Route de la soie. Son commerce s’étend, plus de deux siècles av. JC, jusqu’à la Grèce puis Rome où la soie est réservée aux élites.
Au IIIe siècle, l’Inde, le Japon et la Perse (Iran) réussissent à percer le secret de la fabrication de la soie et deviennent d’importants producteurs.
La soie arrive en Europe
L’élevage du ver à soie, dit-on, aurait débuté en Europe au VIe siècle grâce à deux moines du Mont Athos, envoyés par l’empereur byzantin Justinien. Ils ont rapporté de Chine ou d’Inde, des œufs de vers à soie cachés dans leur bâton de pèlerin en bambou creux. Une autre version prétend que ce serait l’empereur Han Wu (IIe siècle) qui envoya des ambassadeurs, munis de présents tel que la soie, vers l’occident. L’élevage se répandit d’abord dans l’empire byzantin qui en conserva le secret.
Au VIIe siècle, la sériciculture se répand en Afrique et en Sicile où, sous l’impulsion de Roger Ier de Sicile (v. 1034-1101) et de son fils Roger II (1093-1154), le ver à soie et le mûrier furent introduits dans l’ancien Péloponnèse.
Au Xe siècle, l’Andalousie devient l’épicentre de la fabrication de la soie avec Grenade, Tolède et Séville. Lors de la conquête arabe, la sériciculture passa en Espagne, en Italie (Venise, Florence et Milan) et en France.
Les plus anciennes traces françaises d’une activité séricicole remontent au XIIIe siècle, notamment dans le Gard (1234) et à Paris (1290).
Au XVe siècle, face à l’importation ruineuse de la soie (brute ou manufacturée) italiennes, Louis XI essaye de créer des manufactures de soieries, d’abord à Tours sur la Loire, en ensuite à Lyon, une ville au carrefour des routes nord-sud où les émigrants italiens pratiquaient déjà le commerce de soieries.
Au XIXe siècle, la production de la soie a été industrialisée au Japon mais au XXe siècle, la Chine reprend sa place comme le plus grand producteur mondial. Aujourd’hui, l’Inde, le Japon, la République de Corée, la Thaïlande, le Vietnam, l’Ouzbékistan et le Brésil ont des grosses capacités de production.
Brassage culturel
Autant que la soie elle-même, le transport de la soie par voie maritime remonte à des âges immémoriaux.
Pour les Chinois, il existe deux principales routes : la Route de la Soie de la Mer orientale de Chine (vers la Corée et le Japon) et la Route de la Soie de la Mer méridionale de Chine (via le détroit de Malacca vers l’Inde, le golfe Persique, l’Afrique et l’Europe). Royaume du Fou-Nan
Au Vietnam, le musée de Hanoï possède une pièce de monnaie datant de l’an 152 arborant l’effigie de l’empereur romain Antonin le Pieux. Cette pièce a été découverte dans les vestiges d’Oc Eo, une ville vietnamienne située au sud du delta du Mékong, qu’on pense avoir été le port principal du Royaume du Fou-nan (Ier au IXe siècle).
Ce royaume, qui couvrait le territoire du Cambodge actuel et de la région administrative vietnamienne du delta du Mékong, a prospéré du Ier au IXe siècle. Or, la première mention du royaume du Fou-nan, apparait dans le compte rendu d’une mission chinoise qui s’y est rendue au IIIe siècle.
Les Founamiens furent à la gloire de leur puissance lorsque l’hindouisme et le bouddhisme furent introduits en Asie du Sud-Est.
Ensuite, à partir de l’Egypte, des marchands grecs ont atteint la baie de Bengale. Des quantités considérables de poivre atteignent alors Ostia, le port d’entrée de Rome. Toutes les preuves historiques démontrent que le commerce est-ouest fleurissait dès notre premier millénaire.
Perses et Arabes en Asie
Du coté occidental, à l’entrée de la baie de Koweït, à 20 kilomètres au large de la ville de Koweït City, non loin du débouché de l’estuaire commun du Tigre et de l’Euphrate dans le golfe Persique, l’île de Failaka a été l’un des lieux de rendez-vous où la Grèce, Rome et la Chine échangeaient leurs marchandises.
Sous la dynastie des Sassanides (226-651), les Perses ont développé leurs routes commerciales jusqu’en Asie du Sud-est en passant par l’Inde et le Sri Lanka. Cette infrastructure commerciale fut reprise ensuite par les Arabes lorsqu’en 762 ils déplacèrent la capitale Omeyyade de Damas à Bagdad.
Ainsi, la ville de Quilon (Kollam), la capitale du Kerala en Inde, voit cohabiter dès le IXe siècle des colonies de marchands arabes, chrétiens, juifs et chinois.
Du coté occidental, les navigateurs perses et ensuite arabes ont joué un rôle central dans la naissance de la route de la soie maritime. A la suite des routes sassanides, les Arabes poussaient leurs dhows, c’est-à-dire les boutres ou voiliers arabes traditionnels, de la mer Rouge aux côtes chinoises et jusqu’aux confins de la Malaisie et de l’Indonésie.
Ces marins apportèrent avec eux une nouvelle religion, l’islam qui s’étendra en Asie du Sud-Est. Si initialement le pèlerinage traditionnel (le hajj) vers la Mecque ne fut qu’une aspiration pour de nombreux musulmans, il leur deviendra de plus en plus possible de l’effectuer.
Lors de la mousson, la saison où les vents sont favorables à la navigation vers l’Inde dans l’océan Indien, les missions commerciales semestrielles se transformaient en véritables foires internationales offrant du même coup une occasion pour transporter par la mer une grande quantité de marchandises dans des conditions (abstraction faite des pirates et de l’imprévisibilité du temps) relativement moins exposées aux dangers du transport par voie terrestre.
Chine : la Route de la soie maritime
sous les dynasties Sui, Tang et Song
C’est sous la dynastie Sui (581-618), qu’en partance de Quanzhou, ville côtière dans la province du Fujian, dans le sud-est de la Chine, la Route de la soie maritime trace ses premiers itinéraires commerciaux.
Riche de sa panoplie d’endroits pittoresques et de sites historiques, Quanzhou a été proclamée « point de départ de la Route de la Soie maritime » par l’UNESCO.
C’est à cette époque que les premières méthodes d’imprimerie font leur apparition en Chine. Il s’agit de blocs de bois permettant d’imprimer sur du textile. En 593, l’Empereur Sui, Wen-ti, ordonna l’impression des images et des écrits bouddhiques. Un des plus anciens textes imprimés est un écrit bouddhiste datant de 868 retrouvé dans une grotte près de Dunhuang, une ville étape de la Route de la soie.
Sous la dynastie Tang (618-907), l’expansion militaire du Royaume apporta de la sécurité, du commerce et des idées nouvelles. Le fait que la stabilité de la Chine des Tang coïncide avec celle de la Perse des Sassanides, permet alors aux routes de la soie terrestres et maritimes de prospérer. La grande transformation de la route de la soie maritime aura lieu à partir du VIIe siècle lorsque la Chine s’ouvre de plus en plus aux échanges internationaux.
Le premier ambassadeur arabe y prend ses fonctions en 651.
La Dynastie Tang choisit comme capitale la ville de Chang’an (appelé aujourd’hui Xi’an). Elle adopte une attitude ouverte vis-à-vis des différentes croyances. Des temples bouddhistes, taoïstes et confucéens y coexistent pacifiquement avec des mosquées, des synagogues et des églises nestoriennes chrétiennes.
Chang’an étant le terminus de la Route de la Soie, le marché ouest de Chang’an devient le centre du commerce mondial. Selon le registre de l’Autorité Six des Tang, plus de 300 nations et régions avaient des relations commerciales avec Chang’an.
Presque 10 000 familles de pays étrangers de l’ouest vivaient dans la ville, spécialement dans la zone autour du marché ouest. Il y avait beaucoup d’auberges étrangères dont le personnel était des servantes étrangères choisies pour leur beauté. Le poète le plus célèbre dans l’histoire Chinoise, Li Bai, flânait souvent parmi elles. La nourriture étrangère, les costumes, la musique étaient la mode de Chang’an.
Après la chute de la dynastie Tang, les Cinq dynasties et la période des dix royaumes (907-960), l’arrivée de la dynastie Song (960-1279) va inaugurer une nouvelle période faste caractérisée par une centralisation accrue et un renouveau économique et culturel. La route maritime de la soie retrouve alors de son allant. En 1168 une synagogue est érigée à Kaifeng, capitale de la dynastie Song du Sud, pour servir aux marchands de la route de la soie.
Durant la même période, de pair avec l’expansion de l’islam, des comptoirs commerciaux vont apparaître tout autour de l’océan Indien et dans le reste de l’Asie du Sud-est.
La Chine incite alors ses marchands à saisir les occasions qu’offre le trafic maritime, notamment la vente du camphre, une plante médicinale très recherchée. Un véritable réseau commercial se développe alors dans les Indes orientales sous les auspices du Royaume de Sriwijaya, une cité-Etat du sud de Sumatra en Indonésie (voir ci-dessous) qui fera pendant près de six siècles la jonction entre d’un coté les marchands chinois et de l’autre les Indiens et les Malais. Une route commerciale émerge alors réellement méritant le nom de « route de la soie » maritime.
Des quantités de plus en plus importantes d’épices passent alors par l’Inde, la mer Rouge et Alexandrie en Egypte avant d’atteindre les marchands de Gênes, Venise et les autres ports occidentaux. De là, ils repartiront vers les marchés du nord de l’Europe de Lübeck (Allemagne), Riga (Lituanie) ou encore Tallinn (Estonie), qui deviendront, à partir du XIIe siècle, des villes importantes de la Ligue hanséatique.
En Chine, sous le règne de l’empereur Song, Renzong (1022-1063), beaucoup d’argent et d’énergie furent dépensés pour réunir les savoirs et les savoir-faire. L’économie fut la première à en bénéficier.
En s’appuyant sur le savoir-faire des marins arabes et indiens, les navires chinois deviennent alors les plus avancés du monde.
Les Chinois, qui avaient inventé la boussole (au moins depuis l’an 1119), dépassèrent rapidement leurs concurrents au niveau de la cartographie et l’art de naviguer alors que la jonque chinoise devient le vraquier par excellence.
Dans son traité géographique, Zhou Qufei, en 1178, rapporte :
« Les gros navires qui croisent la Mer du sud sont comme des maisons. Lorsqu’ils déplient leurs voiles, on dirait d’énormes nuages. Leur gouvernail est long de plusieurs dizaines de pieds. Un seul navire peut abriter plusieurs centaines d’hommes. A bord, il y a de quoi manger pour un an ».
Des fouilles archéologiques confirment cette réalité comme par exemple l’épave d’une jonque datant du XIVe siècle, retrouvée aux larges de la Corée, dans laquelle on a découvert plus de 10 000 pièces de céramique.
Lors de cette période, le commerce côtier passe graduellement des mains des marchands arabes aux mains des marchands chinois. Le commerce s’étend, notamment grâce à l’inclusion de la Corée ainsi que l’intégration du Japon, de la côte indienne de Malabar, du golfe Persique et de la mer Rouge dans les réseaux commerciaux existants.
La Chine exporte du thé, de la soie, du coton, de la porcelaine, des laques, du cuivre, des colorants, des livres et du papier. En retour, elle importe des produits de luxe et des matières premières, notamment des bois rares, des métaux précieux, des pierres précieuses et semi-précieuses, des épices et de l’ivoire.
Des pièces de monnaie en cuivre de la période Song ont été découvertes au Sri Lanka, et la présence de la porcelaine de cette époque a été constatée en Afrique de l’Est, en Egypte, en Turquie, dans certains Etats du Golfe et en Iran, tout comme en Inde et en Asie du Sud-est.
L’importance de la Corée et du Royaume de Silla
Pendant le premier millénaire, la culture et la philosophie ont fleuri dans la péninsule Coréenne. Un réseau marchand bien organisé et bien protégé avec la Chine et le Japon y opérait.
Sur l’île japonaise d’Okino-shima on trouve de nombreuses traces historiques témoignant des échanges intenses entre l’archipel japonais, la Corée et le continent asiatique.
Des fouilles effectuées dans des tombeaux anciens à Gyeongju, aujourd’hui une ville sud-coréenne de 264 000 habitants et capitale de l’ancien Royaume de Silla (de 57 av. JC à 935) qui contrôlait la plus grande partie de la péninsule du VIIe au IXe siècle, démontrent l’intensité des échanges de ce royaume avec le reste du monde, via la route de la soie.
L’Indonésie, une grande puissance maritime au coeur de la Route de la soie maritime
En Indonésie, en Malaisie et dans le sud de la Thaïlande, le Royaume de Sriwijaya (VIIe au XIIIe) a joué le rôle majeur de comptoir maritime où furent entreposées des marchandises de forte valeur de la région et au-delà en vue de leur commercialisation ultérieure par voie maritime. Sriwijaya contrôlait notamment le détroit de Malacca, le passage maritime incontournable entre l’Inde et la Chine.
A l’apogée de sa puissance au XIe siècle, le réseau des ports et des comptoirs sous domination Sriwijaya échangèrent une vaste palette de produits et de productions : du riz, du coton, de l’indigo et de l’argent de Java, de l’aloès (une plante succulente d’origine africaine), des résines végétales, du camphre, de l’ivoire et des cornes de rhinocéros, de l’étain et de l’or de Sumatra, du rotin, des bois rouges et d’autres bois rares, des pierres précieuses de Bornéo, des oiseaux rares et des animaux exotiques, du fer, du santal et des épices d’Indonésie orientale, d’Inde et d’Asie du Sud-est, et enfin, de Chine, des porcelaines, des laques, du brocart, des tissues et de la soie.
Avec comme capitale la ville de Palembang (à ce jour 1,7 million d’habitants) sur la rivière Musi dans ce qui est aujourd’hui la province méridionale de Sumatra, ce royaume d’inspiration hindouiste et bouddhiste, qui a prospéré du VIIIe au XIIIe siècle, a été le premier royaume indonésien d’importance et la première puissance maritime indonésienne.
Dès le VIIe siècle, il règne sur une grande partie de Sumatra, la partie occidentale de l’île de Java et une partie importante de la péninsule malaise. Avec une étendue au Nord jusqu’en Thaïlande, où des vestiges archéologiques de cités Sriwijaya existent encore.
Le musée de Palembang — une ville où communautés chinoises, indiennes, arabes et yéménites, chacun avec ses institutions particulières, co-prospèrent depuis plusieurs générations — raconte à merveille comment la Route de la soie maritime a engendré un enrichissement culturel mutuel exemplaire.
Madagascar, le sanskrit et la Route de la cannelle
Aujourd’hui, Madagascar est habitée par des noirs et des asiatiques. Des tests ADN ont confirmé ce que l’on savait depuis longtemps : de nombreux habitants de l’île descendent de marins malais et indonésiens qui ont mis pied sur l’ile vers l’année 830 lorsque l’Empire Sriwijaya étend son influence maritime vers l’Afrique.
Autre élément de preuve de cette présence, le fait que la langue parlée sur l’île emprunte des mots sanskrits et indonésiens.
Sans surprise, la carte de l’expansion des langues austronésiennes est quasiment superposable à celle de la Route de la cannelle (ci-dessus).
Pour démontrer la faisabilité de ces voyages maritimes, une équipe de chercheurs a navigué en 2003 d’Indonésie jusqu’au Ghana en passant par Madagascar à bord du Borobudur, la reconstruction d’un des voiliers figurant dans plusieurs des 1300 bas-reliefs décorant le temple bouddhiste de Borobudur sur l’île de Java en Indonésie, datant du VIIIe siècle.
Beaucoup pensent que ce navire est une représentation de ceux que les marchands indonésiens utilisaient autrefois pour traverser l’océan jusqu’en Afrique. Les navigateurs indonésiens utilisaient habituellement des bateaux relativement petits. Pour en assurer l’équilibre, ils les équipaient de balanciers, aussi bien doubles (ngalawa) que simples.
Leurs bateaux, dont la coque était taillée dans un seul tronc d’arbre, étaient appelés sanggara. Dans leurs traversées vers l’est, les marchands de l’archipel indonésien pouvaient jadis se rendre jusqu’à Hawaii et la Nouvelle-Zélande, à une distance de plus de 7 000 km.
En tout cas, le bateau des chercheurs, équipé d’un mât de 18 mètres de haut, a réussi à parcourir la route Jakarta – Maldives – cap de Bonne-Espérance – Ghana, une distance de 27 750 kilomètres, soit plus de la moitié de la circonférence de la Terre !
L’expédition visait à refaire une route bien précise : celle de la cannelle, qui a conduit les marchands indonésiens jusqu’en Afrique pour vendre des épices, dont la cannelle, une denrée très recherchée à l’époque. Elle était déjà très prisée dans les régions du bassin méditerranéen bien avant l’ère chrétienne.
Sur les murs du temple égyptien de Deir el-Bahari (Louksor), une peinture représente une expédition navale importante dont il est dit qu’elle aurait été ordonnée par la reine Hatshepsout, qui régna de 1503 à 1482 avant JC.
Autour de cette peinture des hiéroglyphes expliquent que ces navires transportaient diverses espèces de plantes et d’essences odorantes destinées au culte. Une de ces denrées est la cannelle. Riche en arôme, elle était une composante importante des cérémonies rituelles dans les royaumes d’Egypte.
Or, la cannelle poussait à l’origine en Asie centrale, dans l’est de l’Himalaya et dans le nord du Vietnam. Les Chinois méridionaux l’ont transplantée de ces régions dans leur propre pays et l’ont cultivée sous le nom de gui zhi.
De la Chine, le gui zhi s’est répandu dans tout l’archipel indonésien, trouvant là une terre d’accueil très fertile, en particulier dans les îles Moluques. De fait, le commerce international de la cannelle était alors un monopole tenu par les marchands indonésiens. La cannelle d’Indonésie était appréciée pour son excellente qualité et son prix très compétitif.
Les Indonésiens parcouraient donc à la voile de grandes distances, jusqu’à plus de 8 000 km, traversant l’océan Indien jusqu’à Madagascar et le nord-est de l’Afrique. De Madagascar, les produits étaient transportés à Rhapta, dans une région côtière qui prit par la suite le nom de Somalie. Au-delà, les marchands arabes les expédiaient vers le nord jusqu’à la mer Rouge.
Le détroit de Malacca
Pour la Chine, le détroit de Malacca a toujours représenté un intérêt stratégique majeur. À l’époque où le grand amiral chinois Zheng He mène la première de ses expéditions vers l’Inde, le Proche-Orient et l’Afrique de l’Est entre 1405 et 1433, un pirate chinois du nom de Chen Zuyi a pris le contrôle de Palembang. Zheng He défait la flotte de Chen et capture les survivants. Du coup, le détroit est redevenu une route maritime sûre.
Selon la tradition, un prince de Sriwijaya, Parameswara, se réfugie sur l’île de Temasek (l’actuelle Singapour) mais s’établit finalement sur la côte ouest de la péninsule malaise vers 1400 et fonde la ville de Malacca, qui deviendra le plus grand port d’Asie du Sud-est, à la fois successeur de Sriwijaya et précurseur de Singapour.
Suite au déclin de Sriwijaya, c’est le Royaume de Majapahit (1292-1527), fondé à la fin du XIIIe siècle sur l’île de Java, qui dominera la plus grande partie de l’Indonésie actuelle.
C’est l’époque où les marins arabes commencent à s’installer dans la région.
Le royaume de Majapahit noua des relations avec celui le Royaume de Champa (192-1145 ; 1147-1190 ; 1220-1832) (Sud Vietnam), du Cambodge, du Siam (la Thaïlande) et du Myanmar méridional.
Le royaume de Majapahit envoyait également des missions en Chine. Alors que ses dirigeants étendirent leur pouvoir sur d’autres îles et mirent à sac les royaumes voisins, il chercha avant tout à augmenter sa part et son contrôle sur le commerce des marchandises transitant par l’archipel.
L’île de Singapour et la partie la plus au sud de la péninsule malaise fut un carrefour clé de l’ancienne Route de la soie maritime. Des fouilles archéologiques entrepris dans l’estuaire du Kallang et le long du fleuve Singapour, ont permis de découvrir des milliers d’éclats de verre, des perles naturelles ou en or, des céramiques et des pièces de monnaie chinoises de la période des Song du nord (960-1127).
La montée de l’Empire mongol au milieu du XIIIe siècle va provoquer l’accroissement du commerce par la mer et contribuer à la vitalité de la Route de la soie maritime. Marco Polo, après un voyage terrestre qui dura 17 ans, vers la Chine reviendra par bateau. Après avoir été témoin d’un naufrage, il passa de la Chine à Sumatra en Indonésie avant de remettre pied à terre à Ormuz en Perse (Iran).
Sous les dynasties Yuan et Ming
Sous la dynastie des Song, on exporte, vers le Japon, une quantité importante d’articles de soie. Sous celle des Yuan (1271-1368), le gouvernement instaure le Shi Bo Si, bureau en charge des échanges commerciaux, dans de nombreux ports comme, notamment, Ningbo, Canton, Shanghai, Ganpu, Wenzhou et Hangzhou, permettant, ainsi, l’exportation des soieries vers le Japon.
Durant les dynasties des Tang, Song et Yuan, et au début de celle des Ming, on assiste, dans chaque port, à la création d’un département océanique de négoce pour gérer l’ensemble des échanges commerciales extérieures maritimes.
Le commerce avec les sud de l’Inde et du golfe Persique fleurit. Le commerce avec l’Afrique de l’Est se développe également en fonction de la mousson et apporte de l’ivoire, de l’or et des esclaves. En Inde, des guildes commencent à contrôler le commerce chinois sur la côte du Malabar et au Sri Lanka. Les relations commerciales se formalisent tout en restant soumises à une forte concurrence. Cochin et Kozhikode (Calicut), deux grandes villes de l’Etat indien du Kerala, rivalisent alors pour dominer ce commerce.
Les explorations maritimes de l’amiral Zheng He
Les explorations maritimes chinoises connaitront leur apogée au début du XVe siècle sous la dynastie Ming (1368-1644) qui, pour diriger sept expéditions diplomatiques navales, choisira un eunuque musulman de la cour, l’amiral Zheng He.
Financées par l’Empereur Ming Yongle, ces missions pacifiques en Asie du Sud-est, en Afrique de l’Est, dans l’Océan indien, dans le golfe Persique et en Mer Rouge, viseront avant tout à démontrer le prestige et la grandeur de la Chine et de son Empereur. Il s’agit également de reconnaître une trentaine d’Etats et de nouer des relations politiques et commerciales avec eux.
En 1409, avant une des expéditions, l’amiral chinois Zheng He demanda à des artisans de fabriquer une stèle en pierre taillée à Nanjing, actuelle capitale de la province du Jiangsu (est de la Chine). La stèle voyagea avec la flottille et fut laissée au Sri Lanka comme cadeau à un temple bouddhiste local. Des prières aux divinités en trois langues -chinois, persan et tamoul- furent gravés sur la stèle. Elle fut retrouvé en 1911 dans la ville de Galle, dans le sud-ouest du Sri Lanka et une réplique se trouve aujourd’hui en Chine.
L’armada de Zheng était composée de vraquiers armés, le plus modeste étant plus grand que les caravelles de Christophe Colomb. Les plus vastes atteignaient une longueur de 100 et une largeur de 50 mètres. D’après les chroniques Ming de l’époque, une expédition pouvait comprendre 62 navires avec 500 personnes à bord chacun. Certains d’entre eux transportaient la cavalerie militaire et d’autres des réservoirs d’eau potable. La construction navale chinoise était en avance. La technique de cloisons hermétiques, imitant la structure interne du bambou, offrait une sécurité incomparable. Elle fut la norme pour la flotte chinoise avant d’être copiée par les Européens 250 ans plus tard. A cela s’ajoutait l’emploi de la boussole et celui de cartes célestes peintes sur soie.
La synergie qui a pu exister entre marins arabes, indiens et chinois, tous des hommes de mer qui fraternisent face à l’adversité de l’océan, a de quoi nous impressionner. Par exemple, certains historiens estiment qu’il n’est pas exclu que le nom « Sindbad le marin », qui apparaît dans la fable d’origine perse qui conte les aventures d’un marin du temps de la dynastie des Abbassides (VIIIe siècle) et fut intégrée dans les Contes des Mille et Une Nuits, dérive du mot Sanbao, le surnom honorifique donné par l’Empereur chinois à l’amiral Zheng He, signifiant littéralement « Les trois joyaux », c’est-à-dire les trois vertus capitales indissociables communes aux principales philosophies que sont l’Eveil (qui permet d’apprendre), l’Altruisme (qui permet la compréhension de l’autre) et l’Equité (qui invite à partager avec lui).
Aussi bien en Chine (à Hong-Kong, à Macao, à Fuzhou, à Tianjin et à Nanjing) qu’à Singapour, en Malaisie et en Indonésie, des musées maritimes mettent les expéditions de l’amiral Zheng en valeur.
Soulignons cependant qu’au moins douze autres amiraux ont effectué des expéditions similaires en Asie du Sud-est et dans l’océan Indien. En 1403, l’amiral Ma Pi a conduit une expédition jusqu’en Indonésie et en Inde. Wu Bin, Zhang Koqing et Hou Xian en ont fait d’autres. Après que la foudre avait provoqué un incendie de la Cité interdite, une dispute éclata entre la classe des eunuques, partisans des expéditions, et des mandarins lettrés, qui obtiendront l’arrêt d’expéditions jugées trop onéreuses. Le dernier voyage a eu lieu entre 1430 et 1433, c’est-à-dire 64 ans avant que l’explorateur portugais Vasco da Gama ne se rende sur les mêmes lieux en 1497.
Le Japon, de son coté, de façon similaire, a restreint ses contacts avec le monde extérieure lors de la période Tokugawa (1600-1868) bien que son commerce avec la Chine ne fut jamais suspendu. Ce n’est qu’après la restauration Meiji en 1868 qu’un Japon ouvert au monde a ré-émergé.
Dans un repli sur eux-mêmes, le commerce aussi bien la Chine que du Japon tomba aux mains de comptoirs maritimes comme Malacca en Malaisie ou Hi An au Vietnam, deux villes aujourd’hui reconnues par l’Unesco comme patrimoine de l’humanité. H ?i An était un port étape majeur sur la route maritime reliant l’Europe et le Japon en passant par l’Inde et la Chine. Dans les épaves de navires retrouvées à Hi An, les chercheurs ont retrouvé des céramiques qui attendaient leur départ pour le Sinaï en Egypte.
Histoire des ports chinois
Au fil des années, on assiste à une évolution en ce qui concerne les principaux ports de la Route maritime de la Soie. A partir des années 330, Canton et Hepu étaient les deux ports les plus importants.
Cependant, Quanzhou se substitue à Canton, de la fin de la dynastie des Song à celle des Yuan.
A cette époque, Quanzhou, dans la province du Fujian et Alexandrie en Egypte étaient considérés comme les plus vastes ports du monde. A cause de la politique de fermeture sur le monde extérieur imposée à partir de 1435 et de l’influence des guerres, Quanzhou a été, progressivement, remplacé par les ports de Yuegang, Zhangzhou et Fujian.
Dès le début du IVe siècle, Canton est un important port de la Route maritime de la Soie. Peu à peu, il devient le plus vaste mais, également, le port d’Orient le plus renommé à travers le monde sous les dynasties des Tang et des Song. Durant cette période, la route maritime reliant Canton au golfe persique en passant par la Mer de Chine méridionale et l’océan Indien est la plus longue du monde.
Bien que plus tard supplanté par Quanzhou sous la dynastie des Yuan, le port de Canton demeurera le second plus grand port commercial de Chine. Par comparaison avec les autres, on le considère comme étant un port durablement prospère au cours des 2000 ans d’histoire de la Route maritime de la Soie.
Le système tributaire de 1368
La dernière dynastie impériale chinoise, celle des Qing, a régné de 1644 à 1912. Depuis l’arrivée de la dynastie Ming, les échanges commerciaux maritimes avec la Chine s’organisaient de deux façons :
- le « système tributaire » chinois ;
- le système dit « de Canton » (1757–1842).
Né sous les Ming en 1368, et le « système tributaire » atteindra son apogée sous les Qing. Il prend alors la forme raffinée d’une hiérarchie inclusive mutuellement bénéfique. Les Etats qui y adhèrent faisaient preuve de respect et de reconnaissance en présentant régulièrement à l’Empereur un tribut composé de produits locaux et en exécutant certaines cérémonies rituelles, notamment le « kowtow » (trois génuflexions et neuf prosternations). Ils demandaient également l’investiture de leurs dirigeants par l’Empereur et adoptaient le calendrier chinois. Outre la Chine, on y retrouvait le Japon, la Corée, le Vietnam, la Thaïlande, l’Indonésie, les îles Ryükyü, le Laos, le Myanmar et la Malaisie.
Paradoxalement tout en occupant un statut culturel central, le système tributaire offrait à ses vassaux un statut d’entité souveraine et leur permettait d’exercer leur autorité sur une aire géographique donnée. L’Empereur gagnait leur soumission en se préoccupant vertueusement de leur bien-être et en promouvant une doctrine de non-intervention et de non-exploitation. En effet, d’après les historiens, en termes financiers, la Chine ne s’est jamais enrichie d’une façon directe avec le système tributaire. En général, tous les frais de voyage et de séjour des missions tributaires étaient couverts par le gouvernement chinois. En plus des coûts de fonctionnement du système, les cadeaux offerts par l’Empereur avaient en général beaucoup plus de valeur que les tributs qu’il recevait. Chaque mission tributaire avait en effet le droit d’être accompagnée par un grand nombre de commerçants et une fois le tribut présenté à l’Empereur, le commerce pouvait commencer.
Il est à noter que, lorsqu’un pays perdait son statut d’Etat tributaire suite à un désaccord, ce dernier essayait à tout prix et parfois de façon violente d’être à nouveau autorisé à payer le tribut.
Le système de Canton de 1757
Le deuxième système concernait les puissances étrangères, principalement européennes, désireuses de faire du commerce avec la Chine. Il passait par le port de Guangzhou (à l’époque appelé Canton), le seul port accessibles aux Occidentaux.
Ainsi, les marchands, notamment ceux de la Compagnie britanniques des Indes orientales, pouvaient accoster, non pas dans le port mais devant la côte de Canton, d’octobre à mars, lors de la saison commerciale. C’est à Macao, à l’époque une possession Portugaise, que les Chinois leur fournissait le cas échéant une permission à cet effet. Les représentants de l’Empereur autorisaient alors des marchands chinois (les hongs) de commercer avec des navires étrangers tout en les chargeant de collecter les droits de douane avant qu’ils ne repartent.
Cette façon de commercer s’est amplifiée à la fin du XVIIIe siècle, notamment avec la forte demande anglaise de thé. C’est d’ailleurs du thé chinois de Fujian que les « insurgés » américains ont jeté à la mer lors de la fameuse « Boston Tea Party » de décembre 1773, un des premiers événements contre l’Empire britannique qui déclenchera la Révolution américaine. Des produits en provenance de l’Inde, en particulier le coton et l’opium furent échangés par la Compagnie des Indes orientales contre du thé, de la porcelaine et de la soie.
Les droits de douane collectés par le système de Canton étaient une source majeure de revenus pour la dynastie des Qing bien qu’elle bannira l’achat d’opium en provenance de l’Inde. Cette restriction imposée par l’Empereur chinois en 1796 conduira au déclenchement des guerres de l’Opium, la première dès 1839. En même temps, des rebellions éclatèrent dans les années 1850-60 contre le règne affaibli des Qing, doublées de guerres supplémentaires contre des puissances européennes hostiles.
En 1860, l’ancien Palais d’été (parc Yuanming), avec un ensemble de pavillons, de temples, de pagodes et de librairies, c’est-à-dire la résidence des empereurs de la dynastie Qing à 15 kilomètres au nord-ouest de la Cité interdite de Pékin, fut ravagée par les troupes britanniques et françaises lors de la Seconde guerre de l’opium. Cette agression reste dans l’histoire comme l’un des pires actes de vandalisme culturel du XIXe siècle. Le Palais fut mis à sac une deuxième fois en 1900 par une alliance de huit pays contre la Chine.
Aujourd’hui, on peut y admirer une statue de Victor Hugo et un texte qu’il avait écrit pour s’élever contre Napoléon III et les destructions de l’impérialisme français, pour rappeler que cela était non pas le fait d’une nation, mais celui d’un gouvernement.
A la fin de la première guerre mondiale, la Chine disposait de 48 ports ouverts où les étrangers pouvaient commercer en suivant leurs propres juridictions. Le XXe siècle fut une ère de révolutions et de changements sociaux. La fondation de la République populaire de Chine en 1949 engendra un repli sur soi.
Ce n’est qu’en 1978 que Deng Xiaoping annonça une politique d’ouverture sur le monde extérieur en vue de la modernisation du pays.
Au XXIe siècle, grâce à l’Initiative une ceinture (économique) une route (maritime) lancée par le Président Xi Jingping, la Chine ré-émerge comme une grande puissance mondiale offrant des coopérations mutuellement bénéfiques au service d’un meilleur avenir partagé pour l’humanité.
Raphaël 1520-2020 : ce que nous apprend « L’Ecole d’Athènes »
A l’occasion du cinq-centième anniversaire de la mort du peintre italien Raffaello Sanzio da Urbino (1483-1520), plusieurs expositions mettent à l’honneur cet artiste, notamment à Rome, Milan, Urbino, Belgrade, Washington, Pasadena, Londres, ou encore à Chantilly en France. Mais que sait-on réellement de l’intention et du sens de son œuvre ?
Introduction
Il est incontestable que, dans la conscience collective occidentale, Raphaël, aux côtés de Michel-Ange et Léonard de Vinci, s’érige comme un des artistes les plus géniaux incarnant sans doute le mieux la « Renaissance italienne ».
Bien que mort à l’âge de 37 ans, Raphaël a pu dévoiler au monde son immense talent, en particulier en réalisant, entre 1509 et 1511, plusieurs fresques monumentales au Vatican, la plus célèbre d’entre elles, longue de 7,7 mètres et haute de 5 mètres, est connue sous le nom de L’Ecole d’Athènes.
Le spectateur se trouve à l’intérieur d’un édifice réunissant la pensée de l’humanité toute entière : unis dans un espace hors du temps, une cinquantaine de philosophes, de mathématiciens et d’astronomes de tous les âges s’y rencontrent pour échanger sur leur vision de l’homme et de la nature.
L’image puissante que dégage cette fresque incarne tellement « l’idéal » d’une République démocratique, qu’en France, lors de la révolution de février 1848, le tableau représentant Louis Philippe – suspendu derrière le Président de l’Assemblée nationale – fut décroché et remplacé par une copie de la fresque de Raphaël, sous la forme d’une tapisserie de la Manufacture des Gobelins, réalisée entre 1683 et 1688 à la demande de Jean-Baptiste Colbert, fondateur de notre propre Académie des Sciences.
Ensuite, en France, est apparue l’idée que Raphaël, « le Prince des peintres », incarne « l’artiste ultime ». Bien mieux que Rubens ou le Titien, Raphaël aurait su réaliser la subtile « synthèse » entre « la grâce divine » d’un Léonard de Vinci et la « puissance sourde » d’un Michel-Ange. Qui dit mieux ? Une observation vraie tant qu’on se penche uniquement sur la pureté des « formes » et donc du « style ». Adoré ou détesté, Raphaël fut érigé en modèle à imiter par tout jeune talent fréquentant nos Académies des Beaux-Arts.
Tout ceci a contribué au fait que depuis cinq siècles, artistes, historiens et connaisseurs n’ont cessé de commenter et souvent s’affronter, non pas sur l’intention ou le sens des œuvres de l’artiste, mais sur son style ! A la manière de certains de nos contemporains qui adorent Star Wars sans prêter attention à l’idéologie que, sournoisement, cette série véhicule…
Pour ces historiens-là, « l’iconographie », cette branche de l’histoire de l’art qui s’intéresse aux sujets représentés, aux interprétations possibles des compositions à partir de détails particuliers, n’était vraiment utile que pour apprécier la peinture « plus primitive », c’est-à-dire celle des « Écoles du Nord »…
On sait bien, surtout en France, qu’une fois que la « forme » prend l’apparence de la perfection, peu importe le contenu ! Tel ou tel écrivain raconte des horreurs abjectes, mais « c’est tellement bien écrit ! »
La bonne nouvelle, c’est que depuis une vingtaine d’années, une poignée d’historiens et surtout d’historiennes d’art de premier plan, ont entrepris et publié de nouvelles recherches.
Je pense en particulier à Marcia Hall (Temple University), Ingrid D. Rowland (Université de Chicago), le révérend Timothy Verdon (Florence et Stanford), l’historien jésuite John William O’Malley et surtout à Christiane L. Joost-Gaugier. Son livre Raphael’s Stanza della Signatura, Meaning and Invention (Cambridge University Press, 2002), que j’ai pu lire grâce au confinement, m’a permis d’ajuster certaines pistes et intuitions que j’avais résumées en 2000 dans une note, avouons-le, assez brouillonne.
Si mon travail se résumait à tenter de donner un peu de cohérence à ce qui se trouve dans le domaine public, par un travail d’archives assidu au Vatican et ailleurs, ces historiennes, pour qui ni le latin ni le grec n’ont de secrets, ont largement contribué à éclaircir le contexte politique, philosophique, culturel et religieux ayant concouru à la genèse de cette œuvre.
Enrichi par ces lectures j’ai tenté ici, de façon méthodique, de « rendre lisible », ce qui est considéré, avec raison, comme l’œuvre majeure de Raphaël, L’Ecole d’Athènes.
Au lieu de commenter d’emblée les figures, j’ai choisi d’abord de brosser quelques arrières-plans servant d’autant de « clés » pour pénétrer cette œuvre. Car, pour déceler les intentions et les sentiments du peintre, il est indispensable de pénétrer l’esprit de l’époque qui a engendré celui de l’artiste : enjeux politiques et économiques, héritage culturel de Rome et de l’Église, gros plan sur le pape qui a commandité l’œuvre, convictions philosophiques des conseillers ayant dictés la thématique de l’œuvre, etc.
Toutefois, si tout ceci vous semble trop fastidieux, ou si vous mourez d’impatience de simplement vous familiariser avec l’œuvre, rien ne vous empêche de faire quelques aller-retours entre le décryptage des fresques en fin d’article et la contextualisation qui les précède.
Faire le ménage dans nos têtes
Pour voir le monde tel qu’il est, essuyons nos lunettes et cessons de regarder la teinte de nos verres. Car comme souvent, ce qui « empêche » le spectateur de pénétrer une œuvre, d’en voir l’intention et le sens, ce n’est pas ce que voient ses yeux en tant que tel, mais les idées préconçues qu’il a. Apprendre à voir commence généralement par bousculer quelques-unes de nos idées préconçues.
1. Ce n’est pas un tableau ! Depuis le XVIe siècle, nous Européens, raisonnons en termes de « tableau de chevalet ». L’artiste peint sur un support, un panneau en bois ou une toile, que le commanditaire accroche ensuite au mur. Or, L’Ecole d’Athènes, en tant que telle, n’est pas « un tableau » de ce type, mais simplement, au sens strict, un « détail » de ce qu’on appellerait aujourd’hui, « une installation ». Je m’explique. Ce qui constitue l’œuvre ici, c’est l’ensemble des fresques et décorations couvrant aussi bien le plafond, le sol que les quatre parois de la pièce ! On va vous les expliquer. Le spectateur se trouve, en quelque sorte, à l’intérieur d’un cube que l’artiste a cherché à faire apparaître comme une sphère. De sorte que vouloir « expliquer » le sens de L’Ecole d’Athènes, de façon isolée du reste et sans démontrer les liens thématiques et symboliques qui relient ce « détail » à l’iconographie des autres parois, n’est pas seulement un exercice futile mais relève de l’incompétence.
2. Erreur de titre ! Ni lors de sa commande, ni lors de sa réalisation, la fresque n’a porté le nom Ecole d’Athènes. Son nom n’apparaît qu’ultérieurement. Tout indique que l’ensemble de la pièce devait exprimer une harmonie divine réunissant La Philosophie (L’Ecole d’Athènes), La Théologie (en face), La Poésie (à droite) et La Justice (à gauche). On y reviendra.
3. La thématique n’est pas le choix de l’artiste ! La seule personne ayant rencontré de son vivant aussi bien Raphaël que le pape Jules II, a été le médecin Paolo Giovio (1483-1552) qui arrive à Rome en 1512, un an avant la mort de Jules II. D’après Giovio, c’est le pontife en personne qui, dès 1506, c’est-à-dire deux ans avant l’arrivée de Raphaël, conçoit le contenu de la « Chambre de la signature ». C’est logique puisqu’il s’agissait de l’endroit où il installait sa bibliothèque personnelle, une collection de quelque 270 livres, disposés sur des étagères en bas des fresques et classés selon les thèmes de chaque décoration murale (Philosophie, Théologie, Poésie et Justice). Cependant, vue la complexité de la thématique, et vue la faible culture littéraire de Jules II, les historiens s’accordent à attribuer la paternité intellectuelle des fresques aux conseillers du pape et surtout à celui qui aurait été en mesure d’en faire la synthèse, son libraire-en-chef, Thomaso Inghirami (1470-1516).
Une thématique et un programme que Raphaël, qui semble avoir constamment modifié ses dessins préparatoires en fonction des retours et commentaires qu’il recueillait de la part des commanditaires, a su traduire en images, avec l’énorme talent qui était le sien. En clair, si vous aimez les images, félicitez Raphaël ; si le contenu vous déplaît, adressez-vous au « patron ».
4. Peint à plusieurs ? Reste à éclaircir le fait que, à en croire les comptes du Vatican, la décoration entière de la pièce a été confiée, au milieu de l’année 1508, au fresquiste talentueux Giovanni Antonio Bazzi (1477-1549), de six ans plus âgé que Raphaël, connu sous le surnom Il Sodoma. C’est lui qui apparaît comme l’unique personne ayant perçu quelques sommes à ce sujet. Raphaël ne figure, en ces comptes, qu’à dater de 1513…
Or, comme en témoigne le cycle des fresques sur la vie de saint Benoît à l’abbaye territoriale Santa-Maria de Monte Oliveto Maggiore, Sodoma, avait également un talent considérable, et surtout une facilité d’exécution incomparable. S’il n’a jamais été mis à l’honneur, son style se confond tellement avec celui de Raphaël qu’on s’y méprendrait. Portrait de Pietro Aretino (Pierre l’Arétin), par le peintre vénitien le Titien.
Précisons également que Sodoma, venu à Rome à la demande du banquier du pape Agostino Chigi (1466-1520), fut sollicité en 1508 pour décorer sa villa, ce qui aurait laissé le champ libre à Raphaël au Vatican avant de le rejoindre sur le même chantier.
Selon l’historien Bernard Levergeois, le sulfureux Pietro Aretino, dit l’Arétin (1495-1556), pamphlétaire pornographique, avant de devenir le protégé et « l’agent culturel » du banquier Chigi à Rome, a passé de longues années à Pérouse.
Il s’intéresse à l’écurie du Pérugin, le maître de Raphaël, et y « fréquente les peintres les plus prestigieux de l’heure : Raphaël, Sebastiano del Piombo, Jules Romain, Giovanni da Udine, Giovan Francesco Penni et Sodoma, tous s’attelant à tour de rôle à la décoration de la magnifique villa (la Farnesine) que Chigi fait édifier aux portes de Rome (…). Certains d’entre eux travaillent également à celle de la non moins fameuse villa Madame (pour Jules II), projet grandiose qui ne sera jamais achevé ».
Comme on le voit dans le portrait peint par le Titien, l’Arétin, surnommé « le fléau des Princes », est un homme puissant, possessif et tyrannique. Maître-chanteur, pansexuel flamboyant et bien renseigné sur ce qui se passait dans les alcôves des élites, il s’érige, comme le patron du FBI Edgar Hoover à l’époque de Kennedy, tel un pouvoir au-dessus du pouvoir. Les historiens rapportent qu’aussi bien Raphaël que Michel-Ange, avant de montrer au public leurs œuvres, se pensaient contraints de solliciter l’avis de l’Arétin.
Et dans la chapelle Sixtine, Michel-Ange représente, sous les traits de l’Arétin, saint Bartolomé. L’artiste a dû estimer que l’attribut traditionnel du martyr écorché vif convenait à merveille à celui qui le rudoyait : il porte la dépouille de sa propre peau et tient en main le grand couteau qui servit à ce supplice…
Il n’est donc pas interdit de penser que ce soit l’Arétin, le favori du banquier du Pape, plutôt que le Bramante, comme c’est communément accepté, qui a pu jouer le rôle d’intermédiaire pour faire venir, aussi bien Sodoma que Raphaël à Rome en vu d’y faire renaître la gloire de son patron et de l’oligarchie tenant en grippe la Ville éternelle.
A ma connaissance, Raphaël, ni dans ses propres lettres, ni dans les propos rapportés par son entourage, n’aurait commenté la thématique et l’intention de son œuvre. Étrange modestie. Se considérait-il comme un simple « peintre décorateur » ?
Enfin, si la participation de Sodoma à la réalisation de l’Ecole d’Athènes reste à éclaircir, son portrait y figure bien. Il se trouve au premier plan à l’extrême droite, devant un Raphaël un peu triste (tout deux du côté des aristotéliciens). Une double signature ?
Peut-on alors continuer de parler des fresques « de Raphaël » ? Ne s’agit-il pas plutôt des fresques de Jules II-Inghirami-Sodoma-Raphaël ?
Un commanditaire hors du commun,
« le pape guerrier » Jules II
Avant de parler de ces fameux « impresarios de la Renaissance » et comprendre leurs motivations, il est nécessaire de s’arrêter un moment sur le personnage de Giuliano della Rovere (1443-1513). Il sera nommé évêque de Carpentras par le pape Sixte IV, son oncle. Il fut aussi successivement archevêque d’Avignon et cardinal-évêque d’Ostie.
Ce n’est que le 31 octobre 1503 que 37 des 38 cardinaux composant le Sacré Collège, le portent à la tête de l’Église occidentale, sous le nom de Jules II, jusqu’à sa mort en 1513. Giuliano attendait ce moment depuis 20 ans.
En effet, en 1492, son ennemi personnel, l’espagnol Rodrigo de Borgia (1431-1503), réussit à se faire élire sous le nom d’Alexandre VI. Fidèle à la corruption légendaire de la dynastie des Borgia, il sera l’un des papes les plus corrompus de l’histoire de l’Église.
Jaloux et fâché de son échec, Giuliano accuse alors le nouveau pape d’avoir acheté un certain nombre de voix. Craignant pour sa vie, il part en France à la cour de Charles VIII qu’il convainc de mener une campagne militaire en Italie, afin de déposer Alexandre VI et de récupérer le Royaume de Naples… Accompagnant le jeune roi dans son expédition italienne, il entre dans Rome avec lui fin 1494 et se prépare à lancer un concile pour enquêter sur les agissements du pape. Mais Alexandre VI parvient à circonvenir les machinations de son ennemi et préserve son pontificat jusqu’à sa mort en 1503.
Dès son avènement, Giuliano della Rovere confesse avoir choisi son nom de pape, Jules II, non pas en fonction du pape Jules I, mais en référence au dictateur sanguinaire romain Jules César. Il affirme d’emblée sa ferme volonté de restaurer la puissance politique des papes en Italie. Pour lui, Rome doit redevenir la capitale d’un Empire bien plus vaste que l’Empire romain de jadis.
Lorsque Jules II prend ses fonctions, la décadence et la corruption ont conduit l’Église au bord du gouffre. Les territoires qui deviendront ultérieurement l’Italie, ne sont qu’un vaste champ de bataille où condottieri italiens, rois français, empereurs allemands et nobles espagnols viennent guerroyer. La ville antique de Rome n’est plus qu’un vaste amas de ruines systématiquement pillé par des entrepreneurs rapaces au service des princes, des évêques et des papes cherchant chacun à s’accaparer la moindre colonne ou architrave susceptible de venir orner leur palais ou église. Sur les 50000 habitants qu’accueille la ville, on compte 10000 prostituées et courtisanes…
De toute évidence, Jules II, est le pape choisi par l’oligarchie pour remettre un minimum d’ordre dans la maison. Car, particulièrement dès 1492, l’extension du catholicisme dans le Nouveau Monde puis en Orient, nécessite une « renaissance », non pas de « l’humanisme chrétien », comme lors de la Renaissance du début du XVe siècle, mais de l’autorité de l’Église.
Pour nous aujourd’hui, le mot « Renaissance » évoque l’apogée de la culture italienne. Cependant, pour les puissants de l’époque de Raphaël, il s’agissait, en s’appuyant sur l’étude assidue des textes grecs et latins, de ressusciter la splendeur de l’Antiquité gréco-romaine, incarnée par la gloire de la « République » romaine, idéalisée comme ayant été un grand Etat bien administré, grâce à des lois efficaces, des fonctionnaires capables et une grande culture.
Et c’est bien à cette renaissance de l’autorité romaine que Jules II va se consacrer. En premier lieu par le glaive. En moins de trois ans (1503-1506), César Borgia est réduit à l’impuissance. Il est le fils illégitime du pape Alexandre VI qui, à la tête d’une armée de mercenaires, guerroyait dans le pays et terrorisait les Etats pontificaux,
En 1506, Jules II, vite surnommé « le pape guerrier » à la tête de ses troupes, reprend Pérouse et Bologne. Comme le lui reproche alors l’humaniste Erasme de Rotterdam (1467-1537), présent en Italie et témoin oculaire du pillage de Bologne par les troupes pontificales, Jules II préfère de loin le casque à la tiare. Interrogé par Michel-Ange en charge de l’immortaliser avec une statue en bronze, pour savoir s’il ne désirait pas être représenté un livre à la main pour souligner son haut degré de culture, Jules II répond :
Pourquoi un livre ? Représentez-moi plutôt une épée en main.
Originaire de la région de Gênes (la Ligurie), Jules II entreprend alors de chasser de la Romagne qu’ils occupaient, les Vénitiens qu’il abhorre. « Je réduirai votre Venise à l’état de hameau de pêcheurs dont elle est sortie, » avait dit un jour le pape ligurien à l’ambassadeur Pisani, à quoi le fier patricien n’a pas manqué de répliquer :
Et nous, Saint-Père, nous ferons de vous un petit curé de village,
si vous n’êtes pas raisonnable…
Ce langage donne la mesure de l’aigreur à laquelle on était arrivé de part et d’autre. Dans la bulle d’excommunication lancée peu après (27 avril 1509) contre les Vénitiens, ceux-ci étaient accusés « d’unir l’habitude du loup à la férocité du lion, et d’écorcher la peau en arrachant les poils… »
La Ligue de Cambrai
Contre les pratiques rapaces de Venise, le 10 décembre 1508 à Cambrai, Jules II se rallie officiellement à la « Ligue de Cambrai », un ensemble de puissances (dont le roi Louis XII, la régente des Pays-Bas Marguerite d’Autriche, le roi Ferdinand II d’Aragon et l’empereur Maximilien Ier).
Pour Jules II, le bonheur est total car Louis XII vient en personne expulser les Vénitiens des États de l’Église. Mieux encore, le 14 mai 1509, après à sa défaite contre la Ligue de Cambrai lors de la bataille d’Agnadel, la République de Venise agonise et se retrouve à la merci d’une invasion. Jules II, craignant alors que les Français n’établissent durablement leur influence sur le pays, opère un revirement spectaculaire. Il organise, du jour au lendemain, la survie de Venise !
Son trésorier général, le banquier siennois Agostino Chigi (milliardaire siennois proche des Borgia auxquels il avait prêté des sommes colossales et futur mécène de Raphaël), en fixe les conditions : pour se payer les mercenaires suisses capables de repousser les agresseurs, Chigi concède aux Vénitiens un prêt conséquent.
En échange, la Sérénissime accepte de renoncer à son monopole sur le commerce de l’alun qu’elle importe de Constantinople. Or, à l’époque, l’alun, un minerai irremplaçable permettant de fixer les teintures des étoffes, représente un véritable enjeu « stratégique ».
L’arrêt des importations d’alun par Venise, obligera l’ensemble du monde méditerranéen, du jour au lendemain, à se fournir non plus auprès de Venise, mais auprès du… Vatican, c’est-à-dire auprès de… Chigi, en charge pour la papauté de l’exploitation de « l’alun de Rome » situé dans les mines des monts de la Tolfa, au nord-ouest de Rome en plein cœur des Etats pontificaux. Consciente qu’il en va de sa survie, et faute d’alternative, Venise accepte.
Dans sa biographie sur Jules II, Ivan Cloulas précise :
Au-dessus de tous se détache Agostino Chigi, le banquier siennois, fermier des mines pontificales d’alun de la Tolfa depuis le règne d’Alexandre VI. La faveur dont jouit ce personnage auprès de Jules II a de quoi étonner, s’agissant d’un banquier qui a longtemps servi César Borgia. Le pontife a suivant la tradition, conféré lors de son avènement la charge de ‘dépositaire’ à l’un de ses compatriotes génois, Paolo Sauli, chargé d’effectuer toutes les transactions financières du Saint-Siège en liaison avec le cardinal camerlingue Raffaelo Sansoni-Riario. Mais Chigi ne subit pas de disgrâce, car il a avancé à Julien della Rovere des sommes considérables pour acheter des électeurs [des cardinaux membres du Sacré Collège], et il a fait fructifier à merveille l’exploitation et l’exportation de l’alun extrait des mines pontificales. L’expérience et la valeur du siennois en font un partenaire des différents banquiers de la papauté, notamment les Sauli et les Fugger, qui gagnent de nouvelles richesses au fur et à mesure que se développe en Allemagne le fructueux commerce des indulgences.
Ainsi, allié à Venise, Jules II, dans ce qui apparaît aux yeux des naïfs comme un « retournement d’alliance » spectaculaire, met sur pied la « Sainte Ligue » pour « expulser d’Italie les Barbares » (Fuori i Barbari !). Une ligue dans laquelle il fit entrer les Suisses, Venise, les rois Ferdinand d’Aragon et Henri VIII d’Angleterre, et enfin, l’empereur Maximilien. Cette ligue chassera alors les Français hors d’Italie ; Jules II ironisant :
Si Venise n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer.
En riposte, Louis XII, le Roi de France, tentera de transposer la lutte dans le domaine spirituel. Ainsi, un concile national, réuni à Orléans en 1510, déclare la France soustraite à l’obédience de Jules II. Un second concile fut réuni en Italie même, à Pise, puis à Milan (1512) essayant de destituer le pape. Jules II opposa au Roi de France le Ve concile œcuménique du Latran (1512) où il accueillera chaleureusement ceux qui abandonnaient celui de Milan…
Empires maritimes
Jules II s’acharnera à rétablir son autorité autant sur la terre ferme que sur les océans. Un peu comme dans la Grèce antique, l’Italie a connu un phénomène assez particulier, celui de l’émergence de « Républiques maritimes ». Si la « République de Venise » est célébrissime, on connaît moins les Républiques maritimes de Pise, de Raguse (Dubrovnik sur la côte dalmate), d’Amalfi (près de Naples) et de Gênes.
A chaque fois, opérant à partir d’un port, une oligarchie locale va se construire un empire maritime et surtout empoisonner ses concurrents. Or, l’activité maritime, par sa nature propre, implique une prise de risque s’inscrivant dans la durée. D’où la nécessité d’une finance habile, robuste et prévoyante, offrant des assurances et des options d’achats sur les biens et les profits futurs. Ce n’est donc pas un hasard si la plupart des empires financiers se développeront en symbiose avec des Empires maritimes, notamment, hollandais et britanniques et avec les Compagnies des Indes occidentales et orientales.
A la fin du XVe siècle, c’est essentiellement Gênes et Venise qui s’affrontent pour le contrôle des mers. D’un côté, Venise, historiquement la tête de pont de l’Empire byzantin et sa capitale Constantinople (Istanbul), qui est de loin la plus grande ville du monde méditerranéen en 1500 avec 200 000 habitants. Depuis son apogée au XIIIe siècle, la Sérénissime défend bec et ongles son statut d’intermédiaire incontournable sur la Route de la soie en Occident. De l’autre, Gênes, qui, après s’être implantée au Levant grâce aux croisades, en prenant le contrôle du Portugal, financera toutes les expéditions coloniales portugaises en Afrique de l’Ouest d’où elle ramènera or et esclaves.
Deux exploits maritimes viendront exacerber un peu plus cette rivalité :
- 1488. Bien que les travaux du savant persan Al Biruni (XIe siècle) et de vieilles cartes, dont celle de Fra Mauro, permettaient d’entrevoir le contournement du continent africain par l’océan Atlantique pour rejoindre les Indes, ce n’est qu’en 1488 que des marins portugais passent le cap de Bonne Espérance. Ainsi, Gênes, sans le moindre intermédiaire, peut directement charger ses navires en Asie et ramener ses marchandises en Europe ;
- 1492. Cherchant elle aussi à ouvrir une route commerciale directe vers l’Asie sans devoir traiter avec les Vénitiens ou les Portugais (génois), l’Espagne enverra en 1492 le navigateur génois Christophe Colomb en partant vers l’Ouest. Plus qu’une nouvelle route vers l’Asie, Colomb découvre un nouveau continent qui sera objet de convoitises.
Deux ans plus tard, le 7 juin 1494, Portugais et Espagnols signeront le traité de Tordesillas pour se partager à deux, rien que ça, le monde. En gros, tout le Nouveau Monde pour l’Espagne, tout l’ancien (des Açores jusqu’à Macao) pour le Portugal. Pour délimiter leurs empires, ils fixent une ligne imaginaire, que le pape Alexandre VI Borgia fixe dès 1493 à 100 lieues à l’Ouest des Açores et des îles du Cap Vert.
Ensuite, la ligne fut reportée, à la demande des Portugais, à 370 lieues. Toute terre découverte à l’Est de cette ligne devait appartenir au Portugal ; à l’Ouest, à l’Espagne. Au même moment, toute autre puissance maritime occidentale se voit refuser l’accès au nouveau continent. Or, en 1500, horreur pour les Espagnols, c’est un Portugais qui découvre le Brésil. Et étant donné sa position géographique, à l’ouest de la fameuse ligne, ce pays tombe sous la coupe de l’Empire portugais !
Jules II, un enfant de la Ligurie (région de Gênes, donc liée au Portugal) et vomissant Alexandre VI Borgia (espagnol), en 1506, se fait un grand plaisir en confirmant, par la bulle Inter Cætera, le traité de Tordesillas de 1494 permettant de fixer les diocèses du Nouveau Monde, évidemment à l’avantage des portugais et donc au sien.
L’arme suprême, la culture
Sur le plan « spirituel » et « culturel », si Jules II passait la plus grande partie de son temps à guerroyer, la postérité retient essentiellement l’image « d’un des grands papes de la Renaissance » car grand protecteur et mécène des arts.
En effet, pour rétablir le prestige (le mot français pour soft power) et donc l’autorité de Rome et son Empire, la culture est une arme aussi redoutable que le glaive. Pour commencer, Jules II ouvre de nouvelles artères à Rome, dont la via Giulia. Il place dans la cour du Belvédère les antiques qu’il a acquis, en particulier, « l’Apollon du Belvédère » et le « Laocoon », fraîchement découvert en 1506 dans les ruines du Palais impérial de Néron. Jules II et son tombeau
La même année, c’est-à-dire six ans avant la fin des opérations militaires, Jules II lance également d’énormes chantiers dont certains ne seront réalisés que partiellement ou entièrement après sa mort :
- La reconstruction de la basilique Saint-Pierre, tâche confiée à l’architecte et peintre Donato Bramante (1444-1514) ;
- Le tombeau de Jules II, que le sculpteur Michel-Ange est chargé de réaliser dans l’abside de la nouvelle basilique et dont sa fameuse statue de Moïse, une des 48 statues et bas-reliefs en bronze prévus à l’origine, aurait dû faire partie ;
- La décoration de la voûte de la Chapelle Sixtine construite par le Pape Sixte IV l’oncle de Jules II, sera également confiée à Michel-Ange. Jules II se laisse entraîner par la fougue créatrice du sculpteur. Ils échafaudent ensemble des projets toujours plus grandioses pour la décoration de la Chapelle. L’artiste donnera libre cours à son imagination, dans un genre artistique différent qui plaira peu au pape. Jusqu’au 31 octobre 1512, Michel-Ange peindra plus de 300 personnages sur la voûte ;
- Les fresques ornant la bibliothèque personnelle du pape dont sera chargé le peintre Raphaël, appelé à Rome en 1508, probablement à la suggestion de Chigi, l’Arétin ou Bramante. La Stanza était l’endroit, où le pape signait ses brèves et ses bulles. Cette salle devint ensuite la bibliothèque privée du souverain pontife Jules II puis la salle du Tribunal des Signatures Apostoliques de Grâce et de Justice et plus tard, celle de l’instance suprême d’appel et de cassation. Avant l’arrivée de Jules II, cette salle et « la chambre d’Héliodore », étaient couvertes de fresques de Piero della Francesca, protégé par Nicolas de Cues, immortalisant le grand concile œcuménique de Florence (1438). Des décorations de Lucas Signorelli et du Sodoma y furent ajoutées ultérieurement. Suite à son élection, Jules II, soucieux de marquer sa présence dans l’histoire, et de rétablir l’autorité de l’oligarchie et de l’Eglise, fera recouvrir les fresques du concile de Florence par de nouvelles. Convaincu par ses conseillers, le pape consent à confier la direction du chantier à Raphaël. Officiellement, on dit que ce dernier aurait épargné quelques fresques du plafond, notamment celles exécutées par Sodoma, pour ne pas se le mettre entièrement à dos. Mais, comme nous l’avons dit, le contenu, la thématique très élaborée et une partie de l’iconographie des fresques furent arrêtés dès 1506 avant même l’arrivée de Raphaël en 1508 ;
- Moderniser la ville de Rome. Jules II, sans doute conseillé par l’architecte Bramante, transforme singulièrement la voirie de Rome. Afin que toutes les voies convergent vers la basilique Saint-Pierre, il ordonna de percer la Via Giulia sur la rive gauche et de transformer en une véritable rue la Lungara, les chemins qui serpentaient le long du fleuve sur la rive droite. Sa mort interrompt les grands travaux qu’il envisage, notamment la construction d’une avenue monumentale conduisant à Saint-Pierre et celle d’un nouveau pont pour décongestionner celui de Saint-Ange dont il a d’ailleurs facilité l’accès en élargissant la rue y conduisant. L’ampleur des travaux entrepris pose le problème des matériaux ; bien qu’il fût, en principe, interdit de s’en prendre aux monuments antiques, la réalité fut toute autre. Ruinante, devint le surnom de Bramante.
Grands chantiers, mécénat et dépenses militaires assèchent les revenus du Saint Siège. Pour y remédier, Jules II multiplie les ventes de bénéfices ecclésiastiques, de dispenses et d’indulgences.
Au XIIe siècle, par des décrets pontificaux, l’Église catholique romaine fixait les règles du commerce des « indulgences » (du latin indulgere, accorder). Ils encadraient ainsi la rémission totale ou partielle devant Dieu d’un péché, notamment en promettant une réduction du temps de passage au purgatoire aux généreux fidèles après leur mort. Au cours du temps, cette pratique, exploitant essentiellement une forme de superstition religieuse, s’est transformée en un commerce si lucratif que l’Église ne pouvait plus s’en passer.
Dans le nord de l’Europe, notamment en Allemagne, les banquiers Fugger d’Augsbourg participaient à l’organisation de ce commerce. Cette pratique fut vivement dénoncée et combattue par les humanistes, notamment par Erasme, avant que Luther n’en fasse une pièce essentielle des fameuses 95 thèses qu’il placarda, en 1517, sur les portes de l’église de Wittenberg.
Dans son ouvrage Erasme et l’Italie, Augustin Renaudet écrit qu’Erasme, après avoir rencontré les plus hautes instances du Vatican, ne fut pas dupe :
Il ne tarda guère à comprendre qu’en dehors du Saint-Siège, des services de la Curie et de la Chancellerie, en dehors des cardinaux, des innombrables prélats en mission et en charge, en dehors d’une foule bigarrée de fonctionnaires et de scribes, qui peuplaient les bureaux administratifs ou financiers et les tribunaux, il n’y avait rien à Rome. Dans toutes les villes qu’il avait connues, à Bruxelles, à Paris, à Londres, à Milan, à Florence, et récemment à Venise, une économie active, alimentée par l’industrie, le commerce, la finance, soutenait une forte bourgeoisie urbaine, ou comme à Venise, une aristocratie d’armateurs. A Rome, toute l’économie, tout le commerce, toute la finance, étaient aux mains d’étrangers : marchands florentins ou génois, banquiers florentins ou génois. Ces étrangers tenaient dans leur dépendance un peuple de petits marchands, de petits artisans qui vendaient dans l’arrière-boutique, de changeurs et de trafiquants juifs. Très peu d’industrie, la population romaine vivait au service de la Curie, des prélats, des couvents. Erasme s’émerveillait de l’orgueil avec lequel les descendants du peuple-roi prétendaient en maintenir l’antique majesté. Le mot du peuple romain n’était plus qu’un vain mot ; Erasme devait un jour écrire que, dans le monde moderne, un citoyen romain comptait moins qu’un bourgeois de Bâle.
Constat partagé par André Chastel et Robert Klein qui notent, dans L’Humanisme, l’Europe de la Renaissance :
Une autre tendance, favorable à César et à Auguste, s’était fait jour : Rome redevenant de plus en plus la capitale ‘impériale’ de tous les puissants lui empruntent ou cherchent à lui emprunter un style. Ce nouveau style associe d’ailleurs de plus en plus arma et litterae, le glaive et le livre (…) Riche ou pauvre, tout souverain de la Renaissance occupera les artistes et les lettrés dans la mesure où il a besoin de prestige : les plus grands mécènes de la Renaissance furent les ambitieux et les guerriers, Maximilien, Jules II, Henry VIII, François Ier, Charles Quint.
Les « impresarios » de Raphaël
Si, du point de vue contemporain, cela nous paraît assez impensable qu’un artiste se fasse « dicter » la thématique de son œuvre, ce ne fut pas le cas au moment de la Renaissance et encore moins au Moyen Âge. Par exemple, bien qu’il fût un diplomate de haut vol du duc de Bourgogne Philippe Le Bon, le peintre flamand Jan Van Eyck, un des premiers peintres à signer de son nom ses œuvres, se faisait conseiller en matière de théologie par le confesseur du duc, le très érudit Denis le Chartreux, ami proche du cardinal Nicolas de Cues. Et personne n’osera dire que Van Eyck « n’a pas peint » son chef d’œuvre L’Agneau mystique.
La position de Raphaël était plus délicate. A son époque, les peintres avaient encore le statut d’artisan. Y compris Léonard de Vinci, dont on connaît l’intelligence supérieure, et qui se déclarait « homme sans lettres », c’est-à-dire ne sachant lire ni le latin ni le grec. Raphaël savait lire et écrire l’italien, mais était dans la même situation. Et lorsque, vers la fin de sa courte vie, on le sollicite pour s’occuper d’architecture (la basilique Saint-Pierre) et d’urbanisme (les antiquités romaines), il demande à un de ses amis de lui traduire en italien les Dix livres de l’architecte romain Vitruve. Or, tout visiteur des « Chambres de la signature » est immédiatement frappé par la grande harmonie unissant plusieurs dizaines de philosophes, de légistes, de poètes et de théologiens dont l’existence était quasiment inconnue de Raphaël avant son arrivée à Rome en 1508.
D’ailleurs, à l’exception du tableau Le mariage de la vierge, peint en 1504, à l’âge de 21 ans, à partir de la façon que son maître Pietro di Cristoforo Vannucci, dit le Pérugin (v. 1448-1523) avait traité ce même sujet, Raphaël n’avait pas encore eu à relever le type de défi que lui poseront les Stanza.
Comme nous l’avons déjà dit, les cartons et autres dessins préparatoires, parfois assez différents du résultat final, permettent également de croire que suite à « la commande », des discussions avec un ou plusieurs impresarios ont conduit l’artiste à modifier, améliorer ou changer l’iconographie pour aboutir au résultat final.
En ce qui concerne la thématique, comme nous l’avons déjà mentionné, les idées et les concepts semblent avoir émergé lors d’une longue période de maturation et furent sans doute le résultats d’échanges multiples entre le Pape Jules II et plusieurs de ses conseillers, libraires, et « orateurs » de la cour papale.
Selon l’historienne Ingrid D. Rowlands, les documents d’archives indiquent sans conteste l’apport décisif de trois personnalités très différentes de l’époque :
- Battista Casali ;
- Egidio Antonini da Viterbo (connu en France sous le nom de Gilles de Viterbe) et
- Tommaso « Fedra » Inghirami.
L’enquête approfondie de l’historienne Christiane L. Joost-Gaugier a établi le rôle prédominant d’Inghirami. Il est le seul en position, et en capacité, en tant que libraire du pape, de fixer le programme des chambres. Raphaël, sera son collaborateur enthousiaste et finira sans doute par se faire « recruter » aux orientations et à la vision de ses commanditeurs. En témoigne le fait qu’il exigera à être enterré au Panthéon romain, considéré comme le temple le plus pythagoricien, et donc le plus néo-platonicien, de l’époque romaine.
Comme l’a documenté l’historien jésuite John William O’Malley, c’est le 1er janvier 1508, l’année de sa nomination à Saint-Jean du Latran, quelques mois avant l’arrivée de Raphaël à Rome, que Battista Casali (1473-1525), un professeur de l’Université de Rome, évoque l’image de L’Ecole d’Athènes lors d’une oraison prononcée dans la Chapelle Sixtine en présence de Jules II :
Un jour (…) la beauté d’Athènes inspira un concours entre les dieux, là, où l’humanité, les études, la religion, les primeurs, la jurisprudence et le droit ont vu le jour avant d’être distribué dans chaque pays, la où l’Athénée et tant d’autres gymnasiums ont été fondé, où tant de princes de la connaissance ont formé leurs jeunes et leur a appris la vertu, la fortitude, la tempérance et la justice – tout cela détruit dans le tourbillon de la machine de guerre Mohémataine (…) Cependant, tout comme [votre illustre oncle le pape] Sixte IV [qui ordonna la construction de la Chapelle Sixtine], a, en quelque sorte, posé les fondations de l’enseignement, vous y avez posé la corniche. Ici la bibliothèque vaticane qu’il a érigée comme si elle était venue d’Athènes elle-même, réunissant les livres qu’il a pu sauver du naufrage, et créée à l’image de l’Académie. Vous, maintenant, Jules II, pontife suprême, vous avez fondé une nouvelle Athènes lorsque vous invoquez le monde abattu des lettres comme s’il se levait des morts, et lui ordonne, entouré de menaces de travaux suspendus, qu’Athènes, ses stades, ses théâtres et ses Athénées, soient rétablis.
Autre influence majeure sur la thématique, Gilles de Viterbe (1469-1532) dont parlerons ci-dessous.
- Orateur hors pair, il est appelé en 1497 à Rome par le pape Alexandre VI Borgia ;
- En 1503, il devint le Supérieur général de l’ordre des Ermites de saint Augustin ; avec 8000 membres, c’est l’ordre le plus puissant de son époque ;
- Il est connu pour l’audace et le sérieux du discours qu’il prononça à l’ouverture du Ve concile du Latran de 1512 ;
- Il critique sévèrement la politique belliqueuse de Jules II et l’incite à triompher par la culture plutôt que par le glaive ;
- Après la mort de ce dernier, il devient le prédicateur et le théologien du pape Léon X qui le nomme cardinal en 1517.
Enfin, le prélat Tommaso Inghirami (1470-1516), maniant aussi bien le latin que le grec, était également un orateur redoutable. L’homme devait sa fortune à Laurent le Magnifique (1449-1492).
Éduqué par le philosophe néoplatonicien Marsile Ficin, le Magnifique fut le mécène aussi bien de Botticelli que de Michel-Ange qui vécut trois ans chez lui.
Né à Volterra, Inghirami fut lui aussi recueilli, après le saccage de cette ville, par le Magnifique. Il surveilla soigneusement ses études et l’envoya plus tard à Rome où Alexandre VI Borgia lui fit un accueil favorable. Inghirami était un bellâtre tiré à quatre épingles.
A 16 ans, Inghirami gagna le surnom de « Phèdre » après avoir brillamment incarné, le rôle de cette reine qui se suicide dans une tragédie de Sénèque jouée en cercle restreint à la résidence du très influent cardinal Raphael Riario, cousin de Jules II ou neveu du pape Sixte IV et donc cousin de Jules II. Par la suite, Phèdre, bon vivant et pour qui les plaisirs célestes et terrestres se complétaient allègrement, gagna en poids politique et surtout… physique.
- En 1475, il accompagne le nonce du pape Alexandre VI à la cour de l’empereur Maximilien Ier du Saint-Empire qui le nomma comte palatin et poète lauréat ;
- Le 16 janvier 1498, Inghirami prononça à l’Eglise espagnole de Rome une oraison en l’honneur de l’Infant Don Juan, le fils assassiné du Roi d’Espagne. Inghirami, au nom d’Alexandre VI Borgia, endosse pleinement la politique espagnole de l’époque : étendre la chrétienté dans le Nouveau Monde, chasser les Maures d’Europe et renforcer le pillage coloniale de l’Afrique. Si Jules II détestait Alexandre VI, il continuera cette politique ;
- En 1508, Jules II nomma Inghirami bibliothécaire du Vatican ;
- En 1509, alors qu’il est fortement investi dans la réalisation des fresques des Stanza, Raphaël fait son portrait. Raphaël nous montre un homme souffrant d’un strabisme divergent qui semble tourner son regard vers le ciel afin de signifier d’où cet « humaniste » tirait son inspiration ;
- En 1510, le pape le nomme évêque de Raguse ;
- Enfin, en 1513, il devient secrétaire pontifical et à la demande pressante du pape mourant, Inghirami prononça son oraison funèbre : « Bon Dieu ! Quel esprit avait cet homme, quel sens, quelle capacité à gérer et à administrer l’Empire ! Quelle force suprême et inébranlable ! »
Sans tarder, Inghirami officia comme secrétaire au conclave élisant le pape Léon X (Jean de Médicis, second fils de Laurent de Médicis, lui aussi grand protecteur des néo-platoniciens et de la « culture »), un autre pape dont Raphaël fera le portrait.
En 1509, toujours désireux de réformer l’église catholique sur la base de l’étude des trois langues (latin-grec-hébreu) pour déminer les conflits religieux qui se préparaient, Erasme de Rotterdam rencontre Inghirami à Rome. Ce dernier lui expose les chantiers culturels grandioses qu’il dirigeait. Erasme n’en pipe mot.
Cependant, longtemps après la mort d’Inghirami, Erasme constate que l’Eglise et l’oligarchie recrutent parmi les humanistes. Il « se paie » la secte des Cicéroniens, omniprésente à la Curie romaine et dont Inghirami était un des chefs de file.
Ainsi, en 1528, dans Le Cicéronien, Erasme cite l’oraison d’Inghirami lors du Vendredi saint de l’année 1509. Il y dénonce le fait que les membres de cette secte, au motif de l’élégance de la langue latine, n’utilisaient que des mots latins figurant tels quels dans les œuvres de Cicéron ! Du coup, tout le langage nouveau du christianisme évangélique, consacré au concile de Florence, qu’Erasme souhaitait promouvoir, se trouva soit banni, soit « retraduit » en des termes païens de l’époque romaine ! Par exemple, dans son sermon, Inghirami avait présenté le Christ en croix comme un dieu païen se sacrifiant héroïquement plutôt qu’en rédempteur.
Enfin, peu après la mort de Raphaël, le cardinal Jacopo Sadoleto (1477-1547) écrit un traité de philosophie dans lequel Inghirami (entretemps disparu tragiquement) défend la rhétorique et nie toute valeur à la philosophie, son argument majeur étant que tout qui s’écrit est déjà contenu dans les textes mystiques et mythologiques d’Orphée et de ses adeptes.
Platon et Aristote, l’impossible synthèse
Maintenant, afin d’être en mesure de « lire » la thématique déployée par Raphaël dans la « Chambre de la signature », examinons ce « néo-platonisme » florentin qui animait aussi bien Gilles de Viterbe que Tommaso Inghirami.
La démarche de ces deux orateurs consistait avant tout à mettre leur « néo-platonisme » et leur imagination au service d’une cause : celle d’affirmer avec force que Jules II, le pontifex maximus à la tête d’une Église triomphante, incarnait l’aboutissement ultime d’une vaste lignée de philosophes, de théologiens, de poètes et d’humanistes. A l’origine de ce « big bang » civilisationnel et théologique présumé conduire au lustre incommensurable de l’Église catholique sous Jules II, non pas Platon et Aristote eux-mêmes, mais ceux qui l’avaient précédé : Apollon, Moïse et surtout Pythagore.
A partir de 1506, Gilles de Viterbe, dans un exercice qu’on peut qualifier « d’au-delà d’une mission impossible », écrira un texte intitulé Sententia ad mentem Platonis (« Les Sentences avec l’esprit de Platon »). Il tentera d’y accommoder les Sentences de Pierre Lombard (1096-1160), le texte scolastique par excellence du XIIIe siècle et point de départ des commentaires du dominicain saint Thomas d’Aquin (1225-1274) pour sa Somme Théologique, avec le néo-platonisme ésotérique florentin de Marsile Ficin (1433-1499) * dont Gilles de Viterbe était un adepte.
Tout cela ne pouvait que plaire à un pape qui, pour asseoir son autorité sur les affaires terrestres et spirituelles, voyait d’un bon œil cet accord entre la Foi et la Raison dont parle Thomas d’Aquin qui dit que la Vérité étant une, la raison ne peut que confirmer une juste foi. Voire mieux, éclairer celle-ci, quitte à ce que cette dernière parachève la première…
Présenter le mariage de la scolastique aristotélicienne (la logique présentée comme « la raison » humaine) avec le néo-platonisme florentin (L’émanantisme plotinien présenté comme « la foi ») comme source de poésie et de justice, comme le fait « La Chambre de la signature » vient de là.
Rappelons qu’au milieu du XIIIe siècle, deux Ordres mendiants, les franciscains et les dominicains, contestaient la dérive d’une Eglise devenue avant tout le simple gérant de ses possessions terrestres. Celui qu’on nommera par la suite saint Thomas d’Aquin, s’oppose sur ce point à (son concurrent) saint Bonaventure (1221-1274), figure fondatrice de l’Ordre des franciscains.
Pour sa part, saint Thomas d’Aquin s’appuie sur Aristote que lui avait fait connaître Albert le Grand (1200-1280) dont il fut le disciple à Cologne, pour établir la primauté de « la raison ». Car, pour celui qui fut surnommé « le bœuf muet », la foi et la raison humaine, chacune gérant leur domaine, se devaient d’avancer ensemble, main dans main. Surtout si l’Église garde le dernier mot.
Plusieurs peintures (La grande fresque de 1366 dans la chapelle espagnole de Santa-Maria-Novella de Florence ; le tableau de Filippino Lippi de 1488 dans la chapelle Carafa de Rome ou encore le tableau de Benozzo Gozzoli peint vers 1470, au Louvre à Paris), ont immortalisé le Triomphe de Thomas d’Aquin.
Le tableau de Gozzoli nous semble d’une importance particulière car plusieurs éléments préfigurent l’iconographie de la Chambre de la signature, notamment les trois niveaux qu’on retrouve dans la Théologie (Trinité, évangélistes et responsables religieux) ainsi que le couple Platon et Aristote qu’on retrouve dans la Philosophie.
Chez Gozzoli, on voit le théologien, entre Platon et Aristote, jetant par terre devant lui le philosophe arabe Averroès (1126-1198) (Ibn-Rushd de Cordoue) expulsé pour avoir nié l’immortalité et la pensée de l’âme individuelle, au profit d’un « Intellect unique » pour tous les hommes qui active en nous les idées intelligibles.
En Occident, avant l’arrivée des délégations grecques en Italie venues assister au concile de Ferrare-Florence en 1438, seules quelques œuvres de Platon, dont le Timée, étaient connues d’une poignée d’érudits, tels ceux de l’Ecole de Chartres. En réalité, notre connaissance de la pensée grecque se limitait au philosophe Aristote.
Pour les aristotéliciens qui deviennent dominant dans l’Église catholique avec saint Thomas d’Aquin, si les chrétiens doivent accepter Aristote, ils doivent considérer Platon comme incompatible.
A l’inverse, pour les platoniciens, dont Augustin, Jérôme et surtout Nicolas de Cues et Erasme, qui parlait de « saint Socrate », Platon devait être vénéré par les chrétiens : il était monothéiste, croyait en l’immortalité de l’âme et vénérait, sous la forme de la triade pythagoricienne, le mystère de la Trinité.
Au XVe siècle, faute de clarté épistémologique et l’absence de certitude sur la paternité de certains manuscrits d’inspiration platoniciennes (mais attribués à tort à Aristote), certains humanistes, en particulier l’ami de Nicolas de Cues, le cardinal Jean Bessarion (1403-1472), grand artisan de la réunification des Eglises d’Orient et d’Occident, présentent Platon comme l’« égal » d’Aristote, son disciple, dans le seul but de rendre Platon « aussi acceptable que possible » auprès de l’Église catholique.
D’où la phrase devenue célèbre de Bessarion « Colo et veneror Aristotelem, amo Platonem » (Je cultive et je vénère Aristote, j’aime Platon) qui apparaît dans son In Calumniatorem Platonis (republié en 1503), une réplique à la charge virulente contre Platon élaborée par le grec Georges Trébizond.
Ainsi, dans L’Ecole d’Athènes peint par Raphaël, Platon et Aristote apparaissent côte à côte se complétant chacun avec sa sagesse particulière : le premier tenant son livre le Timée (sur la création de l’univers) d’une la main, et de l’autre, pointant vers le ciel (le Un, Dieu), le second tenant son Ethique (la conduite morale personnelle) d’une main, et dressant l’autre bras à l’horizontale pour indiquer le règne terrestre (la Physique).
Si les concepteurs de cette fresque avaient voulu souligner l’opposition des deux penseurs, Platon aurait tenu en main son Parménide (sur les Idées) et Aristote son Physique (sur les sciences naturelles). Ce n’est clairement pas dans l’Ecole d’Athènes.
Gilles de Viterbe fera tout, dans son Sententia ad mentem Platonis pour gommer les oppositions inconciliables et bien réelles (voir encadré ci-dessous) entre la pensée platonicienne et celle d’Aristote.
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Pourquoi Platon et Aristote
ne sont pas complémentaires
Par Christine Bierre
Les concepts fondamentaux qui ont donné naissance à notre civilisation européenne, remontent à la Grèce classique, et à travers elle, à l’Égypte et à d’autres civilisations plus anciennes encore.
Parmi les penseurs grecs, Platon (-428/-347 av. JC) et d’Aristote (-385/-323 av. JC) ont posé toutes les grandes questions qui intéressent notre humanité : qui sommes nous, quelles sont nos caractéristiques, comment vivons nous, où nous situons nous dans l’univers, comment pouvons nous le connaître ?
Les récits qui nous sont parvenus de cette période lointaine parlent des désaccords qui ont conduit Aristote à quitter l’Académie de Platon, dont il avait été le disciple. L’histoire témoigne ensuite de la violence des oppositions entre les disciples de l’un et de l’autre. A la renaissance, les courants catholiques les plus réactionnaires – le concile de Trente notamment – étaient inspirés par Aristote, alors que Platon régnait en maître dans le camp de l’humanisme, chez certains des plus grands tels qu’Érasme et Rabelais.
Il y eut différentes tentatives cependant de les rendre complémentaires, comme l’évoque cet article de Karel Vereycken. Si Platon représente le monde des Idées, Aristote, représente celui de la matière. Impossible de construire un monde sans les deux, nous dit-on. Cela paraît d’une telle évidence !
Tout ceci part, cependant, d’une idée fausse opposant ces deux personnages. Pour Platon nous dit-on, la réalité se trouve dans l’existence des idées, des concepts universaux qui représentent, de façon abstraite, toutes les choses qui participent de ce concept. Exemple, le concept général d’homme contient celui des hommes particuliers tels que Pierre, Paul et Marie ; idem pour le bien, qui comprend toutes les bonnes choses quelles qu’elles soient. Pour Aristote, au contraire, la réalité se situe dans la matière, en tant que telle.
Ce qui est faux dans ce raisonnement c’est le concept que les Idées platoniciennes sont des abstractions. Les Idées platoniciennes sont, au contraire, des entités dynamiques qui engendrent et transforment la réalité. Dans le mythe de la caverne de La République, Socrate dit qu’à l’origine des choses il y a le souverain Bien. Dans Le Phédon, il explique que c’est à travers des « Idées » que ce souverain Bien a engendré le monde.
Dans le mythe de la caverne, Socrate se sert d’un rejeton de l’idée du bien – le soleil – pour mieux faire comprendre ce qu’est le souverain Bien. Le Bien, dit-il, a engendré le soleil, qui est, dans le monde visible, par rapport à la vue et aux objets de la vue, ce que le Bien est dans le monde intelligible par rapport à l’intelligence et aux objets intelligibles. Les prisonniers dans la caverne ne voyaient que les ombres de la réalité, puis, en sortant, ils ont vu, grâce au soleil, les objets réels, le firmament et le soleil. « Après cela, ils en viendront à conclure au sujet du soleil, que c’est lui qui produit les saisons et les années, qu’il gouverne tout dans le monde visible et qu’il est en quelque manière la cause de toutes ces choses que lui et ses compagnons voyaient dans la caverne. ».
Le soleil donne aux objets la faculté d’être vus mais, en plus, il est à l’origine de leur genèse et de leur développement. De même pour les objets connaissables, ils tiennent du Bien la faculté d’être connus mais, en plus, ils lui doivent leur existence et leur essence. L’idée du Bien est donc pour Platon, cause dynamique des choses : matérielles et immatérielles et non des universaux morts.
L’« Un » éclaté d’Aristote
Pour Aristote, comme pour tout le courant empiriste qui l’a suivi, la réalité est située au niveau des objets connaissables par les sens. La nature nous envoie ses signaux que nous décodons grâce à nos facultés mentales. Les idées ne sont que des abstractions de l’univers sensible qui constitue, lui, la réalité. Pour lui les universaux n’ont pas d’existence réelle : l’homme « en général », n’engendre rien. Ce n’est qu’une abstraction de tous les hommes en particulier. L’homme particulier est engendré par l’homme particulier ; Pierre est engendré par Paul.
On dit aussi d’Aristote qu’il a « éclaté » l’Un de Platon. Il y a deux façons de concevoir l’Un. On peut le penser soit comme un Un absolu – Dieu ou cause première selon que l’on soit religieux ou philosophe – principe purement intelligible mais cause dynamique qui a engendré toutes les choses ; ou bien, on peut le concevoir comme le chiffre « un » qui détermine chaque chose particulière : le nombre un lorsqu’on dit : un homme, une chaise, une pomme.
L’Un d’Aristote devient simplement unité particulière, caractéristique de toutes les choses qui participent de l’unité. Il n’est pas cause de ce qui « est » mais uniquement prédicat de tous les éléments qui se retrouvent dans toutes les catégories. L’Être et l’Un, dira-t-il, sont les plus universels des prédicats. L’Un, dira-t-il encore, représente une nature définie dans chaque genre mais jamais la nature de l’Un sera l’Un en soi. Et les Idées ne sont pas cause de changement.
A quoi bon tout cela ?
Cette discussion a-t-elle plus de sens que toutes les élucubrations sur les sexes des anges qui ont donné une si mauvaise réputation à la scolastique au Moyen Âge ? L’Un ou le multiple, quelle importance dans nos vies quotidiennes ?
Ce point est pourtant essentiel. Le fait de pouvoir remonter aux causes intelligibles de tout ce qui existe, met l’espèce humaine dans une situation privilégiée dans la nature. A la différence d’autres espèces, elle peut non seulement comprendre les lois de l’univers, mais s’en inspirer, pour faire progresser la société humaine. C’est pourquoi, dans l’histoire, c’est le courant « platonicien » qui a été à l’origine des grandes percées scientifiques, technologiques et culturelles dans l’astronomie, la géométrie, la mécanique, l’architecture, mais aussi la découverte des proportions qui permettent d’exprimer la beauté dans la musique, la peinture, la poésie et la danse.
Du côté d’Aristote, force est de constater, que ses conceptions sur l’homme et la connaissance n’ont pu le conduire qu’à fixer des catégories définissant une dizaine d’états possibles de l’être. Aristote a été aussi le fondateur de la logique formelle, un système de pensée qui ne prétend pas connaître la vérité, mais seulement de définir les règles d’un raisonnement correct. La logique s’intéresse si peu à la recherche de la vérité qu’on peut considérer qu’un jugement qui est totalement faux par rapport à la réalité, est juste si toutes les règles du « bon raisonnement » de la logique y ont été employées.
Pour creuser : Platon contre Aristote, la République contre l’oligarchie
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suite du texte:
Pour commencer, Gilles de Viterbe souligne qu’Aristote est un « élève » de Platon et qu’on pouvait réconcilier les « deux princes de la philosophie ». Très imprégné de l’esprit néo-pythagoricien, et pour qui Platon n’était qu’un des plus grands disciples de Pythagore, l’auteur avance que les deux philosophes s’accordent à dire, contrairement au panthéon païen, que l’« Un » est l’expression ultime du divin. En clair, qu’ils étaient tous les deux monothéistes et qu’ainsi leurs convictions anticipaient celles du christianisme.
Gilles de Viterbe :
La philosophie, qui trace et examine toutes les choses, juge que tout nombre et toute multiplicité sont absentes de Dieu, comme le dit Platon et son élève Aristote. L’Humanité a comme but la compréhension des choses divines, comme même Aristote l’admet dans son Éthique. Ainsi, s’il est nécessaire de poursuivre cet objectif, il est nécessaire à arriver à la compréhension de Dieu.
Et il poursuit :
Maintenant, ces princes de la Philosophie [Platon et Aristote] peuvent être réconciliés, et peu importe l’étendue de leurs désaccords en ce qui concerne la création, les Idées ou le but du Bien, ces points [d’accord] peuvent être identifié et démontré (…) [Alors], ils apparaissent comme ne pas être en désaccord entre eux du tout (…) Ces grands princes peuvent être réconciliés si nous postulons la double nature des choses, l’une qui est libre de la matière et l’autre qui est à l’intérieur de la matière (…) Platon suit la première, Aristote la deuxième, et à cause de ceci, ces deux grands dirigeants de la philosophie diffèrent à peine l’un de l’autre. Si vous pensez que c’est nous qui inventons tout ceci, écoutez-les vous même. Car si nous parlons de l’humanité, après tout le sujet de notre conversation, alors Platon dit la même chose, il dit l’humanité est l’âme, dans l’Alcibiade ; et dans le Timée, il dit que l’humanité a deux natures, et nous connaissons une de ces natures par le moyen des sens, et l’autre par le moyen de la raison. Aussi, dans le même livre, il nous apprend que chaque partie en nous n’existe pas isolée de l’autre, que chaque nature se préoccupe de l’autre nature. Aristote, dans le dixième livre de son Ethique, appelle l’humanité la Compréhension. Donc vous pouvez savoir que chaque philosophe (Platon et Aristote) sent de la même façon, peu importe qu’il vous semble qu’ils ne disent pas la même chose.
Le piquant Pic de la Mirandole
Gilles de Viterbe, tout comme Tommaso Ingharimi, semble ici relever le défi que leur avait posé Jean Pic de la Mirandole (1463-1494), le jeune disciple du Ficin.
Erudit précoce, protégé de Laurent de Médicis (comme Inghirami), ce confit d’omniscience n’avait peur de rien. Ainsi, en 1485, âgé d’à peine 23 ans, il annonce son projet de réunir à ses frais, dans la ville éternelle et capitale de la chrétienté, les plus grands savants du monde pour débattre des mystères de la théologie, de la philosophie et des doctrines étrangères. L’objectif était de remonter de la scolastique à Zoroastre, en passant par les Arabes, les kabbalistes, Aristote et Platon, pour exposer aux yeux de tous, la concordance des sagesses. L’affaire échoua. Son initiative, qui réservait une place importante à la magie, ne pouvait que susciter la défiance. Pour le Vatican, tout cela ne pouvait que sentir le soufre, et l’initiative fut écartée à l’époque.
Cependant, elle va marquer les esprits. Car son Oratio de hominis dignitate, son discours inaugural écrit dans un style élégant et quasi-cicéronien, destiné à la présentation de ses neuf cents thèses, publié ensemble après sa mort, connut un grand succès, surtout parmi les jeunes érudits comme… Inghirami.
L’exploit de Pic, mal vu par les autorités, fut de donner aux études humanistes (studia humanitatis) une finalité nouvelle : chercher la concordance des doctrines et définir la dignité de l’être humain. Il s’agissait, en dégageant ce qui les unit au sein même de l’altérité, de la recherche d’une concorde universelle, afin d’en dépasser les contradictions, dans une unité qui les transcende.
Pic de la Mirandole :
Voilà pourquoi, non content d’avoir ajouté aux doctrines communes quantité de remarques sur la théologie primitive de Mercure Trismégiste, sur les enseignements des Chaldéens et de Pythagore, sur les plus secrets mystères des Juifs, nous avons aussi proposé à la discussion un certain nombre de découvertes et de conceptions qui nous sont propres dans les domaines physique et théologique. Nous avons d’abord fait valoir que Platon et Aristote s’accordent : beaucoup l’ont pensé avant nous, personne ne l’a prouvé suffisamment. Parmi les Latins, Boèce s’était promis de le faire, mais rien n’indique qu’il n’ait jamais réalisé ce qui fut toujours son projet. Chez les grecs, Simplicius s’était donné le même programme : plût au ciel qu’il se fût montré à la hauteur de ses intentions ! Augustin lui-même, dans son ouvrage Contre les Académiciens, écrit que nombre d’auteurs ont conçu, avec beaucoup de finesse dans l’argumentation, le projet d’établir ce même point, à savoir que les philosophies de Platon et d’Aristote n’en font qu’une. Ainsi Jean le Grammairien [L’helléniste Jean Lascarus] affirme bien que seuls ceux qui n’entendent pas les paroles de Platon le croient en désaccord avec Aristote, mais c’est à des successeurs qu’il a laissé le soin de la démonstration. Nous avons ajouté aussi divers développements où s’affirme la concordance entre les opinions – réputées discordantes – de Scot et Thomas d’une part, d’Averroès et d’Avicenne d’autre part. En second lieu, nos considérations sur la philosophie tant aristotélicienne que platonicienne ont été enrichies de soixante-douze nouvelles propositions physiques et métaphysiques : en les faisant sienne, si je ne m’abuse (et je serai bientôt fixé sur ce point), on pourra résoudre n’importe quel problème d’ordre naturel ou théologique, suivant une méthode philosophique bien différente de celle qui nous est enseignée oralement dans les écoles et qui est à l’ honneur parmi les docteurs de notre temps.
Dans un manuscrit retrouvé inachevé lors de sa mort en 1494 et intitulé Concordia Platonis et Aristotelis, Pic de la Mirandole mentionne explicitement le Timée de Platon et l’Ethique d’Aristote, les deux livres qui figurent comme les attributs de leurs auteurs dans la fresque de Raphaël.
Ensuite, dans son Heptaplus, une œuvre qu’il termine en 1489, Pic de la Mirandole affirme que les écrits de Moïse et la loi mosaïque, selon lui, le fondement de toute sagesse, ont été la base de la civilisation grecque avant de devenir celle de l’Église de Rome. Le Timée, l’œuvre majeure de Platon, précise Pic, démontre que son auteur faisait figure d’un « Moïse attique » (un Moïse d’origine athénienne).
Cicéron
Pour Inghirami, fasciné par l’éloquence et le style de Cicéron (-106/-43 av. JC) dont il se croyait la réincarnation, le défi lancé par Pic de la Mirandole de réconcilier Apollon, Pythagore, Platon et Aristote, se présenta quasiment comme une mise à l’épreuve divine et les fresques de Raphaël ornant la « Chambre de la signature » sera avant tout sa réponse.
A ceci s’ajoute que Cicéron lui-même se réclamait du néo-platonisme. Dans le premier volume de son œuvre, les Secondes Académiques, après avoir condamné Socrate pour continuellement poser des questions sans jamais « poser les bases d’un système de pensée », Cicéron affirme, plusieurs siècles avant Pic de la Mirandole, que les idées de Platon et d’Aristote, en essence, « avaient les mêmes principes » :
A l’ombre du génie de Platon, génie fécond, varié, universel, s’établit une philosophie unique sous la double bannière des académiciens et des péripatéticiens, qui, d’accord sur les choses, ne différaient que sur les termes. Car Platon, qui avait fait en quelque sorte de Speusippe, fils de sa sœur, l’héritier de sa philosophie, laissait aussi deux disciples de grand talent et d’une rare science, Xénocrate de Chalcédoine et Aristote de Stagire : ceux qui suivaient Aristote, furent nommés péripatéticiens, parce qu’ils discouraient en se promenant dans le Lycée ; tandis que ceux qui, d’après l’institution de Platon, tenaient leurs assemblées et dissertaient dans l’Académie, l’autre gymnase d’Athènes, reçurent de ce lieu-même le nom d’Académiciens. Mais les uns et les autres, tous pénétrés du fécond génie de Platon, formulèrent la philosophie en un certain système complet et achevé, et abandonnèrent le doute universel de Socrate, et son habitude de discuter sur tout sans rien affirmer. Il y eut alors ce que Socrate désapprouvait entièrement, une science philosophique, avec des divisions régulières et tout un appareil méthodique. Cette philosophie, comme je l’ai dit, sous une double dénomination, était une ; car, entre la doctrine des péripatéticiens [Aristote] et l’ancienne Académie [Platon], il n’y avait aucune différence. Aristote l’emportait, à mon sens, par la richesse de son génie ; mais les uns et les autres avaient les mêmes principes, et jugeaient pareillement des biens et des maux.
Inghirami a également été conforté par la lecture d’innombrables auteurs chrétiens allant dans ce sens comme par exemple le Français, Bernard de Chartres (XIIe siècle) , un philosophe néoplatonicien ayant joué un rôle fondamental dans l’école de Chartres, qu’il fonda. Il fut nommé maître (1112) puis devient chancelier (1119) responsable de l’enseignement de l’école cathédrale.
Vous me demanderez alors, pourquoi figurent côte à côte, sur le portail occidental de la cathédrale, les sculptures de Pythagore et d’Aristote ?
Etienne Gilson écrit :
Bernard de Chartres était tout d’abord influencé par Boèce, dont il adapte le platonisme. Il s’attache ensuite à réconcilier la pensée de Platon avec celle d’Aristote, ce qui fera de lui le plus grand penseur aristotélicien et platonicien du XIIe siècle. Jean de Salisbury affirmait, dans les termes les plus formels que Bernard de Chartres et ses disciples ne croyaient pas exposer simplement la pensée de Platon en expliquant de la sorte le rapport des idées aux choses, mais qu’ils avaient la prétention de mettre en accord Aristote avec Platon. Que la peine qu’ils se sont donnée ait été perdue, c’est ce que Jean de Salisbury affirme nettement. Avec un humour bien britannique il constate que ces philosophes sont arrivés trop tard et qu’ils ont inutilement travaillé à réconcilier des morts qui s’étaient disputés pendant toute leur vie.
Inghirami aura forcément lu saint Bonaventure (1217-1274), un des fondateurs de l’ordre des franciscains qui soulignait que Platon et Aristote excellaient chacun dans son domaine :
Et ainsi il apparaît que parmi les philosophes, le don de Platon est de parler de la sagesse, celui d’Aristote de la science.
Ou encore le florentin Marsile Ficin, ce philosophe néo-platonicien du XVe siècle dont « l’Académie platonicienne » avait mis en selle Pic de la Mirandole. Le Ficin, n’avait-il pas écrit dans sa Théologie platonicienne que
Platon traite des choses naturelles divinement tandis qu’Aristote traite naturellement même des choses divines.
Dans la préface qu’il écrira pour La fable d’Orphée, une pièce de théâtre écrite par son disciple Ange Politien (1454-1494), le Ficin, se référant à saint Augustin, fait du mythique Hermès Trismégiste (Mercure) le premier des théologiens : son enseignement aurait été transmis successivement à Orphée, Aglaophème, Pythagore, Philolaos et enfin Platon.
Par la suite, le Ficin placera Zoroastre en tête de ces prisci theologi, pour attribuer finalement à Zoroastre et Mercure un rôle identique dans la genèse de la sagesse antique : Zoroastre enseigne celle-ci chez les Perses en même temps que Trismégiste l’enseignait chez les Égyptiens.
Un Platon peut cacher un Pythagore
On remarquera que dans L’Ecole d’Athènes de Raphaël, la figure de Pythagore de Samos (-580/-495 av. JC) , entouré d’un groupe d’admirateurs, prend une place majeure. Il est clairement identifiable par une tablette où figurent les accords musicaux et la fameuse « Tétraktys » dont nous parlerons ici.
Alors que jusqu’ici, les historiens ont surtout exploré l’influence du courant platonicien et néo-platonicien sur la Renaissance italienne, l’historienne Christiane L. Joost-Gaugier, dans son livre Pythagoras and Renaissance Europe, a mis en lumière à quel point les idées du grand penseur présocratique que fut Pythagore, ont influencé la pensée et façonné l’art de la Renaissance.
En art, Pythagore inspire l’architecte romain Vitruve (-90/-15 av. JC, puis les théoriciens de la proportion d’or comme le moine franciscain Luca Paciolo (1445-1517) , dont le traité, De Divina Proportiona, illustré par Léonard de Vinci, parut à Venise en 1509.
Cependant, si un théorème, venu probablement d’Inde, porte son nom (attribué à Pythagore par Vitruve), l’on sait assez peu de sa vie.
Tout comme Confucius, Socrate et le Christ, si l’on est sûr qu’il a réellement existé, aucun écrit de sa main ne nous est parvenu.
Par la force des choses, Pythagore est devenu une légende vivante, et même très active lors de la Renaissance, à tel point que la plupart des gens ne voyait qu’en Platon un simple « disciple » du « divin Pythagore ».
Né dans la première moitié du VIe siècle avant JC. sur l’île de Samos en Asie mineure, il fut sans doute en contact avec l’école des géomètres fondée par Thalès de Milet (-625/-548 av. JC) .
Vers l’âge de 40 ans, il part vers Crotone en Italie méridionale pour y fonder une société d’amis, à la fois philosophique, politique et religieuse dont les implantations vont se multiplier.
Pour Pythagore, il s’agit de réaliser un lien entre l’homme et le divin et sur cette base transformer la cité. Interrogé sur son savoir, Pythagore, avant Socrate et Cues, affirme qu’il ne sait rien mais qu’il cultive « l’amour de la sagesse ». Le mot philo-sophie serait né ainsi.
Aucun humaniste chrétien, lisant saint Jérôme (347-420) , un des Pères de l’Église catholique, ne pouvait échapper aux éloges que ce dernier fait à Pythagore.
Dans sa polémique Contre Ruffin, Jérôme, pour évoquer un comportement exemplaire, cite ce qu’aurait dit deux disciples de Pythagore : « Nous devons par tous les moyens possibles éviter la mollesse du corps, l’ignorance de l’esprit, l’intempérance, les dissensions civiles, les dissensions domestiques et en général l’excès en toutes choses ». Et Jérôme invoque les « préceptes de Pythagore » :
Tout doit être commun entre amis ; un ami est un autre nous-même. Il faut considérer deux époques dans la vie, le matin et le soir, c’est-à-dire ce que nous avons fait et ce que nous devons faire. Après Dieu, il faut chercher la vérité, qui seule peut rapprocher les hommes du Créateur.
Ensuite, Jérôme estime que Pythagore, en affirmant le concept d’immortalité de l’âme, a précédé le christianisme :
Ecoutez ce que Pythagore a trouvé le premier en Grèce s’élance Jérôme : Que les âmes sont immortelles, qu’elles passent d’un corps dans un autre, et, c’est Virgile qui lui-même nous dit dans le sixième livre de l’Enéïde : Lorsqu’elles ont fourni une révolution de mille ans, Dieu les appelle en grand nombre sur les bords du fleuve Léthé pour que sans doute elles puissent revoir le ciel dont elle ne se souviennent plus ; c’est alors qu’elles recommencent à ranimer un nouveau corps, qui d’abord a été Euphorbus, ensuite Calide, puis Hermoticus, puis Perhius et enfin Pythagore ; et qu’après un certain temps ce qui a existé recommence à naître, qu’il n’y a rien de neuf dans le monde, que la philosophie est un recueil de méditations sur la mort, que chaque jour elle s’efforce de délivrer l’âme des chaînes qui l’attachent au corps et de lui rendre sa liberté. Platon nous communique bien d’autres idées dans ses écrits, surtout dans le Phédon et dans le Timée.
La géométrie cachée des nombres
Pour Pythagore « le commencement est la moitié de tout ». D’après Théon de Smyrne (v. 70/v. 135) , pour le philosophe, « les nombres sont pour ainsi dire le principe, la source et la racine de toutes choses ».
Aristote, dans sa Métaphysique rapporte :
Les pythagoriciens s’appliquèrent dans un premier temps aux mathématiques… Trouvant que les choses [dont les sons musicaux] modèlent principalement leur nature sur l’ensemble des nombres et que les nombres sont les premiers principes de la nature entière, les Pythagoriciens conclurent que les éléments des nombres sont aussi les éléments de tout ce qui existe, et ils firent du monde une harmonie et un nombre…
Et comme le précisait Clinias de Tarente (IVe siècle av. JC.), un pythagoricien ami de Platon :
Quand ces choses, donc, sont au repos, elles donnent naissance aux mathématiques et à la géométrie, quand elles sont en mouvement à l’harmonica et à l’astronomie.
L’idée de la « monade », une unité dynamique participant de l’Un, perfectionnée plusieurs siècles après par le philosophe et scientifique Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) dans sa « Monadologie », nous vient de cette époque.
Signifiant étymologiquement « unité » (monas), il s’agit de l’unité suprême (l’Un, Dieu, le principe des nombres) qui, tout en étant en même temps l’unité minimale, reflète dans le microcosme la même activité dynamique que représente l’Un dans le macrocosme.
Déjà, rien que le nom d’Apollon (Un dieu considéré comme « le père » de Pythagore) signifie, comme le soulignent Platon, Plutarque et d’autres auteurs de l’antiquité : libre de toute multiplicité (Pollo = multiplicité ; a-pollo = non-multiple).
Xénophane (né vers 580 av. JC), affirme l’existence d’un Dieu unique gouvernant toute chose par la puissance de son intelligence. Il s’agit d’un dieu point semblable aux hommes, car éternel, incorporel et sphérique.
Autant cette conception d’un Un dynamique a pu provoquer parfois une explosion d’interprétations ésotériques, autant elle a stimulé les esprits les plus créatifs et terrorisé les formalistes de la pensée.
En parlant de simples choses, des nombres arithmétiques, Pythagore emploie les terme de un, deux, trois, quatre, cinq, dix…, tandis que pour évoquer des nombres idéaux et leur puissance, il parle de : monade, dyade, triade, tétrade, décade, etc.
Ainsi, en concevant les nombres de façon non-linéaire mais figurative, il offre une arithmétique applicable à l’astronomie, la musique et l’architecture. En disposant ces nombres, comme des billes, d’une façon particulière, Pythagore découvre la fameuse « géométrie des nombres ».
Par exemple, dans le cas des nombres triangulaires, trois points forment une surface triangulaire. Si l’on y rajoute trois points en dessous, on trouve le nombre 6, mais il s’agit toujours d’un triangle. Et si l’on y ajoute encore quatre points supplémentaires, on aboutit au nombre 10, toujours un nombre triangulaire.
Le Patriarche de Constantinople Photius (810-893) confirme que :
Les pythagoriciens proclamaient que le nombre complet est dix.
Le nombre dix, est un composé des quatre premiers nombres que nous comptons dans leur ordre. C’est pourquoi ils appelaient Tétraktys le tout constitué par ce nombre.
A part les nombres plans et triangulaires (1, 3, 6, 10, etc.), Pythagore explorera les nombres carrés (1, 4, 9, 16, …), rectangulaires, cubiques, pyramidaux, étoilés, etc.
Ce faisant, disait Aristoxène, Pythagore avait « élevé l’arithmétique au-dessus des besoins des marchands ».
Cette approche, celle de voir l’harmonie au-dessus et dans le multiple, a inspiré de nombreux scientifiques dans l’histoire. On pense à Mendeleïev pour l’élaboration de son tableau des éléments ou à Einstein.
La puissance des nombres était également bien comprise par le cardinal-philosophe Nicolas de Cues, qui évoque Pythagore dès le premier chapitre de son traité De la docte Ignorance (1440), lorsqu’il précise que :
Tous ceux qui recherchent jugent de l’incertain, en le comparant à un présupposé certain par un système de proportions. Toute recherche est donc comparative, et elle use du moyen de la proportion : si l’objet de la recherche se laisse comparer au présupposé par une réduction proportionnelle peu étendue, le jugement d’appréhension est aisé ; mais si nous avons besoin de beaucoup d’intermédiaires, alors naissent la difficulté et la peine. Cela est bien connu dans les mathématiques : les premières propositions s’y ramènent aisément aux premiers principes très bien connus, tandis que les suivantes, parce qu’il leur faut l’intermédiaire des premières, y ont plus de difficulté. Donc toute recherche consiste en une proportion comparative facile ou difficile, et c’est pourquoi l’infini qui échappe, comme infini, à toute proportion, est inconnu. Or, la proportion qui exprime accord en une chose d’une part et altérité d’autre part, ne peut se comprendre sans le nombre. C’est pourquoi le nombre enferme tout ce qui est susceptible de proportions. Donc, il ne crée pas une proportion en quantité seulement, mais en tout ce qui, d’une façon quelconque, par substance ou par accident, peut concorder et différer. Aussi Pythagore jugeait-il avec vigueur que tout était constitué et compris par la force des nombres. Or, la précision des combinaisons dans les choses matérielles et l’adaptation exacte du connu à l’inconnu sont tellement au-dessus de la raison humaine que Socrate estimait qu’il ne connaissait rien que son ignorance ; en même temps que le très sage Salomon affirme que toutes les choses sont difficiles et que le langage ne peut les expliquer.
Géométrie des nombres,
le secret du calcul mental
Voici un petit exemple très simple. Un jour, à Göttingen, le professeur du jeune mathématicien allemand Carl Gauss (1777-1855) demanda aux élèves de calculer la somme de tous les chiffres de un à cent.
Les élèves s’exécutent et commencent à additionner les chiffres 1 + 2 + 3 + 4 + 5, etc.
Le jeune Gauss lève la main et, suite à un calcul mental, annonce le résultat de l’opération : « 5050, Monsieur ! »
Le professeur lui demande comment il est arrivé aussi vite au résultat. Le jeune Gauss s’explique : pour voir s’il existe une géométrie dans le nombre cent, j’ai additionné le premier chiffre (1) avec le dernier (100). Cela donne 101. Maintenant, si j’additionne le deuxième chiffre (2) avec l’avant dernier (99), cela fait également 101. J’ai conclu qu’il existait, à l’intérieur du nombre 100, cinquante couples de nombres pairs et impairs dont la somme était chaque fois 101. Ainsi, en multipliant 101 par le nombre de couples (50), j’arrive immédiatement à 5050.
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De Pythagore à Platon
Pour Pythagore, la surface la plus parfaite est le cercle et le volume idéal la sphère puisqu’on peut y inscrire les polyèdres réguliers.
Selon un de ses disciples, l’italien Philolaus de Crotone (-470/-390 av. JC) , Pythagore aurait été le premier à définir les cinq polyèdres réguliers :
- le cube,
- le tétraèdre (une pyramide à 4 faces triangulaires),
- l’octaèdre (composé de 8 triangles),
- l’icosaèdre (64 triangles) et
- le dodécaèdre (composé de 12 pentagones).
Puisque Platon les décrit dans son œuvre, le Timée, ces polyèdres réguliers prirent le nom de « solides platoniciens ».
Rappelons que Platon s’est rendu plusieurs fois en Italie, notamment pour y rencontrer son ami intime, le grand scientifique et dirigeant politique pythagoricien, Archytas de Tarente (-428/-387).
Disciple direct de Philolaos, Archytas deviendra le professeur de mathématiques de l’astronome et médecin grec Eudoxe de Cnide (-408/-355) .
Dès Archytas peut-être ou après Platon, les pythagoriciens associent le 1 au point, le 2 à la ligne, le 3 à la surface (la figure géométrique à deux dimensions : cercle, triangle, carré… ), le 4 au solide (la figure géométrique à trois dimensions : tétraèdre, cube, sphère, etc.).
Ajoutons à cela que dans le Timée, un des derniers dialogues de Platon, après un bref échange avec Socrate, Critias et Hermocrate, le philosophe pythagoricien Timée de Locres (Ve siècle av. JC) expose une réflexion sur l’origine et la nature du monde physique et de l’âme humaine vues comme les œuvres d’un démiurge tout en abordant les questions de la connaissance scientifique et de la place des mathématiques dans l’explication du monde.
Cicéron (République, I, X, 16) précise que Timée de Locres était un intime de Platon :
Sans doute as-tu appris, Tubéron, qu’après la mort de Socrate, Platon se rendit d’abord en Égypte pour s’y instruire, puis en Italie et en Sicile, afin de tout apprendre des découvertes de Pythagore. C’est là qu’il vécut longtemps dans l’intimité d’Archytas de Tarente et de Timée de Locres, et eut la chance de se procurer les Commentaires de Philolaos.
La musique des sphères
Un magnifique bas-relief, sur le campanile du dôme de Florence, reflète bien ce que savaient les premiers humanistes italiens au sujet de Pythagore.
Luca della Robia (1399-1482), le sculpteur travaillant sur les instructions du chancelier humaniste de Florence Leonardo Bruni (1370-1444) , nous montre Pythagore, un gros marteau dans une main, un petit marteau dans l’autre, frappant une enclume et concentrant son esprit sur la différence des sons qu’il produit.
Selon la légende, Pythagore se promenait aux abords d’une forge lorsque son attention fut captée par le son des marteaux frappant l’enclume.
Il y discerna à l’oreille les mêmes consonances que celles qu’il pouvait produire avec sa lyre. Son intuition mena alors à une découverte fondamentale : les sons musicaux sont gouvernés par les nombres.
Voilà comment Guido d’Arezzo (992-1050), le moine bénédictin à l’origine du système de notation musicale encore en vigueur, rapporte vers 1026 l’événement au dernier chapitre (XX) de son ouvrage Micrologus :
Un certain Pythagore, grand philosophe, voyageait d’aventure ; il arriva à un atelier où l’on frappait sur une enclume à l’aide de cinq marteaux. Étonné de l’agréable harmonie [concordiam] qu’ils produisaient, notre philosophe s’approcha et, croyant tout d’abord que la qualité du son et de l’harmonie [modulationis] résidait dans les différentes mains, il interchangea les marteaux. Cela fait, chaque marteau conservait le son qui lui était propre. Après en avoir retiré un qui était dissonant, il pesa les autres, et, chose admirable, par la grâce de Dieu, le premier pesait douze, le second neuf, le troisième huit, le quatrième six de je ne sais quelle unité de poids. Il connut ainsi que la science [scientiam] de la musique résidait dans la proportion et le rapport des nombres [in numerorum proportione et collatione]
[…] Que dire de plus ? En mettant en ordre les notes d’après les intervalles dont on a parlé, l’illustre Pythagore fut le premier à mettre au point le monocorde. Comme ce n’est pas lascivité qu’on y trouve, mais une révélation rapide de la connaissance de notre art, il a rencontré un assentiment général chez les savants. Et cet art s’est peu à peu affirmé en se développant jusqu’à ce jour, car le Maître lui-même illumine toujours les ténèbres humaines et sa suprême Sagesse dure dans tous les siècles. Amen.
Voici le schéma (qui se retrouve sur une ardoise posée aux pieds de Pythagore dans la fresque de Raphaël), et qui visualise les harmonies musicales que l’on obtient en divisant un corde. Si l’on la divise en deux, cela donne l’octave, en trois la quinte et en quatre, la quarte. Enfin, épogdoon (du préfixe epi– signifiant au-dessus et ogdoon signifiant le huitième) traduit l’intervalle de 9/8, qui correspond ici au ton.
Reprenons donc les rapports harmoniques que découvre Pythagore à partir des poids des marteaux : 12, 9, 8 et 6.
- Le rapport entre 12 et 6, c’est la moitié et correspond à l’octave (diapason). On la retrouve sur un instrument de musique en faisant vibrer la moitié d’une corde.
- Le rapport entre 12 et 8 est un rapport de deux tiers, ce qui correspond à la quinte (diapente) ;
- Le rapport entre 8 et 6, est un rapport de trois quarts, ce qui correspond à la quarte (diatessaron) ;
- Enfin, le rapport entre 8 et 9 donne l’intervalle d’un ton (épogdoon, le préfixe epi– signifiant au-dessus et ogdoon signifiant le huitième.)
Ensuite, les pythagoriciens transposèrent les mêmes proportions à d’autres objets, notamment à des volumes d’eau dans des verres, à la taille de cloches ainsi qu’à des disques en bronze ou encore à la longueur des cordes d’instruments de musique ou des flutes.
Pour Pythagore, cette expérience s’avère fondamentale car elle corrobore l’intuition de base de sa philosophie : tout ce qui existe est nombre, y compris des phénomènes aussi peu matériels que les intervalles musicaux.
Dans un fameux passage du Timée (35-36), Platon décrit la fabrication des proportions de l’Âme du Monde par le Démiurge. Ce passage est fondé sur la série numérique 1, 2, 3, 4, 9, 8, 27 — qui correspond à la fusion de la série des premières puissances de 2 (2, 4, 8) et de la série des premières puissances de 3 (3, 9, 27). Or, de cette série, on peut tirer les rapports numériques sur lesquels sont fondés les intervalles musicaux.
Déjà, dans sa Métaphysique, Aristote avait rapporté :
Les pythagoriciens remarquèrent que l’ensemble des modes de l’harmonie musicale et les rapports qui la composent se résolvent dans des nombres proportionnels.
Avec le philosophe français Pierre Magnard, il faut plutôt dire :
Si connaître c’est mesurer, la musique est l’art de poursuivre la mesure au-delà du seuil de l’incommensurabilité. Quand les étalons numériques, métriques et pondéraux ne sont plus capables d’établir de proportions entre les réalités naturelles, l’harmonie vient offrir le secours de ses propres échelles – diatonique, chromatique, enharmonique – et de ses intervalles – quinte, quarte, tierce, octave – pour subvenir au défaut du calcul.
Enfin, comme le précisa le musicologue romain Théon de Smyrne (70-135) :
Les pythagoriciens affirment que la musique est une combinaison harmonique des contraires, une unification des multiples et un accord des opposés.
A cela s’ajoute que pour les pythagoriciens, la musique avait également une valeur éthique et médicale.
Il faisait commencer l’éducation par la musique, au moyen de certaines mélodies et rythmes, grâce auxquels il produisait des guérisons dans les traits de caractère et les passions des hommes, ramenait l’harmonie entre les facultés de l’âme.
Tout cela faisait donc de Pythagore l’incarnation d’une harmonie cosmique et universelle**.
D’ailleurs, il aurait été le premier à avoir utilisé le mot « cosmos » (perfection, ordre).
Pythagore, dont le premier vrai astrophysicien Johannes Kepler (1571-1630) fait l’éloge, aurait été le premier à forger le concept de « la musique des sphères » ou de « l’harmonie des sphères ».
Car, comme le précise Sextus Empiricus (vers la fin du IIe siècle), dans ses Esquisses pyrrhoniennes, Pythagore aurait constaté que les distances entre les orbites du Soleil, de la Lune et des étoiles fixes correspondent aux proportions réglant les intervalles de l’octave, de la quinte et de la quarte. Dans la République, Platon affirme qu’astronomie et musique sont des « sciences sœurs ».
Copernic admet que les travaux des pythagoriciens ont inspiré ses propres recherches :
« D’autres pensent que la Terre se meut. Ainsi, Philolaos le pythagoricien dit que la Terre se meut autour du Feu en un cercle oblique, de même que le Soleil et la Lune. Héraclite du Pont et Ecphantos le Pythagoricien ne donnent pas, il est vrai, à la Terre un mouvement de translation [mouvement autour du Soleil, héliocentrisme]… Partant de là, j’ai commencé, moi aussi, à penser à la mobilité de la Terre »
(Copernic, lettre au pape Paul III, préface à De revolutionibus orbium cælestium [Des révolutions des orbes célestes], 1543).
Le nom de Pythagore (étymologiquement, Pyth-agoras : « celui qui a été annoncé par la Pythie », la déesse), découle de l’annonce de sa naissance faite par l’oracle à son père lors d’un voyage à Delphes. Cependant, la légende veut que Pythagore soit le fils d’Apollon, le dieu de la lumière, de la poésie et de la musique.
Or, d’après les traditions présocratiques les plus anciennes, Apollon, avait conçu un plan lui permettant de contrôler l’univers. Ce plan se révélait dans « la musique des sphères » sous la sage supervision d’Apollon, le dieu soleil et dieu de la musique ; un dieu grec passé chez les Romains sans avoir changé de nom. On représente Apollon avec une couronne de lauriers et une lyre, entouré des neufs muses.
VISITE GUIDÉE
Après avoir passé en revue la situation politique de l’époque, les motivations du Pape Jules II et de ses conseillers cherchant à rétablir l’autorité d’une « Eglise triomphante », aboutissement ultime et pour les siècles à venir d’une culture qui remonte à Apollon, Moïse, Pythagore, Platon, Cicéron et leurs disciples, le spectateur a désormais quelques « clés » solides (les « codes ») en main lui permettant de « lire » les fresques de Raphaël ornant la « Chambre de la signature ».
Ne disposant d’aucun récit de Raphaël sur son œuvre, cette lecture reste un parcours d’obstacles. Par exemple, l’identification des personnages reste incertaine car, à part quelques rares exceptions, aucune tablette ne nous l’indique. L’idée, de toute façon, c’est que le spectateur, en analysant l’apparence et la gestuelle de chacun, découvre par lui-même, qui est représenté.
Comme nous l’avons dit, en entrant dans la salle, le spectateur est d’emblée sommé d’apprécier chaque fresque non pas de façon isolée, mais comme étant l’expression d’un tout cohérent.
En pénétrant dans la « Chambre de la signature », comme à l’intérieur d’un cube peint, on se rend immédiatement compte d’être face à une mise en scène théâtrale. Car les grandes voûtes que découvre le spectateur ne sont que des images peintes et ne répondent à aucune réalité structurelle de l’édifice. Inghirami était un orateur, un acteur et un metteur en scène sachant qui devait apparaître à quel endroit, avec quelle attitude et habillé de quelle façon. Grâce à cette imagination, une salle à priori rectangulaire et ennuyeuse, a été métamorphosée en un cube sphérique car les coins de la pièce ont été « arrondis » avec du stuc.
A. LE PLAFOND
Du point de vue thématique, le parcours visuel, comme on pouvait s’en douter, commence au plafond pour finir sur le parterre. Au centre du plafond, un petit cercle avec les armoiries de Jules II. Autour, un octogone entouré de quatre cercles reliés entre eux par quatre rectangles. Chacun des quatre cercles touche le haut d’une des quatre voûtes peintes sur les quatre murs et montre une figure allégorique et un texte annonçant le thème des grandes fresques en-dessous.
A chaque fois, il s’agit de mettre en valeur l’harmonie réunissant l’ensemble des parties. Alors que les vraies incompatibilités sont laissées au vestiaire, les oppositions et les différences formelles seront même fortement mises en valeur, mais exclusivement pour démontrer qu’on peut s’en accommoder en les soumettant à un dessein supérieur.
Ainsi deux doubles thèmes (2 x 2) s’articulent donc :
- La Philosophie (le vrai accessible par la raison), surnommée L’Ecole d’Athènes, et la Théologie (le vrai accessible par la révélation divine), surnommée depuis le concile de Trente, la « Dispute du Saint Sacrément » ; un thème commun à saint Thomas et aux néo-platoniciens.
- la Poésie et la musique (le beau), et la Justice (le droit) ; un thème d’origine cicéronienne.
- Au-dessus le thème de la Philosophie, dans l’un des quatre cercles, est représentée par une femme portant une robe dont chacune des quatre couleurs symbolise les quatre éléments évoqués par un motif : le bleu illustre les étoiles, le rouge les langues de feu, le vert les poissons et le brun doré les végétaux. La philosophie tient deux livres intitulés « Morale » et « Nature », tandis que deux petits genius (génies) portent des tablettes sur lesquelles on peut lire « CAUSARUM » et « COGNITO », lues ensemble « Connaître les causes ». En clair, le but de la philosophie morale et naturelle, est de connaître les causes, c’est-à-dire de remonter vers Dieu.
- Au-dessus de la Théologie, une femme habillée de rouge et de vert, couleurs des vertus théologiques. Dans sa main gauche, elle tient un livre, sa main droite pointe vers la fresque en bas. Deux génies portent des tablettes disant « DIVINAR.RER » et « NOTITIA », « La révélation des choses sacrées ».
- Au-dessus de la Poésie, la silhouette ailée de la Poésie portant lyre et couronne de lauriers. Deux putti (angelots) nous présentent des tablettes où sont inscrites des paroles de Virgile : « Insufflé par l’esprit » (NVMINE AFFLATVR). Puisqu’il s’agit de puttis et non pas de génies, il est clairement fait référence à l’esprit chrétien qui inspire les arts.
- Enfin, au-dessus de la dernière fresque, la Justice, une femme tient les attributs de la justice : la balance et le glaive. Deux putti portent des tablettes avec les paroles de l’empereur Justinien : « IVS SVVM VNICUMQUE », c’est-à-dire, « à chacun sa juste peine ».
Ensuite, toujours au plafond, comme nous l’avons indiqué, quatre fresques rectangulaires reliant les quatre cercles dont nous venons de spécifier la thématique. De nouveau, il s’agit de deux paires qui se complètent.
- A. Une première fresque rectangulaire, reliant la Philosophie avec la Poésie, nous montre une femme (la sagesse, l’Un) ici cause première et mettant un globe céleste en mouvement et donc l’univers en action. Il peut s’agir de la Sibylle mythique que mentionne Héraclite, une incarnation surhumaine de la voix prophétique. Philosophiquement, il s’agit d’une allégorie de la création de l’Univers (ou Astronomie). La constellation qui figure sur le globe a été identifiée. Elle correspond à la carte du ciel de la nuit du 31 octobre 1503, la date de l’élection de Jules II…
- B. Le deuxième rectangle, diamétralement opposé du premier et reliant la Justice à la Théologie, représente « Adam et Eve chassés du Paradis ». Considéré comme le début de la théologie, « La chute de l’homme », sera réparée par la « rédemption » qu’apporteront l’Église et le pape Jules II, incarnée par la sagesse créatrice remettant l’univers en marche.
- C. Le troisième rectangle, reliant la Philosophie et la Justice, représente « Le jugement de Salomon », une scène montrant le jugement sage du Roi Salomon lorsque deux mères réclamèrent le même enfant.
- D. Et enfin, le quatrième, de l’autre extrémité de la diagonale, reliant la Poésie à la Théologie, représente, non pas « La flagellation de Marsyas » comme on l’a prétendu, mais une autre scène assez rare, « Le Triomphe d’Apollon contre Marsyas » dans la lutte pour la lyre. Ce dernier y reçoit une couronne de lauriers.
Pour leur mise en valeur mutuelle, les deux jugements se fondent sur des bases différentes. Alors que le roi Salomon, représentant l’Ancien Testament, juge sur la base de la Loi divine, Apollon, qui représente ici l’Antiquité, l’emporte grâce aux règles du panthéon païen.
B. LA THÉOLOGIE
(LA DISPUTE DU SAINT SACREMENT)
Au registre céleste :
A. Dieu le Père, B. Jésus Christ, C. Marie, D. Saint-Jean Baptiste, E. Apôtre Pierre, F. Adam, G. Saint Jean l’Evangéliste, H. Roi David, I. Saint Laurent, J. Judas Macchabée, K. Saint Stéphane, L. Saint Étienne, M. Moïse, N. Jacques le Majeur, O. Abraham, P. Saint Paul, SE. Saint Esprit.
Au registre terrestre :
1. Fra Angelico, 2. ?, 3. Donato Bramante, 4. ?, 5. ?, 6. Pic de la Mirandole, 7. ?, 8. ?, 9. ?, 10. Saint Grégoire, 11. Saint Jérôme, 12. ?, 13. ?, 14. ?, 15. ?, 16. Saint Ambroise, 17. Saint Augustin, 18. Saint Thomas d’Aquin, 19. Le pape Innocent III, 20. Saint Bonaventure, 21. Le pape Sixte IV, 22. Dante Alighieri, 23. ?, 24. ? ; 25. un maçon, 26. ?, 27. ?
Les historiens nous disent qu’elle fut la première fresque à être réalisée. Le cœur du sujet est la Trinité et la « transsubstantiation », un phénomène surnaturel signifiant la conversion d’une substance en une autre, chez les chrétiens, la conversion du pain et du vin en corps et sang du Christ lors de l’Eucharistie sous l’action du Saint Esprit. Ce qui signifiait une « présence réelle » de Dieu lors de la messe et donc un attrait majeur pour attirer les fidèles et obtenir des « indulgences » de sa part. Pour certains humanistes, tels que le protestant suisse Zwingli, toute doctrine de la présence réelle relève de l’idolâtrie car elle reviendrait à vénérer du pain et du vin comme si c’était Dieu.
Erasme, pour qui l’accomplissement des rites ne devait jamais se substituer à la vraie foi, explique que lorsque le Christ disait à ses disciples, en leur offrant du pain, « ceci est mon corps » et « ceci est mon sang », en leur offrant du vin, parlait en réalité, non pas du pain et du vin, mais de ses disciples (son corps) et de son enseignement (son sang).
L’idée qui sous-tend la composition, celle de montrer le triomphe de l’unité de l’Église dans le Christ, maximalise là-aussi les complémentarités.
La scène se déroule sur deux niveaux, un registre céleste et l’autre terrestre.
En haut, au registre céleste, le cœur du sujet, « la Trinité » avec Dieu le Père (A) bénissant trônant au-dessus d’un Christ (C) entouré de Marie (B) (le Nouveau Testament) à sa droite et de Saint-Jean Baptiste (D) (l’Ancien Testament) à sa gauche, eux-mêmes apparaissant au-dessus d’une colombe symbolisant le Saint-Esprit (SE). Autour d’eux, pour faire le pendant de l’architecture de L’Ecole d’Athènes située en face, assises paisiblement sur une banquette de nuages en demi-cercle, les figures remarquables de l’Église triomphante, accompagnées de leurs attributs traditionnels et vêtues d’habits colorés spécifiques de chacune. Aux extrémités du demi-cercle, deux apôtres : l’apôtre Pierre (E) qui représente les Juifs et l’apôtre Paul (P) qui représente les Gentils, se font face, un peu comme s’ils étaient les gardes extérieurs de l’Église triomphante, dépositaires à la fois de la clé et de la lettre de celle-ci. L’Ancien Testament est représenté par Adam (F) qui fait face à Abraham (O), et Moïse (M) face au roi David (H) avec sa harpe à la main. Le Nouveau Testament est également représenté par saint Jean (G) qui fait face à saint Mathieu (N) (deux auteurs de l’Évangile), par saint Laurent (I) et saint Étienne (L) (tous deux saints martyrs).
En bas, au registre terrestre, trône un énorme autel (Y) sur lequel est écrit « IV LI VS » (Jules II). Posé dessus, un ostensoir en or (X) avec une hostie en son centre, proclame la présence du Christ dans le mystère de la transsubstantiation. A côté, les docteurs de l’Église des premiers temps du christianisme : à gauche (sous les traits de Jules II) saint Grégoire (N° 10), le grand réformateur du rituel et du chant de messe, à côté de saint Jérôme (N° 11), l’érudit le plus profond du christianisme), accompagné de son lion. A sa droite saint Augustin (N° 17) et saint Ambroise (N° 16). Ces quatre docteurs sont, au contraire des autres personnages, assis, sur ce qui les rapproche déjà des personnages situés dans les cieux ; on distingue par ailleurs deux docteurs postérieurs que sont saint Thomas d’Aquin (N° 18), dominicain, et saint Bonaventure (N° 20), franciscain.
L’historien Konrad Oberhuber, ajoute que ces deux derniers,
incarnent deux tendances de l’Église : l’une qui voit son essence du christianisme dans le rituel et l’adoration dévote (la dimension du sentiment), l’autre qui défend l’importance de la théologie (la dimension de la pensée).
Ensuite, les papes Innocent III (1160-1216)(N° 19), pape le plus puissant du Moyen Âge qui établit l’indépendance politique de Rome) et Sixte IV (1414-1471) (N° 21), Francesco della Rovere de son nom) côtoient des religieux comme le dominicain Savonarole (instigateur en 1494 à Florence d’une révolution politique (retour à la République) et morale (rechristianisation) ou, le peintre Fra Angelico (N° 1), contemporain de Savonarole, admiré pour ses fresques et ses peintures sublimes, qu’accompagnent Dante Alighieri (N° 20), dont la Divine Comédie (avec l’enfer, le purgatoire et le paradis) eut une influence sur la théologie au Moyen Âge, Bramante, (N° 3) l’architecte fameux de la basilique Saint-Pierre, sans oublier Pic de la Mirandole (N° 6), (qu’on méprenait pour Francesco Maria della Rovere) qui, les cheveux dans le vent, pointe vers la Trinité dans un déhanchement léger et gracieux. A droite, des maçons (N° 22), qui construisent les églises, se penchent en avant. Si à droite, derrière les figures, les fondations de marbre blanc (Z), font allusion à la nouvelle basilique Saint-Pierre dont Jules II vient de lancer la reconstruction, à gauche une église villageoise (Q) rappelle que le christianisme doit pénétrer dans le quotidien des humbles.
C. LA PHILOSOPHIE
(L’ÉCOLE D’ATHENES)
1. Porphyre, 2. Plotin, 3. Alcibiade, 4. Criton, 5. Phédon d’Elis, 6. Socrate, 7. Isocrate, 8. Parménide, 9. Platon, 10. Aristote, 11. ? ; 12. ?, 13. Appelles de Cos, 14. Protogène, 15. Strabon, 16. Ptolémée, 17 Hippocrate de Cos, 18. Diogène de Sinope, 19. Héraclite d’Éphèse, 20. Anaximandre de Milète, 21. Pic de la Mirandole, 22. Pythagore, 23. Boèce, 24. Avicenne, 25. Épicure, 26. Métrodore.
Une belle perspective centrale rassemble 58 penseurs grecs et d’autres personnages dans un temple idéal. Aucun effet de clair-obscur ne vient troubler l’équilibre des couleurs et la clarté de la composition.
Le penseur américain Lyndon LaRouche (1922-2019), lors de sa visite au Vatican, s’émerveilla de l’harmonie gracieuse qui rayonne de cette œuvre. Elle ne pouvait qu’entrer en résonance avec un concept que LaRouche développa tout au long de sa vie : celle de la « simultanéité de l’éternité » ; cette idée poétique que les idées « immortelles » continuent leur dialogue dans un lieu au-delà de l’espace-temps matériel.
Selon les historiens, Raphaël, face à la tâche herculéenne que représentait cette série de portraits à réaliser, et faute d’informations visuelles fiables sur les figures à représenter, aurait dépêché l’un de ses assistants en Grèce afin de lui fournir une documentation à la hauteur du défi.
Petit détail : il ne s’agit nullement d’Athènes ou de la Grèce, mais de Rome. L’architecture s’inspire clairement de l’église Sant-Andrea de Mantoue, rénovée peu avant sa mort par Léon Battista Alberti (1404-1472) et des projets du Bramante pour la reconstruction de la basilique Saint-Pierre à Rome.
Si sur les dessins préparatoires on retrouve bien l’escalier, les grandes arches avec leurs voûtes à caissons, typiques de la coupole du Panthéon romain, n’y figurent pas. Autre source d’inspiration probable, les arches, elle aussi avec des voûtes à caissons, de la basilique de Maxence et Constantin, construite à Rome au début du IVe siècle pour réaffirmer la puissance de la beauté de la ville éternelle. Il n’est pas exclu que le Bramante lui-même, qui avait réalisé un trompe-l’œil faisant appel à ce type de motif dans l’abside de l’église Santa Maria presso San Satiro à Milan, les ait dessinées en personne. Avec trois arches (tetrade) et sept rangées de caissons, la numérologie pythagoricienne n’a pas été oubliée.
Visuellement, l’ensemble se divise en deux. Le public se trouve au même niveau que le premier plan, un parterre pavé derrière lequel un très large escalier conduit vers un parvis surélevé. Pour le spectateur, une perspective légèrement cavalière renforcera la dimension monumentale des figures du niveau supérieur. Ce cadre rappelle immanquablement celui d’un décor de théâtre. Les acteurs, arrivant de l’ancien monde, peuvent entrer en scène d’un côté, sous la statue du dieu grec Apollon (A), dieu de la lumière, et partir de l’autre, vers le nouveau monde, sous la statue de Pallas Athena (B) devenue Minerve chez les Romains, protectrice des Arts, échanger entre eux, s’adresser à l’auditoire ou monter les escaliers et sortir par le fond.
Au centre du parvis et au centre d’une perspective à point de vue central, Platon (N° 9) et Aristote (N° 10) y avancent côte à côte vers les spectateurs. Le premier, le Timée à la main, pointe un doigt vers le ciel signifiant qu’au-delà du visible, un principe supérieur existe. Le deuxième étend son bras et sa main à l’horizontale soulignant que toute vérité nous vient du témoignage des sens, tout en portant de l’autre bras l’Ethique. Bizarrement, il s’agit des deux seuls livres dans la stanza dont les noms apparaissent en italien (Timeo, Etica) et non pas en latin. Comme l’observe le critique d’art Eugenio Battisti (1924-1989) :
Si l’on (…) examine le titre des ouvrages respectivement tenus par Platon et Aristote, on y voit le philosophe de l’Académie tenir le Timée, c’est-à-dire le plus aristotélicien et le plus systématique de ses ouvrages et le stagirite, l’Éthique à Nicomaque, c’est-à- dire la plus platonicienne de ses œuvres.
Les couleurs des vêtements des deux philosophes symbolisent les quatre éléments : Platon est vêtu en rouge (le feu) et pourpre (l’éther) ; Aristote en bleu (l’eau) et jaune (la terre).
Si l’ensemble de la fresque coupe le monde en deux entre platoniciens et aristotéliciens, les deux marchent ensemble vers ce qui est devant eux et qui se trouve derrière le spectateur qui regarde : vers la fresque de La Théologie avec la Trinité au centre sans oublier l’ostensoir et l’imposant autel sur lequel est marqué « JV-LI-VS ». Quelle libéralité de l’Eglise d’accueillir tant de païens en son sein !
Raphaël communique ainsi un grand sens de mouvement. De la même façon qu’au XVIIe siècle, le peintre néerlandais Rembrandt, dans son chef-d’œuvre La Compagnie du capitaine Banninck Cocq, dite « La Ronde de nuit », rompra avec les représentations formelles des dignitaires des corporations de villes, Raphaël tire ici un trait sur les représentations figées et statiques des séries de « grandes hommes » décorant souvent les palais et bibliothèques des grands princes et seigneurs dans le style de son maître Le Pérugin.
Sa fresque, à l’instar de la Cène de Léonard à Milan, s’organise comme un enchaînement de petits groupes de trois ou quatre personnes dialoguant avec un grand penseur ou entre eux, sans jamais se désaccorder de ce qui se passe autour. Dans ce sens, Raphaël a traduit en images, et donc rendu accessible aux yeux des spectateurs, cette unité harmonique transcendant le multiple si recherchée par les commanditaires.
Raphaël et Inghirami n’ont pas hésité à se servir, pour représenter des figures historiques, des portraits de personnes vivant à leur époque. A part eux-mêmes, on y trouve leur commanditaire, leurs collègues ainsi que d’autres personnalités qu’ils espéraient satisfaire ou charmer.
Sur l’avant-plan, quatre groupes se présentent.
A gauche, Epicure (N° 25), ici avec les traits d’Inghirami en train d’écrire la mise en scène de la pièce. Né à Samos comme Pythagore, il porte ici, non pas une couronne de lauriers, récompense accordée aux grands orateurs, mais une couronne de feuilles de chêne, symboles que l’on retrouve dans l’armoirie du pape Jules II. Certains historiens pensent qu’Inghirami était un adepte dionysiaque de l’Orphisme, un autre courant présocratique. Dionysos est en effet le frère d’Apollon et selon certains, leurs enseignements ne font qu’un.
Comme nous l’avons mentionné plus haut, peu après la mort de Raphaël (1520), le cardinal Jacopo Sadoleto a publié un traité dans lequel Inghirami défend la rhétorique et nie toute valeur de la philosophie, son argument majeur étant que tout ce qui s’écrit figure déjà dans les textes mystiques et mythologiques d’Orphée et de ses adeptes.
A Rome, les érudits de l’époque connaissaient Epicure surtout par leurs lectures de Cicéron pour qui Epicure n’était pas un débauché mais quelqu’un qui cherchait le plaisir le plus noble. Cicéron entretenait une amitié avec un philosophe épicurien, un certain Phaedrus, comme par hasard le surnom d’Inghirami…
Enfin, à l’extrême gauche, se trouvent un vieillard barbu, le penseur grec Métrodore (N° 26), disciple d’Anaxagore et pour qui c’est « l’esprit agissant » qui organisa le Monde. Devant lui, un nouveau-né. Ensemble ils pourraient symboliser la naissance de la vérité (l’enfant) et la sagesse (le vieillard) et l’expérience.
A côté, un peu plus au centre, la figure imposante de Pythagore (N° 22) (que l’historien italien Georgio Vasari méprend pour l’évangéliste saint Matthieu), assis avec un livre, un encrier et un crayon, en train d’écrire entouré de personnes visiblement intriguées.
Derrière lui, assis sur la gauche, un vieillard, représentant Boèce (N° 23), auteur romain, au VIe siècle, d’un traité sur la musique dont la première partie évoque « l’harmonie des sphères », tente de regarder ce qu’il écrit dans son livre. Sans capter un moment de transformation potentielle, comme Léonard savait le faire, la scène s’inspire visiblement de son tableau inachevé, l’Adoration des mages.
A ses pieds, une ardoise noire où figurent aussi bien la fameuse Tetraktys qu’un diagramme des intervalles musicaux (voir chapitre sur Pythagore).
Puisqu’il est impossible qu’il s’agisse d’Averroès (bani de l’église par les Thomistes), l’homme enturbanné qui semble l’admirer pourrait être Avicenne (Ibn Sina) (N° 24). Ce médecin perse, influencé par la pensée aussi bien d’Hippocrate que de Galien, dans son Qanûn (Canon de la médecine), opère une vaste synthèse médico-philosophique de la logique d’Aristote qu’il corrige et un néo-platonisme compatible avec le monothéisme.
Il pourrait également s’agir d’Al Fârâbi (872-950), autre scientifique et musicien arabe qui a cherché réconcilier la foi, la raison et la science avec la philosophie de Platon et d’Aristote dont il avait fait des traductions du grec à l’arabe. Avicenne l’admirait et le titre d’une des oeuvres d’Al Fârâbî ne laisse aucune ambiguïté : « L’Harmonie des opinions des deux sages : Platon le divin et Aristote »
Par ailleurs, vu son positionnement du côté des platoniciens, bien qu’il porte un turban blanc, il est totalement exclu qu’il s’agisse ici d’Averroès ({Ibn Rushd}), auteur terrassé par Thomas d’Aquin (voir les tableaux figurant Le Triomphe de saint Thomas) puis par les néoplatoniciens de Florence pour avoir nié l’immortalité de l’âme individuelle.
Plus au centre de la fresque, deux figures isolées plongées dans leurs pensées. La première, à gauche, semble avoir été ajoutée ultérieurement par Raphaël et ne figure pas sur son dessin. L’homme s’assoupit sur un cube, volume pythagoricien par excellence. Il s’agirait d’Héraclite d’Ephèse (N° 19) (un présocratique ionien pour qui « il n’est de permanent que le changement ») avec les traits de Michel-ange. Ce sculpteur fascina Raphaël, non seulement pour ses dons en dessin, en anatomie et en architecture, mais aussi par son esprit d’indépendance vis-à-vis d’un pape qu’il estimait tyrannique.
Précisons qu’il est admis que si le Moïse, que Michel-Ange a sculpté pour le tombeau de Jules II, jette un regard furieux, c’est que l’artiste à capté le moment où Moïse, en descendant du Mont Sinai avec les Tables de la Loi, constate que le peuple hébreu a recommencé à adorer des idoles, tel « le Veau d’or ». Irrité contre ce retour à l’idolâtrie, Moïse brise alors les Tables de Loi.
Anaximandre de Milet (N° 20) (et non pas Parménide), lui aussi un représentant de l’école ionienne, se dresse derrière Héraclite et semble contester la démonstration de Pythagore (représentant de l’école dite « italienne »). Dans son dos, un jeune homme aux longs cheveux, regarde le spectateur. Vêtu d’une toge blanche, attribut des pythagoriciens, il s’agirait, une fois de plus de Pic de la Mirandole (N° 21), triomphant et entouré de Pythagore et deux de ses disciples. Une légende veut que Raphaël aurait représentée Hypatie d’Alexandrie (v. 370-415), une mathématicienne ayant dirigé l’école néoplatonicienne d’Alexandrie. Lorsqu’un des cardinaux examina le tableau et sut que la femme représentée était Hypatie, il aurait ordonné qu’elle en soit effacée. Raphaël aurait obéi, mais l’aurait remplacée par la figure efféminée d’un neveu du pape Jules II, François Marie Della Rovere, futur duc d’Urbin.
S’il s’agit réellement de Pic de la Mirandole, il s’agirait d’un superbe éloge, car figurant aussi bien dans La Philosophie que dans La Théologie, les deux images de Pic, rappellant l’ange agenouillé qui regarde le spectateur tout en pointant du doigt saint Jean-Baptiste dans La Vierge aux Rochers de Léonard, peuvent se contempler l’une l’autre !
La deuxième figure isolée, étalée nonchalamment sur les escaliers, est le philosophe cynique et hédoniste Diogène de Sinope (N° 18), ici présenté comme un ascète, mais dans la tradition aristotélicienne.
Ensuite, au centre droit, un groupe magnifique de jeunes, ébahis par leurs découvertes et échangeant leurs regards complices avec leurs camarades, autour d’un géomètre qui examine ou trace au compas des lignes parallèles à l’intérieur d’une étoile hexagonale sur une ardoise posée par terre. Il s’agit de l’illustration d’un théorème dont ne parlent ni Euclide (un aristotélicien), ni Archimède, alors que l’on attribue l’identité de l’un ou de l’autre à cette figure sous les traits de l’architecte Donato Bramante.
Il pourrait s’agir, c’est ma conviction, du géomètre Hippocrate de Chios (N° 17) dont parle Aristote en grand bien. Il a écrit le premier manuel de mathématiques, intitulé Les éléments de la géométrie. Ce travail précède d’un siècle les Éléments d’Euclide. A moins qu’il ne s’agisse de l’architecte Leon Battista Alberti, dont l’église de Mantoue a pu inspirer le Bramante et après tout, auteur, en 1935, de De Pictura, un traité (d’esprit aristotélicien) sur la perspective.
Cependant, en 1485, dans son traité sur l’architecture De re Aedificatoria, Alberti, dans un passage (IX, 5) qui a pu intéresser l’auteur de la fresque, souligna que :
La beauté consiste dans une harmonie et dans un accord des parties avec le tout, conformément à des déterminations de nombre, de proportionnalité et d’ordre telles que l’exige l’harmonie, c’est à dire la loi absolue et souveraine de la nature.
c’est-à-dire, en français : « De la main de Raphaël d’Urbino »).
Enfin, pour ajouter au mystère, on peut lire sur le col de la tunique de cette figure : « R.V.S.M. » (Raphael Vrbinas Sua Manu, c’est-à-dire, en français : « De la main de Raphaël d’Urbino »).
Car, ce qu’aborde le géomètre sur l’ardoise, c’est le rôle que jouent les diagonales de l’hexagone. La réponse est fournie par le tracé géométrique, sous forme d’un hexagone, qui sous-tend la construction de la perspective de la fresque. Les diagonales y font apparaître une belle complémentarité entre la moyenne arithmétique et la moyenne harmonique (voir infographie). C’est une démonstration magistrale dans le domaine du visible, du concept structurant toute la thématique de l’œuvre : la complémentarité, fondement de l’harmonie universelle.
A droite, les géographes Ptolémée (N° 16) et Strabon (N° 15) (avec les traits de Baldassare Castiglione un ami de Raphaël ?) que l’on identifie sans réelles preuves à Zoroastre mais auquel en effet se réfère Pic de la Mirandole, se retrouvent face à face. Le premier montre la terre comme une sphère, le deuxième arbore un globe céleste.
Enfin, à l’extrême droite du premier registre, avec les traits de Raphaël, le peintre légendaire de la cour d’Alexandre le Grand, Appelles de Cos (N° 13). Rappelons que, de son vivant, Raphaël fut surnommé « l’Appelles de son temps ». A côté, son rival, le peintre grec Protogène (N° 14) sous les traits du collègue de Raphaël, le sulfureux mais virtuose fresquiste Sodoma. Venus du monde des artisans, il s’agit ici de marquer l’entrée de deux peintres-décorateurs dans « la cour des grands » et faisant leurs premiers pas dans le monde de la philosophie.
Sur le parvis, le sujet central, comme nous l’avons dit, Platon et Aristote. Les traits de Platon dans la fresque n’ont rien à voir avec un quelconque portrait supposé de Léonard de Vinci. Né en 1452, ce dernier n’avait que 56 ans lors de la réalisation de la fresque. Raphaël se serait servi de l’image d’un buste de Platon découvert à Athènes dans les ruines de l’ancienne académie.
Dans l’attroupement à gauche de Platon, se trouve Socrate (N° 6), son maître à penser dont tout le monde connaissait le visage, grâce à des statues romaines. L’identification des autres figures reste largement hypothétique. On pense aux orateurs des dialogues de Platon. Proche de Socrate, son vieil ami Criton (N° 4). Derrière Socrate, l’intellectuel athénien Isocrate (N° 7) qui s’était retiré de la vie politique et bien que proche de Socrate, s’érigeait en rival de Platon. Proche de ce dernier, les cinq interlocuteurs du dialogue de Platon, le Parménide. Parmi eux, Parménide (N° 8), considéré à l’origine du concept de l’Un et du multiple, et le penseur présocratique Zénon d’Elée, réputé pour ses paradoxes philosophiques.
On évoque également le général athénien (ici habillé en soldat romain) Alcibiade (N° 3) et le jeune vétus de bleu pourrait être Phédon d’Elis (N° 5) ou Xénophon, écoutant tout deux un Socrate comptant sur ses doigts, un geste suggérant sa fameuse dialectique.
Tout autoir des penseurs grecs, d’autres figures s’agitent. Derrière Alcibiade, un personnage (peut-être un bibliothécaire) retient un autre personnage en train de courir, le priant d’éviter de déranger les échanges en cours entre philosophes et scientifiques.
A l’extrême gauche, un homme avec un chapeau entre sur scène. Il pourrait s’agir de Plotin (N° 2), une figure fondatrice du néoplatonisme admirée par Bessarion, accompagné de Porphyre (N° 1), un autre néoplatonicien qui apporta sa biographie de Pythagore en messager de l’ancien monde.
Ici les giornata de l’Ecole d’Athènes.
D. LA JUSTICE
A. La Fortitude, B. La Prudence et C. Tempérance.
1. Justinien, 2. Tribonien, 3. Le pape Paul III, 4. Antonio Del Monte, 5. Le pape Léon X, 6. Le pape Grégoire IX, 7. Le pape Clément VII.
En haut, dans la lunette, les trois vertus représentées seraient la Fortitude (A), la Prudence (B) et la Tempérance (C). Avec la Justice, elles constituent les quatre vertus cardinales (profanes). La figure féminine centrale, qui tient un miroir, désigne la Prudence. A gauche, la Fortitude tient dans ses mains une branche de chêne, allusion à la famille della Rovere de laquelle était issue Jules II, le pape commanditaire de ces fresques.
En dessous, une fois de plus la complémentarité est à l’œuvre. A gauche, peint par Lorenzo Lotto, l’empereur romain Justinien (N° 1) reçoit les Pandectes (la loi civile) du juriste byzantin Tribonien (N° 2).
A droite, en pendant, sous les traits de Jules II, le pape Grégoire IX (N° 6) promulgue les Décrétales ; somme magistrale de droit canonique dont il avait ordonné la compilation raisonnée et dont il ordonna la publication en 1234.
A sa droite (donc à la gauche du spectateur), on voit un cardinal, en robe violette, ayant les traits du cardinal Jean de Médicis, futur pape Léon X (N° 5). Les deux autres cardinaux derrière lui seraient Alessandro Farnese, le futur pape Paul III (N° 3), et Antonio Del Monte (N° 4). Et à sa gauche (à droite pour le spectateur) un cardinal représentant du cardinal Jules de Médicis, le futur pape Clément VII (N° 7). Avec votre image immortalisée sur une fresque située au bon endroit, votre carrière pour finir pape semblerait mieux engagée !
Le fait que Jules II soit représenté portant la barbe permet de dater la fresque au-delà de juin 1511. En effet le pontife, parti de Rome imberbe pour faire la guerre, laissa ensuite pousser sa barbe et fit le vœu de ne pas la raser avant d’avoir libéré l’Italie.
Or il revint à Rome en juin. Les historiens soulignent que la mise en avant du portrait du pape indique comment le thème de la décoration des Chambres se transforma, vers 1511, en celui de la glorification de la papauté. La Justice devient ainsi le droit de Jules II d’imposer « sa » justice.
E. LA POESIE
(LE PARNASSE)
Les poètes :
1. Alcée de Mytilène, 2. Corinna, 3. Pétrarque, 4. Anacréon, 5. Sappho, 6. Ennius, 7. Dante, 8. Homère, 9. Virigile, 10. Stace, 11. Apollon, 12. Tebaldeo, 13. Bocace, 14. Tibulle, 15. L’Arioste, 16. Properce, 17. Ovide, 18. Sannzaro, 19. Pindare.
Les neufs muses :
A. Thalie, B. Clio, C. Euterpe, D. Calliope, E. Polymnie, F. Melpomène, G. Terpsichore, H. Uranie, I. Erato.
Une fenêtre réduit l’espace disponible pour la fresque à une grande lunette ou les personnages sont répartis en petits groupes sur une ligne en demi-cercle.
L’idée sous-jacente ici, prise de saint Thomas, c’est que la vérité se rend accessible à l’homme, soit par la Révélation (Théologie), soit par la Raison (Philosophie). Pour l’école néoplatonicienne, cette vérité se manifeste à nos sens en passant par le Beau (poésie et musique).
La scène peinte ici se déroule près de Delphes, au sommet du Parnasse, la montagne sacrée d’Apollon et demeure des Muses de la mythologie grecque.
La grande fenêtre autour de laquelle s’organise la fresque offre une vue, au-delà du cortile (petit temple circulaire) du Bramante, sur la colline du Belvédère (le mons Vaticanus), où l’on donnait des spectacles et où, dans l’Antiquité, on honorait Apollon, ce qui lui valait le nom d’Apolinis.
Apollon est le patron des musiciens : « c’est par les Muses et l’archer Apollon qu’il est des chanteurs et des citharistes », dit Hésiode. Il inspire même la nature : à son passage « chantent les rossignols, les hirondelles et les cigales ». Sa musique apaise les animaux sauvages et meut les pierres. Pour les Grecs, musique et danse ne sont pas seulement des divertissements : elles permettent de guérir les hommes en accordant les discordances qui rongent leur âme et donc de supporter la misère de leur condition.
Au sommet de la colline, sept lauriers. Près de la source Castalia, Apollon (N° 11), couronné de feuilles lauriers et au centre de la composition, accorde autour de lui les neufs muses (A à I) en jouant sur sa lyre. Sur le côté gauche Calliope (D), celle « qui a une belle voix » et représente la poésie épique, et à droite, Erato (I), « L’aimable » qui représente la poésie lyrique et érotique ainsi que le chant nuptial. Chacune préside à accorder le chœur de l’autre : à gauche derrière Calliope, Thalie (A)(« la florissante, l’abondante »), Clio (B) (« qui est célèbre » et représente l’histoire) et Euterpe (C) (« la toute réjouissante » qui représente la musique). Enfin, juste derrière Erato, Polymnie (E) (« celle qui dit de nombreux hymnes » et représente la rhétorique, l’éloquence et la pantomime), Melpomène (F) (« la chanteuse » qui représente la tragédie et le chant) ; Terpsichore (G) (« la danseuse de charme » ) et Uranie (H) (« la céleste » qui représente l’astronomie).
Et point n’est besoin d’être Pythagore pour compter 7 lauriers sur la montagne et se rappeler que neuf muses plus Apollon font… dix.
Comme le rappelle une des fresques carrées du plafond, Apollon avait triomphé sur Marsyas dans un combat pour s’emparer de la lyre, considérée comme l’instrument divin capable de conduire les âmes au ciel, mieux que la flûte qui n’excite que les basses passions. En détachant l’homme de ses préoccupations matérielles immédiates, la lyre victorieuse permettait de susciter l’amour divin chez les hommes. A cela s’ajoute que chez les Romains, on connaissait une lyre à sept cordes, un héritage pythagoricien, le chiffre sept faisant référence aux sept corps célestes orbitant autour du feu central.
Pour les pythagoriciens et également Héraclite, l’imitation de « l’harmonie des sphères », grâce aux harmonies produites par les sept cordes, permet la purification des âmes.
Cependant, étrangement, Apollon ne tient pas en main une lyre traditionnelle à quatre cordes, mais une lira da braccio (lire à bras). Si Apollon joue ici de la lyre à bras, les muses Calliope, Erato et la sybille Sapho tiennent des lyres identiques à celles du sarcophage dit « des Muses » du Museo delle Terme à Rome.
Dans de nombreuses représentations du XVIe siècle, la lyre à bras est jouée par un ensemble d’anges ou par des personnages mythologiques, tels Orphée et Apollon, mais aussi le roi David, Homère ou des Muses. Parmi ses interprètes, l’on compte notamment Léonard de Vinci, considéré comme le doyen parmi les artistes interprètes de la lire à bras.
L’instrument se dessine essentiellement comme un violon, mais avec une touche plus large et un chevalet plat qui permet un jeu en accords. La lyre est dotée généralement de sept cordes : quatre comme un violon, augmentées d’une corde grave supplémentaire (ce qui fait cinq) et deux cordes passant au-delà de la touche, qui ne sont pas jouées mais servent de bourdon et résonnent à l’octave.
Or, Raphaël, pour créer une harmonie parfaite avec le nombre des muses autour d’Apollon, va faire passer le nombre de cordes de sept à neuf, c’est-à-dire sept ajustables plus deux bourdons.
Ce détail concernant la lyre nous semble avoir été modifiée dans le temps. En effet, une reproduction gravée, de 1517, sans doute à partir de dessins antérieurs à la fresque, ou de son avant projet, par Marcantonio Raimondi, révèle un état bien différent de ce que l’on voit aujourd’hui.
La composition est moins dense et met en valeur, comme l’Ecole d’Athènes, plusieurs groupes de trois personnages chacun. Ce qui frappe d’abord, c’est que la lyre ancienne dont joue Apollon repose sur sa cuisse, alors que dans la version actuelle, Apollon, un fait vibrer les cordes de sa lira da braccio avec un archet, tout en regardant vers le ciel, en accord avec la fresque du plafond où sont inscrits des paroles de Virgile : « Insufflé par l’esprit » (NVMINE AFFLATVR).
Tout autour, dix-huit poètes sont divisés en plusieurs groupes L’identification de certains est sans équivoque, celle d’autres plus douteuses. Ils sont tous enchaînés les uns aux autres par des gestes et des regards, en formant une sorte de croissant continu.
En haut à gauche, le père de la poésie latine Ennius (N° 6), assis, écoute ravi le chant d’Homère (N° 8), tandis que Dante (N° 7), plus en arrière regarde Virgile (N° 9) qui se retourne vers lui, le poète romain Stace (N° 10), sous les traits d’Ange Politien, à ses côtés. Ce dernier était un disciple du néoplatonicien Marsile Ficin. Pour représenter les figures historiques, Raphaël s’inspira de la statuaire romaine. Ainsi, pour le visage d’Homère, il a repris l’expression dramatique du Laocoon retrouvé quelques années auparavant, en 1506, à Rome.
En bas à gauche se trouvent le poète grec Alcée de Mytilène (N°1), la poétesse grecque Corinna (N° 2), Pétrarque (N° 3) ainsi que le poète grec Anacréon (N° 4). Dans la version finale, deux personnages qui sortent du cadre sont venus enrichir la composition. A gauche, la sibylle Sappho (N° 5) comme l’indique une tablette. Considérée comme la première poétesse de la Grèce antique, elle a vécu aux VIIe et VIe siècle av. JC. D’après les Hymnes homériques, c’est elle qui aurait construit la première lyre afin d’accompagner la récitation poétique. Unique femme dans l’ensemble de la « Chambre de la signature » elle est peinte avec une monumentalité qui n’est pas sans rappeler celle de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine.
Sappho fait le pendant à Pindare (N° 19), et non pas Horace comme on le prétend, considéré comme l’un des plus grands poètes lyriques de la Grèce et pour qui Apollon était le symbole de la civilisation. Pindar est ici en conversation avec le poète italien Jacopo Sannazaro (N° 18), habillé en bleu et debout, et au-dessus d’eux Ovide (N° 17).
A droite, sur le flanc du mont, outre Pindare, Sannazaro et Ovide, cinq autres poètes et orateurs : Antonio Tebaldeo (N° 12), le dos tourné vers Apollon et sous les traits de Baldassare Castiglione ?), Bocace (N° 13), derrière, Tibulle (N° 14), Ludovico Ariosto (N° 15), Properce (N° 16), sous les traits du cardinal poète très « pétrarquiste » Pietro Bembo, un ami d’Inghirami et ennemi d’Erasme, et à ses côtés deux poètes inconnus dits « poètes du futur jugeant le passé ».
L’identification de ces personnages reste largement hypothétique et controversée. Pour arriver à des résultats satisfaisants, il faudrait selon l’historien Albert Chastel, trouver des correspondances précises entre les neuf muses, neuf poètes classiques et neuf modernes, outre le groupement par genre poétique.
Après la mort de Jules II, le pape Léon X fera de la « Chambre de la signature » son salon de musique, remplaçant les livres de son prédécesseur (qui seront déménagés vers la grande bibliothèque de l’étage inférieur) par des intarsiae. Léon X fera également achever le pavement.
F. LA MOSAIQUE AU SOL
A. Armoiries du pape, B. Bras spiralé, C. Etoile de David, référence à l’héritage juif.
La mosaïque de la « Chambre de la signature » se dit « cosmatesque », d’après le nom des Cosmati, une vieille famille d’artisans et spécialisée dans les mosaïques à quatre couleurs. Certains matériaux proviennent des ruines romaines, le marbre vert du Péloponnèse en Grèce, le porphyre d’Assouan en Egypte, et le marbre jaune d’Afrique du Nord. Le marbre blanc, est originaire des fameuses carrières de marbre de Carrare où Michel-Ange choisissait ses matériaux.
Comme au plafond, au centre de la pièce les armoiries du pape (A), cette fois-ci à l’intérieur d’un carré (son règne terrestre) inscrit dans un cercle (sa mission théologique). Ce premier cercle est entouré de quatre bras spirales qui engendrent chacun un nouveau motif circulaire (B). Ce motif serait d’origine juive. L’étoile de David (C) apparaît à plusieurs reprises dans ce tourbillon créationnel. La doctrine des quatre mondes, décrite dans la cosmologie cabalistique souligne leur unité dynamique.
Après tout, pour Gilles de Viterbe, la découverte récente à l’époque des écrits mystiques juifs relevait de la même importance que la découverte de l’Amérique par Christophe Collomb. Rappelons que pour Jules II, tout comme Platon et Pythagore, Moïse, que Michel-ange sculpte pour son tombeau, annonçait déjà le triomphe ultérieur de l’Église de Rome qui en fera, sous sa direction, la synthèse.
Conclusion
Ainsi, toute la thématique de la « Chambre de la signature » trouve sa pleine cohérence avec l’idée de l’harmonie et de la concordance
Mais lorsqu’on y regarde de plus près, l’on constate qu’il ne s’agit que d’une « complémentarité » au niveau des formes et au service d’un pouvoir temporel déguisé en mission divine. Raphaël, un peintre talentueux, s’y est soumis en fournissant le produit pour lequel on le payait. Il peindra des choses bien pire en se soumettant aux caprices païens du banquier de la papauté Agostino Chigi pour la décoration de sa villa, la Farnesine.
Avec la « Chambre de la signature », on est donc très loin de cette fameuse « coïncidence des opposés » chère à Pythagore, Platon et Nicolas de Cues, qui permet, dans une recherche sans concession de la vérité et par amour de l’humanité, de dépasser les paradoxes et de résoudre un grand nombre de problèmes à partir d’un point de vue supérieur.
En empilant les allégories et les symboles, si elle impressionne, cette œuvre magistrale finit par nous étouffer. Par les règles de sa composition, elle ne peut que sombrer dans le théâtrale et le didactique. Dans un univers purgé de la moindre ironie ou surprise, aucune vraie métaphore saura nous éveiller. Et bien que Raphaël a tenté d’y amener un peu de vie, le spectateur se retrouve fatalement avec un vaste sédiment d’idées fossilisées, aussi mortes que les plus glorieuses ruines de l’Empire romain.
Bibliographie sommaire :
- Jules II, Ivan Cloulas, Fayard, Paris 1990 ;
- Léon X et son siècle, Gonzague Truc, Grasset, Paris, 1941 ;
- Une histoire des empires maritimes, Cyrille P. Coutensais, CNRS, 2013 ;
- L’Humanisme, l’Europe de la Renaissance, André Chastel et Robert Klein, Editions Skira, Genève, 1995 ;
- L’Arétin ou l’insolence du plaisir, Bertrand Levergeois, Fayard, Paris, 1999 ;
- Giorgio Vasari, l’homme des Médicis, Grasset, Paris, 1995 ;
- Marsile Ficin et l’Art, André Chastel, Droz, Genève, 1996 ;
- Raphael and the Pope’s librarian, Nathaniel Silver, Ingrid Rowland, Paul Holberton Publishing, 2019 ;
- Raphael’s Stanza della Signatura, Meaning and Invention, Christiane L. Joost-Gaugier, Cambridge University Press, 2002 ;
- Pythagoras and Renaissance Europe, Finding Heaven, Christiane L. Joost-Gaugier, Cambridge University Press, 2009 ;
- Raphaël, Stephanie Buck et Peter Hohenstatt, Könemann, 1998 ;
- The Intellectual Background of the School of Athens : Tracking Divine Wisdom in the Rome of Julius II, Ingrid D. Rowland, 1996 ;
- Pagans in the Church : The School of Athens in Religious Contex, Timothy Verdon, 1996 ;
- Raphael’s School of Athens, Marcia Hall, Cambridge University Press, 1997 ;
- Raphaël, Konrad Oberhuber, Editions du Regard, Paris, 1999 ;
- L’énigme de la Segnatura, Raphaël et Sodoma, André-Charles Coppier, Paris, 1928 ;
- Raphael, John Pope-Hennessy, Harper & Row, Londres, 1970 ;
- Qui était Raphaël, Nello Ponente, Editions Skira, Genève, 1967 :
- Vies et doctrines des philosophes illustres, Diogène Laërce, La pochothèque, Paris, 1999 ;
- Erasme et l’Italie, Augustin Renaudet, Editions Droz, Paris, 2000 ;
- Erasme parmi nous, Léon Halkin, Fayard, 1987 ;
- Comment la folie d’Erasme sauva notre civilisation, Karel Vereycken, 2005 ;
- L’oeuf sans ombre de Piero della Francesca, Karel Vereycken, 2007 ;
- Albrecht Dürer contre la mélancolie néo-platonicienne, Karel Vereycken, 2007.
NOTES:
*Pour un traitement approfondi du sujet, voir Karel Vereycken, Albrecht Dürer contre la Melancolie néo-platonicienne, 2007.
**L’on voit bien ici d’où certaines sectes, notamment les Anthroposophes de Rudolf Steiner, tirent leur inspiration. Certains s’acharnent encore à vouloir démontrer que Pythagore, croyant en la transmigration des âmes et donc leur réincarnation éventuelle dans des animaux ou des plantes, était un végétarien. Diogène Laërce raconte qu’un jour, « passant près de quelqu’un qui maltraitait son chien, on raconte qu’il [Pythagore, sur le ton de la blague] fut pris de compassion et qu’il adressa à l’individu ces paroles :’Arrête et ne frappe plus, car c’est l’âme d’un homme qui était mon ami, et je l’ai reconnu en entendant le son de sa voix’ ». Toute une série d’auteurs finiront par tomber dans la numérologie et l’ésotérisme irrationnel, en particulier Francesco Zorzi, Agrippa de Nettesheim ou encore Paracelse.
Pierre Bruegel l’ancien, Pétrarque et le « Triomphe de la Mort »
Par Karel Vereycken, avril 2020.
Le Triomphe de la Mort. Le simple fait que le Premier ministre britannique Boris Johnson, et même Charles, Prince de Galles et héritier du Royaume-Uni, s’avèrent infectés par le coronavirus, nous renvoie un message. Certains commentateurs ont pu dire (sans ironie) que cette réalité « a donné un visage au virus ». Il est vrai que jusque là, lorsqu’une personne âgée ou une infirmière décédaient de cette terrible maladie, ce n’était pas « vraiment » réel…
Cette prise de conscience, que même les « gens d’en haut » n’échappent pas au même verdict de la mort, car ils n’ont rien de commun avec les Dieux de l’Olympe, a fait resurgir dans mon esprit l’image du fameux tableau. Souvent interprété de travers, il est connu sous le titre « Le Triomphe de la Mort » (Musée du Prado, Madrid). C’est une œuvre assez grande, exécutée par Pierre Bruegel l’ancien (1525-1569) quelques années avant sa disparition précoce.
Au-delà de l’objet esthétique, afin de « lire » l’intention de l’esprit du peintre, il est toujours utile, pour ne pas se précipiter dans des interprétations hasardeuses, de résumer brièvement ce que l’on voit.
Or, que voyons-nous dans le Triomphe de la Mort ? Sur l’avant-plan, totalement à gauche, un squelette, symbolisant la mort elle-même, un sablier à la main, emporte le cadavre d’un Roi. Un autre squelette s’empare, autant que possible, des pièces d’or que tous ces morts n’ont pas réussi à emporter avec eux au tombeau. Derrière, la mort conduit un chariot sous lequel quelques personnes avancent à genoux, espérant ne pas se faire remarquer… Triomphe de la Mort, Bruegel, 1562, détail.
Toujours sur l’avant-plan, mais à droite, des gens de la bonne société jouent aux cartes, dînent et s’amusent. Un squelette, jouant de la vièle à roue, rejoint un jeune qui accompagne à la luth le chant de sa bien-aimée. Typique des amoureux, se regardant eux-mêmes, ils ne s’aperçoivent aucunement que la mort prend le contrôle de leur monde.
Le message est clair et simple : personne n’échappe à la mort, que l’on soit riche ou pauvre, roi ou paysan, malade ou en bonne santé. Lorsque l’heure est venue, ou à la fin des temps, tous les mortels retournent au créateur car la mort « physique » triomphe.
Immortalité
Le penseur américain Lyndon LaRouche (1922-2019), dans ses discours et écrits, nous avertissait souvent, avec son amour impatient qui le caractérisait : la sagesse humaine commence par une décision personnelle consistant à intégrer un fait prouvé et incontestable : nous sommes tous nés, et chacun ou chacune de nous, tôt ou tard, mourrons. Et jusqu’ici, il n’y pas eu d’exception. Sur la montre cosmique, la durée de notre existence éphémère, rappelait LaRouche, ne dépasse même pas la nanoseconde.
Ainsi, sachant les conditions limitées de notre existence mortelle (le temps et la mort), chacun de nous doit faire appel à son libre arbitre pour formuler un choix souverain : comment vais-je dépenser « le talent » de ma vie ? Vais-je passer ma vie à courir derrières les plaisirs terrestres que peuvent me procurer le pouvoir, l’argent et les plaisirs de la chair ? Ou vais-je dédier ma vie à défendre la vérité, le beau et le juste, au bénéfice de l’humanité comme un tout, vivant dans le passé, le présent et le futur ?
En 2011, interrogé, LaRouche précisa ce qu’il entendait par l’idée que potentiellement, l’humanité pourrait devenir une espèce « immortelle » :
J’existe, et tant que je vis, je peux générer des idées.
Ces idées donnent à l’humanité les moyens d’aller de l’avant.
Cependant, le moment viendra où je mourrais.
A partir de là, deux choses se produiront.
D’abord, si ces principes créateurs développés par les générations antérieures
se réalisent dans le futur,
cela implique que l’humanité est une espèce immortelle.
Nous ne sommes pas immortels à titre personnel ;
mais dans la mesure où nous sommes des êtres créateurs,
nous sommes une espèce immortelle.
Et les idées que nous développons sont
des contributions permanentes à la société humaine.
De cette façon, nous sommes une espèce immortelle,
basée sur des êtres mortels.
Et la clé de l’existence, c’est d’appréhender ce lien.
Dire que nous sommes créateurs et mourront, n’est pas toute l’histoire.
Bien que nous soyons sur le point de mourir,
si nous contribuons à quelque chose de durable,
qui vivra au-delà de notre mort et puisse être quelque chose de bénéfique à l’humanité dans des temps futurs,
alors nous atteignons le but de l’immortalité.
Et c’est cela la chose importante.
Si les gens arrivent,
avec un esprit ouvert, à faire face à l’idée que chacun d’entre nous va mourir, tout en regardant cela de la bonne façon, alors une grande passion les animera à faire des contributions, à découvrir des principes,
à accomplir un travail qui sera immortel.
Des découvertes de principe sont immortelles car elles se transmettent d’une génération à une autre.
Et de cette façon, les morts vivent parmi les vivants ;
car les morts, s’ils ont agit ainsi pendant leur vivant,
seront vivants, pas dans leur chair,
mais ils seront vivants dans les principes.
Ils constitueront une partie active de la société humaine.
L’humanisme chrétien
La vision de LaRouche est celle de l’obligation « morale » de vivre une existence « créative » sur Terre à l’image du Créateur. Elle a été nourrie aussi bien par la philosophie platonicienne que par la tradition judéo-chrétienne, dont le mariage heureux, au début du XIVe siècle donna naissance à « l’humanisme chrétien ». Il fut la source inestimable d’une explosion, à grande échelle et d’une densité inégalée, de contributions économiques, scientifiques, artistiques et culturelles, qualifiée ultérieurement de « Renaissance ».
Dans le Phédon de Platon, Socrate développe l’idée que notre « enveloppe » mortelle, pour les philosophes à la recherche de la vérité, constitue un obstacle constant qui « nous remplit de besoins, de désirs, de craintes, de toutes sortes d’illusions et de beaucoup d’inepties, à tel point que, comme on le dit, dans les faits, aucune pensée d’aucune sorte ne dérive du corps » (66c).
Ainsi, pour accéder à la pure connaissance, les philosophes doivent s’affranchir autant que se peut de l’influence du corps dans cette vie. La philosophie (en grec ‘l’amour de la sagesse’), en tant que telle, n’est, en réalité, qu’une sorte de « préparation à la mort » (67e), une purification de l’âme du philosophe lui permettant de se détacher de son corps.
La Bible (Dans L’Ecclésiaste) souligne que « Quoi que tu fasses, souviens-toi que ta vie a une fin, et jamais tu ne pécheras ». Ce passage trouve son expression dans le rite chrétien du « Mercredi des cendres », ce jour de pénitence marquant le début du Carême. Dans une évocation symbolique de la mort, on appose alors des cendres au front du pénitent en récitant le verset de la Genèse (Gn 3:19) disant : « Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière. »
S’agit-il d’un rituel morbide ? Pas du tout. Il s’agit plutôt d’une leçon de philosophie. Le christianisme lui-même place en son centre le sacrifice de Jésus, le fils de Dieu devenu homme parmi les hommes, donnant sa vie pour le bien de l’humanité. Au début du XIVe siècle, Thomas à Kempis (1380-1471), un des dirigeants et fondateurs des Sœurs et Frères de la Vie Commune, un ordre de clercs laïques se concentrant sur l’éducation, affirmait que tout chrétien doit vivre en imitant la vie du Christ. Aussi bien Nicolas de Cues (1401-1464) qu’Erasme de Rotterdam (1466-1536) ont reçut l’éducation intellectuelle de ce courant.
Concedo Nulli
On comprend donc mieux pourquoi Erasme avait choisi comme armoiries un crâne et des os, juxtaposés avec un sablier, double référence à la mort et le temps comme deux conditions limites de l’existence humaine.
En 1519, son ami, le peintre flamand Quentin Matsys (1466-1530), a frappé une médaille de bronze en l’honneur à l’humaniste.
Au recto, on trouve l’effigie d’Erasme. En latin on peut lire : « Image pris sur le vif » et en grec, on lit : « Ses écrits le feront mieux connaître ».
Au verso de la médaille, une image inhabituelle également entourée d’inscriptions. En haut d’un pilier posé sur une terre instable, émerge la tête d’un jeune homme mal rasé, chevelure au vent. Tout comme l’effigie d’Erasme du verso, le visage de la figure au recto arbore un vague sourire. Autour d’elle, les mots Concedo Nulli (je ne recule devant personne).
Sur le pilier on peut lire « Terminus », le nom du dieu Romain des limites. Une fois de plus, en grec à gauche, on lit : « Gardez à l’esprit la fin d’une longue vie » et à droite, en latin : « La mort est la limite ultime des choses ».
En faisant de « Je ne recule devant personne » sa devise personnelle, Erasme prenait le risque de faire appel à une métaphore très osée que « les gens » auraient sans doute du mal à comprendre. Rapidement accusé « d’intolérant » par ses sycophantes, Erasme soulignait que Concedo Nulli devait se comprendre, non pas comme une phrase prononcé par Erasme, mais comme sortant de la bouche de la Mort elle-même. Une fois souligné ce point, les gens auraient forcément du mal à contredire l’auteur…
Enfin, dans son traité La préparation à la mort (1534), Erasme souligne:
Il faut considérer que chacun de nos jours peut être le dernier,
que nous ne savons pas si un autre le suivra.
Tandis que nous sommes en vie et en santé,
délivrons-nous autant qu’il nous est possible de l’embarras,
des affaires et, sans attendre que la maladie nous cloue au lit,
mettons ordre à notre maison.}
Mozart, Brahms et Gandhi
Plusieurs siècles après Erasme, le grand compositeur humaniste Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), n’avait rien d’un cynique morbide. Révélant son état d’esprit joueur, Mozart disait un jour que le secret de tout génie était son amour pour l’humanité : « Le vrai génie sans cœur est un non-sens. Car ni intelligence élevée, ni imagination, ni toutes deux ensembles ne font le génie. Amour ! Amour ! Amour ! Voilà l’âme du génie ».
Cependant, le 4 avril 1787, Mozart, gravement malade, écrit à son père Léopold :
Inutile de te préciser à quel point j’aimerais
recevoir des nouvelles réconfortantes sur toi.
Et je continue à les attendre,
bien que je me suis désormais fait une habitude,
dans toutes les affaires de la vie, d’être préparé au pire.
Je me suis depuis quelques années tellement familiarisé avec cette sincère et très chère amie de l’homme (la mort) que non seulement son image n’a plus rien d’effrayant pour moi,
mais au contraire elle m’est très apaisante, et réconfortante !
Je remercie mon Dieu de m’avoir accordé la fortune de pouvoir reconnaître en elle la clef de notre bonheur.
Je ne me couche jamais sans penser que le lendemain peut-être,
je ne serai plus là.
Et pourtant personne dans ma fréquentation ne peut dire que je suis chagrin ou triste.
Et de cette fortune je remercie chaque jour mon Créateur,
et le souhaite de tout cœur à chacun de mes semblables.
Johannes Brahms (1833-1897), dans son Requiem allemand de 1865 brode sur le thème d’un verset de Pierre (1:24-25) disant :
Car Toute chair est comme l’herbe,
Et toute sa gloire comme la fleur de l’herbe.
L’herbe sèche, et la fleur tombe ;
Mais la parole du Seigneur demeure éternellement.
Et cette parole est celle qui vous a été annoncée par l’Evangile. *
A sa propre façon, Mahatma Gandhi (1869-1948), ne disait rien d’autre concernant la difficulté de faire coexister dans une même vie la mortalité et l’immortalité :
Vivez comme si vous deviez mourir demain. Apprenez comme si vous deviez vivre pour toujours.
Memento Mori et Vanitas
Dans son tableau Le jardin des délices terrestres (Prado, Madrid), le peintre Jérôme Bosch (1450-1516), met en scène des humains dénudés et des animaux courant frénétiquement derrière des petits fruits.
Pour l’artiste, il s’agit, par le rire et la métaphore, de susciter dans l’esprit du spectateur sa volonté de rompre avec ce comportement parfaitement ridicule. Or, Bruegel utilise un procédé semblable dans son Triomphe de la Mort, un tableau, qui en essence, n’est rien d’autre qu’un Memento Mori (en latin : rappelles-toi que tu dois mourir), très élaboré.
Avec ce tableau, Bruegel rend honneur à son « parrain » intellectuel dont la divise, on l’a dit, était Concedo Nulli. Comme Erasme le faisait sans cesse dans ses écrits, Bruegel peint ici le caractère inéluctable de la mort, non pas pour montrer sa force, mais pour inspirer ses concitoyens à prendre le chemin de l’immortalité.
De la même façon que L’Eloge de la Folie d’Erasme était une inversion satirique, car il s’agit en réalité d’un l’éloge de la raison humaine, le Triomphe de la Mort de Bruegel est conçu pour nous faire apercevoir le triomphe de la vie (immortelle).
Dans la foi catholique, le but des Memento Mori était de rappeler (voire de terroriser) constamment le croyant pour qu’il n’oublie pas qu’après sa mort, lui ou elle pourrait finir au Purgatoire, ou pire, en Enfer faute d’avoir respecté les rites de son Église.
L’apparition de la peinture à l’huile en Europe au début du XVe siècle, a vu émerger la production de ce type d’œuvres de chevalet destinées à des chapelles ou des résidences privées. Il s’agissait avant tout d’objets esthétiques au service de la contemplation religieuse et philosophique.
Ensuite, à partir de la Renaissance, les Memento Mori deviendront un genre très demandé, requalifié dans les siècles ultérieurs de Vanitas, du latin pour « Vanité » ou « Etat de vide ». Très populaire au Pays-Bas mais également ailleurs en Europe, ces vanités se présentent souvent comme des assemblages d’objets symboliques tels qu’un crâne humain, une bougie finissante, des fleurs fanées, une bulle de savon, un papillon ou encore un sablier.
Iconographie
gravure sur bois extrait de la Danse Macabre paru en 1523.
Le Triomphe de la Mort de Bruegel semble presque réunir, dans une seule image, la longue série d’illustrations que Holbein avait gravé pour sa Danse macabre parue en 1523.
Rompant avec la tradition malsaine du genre, promue par les flagellants lors de la Peste noire et ne visant qu’à désensibiliser les gens devant la mort pour la rendre acceptable, Holbein, inspiré par l’approche satirique d’Erasme, posera les bases de la dimension philosophique que Bruegel développera par la suite.
Pour élaborer l’iconographie de son tableau, Bruegel a su puiser dans le travail d’artistes le précédent, en particulier Hans Holbein le Jeune (1497-1543), ce jeune dessinateur brillant à qui Erasme avait confié la tâche d’illustrer son Eloge de la Folie.
La présence envahissante, presque gênante, d’un crâne sous un angle anamorphique, dans le tableau Les Ambassadeurs (1533) d’Holbein, démontre sans conteste l’extrême maîtrise du concept du Memento Mori chez cet artiste.
Un autre ami d’Erasme, Albrecht Dürer (1471-1528), était également un maître dans cet art comme le montrent ses gravures Le chevalier, la mort et le diable (1513) ainsi que son Saint-Jérôme dans son étude (1514) où figure ce père de l’église, auquel Erasme aimait s’identifier, en présence d’un crâne et d’un sablier.
Bruegel et l’Italie
Ironiquement, Pierre Bruegel l’ancien a été souvent présenté, à tort, comme un « peintre du Nord », hermétique à tout ce que pouvait apporter la Renaissance italienne. La réalité est toute autre. Si Bruegel a refusé de boire l’eau putride du maniérisme « italianisant », très en vogue chez les aristocrates pendant la deuxième moitié du XVIe, il n’a pas hésité à chercher à se rafraîchir aux premières eaux pures de la Renaissance du début du XIVe.
En ce qui concerne son Triomphe de la Mort, les « emprunts » et similitudes avec la fresque de 1446 décorant alors le Palazzo Sclafini de Palerme, en Sicile, sautent aux yeux.
La fresque montre notamment la mort sur un cheval livide ainsi qu’un jeune musicien, images reprises et enrichis par ce peintre flamand dont le voyage en Italie du Sud a été amplement documenté.
La deuxième source est sans doute la série de poèmes allégoriques connus comme I Trionfi (« Les triomphes » : le triomphe de l’Amour, de la Chasteté, de la Mort, de la Gloire, du Temps et de l’Eternité), composés par le grand poète italien Francesco Pétrarca (Pétrarque – 1304-1374) suite à la Peste noire, une horrible pandémie qui, suite à la faillite des banquiers de la papauté en 1345, selon la région, a décimé entre un tiers et la moitié de la population européenne.
Le génie de Pétrarque c’était précisément, aux gens terrifiés par l’idée qu’ils allaient y perdre leur vie mortelle, d’offrir une réponse philosophique à leur angoisse, leur fournissant du coup la force nécessaire pour mener le combat.
Comme résultat, les Trionfi devinrent immensément populaires, non seulement en Italie, mais dans l’Europe toute entière. A tel point, que pour la plupart des peintres, Les Triomphes de Pétrarque, ont rapidement trouvés une place parmi les grands classiques de leur répertoire.
Pour conclure, voici un extrait du poème, un passage où Pétrarque dénonce la quête folle des Rois et des Papes —aveuglés par leur attachement aux biens terrestres— pour la richesse, le plaisir, le pouvoir et la gloire qu’on puisse en tirer. Face à la mort, souligne le poème, tout cela n’est que vanité. Et les mots choisis par Pétrarque collent à merveille aux images utilisées par Bruegel pour son Triomphe de la Mort :
(…) Et voici que toute la campagne apparut pleine de tant de morts,
que prose ni vers ne pourraient le rendre.
De l’Inde, du Cathay [Chine], du Maroc et de l’Espagne,
cette immense multitude de gens morts
dans la longue succession des temps,
avait déjà rempli le milieu et les côtés de la plaine.
Là étaient ceux qui furent appelés les heureux : pontifes, rois et empereurs. Maintenant ils sont nus, pauvres et misérables.
Où sont maintenant leurs richesses ?
Où sont les honneurs, et les pierreries, et les sceptres,
et les couronnes, et les mitres, et les vêtements de pourpre ?
Malheureux qui place son espoir sur les choses mortelles !
— Et qui donc ne l’y place pas ? —
S’il se trouve à la fin trompé, c’est bien juste.
Ô aveugles ! à quoi sert de tant vous donner de peine ?
Vous retournez tous à la grande mère antique,
et c’est à peine si on retrouve la trace de votre nom !
Cependant, des mille peines que vous vous donnez,
y en a-t-il une qui soit utile ?
Ne sont elles pas toutes d’évidentes vanités ?
Que celui qui connaît vos préoccupations me le dise.
À quoi sert de subjuguer tant de pays,
et de rendre tributaires les nations étrangères,
pour que les esprits soient toujours embrasés de haine ?
Après les entreprises périlleuses et vaines,
après avoir conquis, en versant le sang, terres et trésors,
trouve-t-on l’eau et le pain plus doux ?
Trouve-t-on le verre et le bois plus doux que les pierreries et que l’or ?
Mais pour ne pas poursuivre davantage un si long thème,
il est temps que je revienne à mon premier sujet.
Je dis qu’était arrivée la dernière heure de cette courte vie glorieuse,
et le moment du pas douloureux que le monde redoute.
La Scola Caritatis
Si Bruegel, qui a pu admirer la fresque à Palerme lors de son voyage dans les années 1550, a pu lire lui-même le poème de Pétrarque, reste une question ouverte.
Ce que l’on sait, c’est que plusieurs de ses amis proches étaient familiers avec l’œuvre du poète italien. A Anvers, le peintre fut l’hôte régulier de la Scola Caritatis, un cercle humaniste animé par un certain Hendrick Nicolaes.
Là, Bruegel a pu échanger avec des poètes, des traducteurs, des peintres, des graveurs (Jérôme Cock, Hendrik Goltzius), des cartographes (Gérard Mercator), des cosmographes (Abraham Ortelius) et des imprimeurs tels que l’imprimeur Christophe Plantin, dont l’officine allait imprimer des belles pages de Pétrarque.
C’est aussi dans cette belle ville, indiquant à quel point la poésie de Pétrarque y était appréciée, que le compositeur Orlando Lassus (1532-1594) publia ses premières compositions musicales, notamment des madrigaux sur chacun des six Triomphes de Pétrarque dont le fameux Triomphe de la Mort.
Conclusion
Un grand mal, espérait Gottfried Wilhelm Leibniz, peut éventuellement susciter un bien d’une amplitude supérieure à celle du mal qui l’a engendré. Nous espérons que la crise pandémique actuelle conduira nos décideurs, avec notre assistance, à réfléchir sur le sens et le but de leur existence. Car le pire serait de revenir à la situation « normale » d’hier, c’est-à-dire à la même normalité qui a conduit l’humanité au bord de l’extinction.
Enfin, soulignons que de la même façon que Lyndon LaRouche, par son approche Concedo Nulli pour défendre la nature sacré de la créativité qui anime chaque être humain, a contribué à l’immortalité de Platon, Pétrarque, Erasme, Rabelais et Bruegel, il est à chacun de nous aujourd’hui, de reprendre le flambeau pour emporter la bataille.
NOTE:
- On retrouve le thème de l’herbe au centre du tableau de Jérôme Bosch, Le char de foin, métaphore de la vaine gloire qui fait courir tant de vaniteux.
Bruegel, Petrarca and the « Triumph of Death »
By Karel Vereycken, april 2020.
The Triumph of Death? The simple fact that the heir to the throne of England, Prince Charles, and even the UK Prime Minister Boris Johnson, have tested positive to the terrifying coronavirus currently sweeping the planet, tells something to the public.
As some commentators pointed out (no irony) it “gave a face to the virus”. Until then, when an elderly person or a dedicated nurse died of the same, it “wasn’t real”.
Realizing that these “higher-ups” are not part of the immortal Gods of Olympus but are mortals as all of us, brings to my mind “The Triumph of Death”, a large oil painting on panel (117 x 162 cm, Prado, Madrid), generally misunderstood, painted by the Flemish painter Peter Bruegel’s the elder (1525-1569), and thought to be executed between 1562 and his premature demise.
In order to discover, beyond the painting, the intention of the painter’s mind, it is always useful, before rushing into hazardous conclusions, to briefly describe what one sees.
What do we see in Bruegel’s « Triumph of Death« ? On the left, a skeleton, symbolizing death itself, holding a sand-glass in its hand, carries away a dead King. Next to him, another skeleton grabs the vast amounts of money no one can take with him into the grave. Death is driving a chariot. Below the charriot some people are crawling on their knees, hoping to remain unnoticed.
On the right, at the forefront, people are gambling and amusing themselves. A skeleton playing a musical instruments joins a prosperous young couple engaged in a musical dialogue and clearly unaware that Death is taking over the planet.
The message is simple and clear. No one can escape death, poor or rich, young or old, king or peasant, sick or healthy. When the hour comes, or at the end of all times, all mortals return to the creator since “physical” death triumphs over all of them.
Immortality
American thinker Lyndon LaRouche (1922-2019), in his speeches and writings, used to remind us, with his typical loving impatience: all human wisdom starts by a personal decision to acknowledge a fact proven without contest: we are all born and each of us, sooner or later, will die. So far, our bodies have all been proven mortal.
The duration of our mortal existence on the clock of the universe, he reminded, is less than a nanosecond.
Therefore, knowing this boundary condition of our mortal existence, we, each of us, have to make a personal sovereign decision: how will I spend the talent of my life ? Will I spend that talent chasing the earthly pleasures of the flesh, or dedicate my life to defending the truth, the beautiful and the good, to the great benefit of humanity as a whole, living in past, present and future ?
In 2011, in a discussion, LaRouche explained what he meant by saying that humanity has the potential to become an “immortal” species:
I live; as long as I live, I may generate ideas.
These conceptions give mankind a chance to move forward.
But then the time will come when I will die.
Now, two things happen: First of all, if these creative principles,
which have been developed by earlier generations,
are realized in the future, that means that mankind is an immortal species. We are not personally immortal;
but to the extent that we’re creative, we’re an immortal species.
And the ideas that we contribute to society
are permanent contributions to the human society.
We are therefore an immortal species,
based on mortal beings. And the key thing in life is to grasp that connection.
To say that we’re creative and die,
doesn’t tell us the story. If we, in our own lives, who are about to die,
can contribute something that is permanent, which will outlive our death, and be a benefit to mankind in future times, we have achieved the purpose of immortality.
And that is the crucial thing.
If people can actually face, with open minds, the fact that we’re each going to die—but look at it in the right way,
then we are impassioned to make the contributions,
to discover the principles, to do the work that is immortal.
Those discoveries of principle which are immortal, which pass on from one generation to the other. And thus, the dead live in the living;
because what the dead do, if they have done that in their lifetime, they are alive, not as in the flesh, but they’re alive in principle.
They’re part, an active part, of human society.
Christian humanism
LaRouche’s outlook, the “moral” obligation to live a “creative” existence on Earth in the image of the Creator, was deeply rooted in the philosophical outlook of both the Platonic and the Judeo-Christian tradition, whose happy marriage gave us the beautiful Christian humanism which, in the early XVth Century, ignited an unprecedented explosion, on a mass-scale and of unseen density of economic, scientific, artistic and cultural achievements, later qualified as a “Renaissance”.
In Plato’s Phaedon, Socrates develops the idea that our mortal body is a constant impediment to philosophers in their search for truth: “It fills us with wants, desires, fears, all sorts of illusions and much nonsense, so that, as it is said, in truth and in fact no thought of any kind ever comes to us from the body” (66c). To have pure knowledge, therefore, philosophers must escape from the influence of the body as much as is possible in this life. Philosophy (Literally “The love of wisdom”) itself is, in fact, a kind of “preparation for dying” (67e), a purification of the philosopher’s soul from its bodily attachment.
Also the Vulgate’s Latin rendering of Ecclesiastics 7:40 stresses: « in all thy works be mindful of thy last end and thou wilt never sin”. This passage finds expression in the christian ritual of Ash Wednesday, when ashes are placed upon the worshippers’ heads with the words: “Remember Man that You are Dust and unto Dust You Shall Return.”
Is this a morbid ritual? No, it is a philosophy lesson. Christianity itself, as a religion, cherishes God’s own son made man, Jesus, for having renounced to his mortal life for the sake of mankind. It put Jesus’ death at the center. And in the XIVth century, Thomas a Kempis (1380-1471), one of the leading intellectuals and founders of the Brothers of the Common Life, wrote that every Christian should shape his life in the “Imitation of Christ”. Both Nicolaus of Cusa (1401-1464) and Erasmus of Rotterdam (1466-1536) were powerfully influenced and trained by this intellectual current.
Concedo Nulli
Erasmus’ personal armory was the juxtaposition of a skull and a sand-glass, referring to death and time as the boundary conditions of human existence.
In 1519, his friend, the Flemish painter and goldsmith Quentin Matsys (1466-1530) forged a bronze medal to the honor of the great humanist.
On one side of the medal there is an efigee of Erasmus and a Latin inscription informs us that this is “an image taken from life”. At the same time we are told in Greek, « his writings will make him better. known »
The reverse side of the medal shows solemn inscriptions surrounding an unusual image. At the top of a pillar that stands in rough, uneven ground, emerges the head of a young man with a stubbly chin and wild, flowing hair. Like Erasmus on the other side of the medal, he seems to have a faint smile upon his face. On either side of the head are the words “Concedo Nulli”– “I yield to no one.” On the pillar is inscribed Terminus, the name of a Roman god who presided over boundaries. Again bilingual quotations surround a profile. On the left, in Greek, is the instruction, « Keep in mind the end of a long life. » On the right, in Latin, is the stark reminder, « Death is the ultimate boundary of things. »
Adapting as his own motto “I yield to no one”, Erasmus took the great risk of using such a daring metaphor. Accused of intolerable arrogance by his sycophants, he underlined that “Concedo Nulli” had to be understood as death’s own statement, not his own. And who could argue with the assertion that death is the terminus that yields to no one?
Mozart, Brahms and Gandhi
Centuries later, the great humanist composer, Wolfgang Amadeus Mozart, was the exact opposite of a morbid cynic. Revealing his inner mindset, Mozart once said that the secret of all genius, was love for humanity: “neither a lofty degree of intelligence nor imagination nor both together go to the making of genius. Love, love, love, that is the soul of genius”.
But on April 4, 1787, Mozart wrote to his father, Leopold, as he lay dying :
I need hardly tell you how greatly I am longing
to receive some reassuring news from yourself.
And I still expect it ; although I have now made a habit of being prepared in all affairs of life for the worst.
As death, when we come to consider it closely,
is the true goal of our existence,
I have formed during the last few years such close relations with this best and truest friend of mankind,
that his image is not only no longer terrifying to me,
but is indeed very soothing and consoling !
And I thank God for graciously granting me
the opportunity (you know what I mean)
of learning that death is the key
which unlocks the door to our true happiness.
I never lie down at night
without reflecting that –young as I am– I may not live to see another day.
Johannes Brahms 1865 German Requiem, quotes Peter 1:24-25 reminding us that
“For all flesh is as grass,
and all the glory of man as the flower of grass.
The grass withereth, and the flower thereof falleth away.
But the word of the Lord endureth for ever.”
Also Mahatma Gandhi, expressed, in his own way, somthing similar, about how one has to live simultaneously with mortality and immortality:
« Live as if you were to die tomorrow.
Learn as if you were to live forever. »
Memento Mori and Vanitas
Just as Hieronymus Bosch’s (1450-1516) painting of the “Garden of Earthly Delights” (Prado, Madrid), where the great Dutch master uses the metaphor of naked humans incessantly chasing delicious fruits, calls on the viewer to become aware of his close-to-ridiculous, animal-like attachment to earthly pleasures and calls on his free will and his sens of humor to free himself, Bruegel’s “Triumph of Death” painting, on a first level, is fundamentally nothing else than a complex Memento Mori (Latin “remember that you must die”).
With this painting, Bruegel pays tribute to his intellectual godfather’s motto Concedo Nulli, that is, as Erasmus did in his writings, Bruegel paints the ineluctability of death, not by praising its horror, but with the aim of inspiring his fellow citizens to walk into immortality. In the same way Erasmus’ « In praise of folly » was in fact an inversion of his praise of reason, Brueghel’s « Triumph of Death » was conceived as a triumph of (immortal) life.
For the Catholic faith, the aim of a Memento Mori was to remind (and eventually terrorize) the believer that after death, he or she might end up in Purgatory or worse in Hell if they did not respect the Church and her rites. With the invention of oil painting in the early XVth century, panel paintings of this genre for private homes and small chapels were considered aesthetic objects crafted for the sake of religious and philosophical contemplation.
Hence, starting with the Renaissance, the Memento Mori painting became a much demanded artifact, re-branded in the following centuries as “Vanitas”, Latin for « emptiness » or « vanity ». Especially popular in Holland and then spreading to other European nations, Vanitas paintings typically represented assemblages of numerous symbolic objects such as human skulls, guttering candles, wilting flowers, soap bubbles, butterflies and hourglasses.
Iconography
A first source is of course, the famous designs and woodcuts executed by Erasmus intimate friend and illustrator of his “In Praise of Folly”, Hans Holbein the Younger (1497-1543), for his satirical “Dance of Death” (1523), which –breaking with the way the “Dance macabre” was used before by the Flagellants and other madmen to desensitize the population in order to push them into a fatalistic retreat of the outer world– introduces the new philosophical dimension that Bruegel will develop.
The close-to-embarassing anamorphosic representation of a giant skull in Holbein’s work « The Ambassadors » (1533), demonstrates his profound understanding of the Memento Mori metaphor.
Erasmus’ friend Albrecht Dürer‘s engraving « Knight, Death and the Devil » (1513), or his « Saint Jerome in his study » (1514) (with skull and hourglass) are two other examples.
Bruegel and Italy
Ironically, Peter Bruegel the elder has always been presented as a painter of the Northern School who was completely closed to the “Italian” Renaissance.
The reality is that while rejected the transformation of the Renaissance into a form of mannerism in the XVIth century, he took most of his inspiration directly from two Italian Renaissance sources.
First, of course, the image of Death riding a horse, and even a group of persons such as the young couple engaged in their musical embrace, appear incontestably as taken from the Triumph of Deat”, a vast fresco from 1446 which decorated the walls of the Palazzo Sclafani in Palermo, Sicily. Bruegel’s trip to Southern Italy is a well documented fact.
The second source, which undoubtedly also inspired the painter of the fresco, is a series of allegorical poems known as “I Trionfi” (“The Triumphs”: Triomph of Love, of Chastity, of Death, of Fame, of Time and of Eternity), composed by the great Italian poet Francesco Petrarca, most likely following the “Black Death”, a pandemic outbreak which, starting with the 1345 banking crash, decimated a vast portion of the population of Europe.
Petrarca’s genius was precisely to offer to those terrified with the very idea of having to face their physical mortality, a philosophical answer to their anxiety.
As a result, his Trionfi became rapidly popular, not only in Italy but all over Europe. And for most painters, working on Petrarca’s themes became part of their common repertoire.
To conclude, here is an excerpt (English) of the poem, where Petrarca blasts the mad lust of Kings and Popes for wealth, pleasure and earthly power. In the face of death, he stresses, they are worthless. Petrarca’s wording fits to the detail the images used by Bruegel in his painting The Triumph of Death :
(…) afar we might perceive
Millions of dead heap’d on th’ adjacent plain;
No verse nor prose may comprehend the slain
Did on Death’s triumph wait, from India,
From Spain, and from Morocco, from Cathay,
And all the skirts of th’ earth they gather’d were;
Who had most happy lived, attended there:
Popes, Emperors, nor Kings, no ensigns wore
Of their past height, but naked show’d and poor.
Where be their riches, where their precious gems,
Their mitres, sceptres, robes, and diadems?
O miserable men, whose hopes arise
From worldly joys, yet be there few so wise
As in those trifling follies not to trust;
And if they be deceived, in end ’tis just:
Ah! more than blind, what gain you by your toil?
You must return once to your mother’s soil,
And after-times your names shall hardly know,
Nor any profit from your labour grow;
All those strange countries by your warlike stroke
Submitted to a tributary yoke;
The fuel erst of your ambitious fire,
What help they now? The vast and bad desire
Of wealth and power at a bloody rate
Is wicked,–better bread and water eat
With peace; a wooden dish doth seldom hold
A poison’d draught; glass is more safe than gold;
Whether Bruegel, who saw undoubtedly the fresco in Palermo during his trip in the 1550s, had read Petrarca’s poem remains an open question. It can be said that many of his direct friends were familiar with the Italian poet.
In Antwerp, the painter was a frequent guest of the Scola Caritatis, a humanist circle animated by one Hendrick Nicolaes, where Brueghel met poets, translaters, painters, engravers (Cock, Golzius) mapmakers (Mercator), cosmographers (Ortelius) and bookmakers such as the Antwerp printer Christophe Plantijn, who’se renowned printing shop would print Petrarca’s poetry.
Also in Antwerp, indicating how popular Petrarca’s poetry had become in the Low Countries and France, the franco-flemish Orlandus Lassus (1532-1594) published his first musical compositions, including his madrigals on each of the six Trionfi of Petrarca, among which the « Triumph of Death ».
Conclusion
All evil, Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) hoped, can give birth to something good, far bigger and superior to the evil that provoked it. Therefore, we can hope that the current pandemic breakdown crisis will lead some of the leading decision-makers, with our help, to reflect on the sens and purpose of their lives. The worst would be to return to yesterday’s “normalcy” since that kind of “normal” is exactly what drove the planet currently to the verge of extinction.
At last, it should be stressed that in the same way Lyndon LaRouche, by his ruthless (Concedi Nulli) commitment to defend the sacred creative nature of every human individual, contributed to the enduring immortality of Plato, Petrarca, Erasmus and Bruegel, it is up to each of us to carry even further that battle.
Les bâtisseurs de la cathédrale d’Anvers
La vague
On Leonardo da Vinci’s « Vitruvian Man »
By Karel Vereycken
Leonardo da Vinci’s « Viruvian Man ». Since we’re commemorating this year (2019) Leonardo Da Vinci, who died 500 years ago, many silly things are presented by fake scholars trying to make a real living.
Since I was introduced into the canon of proportions of the human body during my training as a professional painter and engraver, I want offer you some hints on how to look at what is called Da Vinci’s « Vitruvian man », a drawing currently on exhibit at the Da Vinci show at the Louvre in Paris.
Hence, as Leonardo underlines himself in his notebooks, adopting Cusanus wordings, it is only with the « eyes of the mind » that art becomes visible, because the « eyes of the flesh » are intrensically blind to it.
Canons of proportions
Europe, and Classical Greece, as everybody should know, emerged largely by absorbing several major discoveries accomplished much earlier by other civilizations. Much of it came from Asia, but African and especially Egypt, were key.
The very practice of mummification, a process which takes at least 60 days of work, made Egypt the key area of anatomical research.
As demonstrated by early Egyptian sculpture, the exact size of the entire adult human body is 7,5 times the size of the head. The size of a newborn is only four heads, that of a seven year old, six heads and that of a 17 years old adolescent, 7 heads.
If one subdivides the overall 7.5 proportion, for an adult, from the top of the head till the lowest part of the torso, one measures four heads, one till the nipples, one till the belly button and a fourth one till the lowest part of the pubis. Going up from the sole till the middle of the pelvis, one measures 3.5 heads: 2 heads till the knee and 1.5 till the middle of the pelvis. That brings the total till 7.5 heads for the entire length of the adult human body and it is proportional in the sense that people with smaller heads also have small bodies.
Polikleitos versus Lysippus
In the Vth Century BC, the Greek sculptor Polikleitos’ spear bearer (The “Doryphoros”) of Naples National Archeological Museum applied this most beautiful canon of proportions, known as the “Polikleitos canon”.
During the Renaissance, the nostalgics of the Roman Empire preferred another Greek canon, that of Greek sculptor Lysippus (4th Century BC), formalized by the Roman author, architect and civil engineer, Vitrivius (1st century BC).
Vitruvius only transcribed the prevalent taste of his epoch. Roman sculptors, in order to give an athletic and heroic look to the Emperors which they were portraying, adopting the canon of Lysippus, could reduce the head of their models to only an eight of the total length of the body. The trick was that by reducing the relative size of the head, the body looked more preeminent and powerful, something most emperors, who were often physical failures, appreciated and secured their popularity. Even extreme cases of 12 to 15 heads of body length appeared. In short, Public relations ruled at the detriment of science and truth.
Today’s comic strip drawers chose proportions according to purpose:
–For real life, 7.5 or “normal canon”
–For a movie star, 8 heads, with the “idealistic canon”;
–For a fashion magazine: 8.5 heads;
–For a comic book hero: 9 heads for the “heroic canon”
Vitruvian man
Text accompanying Leonardo DaVinci’s Vitruvian Man:
Vitruvius, the architect, says in his work on architecture that the measurements of the human body are distributed by Nature as follows that is that 4 fingers make 1 palm, and 4 palms make 1 foot, 6 palms make 1 cubit; 4 cubits make a man’s height. And 4 cubits make one pace and 24 palms make a man; and these measures he used in his buildings. If you open your legs so much as to decrease your height 1/14 and spread and raise your arms till your middle fingers touch the level of the top of your head you must know that the centre of the outspread limbs will be in the navel and the space between the legs will be an equilateral triangle.
The length of a man’s outspread arms is equal to his height.
From the roots of the hair to the bottom of the chin is the tenth of a man’s height; from the bottom of the chin to the top of his head is one eighth of his height; from the top of the breast to the top of his head will be one sixth of a man. From the top of the breast to the roots of the hair will be the seventh part of the whole man. From the nipples to the top of the head will be the fourth part of a man. The greatest width of the shoulders contains in itself the fourth part of the man. From the elbow to the tip of the hand will be the fifth part of a man; and from the elbow to the angle of the armpit will be the eighth part of the man. The whole hand will be the tenth part of the man; the beginning of the genitals marks the middle of the man. The foot is the seventh part of the man. From the sole of the foot to below the knee will be the fourth part of the man. From below the knee to the beginning of the genitals will be the fourth part of the man. The distance from the bottom of the chin to the nose and from the roots of the hair to the eyebrows is, in each case the same, and like the ear, a third of the face.
Of course, Da Vinci’s exploration of the Vitruvian man doesn’t mean he approves or disapproves the stated fakery in proportions.
Soul or muscle?
It should be known that in Italy, the pure Roman taste has become trendy again following the discovery in 1506 of the statue of the Laocoon on the site of Nero’s villa in Rome. From that moment, artist will feel obliged to increase the volume of the muscular masses in order to appear as working « in Antique style ».
Although Leonardo never openly criticized this trend, it is hard not to think of Michelangelo’s frescoes in the Sistine Chapel, when the artist, seeking to raise the spirit to unequalled philosophical heights, advised painters: « do not give all the muscles of the figures an exaggerated volume » and « if you act differently, it is more a sort of representation of a sack of nuts that you will have achieved than to that of a human figure » (Codex Madrid II, 128r).
No doubt inspired by his friend, the architect Giacomo Andrea, in « The Vitruvian Man », Leonardo is above all interested by other harmonies: if a person extends his arms in a direction parallel to the ground, one obtains the same length as one’s entire height. This equality is inscribed by Leonardo in a square (symbol of the earthly realm). But if one stretches his arms and legs in a star shape, they are inscribed in a circle whose center is the navel. The location of the navel divides the body according to the golden ratio (in this example 5 heads out of a total of 8 heads, 5+3 being part of the Fibonnacci series: 1+2 = 3; 3+2 = 5; 5+3 = 8; 8+5 = 13; 13+8 = 21, etc.).
Leonardo clearly understood what the golden section really means: not a “magical” number in itself, but the reflexion of the dynamic of least action, the very principle uniting man (the square) with the creator and the universe (the circle).
So if you take a look, beware of what you see and especially what you don’t !
« l’Homme de Vitruve » de Léonard de Vinci
Alors que nous commémorons cette année, avec une belle exposition au Louvre, Léonard de Vinci (1452-1519), mort en France il y a cinq cents ans, bien des bêtises circulent à propos de ce personnage si inspirant.
Ayant eu la chance de pouvoir assimiler, dès mon adolescence, les rudiments de l’anatomie lors de ma formation à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles comme peintre-graveur, je m’efforcerais ici de vous livrer quelques clés permettant au grand public de pleinement apprécier un dessin très connu de Léonard, présent à Paris, « l’Homme de Vitruve ».
Or, comme Léonard l’indique lui-même dans ses carnets en reprenant l’expression de Nicolas de Cues, ce n’est qu’avec « les yeux de l’esprit » que l’art nous devient « visible », car les « yeux de la chair » y sont aveugles.
Canons de proportions
La civilisation grecque, et avec elle celle de l’Europe, comme chacun le sait, n’a pu atteindre toute sa splendeur que grâce à l’assimilation patiente des apports d’autres grandes civilisations.
L’Asie, connue chez nous grâce au monde arabo-musulman, et l’Afrique, en particulier l’Égypte, jouèrent un rôle majeur. Les cultes funéraires de l’Égypte ancienne, dont la momification des défunts, permirent aux médecins locaux, grecs et levantins travaillant en Égypte, d’explorer les secrets du corps humain.
Comme le montrent les sculptures de l’Égypte ancienne, la taille exacte du corps humain avoisine l’équivalent de 7 ¼ à 7 ½ la taille de la tête d’un individu.
La taille d’un nouveau-né dépasse à peine 4 têtes, celle d’un enfant de sept ans est de 6 têtes, et celle d’un adolescent de dix-sept ans atteint les 7 têtes.
En sous-divisant la partie supérieure du corps humain, du sommet du crâne jusqu’au bas du torse, l’on mesure 4 têtes : la première jusqu’au menton ; la deuxième jusqu’aux mamelons ; la troisième jusqu’au nombril et la quatrième jusqu’au pubis. En partant de l’autre bout du corps humain, en remontant à partir de la plante des pieds, l’on mesure également 4 têtes : 2 jusqu’au haut du genou et 2 têtes supplémentaires jusqu’au « grand trochanter », c’est-à-dire l’articulation entre le fémur et l’os iliaque du bassin.
Ces deux fois quatre têtes s’emboîtent au milieu de notre corps d’une demie tête, ce qui donne, non pas huit, mais 7 ½ têtes au total. Ces tailles varient proportionnellement avec la taille du corps et toute disproportion provoque assez vite un sentiment de monstruosité.
Polyclète contre Lysippe
Dès le Ve siècle, le sculpteur grec Polyclète capta, dans son fameux « doryphore » (porteur de lance) du Musée national d’archéologie de Naples, ce magnifique canon anatomique, connu depuis comme le « canon de Polyclète ».
Il faut souligner qu’à l’époque de la Renaissance, certains nostalgiques de l’Empire romain préféraient un autre canon grec, celui de Lysippe (IVe siècle av. J.C.), codifié par la suite par l’architecte, auteur et ingénieur civil romain Vitruve (Ier siècle av. J.C.).
Vitruve n’a fait qu’exprimer le goût dominant de son époque. Les sculpteurs grecs, afin de donner une apparence athlétique et héroïque aux Empereurs dont ils dressaient les portraits, en adoptant le « canon de Lysippe », réduisaient souvent la tête de leur modèle à seulement 1/8e de la longueur totale du corps.
Ainsi, avec la réduction de la taille de la tête, celle du corps se retrouva proportionnellement augmentée permettant à la figure de gagner en proéminence musculaire, chose que les empereurs, pas forcément doté dès la naissance d’un physique à la hauteur de leur ambition, ne pouvaient qu’apprécier et favorisaient grandement leur popularité.
L’engouement pour cette astuce a même conduit certains artistes à imaginer des figures 12 à 15 fois la taille de leur tête. En bref, les relations publiques trônaient au détriment de la science et de la vérité.
Aujourd’hui les illustrateurs de bandes dessinées choisissent les proportions selon le rôle qu’ils veulent donner à leur sujet :
— pour une personne ordinaire : 7,5 ou « canon normal »
— pour une star de cinéma : 8 têtes ou « canon idéalisé »
— pour un modèle de mode : 8,5 têtes
— pour un héro du type superman : 9 têtes ou « canon héroïque »
L’Homme de Vitruve
Autour du dessin, le texte suivant, en image miroir, traduction de Léonard d’un extrait du Livre III sur l’Architecture de Vitruve :
« Vitruve dit, dans son ouvrage sur l’architecture : la Nature a distribué les mesures du corps humain comme ceci :
Quatre doigts font une paume, et quatre paumes font un pied, six paumes font un coude : quatre coudes font la hauteur d’un homme. Et quatre coudes font un double pas, et vingt-quatre paumes font un homme ; et il a utilisé ces mesures dans ses constructions.
Si vous ouvrez les jambes de façon à abaisser votre hauteur d’un quatorzième, et si vous étendez vos bras de façon que le bout de vos doigts soit au niveau du sommet de votre tête, vous devez savoir que le centre de vos membres étendus sera au nombril, et que l’espace entre vos jambes sera un triangle équilatéral.
La longueur des bras étendus d’un homme est égale à sa hauteur.
Depuis la racine des cheveux jusqu’au bas du menton, il y a un dixième de la hauteur d’un homme. Depuis le bas du menton jusqu’au sommet de la tête, un huitième. Depuis le haut de la poitrine jusqu’au sommet de la tête, un sixième ; depuis le haut de la poitrine jusqu’à la racine de cheveux, un septième.
Depuis les tétons jusqu’au sommet de la tête, un quart de la hauteur de l’homme. La plus grande largeur des épaules est contenue dans le quart d’un homme. Depuis le coude jusqu’au bout de la main, un quart. Depuis le coude jusqu’à l’aisselle, un huitième.
La main complète est un dixième de l’homme. La naissance du membre viril est au milieu. Le pied est un septième de l’homme. Depuis la plante du pied jusqu’en dessous du genou, un quart de l’homme. Depuis sous le genou jusqu’au début des parties génitales, un quart de l’homme.
La distance du bas du menton au nez, et des racines des cheveux aux sourcils est la même, ainsi que l’oreille : un tiers du visage. »
Évidemment, le fait que Léonard, en le dessinant, ait étudié « l’Homme de Vitruve », ne signifie nullement qu’il s’agisse là des « proportions idéales ». Sans doute, en disséquant plusieurs cadavres de façon clandestine comme il fut obligé de le faire à l’époque, le maître s’est-il forgé sa propre idée sur la question.
Musclé
Il faut savoir qu’en Italie, le pur goût romain est redevenu tendance suite à la découverte en 1506 de la statue du Laocoon sur l’emplacement de la villa de Néron à Rome. On y redoublera le volume des masses musculaires prétendant travailler « à l’Antique ».
Bien qu’il n’ait jamais critiqué ouvertement ce courant, on a du mal à ne pas penser aux fresques de Michelange dans la Chapelle Sixtine, lorsque Léonard, cherchant à élever l’esprit à des hauteurs philosophiques inégalées, conseille aux peintres : « ne donne pas à tous les muscles des figures un volume exagéré » et « si tu agis différemment c’est davantage à la représentation d’un sac de noix que tu seras parvenu qu’à celle d’une figure humaine » (Codex Madrid II, 128r).
Sans doute inspiré par son ami, l’architecte Giacomo Andréa, dans « l’Homme de Vitruve », Léonard s’intéresse avant tout à d’autres harmonies : si une personne étend ses bras en direction parallèle au sol, l’on obtient la même longueur que toute sa taille.
Egalité que Léonard inscrit dans un carré (symbole du domaine terrestre). Si l’on étire ses bras et ses jambes en étoile, ils s’inscrivent dans un cercle dont le centre est le nombril. Or, l’emplacement de ce dernier divise le corps selon le nombre d’or (dans cet exemple 5 têtes sur un total de 8 têtes, 5+3 faisant partie de la série de Fibonnacci : 1+2 = 3 ; 3+2 = 5 ; 5+3 = 8 ; 8+5 = 13 ; 13+8 = 21, etc.).
Proportion d’or
Léonard avait compris ce que signifie réellement la proportion d’or : non pas un « nombre magique » en lui-même, ni une fantaisie numérologique, mais l’expression et le reflet, dans le visible, d’une dynamique de moindre action qui caractérise aussi bien le principe du vivant que celui du travail humain, c’est-à-dire le principe même qui unit l’homme (le carré) au Créateur et à l’univers (le cercle).
Alors, si vous y jetez un œil, faites attention ! Car, il y a ce que vous voyez, et ce que vous vous interdisez de voir !
Léonard en résonance avec la peinture traditionnelle chinoise
Mon entretien avec le Quotidien du Peuple: (People’s Daily)
Version chinoise (mandarin) suivie de la version française (FR) et anglaise (EN):
2019年12月18日17:03 来源:人民网-国际频道 分享到:
人民网巴黎12月17日电(记者 葛文博)今年是达芬奇逝世500周年,长居法国的比利时版画家、艺术史学家、美术评论家雷尔·维希肯(Karel Vereycken)近日接受人民网记者采访,阐述其多年研究达芬奇绘画技法的心得,认为《蒙娜丽莎》一画同中国古代绘画技法异曲同工。
在他看来,许多人采用“欧洲中心”的视角将透视法归于西方独创和所有,这是错误的。维希肯通过观察中国古代尤其是宋代的绘画作品,提出中国才是透视法的先驱,后世包括达芬奇在内的许多欧洲艺术家的作品都能同中国古代绘画理论和技法产生共鸣。
人民网:您认为中国绘画如何启发了透视法?
维希肯:中国从公元6世纪开始,一些艺术著作不仅记录了文艺实践,也启发了更为活跃的绘画艺术。中国南北朝著名的画家、文艺理论家谢赫提出的“六法”,既要“气韵生动”又要“应物象形” 。宋代画家与书画鉴赏家郭若虚在其《图画见闻志》中写道:“人品既已高矣,气韵不得不高;气韵既已高矣,生动不得不至”。这显然超脱了绘画的“技术”层面,升华进入了精神和道德领域。它突破单纯形制而追求由内而外的生命力,成为透视法的重要理论基础。
人民网:这与达芬奇绘画技法有何契合之处?
维希肯:我在2007年发表的文章《达芬奇,捕捉运动的画家》中就指出,这位画家渴望绘制运动、转变的场景。达芬奇非常认同希腊哲学家赫拉克利特斯的名言“世上唯有‘变化’才是永恒的”。然而,要掌握的不是物体的形式或它们所处的时空,而是要掌握它们在变化过程中在给定时刻的外观,这就有必要深入了解产生变化的原因。
宋代苏轼在其《净因院画记》中提出,人类、家禽、宫殿、居室、器物、使用的东西,都有其经常所处的形态。至于山川、岩石、竹子、柴木,流水、海波、烟雾、云朵,虽没有经常所处的形态,但有其存在的本质。我发现,苏轼追求本质、重视变化的观念同达芬奇寻求运动的思路不谋而合。
唐代诗人王维在其《山水论》中更为详尽地阐述其对透视的理解:“远人无目,远树无枝。远山无石,隐隐如眉;远水无波,高与云齐”。 对画面的空间、层次、疏密、清晰度等做出细致描述。这与达芬奇采用的“空气透视法”也完全契合。
人民网:这种契合如何表现在达芬奇的《蒙娜丽莎》画作中?
韦雷肯:除了形体的运动以外,达芬奇还试图表达一种“非物质的运动”,他将其分为五类。第一个是时间,因为它“包容了所有其他事物”,其他分别还有光、声音和气味的传播。在他看来,这些并非实体的运动恰恰使事物充满生机。
但是,如何描绘这种生机呢?仅凭借固定的形式是不可能的,因为死死抓住形式不放,就如同费心捕捉美丽的蝴蝶却将其用钉子钉住制成标本,生命力就消逝了。雕塑家、诗人和画家必须在作品中制造讽刺、矛盾和模糊,就像伟大的思想家林登·拉鲁什(Lyndon LaRouche)所说的“中间状态”,以揭示潜在的运动和变化。
蒙娜丽莎的脸上就充满了神秘的“矛盾”:嘴巴的一侧微笑,另一侧微笑的程度略小;一只眼睛透出认真的眼神,另一只眼睛则透出愉悦;一只眼睛看着你,另一只眼睛则越过了你,等等。蒙娜丽莎的微笑难下定义,因为它恰好在“中间状态”。她是真的微笑还是哭泣?她的微笑能拥有这样迷人的力量,是因为她身后的风景更为迷人。这副画风景的透视更接近之前我们所述的中国画的规则,而不是彼时欧洲的死板规定。
在中国画中,水与山之间的相互作用是普遍转变的象征,可以将不同层次的山、水、雾等联系起来。从公元10世纪开始,中国画寻求与人类视觉经验相符的构造,不仅采用焦点透视,反而创造运用随着视线投射变化产生的散点透视。这种透视恰恰存在于达芬奇的《蒙娜丽莎》之中,在人物的左侧,视线位于鼻孔的高度,在人物右侧,水平线则升至眼角。这样打破常规的透视法,令我们感受到蒙娜丽莎鲜活的生命和活泼的灵魂,聆听着到画作与中国传统绘画穿越时空的共鸣。 (责编:李婷(实习生)、燕勐)
Cet article a été repris par les sites chinois suivants:
- People’s Daily: http://world.people.com.cn/n1/2019/1218/c1002-31512405.html
- Eastday.com: http://news.eastday.com/w/20191218/u1ai20237205.html
- Chinese Academy of Social Sciences (CASS): http://www.cssn.cn/hqxx/hqwx/hqwxnews/201912/t20191219_5061586.shtml
- art-ville.com: http://www.art-ville.com/zixun/vQBpc.html
- themusicalhacker.com: http://www.themusicalhacker.com/guoji/16.html
- beanstalky.com: http://www.beanstalky.com/guoji/14.html
- Foro-avdi.com: http://www.foro-avdi.com/guoji/2164.html
- Qz123.com : http://www.qz123.com/html/298/20191219/news_show_244384.html
- Myweb.wang: http://www.myweb.wang/news/details/bb529d5833e8650ab25f9220121a125e
- kknews.cc: https://kknews.cc/culture/y5l42og.html
- haxw.net: http://www.haxw.net/guoji/8377.html
- fjshuchi.com: https://www.fjshuchi.com/news/j8jhjdjlh9jmhl8.html
- xw.qq.com: https://xw.qq.com/cmsid/20191218A0KSC300
- news.66wz.com: http://news.66wz.com/system/2019/12/18/105218123.shtml
- zutiyu.com : http://www.zutiyu.com/content/20191219/4037144.htm
- mini.eastday.com: https://mini.eastday.com/a/191218172310279.html
- sapuc.ch: http://www.sapuc.ch/php/indexi_5.php
- dzwww.com: http://www.dzwww.com/xinwen/guojixinwen/201912/t20191218_19480201.htm
- m.regulatingsenses.com: http://m.regulatingsenses.com/guoji/6.html
- Zolix: http://www.loginesia.com/guoji/2196.html
- ncaip.com: http://ncaip.com/guoji/3.html
- pentouweixiu.com: http://www.pentouweixiu.com/guoji/44.html
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- kidsslay.com: http://kidsslay.com/guoji/461.html
- lunarizada.com: http://lunarizada.com/guoji/26.html
- abonhand.com: http://m.adonhand.com/guoji/12.html
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Version française:
Léonard en résonance avec la peinture traditionnelle chinoise
Karel Vereycken, un peintre-graveur et historien d’art amateur d’origine belge vivant en France, travaille depuis longtemps sur la perspective. En 1996, dans une étude approfondie publiée dans Ibykus, le magazine allemand de l’Institut Schiller, il résuma ses recherches sous le titre « L’invention de la perspective ». Selon lui, par une lecture euro-centrique étriquée, la majorité des « experts » attribuent la paternité de cette découverte (la représentation de l’espace sur un plan) de façon exclusive à l’Occident.
Or, en examinant, non seulement les œuvres mais tout autant les écrits des peintres chinois, notamment ceux de la Dynastie Song (960-1279 après JC), Vereycken s’est rendu à l’évidence que la Chine a été pionnière dans ce domaine et a pu influencer certains artistes européens, dont Léonard de Vinci. Il a développée cette question dès 1996 dans son article intitulé « Sur la peinture chinoise et son influence en Occident ».
Etant donné qu’en 2019-2020 le Musée du Louvre, consacre une belle exposition à ce peintre extra-ordinaire, dans le cadre du 200e anniversaire de sa disparation, nous avons demandé à Karel Vereycken de présenter l’influence chinoise sur son œuvre.
Quotidien du Peuple : M. Vereycken, quel a été l’apport de la Chine à l’invention de la perspective ?
VEREYCKEN: L’avantage de la Chine, et mes confrères chinois me corrigeront le cas échéant, c’est que l’on y trouve, dès le VIe siècle, des écrits témoignant, non seulement de la pratique artistique dans le pays, mais évoquant l’état d’esprit qui doit animer les peintres. Je pense notamment aux six règles de base de la peinture chinoise détaillées par Xie He (500-535) pour qui « la résonance intérieure » doit « donner vie et mouvement » mais exige aussi la « fidélité à l’objet en représentant les formes ». L’on constate tout de suite, que ce qui prime, ce n’est pas la performance « technique » du peintre, mais sa valeur spirituelle et morale. Le peintre des Song, Guo Ruoxo, écrit par exemple en 1074, que « Si la valeur spirituelle (renpin) d’une personne est élevée, il s’ensuit que la résonance intérieure est nécessairement élevée, alors sa peinture est forcément pleine de vie et de mouvement (shendong). On peut dire que, dans les hauteurs les plus élevées du spirituel, il peut rivaliser avec la quintessence ».
Quotidien du Peuple : En quoi cela a un rapport avec Léonard de Vinci ?
VEREYCKEN: Comme j’ai tenté de le développer dans mon article « Léonard, peintre de mouvement » de 2007, ce qui rapproche ce peintre de la philosophie chinoise, c’est sa volonté de peindre les transformations. Léonard se reconnaissait pleinement dans la phrase du philosophe grec Héraclite pour qui « Il n’y a que de permanent que le changement ». Or, pour saisir, non pas la forme des objets ou de l’espace-temps dans lequel ils se situent, mais leur apparition à un moment donné dans un processus de transformation, il faut savoir pénétrer les causes qui les engendrent.
Or, les « Notices sur les peintures du Jingyinuan » de Su Shi (1036-1101), révèlent une approche si semblable à Léonard qu’on risque de les confondre avec ses « carnets » ! Su Shi écrit « Au sujet de la peinture, j’estime que si les figures humaines, les animaux, les bâtiments ou les ustensiles ont une forme constante, par contre, les montagne et rochers, les arbres et bambous, eaux courantes et vagues, comme les brumes et les nuages, n’ont pas de forme constante, mais gardent un principe interne constant. Lorsque la forme constante est défectueuse dans sa représentation, tout le monde s’en aperçoit ; cependant, même un connaisseur peut ne pas s’apercevoir que le principe constant n’est pas respecté. C’est pourquoi tant de peintres médiocres, afin de tromper le monde, peignent ce qui n’a pas une forme constante. Or un défaut dans la représentation d’une forme ne touche qu’une partie de la peinture, alors qu’une erreur dans le principe constant en ruine la totalité. Car lorsqu’il agit de la représentation des choses qui n’ont pas de forme constante, il faut respecter son principe interne (li). Certains artisans sont capables de dessiner les formes exhaustivement ; par contre, pour leur principe, seuls y parviennent les esprits élevés et les talents éminents… »
Quotidien du Peuple : et au niveau de la perspective ?
VEREYCKEN : Léonard, qui décrit la « perspective d’effacement » aurait pu adhérer sans problème à ce qu’écrit l’érudit Wang Wei (701-761) pour qui : « d’un homme à distance, on ne voit pas les yeux ; d’un arbre à distance, on ne distingue pas les branches ; d’une montagne lointaine aux contours doux comme un sourcil, nul rocher est visible ; de même nulle onde sur une eau lointaine, laquelle touche l’horizon des nuages. ». Et pour qui, il est impératif de « distinguer le clair et l’obscur, le net et le flou. Établir la hiérarchie entre les figures ; fixer leurs attitudes, leur démarche, leurs saluts réciproques. Trop d’éléments, c’est le danger de l’encombrement ; trop peu, c’est celui du relâchement. Saisir donc l’exacte mesure et la juste distance. Qu’il y ait du vide entre le lointain et le proche, cela aussi bien pour les montagnes que pour les cours d’eau. »
Quotidien du Peuple : comment voyez-vous cette influence sur La Joconde ?
VEREYCKEN : Il faut bien comprendre, qu’au-delà du mouvement du corps, Léonard chercha à exprimer les « mouvements immatériels » qu’il classe en cinq catégories. La première est le temps car il « embrasse toutes les autres ». Les autres sont la diffusion des images par la lumière, celle des sons et des odeurs, le mouvement « mental » est celui qui anime « la vie des choses » (Codex Atlanticus, 203v-a).
Mais alors, comment peindre ce souffle de la vie ? Formellement c’est totalement impossible car dès qu’on attrape une forme, la vie s’en échappe comme celle d’un papillon qu’on épingle ! Pour y parvenir, sculpteurs, poètes et peintres doivent créer une ironie, une ambiguïté que le grand penseur Lyndon LaRouche (1922-2019) a exprimée en anglais comme mid-motion (un « moment d’entre-deux »), révélant le potentiel d’une transformation potentielle à un moment donné, pour ceux qui veulent bien le voir.
Or, regardez le visage de la Joconde, rempli de paradoxes énigmatiques : un coté de la bouche sourit, l’autre, moins ; un œil est sérieux, l’autre amusé, un œil vous regarde, l’autre regarde au-delà, etc. Ce sourire est indéfinissable car précisément « entre deux ». Va-t-elle sourire réellement ou éclater en pleurs ? L’énigme de son sourire n’aura jamais cette force sans le paysage encore plus énigmatique sur l’arrière plan. Or, la perspective de ce paysage obéit plutôt aux préceptes chinois qu’aux règles rigides de la perspective européenne.
Dans la peinture chinoise, l’interaction entre l’eau et la montagne étant symbole de transformation universelle, différents niveaux peuvent s’enchaîner du type : eau, petite brume, montagne, grande brume, nuage, eau, petite brume, montagne et ainsi de suite. Cherchant à se conformer à la vue humaine, les peintres chinois, dès le Xe siècle, feront appel, non pas à une seule ligne d’horizon, mais à une succession d’horizons accompagnant notre vue là où elle se projette. Or, c’est précisément le procédé mis en œuvre par Léonard dans La Joconde où les horizons se succèdent. A gauche de la figure, la ligne d’horizon s’établit à la hauteur des narines ; à droite, au niveau des yeux, le tout perturbant suffisamment nos habitudes visuelles pour que notre esprit s’ouvre à ce que Léonard jugeait essentiel : l’âme vivante de La Joconde.
English version (via google translate)
Leonardo Da Vinci’s « Mona Lisa » resonates with time and space with traditional Chinese painting
People’s Daily, Paris, December 17 (Reporter Ge Wenbo) This year marks the 500th anniversary of the death of Da Vinci. Belgian printmaker, art historian and art critic Karel Vereycken, who has lived in France, recently accepted an interview with a reporter on the Internet explaining his experience in studying Da Vinci’s painting techniques for many years, and he believed that the painting of « Mona Lisa » is similar to the ancient Chinese painting technique.
In his view, many people use a « European-centric » standpoint to attribute perspective to Western originality and ownership, which is wrong. Through observing the paintings of ancient China, especially the Song Dynasty, Vereycken proposed that China was the pioneer of perspective. The works of many European artists including Da Vinci in later generations could resonate with ancient Chinese painting theories and techniques.
People’s Daily: How do you think Chinese painting inspired perspective?
VEREYCKEN: From the 6th century onwards in China, some art works not only recorded literary practice, but also inspired more active painting art. The « six methods » proposed by Xie He, a well-known painter and literary theorist in the Southern and Northern Dynasties of China, need to be both « spiritual and vivid » and « appropriate ». Song Dynasty painter and calligraphy connoisseur Guo Ruoxu wrote in his « Pictures and Wenwenzhi »: « The character has become high, and the charm must be high« ; This obviously transcends the « technical » level of painting and sublimates into the spiritual and moral realm. It broke through the simplex system and pursued the vitality from the inside to the outside, and became an important theoretical basis of perspective.
People’s Daily: How does this relates to Da Vinci’s painting techniques?
VEREYCKEN: In my 2007 article « Da Vinci, the painter who captures movement, » I pointed out that the artist was eager to paint scenes of movement and change. Da Vinci agreed with the famous quote of the Greek philosopher Heraclitus, « Only ‘change’ in the world is eternal. » However, it is not the form of the objects or their time and space that must be grasped, but the appearance of them at a given moment in the process of change, which requires a deep understanding of the reasons for the change.
In his Song of Jingyinyuan in the Song Dynasty, Su Shi proposed that human beings, poultry, palaces, houses, utensils, and things used often have their forms. As for mountains and rivers, rocks, bamboo, firewood, flowing water, waves, smoke, and clouds, although they don’t often exist, they have their essence. I found that Su Shi’s concept of pursuing essence and value change coincided with Da Vinci’s idea of seeking movement.
The Tang Dynasty poet Wang Wei expounded his understanding of perspective in his « Landscapes and Landscapes » in more detail: « A distant man has no eyes, a distant tree has no branches. A distant mountain has no stones, faint like eyebrows; Yun Qi. » Make a detailed description of the space, layer, density, and sharpness of the picture« . This also fits perfectly with the « air perspective » adopted by Da Vinci.
People’s Daily Online: How does this appears in Da Vinci’s Mona Lisa painting?
VEREYCKEN: In addition to physical movement, Da Vinci also tried to express a « non-material movement », which he divided into five categories. The first is time, because it « contains everything else, » and the other is the spread of light, sound, and smell. In his view, these non-substantial movements just made things full of life.
But how to portray this vitality? It is impossible to rely only on the fixed form, because holding on to the form is like trying to catch a beautiful butterfly but nailing it to make a specimen, and vitality is lost. Sculptors, poets, and painters must create irony, contradiction, and ambiguity in their works, as the great thinker Lyndon LaRouche called « intermediate states » to reveal potential movements and changes.
The face of Mona Lisa is full of mysterious « contradictions »: one side of the mouth smiles, and the other side smiles slightly; one eye reveals a serious look and the other eye expresses pleasure; One eye is looking at you, the other eye is over you, and so on. Mona Lisa’s smile is difficult to define because it happens to be in the « middle state ». Does she really smile or cry? Her smile has such a charming power because the scenery behind her is more charming. The perspective of this landscape is closer to the rules of Chinese painting we described earlier than to the rigid rules of Europe at that time.
In Chinese painting, the interaction between water and mountains is a symbol of universal transformation, which can link different levels of mountains, water, and fog. Starting from the 10th century AD, Chinese painting seeks a structure consistent with human visual experience. Instead of using focal perspective, it has created and used scatter perspective produced by changes in line of sight projection. This perspective exists precisely in Da Vinci’s Mona Lisa. On the left side of the character, the line of sight is at the height of the nostril, and on the right side of the character, the horizontal line rises to the corner of the eye. This way of breaking the conventional perspective allows us to feel the lively life and lively soul of Mona Lisa, listening to the resonance between the painting and traditional Chinese painting through time and space.
Eternal joy
Long time ago
Tick-tock, tick-tock, tick-tock
As waiting for Godot,
My watch, watched the clock
The hour arrived at last
Tick-tock, tick-tock, tick-tock
Melancoly was past
Eternal joy had struck